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LA VIE POLITIQUE DANS LES CENTRES URBAINS DU SÉNÉGAL ÉTUDE D'UNE PÉRIODE DE TRANSITION Author(s): Paul Mercier Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 27 (Juillet-Décembre 1959), pp. 55-84 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689069 . Accessed: 18/06/2014 04:04 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.129 on Wed, 18 Jun 2014 04:04:07 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LA VIE POLITIQUE DANS LES CENTRES URBAINS DU SÉNÉGAL ÉTUDE D'UNE PÉRIODE DETRANSITIONAuthor(s): Paul MercierSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 27 (Juillet-Décembre1959), pp. 55-84Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689069 .

Accessed: 18/06/2014 04:04

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LA VIE POLITIQUE DANS LES CENTRES URBAINS

DU SÉNÉGAL ÉTUDE D'UNE PÉRIODE DE TRANSITION.

par Paul Mercier

I On a, depuis longtemps, souligné comme un trait essentiel

de la plupart des villes d'Afrique noire qu'elles étaient « création de blancs ». Pour le sociologue, le milieu urbain africain est d'abord caractérisé par le fait qu'il est un « milieu radicalement nouveau ». Au moins peut-on dire que (sauf exceptions assez localisées, dont rend compte l'histoire pré-européenne) les plus importantes de ces villes sont de fondation très récente, et s'inscrivent dans le cadre de l'histoire coloniale proprement dite. Presque toutes celles dont le développement fonctionnel et l'expansion démographique ont été, au cours des deux dernières décennies, les plus spectaculaires, datent de moins d'un siècle. C'est dans celles-ci que les problèmes urbains africains se pré- sentent avec les caractères les plus spécifiques et les contours les plus accusés. Elles ont donc attiré plus immédiatement l'attention des chercheurs, et c'est dans ce contexte que les notions essentielles relatives aux processus d'urbanisation en Afrique noire ont été élaborées.

Il ne faut point, cependant, sous-estimer la diversité des situations urbaines, et nous verrons que ceci est d'une parti- culière importance quant à l'étude des problèmes posés par la vie politique. Les villes dont la fondation remonte à la période de la « traite » - qui précède la période coloniale et y introduit - présentent aujourd'hui encore des caractères propres, qui les distinguent des villes coloniales récentes. D'une telle distinc- tion, un exposé concernant les villes du Sénégal devra tenir largement compte.

Certes, « villes anciennes » et « villes récentes » (1) ont en

(1) Distinction schématique, dont le sens est précisé plus loin. Pour l'examen de quelques critères permettant la définition des types différents de villes coloniales, cf. P. Mercier, Aspects de la société africaine dans l'agglomération dakaroise : groupes familiaux et unités de voisinage, in L 'agglomération daka- roise. Quelques aspects sociologiques et démographiques, I.F.A.N., Dakar, 1954.

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commun un caractère essentiel : toutes deux résultent entiè- rement d'une impulsion extérieure. L'action des forces étrangères que le colonisateur introduit, c'est au niveau de la ville qu'elle se manifeste de la façon la plus puissante. Dans les zones rurales, elle s'exerce sur des sociétés complètes, et qui demeurent « en place » ; souvent la solidité et la cohérence de ces sociétés leur permettent, sinon de résister avec une pleine efficacité aux chan- gements apportés de l'extérieur, du moins de les freiner, de les amortir et de les canaliser par des moyens divers. Dans les villes coloniales, l'action étrangère crée elle-même le cadre dans lequel elle doit s'exercer. Son premier effet est de rassembler une population composite et mal intégrée, placée d'emblée devant des problèmes nouveaux, et sur laquelle les facteurs de changement agiront avec le maximum d'intensité.

C'est en fonction de ce fait essentiel que doivent être posés les problèmes concernant la vie politique en milieu urbain. Cependant, la distinction précédemment signalée peut déjà être précisée à ce niveau. Le développement des anciennes villes de « traite » s'est effectué en deux phases successives. La première a été assez longue, et de rythme assez lent, pour que les éléments qui composaient la ville aient pu se constituer en un ensemble relativement intégré. Dans la seconde phase de développement, qui correspond à la période coloniale récente, le peuplement va s'accroître à un rythme beaucoup plus rapide. De nouvelles couches de citadins apparaissent. Leur importance numérique est telle que la ville initiale ne peut valablement les intégrer. Une série de problèmes est alors posée par les relations, à l'intérieur du centre urbain, entre un noyau de population relativement stabilisée, et la masse des nouveaux citadins, faiblement struc- turée. L'exemple du Sénégal· montrera que ces relations, qui sont d'abord d'opposition, peuvent jouer un rôle important dans certaines phases de la« vie politique.

Il convient de rappeler, pour souligner leur complexité, quels étaient les principaux aspects des phénomènes politiques dans le cadre des villes coloniales.

1) Le développement des villes n'a pas exclusivement la signi- fication d'un phénomène de rupture. Certes, les centres urbains africains se sont constitués plus ou moins complètement en marge des ensembles politiques traditionnels (1). Des activités et des fonctions de caractère nouveau les définissent. Elles acquièrent rapidement un aspectr cosmopolite. Une organisation administrative sommaire leur est donnée. Points privilégiés

(1) Leur territoire, pour les plus anciennes au moins, a souvent fait l'objet d'une « concession » de la part des pouvoirs locaux, et se trouvait donc soustrait à leur autorité directe.

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d'établissement des Européens, elles ne pouvaient guère relever que d'un système d'administration directe - quelques formes qu'il ait pu revêtir. Tout ceci a eu pour conséquence de les soustraire, plus ou moins vite, aux systèmes et aux autorités politiques locaux, pré-européens, qui, de toute manière, n'étaient pas armés pour les intégrer. Cependant, les problèmes politiques de caractère traditionnel ne sont pas entièrement exclus de la vie urbaine. Ainsi, dans certains cas, le territoire relevant d'un système politique ancien se trouvait, en totalité ou en grande partie, englobé dans la ville (1). Bien que ce système fût officielle- ment reconnu, son efficacité déclinait rapidement. L'autorité coloniale ne se chargeait, au départ, que des fonctions radicale- ment nouvelles qu'il ne pouvait assumer. Mais cette phase d'autonomie interne était brève, et c'est, progressivement, de la totalité des fonctions politiques que le nouveau pouvoir s'emparait. La population de la ville, en même temps, se diver- sifiait : aussi l'exercice de l'autorité traditionnelle se trouvait-il, au moins en fait, limité à l'un des groupes ethniques qui la composaient désormais. Cependant, malgré l'ambiguïté crois- sante de sa position, malgré son caractère de plus en plus formel, malgré le fait que toute initiative réelle lui était impossible, cette autorité a pu continuer à jouer un rôle dans la vie urbaine (quoique beaucoup plus restreint). Le système politique ancien a pu être éventuellement utilisé par les organisations politiques de type moderne comme un des supports de leur action propre. Réciproquement, des autorités de nature traditionnelle ont pu s'efforcer de s'insérer dans un jeu politique nouveau, afin de renforcer leur importance et leur influence déclinantes. Ces inter- actions devront retenir l'attention. D'autres faits sont également à rappeler, qui peuvent d'ailleurs coexister avec les précédents. Dans certains cas, en effet, des formes empruntées aux systèmes politiques traditionnels sont réutilisées, de façon plus ou moins rudimentaire, dans le cadre de la vie urbaine, par exemple sur le plan de l'organisation des groupes ethniques et des quartiers. Il s'agit des institutions de « chefferie de quartier » et de « chefferie de raiee ». Celles-ci peuvent se manifester sous deux aspects. Ou bien, elles représentent - surtout la seconde - un déve- loppement spontané. It est alors fréquent qu'elles revêtent un caractère clandestin, ou au moins qu'elles ne soient pas officielle- ment reconnues. Ou bien de telles formes d'organisation peuvent

(1) C'est le cas par exemple de Lagos; et de Dakar, où résidaient les autorités de la « République Lebou », cf. C. Michel, L'organisation coutu- mière (sociale et politique) de la communauté Leboue de Dakar, Bull, du Comité d'Et. hist, et scient, de VA.O.F.r 17, 3, 1934, et C. Faure, Histoire de la presqu'île du Cap-Vert et des origines de Dakar, Paris, 1914.

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être encouragées, et officialisées, ou même créées de toutes pièces par l'autorité nouvelle, qui y voit un moyen efficace de contrôle de populations encore mal intégrées dans le cadre qu'elle s'efforce de constituer (1). Sans doute, le rôle des autorités d'origine traditionnelle, ou de celles qui ont été construites, de manière plus ou moins simplifiée, sur des modèles anciens, est-il rapi- dement devenu secondaire. Cependant, par les contradictions qu'il introduit dans la vie politique, il pose des problèmes que l'on ne peut négliger. Par le biais des faits d'interpénétration entre cadres politiques traditionnels et modernes, il peut être dans certaines villes un objet d'étude de grand intérêt.

2) Mais c'est surtout par le rôle qu'ils jouent dans le déve- loppement d'une vie politique de type radicalement nouveau (dont les formes résultent en grande partie d'emprunts exté- rieurs à l'Afrique) que les centres urbains doivent retenir l'atten- tion. C'est là qu'ont pris naissance les premières tentatives d'organisation et d'action politiques de caractère moderne. Si, plus récemment, des mouvements politiques sont apparus dans un contexte rural - et en fonction d'une situation rurale - du moins ont-ils puisé une partie importante de leurs cadres dans les villes, ou parmi des éléments ayant subi leur influence. La ville africaine récente présente une série de conditions favorables au développement de réactions de nature politique particulièrement intenses - dans la mesure où l'on définit celles-ci comme impliquant une remise en cause du système social dans son ensemble. On sait que la ville manifeste avec un sché- matisme assez accusé les traits généraux qui caractérisent la « situation coloniale ». La position dominante du groupe coloni- sateur s'y révèle de la façon la plus nette et la plus constante ; là sont concentrés les leviers de sa puissance. La situation d'aliénation de la population africaine apparaît portée à son maximum : les masses que la ville rassemble sont mal fixées, faiblement enracinées dans leur vie professionnelle, et soumises à toutes les formes de l'insécurité. Quant aux élites de type nou- veau qu'elle suscite et forme - d'abord dans des buts limités (2) - elles se sentent plus ou moins freinées et frustrées

(1) G. Balandier (Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, 1955) montre justement qu'il y a là « transfert en milieu urbain des organisations du comman- dement existant en milieu rural : la hiérarchie administrateur-maire, admi- nistrateur-délégué et chef de quartier correspond à la hiérarchie chef de région, chef de district, chef de canton » (p. 169). Les contradictions qu'il signale dans l'organisation administrative de la ville sont plus nettes encore à Dakar : l'institution des chefs de quartier nommés coexiste avec celle d'une municipalité élue, dont les relations avec l'administration coloniale n'étaient pas différentes, en principe, de celles des municipalités métropolitaines avec l'autorité préfectorale.

