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INTRODUCTION GENERALE

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Au dbut de ce troisime millnaire gros dahurissantes possibilits technologiques, sil est une mondialisation dont il messied de parler, cest sans conteste celle de la mort triomphante qui saffirme comme la loi universelle du monde laquelle lhumanit est condamne se soumettre. Bien quelle soit excde par son aventure mortelle ,1 il nen demeure pas moins vrai quelle ne se lassera jamais de poursuivre limmortalit 2 dont elle sera dpossde par lomniprsence de la mort .3 Considre comme la seule valeur suprme laquelle toutes les autres sont subordonnes, la Faucheuse ne saurait tre le nant axiologique par excellence, le cimetire des vains espoirs et des craintes superflues .4 Il sen faut de beaucoup quelle soit rductible une non-valeur dans lexacte mesure o son omnipotence se joue de la vie qui apparat comme lunique bien auquel le roseau mortel sattache. Or, cest le priver de cette existence chrie que prtend la loi implacable des Parques. En outre, la crise contemporaine qui traverse les reprsentations ltales na pas abouti la cessation de la mortalit. Bien au contraire, depuis laube premire de lhumanit, la statistique macabre na pas vari : la mortalit frappe cent pour cent .5 Les religions et les philosophies saccordent pour nous diviser sur des chtiments doutretombe 6 hypothtiques sans quaucune ne nous dispense de ce moment fatidique. Ds lors, on comprend pourquoi la mort, redoutable dans ce quelle a dunique et de ncessairement improvis, rsiste nous devenir quotidienne, familire, naturelle .7 Cette mort sauvage semble dautant moins apprivoisable quelle va venir en voleuse 8 subtiliser des personnes hostiles linopportunit de sa venue scandaleuse. Mais nulle anathmatisation nempchera la Faucheuse de sadonner sa tuerie journalire selon des lois qui sont les siennes dans une horlogerie aux mcanismes impntrables.

Toutefois, ces dveloppements qui concluent au triomphe absolu des forces de la mort sur celles de la vie apparaissent comme anachroniques au regard de la rvolution copernicienne qui affecte le phnomne de la mort interdite. Autrefois, la mort sapparentait

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Roger Garaudy. Promesses de lIslam. Paris : Seuil, 1981, p. 19. Alexis Carrel. Lhomme, cet inconnu. Paris : Plon, 1935, p. 260. 3 Paul Yonnet. Le phnomne du recul de la mort . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 29. 4 Olivier Tinland. Le dsert du sens . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 79. 5 Franois Sarda. Le droit de vivre et le droit de mourir. Paris : Seuil, 1975, p. 9. 6 Marcel Conche. Mourir, pourquoi ? . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p.82. 7 Jrme Picon. Le temps des vanits . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 80. 8 Franois Mauriac. Le nud de vipres. Paris : Bernard Grasset, 1933, p. 18.

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une fte 9 et saffirmait comme une bndiction. Dans cette perspective, toute vie tait assigne sa fin, ds son commencement .10 Or, on est pass dune socit au Moyen Age o lon souhaitait que la mort soit la plus longue possible, ft-elle douloureuse une socit o on lescamote compltement .11 Aujourdhui, il sied de souligner la mort de la mortalit naturelle. A lheure de la rvolution numrique, la mdecine occidentale transmue la mort en une maladie gurissable, rve dune nouvelle immortalit et sonne le glas dune mort aussi ontologique que ncessaire. Fort des perspectives enchanteresses de cette lutte contre la mort humaine, lexistant rve de gurir rellement la mort, de rendre lhomme immortel en allongeant indfiniment sa vie, ou par lexprimentation sur le clonage, ou encore en esprant une rsurrection cryognique .12 Dsireux de livrer une guerre totale la mort, lOccident dchristianis refuse de prendre conscience de son tat de mortel 13 et entend liminer tous les germes dune mort devenue anormale. Dans cette croisade contre les forces de la mort, lhomme moderne sappuie sur un nouveau pouvoir qui cherche dfinir un mourir correct, qui veut approcher la mort et le deuil comme des maladies, faisant resurgir la vieille notion de bonne ou de belle mort.14 Cette approche thrapeutique de la Faucheuse renseigne sur la dtermination des contempteurs de la mort naturelle. En tout cas, leur volont de mettre la mort en chec est grande, plus grande que jamais dans lhistoire 15 de lhumanit. Ces aptres dune immortalit mdicalement assiste16 nauront de cesse quils naient lutt contre la vieillesse en tant que celle-ci saffirme comme lantichambre de la mort redoute. Ils poussent leur haine animale de celle-ci jusqu conclure son inexistence.

Mais ce dni gnralis de la mort auquel on assiste et la disparition de la grammaire funraire 17 semblent obir aux exigences dune socit capitaliste trs

Colette Debl. La peinture est ma pratique de la mort . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 60. Nicolas Grimaldi. Le sens de la vie rvl par la mort . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 62. 11 Franois de Closet et Luc Ferry. Le droit de vivre sa mort . Le Point, n 1522, vendredi 16 novembre 2001, pp. 76-77. 12 Robert William Higgins. Notre folle ambition de gurir la mort . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 20. 13 Thierry Lenain. Jinterroge la mort avec des mots denfant . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 30. 14 Bernard Crettaz. Faire sortir la mort de son ghetto . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 67. 15 Lucia Boia. Demain, les immortels . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 13. 16 Sur cette question, lire, Lucia Boia. Quand les centenaires seront jeunes. Limaginaire de la longvit, de lAntiquit nos jours. Paris : Les Belles Lettres, 2006. 17 Damien Le Guay. Nous ne savons plus mourir ! . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 10.10

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oublieuse de ses proccupations mtaphysiques. Au vrai, dans un groupe accumulation des biens, et non plus accumulation des hommes, dans une culture o le technologique prime sur le symbolique, la mort devient lanti-valeur, par excellence, dun systme de valeurs .18 Ce dernier vit de son occultation et labore une morale qui se fonde sur une ngation totale de la mort honteuse. Cest dire que lOccidental vit dans un univers hdoniste au sein duquel les pulsions de vie doivent lemporter sur celles de la mort ennemie. Dans cette perspective, la religion du bonheur laquelle lhomme moderne adhre conduit fuir devant les figures les plus ngatives telles que la maladie, le nant de la vieillesse et la mort .19 La nouvelle philosophie de la vie saccompagne dune campagne de dnigrement du royaume des ombres. Considre comme le mal par excellence, la mort moderne ressortit aux ralits ignobles auxquelles lexistant travaille chapper. Aujourdhui, point nest besoin de les dpeindre hideusement pour susciter leffroi. Il nest que de les nommer pour provoquer une tension motive insurmontable qui est vcue comme une insulte au droit au bonheur qui fonde la socit picurienne. Celle-ci devient lincarnation mme de cette pense morbide qui rejette 20 la mort innommable au profit dune vie bavarde. Pour loquaces que soient les sciences de lhomme au regard de la famille, du travail, de la politique, des loisirs et de la sexualit, il reste quelles font montre dune discrtion inquitante au sujet de la mort silencieuse. Cependant, leur dsir de transformer la mort en un monosyllabe scabreux 21 ne saurait les prserver contre les atteintes empoisonnes de la Faucheuse. Pour colossaux que soient les moyens dont les humains usent pour atteindre une immortalit, il reste que leur entreprise est voue un insuccs certain en ce sens que ltre humain est dj sa mort : il ne saurait tre autre quun tre-vers-la mort .22

N pour rendre lesprit, lexistant raisonnable noublie jamais quil faut ne pas vivre si lon veut ne pas mourir, ne pas devenir si lon veut ne pas cesser dtre .23 Il18 19

Patrick Baudry. La mort comme vnement incroyable . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 50. Didier Raymond. Kant/Schopenhauer/Nietzsche/Freud le bonheur des philosophes . Magazine Littraire, n 389, juillet-avril 2000, p. 48. 20 Charles Berling. Caligula est hant par la mort . Le Magazine Littraire, n 453, mai 2006, p. 45. 21 Vladimir Janklvitch. La Mort. Paris : Flammarion, 1977, p. 221. 22 Bernard Schumacher. Comment devient-on mortel ? . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 8. 23 Roger Caillois. Lhomme et le sacr. Paris : Gallimard, 1950, p. 172.

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sensuit que la mortalit devient lhorizon indpassable de lhumanit dans lexacte mesure o le tombeau reste lultime adresse de cette dernire. Consciente du fait que la condition de vivre est de mourir continuellement 24, elle refuse de sillusionner sur la prtendue capacit de la mdecine de la mort triompher littralement de cette dernire. On sexplique quelle ait rpugn accrditer la thse selon laquelle le corps cryognis est la plus belle mtaphore de ce nouveau destin : un corps maintenu en vie pour tuer la mort .25 Il sen faut de beaucoup quelle sinscrive dans cette entreprise qui vise llimination des germes de la mort en ce sens que cette dernire participe de ses caractristiques. Au reste, quoi quen crive Albert Camus,26 il ny a quun problme qui ne soit pas un pseudo problme, et cest celui de la mort []. Elle est le problme par excellence, en un sens, le seul .27 La littrature, en tant quelle traduit les proccupations essentielles du mortel, ne saurait occulter cette question essentielle qui hante son imaginaire.

Au reste, tel est le paradoxe de la mort dans la vie : si notre finitude est nie et refoule, elle vient contaminer jusqu notre sentiment 28 artistique. En tout cas, il est significatif que la littrature nait pas suivi la socit hdoniste dans son refus fort discutable docculter le trpas. Gardienne des traditions sculaires, elle semploie rhabiliter la figure de la Faucheuse, cette compagne familire, dont le nom a disparu comme par enchantement, dans le discours des personnes polices. A une mort aussi silencieuse quinterdite, le thtre entend opposer une mort livresque qui reste profondment bavarde. En outre, les dramaturges semblent dautant moins autoriss se taire sur les morts thtrales qu on meurt beaucoup dans les tragdies .29 Qui plus est, le dveloppement du thtre semble indissolublement li la peinture de la mort. De ce point vue, il est notable que Michel Pruner ait conclu lomniprsence du thme de la mort dans la scne universelle quand il crit :Du fait probablement de ses accointances religieuses, le thtre a toujours t hant par la mort. A tous les grands moments de son histoire, la prgnance de la mort est24 25

Alain. Les Dieux suivi de Mythes et Fables et de Prliminaires la Mythologie. Paris : Gallimard, 1985, p. 28. Bernard Edelman. Le nouvel Homo binernatus . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 14. 26 Albert Camus. Le mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard, 1942, p. 15. 27 Franoise Schwab. Penser la mort. Magazine Littraire, n 333. juin 1995, p. 42. 28 Christian Arnsperger. Le capitalisme est-il mortifre ? Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 11. 29 Henri Gouhier. Thtre et Existence. Paris : Librairie philosophique. J. Vrin, 1973, p. 68.

