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Frédéric Gaillard Le 7 e Continent Parution dématérialisée : Mai 2013 Licence : CC-BY-NC-3.0fr

Le 7e continent - Frédéric Gaillard

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Une nouvelle d'anticipation sur le 7e continent. La vie qui pourrait s'y développer et l'évolution de la race humaine... (?)

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Frédéric Gaillard Le 7 e Continent

Parution dématérialisée : Mai 2013 Licence : CC-BY-NC-3.0fr

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Ce devait être ma dernière course en solitaire et, en un sens, cela le fut. Depuis l'enfance, j'avais remporté à peu près tout ce qui peut l'être en matière de compétitions à la voile. Régates, transatlantiques, sur des petites embarcations comme sur des grosses. À sept ans j'avais gagné ma première course, en optimist, sous les cris de tous les miens, y compris ceux de ma sœur, perchée sur les massives épaules de mon père. Âgée de dix-huit mois, elle battait des bras comme les autres en riant, sans vraiment comprendre que j'étais le héros du jour. Julia a depuis embrassé une carrière différente, ayant été six fois médaillée d'or aux jeux olympiques de natation. Elle aussi est restée dans le milieu aquatique, et n'a jamais raté une de mes arrivées triomphales, m'accueillant chaque fois avec des fleurs, un large sourire et un tendre baiser dans les cheveux. J'avais assisté au bord du bassin à cinq de ses victoires. Pour la dernière, j'étais en mer où je terminais mon onzième tour du Globe en solitaire d'est en ouest. Mais je pus la féliciter quelques minutes après par liaison satellite et me repassai le film de sa victoire des dizaines de fois à bord de mon bateau pendant le reste de la course. Quel que soit le domaine, nous excellions tous dans la famille. Papa, c'était la pêche, maman la cuisine. Pour l'heure, je m'ennuyais ferme à la soirée donnée par un milliardaire dans son yacht, ancré dans la baie de la Nouvelle Brest, en l'honneur du départ de la solitaire du lendemain. Dès le début, je m'y étais senti comme en pleine mer : dans le grand salon entouré de baies vitrées façon aquarium où se tenait la fête, des requins rôdaient autour de thons en bancs serrés et des pieuvres, qu'on aurait dites octopodes, encolurées de perles huîtrières, suçaient de leurs ventouses les bras, parfois même le cou, de leurs maquereaux. Ici plus d'hypocrites hélas que d'hippocampes. Une méduse, la coiffure rousse agressive malgré des racines blondes, peut-être jolie sans le fard qui gommait de son visage tout aspect vivant, s'était entortillée à mon bras tout une partie de la soirée. Elle disait s'appeler Sofia, être la fille d'un diplomate russe ami du propriétaire du yacht, mais son numéro de charme me laissa de glace, malgré sa chute de reins à faire honte à une vague née d'un vent de force 15 sur l'échelle de Beaufort. Quand je parvins enfin à m'en dégager au bout d'une heure pendant laquelle elle se gava de petits fours, de caviar et de vodka, j'éprouvai la désagréable sensation de sentir encore ses filaments urticants sur tout mon corps.

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J'avais remporté les onze années précédentes le tour du monde en solitaire, chiffre encore jamais atteint auparavant. Ma succession d'exploits attirait les télés du monde entier comme des mouches. A trente-cinq ans, j'étais décrit comme un prodige, ce qui créait des jalousies parmi mes concurrents les plus chevronnés (et les plus frustrés) et me valait pas mal d'inimitiés, dont je n'avais cure, dans le monde nautique. Cette année, un proverbe était même né, plutôt une provocation :

− Douze victoires... une de plus porterait malheur, mais une de moins...

Le non-dit annonçait le sous-entendu mais je n'y accordais aucun crédit. Je faisais cette course parce que j'aimais ça, point final. Les autres n'avaient qu'à aller plus vite ! Cela faisait onze ans qu'ils se traînaient sur les mers, malgré des bateaux pour certains meilleurs que le mien. En tant que héros national, donné favori pour la course, je dus serrer la main de mes concurrents sous les éclairs des flashes. Se trouvaient là un ancien surfeur qui me broya les doigts d'une poigne d'acier, un acteur qui s'était découvert dans les courses à la voile une deuxième passion, comme d'anciens sportifs changent de métier à trente ans, dépassés par des jeunes aux meilleures capacités physiques, des fils à papas qui, ayant déjà gagné quelques courses, voulaient tenter l'aventure et se mesurer à moi. C'est du moins ce qu'ils racontaient dans les médias. Pensez plutôt à vous mesurer à l'océan, tas de bernacles! songeai-je alors, et mon sourire s'élargit, à la plus grande joie des photographes. Je me prêtai plus volontiers au jeu des dédicaces avec des ados qui, à la différence de tous les adultes présents à la fête, dont leurs parents, avaient cette étincelle dans les yeux, la même que j'avais, petit, quand je décorais ma chambre de posters de voiliers, et apprenais leurs noms et leurs caractéristiques par cœur, mieux que mes leçons d'école. Je leur signai donc les photos qu'ils me tendirent, prises devant mon bateau, la joliette, ainsi que le livre consacré à ma carrière. Je discutai un quart d'heure avec ces jeunes et sentis tout de suite qu'ils étaient passionnés, que ceux d'entre eux qui fonceraient iraient au bout de leurs rêves. Et je le leur dis. C'est au cours de cette conversation, moment le plus intéressant de toute la soirée, que ma méduse russe partit chercher un verre et ne revint pas. Je posai ensuite entre mes sponsors, le patron du leader de l'informatique et celui de la marque d'un célèbre anti-sommeil, qui espéraient, grâce à ma douzième victoire, due en partie au matériel de