(2) Cf. P. Mercier, Evolution des élites sénégalaises, Bull, intern, dés Sciences sociales, VIII, 4, 1956.

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dans leurs désirs de promotion sociale, de participation à l'auto- rité et aux prestiges modernes. Enfin, la ville réunit - quoique la topographie, souvent, les distingue nettement - une société blanche et une société noire. C'est là que les tensions raciales peuvent se développer au maximum. Elles prennent d'ailleurs des aspects diversifiés : situations de compétition à multiples significations, problèmes de discrimination officielle ou de fait (1). Mais ces conditions favorables au développement de mouvements politiques de caractère radical n'agissent pas partout de façon également rapide. Les réactions intenses à une telle situation peuvent ne prendre forme et ne se manifester qu'avec un certain retard. Le problème des « villes anciennes » se pose à nouveau ici. Pour des raisons diverses, dont chaque contexte local rend compte, de telles réactions peuvent, dans celles-ci, demeurer plus longtemps inorganisées, ou marginales par rapport aux formes officielles de l'expression politique. Nous verrons que le cas de certaines villes sénégalaises est, à cet égard, typique.

3) D'ailleurs, des réactions de cet ordre prennent naissance et s'expriment fréquemment dans un cadre beaucoup plus large que celui de la vie politique stricto sensu, celle qui peut être observée essentiellement au niveau des partis. De nombreux travaux ont souligné comment la revendication contre la situa- tion coloniale pouvait, selon les cas, se manifester a des plans, et dans des domaines très différents. Quand, par exemple, comme en Afrique du Sud, les Africains sont plus ou moins complètement rejetés hors de toute possibilité d'action dans le domaine social et politique, la revendication essentielle se réfugie dans celui des activités religieuses. Des prophètes et des messies se lèvent, on élabore d'innombrables utopies (2). Ceci est un cas extrême. La vie politique peut n'être pas interdite, mais ses formes d'expression limitées, soit ouvertement, soit en fait - en fonc- tion par exemple d'un cadre juridique qu'elles ne peuvent mettre en cause. On constate alors que les revendications les plus radi- cales sont formulées non pas dans le cadre des partis - au moins dans leurs prises de position officielles - mais dans celui de syndicats, ou d'associations diverses. C'est au sein de ceux-ci que se forgent des attitudes, des comportements, des idéologies, en attente d'une possibilité d'expression complète sur le plan politique. Ils ne sont pas sans influer, au bout d'un certain temps, sur l'action des partis. Toute étude de la vie politique se

(1) Cf. infra, et les indications sommaires données dans P. Mercier, Aspects de la société africaine... et Le groupement européen de Dakar : orien- tations d'une enquête, Cahiers intern, de Sociologie, XIX, 1955.

(tt) Ci. le uvre de K. li. M. auNDKLER, aantu JTop/ιβ« m soutn Africa, Lon- dres, 1948, et G. Balandieb, Sociologie actuelle de V Afrique noire, Parie, 1955.

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doit donc d'être le plus large possible. Les centres urbains du Sénégal offrent un exemple significatif de tels faits : certains des dynamismes les plus importants, au moins jusqu'aux larges transformations qui ont commencé avec Tannée 1956, y étaient repérables en dehors des partis.

4) Ces revendications fondamentales, et toutes les formes sous lesquelles elles s'expriment, représentent autant de modèles que la ville diffuse, plus ou moins vite, plus ou moins intensé- ment, dans les zones rurales. On a rappelé, plus haut, la prépon- dérance assez générale des villes dans le domaine de l'initiative politique. Les villes, centres d'attraction, sont en même temps des centres de diffusion des influences extérieures. La mobilité considérable d'une partie plus ou moins importante de la popu- lation urbaine a pour conséquence le maintien de liens solides et de relations fréquentes entre les villes et les régions d'origine de cette population (1). D'autre part, par les élites modernes dont elle assure presque exclusivement la formation, et dont certains éléments (en majorité au niveau le plus modeste : employés, petits fonctionnaires) se fixent dans les centres de brousse, la ville est présente bien au delà de ses limites. Ainsi, un double réseau s'établit, de gens qui ont été plus ou moins modelés par les réalités urbaines. C'est un fait capital dans le domaine du développement politique. Aux deux niveaux qui ont été indiqués, et qui correspondent, de ce point de vue, à des degrés d'élaboration différents des comportements et des idéo- logies politiques, les « postes »de brousse constituent autant de relais des influences de la ville. Cependant, la nature des contacts et des relations entre centres urbains et zones rurales peut varier sensiblement. Des obstacles divers peuvent réduire leur inten- sité. Ainsi l'aire de rayonnement du prestige des leaders poli- tiques peut être plus ou moins étendue. Quant aux formes d'action et d'organisation politiques définies en ville, elles sont plus ou moins directement assimilables ; pendant une période assez longue, elles peuvent n'être transmissibles aux régions rurales que par leurs aspects les plus rudimentaires. L'histoire peut rendre compte de telle coupure plus accentuée entre ville et campagne. Ainsi pour les villes sénégalaises - et surtout les villes côtières, de fondation la plus ancienne : une histoire spé- cifique, un statut juridique particulier, ont contribué à les placer longtemps en marge de la vie du territoire. On ne peut affirmer que toutes les conséquences de la séparation entre les anciens « citoyens » des « quatre communes » et les anciens « sujets »

(1) Ce fait a été étudié par exemple par M. Hunter, Reaction to Conquest, Londres, 1936, et signalé ensuite dans de nombreux travaux.

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de l'intérieur (1) se soient entièrement effacées, même en ces dernières années.

Ainsi le cas faisant l'objet de cet exposé peut-il, de ces différents points de vue, être situé de façon sommaire par rapport aux problèmes généraux de la vie politique urbaine. Il présente une série de traits particuliers, dont un rapide examen de l'arrière-plan historique permettra une première interpréta- tion. Les enquêtes, conduites dans certains centres du Sénégal en 1953-1955, Tont été pendant une période de transition entre deux grandes phases de développement de la vie politique (2). Elles ont permis certains repérages privilégiés des processus généraux de ce développement.

II

Parmi les territoires et pays de l'Ouest africain, le Sénégal est l'un de ceux où le phénomène d'urbanisation se manifeste de la façon la plus massive, où son importance et la variété de ses formes retiennent de la façon la plus immédiate l'atten- tion. Pour s'en tenir à quelques données quantitatives sommaires, il suffit de rappeler que ce territoire (où le fait urbain actuel ne se rattache pas à une tradition pré-européenne) compte déjà une dizaine d'agglomérations abritant plus de 10 000 habi- tants ; parmi celles-ci, cinq dépassent sensiblement 30 000 habi- tants ; un grand centre, enfin, Dakar, atteint presque 250 000 habitants. Au total, on peut sans doute évaluer à plus de cinq cent mille la population urbanisée, soit environ un quart de la population du territoire. Certaines de ces villes exercent leur influence sur une banlieue qui peut être relativement étendue. Les distances qui les séparent sont assez faibles, et la moitié occidentale du Sénégal est ainsi couverte d'un réseau serré de centres urbains. On y trouve ceux qui, dans l'Ouest africain de mouvance française, ont les premiers reçu leur défi- nition juridique en tant que communautés locales. La gestion, au moins partielle, des affaires municipales, la familiarité avec les mécanismes électoraux, n'y sont point choses toutes récentes. C'est au Sénégal qu'ont été créées les premières communes

(1) Voir, plus loin, des indications historiques sommaires concernant lo développement de la citoyenneté dans les plus anciens établissements du Sénécral.

(2) 1956 est une année charnière à partir de laquelle les changements s'accélèrent. Elle est marquée par des transformations profondes dans l'orien- tation des partis politiques, dans l'organisation des syndicats, etc. Ces trans- formations s'accentueront dans les nouveaux cadres législatifs et constitu- tionnels mis en place à partir de 1957.

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« de plein exercice » (1), dans la seconde moitié du xixe siècle - et que se sont développées les premières « communes mixtes »t au début du xxe (2). De tous les territoires de l'Oue3t africain français, le Sénégal est celui qui compte le plus grand nombre de communes instituées. Quant aux communes de plein exercice, il contient à lui seul près du quart de toutes celles qui ont été créées dans l'ensemble des territoires français d'outre-mer par la loi de 1956. Dès 1925, il y existait 18 communes, dont 4 de plein exercice. Sur les 20 communes mixtes existant en 1953 au Sénégal, 14 possédaient une Commission municipale élue. L'exercice de droits politiques sous une forme moderne date, pour certaines villes, de plus de trois quarts de siècle. G'eet le cas, en particulier, des villes côtières, qui ont constitué les « quatre communes du Sénégal ». Ce sont elles qui, pour l'essentiel, seront examinées ici.

