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  • Patrice Van Eersel

    LA SOURCE NOIRE

    Rvlations aux portes de la mort

    GRASSET

  • DU MME AUTEUR

    AU PARTI DES SOCIALISTES (en collaboration avec Jean-Franois

    Bizot et Lon Mercadet), Grasset, 1975.

    VOYAGE L'INTRIEUR DE L'GLISE CATHOLIQUE (en

    collaboration avec Jean Puyo), Stock, 1977.

    SACR FRANAIS (en collaboration avec Jean Puyo), Stock, 1978.

    LE CINQUIME RVE: LE DAUPHIN, L'HOMME, L'VOLUTION,

    Grasset, 1993 ; Le Livre de Poche, 2007.

    LA SOURCE BLANCHE : L'TONNANTE HISTOIRE DES

    DIALOGUES AVEC L'ANGE, Grasset, 1996 ; Le Livre de Poche, 1998.

    LE CERCLE DES ANCIENS (en collaboration avec Alain Grosrey),

    Albin Michel, 1998 ; Le Livre de Poche, 2000.

    J'AI MAL MES ANCTRES ! La psychognalogie aujourd'hui (en

    collaboration avec Catherine Maillard), Albin Michel, 2002.

    TISSEURS DE PAIX, d. du Reli, 2005.

  • Table des Matires

    Remerciements

    I Les somnambules 1 Huis clos avec trente mourants 2 La nause de l'adolescent 3 Le docteur Simpson 4 Vive l'overdose finale! 5 Le vaisseau amiral de Ken Ring

    II La lumire au fond du puits 6 Le livre terrestre des morts 7 Confrence d'une jeune mourante 8 Le sminaire d'Elisabeth Kbler-Ross

    III Les explorateurs de la mort 9 Raymond Moody 10 Michael Sabom 11 Russel Noyes 12 Stanislas Grof 13 Une psychologie transpersonnelle 14 Tout au bout de la science

    IV Les dieux sont de retour 15 La source noire 16 La cinquime extase 17 La nuit chez Monroe

  • 18 La mtamorphose des poignards 19 L'humour de Dieu 20 pilogue 21 Rfrences des citations 22 Bibliographie

  • 1986, ditions Grasset & Fasquelle

    ISBN : 9782246337119

  • A Jean-Marie et Yseult, mes parents. Aux infirmires et

    aides-soignantes, hrones silencieuses de cette histoire.

  • A l'coute des agonisants les Occidentaux redcouvrent la

    mort de l'intrieur. Je suis de la race des broussards

    iconoclastes. Si tu ne m'avais pas fait danser, je ne t'aurais

    jamais crue. Je tiens remercier tout particulirement ici

    Francis Bueb, qui m'a pouss crire ce livre, le journal

    Actuel, dont les reportages ont miraculeusement coincid

    avec mon enqute, Derek Gill, pour sa longue et

    minutieuse biographie d'Elisabeth Kbler-Ross, la tribu

    de Saint-Maur, pour son soutien quotidien pendant les

    deux annes de rdaction, Denis Bourgeois et Monique

    Mayaud enfin, pour leur lecture attentive du manuscrit.

  • I

    Les somnambules

  • 1

    Huis clos avec trente mourants

    Wappingers Falls

    A New York, les copains s'taient moqus de lui quand

    Emile leur avait dit qu'il prenait l'avion pour

    Poughkeepsie. Il ignorait o se trouvait ce bled. C'est

    dans la banlieue! s'tait esclaff Sam, le pd jovial chez

    qui il habitait, dans la 77e Rue. Finalement, il avait renonc

    la voie arienne et pris le mtro grandes distances. A

    une heure de Manhattan, un bus l'avait ensuite conduit en

    dix minutes jusqu' Wappingers Falls. L, au sommet

    d'une colline couverte de bouleaux et de sapins, il avait

    rendez-vous avec EKR. Dans un monastre franciscain.

    Sans le vouloir, il fut en avance, ce qui lui permit de voir

    arriver les autres. Tous les autres. Car il n'tait pas seul au

    rendez-vous avec EKR. Prs d'une centaine de personnes

    taient attendues, ce 21 janvier 1984, Wappingers Falls.

    Quatre-vingt-treize, exactement, avait prcis au

    tlphone le secrtaire de Shanti Nilaya, d'un ton

    catgorique qui ne voulait laisser aucun doute : c'tait

    beaucoup trop. Le sminaire tait overbooked, plus une

    seule place de disponible. A tout hasard, Emile avait alors

    appel EKR elle-mme, dans sa maison de Virginie, et elle

    avait dit oui. Une chance qu'il ait eu son numro de

  • tlphone. Au dernier moment, elle disait toujours oui

    une ou deux personnes supplmentaires, au grand

    agacement de ses assistants. Emile tait un veinard. Il

    n'aurait pas travers l'Atlantique pour rien.

    Ils arrivrent les uns aprs les autres. A midi, ils taient

    tous l. A trois exceptions prs (un jeune cancreux italien,

    un toubib bolivien et Emile, franais), rien que des

    Amricains. Quatre-vingt-dix Yankees bien typiques. De

    quoi ravir un statisticien avide de reprsentativit. On

    trouvait vraiment de tout dans le sminaire d'EKR: des

    hommes, des femmes, des doux, des agressifs, des barbus,

    des glabres, des intellos, des manuels, le plus jeune devait

    avoir dix-huit ans et la plus ge, soixante-dix bien tasss.

    Du sur mesure. Un seul groupe social se trouvait

    surreprsent : les mourants.

    Ou les parents de mourants. Ou leurs enfants. Le tiers,

    environ, des participants au sminaire d'EKR taient des

    gens directement confronts la mort. Tel tait le but du

    voyage d'Emile en Amrique : passer une semaine, nuits et

    jours, enferm entre quatre murs avec des hommes et des

    femmes menacs - court terme - par la plus sombre des

    altesses. La mort.

    Les choses, vrai dire, dmarrrent plutt gaiement.

    Sandy, l'une des trois assistantes d'EKR, avait t

    prvenue de la venue d'Emile par une amie commune, et

    elle l'accueillit l'amricaine ; avec de grands cris de joie Sooooo nice to meet you!!! C'tait une norme rousse.

  • Elle l'crasa contre sa poitrine et l'embaucha sur-le-champ

    pour prparer la salle o le sminaire aurait lieu. Quatre-

    vingt-treize siges en plastique, disposer en trois demi-

    cercles concentriques, autour des fauteuils d'EKR et de ses

    assistantes. Avec au centre, formant comme une scne

    incongrue, un matelas couvert d'un drap immacul, deux

    oreillers et une norme pile d'annuaires prims.

    Aprs avoir dpos leurs affaires dans la cellule qu'un

    vieux moine chauve leur indiquait, la plupart des arrivants

    chouaient, l'air un peu gauches et dsuvrs, dans la salle centrale. A mesure qu'il les voyait dbarquer, Emile

    ne pouvait s'empcher de se demander lesquels taient

    mourants et lesquels, comme lui, n'taient venus que pour

    s'informer. Mais rien ne trahissait la moindre dfaillance.

    Les visages et les corps semblaient gaux. On aurait pris

    cent personnes au hasard dans une rue de Boston ou de

    Chicago qu'on aurait obtenu exactement le mme rsultat.

    Les gens faisaient connaissance et commenaient former

    de petits groupes au hasard des premires affinits. Des

    rires se mettaient fuser. Dehors, le soleil avait chass les

    nuages et l'atmosphre fut soudain si gaie qu'Emile

    craignit de s'tre tromp. Se pouvait-il rellement qu'il y

    ait des mourants dans l'assistance?

    En ce cas, ils cachaient bien leur jeu. A moins que... Il

    regarda le matelas, au centre de la pice. Allait-on y

    allonger une personne grabataire, un malade la toute

    dernire extrmit? Mais alors, il n'y aurait de place que

    pour un seul mourant, or... Une nause, soudain, lui

  • souleva les boyaux, et il mit fin toute spculation,

    rigoureusement incapable de demander quiconque,

    mme en apart : Mais alors, dites-moi un peu, qui est

    mourant dans cette histoire, et qui ne l'est pas? L'autre

    s'en serait vraisemblablement tir par un Nous le

    sommes tous, cher ami! et Emile prfrait faire

    l'conomie de ce genre de boutade. Une cloche sonna,

    annonant le djeuner.

    Un moine gigantesque servait la pure la louche. On

    mangeait par tables de douze. Emile constata aussitt que,

    mourants ou pas, les Amricains conservaient un

    formidable coup de fourchette. Le hasard le plaa ct de

    son compagnon de cellule. Un dnomm Phil, originaire

    de Brooklyn, assez grand, mal ras et rougeaud, qui ne lui

    fit pas la meilleure impression. Sur la dfensive, presque

    aussi sarcastique qu'un Franais, il prenait visiblement

    plaisir faire s'enliser les conversations. Une blonde de

    quarante ans, assez jolie mais les yeux plutt cerns,

    trouvait les programmes universitaires terriblement

    chargs. Sa fille venait d'entrer en premire anne

    d'architecture Philadelphie, et elle tait dj crase de

    travail.

    Ha, ha, ha! ricanait le gros Phil. Qu'elle renonce!

    L'archi, je connais! Je suis architecte moi-mme. Enfin

    presque. Figurez-vous que...

    Soudain, Emile la vit. Deux tables plus loin, juste en face

    de lui. Oui, c'tait elle, pas de doute. Petite, le menton

  • volontaire, peine plus ge que sur les photos (elle avait,

    quoi... soixante ans?), EKR grignotait un bout de pain en

    coutant son voisin.

    Du coup, le reste de la conversation chappa Emile,

    qui, jusqu' la fin du repas, ne put quitter du regard

    l'trange petite dame. Elle ne touchait son repas que du

    bout des lvres - pourtant, rien en elle n'voquait l'anmie.

    Puis, de nouveau, la cloche sonna et chacun reprit le

    chemin de la grande salle du sminaire.

    L'ambiance demeurait des plus gaies. EKR prit place

    dans son fauteuil et demanda, avec un pouvantable

    accent suisse-allemand : Quelle chanson connaissez-

    vous? Aussitt, deux guitares sortirent de leurs tuis et

    l'assemble partit d'un bloc dans quelque vieille rengaine

    du folklore amricain. Commencrent-ils par Sweet

    Chariot ou Kumbaya my Love? En bon Franais, Emile en

    resta d'abord sidr et les fesses serres: qu'une centaine

    de personnes, encore trangres les unes aux autres,

    puissent se mettre pousser la chansonnette pleins

    poumons sans l'ombre d'une hsitation, voil qui n'tait

    pas monnaie courante chez lui. Il commena donc par

    ironiser en son for intrieur sur ces indcrottables boy-

    scouts de Nordiques. Mais une norme nergie se mit

    circuler dans la pice et, se laissant brusquement aller, il

    eut la chair de poule. Puis les chants cessrent, et tout

    changea.

  • EKR ne prit la parole que quelques instants. Juste le

    temps de demander que, chacun son tour, les

    participants se lvent, se prsentent et disent en deux mots

    ce qui diable les amenait ici. En cinq minutes une

    invraisemblable tension s'empara de l'assistance.

