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Patrice Van Eersel
LA SOURCE NOIRE
Rvlations aux portes de la mort
GRASSET
DU MME AUTEUR
AU PARTI DES SOCIALISTES (en collaboration avec Jean-Franois
Bizot et Lon Mercadet), Grasset, 1975.
VOYAGE L'INTRIEUR DE L'GLISE CATHOLIQUE (en
collaboration avec Jean Puyo), Stock, 1977.
SACR FRANAIS (en collaboration avec Jean Puyo), Stock, 1978.
LE CINQUIME RVE: LE DAUPHIN, L'HOMME, L'VOLUTION,
Grasset, 1993 ; Le Livre de Poche, 2007.
LA SOURCE BLANCHE : L'TONNANTE HISTOIRE DES
DIALOGUES AVEC L'ANGE, Grasset, 1996 ; Le Livre de Poche, 1998.
LE CERCLE DES ANCIENS (en collaboration avec Alain Grosrey),
Albin Michel, 1998 ; Le Livre de Poche, 2000.
J'AI MAL MES ANCTRES ! La psychognalogie aujourd'hui (en
collaboration avec Catherine Maillard), Albin Michel, 2002.
TISSEURS DE PAIX, d. du Reli, 2005.
Table des Matires
Remerciements
I Les somnambules 1 Huis clos avec trente mourants 2 La nause de l'adolescent 3 Le docteur Simpson 4 Vive l'overdose finale! 5 Le vaisseau amiral de Ken Ring
II La lumire au fond du puits 6 Le livre terrestre des morts 7 Confrence d'une jeune mourante 8 Le sminaire d'Elisabeth Kbler-Ross
III Les explorateurs de la mort 9 Raymond Moody 10 Michael Sabom 11 Russel Noyes 12 Stanislas Grof 13 Une psychologie transpersonnelle 14 Tout au bout de la science
IV Les dieux sont de retour 15 La source noire 16 La cinquime extase 17 La nuit chez Monroe
18 La mtamorphose des poignards 19 L'humour de Dieu 20 pilogue 21 Rfrences des citations 22 Bibliographie
1986, ditions Grasset & Fasquelle
ISBN : 9782246337119
A Jean-Marie et Yseult, mes parents. Aux infirmires et
aides-soignantes, hrones silencieuses de cette histoire.
A l'coute des agonisants les Occidentaux redcouvrent la
mort de l'intrieur. Je suis de la race des broussards
iconoclastes. Si tu ne m'avais pas fait danser, je ne t'aurais
jamais crue. Je tiens remercier tout particulirement ici
Francis Bueb, qui m'a pouss crire ce livre, le journal
Actuel, dont les reportages ont miraculeusement coincid
avec mon enqute, Derek Gill, pour sa longue et
minutieuse biographie d'Elisabeth Kbler-Ross, la tribu
de Saint-Maur, pour son soutien quotidien pendant les
deux annes de rdaction, Denis Bourgeois et Monique
Mayaud enfin, pour leur lecture attentive du manuscrit.
I
Les somnambules
1
Huis clos avec trente mourants
Wappingers Falls
A New York, les copains s'taient moqus de lui quand
Emile leur avait dit qu'il prenait l'avion pour
Poughkeepsie. Il ignorait o se trouvait ce bled. C'est
dans la banlieue! s'tait esclaff Sam, le pd jovial chez
qui il habitait, dans la 77e Rue. Finalement, il avait renonc
la voie arienne et pris le mtro grandes distances. A
une heure de Manhattan, un bus l'avait ensuite conduit en
dix minutes jusqu' Wappingers Falls. L, au sommet
d'une colline couverte de bouleaux et de sapins, il avait
rendez-vous avec EKR. Dans un monastre franciscain.
Sans le vouloir, il fut en avance, ce qui lui permit de voir
arriver les autres. Tous les autres. Car il n'tait pas seul au
rendez-vous avec EKR. Prs d'une centaine de personnes
taient attendues, ce 21 janvier 1984, Wappingers Falls.
Quatre-vingt-treize, exactement, avait prcis au
tlphone le secrtaire de Shanti Nilaya, d'un ton
catgorique qui ne voulait laisser aucun doute : c'tait
beaucoup trop. Le sminaire tait overbooked, plus une
seule place de disponible. A tout hasard, Emile avait alors
appel EKR elle-mme, dans sa maison de Virginie, et elle
avait dit oui. Une chance qu'il ait eu son numro de
tlphone. Au dernier moment, elle disait toujours oui
une ou deux personnes supplmentaires, au grand
agacement de ses assistants. Emile tait un veinard. Il
n'aurait pas travers l'Atlantique pour rien.
Ils arrivrent les uns aprs les autres. A midi, ils taient
tous l. A trois exceptions prs (un jeune cancreux italien,
un toubib bolivien et Emile, franais), rien que des
Amricains. Quatre-vingt-dix Yankees bien typiques. De
quoi ravir un statisticien avide de reprsentativit. On
trouvait vraiment de tout dans le sminaire d'EKR: des
hommes, des femmes, des doux, des agressifs, des barbus,
des glabres, des intellos, des manuels, le plus jeune devait
avoir dix-huit ans et la plus ge, soixante-dix bien tasss.
Du sur mesure. Un seul groupe social se trouvait
surreprsent : les mourants.
Ou les parents de mourants. Ou leurs enfants. Le tiers,
environ, des participants au sminaire d'EKR taient des
gens directement confronts la mort. Tel tait le but du
voyage d'Emile en Amrique : passer une semaine, nuits et
jours, enferm entre quatre murs avec des hommes et des
femmes menacs - court terme - par la plus sombre des
altesses. La mort.
Les choses, vrai dire, dmarrrent plutt gaiement.
Sandy, l'une des trois assistantes d'EKR, avait t
prvenue de la venue d'Emile par une amie commune, et
elle l'accueillit l'amricaine ; avec de grands cris de joie Sooooo nice to meet you!!! C'tait une norme rousse.
Elle l'crasa contre sa poitrine et l'embaucha sur-le-champ
pour prparer la salle o le sminaire aurait lieu. Quatre-
vingt-treize siges en plastique, disposer en trois demi-
cercles concentriques, autour des fauteuils d'EKR et de ses
assistantes. Avec au centre, formant comme une scne
incongrue, un matelas couvert d'un drap immacul, deux
oreillers et une norme pile d'annuaires prims.
Aprs avoir dpos leurs affaires dans la cellule qu'un
vieux moine chauve leur indiquait, la plupart des arrivants
chouaient, l'air un peu gauches et dsuvrs, dans la salle centrale. A mesure qu'il les voyait dbarquer, Emile
ne pouvait s'empcher de se demander lesquels taient
mourants et lesquels, comme lui, n'taient venus que pour
s'informer. Mais rien ne trahissait la moindre dfaillance.
Les visages et les corps semblaient gaux. On aurait pris
cent personnes au hasard dans une rue de Boston ou de
Chicago qu'on aurait obtenu exactement le mme rsultat.
Les gens faisaient connaissance et commenaient former
de petits groupes au hasard des premires affinits. Des
rires se mettaient fuser. Dehors, le soleil avait chass les
nuages et l'atmosphre fut soudain si gaie qu'Emile
craignit de s'tre tromp. Se pouvait-il rellement qu'il y
ait des mourants dans l'assistance?
En ce cas, ils cachaient bien leur jeu. A moins que... Il
regarda le matelas, au centre de la pice. Allait-on y
allonger une personne grabataire, un malade la toute
dernire extrmit? Mais alors, il n'y aurait de place que
pour un seul mourant, or... Une nause, soudain, lui
souleva les boyaux, et il mit fin toute spculation,
rigoureusement incapable de demander quiconque,
mme en apart : Mais alors, dites-moi un peu, qui est
mourant dans cette histoire, et qui ne l'est pas? L'autre
s'en serait vraisemblablement tir par un Nous le
sommes tous, cher ami! et Emile prfrait faire
l'conomie de ce genre de boutade. Une cloche sonna,
annonant le djeuner.
Un moine gigantesque servait la pure la louche. On
mangeait par tables de douze. Emile constata aussitt que,
mourants ou pas, les Amricains conservaient un
formidable coup de fourchette. Le hasard le plaa ct de
son compagnon de cellule. Un dnomm Phil, originaire
de Brooklyn, assez grand, mal ras et rougeaud, qui ne lui
fit pas la meilleure impression. Sur la dfensive, presque
aussi sarcastique qu'un Franais, il prenait visiblement
plaisir faire s'enliser les conversations. Une blonde de
quarante ans, assez jolie mais les yeux plutt cerns,
trouvait les programmes universitaires terriblement
chargs. Sa fille venait d'entrer en premire anne
d'architecture Philadelphie, et elle tait dj crase de
travail.
Ha, ha, ha! ricanait le gros Phil. Qu'elle renonce!
L'archi, je connais! Je suis architecte moi-mme. Enfin
presque. Figurez-vous que...
Soudain, Emile la vit. Deux tables plus loin, juste en face
de lui. Oui, c'tait elle, pas de doute. Petite, le menton
volontaire, peine plus ge que sur les photos (elle avait,
quoi... soixante ans?), EKR grignotait un bout de pain en
coutant son voisin.
Du coup, le reste de la conversation chappa Emile,
qui, jusqu' la fin du repas, ne put quitter du regard
l'trange petite dame. Elle ne touchait son repas que du
bout des lvres - pourtant, rien en elle n'voquait l'anmie.
Puis, de nouveau, la cloche sonna et chacun reprit le
chemin de la grande salle du sminaire.
L'ambiance demeurait des plus gaies. EKR prit place
dans son fauteuil et demanda, avec un pouvantable
accent suisse-allemand : Quelle chanson connaissez-
vous? Aussitt, deux guitares sortirent de leurs tuis et
l'assemble partit d'un bloc dans quelque vieille rengaine
du folklore amricain. Commencrent-ils par Sweet
Chariot ou Kumbaya my Love? En bon Franais, Emile en
resta d'abord sidr et les fesses serres: qu'une centaine
de personnes, encore trangres les unes aux autres,
puissent se mettre pousser la chansonnette pleins
poumons sans l'ombre d'une hsitation, voil qui n'tait
pas monnaie courante chez lui. Il commena donc par
ironiser en son for intrieur sur ces indcrottables boy-
scouts de Nordiques. Mais une norme nergie se mit
circuler dans la pice et, se laissant brusquement aller, il
eut la chair de poule. Puis les chants cessrent, et tout
changea.
EKR ne prit la parole que quelques instants. Juste le
temps de demander que, chacun son tour, les
participants se lvent, se prsentent et disent en deux mots
ce qui diable les amenait ici. En cinq minutes une
invraisemblable tension s'empara de l'assistance.