Ce sont des villes relativement anciennes. Dakar est celle dont la fondation est la plus récente ; elle a, en 1957, juste cent ans. Quant à Saint-Louis du Sénégal, c'est un exemple typique de la « vieille ville coloniale », qui a eu son origine dans la période de traite, et qui a servi de point de départ à la conquête des territoires africains. Les caractères généraux de la vieille ville africaine sont encore repérables dans sa partie centrale, malgré les changements intervenus récemment. Dans un tel centre, la population africaine s'était relativement stabilisée (3). Quelques familles européennes s'étaient fixées à demeure. Les éléments européens et africains se mêlaient ; une population métisse assez importante s'était développée. Une communauté urbaine au genre de vie homogène tendait à se constituer, après deux cents ans d'histoire bouleversée : c'est le Saint-Louis du milieu du χΐχθ siècle. C'est en 1659, sur l'emplacement actuel de la ville, dans l'île de Ndar, qu'un entrepôt de la Compagnie du Sénégal avait été fondé. C'est le premier établissement fran- çais dans la région : base commerciale orientée vers le fleuve, modeste point d'appui militaire. L'île de Gorée, qui deviendra la deuxième commune du Sénégal, est occupée dix-huit ans plus tard ; ce comptoir est orienté vers la Petite-Côte, et les facto-

(1) Celles-ci ont une organisation calquée sur celle des communes métropoli- taines, même si les conditions de leur fonctionnement n'ont pas toujours été sem- blables. Ce n'est qu'en 1956 que des territoires autres que le Sénégal verront la création de telles communes, soit avec un décalage de trois quarts de siècle.

(2) Celles-ci sont toutes caractérisées par le fait que leur maire est un représentant de l'Administration. Il en est plusieurs sortes, selon que la Commission municipale est totalement nommée, partiellement ou totalement élue. Elles ont, entre les deux guerres, rapidement débordé le cadre sénégalais.

[a) iNous avons signale qu n se créait aans αβ teis cas une t eunue propre à la ville ». Les relations avec les régions d'origine s'étaient plus ou moins complètement rompues, cf. P. Mercier, Aspects de la société africaine... (cf. n. 1, p. 55).

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reries continentales déjà existantes : Rufisque, Joal, Portudal. De ces dernières, seule Rufisque deviendra une ville de quelque importance, et la troisième « commune ». Les comptoirs de Saint-Louis et de Gorée subiront maintes vicissitudes jus- qu'en 1815, qui marque leur retour à la France, et le point de départ d'un développement plus rapide. Ils doivent se reconvertir au commerce « licite ». Colui-ci est axé sur la vallée du Sénégal - l'ère de l'arachide n'est pas ouverte - et Saint-Louis garde la prépondérance. C'était déjà, à la fin du xvme siècle, une petite ville, groupant près de 7 000 habitants, dont la moitié environ sont de condition libre, et dont le dixième à peu près sont Européens. La phase de la construction « en dur » est commencée ; elle s'épanouira dans la première moitié du xixe siècle. Vers 1870-1880, Saint-Louis a environ 15 000 habi- tants ; (jorée n'en a alors que 3 000; Rufisque se développe et Dakar commence à s'organiser ; enfin, la Petite-Côte s'ouvre vers l'intérieur, et Thiès est créé. C'est l'époque où l'impor- tance relative des villes sénégalaises se modifie sensiblement. Saint-Louis stagne (1). Gorée décroît, se dépeuple au profit de Rufisque et de Dakar ; la première se développe rapidement, comme port de l'arachide. La fortune de Dakar commencera avec le tournant du siècle (2). Dès cette époque, la composition de la population s'altère assez rapidement - surtout dans les centres en expansion. Mais le vieux fond de population urbaine conservera longtemps encore un rôle prépondérant, non seulement dans la vie des villes, mais aussi dans celle de la colonie du Séné- gal, dont la constitution s'achève. Les Saint-Louisiens surtout représenteront des instruments essentiels de l'effort de colonisation.

Cette prépondérance s'exprime de façon très nette sur le plan politique. Ces villes côtières du Sénégal n'ont nullement été intro- duites à la vie politique de type moderne, aux formes et aux méca- nismes par lesquels elle s'exprime, par les réformes de 1946 et des années suivantes. Une coupure significative entre les villes côtières d'une part, les centres et les zones rurales de l'intérieur d'autre part, se révèle à ce niveau. Dans une certaine mesure, les transformations politiques consécutives à la guerre 1939-1945 ont représenté, pour les premières, la perte d'une situation pri- vilégiée. Elles n'en ont pas moins continué, pendant plusieurs années, à jouer un rôle dominant (3). C'est là un des traits qui

(1) II ne dépassera guère 20 000 habitants en 1920. Mais son accroissement reprendra dans les années 30. En 1954, il compte 39 000 habitants recensés.

(2) Avec, d'une part, le développement du port, qui reprend progressive- ment le trafic de Rufisque dont la modernisation apparaît im possible ; et, d'autre part, l'installation du gouvernement général de l'A.O.F., créé en 1895.

(3) une parue très importante aes caares actueis est issue ues « quant; communes ».

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définissent la période 1946-1956 comme une période de transition. Le développement d'une vie politique de caractère moderne,

d'abord pratiquement restreinte à la colonie européenne, inté- ressant ensuite l'élément métis, puis la population noire, date pratiquement de la seconde moitié du xixe siècle. Il a cependant ses racines dans la période antérieure. Il suffit de rappeler que, dès la fin du xvme siècle, Saint-Louis possède un maire, qui joue le rôle d'intermédiaire entre le gouverneur et la popu- lation de la ville ; c'est toujours un métis. En 1789, la colonie participe à la vie politique française : elle transmet aux États généraux un cahier de doléances, réclamant entre autres la liberté commerciale - et donc la suppression de la Compagnie à mono- pole - et l'abolition de l'esclavage. L'accord s'est réalisé sur ces points entre employés de la Compagnie, commerçants euro- péens, commerçants métis. Ils obtiendront satisfaction ; mais le temps ne leur sera pas laissé d'en tirer les conséquences. Une période troublée s'ouvre, qui durera jusqu'à la renaissance de la colonie, en 1815. Et ce n'est qu'en 1833 que, par ordonnance royale, la qualité de citoyens français sera officiellement reconnue à tous les habitants libres de Saint-Louis et de Gorée. Avec l'abolition de l'esclavage, en 1848, la citoyenneté sera étendue à tous les habitants des deux centres (1). Il faudra attendre 1870 pour que les premières conséquences en soient tirées. C'est en 1872 que seront créées les deux communes de plein exercice de Saint-Louis et de Gorée - avec sa banlieue de Dakar. Rufisque sera également élevée à la qualité de commune en 1880. Enfin, en 1887, Dakar acquiert son autonomie par rapport à Gorée. L'organisation d'une yie politique de modèle européen dans les quatres communes va cristalliser l'opposition entre citoyens des anciens établissements et sujets des territoires de l'intérieur nouvellement conquis. Les villes seules font l'apprentissage de la vie publique et du système représentatif. Elles élisent un député à l'Assemblée nationale française dès 1871. Elles élisent en 1879, un Conseil général constitué sur le modèle métropolitain. Il est censé représenter le Sénégal. En fait, il représente des centres urbains dont les intérêts peuvent, à cette époque, diverger sensiblement de ceux du reste du territoire. On tentera plus tard de remédier à ce décalage en transformant le Conseil général en Conseil colonial ; celui-ci est composé de représentants élus des citoyens et de représentants des non-citoyens désignés par les notables. Les oppositions n'en seront pas sensiblement atté- nuées. Pendant ce temps, la citoyenneté va se définir progres- sivement. A l'origine, elle était en effet une sorte de citoyenneté

(1) Ce qui triple à peu près le nombre des citoyens, qui forment, dès lors, un ensemble plus hétérogène, et moins complètement « assimilé ».

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de droit local, dont on ne pouvait se prévaloir dans d'autres territoires français. Ce n'est qu'en 1916 que les « originaires des quatre communes » recevront les droits complets de citoyens français, tout en ayant la faculté de conserver leur statut per- sonnel. Ces citoyens seront toujours peu nombreux. Ils ne sont guère plus de 80 000 en 1939, environ 100 000 aujourd'hui. En se développant, les villes tendront alors à rassembler plus de non-citoyens que de citoyens. D'autre part, la participation à la vie politique ne s'étendra que peu à peu. Elle peut être exprimée par les taux de participation aux consultations électorales. Aux premières élections législatives, en 1871, un tiers seulement des inscrits votèrent. Ce taux sera encore plus faible certaines années - descendant à moins d'un cinquième. Cependant, à partir du début de ce siècle, l'intérêt porté à la chose politique par les noyaux de citoyens des villes sera de plus en plus vif (1).

Dans le système politique restreint ainsi délimité, l'impor- tance relative des rôles joués par les différents groupes compo- sants (blancs, métis, noirs), et par les différentes villes, va changer progressivement au cours de ces trois quarts de siècle. Quant aux groupes, la prépondérance revient d'abord aux anciennes familles européennes et aux métropolitains ; elle passe ensuite aux métis, puis aux éléments proprement africains. Il faut souligner ici l'importance de la société métisse, surtout jusqu'à la fin du xixe siècle. Elle s'est constituée au cours du siècle précédent, et atteint rapidement à la richesse, à l'instruc- tion, à l'influence. Elle représente au milieu du xixe la grande majorité de la population occidentalisée. Mais l'entrée dans le système urbain des captifs libérés, les premières migrations de quelque ampleur vers les villes, vont la mettre rapidement en position minoritaire. Vers 1900, elle ne compte pas 5 000 membres dans l'ensemble des quatre communes. Mais pendant plusieurs dizaines d'années, son influence économique et politique demeu- rera très disproportionnée à son importance numérique. Quant au rôle relatif des centres, Saint-Louis gardera la prépondérance jusqu'à la première guerre mondiale. Au début du siècle, elle contrôle pratiquement la deputation et le Conseil général (et donc la vie économique et financière du territoire). Puis l'ensemble Dakar-Gorée passe au premier plan (2). C'est en 1914 qu'un Goréen, Biaise Diagne, est élu député ; ce sera ensuite Galandou Diouf, Lebou. Ce seront les premiers élus sénégalais qui trouveront une large audience en métropole, surtout Biaise Diagne, qui

(1) Surtout après 1914, où apparaît un personnage particulièrement dyna- mique, Biaise Diagne, dont la popularité trouvera de larges échos.

(2) Dakar absorbera Cxorée en 1929. (Jelle-ci sera à nouveau engee en commune séparée en 1956.

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deviendra secrétaire d'État. La force des représentants élus, députés et conseillers généraux, s'accroît ; des heurts et des conflits avec l'administration ne sont pas rares (1).