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rcurrente, elle est un des fondements de lmotion dramatique : peut-tre parce que la reprsentation thtrale qui sachve chaque soir par sa propre fin toujours recommence - est comme un condens de la destine humaine. Tel protagoniste meurt dune mort violente provoque par la vengeance, la haine ou lamour. Tel autre succombe un destin cruel. On trouve la mort dans la comdie comme dans la tragdie et le drame.30

Ces lignes pourraient sappliquer tant au thtre dAim Csaire qu celui de Wole Soyinka. Dans les tragdies de lun comme dans celles de lautre, la mort se signale par son omniprsence qui transparat travers le discours des personnages et les indications scniques. Cest dire que la mort plane 31 sur ces pices lugubres de la premire la dernire rplique. Ds lors, lon peut saluer leur entreprise littraire qui vise lever linterdit qui pse sur la mort, rhabiliter la Faucheuse et restaurer les reprsentations de celle-ci. Que les uvres des deux auteurs protiformes soient marques par lobsession du trpas, cela ressortit la normalit. Mais, do vient quil faille procder un rapprochement entre ces deux crivains qui appartiennent deux courants littraires des plus opposs ? A cette question, il semble que Daniel Maximin ait apport une rponse dont nous sommes satisfait :

Si le triomphe de Csaire consacrait vingt-cinq annes de ngritude militante, pour Wole Soyinka, de vingt-deux son cadet, cest plutt dune dcouverte quil sagissait. A premire vue, il peut sembler paradoxal de rapprocher ces deux crivains, dans la mesure o Soyinka tait connu de la plupart des crivains francophones seulement comme le chef de file de lanti-ngritude, linventeur de la tigritude , qui stait taill un succs auprs de ses confrres africains de langue anglaise en composant dironiques pomes-ngritude, et en affirmant que le tigre ne proclame pas sa tigritude, mais il tue sa proie et la mange . A regarder de plus prs cependant, au-del des dclarations dintention et des proraisons de congrs, il apparat quil est temps de rduire le foss qui spare, coups de malentendus parfois savamment amplifis, lAfrique noire de langue franaise de lAfrique anglophone, de lire des uvres dont les qualits de ralisme ou de lyrisme

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Michel Pruner. Les thtres de labsurde. Paris : Nathan/VUEF, 2003, p. 76. Anne-Marie Beckers. Michel de Ghelderode Barabbas Escurial une uvre. Bruxelles : Labor, 1987, p. 70.

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sont plus proches quon ne la dit, et dont la diffusion ne peut quaider mettre au clair ce qui divise et ce qui runit.32

Fort de son cosmopolitisme littraire, Daniel Maximin invite les aptres de la ngritude et ceux de la tigritude transcender leurs querelles idologiques, taire leurs divergences et mettre en exergue les similitudes qui existent entre ces deux communauts desprit. Au reste, la fcondit des travaux comparatistes est fonction dune disparition des frontires artificielles riges par les partisans des nationalismes littraires. De ce point de vue, il sied de renoncer toute varit de chauvinisme et de provincialisme, de reconnatre enfin que la civilisation des hommes, o les valeurs schangent depuis des millnaires, ne peut tre comprise, gote, sans rfrence constante ces changes dont la complexit interdit qui que ce soit dordonner notre discipline par rapport une langue ou un pays entre tous privilgis .33 Il sensuit que la recherche comparatiste se nourrit de lapport enrichissant des autres littratures et sappauvrit toutes les fois quelle est confronte une absence dchanges entre les diffrentes productions nationales. Hostile tout isolement qui est prjudiciable son esprit, cest mettre un terme aux provincialismes improductifs dans la rpublique des lettres quelle tend. En tout cas, le prsent travail fait sienne cette dmarche et se propose de rapprocher la francophonie de langlophonie par le truchement du thme unificateur de la mort. Cette thmatique universelle nous donne de comparer le thtre dAim Csaire celui de Wole Soyinka de faon mettre en lumire les convergences et les divergences qui vont driver de cette tude comparative. Aussi bien, celle-ci prtend tablir un parallle entre le pre de la ngritude et celui de la tigritude, percer les frontires linguistiques, culturelles et gographiques qui sparent Aim Csaire davec Wole Soyinka.

Le fait que jusquici lon nait pas song consacrer des tudes globales ces deux reprsentants de la scne ngro-africaine renseigne sur le foss qui existe entre les coles littraires dont ils se rclament. Au vrai, il est des prjugs, des malentendus et des interprtations fallacieuses qui traversent lhistoire littraire de ces deux mouvements, vicient les esprits et rendent malaise toute entreprise de rconciliation. Il nest pas32

Wole Soyinka. La Danse de la fort. Prface de Daniel Maximin. Traduit de langlais par Elisabeth Janvier. Paris : Pierre Jean Oswald, 1971, p. 5. 33 Ren Etiemble. Comparaison nest pas raison. Paris : Gallimard, 1963, p. 15.

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jusquaux polmiques auxquelles se livrent les principaux thoriciens de ces deux tendances qui ne contribuent les distancer. De plus, la lgende littraire veut se les reprsenter sous les traits des deux adversaires irrconciliables, enferms dans leurs certitudes respectives et hostiles toute ouverture envers autrui en tant que ce dernier reprsente lennemi idologique dont il sied de sloigner. Mais seules des lectures htives et des interprtations tendancieuses ont russi caricaturer le mouvement de la ngritude et le transmuter en un groupe opposable celui de Wole Soyinka. De ce point de vue, il est remarquable que ce dernier ait avou limmense dette quil a contracte envers le mouvement de la ngritude qui a jou un rle prpondrant au regard de lmancipation du monde et de son recouvrement de sa dignit perdue. En vrit, si lon en croit le chantre de la tigritude , la ngritude [] a indubitablement t un facteur dterminant dans lexpression de la sensibilit cratrice des deux dcennies suivantes non seulement parmi les crivains et les intellectuels dans les colonies francophones, mais aussi chez les lusophones et mme chez les anglophones .34 Ces lignes qui tmoignent de lestime dans laquelle Wole Soyinka tient les aptres du mouvement de la ngritude militante doivent aider dissiper les malentendus qui subsistent entre ces deux courants majeurs de la littrature ngro-africaine. Mais, il est regrettable que cette reconnaissance de la place centrale quoccupe la ngritude dans lhistoire intellectuelle du monde noir nait pas conduit Soyinka pouser ses thses fondamentales. Bien loin de corroborer ces dernires, il sest employ les pourfendre et montrer leurs limites en se fondant, le plus souvent, sur des lectures discutables des uvres matresses du mouvement de la ngritude. Il en va ainsi du Cahier dun retour au pays natal sur lequel Soyinka a mis un jugement esthtique qui trahit son inconnaissance de la posie csairienne. Il reproche celle-ci qui se signale par son hermtisme davoir fait lapologie de lirrationalisme. Pour lui, mme Aim Csaire un moment a crit dans un de ses pomes : Eia pour ceux qui nont jamais rien invent faisant rfrence bien sr la distinction entre la raison et lintuition .35 Or, linverse de Csaire, il refuse de dissocier celle-ci de celle-l et conclut leur coexistence pacifique chez le Noir. Il nie que ce dernier soit un tre intuitif qui serait dpourvu dune capacit mener bien une rflexion solide.

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Wole Soyinka. Les arts en Afrique lpoque de la domination coloniale . Histoire Gnrale de LAfrique VII. LAfrique sous domination coloniale, 1880-1935. Paris : UNESCO/NEA, 1987, p. 607. 35 Christiane Fioupou. Interview de Wole Soyinka Paris en fvrier 1995 . Prsence Africaine, n 154, 2e semestre 1996, p. 90.

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Cest se reprsenter le Ngre sous les traits dun penseur susceptible de produire des uvres aussi gniales quuniverselles que prtend la tigritude de Wole Soyinka. Mais Csaire na nullement ambitionn didaliser lirrationalit au dtriment du cartsianisme auquel il reste intimement li. De mme, il est sans exemple que la ngritude csairienne ait assimil le Ngre un tre motif qui serait exclusivement dou dune pense aussi prlogique que mystique.36 Certes, fort de ses lectures surraliste, bergsonienne et freudienne, il a opt pour une mise en question de la Raison 37 en tant que celle-ci est coupable. Le rationalisme semble dautant plus indfendable quil a provoqu des ravages et des crimes .38 Conscient des excs et des horreurs auxquels peuvent aboutir la raison raisonnante et le scientisme, Csaire, la diffrence de Soyinka, se flicite que le monde noir nait pas suivi lEurope dans une aventure scientifique aussi folle que suicidaire. Mais, en se fondant sur les donnes immdiates de la conscience et en privilgiant lintuitionnisme, lAfrique corrigerait les insuffisances lies un rationalisme excessif. Dailleurs, la pense intuitive dont elle serait congnitalement dote inspire les grandes ruptures pistmologiques de la connaissance scientifique .39 On le voit, pour la ngritude csairienne, lEurope ne peut pas se fonder sur son recours au rationalisme pour conclure linfriorit technique de lAfrique dans la mesure o la raison hellne et lintuition ngre sont complmentaires.

Par ailleurs, que Wole Soyinka ait tax la littrature issue de la ngritude de propagande 40 et quil se soit employ conclure au dpassement 41 de ce mouvement qui se recommande par sa vision romantique du pass africain, cela constitue un fait indniable. Mais de cette critique ngative de la ngritude il ne suit aucunement quil faille condamner ses uvres au muse des antiquits. Certes, celles-ci sont traverses par un hermtisme42 dlibr qui rend leur lecture des plus ardues. Qui plus est, son recours une36 37

Sur cette question, lire Lucien Lvy-Bruhl. La mentalit primitive. Paris : PUF, 1963. Robert Jouanny. Csaire Cahier dun retour au pays natal. Discours. Paris : Hatier, 1994, p. 21. 38 M. a. M. Ngal. Aim Csaire un homme la recherche dune patrie. Dakar-Abidjan : Les Nouvelles Editions Africaines, 1975, p. 100. 39 Abdoulaye Niang. La science, lhomme de science et le social : limplication cognitive et thique dans lentreprise scientifique . Revue Sngalaise de Sociologie, n 6, janvier 2003, p. 14. 40 Janheinz Jahn. Manuel de littrature no-africaine du 16e sicle nos jours de lAfrique lAmrique. Traduit par Gaston Bailly. Paris : Resma, 1969, p. 248. 41 Albert Grard. Afrique plurielle. Etudes de littrature compare. Amsterdam Atlanta : Editions Rodopi, 1996, p. 6. 42 Sur lobscurit des uvres de Wole Soyinka, lire NIYI Osundare. Words of Iron, Sentences of Thunder : Soyinkas Prose Style . African Literature Today, n 13, 1983, pp. 24-37.

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langue anglaise sophistique et son inspiration dramatique qui se nourrit tant de sa mythologie personnelle que de la mtaphysique yorouba rendent davantage malaise toute entreprise critique qui vise au dcodage de son thtre intellectualiste. Il va de soi que lon ne va pas invoquer la prtendue obscurit 43 de ses pices crbrales pour justifier le dsintrt dont fait montre la critique tant anglophone que francophone lendroit de Wole Soyinka. Aussi bien, sommes-nous fond lui consacrer une tude globale qui nous donnerait de procder un rapprochement indit entre la ngritude et la tigritude .