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détection satellite dernier cri dont la joliette était équipée, doubler leurs ventes d'ordinateurs et de café. J'avais été gratifié de dix kilos de café moulu, dont je devais faire la promotion lors de mes interviews en buvant une tasse fumante devant la webcam filmant le carré en permanence ou en laissant traîner un paquet de la marque en arrière-plan. Je croisai des stars du show-biz, qui ne participaient pas à la course mais venaient juste se soûler au champagne, fumer des cigares, et se faire paparazzer de près dans des positions et des tenues incongrues. Tout ceci afin de retrouver le lendemain leur photo dans le plus de journaux « people » possible, pour ensuite leur intenter un procès et se faire publicité et argent facile. Les magazines finiraient dans les salles d'attentes de proctologues, finalement à leur place. Alors que je vidais discrètement pour la énième fois ma flûte de champagne par dessus bord – après tout, les poissons aussi ont le droit de faire la fête – Sofia me rejoignit sur le pont. Sa coiffure gîtait dangereusement malgré une mer d'huile. Elle aussi venait nourrir les poissons, bien que d'une autre manière. Se penchant au dessus du bastingage à tel point que je crus qu'elle allait tomber à l'eau, elle fut secouée d'un spasme et vomit en un long jet à travers sa chevelure qui avait maintenant fait naufrage alcool, petits fours à peine mâchés et caviar dont elle s'était gavée toute la soirée. Les poissons allaient se régaler ! Puis elle s'affala sur elle-même comme une méduse sur la plage, molle et gluante, se cassant un talon et déchirant sa robe de soirée.

− Bordel ! J'ai dû manger un truc pas frais ! Sofia avait perdu son accent russe en même temps que sa dignité dans les morceaux de vomi accrochés à la serpillière rousse trempée d'alcool qui pendait maintenant sur ses joues d'une pâleur lunaire. S'apercevant de ma présence, elle me lança en tentant de se relever :

− Ah, t'es là, bébé, c'est où, ta piaule, si tu veux on peut... Distinguant les petits grains noirs accrochés dans sa chevelure emmêlée et l'odeur de vodka et de champagne qui émanait de sa personne, je tournai les talons et m'enfuis dans la coursive, sans attendre la fin de sa proposition. La call-girl n'eut pas le temps de terminer sa phrase que je l'entendis vomir de nouveau. Je ne me retournai pas vers la ni russe ni rousse et pris l'escalier qui menait à l'étage inférieur, vers les cabines, en passant par le petit salon.

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Là, des serveurs préparaient la fête officieuse, qui débutait une demi-heure plus tard, après le départ des paparazzis, reconduits en zodiac sur la terre ferme. Lors, la fête prendrait un tour plus intime, les invités descendraient goûter des plaisirs plus corsés, plus débridés. Je m'enfermai dans ma cabine, où je comptais bien rester pendant les agapes de mes adversaires. Je voulais revoir le parcours et il était déjà minuit trente. Huit heures de sommeil me feraient du bien. Les dernières avant longtemps... J'avais vu assez d'humains ce soir pour plusieurs mois. Si je pouvais appeler ainsi les échantillons invités à la fête. Je ne me sentais vraiment rien de commun avec eux. Mes adversaires monteraient le lendemain, vers midi trente, sur des bateaux qu'ils n'avaient pour la plupart quasiment jamais vus qu'en photo. Chaque année un voilier différent, toujours plus perfectionné. Tous les réglages ayant été effectués le matin par leurs teams. Ils seraient ainsi à l'heure, du moins pour les plus dégrisés, pour répondre aux questions des journaux de la mi-journée, et pour le départ retransmis en direct à treize heures trente. J'avais aussi mon équipe technique mais je tenais à m'assurer avec eux de la bonne santé de la joliette, de chaque drisse, chaque filin, chaque poulie du navire qui m'avait déjà fait gagner onze tours du monde. A huit heure trente, douché et rasé de près, je traversai donc le petit salon en sens inverse. Je louvoyai entre les corps emmêlés, à demi-nus, et faillis glisser sur le cadavre d'une bouteille de champagne qui roula dans un coin sans réveiller personne. La poudre blanche encore éparse sur la table basse témoignait, en plus du reste, de l'intensité de la fête. Le personnel préparait sur le pont supérieur un petit déjeuner gargantuesque pour les convives. Un serveur m'offrit un café et je taxai deux bananes, un croissant et une orange que je mangeai en route. Un zodiac dont le pilote ne m'adressa pas un mot pendant la traversée me ramena à terre et repartit en direction du yacht. C'était peut-être ça, son tour du monde à lui. Un mille jusqu'à un ponton et retour à son point de départ. À neuf heures je me trouvais donc sur le pont avec mon équipe technique, c'est à dire mon père, ma sœur et deux amis d'enfance, à armer mon navire.