Les deux premires prsentations furent anodines. Deux
femmes, l'une de New York, l'autre de Boston, s'taient
inscrites au sminaire, la premire parce que sa mre
s'teignait lentement, de plus en plus gteuse, et qu'elle ne
savait plus quel saint se vouer, l'autre simplement parce
qu'elle se sentait si mal dans sa peau . Elles parlaient
d'une voix hsitante, sans trop se mouiller.
O.K.! se dit Emile, qui billait dj, persuad
d'avance que toutes les prsentations en resteraient ce
niveau trs tide d'implication (qu'allait-il pouvoir dire lui-
mme?), et qu' raison de deux minutes par personne, il
faudrait s'en payer trois bonnes heures d'affile.
Mais voil que quelqu'un d'autre se lve. C'est une jeune
femme, elle aussi, trs belle, aux longs cheveux roux. Elle
dit deux mots, et toute l'atmosphre se trouve lectrise :
elle vient de perdre son mari, atteint d'un cancer des os,
un mal fulgurant. Elle tient dix secondes... et se met
sangloter comme si un poignard lui transperait le cur.
Emile sent sa gorge tout d'un coup trs sche. Son
voisin, un petit brun sautillant, dglutit sans arrt.
Submerge de larmes, la jeune veuve doit se rasseoir sans
pouvoir achever sa phrase, la bouche ouverte de douleur.
Une quatrime personne se lve et se met, elle, sangloter
immdiatement. Encore une femme. Elle a un accent du
Sud. On comprend mal ce qu'elle dit. Elle crie : Je ne
veux pas mourir! Je ne veux pas mourir!
Qu'a-t-elle? demande quelqu'un voix basse dans le
dos d'Emile.
- La leucmie , murmure une autre voix.
Maintenant, tout le monde est ple. Et dj le cinquime
participant se lve. C'est un homme. Il est vraiment blanc,
et sa barbe ressort, trs noire. Un psychiatre. Il dit qu'il se
pose des milliers de questions sur sa faon d'exercer son
mtier. Il parle plus longtemps que les autres, ce qui
donne une sorte de rpit. Mais tout de suite, a repart. Le
prochain est galement un homme. Un brun, moustachu,
athltique. Il tient le coup une bonne minute. Il explique
qu'il est ingnieur, qu'il habite Washington et qu'il... qu'il
ne s'est... jamais consol de la mort de son petit garon, il y
a dix ans de cela. A son tour, il fond en larmes. Cette fois,
Emile ressent un coup de poing en pleine poitrine. Un
homme viril qui pleure, a fait toujours un drle d'effet.
Quand c'est propos de la mort d'un enfant, et que le
bonhomme se mord les poings en disant : Jimmy! Mon
petit Jimmy! peu de gens rsistent. Ils se mettent
pleurer dans tous les coins.
Le moustachu se rassied et le mange continue. EKR ne
dit rien. Son visage demeure impassible. Mais son regard
est intense. Elle ne quitte pas une seconde des yeux la
personne qui parle. L'atmosphre est prsent tellement
tendue, que mme les prsentations anodines
prennent un tour pathtique. Tout le monde a la voix
blanche. Certains avouent ne pas savoir pourquoi ils sont
venus. D'autres s'tendent longuement sur des misres
apparemment insignifiantes. Mais tous les trois ou quatre
tmoignages, une nouvelle explosion de souffrance jaillit
d'une bouche et transperce les poitrines.
Quand sonne la cloche du dner, les prsentations sont
peu prs termines, et l'assistance, littralement harasse,
ne s'exprime plus qu' voix basse. Maintenant les masques
sont jets. Emile n'en revient pas : derrire leur apparence
bon enfant, la plupart de ces gens vivent un calvaire
pouvantable. Il y a l une bonne dizaine de cancreux,
cinq homosexuels atteints du sida, six personnes, dont
deux couples, jamais remises de la mort d'un enfant, cinq
vtrans du Vit-Nam, psychiquement en loques depuis
qu'ils en sont revenus, une demi-douzaine de veufs ou de
veuves... Emile perd le fil. Il ne compte plus. Lui-mme
fait partie de la petite moiti en bonne sant , et qui ne
porte pas de deuil insurmontable. Quand son tour vient de
se prsenter, il se surprend avouer d'une voix presque
chevrotante que la mort l'a longtemps harcel - et qu'elle
ne semble s'tre lasse de le rveiller d'effroi, la nuit,
qu'aprs sa rencontre avec une femme. Une femme bien
prcise. La femme de sa vie. Mais le souvenir de ces
longues annes de terreur le hante encore, et rien ne dit
que les choses doivent en rester l...
Les gens se lvent enfin, les yeux rouges, et descendent
lentement vers le rfectoire. L'atmosphre aimablement
bavarde du dbut de la journe a disparu. Et pourtant, les
choses ne font que commencer. Emile ne sait encore rien
du sminaire d'EKR.
2
La nause de l'adolescent au petit jour
Marrakech-Paris
Quel frelon enrag a pu piquer ce garon? Traverser
l'Atlantique pour aller s'enfermer avec des mourants!
Emile souffre de cette gale dont on dit qu'elle fait l'homme
: il est fascin par sa propre mortalit. Emile est n
chrtien, mais les deuils qui ont jalonn son enfance
ressemblaient trop des implosions d'horreur brute pour
que rien de religieux n'y puisse prendre sens. Les yeux
boursoufls de larmes, les visages rougis vif, le dsespoir
hach des survivants tuaient net le baratin des prtres.
Emile traversa ces ruissellements pres sans broncher. Le
cur sec. Jusqu' cette aube de l't de ses dix-neuf ans.
A vrai dire, il faisait encore noir. Emile s'tait
brusquement rveill dans une grande chambre non
meuble, sur son lit de camp. Sa famille, rcemment
rapatrie du Maroc, survivait tant bien que mal, dans une
baraque sans eau ni lectricit, du ct de Castres. Ses
frres allaient l'cole tous les jours avec les mmes
habits, et son pre s'escrimait convaincre les banquiers
du Tarn de l'intrt de relancer l'levage caprin dans le
haut pays. La dchance et la pauvret rdaient. Seul
Emile s'en sortait d'un pied, dj inscrit en fac, Paris.
L't venu, de retour parmi les siens, tout le choc de
l'exode le submergeait. Au point de le rveiller en sursaut,
l'aube.
Il faisait encore noir, et pourtant quelque chose
d'imperceptible disait que la lumire tait sur le point
d'clore. Une couleur, plutt. Une couleur qui n'en tait
pas une. Une tache trs vaguement kaki devant lui, dans
l'obscurit. Une couleur si faible et si fade qu'Emile en eut
instantanment mal au cur. Jamais il n'avait ressenti un pareil spasme, si mou, si curant, entre le diaphragme et le foie. Il gisait l, grelottant malgr l't, dans son sac de
couchage en nylon, et il contemplait cette tache de lumire
kaki peine visible : on ne l'apercevait qu'en la regardant
lgrement de ct; de face, elle disparaissait - la rtine
prsente cette trange faiblesse centrale.
Le nom de la tache lui avait aussitt saut la gorge :
c'tait la mort. Pourquoi la mort? Il et t bien incapable
de le dire. Elle tait l, c'tait monstrueusement
indniable. L, dans cet infect soupon de lumire. Sa
mort. Celle des autres. Celle de tout. De tous. Des jolies
filles. Des chiens. Des enfants.
Finalement, il comprit l'artifice matriel qui provoquait
la scne: la fentre, devant lui, tait vote et les volets,
carrs, ne pouvaient empcher la lumire de pntrer par
l'arrondi suprieur des vitres. Du coup, ces vitres avaient
t couvertes, pendant la guerre, d'un morceau de papier
d'emballage, que nul n'avait jamais song retirer. Vingt
ans plus tard, c'tait ce papier qui donnait l'aube cette
couleur fade. Cette lueur qu'Emile ne put jamais oublier.
A dater de ce jour, il s'veilla presque toutes les nuits, en
sueur, les pieds glacs, la certitude de la mort lui
traversant le torse de son cimeterre pouvantable. La
prsence de Nadia ses cts - une toute jeune femme,
brune et chaude, qu'il venait d'pouser - n'y pouvait rien :
tout le monde allait y passer. Mme mon fils, se rptait-
il inlassablement, mme mon fils!
Une nuit, l'angoisse lui fit pousser un cri qui rveilla
Nadia. Elle se serra contre lui en murmurant : Tu
m'embtes mon amour, dors! Mais Emile s'tait fig.
Raide comme un os, il postillonna d'une voix sifflante dans
l'oreille de la jeune femme : Comment peut-on oublier
une seule seconde? Comment font-ils, pour vaquer leurs
besognes, quand on sait que rien ne subsistera?
Nadia l'enveloppa de ses bras ronds et rpondit, sans
ouvrir les yeux: Allez, tu l'auras, la gloire! Tu seras un
grand, un trs grand rvolutionnaire, et tu laisseras un
souvenir immortel derrire toi. Mais dors, maintenant, je
t'en prie...
Emile s'arracha d'un bond brutal aux bras de sa femme
et alla s'crouler, les dents serres, sur le tapis, la tte dans
les poings. Elle n'y comprenait donc rien, elle non plus? La
gloire? Ils pouvaient bien tous se la mettre au cul! Il lui
aurait fallu celle de Dieu lui-mme pour ne plus se tordre
d'angoisse en cet instant. Nulle clbrit, ft-elle mondiale
et illustrissime, n'tait l'abri de l'effacement total. Du
scandale infini. Et c'tait atrocement douloureux.
Seul le jour, en revenant, dlivra Emile de sa torture. Il
s'endormit puis.
3
Comment le docteur Simpson dcouvrit que les aliens
sphriques ne lui voulaient pas de mal
Rotterdam
Le docteur Simpson touffe. Une fois encore, il cherche
porter la main sa gorge. Mais il est trop faible. Il est...
Qu'est-il? Quel minuscule filet de voix peut encore dire
Moi au fond de lui? Des tuyaux de plastique verts et
blancs lui sortent du nez et de la gorge. Par la fentre
embue de l'hpital, il aperoit la neige qui commence
tomber sur Rotterdam, et la grosse infirmire rousse, qui
vient changer ses bocaux de perfusion. Puis il perd
connaissance, et sa tte s'affaisse lentement sur le ct
gauche. L'infirmire pose ses bocaux et donne aussitt
l'alarme. Sans conviction. Le docteur a soixante-douze ans,
son cur archi-us s'est totalement arrt de battre. Il vient vraisemblablement de sombrer dans son dernier
coma.
Quand l'quipe de ranimation arrive, trois minutes et
demie plus tard, l'interne - un nouveau qui n'a encore
jamais vu le docteur Simpson fait la grimace. Le vieillard ne doit gure peser plus de soixante-cinq livres. Il ne
semble mme plus respirer. L'interne lui prend le pouls :
rien. Le docteur Simpson parat bien mort. Une fraction de
seconde, le jeune mdecin hsite : doit-il tenter de ranimer
le vieillard malgr tout? Un bref change de regard avec
l'anesthsiste achve de le convaincre. C'est bien fini.
