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L'auto de Bolaño

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L'auto de Bolaño

Auto : [oto] N.f. Abrév. de automobile […]Auto : [oto] Element du grec autos "soi même", "lui-même":

autoanalyse, autodérision. Contr. hétér(o), allo-.

Parmi les figures littéraires chiliennes surgies pendant ces dix dernièresannées, celle de Roberto Bolaño semble être l'une des plus importantes ou,à tout le moins, l'une des plus étonnantes. Connu du grand public à partir de1998 par son recueil de récits Llamadas telefónicas1, prix du Consejo delLibro Chileno, c'est surtout son roman fleuve Los detectives salvajes2, prixHerralde et Rómulo Gallegos l'année suivante, qui le place parmi les jeunesgrands écrivains de langue espagnole. Après plus de vingt ans d'absence, il estrentré au pays cette année-là pour la réception du premier prix à la feria delLibro de Santiago. Les malentendus et les polémiques surgies pendant ceséjour feront rapidement de lui un écrivain étranger au champ littérairechilien, mais révélateur de l'héritage sectaire des années de dictature dont cechamp reste en grande partie prisonnier. Sa figure est d'autant plusdéroutante qu'elle disparaît cinq ans après, juste avant l'anniversaire destrente ans du coup d'état militaire contre Allende. Mais elle nousdéconcerte aussi et surtout parce que cet épisode historique, vécu auxpremières loges par l'auteur lorsqu'il avait vingt ans, est raconté plusieurs foissous différentes modalités et constitue en quelque sorte la scène originairede son œuvre, à ce jour incomplète en attendant la parution posthume deson roman 2666 annoncé chez Anagrama pour novembre 2004.

De l'avis de certains critiques chiliens, Bolaño est un « irrémédiable exilé »ou encore « trop cosmopolite » pour s'inscrire au sein de la littératurechilienne actuelle3. Ces remarques sont d'autant plus surprenantes qu'ellesproviennent d'un recueil édité au Chili, par des critiques locaux, et composéd'études consacrées à replacer son œuvre dans une perspective avant tout

1 Barcelona, Anagrama, 1997, 204 p.2 Barcelona, Anagrama, 1998, 609 p.3 Patricia Espinosa, « Estudio preliminar » et Camilo Marks, « R.Bolaño, el esplendornarrativo finisecular » , in Territorios en fuga, P. Espinosa (comp.), Sgo de Chile, Frasis Ed., p.22 et 126 respectivement.

nationale. Au regard du rapport conflictuel de l'écrivain chilien avec son paysnatal, il convient de signaler d'emblée que l'histoire de la réception de sestextes ne fait que commencer, et que celle-ci pose au lecteur contemporaindes problèmes peut-être tout aussi ardus qu'exaltants par les liens nouveauxqu'ils établissent entre entre l'écriture et la mémoire, entre l'éthique etl'esthétique.

Son rapport ambigu au pays natal est l'un des traits constants de la figurede l'écrivain telle qu'elle se décline à travers différents textes, poétiques,narratifs ou argumentatifs. Pour cela, après sa disparition, il convient des'intéresser à cette dimension que j'appelerai auto — autobiograhiqueparfois et autofictionnelle, bien plus souvent — et qui parcours l'ensemblede ses textes. La figure de l'écrivain est si consistante que, même disparue, ilest pourtant difficile de se convaincre que Bolaño n'est plus là, tellement sestextes asseyaient sa figure, relayée par l'actualité littéraire. Il faut se résoudreà accepter que seuls restent ses livres maintenant.

Rien ne reste de l'écrivain en effet à part ses livres et le souvenir de ceuxqui l'ont cotôyé et aimé, nombreux à en juger par les hommages parusdepuis sa mort à Barcelone, le 15 juillet 20034. Rien, si ce n'est sa silhouette,chère et fuyante, qui renaît à chaque nouvelle lecture. Rien si ce n'est unprofil familier fait de mots, parfois tendres, parfois tranchants, mais souventcomplices et malins. Un profil qui ressemble drôlement à celui de l'écrivain telqu'il se donne à lire et à entrendre de vive voix dans les nombreuxentretiens disponibles, en grande partie repris sur Internet5. Un profil quiressemble aussi à l'écrivain en chair et en os, tel qu'il m'est apparu en juin2002 à Paris lors de la présentation de quelques-uns de ses romans traduitsen français. Ou encore, tel qu'il apparaît dans les portraits photographiques,ceux admirables que Renaud Montfourny a faits lors de cette visiteparisienne : cigarette à la main, le col de son blouson en cuir relevé,regardant au loin, derrière des lunettes rondes, refletées par d'autres verres,

4 « La vida como leyenda: homenaje a Roberto Bolaño », Quimeran° 241, Mataró, marzo2004,p. 10-39. Palabra de América, A. García Ortega (comp), Seix Barral, Barcelona, 2004,236 p.5 Mónica Maristain, « La útima entrevista de R. Bolaño », dans http://www.elnuevocojo.com/Columnas/Gramatica/120103.html ; Luis García, « Entrevista con R. Bolaño », abril2001 dans http: // www.critica.cl:html/garcia—santillan.05.htm

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ceux d'une fenêtre qui l'éloignent vers les detectives des polarshollywoodiens des années quarante6.

Pourrais-je à mon tour mettre en mots cette présence insistante etpresque palpable qui circule à travers la vingtaine de livres du chilien ?L'entreprise n'est pas facile, au vu des écueils qu'interpose l'écriture du Je deBolaño— tout un jeu de marques contradictoires dans des romans tels queEstrella distante7, dans des textes brefs tels que « Carnet de baile » inclusdans Putas asesinas8, ou encore dans certains poèmes comme« Autoretrato a los veinte años »9 —. Afin de mieux expliciter les enjeuxque pose une telle étude, il convient d'abord de revenir aux traits les plussaillants de l'instance publique de l'écrivain, qui est devenu en l'espace dequelques livres cela même qu'il redoutait le plus, une simple référencefictionnelle :

En Amérique du Sud, des jeunes ont fait de moi une sorte de Jack Kerouac chilien.J'apparais dans leurs histoires, comme une mascotte. Il ne faudrait pas que jedevienne un personnage 10.