L'existence de cette tradition politique explique que les changements intervenus après 1946 aient pris, au Sénégal, une coloration particulière, et que l'histoire politique de ce terri- toire soit, au cours des dix dernières années, sensiblement diffé- rente de celle des autres territoires de l'A.O.F. Un fait nouveau, cependant, est d'importance : l'apparition de partis politiques assez fortement structurés. Dans la vie politique de l'avant- guerre, on ne repère guère l'existence d'authentiques partis politiques ; il y a bien plutôt des clientèles rassemblées autour de leaders influents, dans un contexte qui est un peu celui d'une « république de notables ». Ce caractère pèsera encore lourde- ment, comme nous le verrons, sur la période qui s'ouvre en 1946 ; la nature des partis ne se modifiera que progressivement. - D'autre part, la vie politique s'élargit à l'ensemble du territoire. Les anciennes prépondérances détenues par les villes côtières vont encore jouer à plein pendant quelques années. Mais le poids que représente leur électorat diminue rapidement (2). Les idéologies qui s'élaborent, les organisations politiques qui se construisent, vont s'orienter vers la satisfaction de tout autres besoins que ceux qui caractérisaient les vieilles populations urbaines. Mais les modèles et les leaders que celles-ci ont produits gardent une influence qui dépasse largement leurs limites. Et en ville, ils ne s'effacent que très lentement devant le développement d'une vie politique de signification différente.

Le fait que les transformations institutionnelles de l'après- guerre n'étaient pas ici apportées en terrain neuf, va avoir dès l'abord deux conséquences contradictoires. D'une part, un parti politique qui n'était qu'une fédération d'un parti métro- politain - la S.F.I.O. - va se développer, et jouer pendant plusieurs années un rôle dominant quant à l'ensemble du Sénégal. On sait que, dans les autres territoires, les partis étaient plus souvent de caractère purement local, et ne faisaient que s'appa- renter avec des partis métropolitains. La S.F.I.O., à partir de 1951, perdra sa prépondérance au Sénégal, mais la conservera dans les quatre communes - Saint-Louis et Dakar-Gorée étant

(1) Qui étaient d'abord - à la fin du xixe siècle - des conflits entre les commerçants, défendant les intérêts locaux de leurs comptoirs, et l'Administra- tion lancée dans une politique expansionniste à l'échelle de l'Ouest africain, dont les premiers voyaient mal l'intérêt. Il faudra d'ailleurs attendre le dernier après-guerre pour que de tels conflits changent radicalement de caractère.

(V) Jusqu en îyov, le sunrage universel η eiau en vigueur que aans les quaire communes. Dans le reste du Sénégal, le droit de vote, très limité en 1946, a été progressivement étendu à des catégories de plus en plus nombreuses de la popu- lation. C'est seulement la loi-cadre de 1956 qui supprima toutes les restrictions.

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ses bastions les plus solides ; devenue Mouvement socialiste africain (1), elle s'y maintiendra. Ce premier trait manifeste dans une certaine mesure un caractère de la vie politique d'avant- guerre : l'adoption de perspectives assimilationnistes. - Mais, d'autre part, le Sénégal apportera une participation de qualité au premier parti qui se veut à la fois inter-territorial et spéci- fiquement africain : le Rassemblement démocratique africain. Il fournit certains des éléments les plus radicaux du mouve- ment, qui recueille, surtout à Dakar, une certaine audience. Quelques-uns d'entre eux seront au cœur des conflits qui amè- neront une scission du R.D.A. lors du grand changement d'orien- tation survenu après 1950. Le R.D.A. demeurera alors au Sénégal un mouvement quelque peu marginal. Ce deuxième fait exprime l'intensité des contacts d'une partie au moins de la nombreuse élite des vieilles villes sénégalaises avec les grands courants européens de la pensée politique.

Mais c'est, par un autre biais que va s'opérer concrètement la diversification de la vie politique sénégalaise. L'apparition et le succès rapide du Bloc démocratique sénégalais - qui résulte d'une dissidence au sein de la S.F.I.O. - seront les manifestations, sur le plan politique, de deux faits essentiels. D'une part, les changements importants survenus dans la compo- sition de la population des villes. D'autre part, la reprise d'initia- tive des populations rurales, qui saisissent la possibilité de s'ex- primer directement, et surtout de s'exprimer en opposition aux vieilles villes. Les élections législatives de 1951 sont typiques à cet égard. Les masses rurales, dans un système électoral élargi, sont numériquement déterminantes, et détiennent la clé des succès électoraux ; une partie plus ou moins importante des masses urbaines participe à un effort pour battre en brèche les anciennes prépondérances. A ce stade, les aspects idéologiques des partis -politiques comptent encore assez peu. Les élections de 1951 se révèlent comme une révolte victorieuse des nouveaux citoyens, urbains et ruraux, contre les anciens citoyens des « quatre communes » (2). Les deux candidats du B.D^. l'emportent. Fait significatif, l'un d'eux représente directement, par le biais des syndicats, les forces nouvelles. La coupure entre l'ensemble du territoire et les vieilles villes apparaît aussi à Vinièrieur de celles-ci. Une nouvelle phase est ouverte, dans laquelle le jeu politique devient plus complexe. Mais les formes que l'on pourrait

(1) En 1956. Les élections municipales de la même année délimiteront assez nettement sa zone d'influence, qui ne s'étend pas aux villes de l'intérieur de façon sensible.

(2) Révolte que l'Administration verra à ce moment d un œil assez favo- rable. Elle n'est, bien entendu, qu'un aspect du jeu politique de cette période. Des alliances quelque peu contradictoires se formèrent contre la S.F.I.O.

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ici appeler « traditionnelles » de la vie politique sont trop profon- dément intégrées aux modes de vie urbains pour céder immédia- tement la place.

III

C'est dans une telle situation qu'ont été réalisées, dans plusieurs centres urbains du Sénégal, des enquêtes concernant les formes de l'expression politique. Ces enquêtes ont été menées essentiellement à Dakar-Gorée et à Saint-Louis du Sénégal - soit trois des quatre communes - et aussi à Thiès, ville de l'intérieur, plus récente, mais proche de l'ensemble Dakar- Gorée-Rufîsque, et qui a subi d'assez sensibles influences de ces centres. Cette dernière enquête pouvait fournir certains éléments de comparaison. Dans cet exposé, on n'indiquera que quelques-uns des résultats principaux de ces recherches. Trois faits essentiels doivent être soulignés :

1) D'une part, l'importance, signalée à l'instant, que conservent dans cette phase certains modèles anciens. Un parti qui se veut nouveau, et s'est dans une certaine mesure créé en opposition à ceux-ci, va, dans le cadre des « vieilles villes », s'y conformer, au moins pour un temps. Ainsi est définie une des limites du système politique caractérisant cette période : les aspi- rations politiques profondes, dont elle voit le rapide renouvelle- ment, ne peuvent s'exprimer que partiellement dans les cadres de la structure partisane ;

2) D'autre part, le rôle, central que jouent certains grou- pements et organisations non politiques (1), quant à l'élaboration d'idéologies plus radicales, et quant à la formation des mili- tants les plus dynamiques. Ceci doit être interprété en fonction directe du fait précédent ;

3) Enfin, le caractère temporairement marginal d'une part importante des élites nouvelles, dont l'après-guerre a accéléré la formation. C'est le moment, en effet, où s'opère une relève des élites. Des éléments jeunes vont s'opposer assez nettement à ce que l'on a appelé la « bourgeoisie des vieilles villes » (2). C'est là un autre signe que des dynamismes essentiels restent alors en dehors du jeu politique urbain pour n'y rentrer qu'à partir de 1956.

*

Une série de partis politiques se sont constitués à partir de 1946 : Fédération sénégalaise de la S.F.I. O., B.D.S., M.P.S.,

(1) En donnant au mot politique un sens restreint, en l'appliquant seule- ment aux organisations de parti.

(2) Cf. P. Mercier, Evolution des élites sénégalaises, Bull, intern, des Sciences sociales, VIII, 4, 1956. Des éléments de comparaison pourraient être trouvés, mutatis mutandi, dans E.-F. Frazieh, Bourgeoisie noire, Paris, 1956.

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U.D.S. (1). Nous verrons que seuls les deux premiers ont atteint à une large audience. Pour s'en tenir ici au plan des faits les plus généraux, on ne manque pas d'être frappé, à première observation, par l'ampleur du phénomène ̂adhésion aux partis politiques. Sur une série de plus de douze cents hommes inter- rogés à Dakar, par exemple, plus de la moitié - exactement 56 % - ont déclaré être membres d'un parti (2). Ceci n'a évi- demment que valeur indicative. La proportion est très forte ; les quelques remarques qui suivent en préciseront la signifi- cation. D'une part, la population touchée par cette enquête est essentiellement celle qui est stabilisée, ou au moins installée en ville depuis plusieurs années. D'autres enquêtes ont permis de constater que la population temporaire, et surtout saisonnière, participait très faiblement à la vie politique au niveau de la ville (3). Cependant, les groupements étudiés débordent très nettement le noyau de « vieille population » - qui est d'ailleurs délimité de façon moins précise que dans un centre comme Saint-Louis du Sénégal, et plus composite (4). On peut observer que certains t patterns » de comportements politiques se sont étendus bien au delà du groupe le plus anciennement fixé (5). Mais les caractères propres à celui-ci sont encore discernables : ainsi l'ensemble ethnique majoritaire - Lebou et Wolof - qui comprend le plus grand nombre de « vieilles familles urbaines », révèle ces comportements politiques sous une forme plus accusée. Des repérages précis effectués dans le cadre de groupes de parenté étendus ont montré, à ce niveau, des pourcentages d'appartenance à un parti politique variant entre 50 et 80 % (aussi bien chez les femmes que chez les hommes) ; dans ces cas, vérification a été faite de la possession d'une carte de parti. Ceci n'avait pu être réalisé au cours de l'enquête générale précé- demment évoquée : on peut donc supposer que certaines des personnes interrogées, et qui ont déclaré être membres d'un parti, n'en étaient que sympathisantes, ou n'étaient pas en règle quant au renouvellement des cartes. D'autres données, cependant, confirment la validité des indications obtenues. Ainsi, la fédé- ration S.F.I. Ο. du Sénégal s'est située, dans les années d'après- guerre, parmi les six fédérations les plus importantes du parti (pour l'ensemble : départements métropolitains, départements et

(1) Mouvement populaire sénégalais et Union démocratique sénégalaise. (2) II s agit exclusivement ici de la population masculine. (3) Mais eue peut rester née, de façon plus ou moins étroite, aux activités

politiques de la région d'origine. (4) II comprend : éléments aaint-louisiens et goréens, éléments Lebou

qui se sont urbanisés « en place », etc. (5) II suffît de rappeler que la population de Dakar a, à peu près, triplé

entre 1936 et 1956 - de 80 000 à près de 250 000. Une part importante de ces nouveaux arrivants sont déjà nettement stabilisés.