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La joliette était un beau voilier à la coque en bois, de quinze mètres de long, soit la taille d'un bus adulte. La seule innovation que je consentis cette année, outre le matériel de guidage informatique qui avait encore évolué, fut l'enrobage de la coque d'une seconde peau, aussi lisse que celle d'un dauphin. Cette matière, un dérivé pétrochimique dont je n'avais pas saisi le nom, créée au début du siècle pour fabriquer une supercombi, fut refusée dans les compétitions de natation de l'époque, car elle permettait une meilleure pénétration et moins de frottement dans l'eau, donc améliorait de façon spectaculaire la vitesse des nageurs qui la portaient, au détriment des autres. La combinaison géante allait à la joliette comme un gant, épousant harmonieusement ses courbes parfaites. Julia remplit la cambuse pour un voyage de plusieurs mois tandis que je vérifiais, sous les derniers conseils de mon père, accastillage et gréement. Comme prévu, mes adversaires parurent à la mi-journée, ramenés à terre par le tourdumondiste muet, passèrent au maquillage pour enlever les signes de leur nuit de débauche et pérorèrent devant les caméras en attendant le départ. Quand vint mon tour d'être interviewé, les reporters vécurent un grand moment de solitude. Fidèle à ma réputation de cabochard, je ne descendis pas de la joliette, effectuant les derniers réglages sur le pont, le dos ostensiblement tourné vers le quai, insensible, comme frappé de surdité, aux appels répétés des journalistes, qui meublèrent à leur grand dam le temps d'antenne qui m'était imparti en résumant ma carrière, illustrant leurs propos de photos tirées de mon livre et de films de mes anciennes courses. Les caméras ne purent montrer en direct au monde entier que mon traditionnel ciré jaune. Le départ fut donné à l'heure, et comme prévu je pris vite une certaine avance sur la plupart de mes adversaires. La « peau » de la joliette fendait l'eau avec aisance. Tous les autres bateaux en étaient pourvus depuis quelques années déjà, ce qui ne m'avait pas empêché de les battre lors des précédentes courses. Mon père, pêcheur breton, m'avait très tôt confronté à la rudesse de l'Océan en m'emmenant dès mes cinq ans sur son bateau, l'Émilie, du prénom de ma mère, un chalutier de 800 tonneaux pour trente-cinq mètres. Bien entendu, à cet âge, il ne m'y emmenait que par mer presque plate, et avait trouvé un moyen simple et efficace de m'empêcher de sortir de la cabine, en m'y enfermant à clé. Ma mère n'aurait jamais permis qu'il risquât ma vie.

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Je frissonnais de plaisir et d'appréhension à chaque embrun qui venait mouiller la vitre comme si j'étais pris dans la plus grosse des tempêtes. Chaque vague qui soulevait le bateau me semblait plus grosse que la précédente. J'avais l'impression de voler. Mon cœur se décrochait, puis réintégrait mon corps au creux de la vague, battant à tout rompre en attendant la suivante. Et j'aimais ça ! De fait, mon père m'apprit tout ce qu'il savait : la pêche, d'abord, les filets qu'on descend, qu'on remonte, qu'on raccommode aussi, les zones poissonneuses, les récifs. Il m'enseigna la boussole, le compas, les constellations, les nœuds marins, le morse, le sémaphore, toutes ces langues oubliées à l'heure de l'informatique. Je devins très vite incollable en matière de nœuds de chaise, en demi-clef ou de jambe de chien. Il sortait chaque nuit à bord de l'Émilie, rentrant à l'heure de la criée. Les acheteurs, pour la plupart des restaurateurs du coin venus choisir de quoi agrémenter leur menu du jour, applaudissaient le retour de chaque chalutier. À l'époque où nous avions encore la possibilité de choisir le poisson. Pour ma mère, ma sœur et moi, le plus important était qu'il revînt, poisson ou pas. Tant de marins étaient restés en mer depuis des millénaires qu'existait ce métier. Mon père avait coutume de dire que chaque grain de sable était un microscopique fragment du squelette d'un pêcheur disparu en mer. Dès lors je me mis à préférer les plages de galets ! Je sais qu'il aurait voulu que je suive sa voie, que je reprenne l'Émilie. Aussi le réel sourire de fierté qu'il affichait lors de mes victoires était parfois accompagné d'une larme de regret qui roulait au bord de sa paupière, n'osant couler sur son visage buriné par la mer, creusé par le sel, qu'il essuyait vite d'un discret geste de son mouchoir. Je sais qu'il était fier de moi. Il ne me l'a jamais dit mais je le lisais dans ses yeux. Les différentes sommes d'argent gagnées lors de mes triomphes avaient en partie servi à moderniser l'Émilie, la rendant plus performante, ce qui l'avait profondément ému, et à offrir à maman une cuisine toute équipée, ce qui me valut le meilleur pain de viande de toute ma vie lors de ma course suivante. Je croisai au large de l'Espagne, porté par une bonne brise, des heures avant mes concurrents. Je descendis l'Atlantique sans problème jusqu'aux côtes de l'Afrique, poussé par un vent du Nord ne dépassant pas force 5, avec des vagues de

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deux à trois mètres de haut qui venaient se briser sur l'étrave de la joliette, que je sentais frémir de plaisir sous mes pieds. Quelques voiliers, victimes d'avaries, avaient abandonné avant même d'apercevoir les côtes portugaises. Je doublai les Anciennes Canaries, d'où n'émergeait plus des flots que le pic de Teide, reconnaissable de loin, sur ce qui subsistait de Tenerife. Des dix-huit îles et îlots qui composaient le Cap Vert n'en restait plus que cinq, dont Fogo, qu'un séisme avait arasée en 2025, engloutissant le pic Cano, d'une hauteur avoisinant jadis les 2800 mètres et maintenant réduite à l'état de colline. Les brusques montées du niveau des océans dues à la fonte de la banquise et aux nombreux et violents tsunamis du premier quart du siècle avaient totalement remodelé la face du monde. Presque tous les archipels dont l'altitude ne dépassait pas vingt mètres au-dessus du niveau de la mer avaient disparu en quelques jours, ainsi que des centaines de milliers d'îliens. De la Martinique et de la Guadeloupe ne restait plus que le volcan de la Soufrière, dont l'activité avait décuplé. Sur les continents, le résultat n'était pas meilleur : les côtes avaient été grignotées par l'eau. Leurs digues détruites, les polders submergés, la Belgique et les Pays-Bas avaient en presque totalité disparu, provoquant l'exode massif des survivants vers les pays frontaliers. La plupart des villes portuaires de France étaient en ruines ou sous les eaux, et la Méditerranée remontait désormais jusqu'en Avignon. La Camargue n'était plus qu'une légende, comme en son temps l'Atlantide. Disparus également le mont Saint Michel, l'île de Ré, Noirmoutier. La Corse avait perdu un quart de sa surface. Partout, les grandes cités touristiques n'étaient plus, les immeubles situés en front de mer s'étant effondrés comme des châteaux de cartes victimes d'un courant d'air, piégeant sous des tonnes de béton les riches et oisifs vieillards venus y couler leurs retraites jusque là dorées. La côte Atlantique était inhabitable. Vendée, Charente, Gironde avaient été submergées sous l'action de marées de plus en plus fortes, aux coefficients jamais atteints au siècle précédent. Avec la montée des eaux, beaucoup de courses avaient disparu : le Vendée Globe en était un exemple encore douloureux dans la mémoire des vieux skippers français. La Grande-Bretagne était redevenue une île, le tunnel sous la Manche n'ayant pas résisté. La Corée, Taïwan, les Philippines, le Japon, dont seul au milieu des eaux le Fuji-Yama crachait désormais ses boulets de lave à des kilomètres,