Pour toutes ces raisons, il nous a paru digne dintrt dopter pour les quatre pices de Wole Soyinka qui illustrent le mieux la thmatique de la mort de faon les comparer aux oeuvres dramatiques dAim Csaire. De ce point de vue, La Route, La danse de la fort, La Rcolte de Kongi et La Mort et lcuyer du roi qui fonctionnent comme des tragdies de la mort, correspondent les autres productions dramatiques dAim Csaire. Il en va ainsi de Et les chiens se taisaient, de La Tragdie du roi Christophe, dUne Saison au Congo et dUne tempte, qui constituent le thtre funeste dAim Csaire. Aussi bien, ce quoi prtend la prsente thse, cest tudier le thme de la mort tant dans le thtre dAim Csaire que dans les quatre pices de Wole Soyinka susmentionnes. Cependant, quelque naturelle et familire que soit la ralit laquelle renvoie le concept de mort, il reste quil sied de le dfinir. Sous ce rapport, il est des bouleversements sans prcdent qui traversent les reprsentations ltales et qui rendent toute dfinition de la mort naturelle difficile dans lexacte mesure o celle-ci doit tre vacue du thtre des vivants aux yeux desquels elle constitue un vritable scandale .44 Or, il faudrait quand mme sentendre une bonne fois pour toutes sur ce que lon appelle la mort , que lon sobstine rduire 45 un chec 46 provisoire de la mdecine occidentale. Cependant, les progrs de la science et de la technique, le maintien artificiel des fonctions essentielles de la vie (cur, poumons) soulvent la question de la dfinition exacte de la mort et du moment o elle intervient . 47

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Wole Soyinka. La Route. Traduit de langlais par Christiane Fioupou et Samuel Millago. Paris : Hatier, 1988, p. 3 Claude Javeau. Les nouveaux jardins du souvenir . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 77. 45 Jacques Darras. Je ne suis pas fait pour la mort. Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 54. 46 Jean Franois Deniau. Qui refuse dentrer dans la vie meurt tous les jours . Le Nouvel Observateur, n 62, avrilmai 2006, p. 19. 47 Madeleine Grawitz. Lexique des sciences sociales. Paris : Dalloz, 1999, p. 284.

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Coupe de ses racines mtaphysiques qui la transmutaient en un vnement invitable 48, la mort apparat dsormais comme un phnomne totalement 49 mdical. Il va de soi que les dfinitions classiques de la mort qui mettaient en vidence linexorabilit du phnomne, soulignaient son caractre ncessaire et lassimilaient une fatalit ne semblent plus acceptables au regard de la nouvelle thique mdicale. Considre comme une maladie aussi pathologique que curable, la mort moderne nest effective que si les trois critres cliniques suivants sont simultanment prsents : 1) Absence totale de conscience et dactivit motrice spontane ; 2) Abolition de tous les rflexes du tronc crbral ; 3) Absence totale de ventilation spontane .50 De cette dfinition juridique, il rsulte que le constat de la disparition dfinitive de la personne est rigoureusement fonction de lobservance de ces trois critres. Il en rsulte que la mort ne sera complte que quand la dernire des milliards de cellules vivantes qui composent lhomme ou lanimal suprieur moribond sera morte .51 Cette mort totale qui correspond au dysfonctionnement du cerveau signifie la transformation progressive du mourant en un cadavre en voie de dcomposition. Naturellement, cest cette dfinition clinique du trpas qui conclut son caractre dfinitif que nous adhrons.

Soucieuse de transcender les barrires linguistiques, culturelles et gographiques qui sparent Aim Csaire de Wole Soyinka, la perspective comparatiste qui anime 52 la prsente tude entend se servir du thme unificateur de la mort comme principe de regroupement des pices tudier. Il nest pas jusqu la thmatique et lesthtique qui ne soient fonction de ce thme central qui reste le fil conducteur de la prsente thse. Il va de soi que celle-ci va sappuyer sur lanalyse thmatique en tant quelle est intimement lie ltude des thmes. Bien quelle ait perdu actuellement du terrain dans les tudes littraires, 53 il nen demeure pas moins vrai quelle participe des mthodes auxquelles lon a tch de recourir dans le prsent travail. En tout cas, ce dernier ne saurait faire lconomie

Sylvain Auroux et Yvonne Weil. Dictionnaire des auteurs et des thmes de la philosophie. Paris : Hachette, 1991, p.164. 49 Edgar Morin. Science avec conscience. Paris : Fayard, 1982, p. 8. 50 Serge Guinchard et Gabriel Montagnier (sous la direction de). Lexique des termes juridiques. Paris : Dalloz, 2001, p. 369. 51 Paul Chauchard. La Mort. Paris : Presses Universitaires de France, 1947. p. 7. 52 Bernard Mezzadri. Le mythe objet tabou ? . Europe, n 904-905, aot-septembre 2004, p. 7. 53 Pierre Brunel, Claude Pichois et Andr-Michel Rousseau. Quest-ce que la littrature compare? Paris : Armand Colin, 2001, p. 116.

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de la thmatique dans lexacte mesure o elle nous donne de passer par-dessus les frontires nationales et linguistiques 54 pour atteindre une tude compare de la mort thtrale. Dans cette perspective, le recours la lecture thmatique 55 se justifie en ce sens quelle donne lieu dimportants dveloppements au regard des thmes transnationaux. Ds lors, on comprend pourquoi elle est devenue un moyen de redessiner des ensembles littraires qui transcendent les limites linguistiques et chronologiques .56 Que lanalyse thmatique soit une servante des tudes comparatistes ne suffit gure pour conclure au caractre indispensable de cette mthode qui est loin dtre la seule grille de lecture dont on pourrait user. Au vrai, le thme de la mort qui semble aussi transtextuel que transsubjectif ouvre damples perspectives interlittraires 57 qui commandent une mthode comparative. Celle-ci peut tre dfinie comme une dmarche cognitive par laquelle on sefforce de comprendre un phnomne par la confrontation de situations diffrentes dans lesquelles il apparat .58 Il va de soi que le prsent travail qui vise analyser la mort thtrale telle quAim Csaire et Wole Soyinka se la reprsentent ne saurait ignorer la comparaison. Au reste, considre comme une dmarche universelle de toute connaissance scientifique, elle permet daboutir des rsultats probants. Cependant, elle ne sapparente aucunement une entreprise facile dans lexacte mesure o elle a comme exigence premire celle de confronter deux ou plusieurs textes, deux ou plusieurs auteurs, ce qui implique la fois une analyse serre, le refus des gnralits et une dose dhumilit .59 En tout cas, cest satisfaire aux exigences de cette approche contraignante et btir des possibles comparatifs 60 que nous voulons tendre.

Jean-Pierre Makouta-Mboukou. Systmes, thories et mthodes compars en critique littraire. Volume II. Des nouvelles critiques lclectisme ngro-africain. Paris : LHarmattan, 2003. pp. 258-259. 55 Daniel Bergez (sous la direction de). Introduction aux mthodes critiques pour lanalyse littraire. Paris : Dunod, 1999, p. 92. 56 Daniel-Henri Pageaux. La Littrature gnrale et compare. Paris : Armand Colin, 1994, p. 79. 57 Daniel-Henri Pageaux. Op. Cit. p. 79. 58 Raymond Boudon (sous la direction de). Dictionnaire de la sociologie. Paris : Larousse, 1995, p. 45. 59 Bernard Nganga. Defoe, Zola et Ekwensi ou les limites dun comparatisme mal men. Langues et Littratures, n 8, janvier 2004, p. 182. 60 Franois Guiyoba. Pour une algbre de la comparaison littraire. Langues et Littratures, n 9, janvier 2005, p. 151.

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Par ailleurs, pour critiquable que cela soit, il est difficile, dans des travaux comparatifs, de se garder de tout empitement sur le terrain dautres spcialistes .61 Toujours est-il que lapport de ces derniers demeure inestimable au regard de notre tude thanatologique qui sappuie forcment sur une approche pluridisciplinaire. Le caractre protiforme et plurivalent de la mort ncessite un clairage pluriel. Au reste, le thtre par sa nature mme interdisciplinaire, est un champ de recherches o les comparatistes croisent de vritables spcialistes .62 Cest dire que tant les tudes thtrales que les travaux comparatistes saccommodent dune pluralit de mthodes. Les recherches menes dans cette perspective qui se recommande par sa vocation transversale 63, la polysmie du concept sur lequel elles portent et les formations pluridisciplinaires dont Aim Csaire et Wole Soyinka ont bnfici constituent autant de raisons qui justifient lemploi dune grille de lecture multidisciplinaire. Ainsi, des mthodes aussi fondamentales que la thmatique, lanalyse textuelle, la synthse et la comparaison,64 viennent sajouter des disciplines telles que la philosophie, lhistoire et lanthropologie qui permettent datteindre une comprhension globale du phnomne de la mort multiforme. En outre, soucieux dadhrer la thse selon laquelle la face thmatique est insparable de la face formelle 65, lon a voulu puiser dans les donnes de la grammaire et de la stylistique pour viter que le prsent travail ne soit assimilable une monographie thmatique.

De lanalyse du thme de la mort tant dans le thtre dAim Csaire que dans celui de Wole Soyinka se dgage une architecture ternaire. Il est significatif que la premire partie de ce travail souvre sur ltude de la mort plurielle. La mort blanche, la mort fconde et la mort-renaissance constituent les trois chapitres qui structurent ce premier mouvement. La premire semble dautant plus angoissante quelle nest plus passage vers une vie ternelle [] mais plutt anantissement incomprhensible de la conscience personnelle 66 de lexistant. Ds lors, on comprend que la perspective de mener une existence voue un

Max Weber. Lthique protestante et lesprit du capitalisme suivi de Les sectes protestantes et lesprit du capitalisme. Paris : Plon, 1964, p. 23. 62 Daniel-Henri Pageaux. Op. cit., p. 170. 63 Yves Chevrel. La littrature compare. Paris : Presses Universitaires de France, 1989, p. 121. 64 Ren Wellek et Austin Warren. La thorie littraire. Traduit de langlais par Jean-Pierre Audigier et Jean Gattgno. Paris : Seuil, 1971, p. 19. 65 Daniel-Henri Pageaux. Op. cit., p. 113. 66 Danielle Perrot-Corpet. Nous sommes tous des Don Quichotte . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 56.

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nant infcond puisse plonger lhomme dans une peur animale du trpas qui va dboucher sur son refoulement. Mais seul lavnement dune mort fconde est susceptible de triompher de son angoisse paralysante dans la mesure o elle connote la joie, lesprance et lternit. Cest succomber aux appas de cette mort plantureuse que tend le mortel raisonnable, dautant quil sait trs bien que par del [cette existence terrestre] il ira rejoindre dans son royaume de lautre monde la maman mystique et tutlaire qui possde les cls de la flicit future .67 Considre comme une rupture seulement temporaire, un passage lintrieur dune vie qui se poursuit inlassablement 68 au sanctuaire des immortels 69, la mort-renaissance saccompagne dune conception idyllique du pays des morts tutlaires. Candidats une rincarnation relle qui les prserve contre les atteintes de la mort dfinitive, ils nont de cesse quils ne se soient gausss de cette dernire.

Il semble quil faille appliquer tant au thtre dAim Csaire qu celui de Wole Soyinka cette assertion de Todorov selon laquelle chaque uvre crite dans une langue pourvue de sens possde un thme .70 De fait, chez Csaire comme chez Soyinka, la mort plurielle demeure le thme central autour duquel tout lunivers dramatique des deux auteurs gravite. Mais lomniprsence de cette thmatique macabre ne doit aucunement conduire les analystes occulter lexistence dautres thmes qui sont intimement lis la peinture de la mort multiforme. Bien loin de fonctionner comme un thme isol, celui de la mort protiforme interfre avec dautres motifs qui illustrent de faon oblique la prsence de la Faucheuse. Sous ce rapport, on sexplique que la deuxime partie de ce travail se soit attache tudier les complexes thmatiques de la mort plurielle. Lanalyse de celle-ci sassocie celle des thmes aussi funestes que lamour, la guerre, lesclavage et la libert. Naturellement, cest sarrter leur dimension mortifre et mettre en lumire les rapports quils entretiennent avec le thme cardinal de la mort plurielle que prtend cette deuxime partie.