Pourtant l'interne ne peut se rsoudre ne rien faire. Il
est trop novice, c'est trop angoissant. Il y a une seringue,
prte, remplie d'un stimulant cardiaque bleut, rveiller
un cheval de granit. D'un geste sec, il dgage la poitrine
chenue et abominablement maigre du docteur Simpson et
lui enfonce l'aiguille jusqu'au cur. Injection. Puis ils attendent deux longues minutes. Rien ne se passe. Le
docteur est bel et bien mort. Sans ouvrir la bouche,
l'interne fait un signe de la tte l'infirmire et sort, suivi
du reste de l'quipe.
L'infirmire prend les mains du mort - qui avaient gliss
de part et d'autre du lit - et les remet plat sur le drap. A
peine les a-t-elle lches qu'elles se mettent bouger! La
grosse femme pousse un cri. L'interne, dj loin, revient en
trombe. Stupfaction : le docteur Simpson se rveille! Le
stimulant cardiaque a donc agi quand mme? Mais leur
tonnement vire la franche catalepsie quand, malgr
tous ses tuyaux, le vieil homme se redresse soudain dans
son lit et, d'une voix peine comprhensible, se met
marmonner : Du papier... Un crayon... Je veux prendre
des notes...
L'quipe de ranimation demeure ptrifie. Seule
l'infirmire finit par ragir. Elle tire un bloc-notes de la
poche de sa blouse et tend, incrdule, son stylo bille au
vieillard. Sans perdre une seconde, celui-ci se met crire
d'une main tremblante.
A crire quoi? Ce qu'il raconte semble relever du dlire
le plus total.
A peine me suis-je senti perdre conscience, crit en
substance le vieux mdecin (aprs avoir brivement relat
son tat de sant mortellement avanc), qu'une sorte de
glissade en arrire m'a fait me retrouver dans un monde
totalement tranger. Un monde terrifiant, o je n'avais
plus ma forme habituelle, mais celle d'un cube. Un cube
parfait, taill dans je ne sais quoi.
A la rigueur aurais-je support cet tat, si je n'avais
aussitt senti qu'on s'approchait de moi. Des tres, peu
peu, me devinrent perceptibles (je ne saurais dire
comment, je ne possdais aucun de nos sens habituels).
Ces tres n'taient pas cubiques comme moi, mais
sphriques, et, lentement, ils s'approchaient de moi.
Bientt leur intention me devint vidente: ils voulaient
que je devienne comme eux, et une vague de terreur me
submergea. Bien que ne comprenant strictement rien ce
qui se passait, j'eus l'intuition d'une menace redoutable.
Je hurlai: Allez-vous-en! et je tchai de me
recroqueviller au maximum sur moi-mme.
Mais ces horribles sphres demeuraient l,
m'encerclant et m'effleurant de temps en temps. Chacun
de leurs attouchements faisait grandir mon effroi. J'tais
comme prisonnier d'un film d'pouvante. Je m'en fis
d'ailleurs la remarque, tout en hurlant (du moins est-ce le
souvenir que j'en conserve) : Ne me touchez pas! Je ne
veux pas devenir comme vous!
De ma vie je n'ai connu une peur aussi intense. Le plus
tonnant tient la nature intime de ce qui les rendait
effrayants. La chose est quasi inexprimable. Le seul mot
qui puisse vaguement rendre ce qu'ils m'inspiraient est
ironie. Je sais que cela paratra dconcertant, mais ces
sphres dgageaient mon endroit quelque chose de
moqueur, qui dcuplait mon envie panique de les voir
s'loigner.
Finalement, sans disparatre, elles se tinrent une
certaine distance. Je constatai alors que je me trouvais
dans un paysage aride et encaiss, comme terr au fond
d'un canyon en plein dsert. Ce n'tait pas l'atmosphre
habituelle d'un cauchemar classique. Je me sentais
rellement perdu.
Enfin mon cube fut aspir en lui-mme et je me
retrouvai dans mon lit, l'hpital, devant la grosse
infirmire poupine que je connais bien. Je lui demandai
aussitt du papier et un crayon.
Pourquoi, s'tonnera-t-on, cette hte transcrire une
hallucination? A peine tais-je rveill qu'une sorte de
lueur m'a empli la tte. J'ai revu toute la scne. En moins
de temps qu'un clair, j'ai saisi que je m'tais totalement
tromp: aucun moment ces entits tranges ne
m'avaient voulu du mal. Au contraire, en les revoyant
dfiler dans mon souvenir, je me suis aperu qu'elles
avaient t, en ralit, extrmement bien intentionnes.
Juste un peu amuses par ma frayeur. C'est cet
amusement que je n'avais pas support.
Comment dire le formidable sentiment de remords que
j'prouve maintenant? En fait, c'est ce remords qui m'a
fait me relever et demander du papier et un crayon sur
un ton si pressant. Bien que conscient des apparences
totalement fantaisistes de mes propos, je tiens dire ici
que cette brve et fulgurante exprience a boulevers ma
conception du monde. Je suis sr, dsormais, et
impatient, de revoir ces tres tranges. Aprs ma mort.
Dr Philip Simpson.
Ce qui avait le plus tonn le jeune interne et son quipe
de ranimation, l'poque, c'tait l'incomprhensible
nergie dont le vieux mdecin avait fait preuve pour crire
ces quelque six cents mots. Le contenu du message ne les
intressa point.
4
Vive l'overdose finale !
Paris-Los Angeles
Quant moi, cher Jo, je m'en vais te dire par quel biais
sournois le destin m'a jet un beau jour dans cette trange
histoire. On tait au tout dbut du printemps de 1981 et la
nuit s'annonait tranquille, rue Raumur, o nous avions
relanc le journal quelques mois plus tt. Nous venions de
boucler le numro d'avril et l'ambiance tait au
papillonnage. Il n'y avait pas d'urgence, chacun feuilletait
mollement la pile de magazines qu'il avait devant lui, la
recherche de nouveaux sujets. Parlant allemand, je me
retrouvais automatiquement avec un tas de Stern et
de Spiegel sur ma table. Des journaux srieux, solides,
crdibles, made in Germany. (L'affaire du faux journal
intime de Hitler, publi en 1983 par Stern, n'tait pas
encore venue jeter son ombre trouble et amusante sur la
presse d'outre-Rhin. Et je ne savais pas encore moi-mme
sur quelle piste bizarrode, voire loufoque,
l'imperturbable Spiegel allait me jeter!)
Il ne devait pas tre loin de vingt-trois heures quand je
tombai sur un article intitul Un pied dans l'au-del ,
dans la rubrique Recherche sur la mort . Je me rappelle
l'heure, parce que j'avais rendez-vous avec un ami pour
dner, et que j'ai lu l'article, presque sans lever les yeux,
dans l'escalier, puis dans la rue et la pizzeria Armando,
rue de Turbigo. Cet article!
Je fus tout de suite lectris. Le texte s'tendait sur trois
pages, illustr par des photos de Liz Taylor, de Charles
Aznavour et d'un certain docteur Ronald Siegel,
psychologue l'universit de Los Angeles. Les deux
vedettes n'taient l que pour attirer l'il - elles avaient toutes deux t victimes d'un grave accident -, le vrai
hros, c'tait le savant. On disait que Ronald Siegel
apportait enfin une explication scientifique aux tranges
visions ramenes des rives de la mort par les gens qu'on
avait russi ranimer in extremis.
Comme la plupart de mes amis (je m'en rendis compte
par la suite), j'avais dj vaguement entendu parler de ces
visions . La toute premire fois, c'tait, je crois, la
tlvision, sur la deuxime chane.
Un professeur de philosophie de Toulon (le professeur
Robert Blanchard, que j'allais rencontrer bien plus tard)
avait racont une invraisemblable msaventure. Il avait
dix-neuf ans, disait-il, lorsqu'on avait d l'oprer d'une
hernie, l'hpital de Poitiers. A la fin de l'opration, au
lieu de se rveiller normalement, il avait repris
conscience... hors de son corps. Comment cela? Eh bien, il
prtendait qu'il s'tait senti flotter dans une sorte d'
espace carr dont le plafond se perdait dans les nuages .
Trs vite, il s'tait dit : Ma parole, mais je suis mort!
Contre toute attente, pourtant, cette situation lui avait
paru agrable. Il ne s'tait jamais senti aussi bien. Calme,
infiniment calme; et libre comme l'air.
Au bout d'un moment, une force mystrieuse l'avait tir
vers le bas. Trouvant la chose dsagrable, Robert
Blanchard avait tent de rsister, mais en vain.
L'attraction tait trop forte, et il s'tait mis descendre. A
descendre vers quoi? Vers son propre corps, qu'il avait fini
par apercevoir, allong, inanim, quelques mtres plus
bas, entour de bonnes surs en cornette l'hpital tait tenu par des religieuses. Cette scne avait dur un instant,
puis la mre suprieure tait arrive et s'tait mise gifler
violemment le jeune homme. Alors s'tait produite une
chose que Robert Blanchard n'a jamais oublie :
lentement, il avait eu la sensation de rintgrer son corps,
comme on enfile une combinaison, en y entrant par la tte.
Une impression extrmement pnible, car cette
combinaison physique s'avra tre infiniment lourde,
douloureuse et surtout de plusieurs tailles trop petite.
Quand enfin son regard s'tait retrouv derrire ses yeux
, comme derrire des lunettes, son corps avait
recommenc bouger, au grand soulagement des bonnes
surs qui l'imaginaient dj mort.
Dans la suite de l'mission, d'autres rescaps de la
mort avaient racont des histoires encore plus folles.
Certains disaient qu'une fois hors de leur corps , ils
s'taient envols vers une lumire resplendissante, tout au
fond d'un tunnel, et que de cette lumire manait un
incommensurable sentiment d'amour . Certains rcits
taient maills de dtails paradisiaques abracadabrants -
il tait question de palais de cristal, de farandoles de
parents morts depuis longtemps, de papillons gants.
Qu'on ait pu trouver ces visions une explication
scientifique me passionna d'emble. Que disait donc le
docteur Ronald Siegel? C'tait assez simple. Du moins,
pour qui possde quelques vagues notions de chimie du
cerveau.
Notre cerveau contient quelques centaines de milliards
de neurones, et chacune de ces cellules est relie ses
semblables par, en moyenne, un bon millier de passerelles
- ce qui fait, au bas mot, plusieurs milliers de milliards de
connexions. Un impensable ordinateur. Or, la nature de
ces connexions est aussi fascinante que leur nombre.
L'influx nerveux, c'est--dire le transporteur de nos
sensations et de nos penses, circule sur un mode
lectrique tant qu'il se promne l'intrieur d'un neurone.