    Les deux premires prsentations furent anodines. Deux

    femmes, l'une de New York, l'autre de Boston, s'taient

    inscrites au sminaire, la premire parce que sa mre

    s'teignait lentement, de plus en plus gteuse, et qu'elle ne

    savait plus quel saint se vouer, l'autre simplement parce

    qu'elle se sentait si mal dans sa peau . Elles parlaient

    d'une voix hsitante, sans trop se mouiller.

    O.K.! se dit Emile, qui billait dj, persuad

    d'avance que toutes les prsentations en resteraient ce

    niveau trs tide d'implication (qu'allait-il pouvoir dire lui-

    mme?), et qu' raison de deux minutes par personne, il

    faudrait s'en payer trois bonnes heures d'affile.

    Mais voil que quelqu'un d'autre se lve. C'est une jeune

    femme, elle aussi, trs belle, aux longs cheveux roux. Elle

    dit deux mots, et toute l'atmosphre se trouve lectrise :

    elle vient de perdre son mari, atteint d'un cancer des os,

    un mal fulgurant. Elle tient dix secondes... et se met

    sangloter comme si un poignard lui transperait le cur.

    Emile sent sa gorge tout d'un coup trs sche. Son

    voisin, un petit brun sautillant, dglutit sans arrt.

    Submerge de larmes, la jeune veuve doit se rasseoir sans

  • pouvoir achever sa phrase, la bouche ouverte de douleur.

    Une quatrime personne se lve et se met, elle, sangloter

    immdiatement. Encore une femme. Elle a un accent du

    Sud. On comprend mal ce qu'elle dit. Elle crie : Je ne

    veux pas mourir! Je ne veux pas mourir!

    Qu'a-t-elle? demande quelqu'un voix basse dans le

    dos d'Emile.

    - La leucmie , murmure une autre voix.

    Maintenant, tout le monde est ple. Et dj le cinquime

    participant se lve. C'est un homme. Il est vraiment blanc,

    et sa barbe ressort, trs noire. Un psychiatre. Il dit qu'il se

    pose des milliers de questions sur sa faon d'exercer son

    mtier. Il parle plus longtemps que les autres, ce qui

    donne une sorte de rpit. Mais tout de suite, a repart. Le

    prochain est galement un homme. Un brun, moustachu,

    athltique. Il tient le coup une bonne minute. Il explique

    qu'il est ingnieur, qu'il habite Washington et qu'il... qu'il

    ne s'est... jamais consol de la mort de son petit garon, il y

    a dix ans de cela. A son tour, il fond en larmes. Cette fois,

    Emile ressent un coup de poing en pleine poitrine. Un

    homme viril qui pleure, a fait toujours un drle d'effet.

    Quand c'est propos de la mort d'un enfant, et que le

    bonhomme se mord les poings en disant : Jimmy! Mon

    petit Jimmy! peu de gens rsistent. Ils se mettent

    pleurer dans tous les coins.

  • Le moustachu se rassied et le mange continue. EKR ne

    dit rien. Son visage demeure impassible. Mais son regard

    est intense. Elle ne quitte pas une seconde des yeux la

    personne qui parle. L'atmosphre est prsent tellement

    tendue, que mme les prsentations anodines

    prennent un tour pathtique. Tout le monde a la voix

    blanche. Certains avouent ne pas savoir pourquoi ils sont

    venus. D'autres s'tendent longuement sur des misres

    apparemment insignifiantes. Mais tous les trois ou quatre

    tmoignages, une nouvelle explosion de souffrance jaillit

    d'une bouche et transperce les poitrines.

    Quand sonne la cloche du dner, les prsentations sont

    peu prs termines, et l'assistance, littralement harasse,

    ne s'exprime plus qu' voix basse. Maintenant les masques

    sont jets. Emile n'en revient pas : derrire leur apparence

    bon enfant, la plupart de ces gens vivent un calvaire

    pouvantable. Il y a l une bonne dizaine de cancreux,

    cinq homosexuels atteints du sida, six personnes, dont

    deux couples, jamais remises de la mort d'un enfant, cinq

    vtrans du Vit-Nam, psychiquement en loques depuis

    qu'ils en sont revenus, une demi-douzaine de veufs ou de

    veuves... Emile perd le fil. Il ne compte plus. Lui-mme

    fait partie de la petite moiti en bonne sant , et qui ne

    porte pas de deuil insurmontable. Quand son tour vient de

    se prsenter, il se surprend avouer d'une voix presque

    chevrotante que la mort l'a longtemps harcel - et qu'elle

    ne semble s'tre lasse de le rveiller d'effroi, la nuit,

    qu'aprs sa rencontre avec une femme. Une femme bien

    prcise. La femme de sa vie. Mais le souvenir de ces

  • longues annes de terreur le hante encore, et rien ne dit

    que les choses doivent en rester l...

    Les gens se lvent enfin, les yeux rouges, et descendent

    lentement vers le rfectoire. L'atmosphre aimablement

    bavarde du dbut de la journe a disparu. Et pourtant, les

    choses ne font que commencer. Emile ne sait encore rien

    du sminaire d'EKR.

  • 2

    La nause de l'adolescent au petit jour

    Marrakech-Paris

    Quel frelon enrag a pu piquer ce garon? Traverser

    l'Atlantique pour aller s'enfermer avec des mourants!

    Emile souffre de cette gale dont on dit qu'elle fait l'homme

    : il est fascin par sa propre mortalit. Emile est n

    chrtien, mais les deuils qui ont jalonn son enfance

    ressemblaient trop des implosions d'horreur brute pour

    que rien de religieux n'y puisse prendre sens. Les yeux

    boursoufls de larmes, les visages rougis vif, le dsespoir

    hach des survivants tuaient net le baratin des prtres.

    Emile traversa ces ruissellements pres sans broncher. Le

    cur sec. Jusqu' cette aube de l't de ses dix-neuf ans.

    A vrai dire, il faisait encore noir. Emile s'tait

    brusquement rveill dans une grande chambre non

    meuble, sur son lit de camp. Sa famille, rcemment

    rapatrie du Maroc, survivait tant bien que mal, dans une

    baraque sans eau ni lectricit, du ct de Castres. Ses

    frres allaient l'cole tous les jours avec les mmes

    habits, et son pre s'escrimait convaincre les banquiers

    du Tarn de l'intrt de relancer l'levage caprin dans le

    haut pays. La dchance et la pauvret rdaient. Seul

  • Emile s'en sortait d'un pied, dj inscrit en fac, Paris.

    L't venu, de retour parmi les siens, tout le choc de

    l'exode le submergeait. Au point de le rveiller en sursaut,

    l'aube.

    Il faisait encore noir, et pourtant quelque chose

    d'imperceptible disait que la lumire tait sur le point

    d'clore. Une couleur, plutt. Une couleur qui n'en tait

    pas une. Une tache trs vaguement kaki devant lui, dans

    l'obscurit. Une couleur si faible et si fade qu'Emile en eut

    instantanment mal au cur. Jamais il n'avait ressenti un pareil spasme, si mou, si curant, entre le diaphragme et le foie. Il gisait l, grelottant malgr l't, dans son sac de

    couchage en nylon, et il contemplait cette tache de lumire

    kaki peine visible : on ne l'apercevait qu'en la regardant

    lgrement de ct; de face, elle disparaissait - la rtine

    prsente cette trange faiblesse centrale.

    Le nom de la tache lui avait aussitt saut la gorge :

    c'tait la mort. Pourquoi la mort? Il et t bien incapable

    de le dire. Elle tait l, c'tait monstrueusement

    indniable. L, dans cet infect soupon de lumire. Sa

    mort. Celle des autres. Celle de tout. De tous. Des jolies

    filles. Des chiens. Des enfants.

    Finalement, il comprit l'artifice matriel qui provoquait

    la scne: la fentre, devant lui, tait vote et les volets,

    carrs, ne pouvaient empcher la lumire de pntrer par

    l'arrondi suprieur des vitres. Du coup, ces vitres avaient

    t couvertes, pendant la guerre, d'un morceau de papier

  • d'emballage, que nul n'avait jamais song retirer. Vingt

    ans plus tard, c'tait ce papier qui donnait l'aube cette

    couleur fade. Cette lueur qu'Emile ne put jamais oublier.

    A dater de ce jour, il s'veilla presque toutes les nuits, en

    sueur, les pieds glacs, la certitude de la mort lui

    traversant le torse de son cimeterre pouvantable. La

    prsence de Nadia ses cts - une toute jeune femme,

    brune et chaude, qu'il venait d'pouser - n'y pouvait rien :

    tout le monde allait y passer. Mme mon fils, se rptait-

    il inlassablement, mme mon fils!

    Une nuit, l'angoisse lui fit pousser un cri qui rveilla

    Nadia. Elle se serra contre lui en murmurant : Tu

    m'embtes mon amour, dors! Mais Emile s'tait fig.

    Raide comme un os, il postillonna d'une voix sifflante dans

    l'oreille de la jeune femme : Comment peut-on oublier

    une seule seconde? Comment font-ils, pour vaquer leurs

    besognes, quand on sait que rien ne subsistera?

    Nadia l'enveloppa de ses bras ronds et rpondit, sans

    ouvrir les yeux: Allez, tu l'auras, la gloire! Tu seras un

    grand, un trs grand rvolutionnaire, et tu laisseras un

    souvenir immortel derrire toi. Mais dors, maintenant, je

    t'en prie...

    Emile s'arracha d'un bond brutal aux bras de sa femme

    et alla s'crouler, les dents serres, sur le tapis, la tte dans

    les poings. Elle n'y comprenait donc rien, elle non plus? La

    gloire? Ils pouvaient bien tous se la mettre au cul! Il lui

  • aurait fallu celle de Dieu lui-mme pour ne plus se tordre

    d'angoisse en cet instant. Nulle clbrit, ft-elle mondiale

    et illustrissime, n'tait l'abri de l'effacement total. Du

    scandale infini. Et c'tait atrocement douloureux.

    Seul le jour, en revenant, dlivra Emile de sa torture. Il

    s'endormit puis.

  • 3

    Comment le docteur Simpson dcouvrit que les aliens

    sphriques ne lui voulaient pas de mal

    Rotterdam

    Le docteur Simpson touffe. Une fois encore, il cherche

    porter la main sa gorge. Mais il est trop faible. Il est...

    Qu'est-il? Quel minuscule filet de voix peut encore dire

    Moi au fond de lui? Des tuyaux de plastique verts et

    blancs lui sortent du nez et de la gorge. Par la fentre

    embue de l'hpital, il aperoit la neige qui commence

    tomber sur Rotterdam, et la grosse infirmire rousse, qui

    vient changer ses bocaux de perfusion. Puis il perd

    connaissance, et sa tte s'affaisse lentement sur le ct

    gauche. L'infirmire pose ses bocaux et donne aussitt

    l'alarme. Sans conviction. Le docteur a soixante-douze ans,

    son cur archi-us s'est totalement arrt de battre. Il vient vraisemblablement de sombrer dans son dernier

    coma.

    Quand l'quipe de ranimation arrive, trois minutes et

    demie plus tard, l'interne - un nouveau qui n'a encore

    jamais vu le docteur Simpson fait la grimace. Le vieillard ne doit gure peser plus de soixante-cinq livres. Il ne

    semble mme plus respirer. L'interne lui prend le pouls :

  • rien. Le docteur Simpson parat bien mort. Une fraction de

    seconde, le jeune mdecin hsite : doit-il tenter de ranimer

    le vieillard malgr tout? Un bref change de regard avec

    l'anesthsiste achve de le convaincre. C'est bien fini.