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Etienne Galle. La vision du monde yoruba dans la pense critique de Wole Soyinka . LAfrique Littraire, n 86, 1990, p. 83. 68 Franoise Dastur. De langoisse la joie dtre mortel . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 44. 69 Abdoulaye Wade. Ensemble nous avons jet les fondements de la dmocratie sngalaise . Jeune Afrique, horssrie, n 11, 2006, p. 9. 70 Tzvetan Todorov. Thorie de la littrature. Paris : Seuil, 1965, p. 263.

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Toute thmatique est grosse dune potique virtuelle : celle qui parcourt tant le thtre dAim Csaire que celui de Wole Soyinka nchappe gure cette rgle. Que cette dernire partie se close sur une esthtique de la mort, cela ressortit la normalit dans lexacte mesure o ltude des thmes funestes y conduit. En tout cas, la peinture des personnages, lanalyse des donnes spatio-temporelles et la reprsentation indirecte de la Faucheuse participent de la dimension esthtique des tragdies de Csaire et de Soyinka. Autant tous deux mettent en scne des personnages qui prouvent une passion immodre pour la Faucheuse, travaillent se librer de la vie 71 et entendent succomber aux appas de la mort libratrice, autant ils dpeignent des hros qui refusent de se considrer comme des tres vous une mort naturelle, sadonnent leurs proccupations libidineuses et invoquent le droit au bonheur pour justifier leur dtestation de la mort. On conoit que les contempteurs de celle-ci se mfient des donnes spatio-temporelles en tant quelles permettent de manifester la prsence de la Camarde. Que celle-ci soit irreprsentable 72 et quil existe un dcalage entre la mort relle et la mort symbolique 73, cela semble incontestable. Mais il nempche quil sied de recourir au symbole pour figurer la mort en tant que ce dernier se dfinit comme tout signe concret voquant, par un rapport naturel, quelque chose dabsent ou dimpossible percevoir .74 Soucieux de prsentifier la mort, Csaire et Soyinka recourent une reprsentation indirecte de celle-ci. Dans cette entreprise de symbolisation de la Faucheuse, ils mettent en scne des animaux aussi bien sauvages que domestiques pour symboliser le trpas. En outre, ils transmutent le soleil, la lune, la nuit, les couleurs les eaux et les vgtaux en autant de symboles mortifres.

Des dveloppements prcdents, il ressort que ces a priori mthodologiques, qui sont appliqus au corpus de la prsente thse, nous donneront de souligner la place centrale quoccupe le thme de la mort aussi bien chez Aim Csaire que chez Wole Soyinka. Ds lors, lon pourrait ambitionner de dresser un tableau comparatif de la mort thtrale qui contraste avec la mort physique.

71 72

Yannis Constantinids. Librer la vie de la peur de la mort . Le Nouvel Observateur, n 62, avril-mai 2006, p. 40. Michel Picard. La Littrature et la mort. Paris : PUF, 1995, p. 35. 73 Fabrice Thumerel. La critique littraire. Paris : Armand Colin, 2000, p. 140. 74 Gilbert Durant. Limagination symbolique. Paris : Presses Universitaires de France, 1964, p. 8.

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PREMIERE PARTIELA MORT PLURIELLE

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Est-il possible dtudier le phnomne de la mort en le rduisant sa plus simple expression ? A cette question, il semble quil faille rpondre par la ngative dans lexacte mesure o la mort opportune 75 chappe toute tentative de lenvisager sous un angle simplificateur. En tout cas, il ne viendrait lesprit daucun thanatologue de se rfrer lescamotage moderne du trpas pour voir en ce dernier un fait univoque. De ce point de vue, il est remarquable que Louis-Vincent Thomas et Ren Luneau aient soulign la ncessit de recourir une approche plurivoque qui rend compte des significations multiples de la mort :En Afrique noire la notion de mort revt une telle complexit quon ne saurait gure lemployer quau pluriel. Dans une optique rsolument axiologique, le Noir distingue avec nettet : la bonne mort, celle qui saccomplit selon les normes traditionnelles (de lieu, de temps, de manire), sans provoquer lintervention dangereuse, parce que terriblement contagieuse, du numineux ; elle peut tre naturelle ou rituelle ; la mauvaise mort, qui, rvlatrice du courroux des puissances religieuses, essentiellement anomique, dispensatrice dimpuret, est tout particulirement redoute ; cest le cas des morts subites et violentes (foudroiement, noyade), horribles (dcs des lpreux, des pendus), insolites ou anormales (mort de la femme enceinte, de la parturiente, de liniti durant la priode de retraite) ou qui parfois frappe soit des sujets socialement dgrads ou dangereux (certains fous, les sorciers, les anthropophages), soit des tres investis de pouvoirs lgitimes autant que ncessaires (rois, prtres, divers notables, individus qui ont trop dmes ), etc.76

De ces rflexions anthropologiques se dgage lide selon laquelle la mort africaine se signale par son caractre pluriel. En vrit, limaginaire ngro-africain dont se rclament les hros de Csaire et ceux de Soyinka est loin dtre hant par limage dune Faucheuse aussi singulire qupouvantable. Du reste, la perspective eschatologique laquelle ils adhrent semble incompatible avec une vision pessimiste de lexistence humaine. Bien loin de considrer la mort comme une simple terminaison de celle-ci, les uns et les autres saccordent pour souligner les richesses insouponnes qui drivent de son contenu conceptuel. Il va de soi que ces thurifraires de la mort plurielle travaillent mettre

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Titre dun essai de Jacques Pohier. La Mort opportune .. Paris : Seuil, 1998. 76 Louis-Vincent Thomas et Ren Luneau. Les religions dAfrique noire. Paris : Stock, 1981, p. 51.

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en lumire les significations multiples auxquelles donne lieu lvocation de la fin de lhomme noir. Dans cette optique, ils rpugnent assimiler lexistence humaine un trs long escalier qui mne assurment la mort 77 dfinitive. Pour les uns comme pour les autres, celle-ci est insignifiante si on la compare aux autres formes de mort qui traversent tant le thtre dAim Csaire que celui de Wole Soyinka. De fait, la mort blanche, la mort fconde et la mort renaissante constituent les principales figures de la Faucheuse qui peuplent lunivers tragique de ces deux dramaturges. A ces visages du trpas correspondent trois mouvements qui structurent lconomie de la prsente partie.

Ds labord, le fait que le premier chapitre vise analyser la mort blanche ne relve pas de la gratuit en tant que son traitement donne aux thanatologues de souligner la crise contemporaine qui frappe les reprsentations ltales. Ni Csaire ni Soyinka ne peuvent occulter les bouleversements qui ont accompagn lavnement dune mort innommable qui dbouche sur une rvision des tudes thanatologiques. Au reste, le temps de leurs critures dramatiques ressortit une poque qui semble marque par une conception copernicienne de la mort humaine. Au fond, il est une intuition, que la seconde moiti du XXe sicle a confirme puisquelle a effectu, plus que toute autre priode, un gigantesque pas en avant dans la ngation du malheur et linterdit de la mort.78

On comprend pourquoi la socit hdoniste laquelle appartiennent les hros de Csaire et de Soyinka anathmatise la mort et lapparente une maldiction terrible. Pour ces btisseurs dune civilisation picurienne, toute vocation ltale doit tre prohibe dans la mesure o elle plonge lexistant dans leffroi. Or, cest se prmunir contre ce dernier et cultiver le bonheur en ce sens quil est cens devenir lunique objet de lexistence humaine 79 que tend la nouvelle philosophie de la mort.

Que ce premier mouvement ait mis en lumire la peur animale que suscite la reprsentation de la mort honteuse, cela semble incontestable. Mais il ne sensuit

Herv Guibert. A lami qui ne ma pas sauv la vie. Paris : Gallimard, 1988, p. 46. Pascal Bruckner. LEuphorie perptuelle. Essai sur le devoir de bonheur. Paris : Grasset et Fasquelle, 2000, p. 216. 79 Robert Mauzy. Lide de bonheur dans la littrature et la pense franaise au XVIIIe sicle. Paris : Albin Michel, 1979, p. 262.78

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aucunement que le deuxime chapitre doive reprendre les conclusions par lesquelles il se termine, dautant que ses dveloppements contrastent avec le contenu de la division liminaire. De ce fait, Csaire et Soyinka entendent souligner le caractre fcond de la mort africaine en tant quelle nest pas un gouffre mais une porte qui nous conduit au Royaume et rend lme capable de jouir dune infinit de contentements qui ne se trouvent point en cette vie . 80 Bien loin dtre assimilable une coupure radicale qui spare le monde des vivants de celui des anctres bienheureux, la mort africaine qui traverse les tragdies de Csaire et de Soyinka se caractrise par sa positivit. De ce point de vue, cette mort est dautant plus heureuse quelle ne plonge gure lhomme dans un dsarroi qui serait

synonyme de rejet de sa condition mortelle. Il sen faut de beaucoup quil sacharne nier celle-ci en ce sens quil considre le trpas comme un fait aussi ncessaire quinluctable.

De ce qui prcde, il rsulte que le traitement dune mort fconde doit se clore sur celui dune Faucheuse renaissante. Du reste, dans loptique de lAfrique traditionnelle qui est celle qui parcourt le thtre dAim Csaire et celui de Wole Soyinka, il semble que lexistant soit malvenu vouloir dfinir la mort africaine comme une sparation angoissante du village des vivants de celui des dfunts. Or, cette conception eschatologique postule lexistence dune continuit entre ces deux univers qui sont loin dtre antithtiques. Cest dire quil ne sagit pas dune destruction totale et dfinitive ; seulement dun passage, dune transition vers une nouvelle existence . 81 Fort de cette dfinition rassurante de la mort humaine, le hros de Csaire, linstar de celui de Soyinka, se gausse de limage terrifiante dun trpas qui insulte son dsir de simmortaliser. Mais, aiguillonn par la perspective dune mort transitionnelle, il naura de cesse quil nait succomb aux appas dune rincarnation relle.

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Ren Descartes. Correspondance avec la princesse Palatine sur La Vie heureuse de Snque. Paris : Arlea, 1989, pp. 188-189. 81 Louis-Vincent Thomas et Ren Luneau. Op. cit, p. 67.