En regardant les photos de Renaud de Montfourny, ou en relisant certainesarticles de presse, je comprends mieux la crainte de l'auteur, !confirmée parune autre phrase, entendue à maintes reprises : « Quel personnage, ceBolaño !

6 Portrait paru dans Les inrockuptibles n° 384, Paris, 9-15 avril 2003, p. 64.7Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996, 157 p.8 Putas asesinas, Barcelona, Anagrama, 2001, 227 p.9 Los perros románticos, Barcelona, Lumen, 2000, 91 p.Tres, Barcelona, El Acantilado, 2000, 105 p.10 Philippe Lançon, « 69 raisons de danser avec Bolaño », Libération, Livres, Paris, 26 juin2003.

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Errata

Parmi les raisons données pour justifier un tel propos, anecdotiquestoujours mais oscillant entre l'amusement et la gêne, il y avait l'homonymiesupposée avec un acteur mexicain, le protagoniste célèbre des émissions de« El Chavo del Ocho » et de «El Chapulín Colorado ». Même si l'écrivain avécu longtemps au Mexique, et affublé certains de ses personnages del'accent chilango qui avait été le sien dans les années 70, un détail de taillefaisait toute la différence entre l'acteur mexicain et l'écrivain chilien : le S finaldu nom de famille de l'acteur, absent de celui de l'écrivain.

A l'instar de beaucoup d'autres malentendus qui ont poursuivi la carrièrebrillante et fugace du chilien dans les lettres hispano-américaines, cettehomonymie erronée a été suivie d'apparitions de plus en plus nombreusesdans des films et d'autres livres de fiction, tel Soldados de Salamina11 del'écrivain espagnol Javier Cercas. Alors que Bolaño lui a fourni la piècemaîtresse de la trame de ce roman, parmi les plus vendus et célébrés enEspagne ces dernières années, le narrateur Cercas renvoie le témoignage duChilien avec des pointes de mépris et de suffisance que Bolaño ne luirevaudra pas. Dans l'excellente transposition filmique réalisée par DavidTrueba12, Bolaño apparaît sous les traits du jeune acteur mexicain DiegoLuna dans le rôle d'un étudiant de Lettres émigré à Girona qui, l'été, gagnesa vie en tant que surveillant d'un camping de Casteldefells. Le fait quel'écrivain chilien apparaisse à l'écran sous un visage éclatant de jeunesse et dedouceur mexicaine, celles-là mêmes qui font revivre un ancien combattantrepublicain, vient confirmer le soupçon du lecteur quant au caractèrelégendaire et protéiforme de Bolaño.

Dans le film, Bolaño est un mexicain, un émigré de plus dans cetteCatalogne contemporaine et oublieuse d'un passé récent qui refait surface àtravers le souvenir des cicatrices d'un petit vieux grincheux, devenu lui-même français grâce à ses années de service à la Légion Etrangère d'abord,

11Barcelona, Tusquets editores, 2001, 209 p.12Soldados de Salamina, un film de David Trueba, Warnes Bros, Dvd, 2003, 115 minutes.Avec Ariadna Gil, Ramon Fontserè, Joan Dalma, María Botto et Diego Luna.

puis à la 2ème DB du Général Leclerc13. Les épisodes transposés dans cetteséquence filmique par des images d'archives et d'autres de reconstitution,élaborent une synthèse filmique du tournant historique de la 2ème GuerreMondiale, quand la défaite de la République Espagnole se transmue en lalibération du joug nazi grâce à héroïsme de quelques combattants étrangerset anonymes comme ce Miralles, vacancier fidèle au camping de Casteldefellset ami de Bolaño.

Dans La pista de hielo et Amberes14, les lieux anonymes d'un campingcatalan servent également d'arrière fond aux conversations d'un jeunegardien sud-américain avec un survivant de la guerre civile. Leursconversations mâtinent les anecdotes vécues de faits héroïques, avec descrimes sordides et des voyages accomplis avant et après le coup d'état de1973. L'expérience de la défaite d'Allende est parallèle à celle de laRépublique Espagnole, mais surtout de l'une à l'autre, un mêmedésenchantement les traverse : celui de l'écroulement des utopies de lagauche pâyé au prix de nombreuses vies de jeunes. Cette scène nocturne etmélancolique de passage à temoin entre les vieux et les jeunes devient lepoint de confluence entre les divers courants narratifs de la prose poétiquede Bolaño15. Une prose qui fait œuvre, et qui se présente comme un tout,comme une œuvre totale dont chaque livre est une pièce venant compléterou réécrire des passages précis de textes antérieurs.

Au centre du roman Los detectives salvajes, le lecteur découvre l'amplitudede cette scène recurrente de confidence et la répétition des renvoisnarratifs, puisqu'apparait tout un chœur de voix intimes perdues qui, en serecoupant, font état de l'expérience multiple des jeunes latino-américains

13 La séquence, située à une heure quatorze minutes du dvd, est parmi les plussaisissantes du film : l'enseignante Lola Cercas lit un essai sur le thème du héros écrit parl'étudiant mexicain Gastón García Diego — nom qui fait écho à celui de García Madero,l'un des protagonistes de Los destectives salvajes de Bolaño —. La voix off de García Diegoaccompagne la lecture silencieuse de l'enseignante et déploie chez elle l'imaginairehistorique puissant des années 1936-1945 en Europe.14 La pista de hielo, Santiago de Chile, Planeta, reed. 1998, 188 p. Amberes, Barcelone,Anagrama, 2002, 119 p.15 A l'entrecroisememnet des aspects discursifs et éthiques j'ai consacré l'article "Elsecreto de la vida. No está en los libros" in Roberto Bolaño, la escritura como tauromaquia,Celina Manzoni (coord), Buenos Aires, Corregidor, 2002, p. 153-165.

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des années 70. C'est cette génération née dans les anées 50 — toutcomme Bolaño — qui a donné une réalité fugace mais perenne à unaméricanisme intense et bohème, celui de la poésie, la musique et lapolitique du continent après la Révolution Cubaine. Lorsque les années 80arrivent et les illusions cubaines s'éffondrent elles-aussi, ce volontarismeamericaniste se dissout et le groupe d'amis de Arturo Belano et de UlisesLima, les deux protagonistes, se désagrège.