    Pourtant l'interne ne peut se rsoudre ne rien faire. Il

    est trop novice, c'est trop angoissant. Il y a une seringue,

    prte, remplie d'un stimulant cardiaque bleut, rveiller

    un cheval de granit. D'un geste sec, il dgage la poitrine

    chenue et abominablement maigre du docteur Simpson et

    lui enfonce l'aiguille jusqu'au cur. Injection. Puis ils attendent deux longues minutes. Rien ne se passe. Le

    docteur est bel et bien mort. Sans ouvrir la bouche,

    l'interne fait un signe de la tte l'infirmire et sort, suivi

    du reste de l'quipe.

    L'infirmire prend les mains du mort - qui avaient gliss

    de part et d'autre du lit - et les remet plat sur le drap. A

    peine les a-t-elle lches qu'elles se mettent bouger! La

    grosse femme pousse un cri. L'interne, dj loin, revient en

    trombe. Stupfaction : le docteur Simpson se rveille! Le

    stimulant cardiaque a donc agi quand mme? Mais leur

    tonnement vire la franche catalepsie quand, malgr

    tous ses tuyaux, le vieil homme se redresse soudain dans

    son lit et, d'une voix peine comprhensible, se met

    marmonner : Du papier... Un crayon... Je veux prendre

    des notes...

    L'quipe de ranimation demeure ptrifie. Seule

    l'infirmire finit par ragir. Elle tire un bloc-notes de la

  • poche de sa blouse et tend, incrdule, son stylo bille au

    vieillard. Sans perdre une seconde, celui-ci se met crire

    d'une main tremblante.

    A crire quoi? Ce qu'il raconte semble relever du dlire

    le plus total.

    A peine me suis-je senti perdre conscience, crit en

    substance le vieux mdecin (aprs avoir brivement relat

    son tat de sant mortellement avanc), qu'une sorte de

    glissade en arrire m'a fait me retrouver dans un monde

    totalement tranger. Un monde terrifiant, o je n'avais

    plus ma forme habituelle, mais celle d'un cube. Un cube

    parfait, taill dans je ne sais quoi.

    A la rigueur aurais-je support cet tat, si je n'avais

    aussitt senti qu'on s'approchait de moi. Des tres, peu

    peu, me devinrent perceptibles (je ne saurais dire

    comment, je ne possdais aucun de nos sens habituels).

    Ces tres n'taient pas cubiques comme moi, mais

    sphriques, et, lentement, ils s'approchaient de moi.

    Bientt leur intention me devint vidente: ils voulaient

    que je devienne comme eux, et une vague de terreur me

    submergea. Bien que ne comprenant strictement rien ce

    qui se passait, j'eus l'intuition d'une menace redoutable.

    Je hurlai: Allez-vous-en! et je tchai de me

    recroqueviller au maximum sur moi-mme.

    Mais ces horribles sphres demeuraient l,

    m'encerclant et m'effleurant de temps en temps. Chacun

  • de leurs attouchements faisait grandir mon effroi. J'tais

    comme prisonnier d'un film d'pouvante. Je m'en fis

    d'ailleurs la remarque, tout en hurlant (du moins est-ce le

    souvenir que j'en conserve) : Ne me touchez pas! Je ne

    veux pas devenir comme vous!

    De ma vie je n'ai connu une peur aussi intense. Le plus

    tonnant tient la nature intime de ce qui les rendait

    effrayants. La chose est quasi inexprimable. Le seul mot

    qui puisse vaguement rendre ce qu'ils m'inspiraient est

    ironie. Je sais que cela paratra dconcertant, mais ces

    sphres dgageaient mon endroit quelque chose de

    moqueur, qui dcuplait mon envie panique de les voir

    s'loigner.

    Finalement, sans disparatre, elles se tinrent une

    certaine distance. Je constatai alors que je me trouvais

    dans un paysage aride et encaiss, comme terr au fond

    d'un canyon en plein dsert. Ce n'tait pas l'atmosphre

    habituelle d'un cauchemar classique. Je me sentais

    rellement perdu.

    Enfin mon cube fut aspir en lui-mme et je me

    retrouvai dans mon lit, l'hpital, devant la grosse

    infirmire poupine que je connais bien. Je lui demandai

    aussitt du papier et un crayon.

    Pourquoi, s'tonnera-t-on, cette hte transcrire une

    hallucination? A peine tais-je rveill qu'une sorte de

    lueur m'a empli la tte. J'ai revu toute la scne. En moins

  • de temps qu'un clair, j'ai saisi que je m'tais totalement

    tromp: aucun moment ces entits tranges ne

    m'avaient voulu du mal. Au contraire, en les revoyant

    dfiler dans mon souvenir, je me suis aperu qu'elles

    avaient t, en ralit, extrmement bien intentionnes.

    Juste un peu amuses par ma frayeur. C'est cet

    amusement que je n'avais pas support.

    Comment dire le formidable sentiment de remords que

    j'prouve maintenant? En fait, c'est ce remords qui m'a

    fait me relever et demander du papier et un crayon sur

    un ton si pressant. Bien que conscient des apparences

    totalement fantaisistes de mes propos, je tiens dire ici

    que cette brve et fulgurante exprience a boulevers ma

    conception du monde. Je suis sr, dsormais, et

    impatient, de revoir ces tres tranges. Aprs ma mort.

    Dr Philip Simpson.

    Ce qui avait le plus tonn le jeune interne et son quipe

    de ranimation, l'poque, c'tait l'incomprhensible

    nergie dont le vieux mdecin avait fait preuve pour crire

    ces quelque six cents mots. Le contenu du message ne les

    intressa point.

  • 4

    Vive l'overdose finale !

    Paris-Los Angeles

    Quant moi, cher Jo, je m'en vais te dire par quel biais

    sournois le destin m'a jet un beau jour dans cette trange

    histoire. On tait au tout dbut du printemps de 1981 et la

    nuit s'annonait tranquille, rue Raumur, o nous avions

    relanc le journal quelques mois plus tt. Nous venions de

    boucler le numro d'avril et l'ambiance tait au

    papillonnage. Il n'y avait pas d'urgence, chacun feuilletait

    mollement la pile de magazines qu'il avait devant lui, la

    recherche de nouveaux sujets. Parlant allemand, je me

    retrouvais automatiquement avec un tas de Stern et

    de Spiegel sur ma table. Des journaux srieux, solides,

    crdibles, made in Germany. (L'affaire du faux journal

    intime de Hitler, publi en 1983 par Stern, n'tait pas

    encore venue jeter son ombre trouble et amusante sur la

    presse d'outre-Rhin. Et je ne savais pas encore moi-mme

    sur quelle piste bizarrode, voire loufoque,

    l'imperturbable Spiegel allait me jeter!)

    Il ne devait pas tre loin de vingt-trois heures quand je

    tombai sur un article intitul Un pied dans l'au-del ,

    dans la rubrique Recherche sur la mort . Je me rappelle

    l'heure, parce que j'avais rendez-vous avec un ami pour

  • dner, et que j'ai lu l'article, presque sans lever les yeux,

    dans l'escalier, puis dans la rue et la pizzeria Armando,

    rue de Turbigo. Cet article!

    Je fus tout de suite lectris. Le texte s'tendait sur trois

    pages, illustr par des photos de Liz Taylor, de Charles

    Aznavour et d'un certain docteur Ronald Siegel,

    psychologue l'universit de Los Angeles. Les deux

    vedettes n'taient l que pour attirer l'il - elles avaient toutes deux t victimes d'un grave accident -, le vrai

    hros, c'tait le savant. On disait que Ronald Siegel

    apportait enfin une explication scientifique aux tranges

    visions ramenes des rives de la mort par les gens qu'on

    avait russi ranimer in extremis.

    Comme la plupart de mes amis (je m'en rendis compte

    par la suite), j'avais dj vaguement entendu parler de ces

    visions . La toute premire fois, c'tait, je crois, la

    tlvision, sur la deuxime chane.

    Un professeur de philosophie de Toulon (le professeur

    Robert Blanchard, que j'allais rencontrer bien plus tard)

    avait racont une invraisemblable msaventure. Il avait

    dix-neuf ans, disait-il, lorsqu'on avait d l'oprer d'une

    hernie, l'hpital de Poitiers. A la fin de l'opration, au

    lieu de se rveiller normalement, il avait repris

    conscience... hors de son corps. Comment cela? Eh bien, il

    prtendait qu'il s'tait senti flotter dans une sorte d'

    espace carr dont le plafond se perdait dans les nuages .

    Trs vite, il s'tait dit : Ma parole, mais je suis mort!

  • Contre toute attente, pourtant, cette situation lui avait

    paru agrable. Il ne s'tait jamais senti aussi bien. Calme,

    infiniment calme; et libre comme l'air.

    Au bout d'un moment, une force mystrieuse l'avait tir

    vers le bas. Trouvant la chose dsagrable, Robert

    Blanchard avait tent de rsister, mais en vain.

    L'attraction tait trop forte, et il s'tait mis descendre. A

    descendre vers quoi? Vers son propre corps, qu'il avait fini

    par apercevoir, allong, inanim, quelques mtres plus

    bas, entour de bonnes surs en cornette l'hpital tait tenu par des religieuses. Cette scne avait dur un instant,

    puis la mre suprieure tait arrive et s'tait mise gifler

    violemment le jeune homme. Alors s'tait produite une

    chose que Robert Blanchard n'a jamais oublie :

    lentement, il avait eu la sensation de rintgrer son corps,

    comme on enfile une combinaison, en y entrant par la tte.

    Une impression extrmement pnible, car cette

    combinaison physique s'avra tre infiniment lourde,

    douloureuse et surtout de plusieurs tailles trop petite.

    Quand enfin son regard s'tait retrouv derrire ses yeux

    , comme derrire des lunettes, son corps avait

    recommenc bouger, au grand soulagement des bonnes

    surs qui l'imaginaient dj mort.

    Dans la suite de l'mission, d'autres rescaps de la

    mort avaient racont des histoires encore plus folles.

    Certains disaient qu'une fois hors de leur corps , ils

    s'taient envols vers une lumire resplendissante, tout au

    fond d'un tunnel, et que de cette lumire manait un

  • incommensurable sentiment d'amour . Certains rcits

    taient maills de dtails paradisiaques abracadabrants -

    il tait question de palais de cristal, de farandoles de

    parents morts depuis longtemps, de papillons gants.

    Qu'on ait pu trouver ces visions une explication

    scientifique me passionna d'emble. Que disait donc le

    docteur Ronald Siegel? C'tait assez simple. Du moins,

    pour qui possde quelques vagues notions de chimie du

    cerveau.

    Notre cerveau contient quelques centaines de milliards

    de neurones, et chacune de ces cellules est relie ses

    semblables par, en moyenne, un bon millier de passerelles

    - ce qui fait, au bas mot, plusieurs milliers de milliards de

    connexions. Un impensable ordinateur. Or, la nature de

    ces connexions est aussi fascinante que leur nombre.

    L'influx nerveux, c'est--dire le transporteur de nos

    sensations et de nos penses, circule sur un mode

    lectrique tant qu'il se promne l'intrieur d'un neurone.