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n'existaient plus. Les normes antisismiques n'y avaient rien changé. De l'archipel des Salomon qui autrefois, du temps du père de mon père, pêcheur lui aussi, s'étendait sur plus de mille kilomètres et comportait dix grandes îles et un certain nombre d'îlots ne restait plus que Guadalcanal. La faille de San Andrea rouverte, la côte ouest des États-Unis, Los Angeles, San Francisco, une grande partie du Mexique, le Guatemala, le Salvador, le Nicaragua, le Costa Rica, Panama et le Chili appartenaient désormais à l'Histoire. Il en allait ainsi tout autour du globe. Cuba, Haïti, l'Indonésie avaient sombré sous les eaux et feraient la joie des archéologues du futur. L'activité humaine reprit peu à peu ses droits mais la population mondiale avait baissé de près d'un tiers. Des millions de réfugiés climatiques affluèrent aux frontières des pays les moins touchés, où d'immenses murs tentaient en vain de juguler cette immigration de masse. L'économie, la politique, l'industrie, la finance s'étant à la longue remises de leurs blessures, les loisirs réapparurent petit à petit : médias, culture, sports... C'est ainsi que, presque quarante ans plus tard, je faisais route à bord de la joliette, dans cette course ressuscitée autour du Nouveau Monde. La traversée de cette partie de l'Atlantique, du Sénégal au Brésil, se déroula sans problème, sous un vent clément. Au bout de vingt jours, le bras désormais unique du Christ-Roi surplombant les ruines de Rio de Janeiro m'invitait à poursuivre vers le sud. Au large de la Terre de Feu, j'essuyai ma première tempête, retrouvant avec plaisir les émotions éprouvées enfant sur l'Émilie, décuplées par la force de l'océan. J'avais appris à dompter ces sensations, même par gros temps. Je n'éprouvais aucune peur et mon tempérament me poussait à bien supporter la solitude de ce long périple qui n'en était qu'à son début. En vue du Horn, j'avais six jours d'avance sur mes premiers poursuivants, déjà quinze sur les derniers. Je devais me soumettre à trois ou quatre heures d'interviews par jour pour les télés du monde entier, répondre à des questions le plus souvent débiles, l'œil des webcams embarquées me rendant spectacle de télé-réalité à moi tout seul.

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Mon contrat stipulant également que je devais parler à la caméra tout au long de la journée, comme à confesse, je me pliai à cette règle avec plaisir, passant plusieurs heures à décrire l'océan, le métier de la voile, les marins, la solitude. Je parlais tout seul, en fin de compte, mais avec d'autant plus de plaisir et de malice que j'utilisai pour cela le breton, même les petites lignes du contrat que j'avais signé ne stipulant pas que je devais parler français. Je me délectais en pensant aux pauvres organisateurs, là-bas, sur la terre ferme, qui avaient dû se démener pour trouver des traducteurs d'urgence dès ma première interview, qui avait débuté par un sonore Ken avo pour se poursuivre dans ce qui était, après tout, la langue de mes ancêtres. Je contribuais ainsi à sa perpétuation. Alors que j'entamais la traversée de l'océan Pacifique survint un événement déterminant pour la suite de mon histoire : Au cours d'une interview pour une chaîne de télévision chinoise, leurs questions traduites en français, mes réponses traduites en français puis en chinois, ce qui donnait à certaines phrases retranscrites mot à mot une approximation comique, un choc sourd ébranla la joliette et me fit renverser mon café sur le bureau. Posant ma tasse, j'épongeai rapidement avec une serviette avant que le café n'abîme les cartes déroulées devant moi, fixées aux quatre angles par des conques de belle taille glanées lors de mes précédentes expéditions. Me précipitant vers l'écoutille, je fus déséquilibré par un brutal coup de gîte, accompagné d'un frottement sonore qui me fit craindre pour la coque de mon embarcation. Aucun récif n'était signalé à cet endroit par mes cartes ni par les données satellitaires. Normalement j'aurais dû entendre à l'avance le bruit des vagues sur les brisants, mais avec ces interviews à répétition mon attention avait été distraite. Une fois sur le pont, je restai interdit : dépassant maintenant la proue, un grand Rorqual, deux fois plus long que le bateau, intrigué par cet étrange animal, le prenant peut-être, à cause de sa texture, pour un baleineau égaré, l'avait d'abord poussé du museau, heureusement sans l'endommager, puis lui avait fait un long câlin. Je pensais la race éteinte depuis longtemps pour de multiples causes: leur chasse intensive, la pêche du krill, leur principale nourriture. La pollution sonore générée par le trafic maritime et les échos des sonars de sous-marins avaient participé à leur déclin, les empêchant de communiquer entre eux. Tous ces bruits parasites abîmaient l'ouïe sensible des cétacés et les désorientaient.