Dans un décor nomade et errant, se déploient alors des défaitesexistentielles obstinées mais constantes, des déconvenues politiquesdésastreuses mais toujours passionnées. Pour cela même l'ambiance desréunions entre les amis ne cesse d'être festive malgré leur tonalité absurde.Les retrouvailles rituelles dans les bars de la rue Bucareli de Mexico DF ou duboulevard marítime d'une ville côtière catalane, sont toujours un prétextepour réviser des lectures, pour rappeler des amours perdus ou rêvés.

La peur de s'effondrer complètement ou d'être emportés par unnaufrage existentiel définitif hante les personnages principaux de beacoup deces fictions, tel le protagoniste de Monsieur Pain16, qui tente en vain desauver le poète César Vallejo. Un vertige, une attirance irrésistible les pouseevers le vide, vers un but impossible et dangereux, pour finalement devoirrecourir à la violence. Ainsi par exemple, le récit qui donne le titre au recueilEl gaucho insufrible17, suit les traces d'un juge argentin à la retraite qui doitfaire face à la crise argentine de décembre 2001. Après les révoltes et lessaccages urbains, Pereda se décide à abandonner la grande ville pour tenterde survivre dans une propriété misérable en province, jusqu'à ce que bienplus tard, il revienne un jour à Buenos Aires au café où il avait l'habitude dese réunir avec ses amis. Là, un écrivain excité par la cocaïne le défie et Peredale blesse mortellement avec son vieux couteau, pour ensuite errer dans lagrande ville se réveillant à peine.

A l'instar de ce retour au passé argentin récent à travers une série declins d'œil littéraires, comme ici à la nouvelle « El Sur » de Borges, nombreuxsont les textes de Bolaño à revenir dans l'histoire récente du continentlatino-americain pour créer une perspective littéraire inédite : exaltante par

16 Barcelona, Anagrama, 1999, 171 p.17 Barcelona, Anagrama, 2003, 177p.

la vivacité de ses trames et ses talents de conteur, intense par la lucidité deses questionnements éthiques, efficace par l'humour constant encontrepoint des épisodes les plus tristes du passé récent. Tous ces traitsacquièrent un relief particulier dans le roman Nocturno de Chile18 car ilsmettent en lumière le lien ambigu et complexe — à la fois blessé etintime — qui le liait à son pays natal. Le curé Urrutia Lacroix, écrivain, critiquelittéraire et aussi enseignant de doctrine marxiste auprès de la Junte militaire,remémore sa vie entière sur son lit de mort. Dans un long flux deconscience, il revient sur la vie littéraire chilienne des trente dernières annéeslaissant entrevoir malgré lui les complicités de certains écrivains avec ladictature. Puisque Urrutia Lacroix est une transposition fictionnelle du curéValente, qui a réllement exercé la critique littéraire dans les colonnes dujournal El mercurio, on comprend que ce court roman dense — composéd'un paragraphe long de 150 pages — a fait l'effet d'une bombe dans lepaysage littéraire chilien. Outre la possibilité d'identifier certaines figures del'establishment culturel chilien derrière des clés plus ou moins directes, cetimpact polémique est servi par une stratégie discursive complexe etrécurrente, celle des discours intimes (monologues, aveux, journaux intimes)où se tressent la petite histoire de l'écrivain, celle de l'écriture du livre, etl'Histoire récente de Amérique latine et de l'Europe.

L'alliance de ces trois composantes — le processsus d'écriture dulivre, l'histoire et l'écriture de soi — constitue l'une des trouvailles del'écriture de Bolaño qui très tôt a mis en vases communicants la légéndepersonnelle et la réputation profesionnelle de l'écrivain, partagée entre lamédisance et l'admiration. De l'une à l'autre, dans un aller-retour incessantentre la sphère intime et celle publique, on voit un art de l'insolences'exercer par et dans la littérature tel que Maurice Blanchot l'a mis au jour :

L'insolence n'est pas un art sans valeur. C'est un moyen d'être égal à soi etsupérieur aux autres dans toutes les circonstances où les autres semblentl'emporter sur vous. C'est aussi la volonté de repousser le convenu, le coutumier,l'habituel. Il y a dans l'insolence une promptitude d'action, une spontanéitéorgueilleuse qui met en défaut les vieux mécanismes et triomphe, par la rapidité,d'un ennemi puissant mais lourd. L'insolence suppose une étincelle de viveconscience et elle découvre le défaut secret qui ne manque jamais au plus fort. Elle

18 Barcelona, Anagrama, 2000, 150 p.

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refuse de se défendre et elle attaque quand tout est perdu. Elle se sacrifie, maiselle se venge. Elle périt en accablant. Elle succombe dans un étincelant scandale19.

On retrouve dans cette défense acharnée de l'insolence artistique, laconscience vitale joyeuse et jusqu'auboutiste avec laquelle Bolaño exerça lalittérature, mais aussi l'humour cinglant et médisant avec lequel il s'en prenaità certains de ses collègues chiliens pour mieux défendre un groupe restreintde jeunes écrivains latino-américains. On verra dans les deux appartés quisuivent comment cet art de l'insolence a reconstruit dans ses livres les vies etles personnages de l'écrivain.

Vitæ

En marge de ses œuvres fictionnelles et poétiques, Bolaño a laisséquelques textes auctoriaux —signés par lui-même et non encollaboration — où pointent quelques bribes d'autobiographie. Etablissantl'identité entre la première personne du texte et l'écrivain en chair et en os,les brefs textes dont je m'occuperai ici portent essentiellement sur des faitsvérifiables de la vie de l'écrivain, et lorsqu'ils en proposent d'autres, le pactede vérosimilitude autobiographique n'est pourtant pas remis en questioncomme le signale une des sommes récentes consacrées à cette question20.Il s'agit de trois textes mineurs, dont deux de circonstance, l'un destiné aujury du prix Gallegos, l'autre présenté lors de conférences en divers cerclesacadémiques, et enfin un autre magistral, fragmentaire et drôle, intitulé« Carnet de baile ». Si ces trois textes très différents entre euxm'intéressent maintenant c'est d'abord parce qu'ils établissent le propre del'écrivain, un ensemble de marques reconnaissables et bien à lui par lesquellesl'écrivain établit son style et sa signature : c'est ce que désigne en français lemot anglais d'authorship. Ce terme, qui peut être traduit par « auctorialité »comme le propose Gérard Leclerc dans l'étude théorique qu'il a consacréeaux diverses formes de la signature, désigne à la fois les aspects économiques

19 « De l'insolence considérée comme l'un des beaux-arts », in Faux pas, Paris, Gallimard,1971, p. 348.20 Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004,chapitre 1, « Identification », p. 17-60.

et juridiques de la signature d'un auteur, mais aussi et surtout ceuxintellectuels et symboliques21.