Ds que cet influx parvient l'une des passerelles, pour
tenter de passer dans la cellule suivante, il est traduit dans
un langage chimique. En ralit, il faudrait d'ailleurs
plutt utiliser l'image d'un ravin que celle d'une passerelle,
car l'endroit o deux neurones se rejoignent, il n'y a pas
de pont mais une fente, une minuscule fente de quelques
millionimes de millimtres, que l'on appelle la synapse.
En 1981, aux congrs de neurobiologie, c'tait dj une
vieille star, la synapse! J'avais lu quelques ouvrages sur
elle en 1977, quand, dans une sorte de fivre positiviste, le
journal avait dcid de consacrer la science une part
beaucoup plus grande de nos efforts.
Bref, nous voici avec quelques milliers de milliards de
fentes dans lesquelles toutes les informations qui nous
font vivre sont convoyes par des messagers chimiques.
Toutes sortes de messagers chimiques. C'est une vritable
pharmacie. Certains messagers vous rveillent. D'autres
vous font rigoler, d'autres vous donnent envie de faire
l'amour, de manger, de courir, de dormir ou de mordre...
Un incroyable cocktail, dont on a franchement du mal se
reprsenter humainement la ralit, dans la mesure o
cette symphonie chimique se droule des milliers de
milliards d'endroits la fois, avec des centaines de types
de messagers diffrents.
Ce qui m'amusait le plus, l'poque, c'tait le cousinage
troit de ces messagers chimiques, aussi appe-
ls neuromdiateurs, avec ce que nous avons coutume
d'appeler les drogues . C'est d'ailleurs de cette faon
que les drogues du commerce agissent sur nous : leurs
molcules se font passer pour des neuromdiateurs. Ainsi
les amphtamines et la mescaline se font-elles passer pour
de la dopamine ou de l'adrnaline (et tout s'acclre); la
morphine se dguise en agent provocateur des scrtions
de srotonine (et toute douleur disparat); l'HCH, principe
actif de la marijuana, joue la mme imposture envers la
noradrnaline (et les motions entrent dans la danse). En
un mot, le cerveau est le plus grand dealer de tous les
temps. Non seulement il dispose, l'insu de la police, du
plus grand arsenal de drogues qui se puisse imaginer, mais
ces drogues sont d'une concentration et d'une prcision
tout fait redoutables. Un millionime de gramme de
srotonine de trop dans votre hypothalamus - cette partie
du cerveau dont le vieux docteur MacLean aimait dire que
nous l'avions en commun avec les crocodiles - et hop, votre
bonne humeur vire la colre, votre lthargie l'euphorie,
ou au dsespoir, selon la dose.
J'en reviens au docteur Ronald Siegel. Que disait-il donc
dans l'article du magazine allemand? En gros, qu'au
moment o l'organisme sent la mort venir, il libre
automatiquement une norme quantit de ses drogues
synaptiques, provoquant ainsi une sorte d'overdose
endogne et naturelle. D'o cette sensation d'euphorie, si
souvent cite par les rescaps de la dernire minute.
Une overdose naturelle!
Au moment de mourir, nous aurions tous droit une
belle overdose gratuite, avec la garantie les tmoignages cits par le Spiegel ne laissaient aucun doute - d'un trs
beau voyage. Je me rappelle l'exaltation dans laquelle nous
plongea la lecture de cet article cette nuit-l. Une overdose
naturelle! Et automatique! Pour tout le monde! Personne
n'chapperait l'assaut final de la dlinquance intrieure!
C'tait superbe. Et plus besoin de s'en faire quant la sale
impression du terminus, de l'effroyable moment blanc, du
drle de vertige dgotant entre la montagne et le vide,
entre le plein et le rien : l'effacement de l'tre se ferait d'un
coup de gomme cosmique hilarante. La mort se passerait
compltement stoned, compltement raide. C'tait
d'ailleurs bien connu, ne dit-on pas tomber raide
mort? Nous rmes tels des crtins, et Armando nous
resservit boire plusieurs fois, ce soir-l.
Le lendemain, je proposai le sujet au comit de rdac-
tion : Les visions de la mort expliques par la chimie du
cerveau. Trop sensationnaliste? Bah, on pouvait aussi
bien appeler cela Du rle des neuromdiateurs en phase
terminale , mais pourquoi toujours adopter la langue de
bois des robots? Nous aimions appeler un cul un cul et,
aprs tout, on parlait de la mort, non? de la mort des
hommes, et c'tait sensationnel.
Les copains trouvrent l'ide bonne. La proposition fut
accepte. Fait amusant : le sens unique de mon
autocensure. Jamais je n'aurais os proposer aux copains
un sujet sur les visionnaires de la mort . C'et t... je
ne sais pas, trop bizarre, trop fumeux. Malsain. En
revanche, que des produits chimiques permettent
d'expliquer les visions de sainte Thrse d'Avila, c'tait
magnifique ! Vive la science! Vite, un billet pour
l'Amrique! J'avais de la chance, grande est parfois la
puret du niais.
C'est ainsi que je me retrouvai dans un avion pour Los
Angeles. Avec un seul rendez-vous dans mon agenda :
l'minent docteur Ronald Siegel, psychologue l'universit
de Californie, m'attendait de pied ferme. Sacr Ronald!
Sans lui, je ne me serais jamais intress cette affaire.
Grce la photo du Spiegel, je connaissais dj son visage;
un fin renard lunettes, les cheveux longs, l'air amus.
Dans l'avion, j'essayais d'imaginer comment il avait pu s'y
prendre pour faire sa dcouverte. Par quel biais avait-il
russi prouver que les visions des moribonds taient
provoques par une brutale mission d'endorphines? Lui-
mme tait psychologue, pas neurochimiste. Mais, bien
sr, il devait travailler en quipe avec d'autres chercheurs.
J'tais impatient d'en savoir davantage sur l'overdose
finale.
Ici, par honntet lmentaire, une petite mise au point
s'impose. Mon impatience rencontrer Ronald Siegel tait
videmment ambivalente. Je m'en rendis compte tandis
que l'avion traversait une lgre bourrasque et que les
mots Attachez vos ceintures se rallumaient dans tous les
coins. Les htesses pressrent le pas, et aussitt les mines
des passagers se tendirent imperceptiblement. Oh, de
presque rien! La vie continue. On sifflote. On se concentre
un peu plus sur l'article qu'on est en train de lire.
Quelqu'un rit trs fort. Mais comment faire pour ne pas se
rappeler soudain les dix mille mtres de vide au-dessous
de son fauteuil?
Une sourde mlancolie me remonta dans les boyaux,
contrebalanant point nomm cette curiosit surexcite
et suspecte d'en savoir davantage sur la plus folle de nos
frontires. Nostalgie. Eh oui! C'tait ainsi! L'inexorable
avance de la science se payait du sacrifice d'un de nos
derniers trs vieux contes encore vivants. Je ne dis pas
conte d'enfant. Les contes sont des rcits destins aussi
bien aux vieux qu'aux petits. Et ils peuvent fort bien
s'asseoir sur un fondement scientifique. Prenez la thorie
actuelle du big-bang. Elle dit quoi? Qu'au dbut des temps,
il y a dix-huit milliards d'annes environ, tout l'univers
tait contenu dans un point plus petit qu'une tte
d'pingle. Un point de rien. Une singularit. Hors de
l'espace et du temps. a n'est pas admis par tous les
savants, mais bien par 90 % d'entre eux. Et vous? Vous y
croyez? Vous croyez rellement qu'il y a dix-huit
milliards d'annes tout l'univers tait contenu dans un
point de rien? J'appelle cela un conte. Un conte vivant.
Avec, en son centre, un mythe, vivant lui aussi, un rve
collectif, trs fort, apparemment vital pour ces grands
tres qu'on appelle civilisations. Le conte du big-bang,
c'est celui de la Gense, videmment. Eh bien, le docteur
Ronald Siegel, avec sa dcouverte, il venait d'trangler la
dernire version d'un autre trs vieux conte, me disais-je
dans la bourrasque au-dessus de l'Atlantique : la dernire
version du conte de l'au-del.
Plus le temps passait, plus je m'inventais une tragdie
grecque o le docteur Ronald Siegel assassinait un trs
ancien archange, d'une simple quation chimique. Pauvre
Ronald. C'tait poustouflant.
Puis j'en eus assez de gamberger, et comme il y en avait
encore pour des heures avant Los Angeles, je sortis de mon
sac quelques documents dnichs Paris au dernier
moment, et je me mis lire. Pour l'essentiel des articles
mdicaux. Les progrs de la mdecine ont tout chamboul.
Les gens remontent de comas si profonds qu'on les aurait
considrs bons pour la morgue il y a encore dix ans. Vous
avez srement dj vu ces salles de ranimation
impeccables, vert et bleu ple, entendu le lent va-et-vient
de l'arateur, et tous ces bruits de succion autour de
l'orifice de la trachotomie. Et le bip-bip de
l'lectrocardiographe, avec le petit cran verdtre, rendu si
clbre par le cinma, o soudain... Bon sang! on ne voit
plus courir qu'une ligne horizontale ! Le cur de cette dame ne bat plus! La respiration s'est arrte. Regardez-la.
Tout est fini depuis trois minutes. Mais le chirurgien
insiste. Il appuie de toutes ses forces sur son plexus,
bientt relay par son assistant qui applique les disques
mtalliques du dfibrillateur sur la peau blanche de la
poitrine morte. Et vlan! Et vlan!, le corps de la dame saute
en l'air. a dure... quoi?... Cinq minutes, six, parfois dix,
parfois quinze. Le cadavre est encore sous perfusion. Et
tout d'un coup, allez savoir pourquoi, le cur repart, et la morte se rveille. C'est dj surprenant. Mais il y a plus
surprenant encore. Sitt rveille, la dame engueule les
mdecins. Elle hurle :
Je ne voulais pas revenir!
- Calmez-vous, dit le toubib.
- Elle dlire, remarque une infirmire.
- Je ne voulais pas revenir, je ne voulais pas!
Que se passe-t-il? D'o cette dame ne voulait-elle pas
revenir? Ds qu'elle se calme, elle raconte des folies. Elle
dit qu'elle a travers des pnombres infiniment
accueillantes, jusqu' ce fameux grand soleil de
jouissance pure. J'tais si bien, dit-elle, mieux que a :
j'tais dans un tat de batitude... Et des annes plus
tard, elle demeure convaincue de la ralit de son
exprience. Sa peur de la mort a totalement disparu. Mes
documents contenaient des dizaines d'histoires comme
celle-l. Je les lus et relus. Enfin, l'htesse annona la
descente sur Los Angeles.