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territoires d Outre-mer) ; or, l'énorme majorité de ses adhérents étaient des citadins, et des citadins des villes côtières.

Un premier décalage peut être repéré, dont les faits exa- minés dans la suite de l'exposé permettent une interprétation au moins partielle. En face de l'adhésion massive aux partis, la participation aux opérations électorales apparaît faible. Ainsi, à Dakar, lors des dernières élections municipales, le nombre des inscrits ne dépassait guère 50 000 (1). D'après le recense- ment de 1955, on pouvait s'attendre à ce qu'il atteigne près de 80 000. En outre, les abstentions, par rapport au total des ins- crits, ont été d'environ 30 %. Par ce biais, on peut déjà faire un premier repérage de l'ambiguïté, qui caractérise la vie poli- tique des centres sénégalais. Qu'en est-il de la participation aux autres aspects de l'activité des partis ? Ceux-ci sont orga- nisés en sections de quartier, avec dans certains cas des sections féminines séparées. Il ne peut être question d'examiner en détail les activités de ces sections ; elles sont d'intensité très inégale. Un point seulement est à signaler, que l'observation directe d'une part, les résultats d'une série d'interviews d'autre part, ont fait nettement ressortir. Ces activités de section ne mettent en cause qu'une part très restreinte - que l'on peut évaluer à environ 10 % - de l'effectif des partis. Par contre, les mani- festations occasionnelles peuvent rassembler des masses consi- dérables - au besoin renforcées d'apports extérieurs à la ville. Parfois, elles coïncident avec des réunions de propagande orga- nisées directement par le parti. Dans d'autres cas, elles se développent en fonction de circonstances diverses où l'un des leaders de partis se trouve mis en vedette - qu'il s'agisse d'une réception officielle, d'une conférence, etc.

Ce ne sont pas seulement ces faits qui attestent que l'appar- tenance à un parti ne signifie nullement action militante sur le plan proprement politique. Une série d'interviews réalisées pendant la période 1953-1954 a montré le faible degré d'inté- gration idéologique des deux grands partis, S.F.I.O. et B.D.S. : la connaissance des aspects spécifiques de leurs programmes était généralement très médiocre, souvent nulle. La répartition des appartenances partisanes n'exprimait guère un choix idéo- logique précis (2). On a déjà signalé comment elle reflétait, dans

(1) Exactement 52 250. L'exemple de ces dernières élections est pris, d'une part, parce que la nouvelle organisation municipale avait entraîné la révision des listes électorales, la plus sérieuse qui ait été faite depuis de longues années ; d'autre part, parce que la comparaison avec les données d'un recensement récent (effectué en 1955) était pour la première fois possible.

(2) Les faits de décalage entre le contenu idéologique latent des jugements et opinions d'ordre politique et celui des programmes de partis sont signalés plus loin. Il y aurait, bien entendu, des distinctions à faire selon le niveau d'instruction.

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une certaine mesure, une situation objective (1). Mais ceci n'est évidemment que tendanciel. Au facteur essentiel de clivage qui a été indiqué, s'ajoutent des facteurs secondaires, d'ordre ethnique, d'ordre religieux, etc. Leur action partielle contribue à estomper les limites entre clientèles de partis, et à rendre moins nets leurs caractères. Ces faits expliquent par exemple que le B.D.S., jus- qu'à ses transformations récentes, n'ait pu, comme il se le pro- posait, changer la nature du jeu politique urbain. Seule l'action généralisée de facteurs nouveaux, dépassant largement le cadre du Sénégal, devait, à partir de 1956, modifier en partie celui-ci.

Ces indications globales concernent essentiellement les deux grands partis. En effet, les autres, M. P.S. et U.D.S., qui repré- sentent, dans la période étudiée, les deux tendances issues de la scission du R.D.A., sont de nature nettement différente. Ce sont des partis de militants. Ils ont conservé dans la vie poli- tique sénégalaise une importance secondaire. Les succès du R.D.A., même dans la période 1956-1957, ne se sont d'ailleurs que très faiblement répercutés au Sénégal. Il est à ce fait de multiples raisons, qui ne peuvent être étudiées ici. A l'opposé, la S.F.I.O. et le B.D.S. tendaient à se présenter, sur le plan numérique, comme des partis de masse ; quant à leur encadre- ment, il était constitué autant par des « notables » et des « agents électoraux » que par des militants. La lutte entre ces deux partis a continué à dominer la scène, sinon dans le Sénégal tout entier, du moins dans les villes - et dans quelques régions rurales particulières (2). Elle a pu prendre, dans certains cas, des formes extrêmement violentes. Les bagarres pré-électorales ont été nombreuses entre 1946 et 1956. En 1957 encore, des incidents assez graves ont marqué la phase de réorganisation de la commune de Dakar, avant les dernières élections municipales (3). Pour la première fois, des éléments B.D.S. (devenu Bloc populaire sénégalais) entraient en force à la mairie, jusque-là dominée sans conteste par la S.F.I.O. (transformée en Mouvement socia- liste africain) ; une flambée de passions partisanes souligna ce changement. De telles manifestations révèlent l'intensité de l'opposition entre les deux partis principaux. Celle-ci colorait profondément la vie urbaine, dans des domaines qui débordent très largement le domaine proprement politique.

(1) Grossièrement, entre anciennes et nouvelles couches de citadine. (2) Ou 1 opposition, d ailleurs, se manifeste essentiellement entre les

« postes », plus ou moins reliés dans ces cas à la tradition des « vieilles villes », et la campagne environnante.

(3) La séparation de Gorée, le nouveau sectionnement électoral qui devait être instauré dans la ville avaient amené l'Administration à dissoudre le Conseil municipal, et à te remplacer pendant la période électorale par une Commission municipale bipartite.

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Quelques indications ont été données quant à la significa- tion de l'adhésion aux partis. On peut les compléter, en abor- dant le problème sous un angle un peu différent. Dans une large mesure, les partis demeurent proches des anciennes « clientèles » qui caractérisaient la vie politique d 'avant-guerre. Ce trait apparaissait évidemment avec plus de netteté en ce qui concerne le parti en place, celui qui a le contrôle de la municipalité. Pour maintenir et renforcer une telle clientèle politique, il disposait des moyens les plus importants. Par les nombreux employés municipaux, par tous ceux qui dépendent de la mairie, ou qui bénéficient - directement ou indirectement - de son aide ou de son appui, il étend un très large réseau d'influence. Celui-ci se prolonge par cet autre réseau d'influence que constituent les notables de caractère traditionnel ; ils se confondent partielle- ment (1). Qu'un parti ait de telles assises, son dynamisme se trouve considérablement réduit, et le rôle du leader y prend une importance capitale. Le prestige dont celui-ci est revêtu est un facteur essentiel, quant à la cohésion des groupements poli- tiques. Ce fait est apparu nettement dans diverses enquêtes. Par exemple, on a repéré, au cours de plus d'une centaine d'interviews, des décalages assez larges entre l'orientation officielle du parti auquel adhérait l'enquêté, et les aspirations de nature politique que celui-ci exprimait (2). L'attachement au leader comblait, dans une certaine mesure, cet écart. Ainsi se manifeste, sous un premier aspect, un certain formalisme de l'appartenance partisane. L'importance que prend le prestige du leader se révèle avec la plus grande netteté au niveau de la clientèle féminine des partis. Il faut souligner, en effet, qu'à Dakar, au moins parmi les éléments les plus anciennement urbanisés, le pourcentage d'adhésions aux partis politiques peut être presque aussi élevé chez les femmes que chez les hommes. Aspect spécifique de la situation dakaroise, que nous n'avons pas retrouvé, par exemple, à Thiès (le pourcentage des adhésions féminines y est, selon les groupes ethniques, de deux à dix fois inférieur à celui des adhé- sions masculines). A Dakar, les sections féminines peuvent, à l'occasion, mobiliser des foules nombreuses, parées aux couleurs des partis. L'examen d'une trentaine de cas individuels a montré que le contenu conscient de l'appartenance politique se réduisait à peu près entièrement à la relation avec le leader.

Le formalisme noté à l'instant peut être étudié de divers points de vue. La bipartition fondamentale de la vie politique

(1) En particulier dans le domaine de leurs activités en tant qu'agents électoraux.

(2) De façon générale, celles-ci révélaient un potentiel « nationaliste » beaucoup plue accusé.

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VIE POLITIQUE AU SÉNÉGAL

est en quelque sorte disponible pour l'expression indirecte de clivages et d'oppositions dont la nature est autre que politique, entre groupes et à l'intérieur des groupes. C'est ce qui explique que la ligne de séparation entre les deux blocs politiques n'ait pas, dans tous les secteurs de la population, la même signi- fication. Selon les situations particulières, elle revêt une multi- plicité de sens, et se manifeste de façon complexe. Ainsi peut-on repérer par exemple : d'une part, l'opposition entre l'ensemble Lebou-Wolof et le reste de la population (qui se rapproche, sans y correspondre exactement, de la coupure essentielle indiquée plus haut) ; d'autre part, l'opposition, plus ou moins atténuée, entre Wolof et Lebou ; enfin, des oppositions à l'inté- rieur même de ces groupes, en fonction de la diversité des ori- gines, des statuts, des générations, etc. Mais les facteurs de clivage n'agissent pas tous dans le même sens et ne se renforcent pas réciproquement.

Ceci rend compte de la relative souplesse qui préside à la constitution des clientèles composant les partis (1). Cependant ceux-ci, en intervenant à des niveaux très variés, introduisent des clivages nouveaux, ou bien recouvrent en les durcissant certaines formes anciennes d'oppositions.