L'autorship de Bolaño présente quelques-uns de ses traits marquantsdans le texte « Bolaño por Bolaño » adressé au jury qui a décerné le prixGallegos à son roman Los detectives salvajes. Recueilli dans le volumecoordoné par Celina Manzoni22, ce texte d'une page et demie constitueune présentation sommaire de l'écrivain par lui-même en un seul paragraphe.Sa vie se résume en deux dates à peine — celle de sa naissance et celle ducoup d'état chilien — auxquelles s'ajoutent celles des sept romans parusjusqu'en 1999. Un bref développement final est consacré àl'affirmation de savocation joyeuse de lecteur plutôt que d'écrivain et à l'affirmation de sanationalité chilienne, même s'il reconnaît que depuis vingt ans sa vie sedéroule en Europe, en compagnie de sa femme Carolina et sont fils Lautarotous deux Catalans23.

Ce n'est pas ce rapide résumé de sa propre vie qui permet d'entrevoir lamarque de fabrique de l'auteur chilien — la revendication d'unepaternité artistique pouir ses textes—, mais le lien qu'il établit entrel'Histoire du XXème siècle et son propre parcours personnel à partir de cesdeux dates initiales : 1953 et 1973. La première date, celle de sa naissance,est présentée comme étant aussi celle de la mort de Stalin et de DylanThomas, ce qui constitue un premier trait fondamental de son rapport autemps : l'association du début de la propre vie avec la fin de celle de deuxfigures célèbres, soit l'histoire comme un entrelacement de vie et de mort.La deuxième date, celle de son arrestation après le coup d'état militaire, faitréapparaître ces deux figures historiques dans un rêve où les deuxpersonnnages historiques — un dictateur, un poète — se défient

21 Le sceau de l'œuvre, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1998, p. 5122 Op. cit., p. 201-202.23 Dans un entretien avec Dunia Gras Miravet, il se montre bien plus indécis quant au lienqui l'unit à son pays : « De hecho, cuando estoy en Latinoamérica, todo el mundo me dice:"Pero si tu eres español", porque para ellos hablo como un español. Para un español, no.Un españolve claramente que yo soy un sudamericano. y ese estar en medio, no ser nilatinoamericano ni español, a mí me pone en un territorio bastante cómodo, en dondepuedo fácilmente sentirme tanto de un lado como de otro». Cuadernos hispanoamericanosn° 604, Madrid, 2000, p. 53-65. On verra plus loin que cette comodité de l'entre-deux estbien plus déchirante que ce qu'il est prêt à l'admettre.

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mutuellement en buvant de la vodka le premier, et du whisky le second. Lerêve mettant en scène Stalin Dylan Thomas et Bolaño lui-meme, finit pardonner la nausée au rêveur, ivre et vaincu en les voyant ingurgiter de tellesquantités d'alcool. Entre ces deux dates de jeunesse marquées du sceau dedeux figures cauchemardesques, entre ces deux événements — l'un réel,l'autre onirique — , Bolaño situe sa naissance : « Eso por lo que respecta ami nacimiento » dit-il en finissant cette anecdote.

Le rêve est une figuration de ce que sera pour Bolaño la vie d'unhomme, un perpétuel défi absurde et autodestructif. Le rêve est déclenchépar les images d'une revue américaine retrouvée par hasard dans la prison oùun reportage photo présente la maison du poète au pays de Galles. Cesimages — celles lointaines et étrangères de la revue, celles oniriques etécœurantes de cauchemar — ont autant de réalité sinon plus que lecontexte réel où elles adviennent — la prison — ; et, puisque personne n'ade prise sur elles — pas même l'écrivain —, elles constituent l'une desorigines, l'une des hantises de sa création littéraire24.

Le caractère hostile, viril et demesuré de la scène rêvée, donne la mesurede l'épreuve vécue par l'écrivain lors de son arrestation, telle qu'elle peut selire dans de nombreux passages de son œuvre, parmi lesquels « Carnet debaile », et de nombreux épitextes, ceux rapportés dans les interviews25 : s'iln'a pas été lui-même victime de tortures ou de violences pendant sonarrestation, le fait d'y avoir assisté ou échappé le fait naître à la condition detémoin, voire même à celle de survivant.

Sa littérature, associant témoignage et fabulation, apparaît ainsi commeune caisse de résonance et de transmutation permettant de réélaborer lacharge émotionnelle du passé, de répondre aux hantises laissés par certainesfigures de terreur et de combler les brèches temporelles qui s'ouvrent dansune vie. En effet une ellipse de vingt ans s'ouvre d'une date à l'autre, puisencore une autre de dix ans la sépare de son premier roman, écrit encollaboration avec Antoni García Pons26. Ces ellipses donnent la mesure

24 A ce soubassement imaginaire j'ai consacré l'article « La proyección del secreto » àparaître dans les actes du colloque sur Roberto Bolaño, F. Moreno (éd.), C.RL.A., universitéde Poitiers.25`« Entrevista a R. Bolaño», Lateral n° 40, abril 1998.26 Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce, Barcelona, Anthropos, 1984.

d'un temps fragmentaire, en lambeaux, ceux qui s'écrivent avec un humouraigre-doux dans « Carnet de baile »27.