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CHAPITRE 1LA MORT BLANCHE

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Mortifre, la civilisation occidentale82 lest dans lexacte mesure o elle btit son royaume sur des cadavres .83 Plonge dans la boue et dans le sang 84, lEurope colonisatrice na de cesse quelle nait sem la dsolation, lhumiliation85 et la souffrance.86 Bien loin dtre une entreprise philanthropique qui travaille la flicit du peuple noir, la colonisation saffirme comme une grande pourvoyeuse dexistences condamnes gmir sous lombre de la mort .87 En tant quelle reste une source dpouvantement et de terreur88 sans nom, elle immole des vies fires89 sur lautel de son ambition colonialiste. De cette Europe cannibale90 nat un univers dantesque qui charrie les valles de la peur, les tunnels de langoisse et les feux de lenfer .91 Do il suit que les images qui manent de cette mort blanche 92 ne sauraient tre riantes. Considre comme un suprme anantissement, cette mort terrifiante demeure un inadmissible scandale 93 et engendre tant le refoulement quune horreur ltale chez Soyinka et chez Csaire. 1.1.1. La peur de la mort Est-il des mortels qui acceptent de rendre lme sans larmoyer et de descendre hardiment, le crucifix la main, dans lternit ?94 A cette interrogation totale, maints thanatologues rpondent par la ngative.95 Du reste, sinterroge lun dentre eux, qui est assez fou pour risquer sa vie et chercher la mort ? Il existe donc chez lindividu un refus du risque, une volont de lcarter et, la limite, une fuite devant le risque de mort 96 Cette

Sur le procs de lEurope colonisatrice, voir Aim Csaire. Discours sur le colonialisme. Paris : Prsence Africaine, 1989. 83 Ren Maran. Batouala. Paris : Albin Michel, 1938, p. 11. 84 Cheikh Hamidou Kane. LAventure ambigu. Paris : Julliard, 1961, p. 59. 85 Seydou Badian. Sous lorage suivi de La Mort de Chaka. Paris : Prsence Africaine, 1972, p. 250. 86 Aim Csaire. Toussaint Louverture. Paris : Prsence Africaine, 1961, p. 298. 87 Alphonse de Lamartine. Mditations potiques. Paris: Larousse, 1973, p. 64. 88 Richard Wright. Black boy. Jeunesse noire. Traduit de langlais par Marcel Duhamel en collaboration avec Andr R. Picard. Paris : Gallimard, 1947, p. 223. 89 David Diop. Coups de pilon. Paris : Prsence Africaine, 1973. 90 Jean-Paul Sartre. Situations colonialisme et no-colonialisme. Paris : Gallimard, 1964, p. 183. 91 Aim Csaire. Cahier dun retour au pays natal. Paris : Prsence Africaine, 1983, p. 16. 92 Idem. p. 25. 93 Andr Vachon. Le Temps et lespace dans luvre de Paul Claudel. Paris : Editions du Seuil, 1965, p. 97. 94 Franois Ren de Chateaubriand. Mmoires doutre tombe. Tome III. Paris : Librairie Gnrale Franaise, 1973, p. 736. 95 Robert Sabatier. Histoire de la posie franaise. La posie au Moyen Age. Paris : Albin Michel, 1975 ; Philippe Aris. Essais sur lhistoire de la mort en Occident du moyen ge nos jours. Paris : Seuil, 1975 ; Bossuet. Oraisons funbres. Paris : Editions Garnier Frres, 1961. 96 Jean-Paul Eschlimann. Les Agni devant la mort (Cte dIvoire). Paris : Karthala, 1985, p. 36.

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attitude lendroit de la Faucheuse semble universelle.97 En fait, il nest pas jusqu lAfrique qui ne soit devenue le tombeau de la mort accepte.98 Ds lors, le thtre ngroafricain ne saurait se soustraire langoisse de la mort interruptrice 99 en ce sens quil entend traduire fidlement les peurs existentielles et les aspirations profondes de la race noire. Il en va de mme des productions dramatiques de Wole Soyinka et dAim Csaire qui sont traverses par une horreur invincible de la fossoyeuse. A linstar des personnages dEugne Ionesco, ceux de Wole Soyinka et dAim Csaire nchappent nullement lesclavage de langoisse .100

Loge dans le trfonds de la nature humaine, la terreur de la mort emplit tant le thtre de Wole Soyinka que celui dAim Csaire. Dans cette perspective de mort pouvantable, Csaire et Soyinka dpeignent des personnages cartels entre une envie dvorante de tirer profit des plaisirs terrestres et lhorreur de mourir .101 De plus, sur le plan de limagologie, il est significatif que limage du Blanc, aussi bien chez Wole Soyinka102 que chez Aim Csaire103, soit associe la terreur du trpas. Sous ce rapport, la rplique du Rebelle du dramaturge martiniquais est des plus loquentes : Les Blancs dbarquent. Ils nous tuent nos filles camarades. (L.C.T., p. 16). La rapidit avec laquelle les Blancs pntrent dans lespace africain pour y apporter la mort semble traduite par le recours un style hach. Du reste, lemploi dune syntaxe surraliste 104 qui nuse pas de la subordination permet Csaire non seulement de suggrer le dsarroi auquel fait face le Rebelle mais encore de rpondre aux exigences du style ngro-africain.

A lexemple de Csaire, Soyinka emploie la juxtaposition aux seules fins de rendre compte de la prtendue philosophie occidentale de la mort. De l la rplique dIyaloja qui se

Louis-Vincent Thomas. Anthropologie de la mort. Paris: Payot, 1975, p. 296 ; Amade Faye. Le thme de la mort dans la littrature Seereer. Dakar : Les Nouvelles Editions Africaines du Sngal, 1997, p. 4. 98 Sur cette question, lire Louis-Vincent Thomas. La mort africaine. Idologie funraire en Afrique Noire. Paris : Payot, 1982, p. 250. 99 Grard Genette. Figures III. Tunis : Crs Editions, 1996, p. 359. 100 Bernard Gros. Le Roi se meurt Ionesco. Paris : Hatier, 1972, p. 15. 101 Eugne Ionesco. Prsent pass pass prsent. Paris : Mercure de France, 1968, p. 121. 102 Dsormais, les pices de Wole Soyinka, qui participent du corpus, seront dsignes par les acronymes suivants : La mort et lcuyer du Roi (M.E.R.) ; La danse de la fort (D.F.) ; La Route (L.R.) ; La Rcolte de Kongi (R.K.). 103 Il en sera de mme pour les pices dAim Csaire : La Tragdie du Roi Christophe (T.R.C.) ; Et les chiens se taisaient (L.C.T.) ; Une tempte (U.T.) ; Une Saison au Congo (U.S.C.). 104 Lopold Sdar Senghor. Libert, Ngritude et Humanisme. Paris : Seuil, 1984, p. 143.

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recommande par une ironie mordante : pour viter une mort, tu es prt en provoquer dautres. Ah ! Grande est la sagesse de la race blanche ! (M.E.R. p. 118). Soucieux dinvectiver contre la suffisance du monde blanc, Soyinka, au contraire de Csaire, recourt tant la phrase exclamative 105 qu linversion du sujet qui tche dinsister sur les contradictions de la morale blanche. LEurope svertue sauver des vies ; pourtant, de faon concomitante, elle sattache faucher dautres destines.106 Aussi nest-il pas tonnant que la vue du Blanc puisse dclencher une motion insoutenable. A cet gard, il est heureux que Csaire, la diffrence de Soyinka, se soit appuy sur une didascalie expressive 107 de faon mettre laccent sur leffroi que provoque le surgissement du Blanc. Lindication scnique nous apprend que le chur, la survenue de ce dernier, demeure terrifi (L.C.T., p. 16). Non que le portrait physique du Blanc nimprime la crainte dans le cur du peuple noir. Ce dont il sagit, cest la mort troitement lie lapparition du Blanc.

On comprend que chez Csaire et chez Soyinka, les personnages visent anathmatiser la figure du Blanc en tant que celle-ci voque le trpas. Toujours est-il que Soyinka, linverse de Csaire, met dans la bouche de lun de ses hros romanesques un propos auquel adhre la quasi-totalit des protagonistes tant du premier que du second : je naime pas ce qui me rappelle la mort .108 Ainsi, dans le thtre dAim Csaire comme dans celui de Wole Soyinka, lon sopinitre amoindrir les vocations ltales. Ce sur quoi lun et lautre entendent mettre laccent, cest moins sur la mort que sur la vie. Il nen va pas autrement pour leurs personnages qui prouvent lendroit de celle-ci une trs grande fascination. Aux batitudes et aux diverses flicits qui sont censes les attendre dans un audel radieux, ils prfrent les fades joies terrestres. Plutt que daccepter de dormir de leur dernier sommeil afin de tirer profit dune existence aussi ternelle que paradisiaque, les protagonistes de Csaire et de Soyinka aiment mieux vgter et faire leur la devise des hommes de La Fontaine : plutt souffrir que mourir .109

105

Robert Lon Wagner et Jacqueline Pinchon. Grammaire du franais classique et moderne. Paris : Hachette, 1991, p. 566. 106 Alain Ricard. Littratures dAfrique noire. Des langues aux livres. Paris : Karthala, 1995, p. 210. 107 Martine David. Le Thtre. Paris : Belin, 1995, p. 135. 108 Wole Soyinka. Les Interprtes. Traduit de langlais par Etienne Galle. Paris : Prsence Africaine, 1991, p. 11. 109 Jean de La Fontaine. Fables. Paris : Booking International, 1993, p. 30.

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Pour les personnages fminins de Csaire comme pour ceux de Soyinka, la mort reste lennemie par excellence. Gardienne de la vie et partisane des plaisirs vanescents, la femme, chez Soyinka et chez Csaire, singnie faire triompher les forces de lamour terrestre sur celles de la mort. Cest perdurer sous le soleil du bonheur quelle semploie. Aussi bien, de mme que chez Soyinka Sgi invite prcher la vie (R.K. p. 45), de mme chez Csaire lAmante voit dans lexistence le suprme bien auquel il sied de sacrifier tout : labsolu, mon absolu moi, cest la vie (L.C.T. p.59). Le recours la rptition du substantif et la mise en relief de la vie donne lAmante de souligner combien prcieuse est celle-ci. Il choit au personnage de lamoureuse, dans le thtre de Csaire comme dans celui de Soyinka, de nourrir une haine implacable lgard de la Camarde. Ce mouvement dhorreur qui accompagne lvocation du trpas ne doit point surprendre le spectateur. Est crite en lettres de feu, semble-t-il, dans la mmoire collective de lhomme une loi selon laquelle il convient de fuir la souffrance do quelle provienne et daspirer la quitude. Du reste, comme le fait remarquer Pierre Daco, lhomme (comme lanimal) recherche avant tout son plaisir, son bien-tre, sa scurit. Il ne demande qu loigner la souffrance. Cest le moteur numro un de tout organisme vivant .110 Il appert quau dolorisme, la femme, tant chez Csaire que chez Soyinka, oppose lhdonisme.

Pour les personnages de Csaire comme pour ceux de Soyinka, ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent 111 contre la toute-puissance de la Faucheuse. A celle-ci, ils opposent la fragilit et lvanescence de lexistence humaine. Mais, si brve soit-elle, cette dernire reste la seule laquelle ils prtendent. Quoique la plupart dentre eux doivent simmoler de faon sauver leur peuple, ils ne sempressent gure de rendre lesprit. Des protagonistes de Csaire et de Soyinka, Elesin semble tre lun des rares mortels prouver lgard de la mort une horreur incommensurable. Insoucieux de quitter le monde 112, alors que sa fonction de lcuyer du roi ly condamne, Elesin invoque maints fallacieux prtextes pour innocenter son envie de ne jamais trpasser. Ainsi, non seulement il apostrophe les autres

110 111

Pierre Daco. Les Triomphes de la psychanalyse. Bruxelles : Editions Grard & C, Verviers, 1965, p. 265. Victor Hugo. Les Chtiments. Paris : Librairie Gnrale Franaise, 1972, p.159. 112 Michle Lurdos. Ct cour ct savane. Le thtre de Wole Soyinka. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1990, pp. 98-99.

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personnages qui lui intiment lordre daccomplir son suicide rituel, mais encore il sexclame pour marquer son ahurissement devant la prtendue angoisse mortelle des dieux :

Ah ! Compagnons du monde des vivants Quil est trange que mme ceux Que nous appelons immortels Aient peur de mourir (M.E.R. p. 20).