    Ds que cet influx parvient l'une des passerelles, pour

    tenter de passer dans la cellule suivante, il est traduit dans

    un langage chimique. En ralit, il faudrait d'ailleurs

    plutt utiliser l'image d'un ravin que celle d'une passerelle,

    car l'endroit o deux neurones se rejoignent, il n'y a pas

    de pont mais une fente, une minuscule fente de quelques

    millionimes de millimtres, que l'on appelle la synapse.

    En 1981, aux congrs de neurobiologie, c'tait dj une

    vieille star, la synapse! J'avais lu quelques ouvrages sur

    elle en 1977, quand, dans une sorte de fivre positiviste, le

  • journal avait dcid de consacrer la science une part

    beaucoup plus grande de nos efforts.

    Bref, nous voici avec quelques milliers de milliards de

    fentes dans lesquelles toutes les informations qui nous

    font vivre sont convoyes par des messagers chimiques.

    Toutes sortes de messagers chimiques. C'est une vritable

    pharmacie. Certains messagers vous rveillent. D'autres

    vous font rigoler, d'autres vous donnent envie de faire

    l'amour, de manger, de courir, de dormir ou de mordre...

    Un incroyable cocktail, dont on a franchement du mal se

    reprsenter humainement la ralit, dans la mesure o

    cette symphonie chimique se droule des milliers de

    milliards d'endroits la fois, avec des centaines de types

    de messagers diffrents.

    Ce qui m'amusait le plus, l'poque, c'tait le cousinage

    troit de ces messagers chimiques, aussi appe-

    ls neuromdiateurs, avec ce que nous avons coutume

    d'appeler les drogues . C'est d'ailleurs de cette faon

    que les drogues du commerce agissent sur nous : leurs

    molcules se font passer pour des neuromdiateurs. Ainsi

    les amphtamines et la mescaline se font-elles passer pour

    de la dopamine ou de l'adrnaline (et tout s'acclre); la

    morphine se dguise en agent provocateur des scrtions

    de srotonine (et toute douleur disparat); l'HCH, principe

    actif de la marijuana, joue la mme imposture envers la

    noradrnaline (et les motions entrent dans la danse). En

    un mot, le cerveau est le plus grand dealer de tous les

    temps. Non seulement il dispose, l'insu de la police, du

  • plus grand arsenal de drogues qui se puisse imaginer, mais

    ces drogues sont d'une concentration et d'une prcision

    tout fait redoutables. Un millionime de gramme de

    srotonine de trop dans votre hypothalamus - cette partie

    du cerveau dont le vieux docteur MacLean aimait dire que

    nous l'avions en commun avec les crocodiles - et hop, votre

    bonne humeur vire la colre, votre lthargie l'euphorie,

    ou au dsespoir, selon la dose.

    J'en reviens au docteur Ronald Siegel. Que disait-il donc

    dans l'article du magazine allemand? En gros, qu'au

    moment o l'organisme sent la mort venir, il libre

    automatiquement une norme quantit de ses drogues

    synaptiques, provoquant ainsi une sorte d'overdose

    endogne et naturelle. D'o cette sensation d'euphorie, si

    souvent cite par les rescaps de la dernire minute.

    Une overdose naturelle!

    Au moment de mourir, nous aurions tous droit une

    belle overdose gratuite, avec la garantie les tmoignages cits par le Spiegel ne laissaient aucun doute - d'un trs

    beau voyage. Je me rappelle l'exaltation dans laquelle nous

    plongea la lecture de cet article cette nuit-l. Une overdose

    naturelle! Et automatique! Pour tout le monde! Personne

    n'chapperait l'assaut final de la dlinquance intrieure!

    C'tait superbe. Et plus besoin de s'en faire quant la sale

    impression du terminus, de l'effroyable moment blanc, du

    drle de vertige dgotant entre la montagne et le vide,

    entre le plein et le rien : l'effacement de l'tre se ferait d'un

  • coup de gomme cosmique hilarante. La mort se passerait

    compltement stoned, compltement raide. C'tait

    d'ailleurs bien connu, ne dit-on pas tomber raide

    mort? Nous rmes tels des crtins, et Armando nous

    resservit boire plusieurs fois, ce soir-l.

    Le lendemain, je proposai le sujet au comit de rdac-

    tion : Les visions de la mort expliques par la chimie du

    cerveau. Trop sensationnaliste? Bah, on pouvait aussi

    bien appeler cela Du rle des neuromdiateurs en phase

    terminale , mais pourquoi toujours adopter la langue de

    bois des robots? Nous aimions appeler un cul un cul et,

    aprs tout, on parlait de la mort, non? de la mort des

    hommes, et c'tait sensationnel.

    Les copains trouvrent l'ide bonne. La proposition fut

    accepte. Fait amusant : le sens unique de mon

    autocensure. Jamais je n'aurais os proposer aux copains

    un sujet sur les visionnaires de la mort . C'et t... je

    ne sais pas, trop bizarre, trop fumeux. Malsain. En

    revanche, que des produits chimiques permettent

    d'expliquer les visions de sainte Thrse d'Avila, c'tait

    magnifique ! Vive la science! Vite, un billet pour

    l'Amrique! J'avais de la chance, grande est parfois la

    puret du niais.

    C'est ainsi que je me retrouvai dans un avion pour Los

    Angeles. Avec un seul rendez-vous dans mon agenda :

    l'minent docteur Ronald Siegel, psychologue l'universit

    de Californie, m'attendait de pied ferme. Sacr Ronald!

  • Sans lui, je ne me serais jamais intress cette affaire.

    Grce la photo du Spiegel, je connaissais dj son visage;

    un fin renard lunettes, les cheveux longs, l'air amus.

    Dans l'avion, j'essayais d'imaginer comment il avait pu s'y

    prendre pour faire sa dcouverte. Par quel biais avait-il

    russi prouver que les visions des moribonds taient

    provoques par une brutale mission d'endorphines? Lui-

    mme tait psychologue, pas neurochimiste. Mais, bien

    sr, il devait travailler en quipe avec d'autres chercheurs.

    J'tais impatient d'en savoir davantage sur l'overdose

    finale.

    Ici, par honntet lmentaire, une petite mise au point

    s'impose. Mon impatience rencontrer Ronald Siegel tait

    videmment ambivalente. Je m'en rendis compte tandis

    que l'avion traversait une lgre bourrasque et que les

    mots Attachez vos ceintures se rallumaient dans tous les

    coins. Les htesses pressrent le pas, et aussitt les mines

    des passagers se tendirent imperceptiblement. Oh, de

    presque rien! La vie continue. On sifflote. On se concentre

    un peu plus sur l'article qu'on est en train de lire.

    Quelqu'un rit trs fort. Mais comment faire pour ne pas se

    rappeler soudain les dix mille mtres de vide au-dessous

    de son fauteuil?

    Une sourde mlancolie me remonta dans les boyaux,

    contrebalanant point nomm cette curiosit surexcite

    et suspecte d'en savoir davantage sur la plus folle de nos

    frontires. Nostalgie. Eh oui! C'tait ainsi! L'inexorable

    avance de la science se payait du sacrifice d'un de nos

  • derniers trs vieux contes encore vivants. Je ne dis pas

    conte d'enfant. Les contes sont des rcits destins aussi

    bien aux vieux qu'aux petits. Et ils peuvent fort bien

    s'asseoir sur un fondement scientifique. Prenez la thorie

    actuelle du big-bang. Elle dit quoi? Qu'au dbut des temps,

    il y a dix-huit milliards d'annes environ, tout l'univers

    tait contenu dans un point plus petit qu'une tte

    d'pingle. Un point de rien. Une singularit. Hors de

    l'espace et du temps. a n'est pas admis par tous les

    savants, mais bien par 90 % d'entre eux. Et vous? Vous y

    croyez? Vous croyez rellement qu'il y a dix-huit

    milliards d'annes tout l'univers tait contenu dans un

    point de rien? J'appelle cela un conte. Un conte vivant.

    Avec, en son centre, un mythe, vivant lui aussi, un rve

    collectif, trs fort, apparemment vital pour ces grands

    tres qu'on appelle civilisations. Le conte du big-bang,

    c'est celui de la Gense, videmment. Eh bien, le docteur

    Ronald Siegel, avec sa dcouverte, il venait d'trangler la

    dernire version d'un autre trs vieux conte, me disais-je

    dans la bourrasque au-dessus de l'Atlantique : la dernire

    version du conte de l'au-del.

    Plus le temps passait, plus je m'inventais une tragdie

    grecque o le docteur Ronald Siegel assassinait un trs

    ancien archange, d'une simple quation chimique. Pauvre

    Ronald. C'tait poustouflant.

    Puis j'en eus assez de gamberger, et comme il y en avait

    encore pour des heures avant Los Angeles, je sortis de mon

    sac quelques documents dnichs Paris au dernier

  • moment, et je me mis lire. Pour l'essentiel des articles

    mdicaux. Les progrs de la mdecine ont tout chamboul.

    Les gens remontent de comas si profonds qu'on les aurait

    considrs bons pour la morgue il y a encore dix ans. Vous

    avez srement dj vu ces salles de ranimation

    impeccables, vert et bleu ple, entendu le lent va-et-vient

    de l'arateur, et tous ces bruits de succion autour de

    l'orifice de la trachotomie. Et le bip-bip de

    l'lectrocardiographe, avec le petit cran verdtre, rendu si

    clbre par le cinma, o soudain... Bon sang! on ne voit

    plus courir qu'une ligne horizontale ! Le cur de cette dame ne bat plus! La respiration s'est arrte. Regardez-la.

    Tout est fini depuis trois minutes. Mais le chirurgien

    insiste. Il appuie de toutes ses forces sur son plexus,

    bientt relay par son assistant qui applique les disques

    mtalliques du dfibrillateur sur la peau blanche de la

    poitrine morte. Et vlan! Et vlan!, le corps de la dame saute

    en l'air. a dure... quoi?... Cinq minutes, six, parfois dix,

    parfois quinze. Le cadavre est encore sous perfusion. Et

    tout d'un coup, allez savoir pourquoi, le cur repart, et la morte se rveille. C'est dj surprenant. Mais il y a plus

    surprenant encore. Sitt rveille, la dame engueule les

    mdecins. Elle hurle :

    Je ne voulais pas revenir!

    - Calmez-vous, dit le toubib.

    - Elle dlire, remarque une infirmire.

  • - Je ne voulais pas revenir, je ne voulais pas!

    Que se passe-t-il? D'o cette dame ne voulait-elle pas

    revenir? Ds qu'elle se calme, elle raconte des folies. Elle

    dit qu'elle a travers des pnombres infiniment

    accueillantes, jusqu' ce fameux grand soleil de

    jouissance pure. J'tais si bien, dit-elle, mieux que a :

    j'tais dans un tat de batitude... Et des annes plus

    tard, elle demeure convaincue de la ralit de son

    exprience. Sa peur de la mort a totalement disparu. Mes

    documents contenaient des dizaines d'histoires comme

    celle-l. Je les lus et relus. Enfin, l'htesse annona la

    descente sur Los Angeles.