1) Un premier problème est posé par les interactions encre le système politique moderne et ce qui subsiste des systèmes traditionnels ou semi-traditionnels. A Dakar, les fonctions du « sérigne » et des dignitaires de l'ancienne « République Lebou » se sont maintenues, tout en perdant peu à peu leur importance (2). Les partis gardaient le souci de compter dans leur clientèle ces notables. Il en résulte des intrigues assez complexes concernant nominations et successions. Une nomination qui a l'agrément d'un parti est plus ou moins ouvertement contestée par l'autre. D'où des faits, relativement fréquents, de bipartition des fonc- tions : en face du dignitaire qui a obtenu la reconnaissance offi- cielle, un autre prétendant se maintient, avec l'appui de la clientèle du parti qui a soutenu sa candidature. De tels faits appa- raissent de manière encore plus accusée au niveau des chefs de quartier ; ceux-ci dépendent plus directement du parti qui détient le contrôle de la municipalité. Leur audience est plus ou moins limitée aux électeurs de ce parti. Aussi certains quartiers

(1) Nous avons constaté, par exemple, que des groupes de parenté étendus conservant une certaine solidité pouvaient être partagés quant aux positions politiques. C'était à la base de tensions assez accusées, mais rarement de rupture.

(2) Cf. C. Michel, op. cit. L Administration continuait à accorder une certaine considération au sérigne de Dakar, et Fa éventuellement utilisé comme agent de propagande dans certains de ses déplacements à l'extérieur du Sénégal.

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connaissent-ils des chefs de quartier clandestins, autour desquels peuvent se regrouper les membres du parti opposé. Bien entendu, des phénomènes de cet ordre ont accéléré l'usure de telles institutions.

2) Dans le domaine religieux, le contrôle des postes-clés des grandes confréries musulmanes est également l'enjeu de luttes intenses entre les partis. Ceci concerne particulièrement la confrérie majoritaire au Sénégal, celle des tidjanes. Ce pro- blème déborde le cadre de Dakar et des villes côtières du Sénégal ; il a cependant, dans celles-ci, des répercussions importantes. Les rivalités qui ont toujours, semble-t-il, entouré la nomination du khalife des tidjanes, se sont intensifiées, et ont acquis une résonance plus grande, dans la mesure où l'opposition fonda- mentale des partis s'y est ouvertement greffée. Des incidents violents entre adversaires politiques se sont produits dans le cadre même des pèlerinages, à Tivaouane, où réside le khalife ; ils s'inscrivaient dans le prolongement de conflits intérieurs à la propre famille de celui-ci. Les interventions pressantes de per- sonnages respectés, en vue de maintenir ces affaires sur le plan strictement religieux, n'ont eu qu'un faible écho. Les notables tidjanes s'étaient trop intégrés au jeu politique pour que ces appels puissent être entendus.

3) Un dernier exemple peut être donné, de l'extension des conflits partisans. Il concerne des activités à caractère récréatif, organisées en fin d'année, autour de la présentation des « fanais » (1). Elles donnaient lieu à la constitution de groupe- ments temporaires, fondés sur la parenté ethnique, le voisinage, la profession, etc. Ces groupements assuraient la fabrication d'un « fanal », et sa présentation aux voisins, aux parents, etc. - éventuellement en organisant un défilé. Un élément de compé- tition intervenait : les « fanais » les plus remarqués rapportaient aux groupements qui les présentaient des cadeaux plus impor- tants et un prestige momentané. De cet aspect compétitif, les partis se sont emparé. Leurs sections ont constitué elles-mêmes des groupes de « fanal ». Disposant de moyens matériels assez considérables, et d'un nombre élevé de travailleurs, elles ont construit des « Canals » qui étaient de véritables chars de carnaval, énormes et très élaborés. Leur présentation réunissait dans un défilé la foule des grandes manifestations politiques. Simul- tanée, elle n'était pas sans provoquer des frictions entre partis opposés (2). Ceux-ci avaient repris presque entièrement à leur

(1) C'étaient d'abord de simples lanternes décorées. La coutume est certai- nement d'origine européenne ; elle est caractéristique des t vieilles villes » du Sénégal.

[Ί) Les aemes ae « i&naie » lurent intercuts par ι autorité administrative, en 1954.

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compte des manifestations dont ils avaient complètement modifié le caractère. C'est un exemple typique de la façon dont des activités très diverses peuvent être pénétrées par la bipartition politique fondamentale.

En fait, ce processus a une autre face : les partis voient s'appauvrir leurs possibilités d'expression des dynamismes poli- tiques. Dans les villes anciennes, ils vont connaître pendant quelques années une relative stagnation, alors que les change- ments sociaux s'accélèrent et s'intensifient. Les éléments qui accèdent à ce moment à la prise de conscience de la situation politique globale ont tendance à demeurer à l'écart de l'action de parti - à moins qu'ils ne se soient intégrés aux partis mar- ginaux. Ceci a pu faire l'objet d'un premier repérage au cours des enquêtes générales conduites à Dakar et à Saint-Louis du Sénégal. La comparaison des principales catégories socio-profes- sionnelles qui avaient été retenues comme base de classification de la population étudiée, a fourni à ce sujet des indications intéressantes. Les catégories suivantes manifestaient un pour- centage d'appartenance à un parti politique supérieur à celui de l'ensemble des enquêtes : cultivateurs et pêcheurs - manœuvres et domestiques - commerçants. Par contre, ce pourcentage était inférieur pour les catégories : ouvriers - employés et fonctionnaires supérieurs - professions libérales. De telles données ne révèlent évidemment qu'une tendance. Mais il est significatif que ce soient des éléments ouvriers d'une part, des éléments intellectuels d'autre part, qui se soient tenus plus fréquemment à l'écart du système politique existant. C'était ici la situation dakaroise. Celle de Saint-Louis ne semblait pas très différente ; c'est au moins ce qui ressort d'un dépouillement manuel partiel de l'enquête réalisée sur un échantillon de popu- lation des quartiers insulaires. Par contre, l'enquête menée à Thiès, dont les caractères sont sensiblement différents de ceux des « vieilles villes », a fourni des résultats tout autres. On relevait pour l'ensemble des hommes un pourcentage d'adhésion à un parti politique plus faible qu'à Dakar, soit 40 % (1). Les caté- gories suivantes se placent au-dessous de ce chiffre : cultivateurs, commerçants, artisans, employés et fonctionnaires subalternes. A l'inverse, les manœuvres, les ouvriers, les employés et fonc- tionnaires supérieurs se placent au-dessus (2). Ici, le plus fort

(1) Les résultats de Dakar et de Thiès ne sont pas comparables dans le détail. Cependant, la valeur indicative de ces résultats généraux a pu, dans Tun et l'autre cas, être vérifiée à d'autres phases de la recherche.

'c) il est a remarquer que, dans le cas ae ι nies, ia catégorie aes manœuvres est beaucoup plus proche de celle des ouvriers. Les manœuvres - en grande majorité employés par le chemin de fer - représentent en effet une masse plue stable qu'à Dakar.

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degré d'adhésion aux partis correspond aux catégories les plus dynamiques : Thiès n'a pas les traditions politiques des villes anciennes, et le formalisme repéré dans celles-ci y est beaucoup moins accusé. - Le cas de Thiès permettait d'aborder de façon plus significative le problème de la différenciation des deux grands partis sénégalais en fonction de leur composition socio- professionnelle. L'adhésion au B.D.S. était largement dominante dans toutes les catégories ; mais l'écart en faveur de ce parti se révélait plus grand, d'une part, chez les ouvriers et manœuvres ; d'autre part, chez les employés et fonctionnaires supérieurs. A Dakar, où le B.D.S. était cette fois minoritaire, une tendance comparable pouvait être repérée : il était proportionnellement plus puissant parmi les éléments ouvriers et intellectuels. Mais les différenciations de cet ordre ne pouvaient qu'être plus ou moins oblitérées dans le contexte qui a été précédemment décrit.

Aussi l'importance des éléments qui demeuraient en marge des activités de partis y était-elle plus considérable. Deux séries ont surtout retenu l'attention. Ce sont, d'une part, les cadres nouveaux issus de l'enseignement supérieur ; les problèmes résultant de leur émergence seront brièvement évoqués plus loin. Et, d'autre part, une assez large fraction des moins de trente ans, qui avaient reçu au minimum une instruction primaire (1). Les critiques que ceux-ci émettaient contre le système politique établi étaient souvent extrêmement vives (contre la municipalité, contre les cadres des deux grands partis, etc.). Certains avaient fait plusieurs tentatives pour s'insérer dans les partis existants, ou dans des groupements de jeunesse dépendant des partis. Ils se retrouvaient finalement dans des groupes faiblement structurés, momentanés, n'ayant pas de fonctions politiques précises, mais dans lesquels les problèmes politiques étaient abordés d'une façon généralement non conformiste. Ou bien ils consacraient leurs activités à des groupements organisés autres que politiques.

L'importance que revêtent certains de ceux-ci doit être maintenant examinée. Dans une large mesure, ils offraient, plus que des . partis politiques partiellement sclérosés, des cadres adéquats à l'expression revendicative anticoloniale, et à la for- mation de militants.

1) A la différence de maintes autres régions d'Afrique noire, les organisations de caractère religieux ne jouent ici qu'un rôle très restreint. On a déjà vu comment les partis politiques « traditionnels » interviennent dans les activités de certaines

(1) II s'agit souvent de jeunes dont les études ont été interrompues. Ils atteignent difficilement à une certaine stabilisation sur le plan professionnel.

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d'entre elles et s'efforcent d'en faire des cadres de recrutement de leur clientèle. Seuls des mouvements plus limités donnent à des revendications politiques radicales des moyens de s'exprimer, de façon surtout indirecte. C'était le cas, par exemple, du groupement fondé par les étudiants musulmans de Dakar. Il ne recueillait cependant qu'une audience assez réduite (1).