Ce récit s'organise en fragments numérotés de 1 à 69, qui présentent desbribes de la vie de l'écrivain en les rapportant aux livres et à la poésie dePablo Neruda. Le texte s'ouvre avec le livre des Veinte poemas de amor yuna canción desesperada que la mère de l'auteur lisait à ses enfants. Il seferme sur un clin d'œil parodique au poème « La casa de las odas »28 par lebiais d'une prédiction adressée aux poètes chiliens à venir, qui vivrontenfermés dans des prisons ou des hôpitaux psychiatriques, « Nuestra casaimaginaria, nuestra casa común ». Entre le terme initial et final du texte,Neruda cesse d'être une référence familiale et populaire, pour devenirUgolin, un monstre prêt à manger ses enfants, avide de respect et d'éternité.Si le livre aimé par la mère reste malgré tout entre les mains de son fils,l'écrivain qui ne peut toutefois s'en débarrasser, c'est parce que ce livre estlui-même un fragment hérité de sa mère, tout comme le poète, devenu uneréférence incontournable en Amérique latine pour les jeunes poètes nésdans les années cinquante, soit parce qu'il l'admirent, soit parce qu'ils lehaïssent, ou pire encore faute d'autre modèle à leur portée.

Avant d'emprunter les apparences souterraines et monstrueueses desderniers fragments, Neruda apparaît dans des rêves, à la suite de Hitler etStalin, comme un peronnage solonnel, consensuel, mais autoritaire ettotalement dépourvu de vie en dehors du personnage officiel statufié. Alorsmême que l'on rééditait les œuvres complètes de Neruda, et que sa figurese prêtait aux célébrations du centennaire de sa naissance, la pireimpértinence que pouvait commettre Bolaño en tant qu'écrivain d'originechilienne n'était pas de l'attaquer avec sérieux afin de déboulonner sa statue,mais de le soumettre à une déformation carnavalesque comme si cetteombre risible du poète était un attribut imprévu et supplétif dans samaturation en tant qu'écrivain marginal. En effet, la danse que l'écrivain décritdans ce récit n'est autre que celle des couples amoureux et haineux depoètes appartenant à des courants opposés :

27 In Putas asesinas, op. cit., p. 207-216.28 Nuevas odas elementales, in Obras completas II, Buenos Aires, Losada, 1973, p. 210-211.

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46. Parejas de baile de la joven poesía chilena:los nerudianos en la geometría conlos huidobrianos en la crueldad, los mistralianos en el humor con los rokhianos en lahumildad, los parrianos en el hueso con los lihneanos en el ojo (p. 213)

Si, comme le défend le fragment 23, le poète devient lui-même en tantqu'un orphelin né, après avoir tué ses parents, force est de constater qu'unetelle violence symbolique lui est bien rendue par ses parents, qui renvoienten Enfer tous ceux qui rêvaient d'un Paradis latino-américain. Leurs œuvrespourtant, — celles de Rodrigo Lira, de Reinaldo Arenas citées au fragment56 — étaient selon Bolaño les seules capables de permettre à la gauchelatino-américaine de sortir de la honte et de l'inaction des annéescontemporaines, ce purgatoire sugi après la chute du mur de Berlin.

Revendicant une condition littéraire orpheline et tumultueuse, Bolañorenouvellait sans cesse les mises perdues jusque là en jouant son va tout dansde nouveaux combats littéraires, tout en les sachant perdus d'avance et pireencore, terminés depuis longue date. Après les menaces realvisceralistas(vraie, fausses ?) contre Octavio Paz au Mexique29, il s'en prit à Neruda et àdes collègues de sa génération tels Hernán Rivera Letelier, Diamela Eltit etbeaucoup d'autres30. La paternité littéraire du quarantenaire Bolaño— poète lui aussi mais mal aimé — se fondait donc en grande partie cesattaques aux figures consacrées pour cultiver une vaillance apprise pendantsa jeunesse, un courage qui peut rire de tout, y compris lors des piresadversités. Ainsi il apparaissait rêvetu des lambeaux du survivant des GuerresFleuries latino-americaines comme il aimait à les appeler.

Ces deux vertus épiques — la vaillance, la résistance — l'écrivain a dû lespratiquer durant sa jeunesse, faite de voyages incessants en Amérique latineet en Europe. Mais une fois établi en Catalogne —où il apprit « l'art difficilede la tolérance »31 —, il dut en prendre sur lui, et exercer ce courage danssa sphère intime en raison de ses problèmes de santé, devenus chroniquesdepuis les années 90. L'insuffisance hépatique qui a finalement eu raison de

29 Les attaques violentes sur la scène littéraire mexicaine de ce groupe néo-avantgardisteauquel Bolaño a appartenu sont fictionnalisées dans Los detectives salvajes par le biais dude prendre en otage le poète mexicain,. op. cit., p. 501-511.30 Outre les entretiens, on peut voir se déployer ces attaques violentes contre certains deses collègues contemporains dans « Los mitos de Chtulhu », in El gaucho insufrible, op. cit,p. 159-177.31 « Bolaño por Bolaño », op. cit., p. 202.

lui, l'obligeait à travailler son écriture avec acharnement, mais aussi avec unegrande générosité, tel qu'en témoignent les dédicaces nombreuses de sestextes à des amis. La maladie est devenue une épreuve supplémentaire dansune geste personnelle faite de voyages, de rencontres manquées et deperpétuels étonnements face aux incongruités de ce monde.

Sans fausse pudeur, et sous des tons tragicomiques, l'épisodes de sesdernières épreuves transparaît dans le texte posthume de la conférence« Literatura + enfermedad = enfermedad »32. La maladie y est apparaîtcomme horizon menaçant, promesse d'une mort inéluctable, mais aussi etsurtout comme pretexte à susciter la compassion des auditeurs et deslecteurs pour mieux ensuite exercer sur eux la tyrannie de la maladie telleune petite vieille d'hôpital (p. 136). Cette thématisation du sadisme qu'epratique l'écrivain en parlant de ses malheurs est la dernière forme del'agressivité hystrionique que l'on a vue en action dans les deux textesprécédents. Les douze appartés dont se compose le texte déclinent unesérie de cas liant le vécu de la maladie à la création ; il s'arrête pluslonguement sur deux écrivains français — Mallarmé et Baudelaire — dont lespoèmes « Brise marine » et « Le voyage » sont cités et traduits afin d'enfaire une lecture personelle. Bolaño dégage du premier un sens résigné lié àla vie en tant que défaite, mais pouvant être retournée par l'exercicevoyageur, amoureux ou poétique. C'est le poème de Baudelaire qui, en liantpoésie, érotisme et voyage, modernise ces trois versants créatifs sansproposer d'autre issue que leur pratique répetée en quête du nouveau.Tout en étant un antidote, l'écriture n'offre pas de remède, et c'estpourquoi il faut, aux yeux de Bolaño, s'y consacrer à corps perdu — c'est lecas de le dire —.