Juste le temps de jeter un il au dernier de mes documents. Un petit livre couverture rouge, offert la
veille de mon dpart par un ami, le Livre tibtain des
morts. J'en avais entendu parler, comme tout le monde,
mais j'ignorais radicalement de quoi il s'agissait. Je fus
plutt surpris. C'tait beau, baroque en diable, avec des
dragons de feu tous les coins de page. Mais dans un
langage assez incomprhensible pour moi.
Simultanment apparat la terne lueur verte du monde
des animaux. Alors la force des illusions de tes penchants
te fera avoir peur de la lumire aux cinq couleurs. Tu
chercheras fuir, te sentant au contraire attir par la
lueur terne du monde des animaux. C'est pourquoi, ce
moment-l, il ne te faut pas craindre la lumire aux cinq
couleurs, rayonnante et clatante, mais au contraire il te
faut la reconnatre1 ...
Non, je n'y comprenais rien. Et nous arrivmes Los
Angeles.
C'tait mon premier voyage l-bas. J'aimai tout de suite.
Les mmes arbres qu'en Afrique du Nord, palmiers,
eucalyptus; le mme air trouble du chergui. Les villas.
Celle du professeur Ronald Siegel tait modeste, mais en
plein Hollywood, un gros bougainvillier croul sur le toit.
Un homme assez petit, plutt pte-sec, avec un petit
sourire en coin. Dans le hall d'entre, une scne assez
bizarre : deux jeunes femmes se tenaient accroupies sur un
dallage noir et blanc, en train de classer des piles de
comics d'horreur et de fanzines psychdliques. Des
bandes dessines exclusivement consacres la came :
histoires de cams, par des cams, pour des cams. Aux
murs, des peintures d'Indiens Huichols, grands adorateurs
du peyotl, dont les chamans connaissent quelques-unes
des techniques de mditation les plus hardies qui soient.
Mon hte - je l'ignorais - avait l'air de s'y connatre. C'tait
sa spcialit : expert s drogues l'universit et devant les
tribunaux de Californie.
Je les ai toutes gotes, dit-il joyeusement en
m'invitant m'asseoir.
1 Les rfrences des textes cits sont regroupes la fin de l'ouvrage.
- Oh! Oh! Et alors?
Je m'attendais btement quelque rcit chevel en
guise d'apritif. Mais le professeur n'tait pas un lyrique.
S'il avait absorb toutes ces drogues, c'tait dans le seul
dessein de mieux comprendre les mcanismes psychiques.
Il s'tait servi de son corps comme d'un laboratoire, rien
de plus. Sa personnalit, elle, en tait sortie, m'assura-t-il,
inchange.
En un sens, ces premires impressions me rassuraient.
J'avais vaguement craint de tomber sur un scientifique
coup du monde des vivants, qui, pour expliquer l'amour,
vous dit qu'il faut analyser la copulation, pour analyser la
copulation, l'tudi chez le rat, vous chope deux pauvres
souris en train de baiser, leur broie illico la cervelle, la
triture, la mixe et la dcante, avant d'exhiber firement un
jus d'prouvette en s'criant : Victoire, je viens de
dcouvrir la molcule de l'amour! Non, visiblement, le
docteur Siegel n'tait pas de ce type-l. L'tude des
drogues in vivo avait d lui en apprendre long sur la
nature humaine. Je n'insistai donc pas, et nous passmes
immdiatement au plat de rsistance : comment s'y tait-il
pris pour dcouvrir l'explication exacte des visions
ramenes des rives de la mort? Avait-on dj russi
isoler avec prcision les neuromdiateurs impliqus dans
cette incroyable overdose naturelle?
Ronald Siegel eut un sourire entendu :
Ce n'est pas compliqu. Toutes ces visions - dont on
nous rebat, excusez-moi, un peu les oreilles ressemblent trait pour trait aux visions provoques par les drogues. Je
dirais mme que c'est exactement la mme chose.
- Et c'est cette similitude qui vous a mis sur la piste?
Il eut l'air vaguement surpris :
Quelle piste?
- Je veux dire votre dcouverte. Celle dont parlait le
Spiegel, vous savez, le...
- Ah oui, j'ai lu leur article.
- Vous comprenez donc ma curiosit. J'aimerais que
vous me racontiez l'histoire de votre dcouverte.
Ronald Siegel rflchit un instant, puis il dit :
Le plus simple, c'est que je vous dise comment, mon
avis, les choses se passent quand on meurt.
Il se lana alors dans une parabole assez jolie. Un peu la
grotte de Platon, mais l'envers : au lieu de servir une
thse idaliste, elle en servait une chimique :
Quand une personne va mourir, son nergie vitale
baisse, ses sens s'affaiblissent, ses rapports avec l'extrieur
s'amenuisent et c'est un peu comme si l'on fermait
progressivement les volets d'une maison. Enferme
l'intrieur, la conscience ne peroit plus rien du monde. En
revanche, elle aperoit son propre reflet dans les vitres aux
volets ferms et s'imagine que c'est le monde.
Evidemment, la conscience se trompe. Elle se monte un
cinma.
- Comment cela se passe-t-il concrtement?
- A partir du moment o vous avez compris ce que je
viens de vous expliquer, tout le reste coule de source. La
conscience du mourant peroit son propre reflet dans les
fentres sensorielles aux volets ferms (si vous me
permettez une dernire fois cette image un peu enfantine),
et, s'imaginant que c'est le monde extrieur, elle se met
projeter sur cet cran tous ses souhaits les plus fous. Les
gens s'imaginent ainsi des paysages fabuleux, avec des
arbres parleurs, des papillons gants, des... des scnes
rotiques tout fait extraordinaires... Or, comme ils savent
bien, par ailleurs, qu'ils sont sur le point de mourir, eh
bien, ils s'imaginent tout bonnement qu'ils sont au
paradis. C'est aussi bte que a.
Il poursuivit avec un haussement d'paules :
Ce feu d'artifice d'illusions, que le cerveau nous
procure dans les derniers instants de la vie, vous avez le
droit de l'apprcier, bien entendu. Et mme, d'ardemment
le souhaiter. Aprs tout, mieux vaut mourir euphorique et
dans l'illusion - n'est-ce pas? que lucide et dsespr. En tout cas, c'est le parti qu'a choisi la nature, et il nous faut
donc bien l'tudier.
J'expliquai que c'tait exactement ce qui m'amenait :
l'overdose naturelle. Il tiqua :
Quelle overdose?
- Oui, dis-je, le feu d'artifice final de tous les
neuromdiateurs du cerveau. En deux mots, comment cela
se passe-t-il?
- Oh a, rpondit-il, ce n'est pas difficile imaginer.
Notez, l on sort de mon rayon et je prfre ne pas
m'avancer.
- Imaginer? Mais... l'article du Spiegel parlait bien,
n'est-ce pas, d'un mcanisme neurochimique prcis, mis
en branle la fin de l'agonie...?
- Oui, rpondit Ronald Siegel d'un ton dtach, ces
journalistes allemands ont un peu... mlang leurs
informations. Je suis psychologue, la neurochimie n'est
pas mon rayon. J'avais simplement dit que je supposais un
possible processus impliquant des endorphines, rien de
plus. Vous savez, la dcouverte du rle hormonal des
synapses est encore trs rcente. Attendons un peu. Tout
laisse supposer que l'on finira par dcouvrir quelque chose
de ce ct-l, au moment o l'organisme sent la mort
imminente.
Qu'on finirait par dcouvrir? Y avait-il maldonne? Etais-
je venu spcialement de France pour une dcouverte que
cet homme n'avait jamais faite? Pourquoi l'action des
neurotransmetteurs au moment de la mort? Quel orage
nerveux dclenchait l'overdose naturelle? Il avait tout
imagin! Il n'y connaissait rien! Plantage total. Non, c'tait
impossible. Ce type devait forcment avoir dcouvert
quelque chose. Je dcidai d'oublier momentanment la
chimie du cerveau et interrogeai Ronald Siegel
simplement sur la faon dont il avait men bien son
travail. De quelles donnes s'tait-il servi? Il avait quand
mme bien interrog quelques-uns de ces visionnaires de
la mort, non?
Non, dit-il.
- Ah?
- Non, rpta-t-il, a ne prsente aucun intrt pour
moi. Suffisamment d'enqutes ont paru sur le sujet ces
dernires annes. Il suffit d'en lire une, on a tout de suite
compris. Si vous connaissiez les effets des drogues sur la
conscience, vous n'auriez aucun problme, monsieur, pour
comprendre qu'on a strictement affaire aux mmes
processus. On peut donc trs logiquement supposer les
mmes dterminismes neurochimiques en dessous. Je ne
dis rien de plus.
Cette fois, ma dception fut totale. Non que le
raisonnement logique de Ronald Siegel me paraisse bancal
mais il n'avait pas mme interrog un seul cas! Il n'avait
carrment pas tudi le phnomne! Cette fois, je ne
comprenais plus. Ou plutt si, j'tais tomb dans une
arnaque!
Cet homme n'avait pourtant pas l'air d'un escroc. C'tait
un honnte professeur d'universit amricaine. Alors, o
tait la gne? Le problme une fois ainsi pos, j'y vis tout
de suite plus clair. Mais oui! le docteur Siegel avait un
comportement... on aurait dit... qu'il avait peur!
Vous semblez craindre quelque chose, professeur...
- Peur? Moi? Pas du tout. Et pourtant, il y aurait de
quoi!
- Que voulez-vous dire?
Il haussa les paules :
Il est possible, monsieur, que l'Europe ne soit pas
encore au courant... Nous sommes tellement enclins
l'obscurantisme, ici, aux comportements irrationnels.
L'Amrique, voyez-vous, c'est la Bible, le Ku Klux Klan, les
soucoupes volantes!
La conversation prenait un tour inattendu. De quoi
diable s'agissait-il?
Monsieur, dit Ronald Siegel d'un air grave, une vague
de maccartisme mental est en train de submerger une
partie de l'lite scientifique de ce pays. Dans les annes
soixante, les psychiatres se sont pris de passion pour le
LSD. On disait que a allait rvolutionner la plante.
Aujourd'hui, c'est fini. Alors on trouve autre chose. a
n'est plus LSD, mais NDE et toutes ces salades de vie aprs
la mort. C'est extrmement inquitant.
- NDE? Une nouvelle drogue?
- Non, near death experience. C'est le nom qu'ils
donnent ces fameuses visions. Oh, ils ont invent tout un
jargon, pour mieux abuser leur monde! Mais nul ne peut
s'y tromper: ils ramnent l'irrationnel dans les fondements
mmes de la science. C'est trs inquitant, monsieur.