2) Les associations culturelles et les mouvements de jeu- nesse jouent dans cette perspective un rôle plus important. Certains d'entre eux contribuent à la formation de cadres solides. Les associations culturelles ont, en général, une existence assez précaire, leur activité connaît des éclipses. Leurs tentatives pour trouver l'audience des masses, en entreprenant un effort éducatif - par exemple par le moyen du théâtre - ont souvent été décevantes. Enfin, elles conservent fréquemment un caractère ambigu. Ainsi, dans une ville comme Dakar, fondées par des éléments très « assimilés », elles éprouvaient quelque difficulté à contribuer au développement d'une culture africaine moder- nisée. Mais le souci de la formation politique dans un sens très général, en dehors des orientations de parti, n'est pas absent. C'est ce qu'a montré l'examen, par exemple, pour trois des associations les plus vivantes, des thèmes discutés par les groupes d'étude qu'elles organisent, et du contenu des discussions (2). Par le biais des questions telles que : l'enseignement et les langues d'enseignement, l'organisation des communautés locales, le déve- loppement économique, le mariage interracial, etc., l'étude des problèmes politiques résultant de la situation coloniale inter- venait largement. - Quant au Conseil de la Jeunesse du Sénégal, qui fédère la plupart des associations de jeunes, organisées essentiellement dans les villes, l'orientation de son action était plus nette encore. Par la nature des conflits qui l'opposaient à l'administration, par le contenu de ses revendications en faveur des jeunes, par les thèmes concernant l'avenir de la jeunesse dont il entreprenait l'étude, il révélait un potentiel « nationaliste » d'une certaine vigueur.

3) II faut signaler le rôle que peuvent jouer des associations constituées sur la base de l'origine commune - groupe ethnique ou territoire - en particulier lorsqu'elles sont animées par des jeunes. Centres de contact avec les territoires autres que le Sénégal, elles diffusent des influences politiques étrangères

(1) II se situe dans une perspective de rénovation islamique, en opposition plus ou moins directe avec les grandes confréries, dont le formalisme religieux peut être assez marqué. Mais celles-ci gardent une influence largement prédominante.

(2) Que les associations culturelles qui nous ont invités à participer à leurs groupes d'étude soient ici remerciées.

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aux partis qui' y prédominent. Cela semblait être le cas, par exemple, du groupement des jeunes soudanais par rapport au R.D.A. Cependant ces associations ne sont jamais liées directe- ment à une organisation partisane donnée. Le rôle politique, qu'elles peuvent temporairement jouer, garde une grande sou- plesse, et aussi une certaine imprécision.

Cependant, c'est aux organisations syndicales qu'une atten- tion particulière doit être accordée. On sait que le mouvement syndical dans l'Ouest africain français est l'un des plus impor- tants numériquement, et des plus vivants, de toute l'Afrique noire. Il n'a pris forme, comme les partis politiques, que dans l'immédiat après-guerre. En 1954, il groupait un effectif total d'environ 100 000 membres, soit un peu moins du tiers de l'eiTectif des salariés ; les chiffres connus ne sont qu'approximatifs, mais peuvent être retenus pour fixer un ordre de grandeur. C'est au Sénégal, et particulièrement dans les grands centres, que les syndicats ont atteint leur plus grand développement. Ce territoire groupait, en 1954, près de la moitié des syndiqués de l'A.O.F., et ils y représentaient plus du tiers de l'effectif des salariés. Dakar joue dans ce domaine un rôle central. C'est le siège des grandes Unions syndicales - puis, à partir de 1956, des nouvelles Centrales autonomes. Il possède une « Bourse du Travail » très active. Enfin, il compte à lui seul plus des deux cinquièmes des effectifs syndicaux du Sénégal.

Dans quelle mesure les syndicats ont-ils une signification autre que professionnelle et économique, et complètent-ils dans une certaine mesure l'équipement politique de la ville ? C'est ce problème qu'il faut envisager sommairement. Sous son aspect le plus général, il peut déjà être abordé au moyen d'une comparaison entre les taux d'adhésion aux partis politiques, d'une part ; aux syndicats, d'autre part. Sur les douze cents personnes interrogées lors d'une enquête dakaroise déjà évoquée, environ la moitié - près de 52 % - affirmaient être membres d'un syndicat. L'imprécision que peuvent revêtir de telles déclarations a été signalée à propos des partis politiques (1). Cependant, la venti- lation des enquêtes entre les diverses catégories socio-profession- nelles donnait un premier résultat significatif. En effet, le taux

(1) II est apparu fréquemment que des enquêtes affirmant appartenir à un syndicat n'étaient pas en règle quant au paiement des cotisations, ou même ne faisaient que suivre les mots d'ordre du syndicat sans y être inscrits. Aussi le nombre des syndiqués, tel qu'on pourrait le déduire de l'enquête générale, est-il sensiblement plus élevé que celui qui est indiqué par les syn- dicats eux-mêmes. Lee écarts manifestée par les différentes catégories sont plus marqués que les données brutes de l'enquête générale ne le font apparaître : les catégories où le pourcentage de syndiqués était le plus élevé étaient celles où la précision des réponses était la plus grande, comme des repérages ultérieurs l'ont souligné.

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moyen d'appartenance à un syndicat était dépassé dans les catégories suivantes : employés et fonctionnaires subalternes, employée et fonctionnaires supérieurs, professions libérales - et égalé par les ouvriers. Ce sont justement, à l'exception de la première, les catégories dont le taux d'appartenance à un parti politique se révélait le plus bas. D'autre part, la participation à la vie syndicale était nettement plus importante dans les caté- gories qui représentent en gros les éléments intellectuels, que chez les ouvriers. La situation était inverse à Thiès ; mais cette ville représente dans ce domaine, à cause de la présence des puissants ateliers du chemin de fer Dakar-Niger, un cas parti- culier (1). Les faits dakarois, par contre, confirment ce qui était un caractère général du syndicalisme d'A.O.F. (qui prenait seu- lement un plus grand relief dans les villes côtières du Sénégal). Les chiffres d'ensemble, fournis par des sources officielles d'après les déclarations des syndicats, indiquent nettement que les pro- fessions manuelles sont les moins organisées. Sur les 100 000 syn- diqués de l'A.O.F., en 1954, il apparaît que plus de la moitié sont soit fonctionnaires, soit employés par l'administration. Le taux de syndicalisation est, dans le secteur public, à peu près le double de celui du secteur privé. Enfin, dans l'ensemble des deux secteurs, les ouvriers ne représentent qu'un peu plus du quart de l'effectif total des syndiqués. On a pu constater d'ail- leurs, dans les résultats des enquêtes de Dakar et de Thiès, qu'appartenance à un syndicat et niveau d'instruction étaient en corrélation assez nette ; il était loin d'en être ainsi, au moins à Dakar, en ce qui concerne l'appartenance politique. Dans quelle mesure le syndicalisme offrait-il, à ces éléments instruits, des moyens d'expression que, dans la période étudiée, ne leur offraient pas les partis ? Éléments instruits qui, surtout en ce qui concerne les jeunes, sont plus sensibilisés aux aspirations anticoloniales radicales. Et dans quelle mesure l'action syndicale pouvait-elle alors se présenter plus nettement comme une remise en cause de l'ordre existant que l'action dans le cadre des partis ?

Les caractères particuliers que revêtait ici la lutte syndicale font qu'elle manifestait avec une grande vigueur les conflits fondamentaux qui définissent la situation coloniale. On ne peut parler précisément de « politisation » des syndicats, au sens que donnent à ce terme maintes appréciations officielles. Ce sont sur- tout les limites caractérisant l'action des partis, et les conditions mêmes du syndicalisme dans une situation d'origine coloniale, qui donnent à celui-ci une coloration politique marquée.

1) Les interviews de militants syndicalistes - et certaines

(1) II s'agit d'ailleurs, en grande partie, d'ouvriers semi-fonctionnarisés.

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de leurs prises de position officielles - faisaient ressortir comment la lutte syndicale est conçue comme dirigée essentiellement contre l'Administration. Ceci doit être interprété non seulement par rapport aux caractères généraux du système colonial, mais aussi en fonction du rôle central que joue ici l'Administration dans le domaine du travail. Elle est d'abord le principal employeur : dans une ville telle que Dakar, un peu plus du tiers des salariés en dépendent directement. D'autre part, elle est responsable de la fixation du salaire minimum ; et il est arrivé qu'en fonction de considérations budgétaires et de politique générale, elle l'ait fixé à un chiffre plus bas que celui qu'auraient accepté les employeurs privés. Enfin, dans la période étudiée, le problème central était celui de l'application du Code du Tra- vail outre-mer, voté par le Parlement .en 1952. C'est l'Adminis- tration des territoires qui devait en déterminer les conditions. Les grèves de l'année 1953 avaient surtout pour but d'exercer une pression sur cette Administration pour obtenir une « application loyale » des dispositions du Code. Dans les interviews évoquées à l'instant, les conflits avec les employeurs n'étaient pratiquement pas mentionnés en tant que tels. Les employeurs étaient iden- tifiés avec l'Administration. Et les mots « Administration » et « colonialisme » y apparaissaient à peu près interchangeables. L'adversaire des syndicats étant essentiellement l'Administration - et une « Administration coloniale » - leur action prend inévi- tablement une signification politique, au sens large du terme (1).

2) C'est dans le domaine de l'action syndicale que l'oppo- sition entre composante européenne et composante africaine de la population urbaine se manifestait avec la plus grande netteté. Cela ne tient pas seulement au fait que l'Administration et les employeurs représentent la puissance des « Blancs ». On a signalé aussi que les ouvriers, les employés et les cadres européens s'orga- nisaient presque entièrement en syndicats autonomes, ayant leurs objectifs propres, nettement opposés à ceux des syndicats afri- cains (2). Les crises aiguës que représentent certaines grèves importantes expriment avec force ce décalage. Les syndicats afri- cains, malgré leurs différences d'ordre idéologique, malgré les riva- lités personnelles qui peuvent opposer leurs leaders, s'engagent fréquemment dans des actions communes et coordonnées. Par

(1) D'ailleurs, cette lutte contre l'Administration n'a pas seulement des aspects locaux. Elle peut être menée par l'intermédiaire d'instances pari- siennes, gouvernementales et parlementaires. L'utilisation d'appuis politiques apparaît ici nettement. Ils apportent parfois le succès, comme ce fut le cas pour l'application des dispositions du Code du Travail concernant la durée de travail.

(2) Cf. P. Mercier, Aspects des problèmes de stratification sociale, Cahiers Internationaux de Sociologie, XVIII, 1954.