Sous l'égide des deux poètes français, et d'autres latino-américains telsque C. Vallejo et E. Lihn, Bolaño a assis en quelques textes une poétiquesolitaire, en prise directe sur la vie et les livres, où le danger et le risque sontérigés en valeurs suprèmes :

En realidad muchas pueden ser las patrias de un escritor, […] pero uno solo elpasaporte, y ese pasaporte evidentemente es la calidad. […] ¿Entonces qué es unaescritura de calidad? Pues lo que siempre ha sido: saber meter la cabeza en looscuro, saber saltar al vacío, saber que la literatura básicamente es un oficio

32 In El gaucho insufrible, op. cit.,p. 135-158.

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peligroso […] Y aceptar esa evidencia, aunque nos pese más que la losa que cubrelos restos de los escritores muertos. La literatura como diría una folklorista andaluza,es un peligro33.

La paternité des livres de Bolaño se fonde donc sur ce goût du risque, sur cepari insensé qui consiste à jouer son va tout à chaque nouvelle mise, àchaque nouveau livre.

Dans l'affirmation de cet autorship vigoureux et insolent, on entrevoit lapersistence des vies antérieures de l'écrivian, et en particulier quelque chosedu jeune écrivain sudaca avide de reconnaissance, qui vivait au jour le jourdu maigre argent gagné grâce à de petits prix littéraires espagnols, comme entémoigne le récit « Sensini », où plane l'ombre de l'argentin A. DiBenedetto34. La signature de Bolaño présuppose done une éthiqueartistique d'écorché vif mais joyeuse et exaltante toutefois, qui revient àréactualiser le postulat moderne qui liait l'art à la vie, mais sous uneformulation postmoderne. Elle reconnaît non seulement le retour en arrièreque suppose une telle démarche, mais aussi le constat d'échec auquel elle seconfronte d'entrée de jeu. Dans une telle figuration de la création littéraireen tant que combat avec soi-même et les autres, chaque nouveau poèmesemble craché au visage des poètes consensuels et célébrés, chaquenouvelle prose semble arrachée à la menace de la répétition pour tenter derecevoir le satisfecit d'un jury et obtenir peut-être un prix. Ce sont là lessuccès d'estime d'un écrivain qui réécrit sans cesse ses textes en quête denouvelles perspectives et de prolongements pour une scène originaire deson propre mythe personnel : celle de son arrestation en 1973.

Personæ

En recourant à la cannibalisation — la réécriture de ses propres écritsmise en scène dans les textes eux-mêmes—, Bolaño a déplacé les limitesentre la fiction et l'autobiographie jusqu'à parvenir à des modalitésromanesques intermédiaires, celles du roman autobiographique et/ouautofictionnel qu'un critique chilien préfère nommer « semibiografía

33 « Roberto Bolaño: acerca de Los detectives salvajes», in La escritura como tauromaquia,op. cit., p. 211.34 In Llamadas telefónicas, op. cit., p. 13-29.

disléxica »35. Les différentes versions du même épisode impliquent nonseulement un éventail de circonstances et de personnages nouveaux, maissurtout d'autres statuts narratifs, faisant passer l'écrivain du rôle deprotagoniste — tel qu'on a pu le voir dans l'apparté précédent — à celui denarrateur témoin, ou pire encore, de simple écrivant au service d'un autrepoète : Arturo Belano. En attribuant à ce personnage des aventures vécuespar lui, et en les transformant de différentes manières, l'écrivain brouille lespistes entre la vie et la fiction, se projettant quelquefois dans des situationsimaginaires dont il est parfois le héros — on est alors dans l'ordre del'autofiction36 — et bien plus souvent simple témoin des faits d'autrespersonnages fictifs — on est alors dans celui du roman autobiograhique—.

L'onomastique du personnage de Belano, à la sonorité proche de cellede l'auteur, peut être parfos réduite à une simple consonne : « B », en signed'accentuation de la dimension fictionnelle du récit comme dans « Días de1978»37 dont pourtant les faits ont été reconnus par l'auteur comme ayantété autobiographiques. Sa première apparition se trouve dans la note quisert de prologue à Estrella distante, où il est présenté un compatriote« vétéran des guerres flueris et suicidé en Afrique »38. De la même façonque pour Bolaño dans le texte autobiographique déjà étudié, la naissance etla mort sont mitoyennes, et presque consécutives dans l'ordre de la fiction.Grâce aux pouvoirs de celle-ci pourtant, Belano réapparaît plusieurs foisaprès avoir été reconnu comme le véritable auteur intellectuel du romanEstrella distante : on le verra parmi les des protagonistes de Los detectivessalvajes et de nombreux autres récits, dont « Fotos » sur lequel je reviendraiplus loin.

Soulignons tout de suite un paradoxe qui rentre parfaitement dans lalogique littéraire de Bolaño : tout en étant l'alter ego de l'écrivain, Belanoreste pourtant un personnage dépourvu de voix propre dans les fictions,muet en termes littéraires, ses faits et gestes étant rapportés par d'autrespersonnages, par d'autres narrateurs. Alors que Belano endosse le rôle de

35 Alvaro Bisama, «Todos somos monstruos », in Territorios en fuga, op. cit., p. 89.36 C'est la définition proposée par Ph. Gasparini à la suite de celle de G. Genette, op. cit.,p. 26.37 In Putas asesinas, op. cit., p. 65-79.38 Op. cit., p. 11.