    Juste le temps de jeter un il au dernier de mes documents. Un petit livre couverture rouge, offert la

    veille de mon dpart par un ami, le Livre tibtain des

    morts. J'en avais entendu parler, comme tout le monde,

    mais j'ignorais radicalement de quoi il s'agissait. Je fus

    plutt surpris. C'tait beau, baroque en diable, avec des

    dragons de feu tous les coins de page. Mais dans un

    langage assez incomprhensible pour moi.

    Simultanment apparat la terne lueur verte du monde

    des animaux. Alors la force des illusions de tes penchants

    te fera avoir peur de la lumire aux cinq couleurs. Tu

    chercheras fuir, te sentant au contraire attir par la

    lueur terne du monde des animaux. C'est pourquoi, ce

    moment-l, il ne te faut pas craindre la lumire aux cinq

  • couleurs, rayonnante et clatante, mais au contraire il te

    faut la reconnatre1 ...

    Non, je n'y comprenais rien. Et nous arrivmes Los

    Angeles.

    C'tait mon premier voyage l-bas. J'aimai tout de suite.

    Les mmes arbres qu'en Afrique du Nord, palmiers,

    eucalyptus; le mme air trouble du chergui. Les villas.

    Celle du professeur Ronald Siegel tait modeste, mais en

    plein Hollywood, un gros bougainvillier croul sur le toit.

    Un homme assez petit, plutt pte-sec, avec un petit

    sourire en coin. Dans le hall d'entre, une scne assez

    bizarre : deux jeunes femmes se tenaient accroupies sur un

    dallage noir et blanc, en train de classer des piles de

    comics d'horreur et de fanzines psychdliques. Des

    bandes dessines exclusivement consacres la came :

    histoires de cams, par des cams, pour des cams. Aux

    murs, des peintures d'Indiens Huichols, grands adorateurs

    du peyotl, dont les chamans connaissent quelques-unes

    des techniques de mditation les plus hardies qui soient.

    Mon hte - je l'ignorais - avait l'air de s'y connatre. C'tait

    sa spcialit : expert s drogues l'universit et devant les

    tribunaux de Californie.

    Je les ai toutes gotes, dit-il joyeusement en

    m'invitant m'asseoir.

    1 Les rfrences des textes cits sont regroupes la fin de l'ouvrage.

  • - Oh! Oh! Et alors?

    Je m'attendais btement quelque rcit chevel en

    guise d'apritif. Mais le professeur n'tait pas un lyrique.

    S'il avait absorb toutes ces drogues, c'tait dans le seul

    dessein de mieux comprendre les mcanismes psychiques.

    Il s'tait servi de son corps comme d'un laboratoire, rien

    de plus. Sa personnalit, elle, en tait sortie, m'assura-t-il,

    inchange.

    En un sens, ces premires impressions me rassuraient.

    J'avais vaguement craint de tomber sur un scientifique

    coup du monde des vivants, qui, pour expliquer l'amour,

    vous dit qu'il faut analyser la copulation, pour analyser la

    copulation, l'tudi chez le rat, vous chope deux pauvres

    souris en train de baiser, leur broie illico la cervelle, la

    triture, la mixe et la dcante, avant d'exhiber firement un

    jus d'prouvette en s'criant : Victoire, je viens de

    dcouvrir la molcule de l'amour! Non, visiblement, le

    docteur Siegel n'tait pas de ce type-l. L'tude des

    drogues in vivo avait d lui en apprendre long sur la

    nature humaine. Je n'insistai donc pas, et nous passmes

    immdiatement au plat de rsistance : comment s'y tait-il

    pris pour dcouvrir l'explication exacte des visions

    ramenes des rives de la mort? Avait-on dj russi

    isoler avec prcision les neuromdiateurs impliqus dans

    cette incroyable overdose naturelle?

    Ronald Siegel eut un sourire entendu :

  • Ce n'est pas compliqu. Toutes ces visions - dont on

    nous rebat, excusez-moi, un peu les oreilles ressemblent trait pour trait aux visions provoques par les drogues. Je

    dirais mme que c'est exactement la mme chose.

    - Et c'est cette similitude qui vous a mis sur la piste?

    Il eut l'air vaguement surpris :

    Quelle piste?

    - Je veux dire votre dcouverte. Celle dont parlait le

    Spiegel, vous savez, le...

    - Ah oui, j'ai lu leur article.

    - Vous comprenez donc ma curiosit. J'aimerais que

    vous me racontiez l'histoire de votre dcouverte.

    Ronald Siegel rflchit un instant, puis il dit :

    Le plus simple, c'est que je vous dise comment, mon

    avis, les choses se passent quand on meurt.

    Il se lana alors dans une parabole assez jolie. Un peu la

    grotte de Platon, mais l'envers : au lieu de servir une

    thse idaliste, elle en servait une chimique :

  • Quand une personne va mourir, son nergie vitale

    baisse, ses sens s'affaiblissent, ses rapports avec l'extrieur

    s'amenuisent et c'est un peu comme si l'on fermait

    progressivement les volets d'une maison. Enferme

    l'intrieur, la conscience ne peroit plus rien du monde. En

    revanche, elle aperoit son propre reflet dans les vitres aux

    volets ferms et s'imagine que c'est le monde.

    Evidemment, la conscience se trompe. Elle se monte un

    cinma.

    - Comment cela se passe-t-il concrtement?

    - A partir du moment o vous avez compris ce que je

    viens de vous expliquer, tout le reste coule de source. La

    conscience du mourant peroit son propre reflet dans les

    fentres sensorielles aux volets ferms (si vous me

    permettez une dernire fois cette image un peu enfantine),

    et, s'imaginant que c'est le monde extrieur, elle se met

    projeter sur cet cran tous ses souhaits les plus fous. Les

    gens s'imaginent ainsi des paysages fabuleux, avec des

    arbres parleurs, des papillons gants, des... des scnes

    rotiques tout fait extraordinaires... Or, comme ils savent

    bien, par ailleurs, qu'ils sont sur le point de mourir, eh

    bien, ils s'imaginent tout bonnement qu'ils sont au

    paradis. C'est aussi bte que a.

    Il poursuivit avec un haussement d'paules :

    Ce feu d'artifice d'illusions, que le cerveau nous

    procure dans les derniers instants de la vie, vous avez le

  • droit de l'apprcier, bien entendu. Et mme, d'ardemment

    le souhaiter. Aprs tout, mieux vaut mourir euphorique et

    dans l'illusion - n'est-ce pas? que lucide et dsespr. En tout cas, c'est le parti qu'a choisi la nature, et il nous faut

    donc bien l'tudier.

    J'expliquai que c'tait exactement ce qui m'amenait :

    l'overdose naturelle. Il tiqua :

    Quelle overdose?

    - Oui, dis-je, le feu d'artifice final de tous les

    neuromdiateurs du cerveau. En deux mots, comment cela

    se passe-t-il?

    - Oh a, rpondit-il, ce n'est pas difficile imaginer.

    Notez, l on sort de mon rayon et je prfre ne pas

    m'avancer.

    - Imaginer? Mais... l'article du Spiegel parlait bien,

    n'est-ce pas, d'un mcanisme neurochimique prcis, mis

    en branle la fin de l'agonie...?

    - Oui, rpondit Ronald Siegel d'un ton dtach, ces

    journalistes allemands ont un peu... mlang leurs

    informations. Je suis psychologue, la neurochimie n'est

    pas mon rayon. J'avais simplement dit que je supposais un

    possible processus impliquant des endorphines, rien de

    plus. Vous savez, la dcouverte du rle hormonal des

    synapses est encore trs rcente. Attendons un peu. Tout

  • laisse supposer que l'on finira par dcouvrir quelque chose

    de ce ct-l, au moment o l'organisme sent la mort

    imminente.

    Qu'on finirait par dcouvrir? Y avait-il maldonne? Etais-

    je venu spcialement de France pour une dcouverte que

    cet homme n'avait jamais faite? Pourquoi l'action des

    neurotransmetteurs au moment de la mort? Quel orage

    nerveux dclenchait l'overdose naturelle? Il avait tout

    imagin! Il n'y connaissait rien! Plantage total. Non, c'tait

    impossible. Ce type devait forcment avoir dcouvert

    quelque chose. Je dcidai d'oublier momentanment la

    chimie du cerveau et interrogeai Ronald Siegel

    simplement sur la faon dont il avait men bien son

    travail. De quelles donnes s'tait-il servi? Il avait quand

    mme bien interrog quelques-uns de ces visionnaires de

    la mort, non?

    Non, dit-il.

    - Ah?

    - Non, rpta-t-il, a ne prsente aucun intrt pour

    moi. Suffisamment d'enqutes ont paru sur le sujet ces

    dernires annes. Il suffit d'en lire une, on a tout de suite

    compris. Si vous connaissiez les effets des drogues sur la

    conscience, vous n'auriez aucun problme, monsieur, pour

    comprendre qu'on a strictement affaire aux mmes

    processus. On peut donc trs logiquement supposer les

  • mmes dterminismes neurochimiques en dessous. Je ne

    dis rien de plus.

    Cette fois, ma dception fut totale. Non que le

    raisonnement logique de Ronald Siegel me paraisse bancal

    mais il n'avait pas mme interrog un seul cas! Il n'avait

    carrment pas tudi le phnomne! Cette fois, je ne

    comprenais plus. Ou plutt si, j'tais tomb dans une

    arnaque!

    Cet homme n'avait pourtant pas l'air d'un escroc. C'tait

    un honnte professeur d'universit amricaine. Alors, o

    tait la gne? Le problme une fois ainsi pos, j'y vis tout

    de suite plus clair. Mais oui! le docteur Siegel avait un

    comportement... on aurait dit... qu'il avait peur!

    Vous semblez craindre quelque chose, professeur...

    - Peur? Moi? Pas du tout. Et pourtant, il y aurait de

    quoi!

    - Que voulez-vous dire?

    Il haussa les paules :

    Il est possible, monsieur, que l'Europe ne soit pas

    encore au courant... Nous sommes tellement enclins

    l'obscurantisme, ici, aux comportements irrationnels.

    L'Amrique, voyez-vous, c'est la Bible, le Ku Klux Klan, les

    soucoupes volantes!

  • La conversation prenait un tour inattendu. De quoi

    diable s'agissait-il?

    Monsieur, dit Ronald Siegel d'un air grave, une vague

    de maccartisme mental est en train de submerger une

    partie de l'lite scientifique de ce pays. Dans les annes

    soixante, les psychiatres se sont pris de passion pour le

    LSD. On disait que a allait rvolutionner la plante.

    Aujourd'hui, c'est fini. Alors on trouve autre chose. a

    n'est plus LSD, mais NDE et toutes ces salades de vie aprs

    la mort. C'est extrmement inquitant.

    - NDE? Une nouvelle drogue?

    - Non, near death experience. C'est le nom qu'ils

    donnent ces fameuses visions. Oh, ils ont invent tout un

    jargon, pour mieux abuser leur monde! Mais nul ne peut

    s'y tromper: ils ramnent l'irrationnel dans les fondements

    mmes de la science. C'est trs inquitant, monsieur.