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contre, les grèves de travailleurs africains et celles de travailleurs européens ne coïncident presque jamais. Il arrive que les secondes se déclenchent comme une réponse aux premières - en vue d'assurer le maintien des hiérarchies de salaires. - Manifesta- tions d'unité africaine contre l'Administration, contre le pouvoir européen en général, les grèves sont les seules occasions où appa- raît nettement, et de façon généralisée, la tension fondamentale qui caractérise la ville. C'est parce qu'elles expriment cette tension que leur puissance et leur résonance émotionnelle sont aussi considérables.

3) C'est aussi la cause principale de leur éventuel succès. A l'occasion de tels conflits, des tendances revendicatives s'expriment, qui sont beaucoup plus radicales que celles des partis au même moment. Ainsi, au cours des grèves de 1953, la presse syndicale, les déclarations des leaders syndicaux, évoquent- elles la possibilité d'une remise en cause du « loyalisme » africain, d'une révision des liens entre la France et les Territoires d'outre- mer ; le problème de l'indépendance s'y trouve ouvertement posé, comme une menace. L'action syndicale prend une certaine colo- ration nationaliste qu'ignorent alors les partis. A l'arrière-plan de toute revendication limitée, dans l'ordre des salaires ou de la réglementation des conditions de travail, la revendication anticoloniale fondamentale se dessine ; c'est elle qui donne tout son poids aux manifestations de masse que représentent les grèves, et qui emporte la décision (1). Il faut noter d'ailleurs qu'au cours de cette période les grands apports idéologiques extérieurs pénètrent surtout par le canal des syndicats. Leurs militants vont, en nombre important, accomplir des stages de formation, soit en France soit dans d'autres pays. La partici- pation à des Congrès internationaux les met en contact avec les grands courants idéologiques mondiaux. L'examen de la presse syndicale est très révélateur à cet égard.

Les syndicats proposent aux masses des orientations qui sont, dans la période considérée, très sensiblement différentes de celles des partis politiques. Elles sont par maints aspects plus schématiques et plus vigoureuses. Les syndicats sont beaucoup moins pénétrables aux différenciations de type traditionnel - qu'elles soient d'ordre ethnique, religieux, etc. L'unité d'action qu'ils pratiquent largement ne permet pas que soient réinterprétés à leur niveau des oppositions et des conflits dont la signification leur est étrangère. Ces oppositions s'effacent devant l'opposi- tion fondamentale que l'action syndicale met en relief. La quasi-unanimité avec laquelle sont suivis les mots d'ordre des

(1) L'examen de la presse syndicale, en 1953, révèle nettement cet aspect· - 81 -

CAHIERS INTERN. DK SOCIOLOGIE β

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syndicats est à cet égard très significative. Ceux-ci représentent d'autre part, pour les élites, en un temps où les formes et les cadres de l'expression proprement politique leur apparaissent trop étroits, un champ d'action plus vaste et plus adéquat. Le syndicalisme offre les formes les plus accessibles de participation aux pouvoirs de type moderne. Ce sont les élites intellectuelles (1) qui fournissent l'essentiel de l'encadrement syndical et jouent un rôle dominant dans les Commissions executives. Placées le plus directement dans des situations de tension et de contradic- tion, elles trouvent dans les fonctions d'ordre syndical la manière la plus efficace d'affirmer leur modernisme et de déborder les limites qui étaient posées à leur promotion dans le domaine politique et dans le domaine professionnel.

IV Tels sont les principaux aspects que présentait, en une période

de transition, la vie politique dans les grands centres urbains du Sénégal. Dans les trois dernières années, des transformations de grande ampleur se sont produites. L'originalité politique sénégalaise - conditionnée dans une très large mesure par celle des « vieilles villes » - demeure nette, mais elle est en grande partie transférée à d'autres plans.

Des changements se sont affirmés dans les « vieilles villes », qui étaient déjà repérables au moment où les enquêtes à l'instant évoquées ont été menées. Il faut souligner l'importance des faits suivants :

1) La séparation entre les villes et les campagnes, et plus spécialement entre les vieilles villes et le reste du territoire, devient moins accusée. Ce fait a déjà été signalé en évoquant les développements démographiques récents et l'expansion du B.D.S. D'autres indices le manifestent. Les élites intellectuelles se diversifient quant à leur origine ; si la part des plus anciens noyaux de population urbaine demeure importante dans leur composition, elle diminue progressivement. Les liens se resserrent entre les différentes régions du territoire. D'autre part, ces élites s'efforcent d'agir au delà des cadres urbains, et font place dans leurs préoccupations aux problèmes de la modernisation et de l'évolution rurales : certains projets établis par les associations de jeunesse et les syndicats sont significatifs de cette orientation.

2) Ces faits sont liés à une relève des générations qui a des effets très étendus. La formation des jeunes élites a été diffé- rente, elles se sentent plus aptes à revendiquer les responsabi-

(1) Dans un sens très large : elles sont de formation très hétérogène et de niveaux divers.

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lités de tous ordres (1). En même temps, elles s'écartent plus ou moins violemment des perspectives de Γ « assimilation », et s'efforcent de retrouver et de raviver les valeurs proprement africaines. A un effort pour s'affirmer individuellement en s'inté- grant au système existant, succède un effort pour s'affirmer en tant que représentants et guides d'une masse qu'il faut affranchir de ce système. Orientation à caractère nationaliste au sens le plus large du terme.

3) Dans les villes côtières, l'intensité croissante des tensions raciales depuis la dernière guerre ne pouvait que favoriser un tel changement. L'augmentation massive du nombre des Euro- péens, leur diversification professionnelle plus grande, la réso- nance beaucoup plus ample que prennent les faits de dis- crimination, la multiplication des situations de compétition, professionnelles ou autres, sont les aspects les plus manifestes de ce phénomène essentiel (2).

C'est au moment où ces facteurs jouent à plein que s'ouvre une nouvelle phase de la vie politique. On n'en indiquera ici que les traits principaux.

1) A partir de 1956 se multiplient, sur le plan syndical comme sur le plan politique, les ruptures avec les organisations métro- politaines (confédérations ou partis). Les remarques faites plus haut expliquent que ce mouvement se soit d'abord développé dans les syndicats. Il atteindra, avec quelque retard, la S.F.I.O. elle-même, qui se transforme, non sans difficultés, en Mouvement socialiste africain. La tradition assimilationniste cède ; au moins cesse-t-elle de s'affirmer ouvertement. Les partis devenus auto- nomistes, la distinction entre les formes directes et les formes indirectes de l'expression politique commence à s'effacer. La revendication extrême, de caractère nationaliste, peut s'exprimer dans les partis, et s'y manifestera effectivement à partir de 1957 (au moment où les nouvelles institutions issues de la « loi-cadre » comportent, pour la première fois, un gouvernement sénégalais).

2) Dans une certaine mesure, l'existence d'une très ancienne tradition politique sénégalaise va redevenir source de dynamisme. A la même époque, les éléments marginaux dont l'existence a été signalée surtout chez les intellectuels, entrent dans le jeu pro- prement politique, essentiellement dans le cadre du B.D.S. Ils constituent l'aile gauche du nouveau Bloc populaire sénégalais, issu du B.D.S., et sont à l'origine de la création de la Convention africaine, qui s'efforce d'étendre au delà du Sénégal les orienta-

il) Cf. P. Mercier, Evolution des élites sénégalaises, Bull. Intern, des Se. Soc., VIII, 4, 1956.

(2) Cf. P. Mercier, Le groupement européen de Dakar, Cahiers Intern, de Soc, XIX, 1955.

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tions résolument autonomistes de celui-ci. Ils tentent d'organiser le B.D.S. en un parti de masse, mais dans un sens et sur des modèles très différents de ceux qui prévalaient dans les « vieilles villes ». Leur influence a été déterminante, enfin, dans les essais de regroupement des partis sénégalais « dans l'oubli des querelles de personne ou de doctrine ». Il s'agissait là d'effacer l'opposi- tion fondamentale qui caractérisait la vie politique sénéga- laise d'après-guerre, et dont nous avons vu qu'elle n'avait pas seulement une signification politique. Cet effort a abouti, non sans difficultés, à la création du Parti du Regroupement africain. On notera, plus loin, que les anciennes oppositions se sont encore manifestées, quoique de façon atténuée et moins efficace, au cours des années 1958-1959. Les éléments jeunes du B.P.S. vont d'abord contribuer à donner à celui-ci une position en flèche par rapport aux autres partis territoriaux. C'est eux qui entraîneront, au Congrès de Cotonou, la première prise de position radicale du Parti du Regroupement africain en faveur de l'indépendance (1).

3) Cependant, le poids de la tradition politique des vieilles villes n'est pas entièrement levé. S'ajoutant à celui que repré- sentent les chefs religieux conservateurs, il contribue à expliquer, de la part du Sénégal, un retour à des positions modérées. La campagne pour le référendum de 1958 l'a manifesté nettement : c'est sous cette double pression que le B.P.S. a pris position en faveur du « oui ». Elle rend compte également des attitudes moins radicales que prennent le plus souvent les dirigeants sénégalais à l'intérieur de la Fédération du Mali. Ce poids de la tradition n'est cependant plus assez important pour que soient freinées les tendances nouvelles. Il est significatif qu'aux élec- tions législatives de mars 1959 le Parti de la Solidarité séné- galaise, groupant les éléments conservateurs des villes et des campagnes, ait échaué aussi bien à Saint-Louis du Sénégal, où le succès lui paraissait probable, que dans les zones rurales. Encore faut-il remarquer que les éléments jeunes entrés au B.P.S. en 1956 ont en partie quitté la nouvelle Union progressiste séné- galaise, issue de ce dernier parti après le regroupement dont il a été question il y a un instant : en fondant le Parti du Regroupe- ment africain-Sénégal, ils ont voulu manifester leur déception devant un parti insuffisamment radical, insuffisamment renouvelé dans ses cadres, et qui réintégrait trop d'aspects de la vie poli- tique « traditionnelle » des vieilles villes.

École pratique des Hautes Études (Sorbonne).

(1) Quelques mois auparavant s'était constitué un Parti africain de l'Indé- pendance, dont l'audience est demeurée très limitée.

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