De cette rplique qui conclut la prsence de la phobie du trpas dans lespace cleste, il ressort que langoisse de la Faucheuse chez les mortels participe de la normalit. A tout le moins nombre de personnages tendent-ils se prmunir contre toutes les sources de la mort. A linstar de De Gaulle, ils considrent son avnement comme une fcheuse irruption de lirrationnel dans un plan de vie ptri par la volont .113 Attachs lexistence, ils travaillent sa conservation ; il nest pas de moyens auxquels ils naient recours dans lintention de conjurer les puissances de la mort. Que Samson, dans La Route, se soit employ user de pathtiques obscrations pour chapper aux atteintes de la Camarde, cela ne doit plus surprendre le spectateur. Dsireux de ne pas succomber momentanment son destin mortel, il implore le Ciel : puissions-nous ne jamais prendre la route lorsquelle cherche qui dvorer . (L.R. p. 106). A cette terreur de perdre la vie qui est traduite par le subjonctif, correspond, chez Csaire, lpouvante la vue des disparus du bateau. Pleine damertume et en proie une angoisse paralysante, Miranda utilise un ton pathtique pour voquer les trpasss du vaisseau : et tant de vies, belles et braves, sombres, englouties, roules aux varechs (U.T. p. 19).

Laccumulation dadjectifs et lutilisation dune phrase affective permettent de traduire la forte motion qui sest empare de Miranda et les avatars des dpouilles mortelles. De plus, lnumration mise en uvre par Csaire, la diffrence de Soyinka, vise illustrer la prminence de la vie. Chez lun et lautre dramaturge, ce nest pas larrive de la mort, cest le dpart de la vie qui est pouvantable .114 Le bonheur auquel on aspire, dans le thtre de Csaire et de Soyinka, semble troitement li la terre. Or celle-ci, bien loin dtre une valle des larmes, apparat comme le sjour des dlices. Il nest pas

113 114

Jean Lacouture. De Gaulle. Paris : Editions du Seuil, 1969, p. 260. Maurice Maeterlinck. La mort. Paris : Arthme Fayard & Cie, Editeurs, 1913, p. 15.

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tonnant que Mpolo, limage des personnages de Soyinka, rpugne quitter la terre ; dtelle tre le lieu de toutes les souffrances, cest en son sein quil entend jouir des bienfaits que lauteur des choses a prpars 115 pour tous les fils adamiques. Pour belle que soit la philosophie de la non-violence, Mpolo ne souhaite gure se sacrifier cette chimre ; avec fermet il laisse entendre Patrice Lumumba : on ne va tout de mme pas se laisser faire comme des rats ! (U.S.C. p. 109). La comparaison animale dont use Mpolo pour illustrer son propos exprime lextrme hbtude dans laquelle vient de le plonger limminence de sa disparition. Son tat dabrutissement le conduit puiser ses images dans le rgne animal. Sa peur lendroit de la mort ressemble sy mprendre celle quprouvent les animaux. Quoique Alfred de Vigny ait invit ces derniers trpasser sans crier116, il nen demeure pas moins vrai quils meurent aux abois.

A lexemple de ces tres dpourvus de conscience, la plupart des personnages de Soyinka et de Csaire ne font pas montre dune attitude difiante lgard de la mort. Au point de vue de celle-ci, la supriorit de lhomme sur lanimal est loin dtre totalement tablie ; bien au contraire, tous deux sont effarouchs lannonce dun pril ; ptrifis, lun et lautre se meurent dans le dsarroi le plus total. Limminence du trpas rapproche lhomme de lanimal. Quelque discutable que soit cette thse, il reste quelle est corrobore par lattitude de maints personnages de Soyinka et de Csaire. Dans cette optique, il est symptomatique que lapproche de lheure fatale ait conduit Lazare sanimaliser. Du reste, langoisse mortelle laquelle il est assujetti bouleverse sa physionomie. La crainte de la mort se donne lire travers une figure sombre :

Lazare, les yeux dilats, tait tremp de sueur. Il sagrippait au bord du lutin et la sueur coulait sur la Bible. La terreur de la mort lavait nouveau saisi et elle se rpandait, encerclant lassemble.117

De mme que la perspective de rendre lesprit dignement pouvante Lazare, de mme, dans La Tragdie du Roi Christophe, les ouvriers refusent de sadonner des travaux

115 116

Paul Hazard. La pense europenne au XVIIIe sicle. De Montesquieu Lessing. Paris : Fayard, 1963, p. 28. Alfred de Vigny. uvres compltes. Posie Thtre. Paris : Gallimard, 1986, p. 144. 117 Wole Soyinka. Les Interprtes. Op. cit., p. 279.

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titanesques qui sont susceptibles de les conduire au tombeau. Dussent-ils mourir dinanition, ils nentendent nullement travailler comme des forats. Aux bienfaits dun travail revalorisant qui sortirait les Noirs de la servitude, de la misre et de lanimalit dans lesquelles la colonisation les aurait ravals, les travailleurs opposent la ncessit des loisirs, laspiration un repos rparateur pour pouvoir jouir des fruits de leurs durs labeurs. Toutefois, pour le Roi Christophe, le travail reste la principale source dpanouissement et de dignit. Tout arrt de cette tche, ne ft-ce que pour rparer les forces qui saffaiblissent, est considr comme un retour lesclavage. Or, cest pour librer son peuple de ses chanes quil le condamne trimer sans discontinuer. Dsireux de vivre et soucieux de ne pas mourir la peine, le peuple des travailleurs se rebelle contre la tyrannie du Roi Christophe et dnonce son alination par le truchement dune chanson satirique :

A manger de ce pain-l On ne nous y prendra plus Pour les beaux yeux de personne Plus nous ne nous mourrons Plus nous ne mourrons (T.R.C. 104).

Le ton plaintif dont usent les ouvriers et lemploi anaphorique des adverbes de ngation traduisent leur passion pour lexistence et leur refus catgorique davoir quitter la terre. Leur attachement celle-ci est fonction de la rpulsion quils nourrissent lgard de la mort. Alors que la Faucheuse sattache les en expulser, ils semploient sy accrocher avec lnergie du dsespoir. On comprend que limminence dun anantissement total terrifie les matelots et les conduise blasphmer contre limplacable destin : maldiction ! Nous sombrons ! (U.T., p. 17). La tonalit imprcatoire sur laquelle se fonde cette rplique traduit lhorreur que les travailleurs de la mer prouvent lgard du trpas et leur dessein dy chapper. Le refus de la mort qui sous-tend leur rvolte mtaphysique tient plusieurs raisons. Sous ce rapport, il est heureux que Louis-Vincent Thomas se soit employ livrer les motifs qui alimentent langoisse ltale :

Plus frquemment, cest notre propre mort qui est rejete parce que l on aime la vie , que lon a peur de souffrir , ou que lon ne veut pas quitter tout ce que lon possde , ou que lon imagine avec horreur notre propre pourriture , ou que nous voudrions achever ce que nous avons entrepris 27

voire parce que lon ne sest pas prpar mourir. Crainte, rpugnance, terreur de lau-del, phobie du nant, jalousie lendroit de ceux qui restent, sont des arguments souvent invoqus [] propos de la peur de la mort.118

En revanche, dans le thtre de Wole Soyinka comme dans celui dAim Csaire, la peur de la mort ressortit moins lhorreur de lau-del qu lamour irrpressible de la vie. Les personnages de Soyinka et de Csaire entendent se dsolidariser avec la conception selon laquelle les souffrances insupportables, les maladies incurables doivent dboucher sur le suicide. Pour eux, laffirmation de la vie semble incompatible avec toute clbration dune mort sacrificielle .119 Le dsir de perdurer conduit une rsignation stoque devant les pires blessures. Sous ce rapport, la remarque de lauteur du Jugement de dieu pourrait sappliquer tant aux protagonistes de Csaire qu ceux de Soyinka : bien que la vie ne lui et rserv que des satisfactions mdiocres, il regrettait davoir la quitter si tt .120 A limitation du hros de Troyat, le Demi-chur, chez Csaire, prfre se complaire dans les supplices occasionns par la colonisation, plutt que dabandonner la terre martiniquaise. En toute hypothse, larrachement celle-ci entrane un jaillissement de larmes (L.C.T. p. 16). Ce nest pas que le peuple martiniquais soit abandonnique ; sa maturit affective et psychologique lui donne de se divertir du paternalisme colonialiste. Ce contre quoi il se soulve, cest loppression blanche qui entrane lirruption de la mort infconde au sein dun groupe humain jusque-l soumis exclusivement aux atteintes de la mort naturelle.

Partisans de la vie, cest fuir la mort que tendent la plupart des personnages de Soyinka et de Csaire. Indiffrents aux signes avant-coureurs de la mort, ils crient jusquau bout 121 leur amour de la vie et leur refus viscral de mettre un terme aux jouissances auxquelles ils sattachent. A limminence du trpas, ils opposent des attitudes qui sont loin dtre exemplaires. Les gmissements, les lamentations, les rcriminations et les pleurs constituent autant de parades magiques pour conjurer les puissances de la mort. Ds lors, il nest pas tonnant que Voidedieu, la diffrence des autres personnages de

118 119

Louis-Vincent Thomas. Op. cit, p. 328. Arlette Chemain. Amlia : des Fleurs de vie aux Larmes perdues . Prsence Africaine, n 155, 1er semestre 1997, p. 259. 120 Henri Troyat. Le Jugement de dieu. Paris : Plon, 1941, p. 18. 121 Rene Scemama. Le Roi se meurt Eugne Ionesco. Paris: Nathan, 1991, p. 21.

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Soyinka et de Csaire, pousse un cri pathtique qui exprime son impuissance devant linluctable trpas : je suis perdu. Je suis fichu. Foutu .122 Langoisse paralysante de la mort se saisit de Voidedieu et sexprime syntaxiquement par lemploi de phrases brves et lusage dun style hach. Du reste, la matrise du langage dramatique dont fait montre Soyinka se traduit tant par le mlange de tons que par lutilisation de didascalies lies la situation des personnages. A la terreur quprouve Voidedieu lgard de la Faucheuse, correspond un ton apocalyptique .123 Cette tonalit tragique, qui rythme la rplique de Voidedieu, rend compte du drglement des sens qui accompagne lapproche de la mort. Du reste, Voidedieu et Elesin, dans La Mort et lcuyer du roi, pourraient sapproprier les rflexions philosophiques de Brenger :

Nous pourrions tout supporter dailleurs si nous tions immortels. Je suis paralys parce que je sais que je vais mourir. Ce nest pas une vrit neuve. Cest une vrit quon oublie afin de pouvoir faire quelque chose, je veux gurir de la mort.124

A linverse des personnages de Csaire, Elesin et Voidedieu saffirment comme les farouches dfenseurs de la vie. A loppos des autres protagonistes qui ne sacharnent point murmurer des incantations pour conjurer le trpas (M.E.R, pp.18-19), lun et lautre tremblent comme les ailes mouilles dun volatile (M.E.R, p. 18) devant la Faucheuse. Tous deux sont davis quil nest pas naturel de mourir. Habitus une vie fertile en amusements, lun et lautre singnient la satisfaction des plaisirs sensuels. Pour eux comme pour Edgar Morin, la terreur de la mort tient la perte de lindividualit :

Lhorreur de la mort, cest donc lmotion, le sentiment ou la conscience de la perte de son individualit. Emotion, choc, de douleur, de terreur ou dhorreur. Sentiment qui est celui dune rupture, dun mal, dun dsastre, cest--dire sentiment traumatique. Conscience enfin dun vide, dun nant, qui souvre l o il y avait la plnitude individuelle, cest--dire conscience traumatique.125122

Wole Soyinka. Requiem pour un futurologue. Traduit de langlais par Etienne Galle. Paris : Editions Nouvelles du Sud, 1990, p. 43. 123 Charles Bruneau. LEpoque Raliste Tome XIII. Paris : Armand Colin, 1972, p. 30. 124 Eugne Ionesco. Thtre III. Rhinocros. Le Piton de lair. Dlire deux. Le Tableau. Scne quatre. Les salutations. La colre. Paris : Gallimard, 1963, p. 128. 125 Edgar Morin. Lhomme et la mort. Paris : Editions du Seuil, 1970, p. 41.