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C'était comme si vous essayiez d'appeler quelqu'un situé à l'autre bout d'un hall de gare un jour de départ en vacances. Vos appels se perdraient entre les cris des voyageurs, le grondement des trains, les klaxons des mini-voiturettes à bagages, les coups de sifflet des chefs de quai et les appels au micro. Nul n'avait vu un spécimen de baleine bleue depuis une bonne vingtaine d'années. Contemplant l'animal, je n'eus même pas le réflexe de retourner chercher ma caméra à bord. Je n'en aurais de toutes façons pas eu le temps : Sans réaction de la part de la joliette, le grand Rorqual la prit de vitesse et s'éloigna, ne me montrant plus que son dos luisant. - Bonsoir quand même ! Lançai-je au cétacé. L'animal émit un son doux et long, comme pour me répondre et sonda dans les eaux noires du Pacifique, offrant à mes yeux émerveillés son immense queue sur laquelle se reflétait la lune. Je restai un moment à contempler en vain l'Océan désert, espérant voir réapparaître le Léviathan. Je perçus l'odeur avant de voir la fumée et les flammes. Une odeur de matériel informatique de pointe qui brûle, en quelque sorte, et sentis avec la peur une brusque montée d'adrénaline m'envahir. Attrapant à la volée l'extincteur fixé à la base du mât, je me jetai dans la cabine. Il n'est rien de pire, tout marin vous le dira, que le feu à bord. Sauf peut-être une voie d'eau. Ou les deux combinés... La joliette commençait à se remplir d'une fumée noire qui gênait ma visibilité et m'extirpa une quinte de toux suivie d'une brutale nausée que j'eus bien du mal à réprimer. Avisant malgré cela les flammes, j'ôtai la goupille et dirigeai le jet de mousse à la base de celles-ci. Sous le « câlin » du Rorqual, ma tasse de café s'était à nouveau renversée, et le liquide, coulant cette fois sur mon ordinateur de bord, avait provoqué un court-circuit. Le clavier avait fondu, des flammèches avaient attaqué une pile de papiers puis s'étaient propagées aux rideaux entourant le hublot bâbord. Je réussis à éteindre le feu. L'ordinateur, noyé sous la mousse, grésilla une dernière fois et s'arrêta définitivement dans une gerbe d'étincelles. L'écran avait fondu sous la chaleur. Le clavier n'était plus qu'un amas coagulé sur lequel j'apercevais encore quelques touches, collées entre elles. D'une dernière pression sur l'extincteur, j'éteignis les flammes qui mangeaient les rideaux. Je n'en menais pas large.

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J'ouvris les hublots en grand et la fumée ne tarda pas à se dissiper, ne laissant plus persister dans la cabine que l'odeur âcre du plastique fondu. Le tout avait à peine duré quelques minutes. La joliette était désormais sourde, muette et aveugle. Me laissant lourdement tomber sur le plancher, j'évaluai la situation, pourtant peu enviable, et me mis à sourire, puis un rire nerveux que je ne pus juguler se transforma vite en fou-rire devant l'incongruité de la chose. La simple tasse de café d'un de mes sponsors avait réduit à néant l'équipement ultra perfectionné, valant quelques millions, d'un autre de mes financeurs, rendant à la joliette sa liberté ! L'incident avait néanmoins ses avantages. Au moins n'aurais-je plus à surveiller mon langage en permanence ni à me soucier de me planquer pour me curer le nez à la dérobée. J'allais également pouvoir arrêter de parler à tout bout de champ à des interlocuteurs invisibles à travers l’œil inquisiteur de la webcam. Et je me promis de désormais réserver la langue bretonne pour les jurons, du moins jusqu'à la fin de cette course, Manac'h Ruz1. Je parvins au bout de quelques instants à me calmer. La course n'était pas finie et je n'étais pas du genre à abandonner. Privé de repères technologiques, je sortis d'un coffre le cadeau que m'avait fait mon père pour mon quinzième anniversaire : un coffret contenant un antique sextant, un compas, une longue-vue télescopique et une boussole. Étrangement, malgré le désarroi dans lequel je me trouvais, ces quelques objets me redonnèrent espoir. Je continuai donc à diriger mon embarcation comme il me l'avait appris enfant, en me guidant aux étoiles. Heureusement, à part quelques nuages, le ciel était suffisamment dégagé. Au petit matin les nuages avaient grossi, prenant une inquiétante teinte grise, et le vent forcit d'un coup. Je carguai les voiles en conséquence, malgré la fatigue qui commençait à se faire sentir. Je ne savais pas quelle avance j'avais sur mes concurrents, mais j'étais sûr d'être encore en tête. Sans radio ni instruments de guidage, sans bulletins météo satellitaires en temps réel, je ne sus donc rien de ce qui se tramait et ne vis l'orage que quand il fut presque sur moi. Une pluie drue se mit à tomber, me trempant jusqu'aux os.