Le professeur en avait trop dit ou pas assez. Ce coup-l,
il commenait rellement m'intresser, car sa dmarche
s'clairait soudain d'une lumire nouvelle : dans cette
affaire, il ne s'tait donc pas tant comport en scientifique
qu'en idologue. C'tait une conception du monde qu'il
dfendait! Et avec une passion telle qu'il n'avait pas hsit
avancer des hypothses sans enqute! Et le Spiegel s'tait
fait, plus ou moins consciemment, son alli. A l'vidence,
le systme qu'il dfendait tait celui de l'orthodoxie
scientifique. Les travaux sur les neurotransmetteurs sont
puissamment soutenus par l'industrie pharmaceutique.
Normal : on fait des tas de dcouvertes dans ce secteur. Et
l'on ne parle plus que de a dans certains milieux. Pas une
semaine ne s'coule sans que les magazines scientifiques
annoncent la dcouverte d'une nouvelle drogue du
cerveau. La drogue de la peur, la drogue de l'amour,
la drogue de l'intelligence ... Et des milliers de
chercheurs tentent de comprendre comment tout cela
fonctionne - pour mieux aider l'humanit se rguler,
trouver son homostasie , comme dit le professeur
Laborit, son quilibre chimique interne, c'est--dire, en
dernier ressort, son bonheur.
Malheureusement pour mon interlocuteur, aucune
dcouverte de ce genre ne semblait encore avoir t faite
dans le domaine mystrieux qui nous intressait.
Immanquablement, une question idiote me vint l'esprit.
Je demandai Ronald Siegel quels taient donc ces
ennemis de la raison qu'il redoutait tant. taient-ils si
forts?
D'un bond il m'entrana dans une pice voisine, se
planta devant une bibliothque et, faisant glisser son index
sur une range de bouquins aux revers multicolores,
dclara :
Voil, monsieur, les gens que je combats. Vous avez
compris : ils sont trs nombreux et gagnent beaucoup
d'argent. Ils ont dcouvert qu'on pouvait faire fortune en
racontant des sornettes sur la mort!
Il me lut quelques titres :
Voix de l'au-del, par le psychologue T., J'ai pass
trente minutes chez les morts, par Elisabeth H., une
simple mre de famille devenue mdium, Les trpasss
nous tlphonent, par le rvrend J., un prtre, vous vous
rendez compte! Ou celui-ci : La mort n'existe pas, par le
parapsychologue C. Merveilleux, non?
Je devais faire une mine consterne : Ronald Siegel
clata de rire.
Je vois que vous avez enfin compris! Il y a l un
norme march sur lequel les pseudo-savants dont je vous
parlais se sont avidement branchs.
- Ne disiez-vous pas que l'lite scientifique elle-mme
tait atteinte?
- L'irrationnel a le vent en poupe. Et vous avez mme
des gens intelligents qui cdent. Par peur, par lchet et
respect humain... il faut croire que la crise gnrale des
valeurs fait remonter de trs vieilles choses mal digres
des trfonds de notre inconscient. De trs vieilles peurs.
Il me planta l et revint avec deux verres de Coca-Cola.
Je le sentais plus dtendu prsent. Et moi, je marinais
dans une immense perplexit. Ainsi, ces pseudo-savants
avaient peur, eux aussi? Mais alors, tout le monde tait
mort de trouille dans cette histoire! Je demandai Ronald
Siegel de me citer quelque noms de savants
particulirement reprsentatifs de cette vague
obscurantiste qui dferlait sur la communaut
scientifique. Ronald Siegel eut un hoquet.
Je suppose que vous avez entendu parler du numro
de cirque le plus clbre, la clbre dame Kbler-Ross?
- Qui a?
- Elisabeth Kbler-Ross, cela ne vous dit rien? Achetez
donc le dernier Playboy, elle vient de leur accorder une
interview, ah, ah, ah! Playboy! a vous donne une ide du
genre de dame! Tout un programme!
- Ah?
- Parce que figurez-vous que cette femme, qui se prtend
psychiatre, organise des sances " scientifiques " un peu...
spciales !
Il rit de nouveau et m'invita regarder de plus prs
quelques-uns de ses tableaux huichols. Je compris par l
qu'il considrait l'interview comme termine et me dcidai
prendre cong. Avant de le quitter, je lui demandai
quelques autres noms de ces pseudo-savants vendeurs
de contes dormir debout. Il m'en cita deux : Raymond
Moody et Kenneth Ring. Puis il me tendit une copie de sa
dernire communication parue dans l'American
Psychologist avant de me raccompagner en disant : Il
faut absolument stopper ce dlire.
5
Dcouverte de l'trange vaisseau amiral de Ken Ring
Los Angeles-Storrs University
Dehors, il fait un temps radieux. Tout Hollywood est en
fleur. Mais je suis bien embt. A l'eau, mon bel article
scientifique! Le docteur Siegel ne m'en a aucunement
donn la matire. A moins que son texte paru dans
l'American Psychologist ne contienne d'autres
informations, qu'il aurait omises pendant l'entretien? Un
ultime espoir. J'extirpe le papier de ma sacoche et me mets
lire fbrilement, assis sur le trottoir. Mais je ne trouve
rien que le psychologue ne m'ait dj expos. Rien d'assez
costaud pour alimenter mme un court article scientifique.
Je ne peux pourtant pas rentrer Paris bredouille. La
honte! Reste, bien sr, la solution bon march :
transformer l'histoire en papier de murs. Du rififi chez les psy de la mort , je vois a d'ici. L'horreur! Je repense
toutes ces histoires dbiles de morts congels. Pour 10 000
dollars, certains Amricains se font congeler, avec l'espoir
qu'on trouvera un jour le remde au mal qui les a
emports et qu'on russira alors les ressusciter. Mais
plusieurs fois dj, la chose a mal tourn.
J'ai lu dans Libration la msaventure de ces deux
garons qui avaient fait congeler leur pre et leur mre et
qui une compagnie d'escrocs faisait rgulirement cracher
des milliers de dollars pour couvrir les frais de
rparation du rfrigrateur. L'affaire s'tait termine
dans le macabre grand-guignolesque le plus dment, le
papa et la maman pourrissant sur place...
Je me retrouve sur l'avenue qui longe l'ocan. Des
sportifs s'brouent sur la plage. Des filles bronzent aux
terrasses des salons de th. Et moi, je gamberge comme un
pauvre diable. Et s'il y avait malgr tout un vrai papier
sous roche? De toute faon, je n'ai plus le choix; si je veux
rdiger quoi que ce soit, il me faut rencontrer quelques
spcimens de ces pseudo-savants que le docteur Siegel
combat avec tant d'ardeur. Cette femme si suspecte, par
exemple, cette Kbler-Ross, dont Playboy vient de publier
une interview.
J'achte donc Playboy. Mais je ne trouve rien. Le
bonhomme s'est-il pay ma tte? Non, Ronald Siegel s'est
simplement tromp de numro : l'interview d'Elisabeth
Kbler-Ross, me dit-on, est parue dans le numro d'il y a
trois mois. Je me le procure et me voil sur la plage, le dos
appuy un poteau de volley-ball, en train de lire l'une des
plus tranges interviews qui me soient tombes entre les
mains.
Une matresse femme, apparemment. Trois petites
photos noir et blanc la montrent au cours de l'interview.
La cinquantaine, le visage nergique, le front pliss dans
un visible effort de se faire comprendre par la journaliste
venue l'interroger.
J'apprends qu'elle est d'origine suisse et psychiatre,
qu'elle exerce aux tats-Unis depuis la fin des annes
cinquante et qu'elle serait la grande spcialiste
occidentale de l'aide aux mourants , une sorte de mre
Teresa du monde moderne. Or Playboy a beau tre un
journal porno, ses grandes interviews ne m'ont jamais
paru bidon. Je tombes des nues. La spcialiste
occidentale de l'aide aux mourants ? a veut dire quoi?
Quant l'affaire louche laquelle Ronald Siegel faisait
allusion, l'article de Playboy en dit un mot : l'minente
dame se serait rcemment dcouvert un got prononc
pour les sances de technique mystique. Elle aurait mme
voyag hors de son corps ! Elle dit ce propos : Je
demeure alors exactement la mme personne, sceptique et
ttue, que lorsque je faisais mes tudes de mdecine
Zurich. Je suis quelqu'un d'minemment pragmatique : je
ne crois que ce que je vrifie moi-mme.
Mais comment voulez-vous, lui demande la
journaliste, que l'on vous croie lorsque vous racontez que
vous avez voyag au pays des morts? Avouez que a ne
fait pas trs scientifique.
- Mais je ne cherche convaincre personne, rpond la
dame, et je me contrefiche de ce que l'on dit de moi. Vous
pensez bien que je serais la dernire des prostitues si,
travaillant dans un domaine aussi grave, je me souciais un
tant soit peu de l'opinion publique.
Aprs des annes de clbrit et d'honneurs, cette
Kbler-Ross aurait t chasse de l'universit et se serait
rfugie avec un groupe d'amis Escondido, dans
l'extrme sud de la Californie. Elle y aurait fond une
communaut baptise Shanti Nilaya ce qui signifierait Maison de paix en sanscrit - et passerait son temps
aider et conseiller les malades incurables et surtout les
parents d'enfants mortellement atteints.
Une irrsistible envie de rencontrer cette femme me
saisit. Je joins le journaliste-pote Lewis MacAdams, alors
correspondant de mon journal Los Angeles, qui ne met
pas une heure me procurer les coordonnes de la
communaut Shanti Nilaya.
J'appelle. Une fois, deux fois, trois fois. Peine perdue,
cette Kbler-Ross me semble entoure d'un vritable
rempart. Des voix me rpondent qu'elle n'est pas l, ou
qu'elle est trs fatigue, ou encore qu'elle ne reoit plus de
journalistes. Du coup, la voil qui me devient suspecte
moi aussi. C'est louche. Il faut aller voir.
Cent kilomtres d'autoroute. L'endroit est splendide.
Des collines de terre rouge, des cyprs vert sombre, des
fermes mexicaines amnages en bungalows, des bassins
d'irrigation transforms en piscines... Une grande blonde
costaud me reoit dans un petit bureau. Elle me regarde
d'un air fatigu : pourquoi n'ai-je pas cru ce qu'elle disait
au tlphone? Elisabeth n'est rellement pas l. Elle
me tend un dpliant bleu ple. Je lis : Prochains ateliers
Vie, mort et transition avec Elisabeth Kbler-Ross : New
York, du 23 au 28 avril; Chicago, du 6 au 11 mai; Stuttgart,
du 16 au 21 mai... Et, plus loin, une autre srie de dates.
Des confrences, cette fois: Miami, le 3 mai; Ble, le 12
juin, etc.
Elisabeth ne rentrera pas en Californie avant la mi-
juin, explique la grande blonde. Aprs sa tourne
europenne, elle doit donner d'autres confrences, l'cole
de mdecine de Denver, dans le Colorado, Hawaii...
J'essaie de me rattraper :
Avouez que vos rponses au tlphone n'taient pas
trs nettes.