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Toutes ces remarques de Morin ne sauraient sappliquer intgralement aux idologies funbres qui sous-tendent les univers dramatiques de Soyinka et de Csaire. Les reprsentations ltales auxquelles fait allusion Edgar Morin appellent une terreur sans nom dans une perspective occidentale de la mort. Au vrai, terrifiantes sont les images de la mort dans une Europe dchristianise. Considre comme une annihilation dfinitive de la personne, la mort pouvante lincroyant en tant quelle dbouche sur un nant infcond. Cette mort nest plus nie par la croyance en la rsurrection 126 ; do il suit que la mort nest pas ma possibilit de ne plus raliser de prsence dans le monde, mais une nantisation toujours possible de mes possibles qui est hors de mes possibilits .127

Cette mort la fois absurde et trangre laquelle Sartre, au contraire de Soyinka et de Csaire, fait allusion, contraste avec les conceptions eschatologiques dont se rclament tant les personnages de Soyinka que ceux de Csaire. La philosophie africaine de la vie sur laquelle sappuient les deux dramaturges ngro-africains invite considrer la mort comme une transition, un pont de douceur qui relie deux mondes : le visible et linvisible. La mort dans cette optique ngro-africaine ne signifie gure la disparition totale du trpass ; cette mort souriante 128 postule la continuit entre la vie et la mort. Cest dire que cette mort transitionnelle laquelle se rfrent Soyinka et Csaire ne saurait connoter une angoisse ltale insupportable. Or, les attitudes de Voidedieu et dElesin devant la mort jurent avec celles des autres personnages. Pour Voidedieu comme pour Elesin, la Faucheuse apparat comme la reine des pouvantements. Leur attachement lexistence et leur haine animale de la mort les amnent ne point adhrer aux conceptions dune mort fconde qui restent celles de Soyinka et de Csaire. A lacceptation stocienne du trpas, aux images difiantes dune belle mort et au mourir lnifiant, Elesin et Voidedieu opposent leur volont paresseuse (M.E.R. p. 115) de rendre lme dans la dignit.

Dans le thtre de Csaire comme dans celui de Soyinka, les partisans de la mort stonnent du fait que Voidedieu et Elesin continuent dexprimer leur rpugnance cder aux charmes dune mort qui souvre sur un au-del radieux. Les uns et les autres oublient

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Pol Gaillard. Les Contemplations Victor Hugo. Paris : Hatier, 1981, p. 41. Jean-Paul Sartre. LEtre et le Nant. Paris: Gallimard, 1943, p. 633. 128 Alphonse de Lamartine. Op. cit., p. 16.

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que les deux hros ne participent pas dune surhumanit ; tous deux symbolisent lHomme ; or, il nchoit pas ce dernier - si lon excepte lexemple des morts sacrificielles de mettre volontairement un terme ses jours. A limitation de Voidedieu et de Elesin, Brenger, qui reprsente les attitudes de lHomme devant la mort, exprime avec vhmence sa terreur du trpas : Non. Je ne veux pas mourir. Je vous en prie, ne me laissez pas mourir. Je ne veux pas .129 La tonalit pathtique qui mane de cette adjuration du roi mourant traduit sa rpulsion lgard de la Faucheuse Ce cri implorant que pousse Brenger exprime sa dtresse mtaphysique et rappelle celle de William Faulkner lapproche de linstant ltal : je ne veux pas mourir .130 Lon ne saurait jeter la dconsidration sur Brenger ; le fait quil prouve, linstar de Elesin, de Voidedieu et de Ghelderode, une terreur panique 131 lendroit de la Faucheuse ne le transforme pas en un maudit. Par ailleurs, la seule maldiction qui pse sur ces partisans de la vie est sans conteste celle de la mort. Sils se savaient immortels ils eussent support les tourments et les supplices de lenfer. Du reste, la double croyance en la survie et en la rincarnation est loin de les immuniser contre les affres de la mort. Ds lors, on sexplique que la perspective de leur mort propre les amne entrer en transe. Indiffrents aux appels pressants de la Faucheuse, nombre des personnages de Csaire et de Soyinka se modlent sur lattitude de Daodu qui consiste goter les joies de la vie, et non ses chagrins (R.K. p. 74). Or, quiconque aime chrement la vie abhorre lide de sen dprendre quand arrive linstant fatal. Au contraire des autres personnages de Soyinka et de Csaire qui ne voient gure dans la Faucheuse limplacable ennemie dont il sied de triompher, Voidedieu et Elesin apparaissent comme les seuls contempteurs de la mort. Ces amants de la volupt rpugnent couper le fil de la vie (M.E.R. p. 121). Pourtant les messagers de la mort les invitent ne pas se soustraire leurs obligations qui restent celles des destines promises une mort certaine. Ce dont tmoigne la rplique du devin Elazar qui prophtise la prochaine disparition de Voidedieu : vous tes un homme, Frre Voidedieu, un homme mort, un

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Eugne Ionesco. Le Roi se meurt. Paris: Gallimard, 1963, p. 52. Fredrick R. Karl. William Faulkner. Traduit de langlais par Marie-France de Palomra. Paris: Gallimard, 1994, p. 998. 131 Anne-Marie Beckers. Michel de Ghelderode Barabbas. Escurial. Une uvre. Bruxelles : Labor, 1987, p. 31.

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homme mort, mort .132 Le ton doctoral qui martle cette sentence vise rpandre leffroi dans lesprit rcalcitrant du mourant. De plus, la rptition et la suspension volontaire dont use Soyinka sattachent le dtacher des liens terrestres qui lempchent de dormir du sommeil du juste dans le sjour des dieux (M.E.R. p. 19). En vain multiplie-t-on des signes avant-coureurs dune mort on ne peut plus imminente dans lintention de faire renoncer au moribond son dsir infme de perdurer. Ceux-l qui le condamnent trpasser refusent de mditer le propos de Simone de Beauvoir qui prtend luniversalit. Pour elle, comme pour Soyinka, tous les hommes sont mortels : mais pour chaque homme sa mort est un accident et, mme sil la connat et y consent, une violence indue .133 Il semble que la tragdie de la mort personnelle sinscrive en faux contre les consolations mtaphysiques qui ambitionnent de gurir le mourant de son angoisse paralysante. A linverse de Csaire, Soyinka dpeint deux hros qui sopinitrent rendre lesprit alors que tout les y contraint. De mme que la coutume yorouba invite Elesin se donner la mort, de mme Voidedieu se voit somm de rpondre linvitation de la Parque. Or, il nest pas naturel daccder cette demande de la Camarde. Elesin et Voidedieu sont deux candidats une mort involontaire. A limitation du premier, le second donne dans la rvolte mtaphysique et fait montre dune raction animale lannonce de sa mort imminente. Par le truchement de ladresse au public, Soyinka, au contraire de Csaire, entend associer les spectateurs langoisse mortelle qui pouvante son hros :Voidedieu : Menteur ! (Sagitant comme un forcen, il se tourne vers les spectateurs). Attendez, sil vous plat, mesdames et messieurs, attendez. Ce nest pas vrai. Ce nest quun sale mensonge. Je vais vous expliquer. Cest un imposteur, un tratre. Mesdames et messieurs, sil vous plat, attendez. Je suis en bonne sant, je ne vais pas mourir, je vous le jure je vous le jure Il faut me croire !134

Le mlange de tons qui scande la rplique de Voidedieu, ladresse au public, lapostrophe, le recours des phrases ngatives et exclamatives et lusage de suspensions volontaires constituent autant de moyens pour exprimer la terreur de la mort qui hante Voidedieu. Mais vaine est sa tentative dapostropher les spectateurs ; il aimerait voir ces132 133

Wole Soyinka. Requiem pour un futurologue. Op. cit., p. 58. Simone de Beauvoir. Une mort trs douce. Paris: Gallimard, 1964, p. 157. 134 Wole Soyinka. Requiem pour un futurologue. Op. cit., p. 58.

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derniers sapitoyer sur la tragdie qui est la sienne. Or, les spectateurs ne sont rien de moins que les autres : ceux-l qui ne semblent pas destins trpasser dans les minutes qui suivent. Pour le public, comme pour les autres personnages de Soyinka et de Csaire, la mort de Voidedieu et dElesin relve dun piphnomne anecdotique qui ne mrite pas quon y arrte son attention, ne ft-ce que le temps dun soupir. Toutefois, en tant quils sont condamns rendre le dernier soupir, Voidedieu et Elesin considrent leur ventuelle disparition comme un cataclysme qui voque La Fin du monde .135 Il ne viendrait lesprit de personne de demander ces moribonds de se rsigner devant la toute-puissance du trpas, dautant que ce dernier connote pour eux leur anantissement total et celui de lunivers de leurs reprsentations. Dans cette perspective, Vladimir Janklvitch estime que la mort en premire personne ne saurait commander la srnit :Mais lexistence pour soi qui caractrise le Je est de lordre de lirremplaable et de lincomparable ; quand cette existence semelfactive est en pril, laffectation de srnit ne peut plus donner le change. Ce fait triqu de lintriorit soi est un fait mystrieusement objectif. Ma mort moi nest donc pas la mort de quelquun , mais elle est une mort qui bouleverse le monde, une mort inimitable, unique en son genre et nulle autre pareille.136

On comprend que cette mort bouleversante pouvante tant les personnages de Soyinka que ceux de Csaire. A lataraxie laquelle on les invite, ils prfrent les troubles dune angoisse paralysante, et les lamentations striles dhommes, vous une mort quils abhorrent. Lincrdulit et lvitement constituent les deux premiers mouvements auxquels ils adhrent lannonce de la mort.

Omniprsente chez Soyinka, et manifeste chez Csaire, la peur de la mort blanche gagne aussi bien les pices du premier que celles du second. Cest dire que dans lune comme dans lautre uvre dramatique, on ntend pas un tamis devant la mort .137 Dans lun comme dans lautre thtre, les protagonistes sattachent lexistence terrestre. Celle-ci constitue le seul bien auquel les uns et les autres aspirent. Les personnages

135 136

Aim Csaire. Cahier dun retour au pays natal. Op.cit., p. 71. Vladimir Janklvitch. La Mort. Paris : Flammarion, 1977, pp. 24-25. 137 Mwamba Cabakulu. Dictionnaire des proverbes africains. Paris : LHarmattan/ACIVA, 1992, p. 188.