1 Moine Rouge (équivaut à « nom d'un chien »)

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L'orage se transforma bientôt en tempête, des vents de cinquante nœuds et des creux de plus en plus grands secouèrent la joliette dans tous les sens, et il me fallut toutes mes forces pour continuer à la diriger. J'avais déjà affronté des grains, mais là... Je ne sus pas non plus que se préparait un immense cyclone dans la zone que je traversais, ni que les organisateurs avaient annulé la course et rappelé les bateaux à terre. Quatre étaient manquants: le surfeur, deux des louveteaux aux dents longues qui se prenaient déjà pour des loups de mer et la joliette. Les autres concurrents avaient tous été récupérés, au grand soulagement de leurs sponsors, de leurs assureurs et des bataillons d'avocats qui tournaient autour de tout ce petit monde comme des mouettes autour d'un chalutier de retour de la pêche. Chaque vague était plus forte que la précédente et les éclairs zébrant le ciel d'encre n'annonçaient rien de bon. Au plus fort de l'ouragan, je me souvins des paroles de mon père, des années plus tôt, à quelques secondes du départ de ma course victorieuse en optimist :

− Aime ton bateau, il fait partie de toi. Si tu ne l'aimes pas, même si tu es le meilleur marin du monde, il te le rendra. Et respecte l'Océan. Sinon lui ne te rendra pas.

Cette fois-ci, debout sur le pont, les mains cramponnées à la barre, je perçus au dernier moment le son caractéristique de proches brisants. Je n'aperçus les statues de l'île de Pâques, à fleur d'eau, que quand je passai à quelques mètres d'elles. Je l'avais échappé belle. J'avais dérivé plus que prévu vers le nord. Mais à ce stade de la tempête je n'avais plus le contrôle de mon bateau et cherchais juste à ne pas prendre une vague de travers, qui m'aurait précipité dans les abîmes. Je luttais contre l'immensité, David armé d'une simple fronde contre un Goliath furieux d'avoir reçu une pierre dans l'œil. Puis tout s'accéléra. J'entendis claquer un cordage, puis un autre, évitai de justesse une poulie au bout de son filin, baissant d'instinct la tête tout en continuant de tenir le cap, mes doigts gourds crispés sur la barre. Dans un craquement sec, la bôme céda. J'affalai la voile à la hâte, surveillant le filin et sa poulie, qui pouvaient à tout moment me jeter à l'eau. À la faveur d'un ultime éclair, je vis le tourbillon se rapprocher de mon embarcation, à quelques milles seulement. J'eus à peine le temps de rentrer dans la cabine, de refermer l'écoutille et de me sangler à ma couchette. À ce stade, je ne pouvais plus que prier. La joliette, incontrôlable, drossée contre les vagues, gîta, roula, tangua, tournoyant

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de plus en plus vite, happée par le cyclone. L’océan tapait contre mon navire, le soulevait, le malmenant comme un enfant en colère jette son jouet par terre puis le piétine. Ma tête cogna rudement contre la paroi de ma couchette. Mes dernières pensées avant de sombrer – dans l'inconscience – furent : Pourquoi l'échelle de Beaufort ne comporte-t-elle que 17 barreaux ? Il m'a semblé en compter plus... J'émergeai au petit matin, une belle bosse sur le front. Mes muscles étaient endoloris et j'étais transi de froid. La joliette était couchée sur le flanc tribord. D'après le tangage, j'étais encore sur l'eau, mais la tempête avait cessé. Quelques vagues rentraient paresseusement par l'écoutille, dont le panneau avait été arraché et emporté, remplissant peu à peu la cabine. Je me détachai de ma couchette et tombai rudement dans une trentaine de centimètres d'eau. Du flanc bâbord, désormais au-dessus de ma tête, un rayon de soleil filtrait à travers une large déchirure de la coque, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison. Le ciel était bleu et, pour ce que j'en apercevais à travers la fissure, sans nuages. Le moteur était foutu, grillé par l'eau salée qui s'y était infiltrée. Montant sur le pont, je constatai, effaré, les dégâts subis par mon navire. Les filins arrachés pendaient mollement dans l'eau. La voile était déchirée de toutes parts, inutilisable. Je compris vite ce qui maintenait ma joliette dans cette position inconfortable : l'aile d'un petit avion de tourisme, un Cessna, était venue se planter, comme un esquimau sur son bâtonnet, sur ce qui restait du mât qui s'était brisé lors de la tempête, et faisait contrepoids, maintenant mon bateau penché presque à l'horizontale. C'était un véritable miracle que je sois encore en vie, et non englouti sous sept cent millions de km3 d'une eau à moins de dix degrés. J'avais une autre voile dans la joliette mais le mât de secours, arrimé sur toute la longueur du pont, s'était décroché, emporté par la fureur de l'ouragan. Il en était de même pour le radeau gonflable, pourtant solidement fixé par mes soins à la poupe, qui contenait un kit de soins, une balise GPS, deux pagaies, une torche électrique, cinq fusées de détresse ainsi que du matériel de pêche, lignes et hameçons. Mais sur l'océan, pour un temps redevenu pacifique, m'attendait un spectacle de désolation encore plus incroyable. Mon embarcation était