Elle sourit gauchement :
Vous devez avoir raison. C'est devenu un rflexe. Les
journalistes ont t tellement sordides ces dernires
annes...
Que penser? Je me gratte la tte en contemplant un
grand planning au mur. Tout cela m'a l'air bigrement
organis. Je dis:
Mais je croyais que le docteur Kbler-Ross avait t...
euh, chasse de l'universit...
La jeune femme me coupe :
Plus de cent cinquante mille cours, confrences,
sminaires et ateliers divers sont organiss chaque anne
sur la base des travaux d'Elisabeth.
- Ah bon? Mais o a?
- Un peu partout, dans les hpitaux, les coles
d'infirmires, les hospices de vieillards, les monastres, les
ashrams... Et ici, Shanti Nilaya.
Je regarde cette fille de tous mes yeux. Et demande :
Ces ateliers Vie, mort et transition, a consiste en
quoi?
- Il faudrait que vous y participiez vous-mme, c'est
difficile dcrire. Disons que chacun y apprend se
pencher sur ce que nous appelons le " business inachev ".
- Pardon?
- Oh, il s'agit de se dbarrasser de la ngativit, de tous
les refoulements motionnels que chacun trimbale...
- Une simple psychothrapie alors?
- Oui, mais dans une perspective de prparation la
mort.
Elle n'a malheureusement pas le temps de discuter
davantage avec moi. Elle doit prendre un avion pour
Boston, o un groupe Shanti Nilaya vient de dmarrer.
Avant de partir, je lui demande si, par hasard, elle ne
connatrait pas MM. Raymond Moody et Kenneth Ring, les
deux autres suspects signals par Ronald Siegel.
Mais oui, dit-elle, naturellement.
Tiens, tiens, ils se connaissent donc? Serait-ce un vrai
rseau? Elle m'apprend que le premier est psychiatre
Charlottesville en Virginie, et le second professeur de
psychologie l'universit du Connecticut. Et elle me donne
leurs coordonnes.
Sitt rentr Los Angeles, je compose les deux numros
de tlphone. Ring finit par rpondre. Il accepte de me
recevoir si je peux me rendre dans le Connecticut. Je cours
m'acheter un billet d'avion, extrmement impatient de voir
de prs un de ces hurluberlus. Coquin de sort!
Il y a vraiment deux sortes de savants.
Les premiers respectent d'abord le systme d'explication
en place. Celui dans lequel, souvent, ils ont grandi. Leur
mission est d'intgrer. Ils doivent absolument ramener au
systme toute donne nouvelle qui pourrait apparatre
dans tel ou tel champ de perception - il, oreille, baromtre, radar, chambre bulle, tlescope, synchro- ou
cyclotron, etc. Pour eux, l'intgration est prioritaire. Si elle
ne s'intgre pas, on range la donne nouvelle dans un
tiroir en prononant la formule magique On verra a plus
tard.
L'autre sorte de savants, au contraire, respecte d'abord
les donnes, les faits. Tant que le fait nouveau s'intgre
bien, ils se comportent exactement comme les savants de
la premire catgorie. Mais si le fait ne s'intgre pas, alors
leur mission diverge. Ils commencent par observer,
longuement, le fait rebelle. Puis ils essaient de dcouvrir
dans quel autre systme il pourrait s'imbriquer.
Les savants de la premire catgorie sont de bons
gestionnaires. Ceux de la seconde de bons explorateurs.
Bien sr, les savants gestionnaires ont naturellement
tendance devenir conservateurs, et accuser les savants
explorateurs d'agir en irresponsables, ce qui n'est pas
toujours faux. Surtout quand le fait nouveau exige, dans
son normit, une grave remise en question des certitudes
du moment. Tout dpend du degr de maturation.
Pendant la premire phase du bouleversement, quand il
s'agit encore simplement de savoir si le fait nouveau existe
ou pas, les gestionnaires ont gnralement raison. Car les
explorateurs sont jeunes d'esprit et leurs inventions
dangereuses. Mais si l'existence du fait s'impose, alors,
lentement les rles s'inversent. Un jour, on s'aperoit que
ce sont les gestionnaires qui deviennent dangereux. Le fait
est trop norme, et son oubli peut tout faire exploser.
Comment en vient-on oublier un fait? Jamais
mchamment. Il s'agit d'abord d'un fait idiot ,
apparemment inutile et absurde. On le nglige, et l'oubli
vient peu peu. A tel point que la science et le savoir se
reconstruisent sans lui. Hlas! s'il s'agit d'un vritable fait,
c'est un animal ttu. Il remonte forcment la surface un
jour. Il arrive que cela gne. Que font alors les savants
gestionnaires? Ils nient, que voulez-vous qu'ils fassent?
Comme ils dtiennent les crdits, les revues et, en gros, le
pouvoir, ils peuvent touffer un fait gnant pendant des
lustres. Personne, d'ailleurs, ne devrait leur jeter la pierre :
ce sont les globules blancs, ils protgent la maison.
Mais voil le fait nouveau devenu gant. Les savants
explorateurs en ramnent d'normes chantillons aux
foules bahies. La rumeur s'bruite, et plus personne ne
peut nier. La rvolution gronde. Les explorateurs
s'activent. Un silence se fait dans le cur des plus lucides : que va-t-il se passer?
Nul ne peut le prvoir quand le petit-fait-idiot-qui-
soudain-remonte--la-surface s'appelle la mort. Les tats
de conscience des agonisants.
Avec Ken Ring, en tout cas, j'allais tomber sur le type
parfait du savant de la seconde catgorie. Un explorateur.
Doubl d'un veinard. The right man in the right place at
the right time. Un sacr veinard. Avec ce ct gamin
curieux du vritable explorateur.
Ken Ring est professeur de psychologie l'universit des
Storrs, au beau milieu des forts de sapins de la Nouvelle-
Angleterre. L'immeuble o il travaille ressemble un
blockhaus pos sur le gazon du campus : pas de fentres
apparentes elles donnent toutes sur des patios. A l'intrieur, on dirait les couloirs de la NASA. Une porte
vert pomme dans un couloir jaune citron, avec, sur une
plaque mtallique, les mots suivants : International
Association for Near Death Studies. IANDS. Prononcez
allndss .
A l'poque, en 1981, Kenneth Ring est le directeur de
cette tonnante organisation de savants. L'Association
internationale pour l'tude des tats proches de la mort.
Un grand blond boucl lunettes, le sourire jovial,
dbordant d'activit.
Suivez-moi au premier, dit-il, j'ai une runion avec les
membres du bureau. Ensuite, j'aimerais aller manger un
sandwich et nous pourrions discuter un brin.
Je le suis en courant dans l'escalier :
Quel bureau?
- L'quipe excutive d'IANDS, dit-il. Une runion de
routine, comme tous les quinze jours. (Il rit.) Et toujours le
mme point noir l'ordre du jour : o trouver de l'argent?
Nous pateaugeons par manque de moyens. Mais bon...
tout est O.K. ainsi.
Je demande :
Vous n'appartenez donc pas l'universit?
- Si heureusement, a nous permet de faire subsister
l'association, ce qui est dj bien. Mais il y aurait tant
faire. Systmatiser les sondages, faire des tudes croises
avec d'autres pays, culturellement diffrents. Pour le
moment, il n'y a que les travaux d'Osis et Haraldsson qui
nous donnent une vue croise des choses.
- Osis et Haraldsson?
- Les renseignements qu'ils ont ramens des hpitaux de
New Delhi sont inestimables...
Il m'arrte devant une machine caf :
Bon, attendez-moi l, je ne serai pas long.
Quel tourbillon! Ce type vit deux cents l'heure. J'ai
intrt lui signaler tout de suite que je ne suis au courant
de rien, ou alors il va me larguer en moins de deux. En
tout cas, il tient sa parole : un quart d'heure plus tard,
nous nous retrouvons sur le gazon du campus, en train de
manger des hamburgers, deux pas d'un lac o barbotent
des canards.
Je me rappellerai toute ma vie cet aprs-midi.
Brusquement, toute la problmatique de mon reportage
allait se retrouver cul par-dessus tte. D'abord, je compris
qu'en Europe, des travaux majeurs nous avaient chapp.
Les savants amricains n'en taient plus du tout se tter
pour savoir si quelque chose d'intressant se
produisait dans la tte des gens au moment de mourir. Ils
en taient persuads. Mieux : ils le savaient. Pas par
croyance ni par intuition. Ils en taient au stade o, ayant
enqut, ils disposaient dj de milliers de donnes
dment enregistres, rpertories et analyses. Sur la
chimie du cerveau, rien. Rien de plus que ce que suggrait
Ronald Siegel, c'est--dire pas grand-chose encore. Mais
ils s'en fichaient compltement, a n'tait pas leur
problme. Leurs matriaux n'taient pas constitus de
formules de srotonine ou d'adrnaline, mais de rcits et
de tmoignages humains. Cela revenait sans doute au
mme, mais l, au moins, il ne s'agissait plus de savoir si
l'affaire valait la peine ou pas d'tre explore. On avait un
besoin urgent d'explication des donnes devenues
massives.
Au dbut des annes soixante-dix, des indices de plus en
plus denses les avaient mis sur la piste de ce qu'on allait
bientt baptiser les NDE, near death experiences. Les
savants avaient fini par se rendre compte d'une donne
stupfiante de simplicit : nous serions littralement
entours de NDE. Qu'est-ce dire? Des tas de gens autour
de nous auraient, un moment donn de leur vie, frl la
mort et, cette occasion, vcu une exprience intense,
unique. Dans de nombreux cas, cela aurait boulevers leur
vie. Mais l'tude de cette exprience par des scientifiques
ne faisait que commencer.
Je tiquais :
Si ce fait est si frquent, pourquoi ne sommes-nous
pas au courant depuis longtemps?
- Pour deux raisons au moins, dit Ring en mordant dans
son sandwich. D'abord, c'tait trop loin de la norme. Les
gens qui a arrivait avaient peur de passer pour fous.
- Comment cela?
- Imaginez que votre petite amie s'en sorte de justesse,
aprs un grave accident de voiture et un long coma. En se
rveillant, elle vous dit qu'elle a connu la plus grande
extase de sa vie et que, maintenant, elle veut aimer le
monde entier. Quelle serait votre raction?
- Si j'ai vraiment eu peur? je penserais qu'elle exagre un
peu.
- Mais si elle insiste?
- Je me dirais qu'elle a eu une sorte d'hallucination.
- Et si, du coup, sa vie se met changer?
- Dans quel sens?
- Dans le bon sens : plus panouie, plus ouverte, moins
nvrose...
- Que voulez-vous que je vous dise? J'en serais ravi...