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de Csaire et de Soyinka travaillent la prservation de la vie. Le bonheur dont ils rvent et au nom duquel ils vont en guerre contre les sources anxiognes ne doit gure tre sacrifi sur lautel dune autre valeur. Dans cette perspective hdoniste, la mort apparat comme lennemie par excellence. Ds lors, il nest pas tonnant que lvocation du trpas plonge les hros de Csaire et de Soyinka dans une terreur effroyable. Toutefois, il arrive que les personnages de Csaire, la diffrence de ceux de Soyinka, prouvent lgard du trpas une fascination morbide .138 Moins prsente chez Csaire, la peur animale de la mort traverse lunivers dramatique de Soyinka. Au contraire de Csaire qui saffirme comme le dfenseur acharn de cette immortalit que donne un beau trpas 139, Soyinka et la plupart de ses personnages optent pour le triomphe des forces de la vie sur celles de la mort. Il nen demeure pas moins vrai que langoisse paralysante de la mort reste le dnominateur commun qui traverse leurs uvres dramatiques. Do il suit que, dans le thtre de Csaire comme dans celui de Soyinka, lon tche de refouler toute manifestation ltale.

1.1.2. La mort refoule Les groupes humains yorouba et antillais auxquels appartiennent respectivement Wole Soyinka et Aim Csaire sont gagns par le refoulement de la mort. Lun comme lautre vivent dans un monde qui exclut la mort comme une anomalie de mauvais aloi au profit dune vie dfinie mensongrement comme saine .140 Ds lors, leurs productions dramatiques ne sauraient chapper la crise contemporaine de la mort qui traverse aussi bien les socits humaines que la littrature. Les images de la mort qui sen dgagent se signalent par leur tranget. Elles sinscrivent en faux contre les reprsentations dune mort la fois lnifiante et dsire. Les bouleversantes mtamorphoses du trpas conduisent Edgar Morin dpeindre latmosphre lugubre dans laquelle volue le monde de Csaire et de Soyinka :

Dans ce dsastre de la pense, dans cette impuissance de la raison face la mort, lindividualit va jouer ses ultimes ressources : elle essaiera de connatre la mort non plus par la voie intellectuelle, mais en la flairant comme une bte afin de

138 139

Dominique Combe. Potique francophone. Paris : Hachette, 1995, p. 90. Pierre Corneille. Polyeucte. Paris : Librairie Gnrale Franaise, 1988, p. 46. 140 Claude Rgy. Maurice Maeterlinck. La mort de Tintagiles. Bruxelles : Actes Sud, 1997, p. 83.

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pntrer dans sa tanire ; elle essaiera de la refouler en faisant appel aux forces de vie les plus brutes.141

Il ressort de cette analyse que les attitudes de lhomme devant la mort ressortissent lanimalit. Limminence de la mort redoute rappelle limpuissance de lexistant et son dsir irrpressible dy chapper. Incapable de raliser ce dessein irraisonn, la crature sinterdit de penser son destin mortel. Toute allusion claire la tombe semble morbide ; la nouvelle morale laquelle on se rfre invite les vivants ne pas prononcer le mot fatidique. Dsormais, tant en Occident quen Afrique, la mort participe des ralits infmes et indicibles. Le mutisme dans lequel senferment les humains ainsi que les personnages de Soyinka et de Csaire na dgal que leffroi qui nat de la nomination de la mort. Dans cette optique, les protagonistes de Csaire et de Soyinka sapproprieraient les propos du thanatologue franais lgard des changements ltaux. Pour celui-ci comme pour ceux-l, la dsignation du trpas semble malfique :

Oser parler de la mort, ladmettre ainsi dans les rapports sociaux, ce nest plus comme autrefois demeurer dans le quotidien, cest provoquer une situation exceptionnelle, exorbitante et toujours dramatique. La mort tait autrefois une figure familire, et les moralistes devaient la rendre hideuse pour faire peur. Aujourdhui il suffit de seulement la nommer pour provoquer une tension motive incompatible avec la rgularit de la vie quotidienne.142

Lhorreur que lhomme daujourdhui nourrit lendroit de la Faucheuse est tellement profonde quil lvacue dans son discours quotidien. Il nen va pas autrement tant chez Csaire que chez Soyinka. Dans lun comme dans lautre thtre, les personnages qui abhorrent le trpas se mfient de toutes les dsignations de ce dernier. Soucieux de vivre heureux, ils voient en la mort la reine des pouvantements, lobstacle qui empche laccs la flicit. Les uns et les autres se dfient de la prtendue puissance magique du mot ; tous sont davis que le fait de nommer la mort pourrait contribuer son avnement. Or, cest ne jamais assister son apparition que les personnages de Csaire et de Soyinka prtendent. Ainsi, on sexplique leur phobie de se la reprsenter et den parler. Seule lallusion demeure

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Edgar Morin. Op. cit., p. 229. Philippe Aris. Op. cit., p. 174.

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le procd auquel ils recourent pour dsigner indirectement la mort. Absent dans la conversation quotidienne, le discours sur la mort lest davantage dans la rplique des personnages de Soyinka et de Csaire qui vouent la mort une haine impitoyable. Dans sa croisade contre les vocations du trpas, la Deuxime Dame, limage des protagonistes de Soyinka, use de circonlocutions pour rapporter le canonnage du paysan reint par des travaux qui ncessitent une force herculenne. Dans lexacte mesure o son rcit reste entirement funbre et pathtique, elle sefforce de le styliser tant pour se conformer au code de la biensance que pour viter de heurter lextrme sensibilit du public et des autres personnages. Toutefois, ce refus catgorique de ne point troubler la tranquillit desprit des spectateurs ne drive pas dune quelconque convention thtrale laquelle adhreraient Wole Soyinka et Aim Csaire. En fait, la rplique de la Deuxime Dame rpond un nouvel impratif moral : celui de ne nullement nommer la mort :

Hlas ! Mon histoire moi est plus triste ! Cest lhistoire dun pauvre homme. Il dormait, parat-il, sous sa vranda, une heure indue. Je veux dire une heure non prvue par le code Henry. Le roi laperoit du haut de la Citadelle, au bout de sa lorgnette. Ils entrent dans la galerie aux canons. Vous devinez la suite ! (T.R.C. p.78).

Au ton sarcastique qui dnonce en sen gaussant les excs de la dictature de Christophe, succde une tonalit pathtique. Lexclamation par laquelle dbute la rplique de la Deuxime Dame traduit le trouble dans lequel elle se trouve : profondment bouleverse par lodieuse excution du paysan, elle doit non seulement cacher sa peine, mais encore lexprimer de faon indirecte dans lintention de soustraire les spectateurs un choc motionnel pathologique. Du reste, lusage de linterjection hlas tend prmunir le public contre un ventuel saisissement. En outre, elle marque limpuissance congnitale de lhomme devant la ncessit de rendre lme. Expression de la fragilit de lexistant et de lvanescence de la vie terrestre, elle marque aussi la prsence de la mort au sein dun monde rebelle sa toute-puissance. Car, dans linterjection Hlas ! on devine la dprimante lassitude de ce vague--lme. Les hommes prononcent ces deux syllabes chaque fois que directement ou indirectement, il est question de la mort et des malheurs lis

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la mort .143 Or, la biensance sociale laquelle se rfrent Soyinka et Csaire considre la mort comme une source anxiogne dont il sied de se protger par la baguette magique du silence. La faon elliptique dont Soyinka, lexemple de Csaire, dpeint la Faucheuse participe des nouveaux interdits qui frappent les reprsentations ltales. A cet gard, la rplique dElesin est dautant plus loquente quelle vite de parler de la mort de manire raliste :

Cette nuit, je mendormirai la tte contre leur sein. Cette nuit, mes pieds se mleront leurs pieds en une danse qui nest plus de ce monde. Mais la senteur de leur chair, lodeur de leur sueur, le parfum de lindigo sur leurs vtements, cest la dernire bouffe dair que je dsire humer avant ma course vers mes illustres anctres (M.E.R. p. 15).

Le recours au substantif course qui appartient au champ lexical de la mort chez Soyinka ressortit aux procds mis en uvre par ce dernier pour ddramatiser cette fin dernire de lhomme. Lhorreur qui nat de son traitement conduit Soyinka et Csaire ne pas le dsigner nominalement. En outre, le fait dassimiler le suicide rituel dElesin une course vers le royaume des glorieux trpasss contribue dsamorcer son angoisse ltale. A limage hideuse dune Faucheuse pouvantable, Soyinka, linstar de Csaire, substitue celle dune mort maternelle et bienfaitrice. Cest dire que le recours aux priphrases donne de potiser le trpas et den parler de faon indirecte. Toujours est-il que linterdiction de nommer la Camarde se gnralise. Soucieux de prsentifier celle-ci et dsireux, pour autant, damoindrir la charge motionnelle des spectateurs, Soyinka et Csaire travaillent plier le langage dramatique aux nouvelles mtamorphoses des reprsentations de la mort.

La rpulsion que maints personnages de Soyinka et de Csaire ressentent lgard de la mort sous-tend leur volont de la mpriser. Leur animosit au regard du trpas est trop viscrale pour quils ne sacharnent pas le refouler hors de leurs conversations. Sous ce rapport, la rplique du Quatrime, dans La Rcolte de Kongi, se recommande par son didactisme. A lutilisation du substantif pendaison qui exprime le malheur, il prfre

143

Vladimir Janklvitch. Op. cit., p. 60.

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celle dun terme neutre : cest l un exercice dexorcisme scientifique (R.K. p. 44). La grandiloquence du ton dissimule mal langoisse dprimante qui lhabite. Cette rpugnance dsigner la Faucheuse par son nom drive dune situation sans prcdent dans lhistoire de la thanatologie. Devenue le tabou par excellence de lpoque contemporaine, la mort pouse un silence qui jure avec son omniprsence. Ceux qui osent la nommer en public sont taxs de morbidit. Ds lors, toute entreprise qui concourt rappeler sa prsence est voue linsuccs. Car, comme le souligne Philippe Aris :

La mort, cette compagne familire, a disparu du langage, son nom est devenu interdit. A la place des mots et des signes que nos anctres avaient multiplis, il sest rpandu une angoisse diffuse et anonyme. La Littrature, avec Malraux, Ionesco, rapprend lui donner son vieux nom, effac de lusage, de la langue parle, des conventions sociales. Dans la vie de tous les jours, la mort, jadis si bavarde, si souvent reprsente, a perdu toute positivit, elle nest que le contraire ou lenvers de ce qui est rellement vu, connu, parl.144

Ces lignes qui concluent la crise contemporaine des reprsentations ltales sappliquent aussi bien au thtre de Csaire qu celui de Soyinka. Ltranget et la ngativit participent des caractristiques de cette mort excrable. Tant chez Csaire que chez Soyinka, il arrive que lon vive de leffacement de la mort du discours thtral. Le bien-tre vers lequel tendent nombre des personnages de Soyinka et de Csaire ne saccommode gure dune allusion au trpas. Au vrai, cest pcher contre la flicit qui prside au bon fonctionnement de la socit que doser parler ouvertement de la mort. Or, Jane, au contraire des autres protagonistes de Csaire, commet un impair en brisant le mur dinterdits qui frappent lvocation des rcits lis la mort. Coupable davoir commis ce crime contre les fondements idologiques de la socit de consommation laquelle elle appartient, Jane, linverse des autres personnages de Csaire, entend sen repentir. De l la figure de raisonnement laquelle elle recourt pour innocenter son acte : oh, mais que disje ? A-t-on ide de vous accueillir avec des nouvelles aussi morbides ? (M.E.R. p. 84). Lutilisation de la correction permet Jane de faire amende honorable et ddulcorer son

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Philippe Aris. Op. cit., p. 196.

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discours sur la