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entourée d'une quantité effarante de débris, pour la plupart composés de matière plastique. Des centaines de bouteilles et de bidons, des kilomètres de câbles électriques, emmêlés comme une immense pelote de laine avec laquelle aurait joué un chaton titanesque, une multitude de sacs de grands magasins flottaient à la surface au milieu d'autres immondices. Aussi loin que portât ma longue-vue, aucune terre à l'horizon. J'en déduisis que mon périple m'avait amené aux abords du mythique 7e continent, cette soupe aux bidons, immense nappe de déchets flottant au milieu du Pacifique. A l'aide d'une gaffe, j'attrapai un petit tonneau qui dérivait à quelques mètres et avait jadis dû contenir du détergent, et l'attirai à moi. Quand je voulus le saisir dans mes mains, il s'effrita comme une feuille morte et des dizaines de minuscules morceaux de plastique retombèrent dans l'eau glaciale. Je devais d'abord m'organiser pour survivre. Dans la cabine, le niveau de l'eau avait encore grimpé, alourdissant la joliette. Chaque vague la remplissait maintenant de plusieurs litres. Attrapant un seau en métal, je me mis fébrilement à écoper. Au bout de quelques heures, épuisé, j'avais réussi à vider la moitié de l'eau embarquée mais les vagues continuaient inlassablement de remplir mon bateau. Tant qu'il était dans cette inconfortable position, écoper ne servait à rien. Remontant sur le pont, je m'arc-boutai sur le bout d'aile et poussai de toutes mes forces sans arriver à le faire bouger d'un iota. Au milieu des débris de toutes sortes, j'aperçus qui flottait à quelques encablures de mon embarcation, le cube orange du radeau gonflable. Plein d'espoir, je retournai dans la cabine et enfilai ma combinaison de plongée. J'étais bon nageur, m'étant entraîné plus jeune avec Julia, et la distance jusqu'au radeau ne me paraissait pas très grande. C'était en outre l'unique solution pour me sortir de cette galère avant que ne sombre ma chère joliette. J'attachai à ma cheville mon couteau de pêche et me mis à l'eau. Au bout de quelques dizaines de brasses dans l'eau gelée, nageant au milieu de bouteilles, de grains de polystyrène, de ballons d'enfants à demi dégonflés, mes jambes furent soudain immobilisées. J'essayai de me dégager, mais plus je bougeais, plus je m'entortillais dans ce qui semblait être une bâche, de celles dont on protège les cultures. Buvant la tasse, suffoquant à moitié, je parvins néanmoins à saisir mon couteau et à trancher le long ruban de plastique. J'essayai de poursuivre mais ces

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efforts m'avaient épuisé et le radeau était toujours aussi loin. Me retournant vers la joliette, dont je ne m'étais éloigné que de quelques mètres, je rebroussai chemin, me débattant une nouvelle fois avec les débris de plastique, et finis par atteindre le bout de l'aile du Cessna, à laquelle je m'accrochai de toutes mes forces, le temps de retrouver mon souffle. Impossible de nager là-dedans. C'est alors que je vis l'aileron sortir de l'eau à une dizaine de mètres de moi. Et à en juger par la taille de la nageoire dorsale, le requin devait être énorme. Paniqué, je me hissai rapidement sur l'aile de l'avion et sautai sur la joliette, percutant la barre de plein fouet au niveau du sternum. Malgré la douleur lancinante qui montait dans ma poitrine, je m'y cramponnai avec l'énergie du désespoir pour ne pas retomber à l'eau. J'avais déjà goûté et apprécié la soupe d'aileron de requin, et je ne tenais vraiment pas à ce que la situation se trouvât inversée. Grand bien m'en prit : le squale, attiré par mes mouvements désordonnés dans cette soupe de plastique, venait voir ce qu'il y avait au menu. J'eus le temps de voir son museau carré sortir de l'eau, et heurter l'aile de l'avion juste à l'endroit où je me trouvais deux secondes auparavant. Cela eut un effet inattendu : sous la poussée du Grand Blanc, l'aile se dégagea du moignon du mât de la joliette, la libérant dans une secousse qui faillit me précipiter à la baille. Le bateau se redressa, retrouvant sa stabilité initiale, quille en dessous. Je n'en lâchai pas pour autant la barre, m'attendant à un nouvel assaut. Celui-ci eut lieu, mais le requin n'en avait plus après mon esquif. Se retournant, il ouvrit une gueule immense dans laquelle je pus compter six rangées de dents qui se refermèrent dans un craquement sec sur l'aile du petit avion, qui flottait maintenant près de mon embarcation. Le squale l'entraîna sous l'eau dans un tourbillon de bulles. M'attendant à une autre attaque, je me précipitai dans la cabine, dont plancher et plafond avaient retrouvé leur position normale. Terrifié, je vis une ombre passer au-dessus de moi et levai la tête. Tel un dauphin, le Grand Blanc avait sauté par-dessus la joliette, sans doute pour voir si un mets plus comestible pouvait lui servir de dessert. Je vis sa silhouette par l'écoutille, juste avant qu'il ne replonge. Je ne savais pas les requins capables de tels sauts et me crus victime d'une hallucination due à la fatigue, à la faim et au froid qui me faisait trembler de tous mes membres. À moins que ce ne fût la peur. Prêt à un nouvel assaut je me tapis dans la cabine, espérant que la coque résisterait à la pression de plusieurs kilos au centimètre carré exercée par