    Le professeur en avait trop dit ou pas assez. Ce coup-l,

    il commenait rellement m'intresser, car sa dmarche

    s'clairait soudain d'une lumire nouvelle : dans cette

    affaire, il ne s'tait donc pas tant comport en scientifique

    qu'en idologue. C'tait une conception du monde qu'il

    dfendait! Et avec une passion telle qu'il n'avait pas hsit

    avancer des hypothses sans enqute! Et le Spiegel s'tait

    fait, plus ou moins consciemment, son alli. A l'vidence,

    le systme qu'il dfendait tait celui de l'orthodoxie

  • scientifique. Les travaux sur les neurotransmetteurs sont

    puissamment soutenus par l'industrie pharmaceutique.

    Normal : on fait des tas de dcouvertes dans ce secteur. Et

    l'on ne parle plus que de a dans certains milieux. Pas une

    semaine ne s'coule sans que les magazines scientifiques

    annoncent la dcouverte d'une nouvelle drogue du

    cerveau. La drogue de la peur, la drogue de l'amour,

    la drogue de l'intelligence ... Et des milliers de

    chercheurs tentent de comprendre comment tout cela

    fonctionne - pour mieux aider l'humanit se rguler,

    trouver son homostasie , comme dit le professeur

    Laborit, son quilibre chimique interne, c'est--dire, en

    dernier ressort, son bonheur.

    Malheureusement pour mon interlocuteur, aucune

    dcouverte de ce genre ne semblait encore avoir t faite

    dans le domaine mystrieux qui nous intressait.

    Immanquablement, une question idiote me vint l'esprit.

    Je demandai Ronald Siegel quels taient donc ces

    ennemis de la raison qu'il redoutait tant. taient-ils si

    forts?

    D'un bond il m'entrana dans une pice voisine, se

    planta devant une bibliothque et, faisant glisser son index

    sur une range de bouquins aux revers multicolores,

    dclara :

    Voil, monsieur, les gens que je combats. Vous avez

    compris : ils sont trs nombreux et gagnent beaucoup

  • d'argent. Ils ont dcouvert qu'on pouvait faire fortune en

    racontant des sornettes sur la mort!

    Il me lut quelques titres :

    Voix de l'au-del, par le psychologue T., J'ai pass

    trente minutes chez les morts, par Elisabeth H., une

    simple mre de famille devenue mdium, Les trpasss

    nous tlphonent, par le rvrend J., un prtre, vous vous

    rendez compte! Ou celui-ci : La mort n'existe pas, par le

    parapsychologue C. Merveilleux, non?

    Je devais faire une mine consterne : Ronald Siegel

    clata de rire.

    Je vois que vous avez enfin compris! Il y a l un

    norme march sur lequel les pseudo-savants dont je vous

    parlais se sont avidement branchs.

    - Ne disiez-vous pas que l'lite scientifique elle-mme

    tait atteinte?

    - L'irrationnel a le vent en poupe. Et vous avez mme

    des gens intelligents qui cdent. Par peur, par lchet et

    respect humain... il faut croire que la crise gnrale des

    valeurs fait remonter de trs vieilles choses mal digres

    des trfonds de notre inconscient. De trs vieilles peurs.

    Il me planta l et revint avec deux verres de Coca-Cola.

    Je le sentais plus dtendu prsent. Et moi, je marinais

  • dans une immense perplexit. Ainsi, ces pseudo-savants

    avaient peur, eux aussi? Mais alors, tout le monde tait

    mort de trouille dans cette histoire! Je demandai Ronald

    Siegel de me citer quelque noms de savants

    particulirement reprsentatifs de cette vague

    obscurantiste qui dferlait sur la communaut

    scientifique. Ronald Siegel eut un hoquet.

    Je suppose que vous avez entendu parler du numro

    de cirque le plus clbre, la clbre dame Kbler-Ross?

    - Qui a?

    - Elisabeth Kbler-Ross, cela ne vous dit rien? Achetez

    donc le dernier Playboy, elle vient de leur accorder une

    interview, ah, ah, ah! Playboy! a vous donne une ide du

    genre de dame! Tout un programme!

    - Ah?

    - Parce que figurez-vous que cette femme, qui se prtend

    psychiatre, organise des sances " scientifiques " un peu...

    spciales !

    Il rit de nouveau et m'invita regarder de plus prs

    quelques-uns de ses tableaux huichols. Je compris par l

    qu'il considrait l'interview comme termine et me dcidai

    prendre cong. Avant de le quitter, je lui demandai

    quelques autres noms de ces pseudo-savants vendeurs

    de contes dormir debout. Il m'en cita deux : Raymond

  • Moody et Kenneth Ring. Puis il me tendit une copie de sa

    dernire communication parue dans l'American

    Psychologist avant de me raccompagner en disant : Il

    faut absolument stopper ce dlire.

  • 5

    Dcouverte de l'trange vaisseau amiral de Ken Ring

    Los Angeles-Storrs University

    Dehors, il fait un temps radieux. Tout Hollywood est en

    fleur. Mais je suis bien embt. A l'eau, mon bel article

    scientifique! Le docteur Siegel ne m'en a aucunement

    donn la matire. A moins que son texte paru dans

    l'American Psychologist ne contienne d'autres

    informations, qu'il aurait omises pendant l'entretien? Un

    ultime espoir. J'extirpe le papier de ma sacoche et me mets

    lire fbrilement, assis sur le trottoir. Mais je ne trouve

    rien que le psychologue ne m'ait dj expos. Rien d'assez

    costaud pour alimenter mme un court article scientifique.

    Je ne peux pourtant pas rentrer Paris bredouille. La

    honte! Reste, bien sr, la solution bon march :

    transformer l'histoire en papier de murs. Du rififi chez les psy de la mort , je vois a d'ici. L'horreur! Je repense

    toutes ces histoires dbiles de morts congels. Pour 10 000

    dollars, certains Amricains se font congeler, avec l'espoir

    qu'on trouvera un jour le remde au mal qui les a

    emports et qu'on russira alors les ressusciter. Mais

    plusieurs fois dj, la chose a mal tourn.

  • J'ai lu dans Libration la msaventure de ces deux

    garons qui avaient fait congeler leur pre et leur mre et

    qui une compagnie d'escrocs faisait rgulirement cracher

    des milliers de dollars pour couvrir les frais de

    rparation du rfrigrateur. L'affaire s'tait termine

    dans le macabre grand-guignolesque le plus dment, le

    papa et la maman pourrissant sur place...

    Je me retrouve sur l'avenue qui longe l'ocan. Des

    sportifs s'brouent sur la plage. Des filles bronzent aux

    terrasses des salons de th. Et moi, je gamberge comme un

    pauvre diable. Et s'il y avait malgr tout un vrai papier

    sous roche? De toute faon, je n'ai plus le choix; si je veux

    rdiger quoi que ce soit, il me faut rencontrer quelques

    spcimens de ces pseudo-savants que le docteur Siegel

    combat avec tant d'ardeur. Cette femme si suspecte, par

    exemple, cette Kbler-Ross, dont Playboy vient de publier

    une interview.

    J'achte donc Playboy. Mais je ne trouve rien. Le

    bonhomme s'est-il pay ma tte? Non, Ronald Siegel s'est

    simplement tromp de numro : l'interview d'Elisabeth

    Kbler-Ross, me dit-on, est parue dans le numro d'il y a

    trois mois. Je me le procure et me voil sur la plage, le dos

    appuy un poteau de volley-ball, en train de lire l'une des

    plus tranges interviews qui me soient tombes entre les

    mains.

    Une matresse femme, apparemment. Trois petites

    photos noir et blanc la montrent au cours de l'interview.

  • La cinquantaine, le visage nergique, le front pliss dans

    un visible effort de se faire comprendre par la journaliste

    venue l'interroger.

    J'apprends qu'elle est d'origine suisse et psychiatre,

    qu'elle exerce aux tats-Unis depuis la fin des annes

    cinquante et qu'elle serait la grande spcialiste

    occidentale de l'aide aux mourants , une sorte de mre

    Teresa du monde moderne. Or Playboy a beau tre un

    journal porno, ses grandes interviews ne m'ont jamais

    paru bidon. Je tombes des nues. La spcialiste

    occidentale de l'aide aux mourants ? a veut dire quoi?

    Quant l'affaire louche laquelle Ronald Siegel faisait

    allusion, l'article de Playboy en dit un mot : l'minente

    dame se serait rcemment dcouvert un got prononc

    pour les sances de technique mystique. Elle aurait mme

    voyag hors de son corps ! Elle dit ce propos : Je

    demeure alors exactement la mme personne, sceptique et

    ttue, que lorsque je faisais mes tudes de mdecine

    Zurich. Je suis quelqu'un d'minemment pragmatique : je

    ne crois que ce que je vrifie moi-mme.

    Mais comment voulez-vous, lui demande la

    journaliste, que l'on vous croie lorsque vous racontez que

    vous avez voyag au pays des morts? Avouez que a ne

    fait pas trs scientifique.

    - Mais je ne cherche convaincre personne, rpond la

    dame, et je me contrefiche de ce que l'on dit de moi. Vous

    pensez bien que je serais la dernire des prostitues si,

  • travaillant dans un domaine aussi grave, je me souciais un

    tant soit peu de l'opinion publique.

    Aprs des annes de clbrit et d'honneurs, cette

    Kbler-Ross aurait t chasse de l'universit et se serait

    rfugie avec un groupe d'amis Escondido, dans

    l'extrme sud de la Californie. Elle y aurait fond une

    communaut baptise Shanti Nilaya ce qui signifierait Maison de paix en sanscrit - et passerait son temps

    aider et conseiller les malades incurables et surtout les

    parents d'enfants mortellement atteints.

    Une irrsistible envie de rencontrer cette femme me

    saisit. Je joins le journaliste-pote Lewis MacAdams, alors

    correspondant de mon journal Los Angeles, qui ne met

    pas une heure me procurer les coordonnes de la

    communaut Shanti Nilaya.

    J'appelle. Une fois, deux fois, trois fois. Peine perdue,

    cette Kbler-Ross me semble entoure d'un vritable

    rempart. Des voix me rpondent qu'elle n'est pas l, ou

    qu'elle est trs fatigue, ou encore qu'elle ne reoit plus de

    journalistes. Du coup, la voil qui me devient suspecte

    moi aussi. C'est louche. Il faut aller voir.

    Cent kilomtres d'autoroute. L'endroit est splendide.

    Des collines de terre rouge, des cyprs vert sombre, des

    fermes mexicaines amnages en bungalows, des bassins

    d'irrigation transforms en piscines... Une grande blonde

    costaud me reoit dans un petit bureau. Elle me regarde

  • d'un air fatigu : pourquoi n'ai-je pas cru ce qu'elle disait

    au tlphone? Elisabeth n'est rellement pas l. Elle

    me tend un dpliant bleu ple. Je lis : Prochains ateliers

    Vie, mort et transition avec Elisabeth Kbler-Ross : New

    York, du 23 au 28 avril; Chicago, du 6 au 11 mai; Stuttgart,

    du 16 au 21 mai... Et, plus loin, une autre srie de dates.

    Des confrences, cette fois: Miami, le 3 mai; Ble, le 12

    juin, etc.

    Elisabeth ne rentrera pas en Californie avant la mi-

    juin, explique la grande blonde. Aprs sa tourne

    europenne, elle doit donner d'autres confrences, l'cole

    de mdecine de Denver, dans le Colorado, Hawaii...

    J'essaie de me rattraper :

    Avouez que vos rponses au tlphone n'taient pas

    trs nettes.