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« machito latinoamericano »39 et vit son arrestation au Chili comme uneaventure fantastique de dédoublement dans « Detectives », Bolaño assistedans les mêmes circonstances à une exhibition poétique aérienne, lapremière œuvre d'un poète assassin dont la biographie occupe le dernierchapitre de La literatura nazi en América et la totalité de Estrella distante. Cepartage de rôles entre Belano et Bolaño tend donc à investir le personnagefictionnel d'une partie de la biographie de l'écrivain, celle qui semble la plusromanesque, alors que celui de l'écrivain assume un modeste rôle d'assitantdans la table de montage de l'intrigue romanesque. Tel est en tout cas,métaphorisé, le rôle secondaire que Bolaño s'attribue lui-même dans leprologue de Estrella distante :

El último capítulo de La literatura nazi servía como contrapunto, aaso comoanticlimax del grotesco literario que lo precedía, y Arturo deseaba una historia máslarga, no espejo ni explosión de otras historias sino espejo y explosión de sí misma.Así pues nos encerrramos durante un mes y medio en mi casa de Blanes y con elúltimo capítulo en mano y al dictado de sus sueños y pesadillas compusimos lanovela que el lector ahora tiene ante sí. Mi función se redujo a preparar bebidas,consultar algunos libros, y discutir con él y con el fantasma de Pierre Menard, lavalidez de muchos párrafos repetidos40.

Cette référence au récit de Borges n'est pas tant pour rappeler la futilité del'exercice littéraire ou pour montrer le désenchantement face aux maigresvariations apocryphes qu'elle apporte en relisant des textes déjà écris, quepour reprendre un cas exemplaire d'investissement de l'écriture en tant quedéfi existentiel. On se rappelle en effet que Borges écrivit ce texte après unelongue convalescence, pour tenter de savoir s'il était encore capabled'écrire41.

Le passage du prologue cité permet de confirmer la puissance des images— oniriques, fantômatiques — qui concourent à l'écriture à quatre mains dece roman. Mais en outre, ces lignes insistent sur le redoublement et la miseen abyme qui se trouvent à sa source : « espejo y explosión de sí misma ».

39 Selon le mot de Auxilio Lacouture, bibliothécaire uruguayenne et amie des jeunespoètes du DF, l'une des voix de la partie centrale de Los detectives salvajes d'abord, op. cit.,p. 191, puis narratrice homodiégétique à part entgeire de Amuleto, Barcelona, Anagrama,1999, 154 p.40 Op. cit., p. 11.41 Cf. J.-P. Bernès, notes à « Pierre Menard, auteur du Quichotte », in Œuvre complètes I,Gallimard, la Pléide, 1993, p. 1570-1571.

En effet le roman pose une contradiction insoluble: alors que le prologueaffirme tenir l'histoire de Belano, celui-ci est absent de la trame, qui est priseen charge par un Bolaño narrateur, disparaissant à certains chapitres etréaparaissant dans d'autres. Huit des dix chaptires du roman, sontprotagonisés par Carlos Wieder, le poète assassin pilote des ForcesAériennes Chiliennes au emoment du coup d'état de Pinochet. C'est lui levéritable double de l'écrivain, un double abject mais dur et impassiblecomme l'était sans doute l'auteur à travers le masque de son alter egoBelano. Lorsqu'au dernier chapitre, le personnage de l'écrivain aide dans sesrecherches Romero, un ancien policier venu le tuer pour le compte d'unriche chilien, Bolaño peut reconnaître Wieder vingt ans après l'avoir côtoyédans des ateliers poétiques de Santiago, grâce à l'image de lui-même quecelui-ci lui renvoie :

Lo encontré envejecido. Tanto como seguramente estaba yo. Pero no. El habíaenvejecido mucho más. Estaba más gordo, más arrugado, por lo menos aparentabadiez años más que yo cuando en realidad sólo era dos o tres años mayor. Miraba elmar y fumaba y de vez en cuando le echaba una mirada a su libro. Igual que yo,descubrí con alarma y apagué el cigarrillo e intenté fundirme entre las páginas de milibro. Las palabras de Bruno Shulz adquirieron por un instante una dimensiónmonstruosa, casi insoportable […] Parecía adulto. Pero no era adulto, lo supe deinmediato. Parecía dueño de sí mismo 42.

Compagnons passagers du même atelier d'écriture, amoureux des mêmesjeunes femmes dans les années 70, les deux personnages suivent deschemins tortueux et radicalement opposés politiquement, mais dans lesannées 90, habitent tou deux dans des villages voisins de la côte catalane.Compatriotes, autrefois collègues poètes, ils sont maintenant comme desanciens combattants ayant appartenu à des camps opposés, ou encorecomme deux frères ennemis : Wieder est en quelque sorte le reflet nazi duBolaño trotskiste des années 70. Ce qui les rapproche, ce qui se reflète del'un à l'autre, c'est outre leurs origines chiliennes, les signes d'un vieillissementqui les hante. Cette humanité partagée en somme : celle de pouvoir faire dumal à autrui

Si dans cet épisode la reconnaissance est porteuse de mort — Romerotue Wieder après que Bolaño ait confirmé l'identité de l'ancien assassin — ,

42 Op. cit., p. 152-153.

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une autre scène de reconnaissance —fictionnalisée mais d'origineautobiographique43 — laisse la mort planer comme une menace, commeune réponse désespérée à une angoisse née d'un reflet dans le miroir. Lerécit « Detectives »44 rapporte en discours direct et avec un réalismetragicomique, le dialogue de deux policiers chiliens qui roulent en voiture lanuit sur une route du sud du pays. Parmi d'autres scènes festives de nuitsd'ivresses et d'exactions mêlées, le souvenir de l'arrestation de Belano àConcepción s'immisce tout à coup dans leur conversation pour ne plusquitter leur attention. Peu de temps après le coup d'état, Arancibia — l'undes deux policers qui avait partagé ses années de lycée avec Belano — lereconnaît par hasard dans la prison et si Belano tarde à le faire, une fois sonancien camarade reconnu, il réagit amicalement, le frappant avec force telqu'il le faisait autrefois, ce qui est pris pour une menace par l'un des gardiensqui assiste à la scène de retrouvailles. Après l'avoir autorisé à téléphoner sesgrands parents de Belano pour les prévenir de son arrestation (garantissantainsi sa survie), Arancibia est confronté à une reconnaissance bien plusinquiétante, face à l'unique miroir mis à disposition des prisonniers, placé dansun couloir. Alors que Belano avait refusé jusque là de se regarder dans laglace, Arancibia parvient à le convaincre de le faire en sa compagnie, afin dele rassurer. Mais au lieu de l'effet escompté, le policier lui-même prend unepeur panique face aux deux visages terrifiés, derrière lesquels se profilentdeux séries d'images, d'abord « un enjambre de jetas, como si el espejoestuviera roto », puis « dos antiguos condiscípulos, uno con el nudo de lacorbata afloajado, un tira de veinte años, y el otro sucio, con el pelo largo,barbudo, en los huesos, y me dije: la hemos cagado »45. Sa réaction premièreétant de sortir son camarade de cet endroit, pour ensuite prendre sonrevolver et vouloir tuer son ancien camarade sur le champ. La dénégationsur laquelle se ferme le récit tendant à vouloir disculper par avance le policier—« No, nosotros no hacemos esas cosas compadre » — ne fait que