- Dtrompez-vous. Jusqu' prsent, dans 99 % des cas,
la raction des gens, je veux dire de ceux qui accueillent
l'experiencer qui revient lui, a t ngative. Le personnel
soignant, la famille, les amis... 99 % ngatifs. Les
mdecins disent : Mais oui, allez, on va vous faire une
petite piqre et a ira mieux! Les parents: Allons, du
calme, ma chrie, tu as pass un mauvais quart d'heure,
maintenant c'est termin, il faut oublier tout a! Vous
avez des cas o la personne qui a fait l'exprience ragit
trs mal : Mais puisque je vous dis que a n'tait pas un "
mauvais quart d'heure "! Nom d'une pipe! J'tais bien!
L, l'entourage commence s'inquiter : Bien? Elle se
sentait bien dans son coma? Et elle semble se repatre avec
dlice de ce souvenir? Mais c'est morbide! Il faut un
traitement! La malheureuse risque fort de se retrouver
dans une spirale infernale - elle a dj tellement de mal
digrer ce qui lui est arriv! Alors elle se tait. Un instinct
de survie lui fait garder le silence. Aujourd'hui, grce
notre coute, les langues commencent se dlier.
Nous en tions au caf. Le gobelet de Ring dbordait sur
ses doigts. Ses yeux brillrent derrire ses pais binocles :
La seconde raison de l'mergence brutale des NDE sur
le devant de la scne des sciences humaines, c'est
l'amlioration formidable des techniques de ranimation.
A tel point que, ces vingt dernires annes, la population
des survivants s'est brutalement accrue dans des
proportions considrables.
- Des survivants?
- On appelle ainsi les personnes qui ont pu chapper
une mort clinique passagre. En soi, les survivants ne nous
apprennent rien. Ce qu'on a dcouvert, c'est qu'un
pourcentage constant de ces survivants ramenait le rcit
d'une NDE.
- Quelle proportion est touche?
- Pour l'instant, nous aboutissons des chiffres tournant
autour de 40 50 %. Mais nous n'en sommes qu'au tout
dbut d'une recherche compltement nouvelle. Nos
statistiques sont prendre avec des pincettes.
- De 40 50 %? Vous voulez dire qu'environ
un survivant sur deux dit avoir vcu une NDE?
Je n'en revenais pas. Ring corrigea :
De 40 50 % des survivants que
nous avons interrogs. Or rien n'exclut que nos
chantillons soient biaiss, malgr toutes nos prcautions.
Et puis, attention, tous ne sont pas alls aussi loin dans
l'exprience. Nous avons fini par discerner un profil type
comportant cinq stades dans les expriences les plus
profondes.
- Ah?
- Cinq degrs. Pour vous donner un ordre de grandeur,
seuls 10% des survivants que nous avons interrogs ont
atteint le cinquime degr. Soit un experiencer sur cinq,
environ.
- C'est quoi, le cinquime degr?
Il eut un sourire. Je ne connaissais donc rien du dossier?
Mais je n'tais jamais que le cent cinquantime journaliste
venir le questionner. Il s'y tait fait. Mieux : il semblait
aimer a.
Venez, me dit-il, j'ai l-haut assez de documentation
pour tancher toute votre curiosit.
Nous grimpmes dans les bureaux de l'IANDS. Un
groupe d'tudiants tait en train de classer des fiches.
Quelques-uns de nos enquteurs , dit Ring en leur
faisant un petit signe. Puis il fouilla un carton pos au sol
et en extirpa un gros volume : Tenez, a vient de sortir,
c'est pour vous. Je monte vous chercher d'autres choses.
Juste une seconde!
Un gros livre sign K. Ring et intitul Life at Death la Vie au moment de la mort. Je feuilletais. Bigre! C'tait
bourr de graphiques, de tableaux... Je lus au hasard
: Mais la faon dont on meurt presque a-t-elle une
importance? L'une des principales raisons qui nous ont
mens entreprendre cette enqute fut la ncessit de
dterminer si l'exprience centrale tait indpendante des
circonstances et des motifs qui avaient conduit l'pisode
de2 ...
Mais dj, il revenait, les bras chargs de brochures :
Prenez aussi a, dit-il, voici quelques exemplaires
de Vital Signs, et ceci est le second numro de notre
revue, Anabiosis.Vital Signs est notre lettre de vulgari-
sation. Anabiosis est rserve aux chercheurs.
Il y ajouta un tas de photocopies et de coupures de
presse, puis dclara qu'il tait dj en retard son cours et
s'en alla au triple galop.
2 Les rfrences des textes cits sont regroupes la fin de l'ouvrage.
Je regagnai mon htel et me mis dvorer l'norme tas
de papier. Je commenai par piocher parmi les
photocopies, comme dans un plat d'amuse-gueule, olives,
piments, pistaches. J'appris que plusieurs dizaines de
chercheurs - psychiatres et psychologues, mdecins de
toutes sortes et, mme, chirurgiens peu peu rejoints par
des biologistes et des... philosophes - taient dj l'uvre un peu partout aux Etats-Unis. Terrain principal: les
hpitaux, puisque c'est l que meurt aujourd'hui
l'crasante majorit de nos congnres.
Ces chercheurs en taient encore l'accumulation
primitive des donnes; mais celles-ci semblaient si
concentres que c'tait grand-peine qu'ils parvenaient
se garder d'en tirer de fantastiques conclusions. Mais il
tait trop tt, beaucoup trop tt. Pourrait-on, d'ailleurs,
jamais conclure? Que voulaient dire ces visions? Et
pourquoi surgissaient-elles ainsi tout d'un coup dans la
conscience collective? Les questions se bousculaient.
Dans tout ce remue-mnage, je compris que j'avais eu de
la chance : Kenneth Ring tait l'un des principaux
coordinateurs de ces recherches. Il n'arrtait pas de
voyager. Donnant des confrences, un jour des tudiants
de mdecine de Chicago, le lendemain dans une cole
d'infirmires de New Haven - j'allais bientt dcouvrir le
rle crucial des infirmires dans cet trange mouvement -,
avant de s'en aller passer trois jours dans le Nebraska, o
l'on venait de lui signaler une nouvelle NDE,
particulirement frappante.
Nom d'un chien! J'eus tout coup l'impression qu'on se
comportait l'gard de ces fameuses NDE comme s'il
s'agissait de contacts avec les extraterrestres! Ken Ring
ressemblait vraiment au savant que jouait Truffaut dans
Rencontre du troisime type, le film de Steven Spielberg.
J'clatai de rire tout seul dans ma chambre d'htel.
C'tait tout fait a! Vous souvenez-vous? Un peu partout
sur la plante, des milliers de gens se mettaient faire le
mme rve. Un rve bizarre dont ils retenaient
essentiellement deux choses : une mlodie de cinq notes et
la vision d'une montagne aplatie, genre mesa mexicaine.
Pris d'une sorte de fivre dlirante, les rveurs tentaient
d'abord de matrialiser leur vision, de reprsenter la
montagne, chacun sa manire, en la dessinant, en la
sculptant, en la moulant... Pour eux, elle existait vraiment,
et ils mouraient d'envie de la rejoindre. Le phnomne
prenait une telle ampleur que la communaut scientifique,
presse par les pouvoirs publics, se trouvait accule
essayer de comprendre. Une mission internationale tait
cre, avec sa tte un savant franais (jou par Truffaut).
Parcourant le monde grands bonds, de rveur en rveur,
il finissait par dnicher la fameuse montagne et
comprenait enfin de quoi il retournait : le rve avait t
communiqu aux hommes par des extraterrestres. La
montagne tait un lieu de rendez-vous et la mlodie, un
mot de passe. A la fin du film, la rencontre avait lieu, et,
pour la premire fois depuis longtemps dans les annales
du cinma fantastique, on dcouvrait des extraterrestres
gniaux et bons. Gniaux parce que bons.
Eh bien, Ken Ring, me dis-je dans ma chambre d'htel,
c'tait le savant jou par Truffaut! Et le rve nous venait
des bords de la mort. Mais quel tait le message? Et qui
pouvait bien nous l'envoyer? Nous-mmes?
J'ai lu jusque trs tard dans la nuit. A 10% prs, toutes
les enqutes citent les mmes chiffres : un peu plus ou un
peu moins de la moiti des personnes interroges la suite
d'un pisode de mort clinique racontent qu'elles sont
sorties de leurs corps au moment fatal. Et toutes les
enqutes aboutissent en gros au mme profil type. Je me
plonge dans Life at Death, le livre de Ring. Quels sont
donc les cinq stades qu'il a voqus tout l'heure?
Le premier stade concerne, par dfinition, l'ensemble
des experiencers, comme ils disent. Quel mot franais
utiliser? Exprimentateurs? a ne va pas. Visionnaires? a
fait trop pompeux. Gardons experiencers. Selon Ring,
donc, 50% des survivants interrogs ont au moins connu
le premier stade. Ils se souviennent d'avoir flott dans un
espace totalement trange, en tat d'apesanteur, avec un
sentiment de calme et de bien-tre inimaginables. Rien
voir, disent-ils, avec la vie ordinaire. Ils n'hsitent pas
affirmer que ce fut la plus belle exprience de leur vie et
qu'ils s'en souviennent comme s'ils y taient encore, mme
si vingt ans se sont couls depuis.
Je demeure incrdule : le meilleur moment de leur vie
aurait t celui de leur (quasi-)mort? C'est inconcevable.
Je suis contraint, je l'avoue, d'arrter ma lecture toutes les
cinq minutes et de me frotter les yeux. Est-ce un rve?
Suis-je bien en reportage aux tats-Unis, en train de lire
un ouvrage scientifique? Je me pince. Mais je ne rve pas.
Poursuivons.
De ces rescaps de la mort, 37 % parviennent au
deuxime stade: apercevant soudain leur corps
quelques mtres d'eux , ils se rendent compte de l'insolite
de leur situation et se demandent s'ils sont toujours
vivants. La rponse est gnralement non. Mais cela ne les
empche pas de contempler trs tranquillement mdecins
et infirmires en train de se dmener autour de leur
cadavre . Il arrive que les experiencers soient capables de
rapporter, par le menu, tout ce qui s'est pass durant leur
mort apparente.
23 % des survivants interrogs par Ring et son quipe
ont atteint le troisime stade, ou stade du tunnel. Ils se
rappellent alors avoir t aspirs par un vide dont
l'obscurit devenait paradoxalement de plus en plus
intense . Leur sentiment de bien-tre s'y serait doubl
d'une sensation d'extrme vitesse.
16 % ont ensuite franchi le seuil du quatrime stade.
Leurs rcits mentionnent qu'ils ont alors aperu une
lumire norme, blanche et dore, impossible dcrire -
la fois trs puissante et extrmement douce. De cette
lumire aurait man un rayonnement d'amour .
Enfin, 10 % des survivants disent avoir pntr cette
lumire. Les savants parlent alors de cinquime stade. L
les rcits s'clatent en mille versions. Les uns par