    Elle sourit gauchement :

    Vous devez avoir raison. C'est devenu un rflexe. Les

    journalistes ont t tellement sordides ces dernires

    annes...

    Que penser? Je me gratte la tte en contemplant un

    grand planning au mur. Tout cela m'a l'air bigrement

    organis. Je dis:

  • Mais je croyais que le docteur Kbler-Ross avait t...

    euh, chasse de l'universit...

    La jeune femme me coupe :

    Plus de cent cinquante mille cours, confrences,

    sminaires et ateliers divers sont organiss chaque anne

    sur la base des travaux d'Elisabeth.

    - Ah bon? Mais o a?

    - Un peu partout, dans les hpitaux, les coles

    d'infirmires, les hospices de vieillards, les monastres, les

    ashrams... Et ici, Shanti Nilaya.

    Je regarde cette fille de tous mes yeux. Et demande :

    Ces ateliers Vie, mort et transition, a consiste en

    quoi?

    - Il faudrait que vous y participiez vous-mme, c'est

    difficile dcrire. Disons que chacun y apprend se

    pencher sur ce que nous appelons le " business inachev ".

    - Pardon?

    - Oh, il s'agit de se dbarrasser de la ngativit, de tous

    les refoulements motionnels que chacun trimbale...

    - Une simple psychothrapie alors?

  • - Oui, mais dans une perspective de prparation la

    mort.

    Elle n'a malheureusement pas le temps de discuter

    davantage avec moi. Elle doit prendre un avion pour

    Boston, o un groupe Shanti Nilaya vient de dmarrer.

    Avant de partir, je lui demande si, par hasard, elle ne

    connatrait pas MM. Raymond Moody et Kenneth Ring, les

    deux autres suspects signals par Ronald Siegel.

    Mais oui, dit-elle, naturellement.

    Tiens, tiens, ils se connaissent donc? Serait-ce un vrai

    rseau? Elle m'apprend que le premier est psychiatre

    Charlottesville en Virginie, et le second professeur de

    psychologie l'universit du Connecticut. Et elle me donne

    leurs coordonnes.

    Sitt rentr Los Angeles, je compose les deux numros

    de tlphone. Ring finit par rpondre. Il accepte de me

    recevoir si je peux me rendre dans le Connecticut. Je cours

    m'acheter un billet d'avion, extrmement impatient de voir

    de prs un de ces hurluberlus. Coquin de sort!

    Il y a vraiment deux sortes de savants.

    Les premiers respectent d'abord le systme d'explication

    en place. Celui dans lequel, souvent, ils ont grandi. Leur

  • mission est d'intgrer. Ils doivent absolument ramener au

    systme toute donne nouvelle qui pourrait apparatre

    dans tel ou tel champ de perception - il, oreille, baromtre, radar, chambre bulle, tlescope, synchro- ou

    cyclotron, etc. Pour eux, l'intgration est prioritaire. Si elle

    ne s'intgre pas, on range la donne nouvelle dans un

    tiroir en prononant la formule magique On verra a plus

    tard.

    L'autre sorte de savants, au contraire, respecte d'abord

    les donnes, les faits. Tant que le fait nouveau s'intgre

    bien, ils se comportent exactement comme les savants de

    la premire catgorie. Mais si le fait ne s'intgre pas, alors

    leur mission diverge. Ils commencent par observer,

    longuement, le fait rebelle. Puis ils essaient de dcouvrir

    dans quel autre systme il pourrait s'imbriquer.

    Les savants de la premire catgorie sont de bons

    gestionnaires. Ceux de la seconde de bons explorateurs.

    Bien sr, les savants gestionnaires ont naturellement

    tendance devenir conservateurs, et accuser les savants

    explorateurs d'agir en irresponsables, ce qui n'est pas

    toujours faux. Surtout quand le fait nouveau exige, dans

    son normit, une grave remise en question des certitudes

    du moment. Tout dpend du degr de maturation.

    Pendant la premire phase du bouleversement, quand il

    s'agit encore simplement de savoir si le fait nouveau existe

    ou pas, les gestionnaires ont gnralement raison. Car les

    explorateurs sont jeunes d'esprit et leurs inventions

    dangereuses. Mais si l'existence du fait s'impose, alors,

  • lentement les rles s'inversent. Un jour, on s'aperoit que

    ce sont les gestionnaires qui deviennent dangereux. Le fait

    est trop norme, et son oubli peut tout faire exploser.

    Comment en vient-on oublier un fait? Jamais

    mchamment. Il s'agit d'abord d'un fait idiot ,

    apparemment inutile et absurde. On le nglige, et l'oubli

    vient peu peu. A tel point que la science et le savoir se

    reconstruisent sans lui. Hlas! s'il s'agit d'un vritable fait,

    c'est un animal ttu. Il remonte forcment la surface un

    jour. Il arrive que cela gne. Que font alors les savants

    gestionnaires? Ils nient, que voulez-vous qu'ils fassent?

    Comme ils dtiennent les crdits, les revues et, en gros, le

    pouvoir, ils peuvent touffer un fait gnant pendant des

    lustres. Personne, d'ailleurs, ne devrait leur jeter la pierre :

    ce sont les globules blancs, ils protgent la maison.

    Mais voil le fait nouveau devenu gant. Les savants

    explorateurs en ramnent d'normes chantillons aux

    foules bahies. La rumeur s'bruite, et plus personne ne

    peut nier. La rvolution gronde. Les explorateurs

    s'activent. Un silence se fait dans le cur des plus lucides : que va-t-il se passer?

    Nul ne peut le prvoir quand le petit-fait-idiot-qui-

    soudain-remonte--la-surface s'appelle la mort. Les tats

    de conscience des agonisants.

    Avec Ken Ring, en tout cas, j'allais tomber sur le type

    parfait du savant de la seconde catgorie. Un explorateur.

  • Doubl d'un veinard. The right man in the right place at

    the right time. Un sacr veinard. Avec ce ct gamin

    curieux du vritable explorateur.

    Ken Ring est professeur de psychologie l'universit des

    Storrs, au beau milieu des forts de sapins de la Nouvelle-

    Angleterre. L'immeuble o il travaille ressemble un

    blockhaus pos sur le gazon du campus : pas de fentres

    apparentes elles donnent toutes sur des patios. A l'intrieur, on dirait les couloirs de la NASA. Une porte

    vert pomme dans un couloir jaune citron, avec, sur une

    plaque mtallique, les mots suivants : International

    Association for Near Death Studies. IANDS. Prononcez

    allndss .

    A l'poque, en 1981, Kenneth Ring est le directeur de

    cette tonnante organisation de savants. L'Association

    internationale pour l'tude des tats proches de la mort.

    Un grand blond boucl lunettes, le sourire jovial,

    dbordant d'activit.

    Suivez-moi au premier, dit-il, j'ai une runion avec les

    membres du bureau. Ensuite, j'aimerais aller manger un

    sandwich et nous pourrions discuter un brin.

    Je le suis en courant dans l'escalier :

    Quel bureau?

  • - L'quipe excutive d'IANDS, dit-il. Une runion de

    routine, comme tous les quinze jours. (Il rit.) Et toujours le

    mme point noir l'ordre du jour : o trouver de l'argent?

    Nous pateaugeons par manque de moyens. Mais bon...

    tout est O.K. ainsi.

    Je demande :

    Vous n'appartenez donc pas l'universit?

    - Si heureusement, a nous permet de faire subsister

    l'association, ce qui est dj bien. Mais il y aurait tant

    faire. Systmatiser les sondages, faire des tudes croises

    avec d'autres pays, culturellement diffrents. Pour le

    moment, il n'y a que les travaux d'Osis et Haraldsson qui

    nous donnent une vue croise des choses.

    - Osis et Haraldsson?

    - Les renseignements qu'ils ont ramens des hpitaux de

    New Delhi sont inestimables...

    Il m'arrte devant une machine caf :

    Bon, attendez-moi l, je ne serai pas long.

    Quel tourbillon! Ce type vit deux cents l'heure. J'ai

    intrt lui signaler tout de suite que je ne suis au courant

    de rien, ou alors il va me larguer en moins de deux. En

    tout cas, il tient sa parole : un quart d'heure plus tard,

  • nous nous retrouvons sur le gazon du campus, en train de

    manger des hamburgers, deux pas d'un lac o barbotent

    des canards.

    Je me rappellerai toute ma vie cet aprs-midi.

    Brusquement, toute la problmatique de mon reportage

    allait se retrouver cul par-dessus tte. D'abord, je compris

    qu'en Europe, des travaux majeurs nous avaient chapp.

    Les savants amricains n'en taient plus du tout se tter

    pour savoir si quelque chose d'intressant se

    produisait dans la tte des gens au moment de mourir. Ils

    en taient persuads. Mieux : ils le savaient. Pas par

    croyance ni par intuition. Ils en taient au stade o, ayant

    enqut, ils disposaient dj de milliers de donnes

    dment enregistres, rpertories et analyses. Sur la

    chimie du cerveau, rien. Rien de plus que ce que suggrait

    Ronald Siegel, c'est--dire pas grand-chose encore. Mais

    ils s'en fichaient compltement, a n'tait pas leur

    problme. Leurs matriaux n'taient pas constitus de

    formules de srotonine ou d'adrnaline, mais de rcits et

    de tmoignages humains. Cela revenait sans doute au

    mme, mais l, au moins, il ne s'agissait plus de savoir si

    l'affaire valait la peine ou pas d'tre explore. On avait un

    besoin urgent d'explication des donnes devenues

    massives.

    Au dbut des annes soixante-dix, des indices de plus en

    plus denses les avaient mis sur la piste de ce qu'on allait

    bientt baptiser les NDE, near death experiences. Les

    savants avaient fini par se rendre compte d'une donne

  • stupfiante de simplicit : nous serions littralement

    entours de NDE. Qu'est-ce dire? Des tas de gens autour

    de nous auraient, un moment donn de leur vie, frl la

    mort et, cette occasion, vcu une exprience intense,

    unique. Dans de nombreux cas, cela aurait boulevers leur

    vie. Mais l'tude de cette exprience par des scientifiques

    ne faisait que commencer.

    Je tiquais :

    Si ce fait est si frquent, pourquoi ne sommes-nous

    pas au courant depuis longtemps?

    - Pour deux raisons au moins, dit Ring en mordant dans

    son sandwich. D'abord, c'tait trop loin de la norme. Les

    gens qui a arrivait avaient peur de passer pour fous.

    - Comment cela?

    - Imaginez que votre petite amie s'en sorte de justesse,

    aprs un grave accident de voiture et un long coma. En se

    rveillant, elle vous dit qu'elle a connu la plus grande

    extase de sa vie et que, maintenant, elle veut aimer le

    monde entier. Quelle serait votre raction?

    - Si j'ai vraiment eu peur? je penserais qu'elle exagre un

    peu.

    - Mais si elle insiste?

  • - Je me dirais qu'elle a eu une sorte d'hallucination.

    - Et si, du coup, sa vie se met changer?

    - Dans quel sens?

    - Dans le bon sens : plus panouie, plus ouverte, moins

    nvrose...

    - Que voulez-vous que je vous dise? J'en serais ravi...