43 Cf. interview parue dans Lateral n° 40, op. cit.44 In Llamadas telefónicas, op. cit., p. 114-133. Le film La frontera du réalisateur chilien R.Larraín, 1991, présente en ouverture une séquence très proche de cette diégèse, avec uneconversation de deux fonctionnaires du régime qui mènent en voiture un professeur deMaths banni par le régime dans une île lointaine et solitaire du sud du pays. 45 Ibid., p. 132-133.

remettre à la lumière du jour la banalité du mal qui s'exerça au Chili pendantdix-sept ans.

De la reconnaissace de Wieder par Bolaño, à celle Belano par le policierArancibia, se dessine donc un reflet en quiasme fait de pitié ou compassionet de désir de voir l'autre mourir : alors que celui-ci — sbire du régime—pardonne la vie à un ancien camarade innocent, l'autre — ancien opposant àla dictatature — contribue à faire disparaître l'un des assassins à la soldedecelle-là. Ce complexe jeu de miroirs met en scène d'un texte à l'autredes motions opposées : angoisse et soulagement, désir de vengeance etapitoiement. Ce sont là des expressions emblématiques de ces romans qui,contrairement aux autobiographies, ne sont en rien réparateurs, mais aucontraire selon Ph. Gasparini46, dialectiques, autocritiques, réflexifs, ironiqueset non conclusifs.

Chez Bolaño, ce survivant bien en vie mais perpétuellement en sursis dufait de sa maladie, une façon de conjurer ou de repousser la peur de mourir,a été paradoxalement de reprendre et de suspendre la disparition de sonalter ego, Belano. On a déjà vu comment sa première apparition fictionnelledans le prologue de Estrella distante le faisait naître à la fiction tant que suicidéen Afrique, sans donner davantage de détails. Deux autres textes reviennentsur sa disparition, par des versions différentes et en partie contradictoires,asseyant ainsi la légende du personnage. Jacobo Ureda, un journalisteargentin établi à Paris avec sa femme et ses deux enfants, l'a rencontré auRwanda et au Libéria ; c'est lui qui rapporte les dernières heures cu chiliendans un long monologue de la fin de Los detectives salvajes47. Belano yapparaît en tant que journaliste, malade du pancréas, lecteur et parleurinvétéré, mais désireux de mourir suite aux pertes, à toutes ces grandespertes dont il était aussi capable de rire (p. 545). Le journaliste argentin levoit partir à pied dans la forêt, en direction de Monrovia et perddéfitinitivement ses traces. Le récit « Fotos »48 propose une suite possiblede cette marche à travers la brousse, après avoir laissé son ami argentin. Onvoit Belano feuilleter une anthologie de la jeune poésie française et

46 Op. cit., p. 342.47 Op. cit., p. 526-549.48 In Putas asesinas, op. cit., p. 197-205.

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s'émouvoir avant de reprendre à pied sa route. Belano disparaît donc entant que wanderer, en arpenteur, fidèle à son image fictionnelle de poèteromantique.

En revenant sur la disparition de Belano et en multipliant les pistes sur samort éventuelle, Bolaño laisse ouvert le deuil de Belano. Il signe ainsil'impossible renonciation symbolique à sa jeunesse, à sa famille, à ses figuresparentales — rappelons la conversation téléphonique salvatrice de Belanoavec ses grands-parents lors de son arrestation ou le lien établi entre Nerudaet sa mère —. De là aussi que la figure littéraire de l'écrivain soit celle d'unécrivain mélancolique et marginal, en mal de reconnaissance, mais surtoutperpétuellement jeune, retif à toute autre fidélité que celle à ses jeunescompagnons poètes, déjà disparus. La mort de Belano, sans cesse remise surle métier de l'écriture, signale à quel point reste aussi en suspens l'aspirationà la maturité qu'expriment les vers célèbres suivants :

Und so lang du das nicht hast,/ Dieses stirb und werde/ Bist du nur ein trüber Gast/Auf der dunklen Erde

Et tant que tu n'as pas compris/ ce "meurs et deviens"/ Tu n'es qu'un hôtemélancolique/ sur la terre ténébreuse49

C'était en étranger que Bolaño signait ses textes autobiographiques, en hôtemélancolique d'un pays, la Catalogne, où il lit domicile et fonda une famille.C'était en témoin apeuré, plus faible ou en tout cas plus jeune, que Bolañoavait reconnu la condition adulte de Wieder. C'est ainsi par le biais d'uneécriture fictionnelle de soi que Bolaño devint lui-même, abandonnant à undeuxième plan sa vocation poétique de jeunesse qu'il continuait depratiquer, mais sans grande reconnaissance.

Que Bolaño n'ait pas su conduire de voiture, explique peut-être encoremieux qu'il ait été tenté de pratiquer si assidûment l'écriture de soi et qu'ilait pris plaisir à rouler avec son alter ego en ces autos véloces et audacieusesque l'on voit filer dans Los detectives salvajes: la Ford Impala blanche qui file aunord du Mexique, la vielle Chevy pourrie et trouée de balles qui suit unepiste au Libéria.

49 W. Goethe, Pages immortelles, Paris, Corréa, 1942, p. 180.

C'est cette fiction de l'auto — l'écriture de soi d'abord mais aussi cellesdes voyages des nombreux personnages — qui, en multipliant les traces desa vie nomade, l'a maintenu en vie, en perpétuel mouvement, à la fois toutprès et très loin des terres ténébreuses du Chili du passé.

Joaquín ManziUniversité de Paris Nord

Paru dans Chili 1973- 2003, Arts et histoire,Néo-Latines n° 330, Paris, 2004, p. 65-84.