    - Dtrompez-vous. Jusqu' prsent, dans 99 % des cas,

    la raction des gens, je veux dire de ceux qui accueillent

    l'experiencer qui revient lui, a t ngative. Le personnel

    soignant, la famille, les amis... 99 % ngatifs. Les

    mdecins disent : Mais oui, allez, on va vous faire une

    petite piqre et a ira mieux! Les parents: Allons, du

    calme, ma chrie, tu as pass un mauvais quart d'heure,

    maintenant c'est termin, il faut oublier tout a! Vous

    avez des cas o la personne qui a fait l'exprience ragit

    trs mal : Mais puisque je vous dis que a n'tait pas un "

    mauvais quart d'heure "! Nom d'une pipe! J'tais bien!

    L, l'entourage commence s'inquiter : Bien? Elle se

    sentait bien dans son coma? Et elle semble se repatre avec

    dlice de ce souvenir? Mais c'est morbide! Il faut un

    traitement! La malheureuse risque fort de se retrouver

    dans une spirale infernale - elle a dj tellement de mal

    digrer ce qui lui est arriv! Alors elle se tait. Un instinct

    de survie lui fait garder le silence. Aujourd'hui, grce

    notre coute, les langues commencent se dlier.

  • Nous en tions au caf. Le gobelet de Ring dbordait sur

    ses doigts. Ses yeux brillrent derrire ses pais binocles :

    La seconde raison de l'mergence brutale des NDE sur

    le devant de la scne des sciences humaines, c'est

    l'amlioration formidable des techniques de ranimation.

    A tel point que, ces vingt dernires annes, la population

    des survivants s'est brutalement accrue dans des

    proportions considrables.

    - Des survivants?

    - On appelle ainsi les personnes qui ont pu chapper

    une mort clinique passagre. En soi, les survivants ne nous

    apprennent rien. Ce qu'on a dcouvert, c'est qu'un

    pourcentage constant de ces survivants ramenait le rcit

    d'une NDE.

    - Quelle proportion est touche?

    - Pour l'instant, nous aboutissons des chiffres tournant

    autour de 40 50 %. Mais nous n'en sommes qu'au tout

    dbut d'une recherche compltement nouvelle. Nos

    statistiques sont prendre avec des pincettes.

    - De 40 50 %? Vous voulez dire qu'environ

    un survivant sur deux dit avoir vcu une NDE?

    Je n'en revenais pas. Ring corrigea :

  • De 40 50 % des survivants que

    nous avons interrogs. Or rien n'exclut que nos

    chantillons soient biaiss, malgr toutes nos prcautions.

    Et puis, attention, tous ne sont pas alls aussi loin dans

    l'exprience. Nous avons fini par discerner un profil type

    comportant cinq stades dans les expriences les plus

    profondes.

    - Ah?

    - Cinq degrs. Pour vous donner un ordre de grandeur,

    seuls 10% des survivants que nous avons interrogs ont

    atteint le cinquime degr. Soit un experiencer sur cinq,

    environ.

    - C'est quoi, le cinquime degr?

    Il eut un sourire. Je ne connaissais donc rien du dossier?

    Mais je n'tais jamais que le cent cinquantime journaliste

    venir le questionner. Il s'y tait fait. Mieux : il semblait

    aimer a.

    Venez, me dit-il, j'ai l-haut assez de documentation

    pour tancher toute votre curiosit.

    Nous grimpmes dans les bureaux de l'IANDS. Un

    groupe d'tudiants tait en train de classer des fiches.

  • Quelques-uns de nos enquteurs , dit Ring en leur

    faisant un petit signe. Puis il fouilla un carton pos au sol

    et en extirpa un gros volume : Tenez, a vient de sortir,

    c'est pour vous. Je monte vous chercher d'autres choses.

    Juste une seconde!

    Un gros livre sign K. Ring et intitul Life at Death la Vie au moment de la mort. Je feuilletais. Bigre! C'tait

    bourr de graphiques, de tableaux... Je lus au hasard

    : Mais la faon dont on meurt presque a-t-elle une

    importance? L'une des principales raisons qui nous ont

    mens entreprendre cette enqute fut la ncessit de

    dterminer si l'exprience centrale tait indpendante des

    circonstances et des motifs qui avaient conduit l'pisode

    de2 ...

    Mais dj, il revenait, les bras chargs de brochures :

    Prenez aussi a, dit-il, voici quelques exemplaires

    de Vital Signs, et ceci est le second numro de notre

    revue, Anabiosis.Vital Signs est notre lettre de vulgari-

    sation. Anabiosis est rserve aux chercheurs.

    Il y ajouta un tas de photocopies et de coupures de

    presse, puis dclara qu'il tait dj en retard son cours et

    s'en alla au triple galop.

    2 Les rfrences des textes cits sont regroupes la fin de l'ouvrage.

  • Je regagnai mon htel et me mis dvorer l'norme tas

    de papier. Je commenai par piocher parmi les

    photocopies, comme dans un plat d'amuse-gueule, olives,

    piments, pistaches. J'appris que plusieurs dizaines de

    chercheurs - psychiatres et psychologues, mdecins de

    toutes sortes et, mme, chirurgiens peu peu rejoints par

    des biologistes et des... philosophes - taient dj l'uvre un peu partout aux Etats-Unis. Terrain principal: les

    hpitaux, puisque c'est l que meurt aujourd'hui

    l'crasante majorit de nos congnres.

    Ces chercheurs en taient encore l'accumulation

    primitive des donnes; mais celles-ci semblaient si

    concentres que c'tait grand-peine qu'ils parvenaient

    se garder d'en tirer de fantastiques conclusions. Mais il

    tait trop tt, beaucoup trop tt. Pourrait-on, d'ailleurs,

    jamais conclure? Que voulaient dire ces visions? Et

    pourquoi surgissaient-elles ainsi tout d'un coup dans la

    conscience collective? Les questions se bousculaient.

    Dans tout ce remue-mnage, je compris que j'avais eu de

    la chance : Kenneth Ring tait l'un des principaux

    coordinateurs de ces recherches. Il n'arrtait pas de

    voyager. Donnant des confrences, un jour des tudiants

    de mdecine de Chicago, le lendemain dans une cole

    d'infirmires de New Haven - j'allais bientt dcouvrir le

    rle crucial des infirmires dans cet trange mouvement -,

    avant de s'en aller passer trois jours dans le Nebraska, o

    l'on venait de lui signaler une nouvelle NDE,

    particulirement frappante.

  • Nom d'un chien! J'eus tout coup l'impression qu'on se

    comportait l'gard de ces fameuses NDE comme s'il

    s'agissait de contacts avec les extraterrestres! Ken Ring

    ressemblait vraiment au savant que jouait Truffaut dans

    Rencontre du troisime type, le film de Steven Spielberg.

    J'clatai de rire tout seul dans ma chambre d'htel.

    C'tait tout fait a! Vous souvenez-vous? Un peu partout

    sur la plante, des milliers de gens se mettaient faire le

    mme rve. Un rve bizarre dont ils retenaient

    essentiellement deux choses : une mlodie de cinq notes et

    la vision d'une montagne aplatie, genre mesa mexicaine.

    Pris d'une sorte de fivre dlirante, les rveurs tentaient

    d'abord de matrialiser leur vision, de reprsenter la

    montagne, chacun sa manire, en la dessinant, en la

    sculptant, en la moulant... Pour eux, elle existait vraiment,

    et ils mouraient d'envie de la rejoindre. Le phnomne

    prenait une telle ampleur que la communaut scientifique,

    presse par les pouvoirs publics, se trouvait accule

    essayer de comprendre. Une mission internationale tait

    cre, avec sa tte un savant franais (jou par Truffaut).

    Parcourant le monde grands bonds, de rveur en rveur,

    il finissait par dnicher la fameuse montagne et

    comprenait enfin de quoi il retournait : le rve avait t

    communiqu aux hommes par des extraterrestres. La

    montagne tait un lieu de rendez-vous et la mlodie, un

    mot de passe. A la fin du film, la rencontre avait lieu, et,

    pour la premire fois depuis longtemps dans les annales

  • du cinma fantastique, on dcouvrait des extraterrestres

    gniaux et bons. Gniaux parce que bons.

    Eh bien, Ken Ring, me dis-je dans ma chambre d'htel,

    c'tait le savant jou par Truffaut! Et le rve nous venait

    des bords de la mort. Mais quel tait le message? Et qui

    pouvait bien nous l'envoyer? Nous-mmes?

    J'ai lu jusque trs tard dans la nuit. A 10% prs, toutes

    les enqutes citent les mmes chiffres : un peu plus ou un

    peu moins de la moiti des personnes interroges la suite

    d'un pisode de mort clinique racontent qu'elles sont

    sorties de leurs corps au moment fatal. Et toutes les

    enqutes aboutissent en gros au mme profil type. Je me

    plonge dans Life at Death, le livre de Ring. Quels sont

    donc les cinq stades qu'il a voqus tout l'heure?

    Le premier stade concerne, par dfinition, l'ensemble

    des experiencers, comme ils disent. Quel mot franais

    utiliser? Exprimentateurs? a ne va pas. Visionnaires? a

    fait trop pompeux. Gardons experiencers. Selon Ring,

    donc, 50% des survivants interrogs ont au moins connu

    le premier stade. Ils se souviennent d'avoir flott dans un

    espace totalement trange, en tat d'apesanteur, avec un

    sentiment de calme et de bien-tre inimaginables. Rien

    voir, disent-ils, avec la vie ordinaire. Ils n'hsitent pas

    affirmer que ce fut la plus belle exprience de leur vie et

    qu'ils s'en souviennent comme s'ils y taient encore, mme

    si vingt ans se sont couls depuis.

  • Je demeure incrdule : le meilleur moment de leur vie

    aurait t celui de leur (quasi-)mort? C'est inconcevable.

    Je suis contraint, je l'avoue, d'arrter ma lecture toutes les

    cinq minutes et de me frotter les yeux. Est-ce un rve?

    Suis-je bien en reportage aux tats-Unis, en train de lire

    un ouvrage scientifique? Je me pince. Mais je ne rve pas.

    Poursuivons.

    De ces rescaps de la mort, 37 % parviennent au

    deuxime stade: apercevant soudain leur corps

    quelques mtres d'eux , ils se rendent compte de l'insolite

    de leur situation et se demandent s'ils sont toujours

    vivants. La rponse est gnralement non. Mais cela ne les

    empche pas de contempler trs tranquillement mdecins

    et infirmires en train de se dmener autour de leur

    cadavre . Il arrive que les experiencers soient capables de

    rapporter, par le menu, tout ce qui s'est pass durant leur

    mort apparente.

    23 % des survivants interrogs par Ring et son quipe

    ont atteint le troisime stade, ou stade du tunnel. Ils se

    rappellent alors avoir t aspirs par un vide dont

    l'obscurit devenait paradoxalement de plus en plus

    intense . Leur sentiment de bien-tre s'y serait doubl

    d'une sensation d'extrme vitesse.

    16 % ont ensuite franchi le seuil du quatrime stade.

    Leurs rcits mentionnent qu'ils ont alors aperu une

    lumire norme, blanche et dore, impossible dcrire -

  • la fois trs puissante et extrmement douce. De cette

    lumire aurait man un rayonnement d'amour .

    Enfin, 10 % des survivants disent avoir pntr cette

    lumire. Les savants parlent alors de cinquime stade. L

    les rcits s'clatent en mille versions. Les uns par