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les dents du monstre, mais rien ne vint. Au bout d'une demi-heure, grelottant, je passai la tête par l'écoutille. L'océan était redevenu calme. Le prédateur avait dû trouver une proie plus intéressante que ma coquille de noix. Peut-être se curait-il les dents avec les échardes de l'aile du petit avion plantées dans ses gencives. Ce sursaut d'humour me permit de masquer ma peur et de me ressaisir. Ôtant ma combi, je me rhabillai des rares habits encore secs que je pus trouver. Tiraillé par la faim, j'ouvris le placard de la cambuse. Désespéré, je dus jeter la plupart des victuailles, rendues immangeables par l'eau salée. Je fis l'inventaire de mes possessions et retrouvai des rations de survie, heureusement intactes, qui me nourriraient pour une dizaine de jours encore, quelques paquets de gâteaux plus très secs, des fruits et des boîtes de conserve. J'espérais encore être localisé et récupéré très vite. Je mis la main sur une torche électrique, il me restait un bidon d'eau douce, assez pour tenir deux semaines tout au plus en me rationnant. Ensuite je devrais me résoudre à boire de l'eau salée, en la filtrant avec un linge pour en ôter les débris de plastique et une partie du sel, ce qui signifiait une survie de quelques jours, une semaine au maximum. Mon stock de café flottait, la plupart des paquets éventrés, dans les quelques centimètres d'eau qui tapissaient encore le fond de la cabine. Ne buvant pas d'alcool, je n'avais jamais eu à expérimenter le café salé, et ce n'est pas aujourd'hui que cela allait commencer, n'en déplût à mon sponsor. Les instruments offerts par mon père me serviraient à me situer dans l'immensité de l'Océan mais la joliette ne pouvait plus avancer. Je réparai comme je pus la déchirure du flanc bâbord pour éviter d'autres surprises en cas de réveil de l'océan. Mais Poséidon me laissa tranquille. Je fis sécher au soleil tout ce qui avait pris l'eau, à commencer par la nourriture et mes cartes maritimes, et vidai le reste de l'eau qui alourdissait la joliette. Une semaine passa, voyant diminuer mes maigres provisions. Je passais mes journées sur le pont, guettant, l'œil vissé à ma longue-vue, la moindre fumée, la moindre voile, le moindre signe d'un bateau de sauvetage. En vain. Faisant le moins de remous possible pour ne pas attirer d'autres squales, je me remis à l'eau deux fois pour décoller de mon couteau les quelques bernacles accrochées à la coque de la joliette. Mais la dizaine de coquillages que je remontai de chaque plongée et gobai avec avidité ne

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suffit pas à apaiser ma faim. J'avais perdu dix kilos et une barbe énorme mangeait mes joues creuses. J'étais devenu un Robinson sans île. Le 7e Continent ! Foutaises ! La "Grande plaque de déchets du Pacifique", selon son autre nom, avait été découverte au début du vingt et unième siècle. La taille de ce monstre s'étendait en 2010 sur plus de trois millions de kilomètres carrés, soit un tiers de l'Europe. Dès la fin de la première décennie, les scientifiques avaient rendu leurs conclusions : il ne s'agissait pas d'un véritable continent sur lequel on pouvait se promener à pieds secs mais de microparticules de plastique impossibles à éliminer, à part en filtrant l'eau, moyen trop coûteux dont aucun pays ne voulut se charger. Ils avaient déjà bien assez à faire sur la terre ferme. Autour de moi dérivaient des cadavres de tortues marines, étouffées par des sacs qu'elles avaient pris pour des méduses en venant s’abriter, sous ce continent toxique, de la fureur des tempêtes et des courants. Je vis passer, entouré d'un linceul identique à celui qui avait failli causer ma mort lors de ma tentative de rallier à la nage le canot, le squelette d'un dauphin, pris lui aussi dans ce piège mortel. Je pensais à ma famille, qui devait se mourir d'angoisse en espérant mon retour, espoir qui s'amenuisait de jour en jour. Je voyais les larmes de ma mère et de ma sœur, la digne tristesse de mon père, masquée par son apparente rudesse de marin.

− Pas de larmes, disait-il quand un chalutier ne rentrait pas au port après une tempête, la mer est déjà assez salée comme cela.

Ensuite il s'enfermait dans un mutisme de plusieurs jours qui exprimait la peine qu'il ressentait d'avoir perdu des collègues, des amis. Ayant trouvé une cordelette, je fabriquai un hameçon avec un trombone, y attachai une clé anglaise en guise de lest et tentai une pêche miraculeuse qui ne ramena à la surface que des sacs plastique en décomposition. Ma ligne mesurait quatre mètres de long et j'avais entendu dire que le Continent faisait une trentaine de mètres de profondeur. C'était sans espoir. Mon sommeil fut perturbé par la vision de requins tournant autour de la joliette, en arrachant des morceaux, la transformant en peau de chagrin pas plus grosse que tous les débris qui l'entouraient. Un matin, j'eus une vision pour le moins cocasse : poussée par on ne sait quel facétieux courant, une colonne d'une trentaine de ces fameux canetons jaunes progressait dans ma direction. À la queue leu leu, comme s'ils suivaient leur maman, ils dépassèrent bientôt mon esquif. Je

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me tenais encore les côtes à force de rire, ce qui m'arracha quelques grimaces de douleur, quand ils se perdirent à l'horizon une heure plus tard. Les canards étaient eux aussi faits de matière plastique, et sans nul doute destinés à un usage que n'aurait pas renié la rousse russe croisée sur le yacht de la fête précédant le départ de la course. Dans la colonne flottaient d'ailleurs bon nombre d'ustensiles approchants, du genre de ceux qui distraient les bourgeoises esseulées au fond de leurs baignoires grandes comme des lacs, qui n'avaient plus rien en commun avec le volatile sus-cité, ni par leur couleur, ni par leur forme, outrageusement explicite. Au bout de deux semaines supplémentaires, épuisé, je revis la baleine, qui s'approchait lentement de la joliette. Craignant un nouveau câlin, je m'accrochai au mât de mon bateau, mais elle se contenta de m'observer, à fleur d'eau, de son œil énorme, avant de sonder dans un remous géant. La forme de sa queue, entaillée par endroits, me confirma qu'il s'agissait bien du Rorqual aperçu des semaines plus tôt. À court d'amis dans ce désert d'eau et de plastique, je décidai de lui trouver un nom au cas où elle revînt à nouveau. Moby me semblait fort approprié. J'espérais toujours l'apparition d'un cargo, d'un pétrolier ou d'une embarcation quelconque à laquelle j'aurais pu lancer un S.O.S. avec ma torche, mais rien ne vint. Le canot de sauvetage avait disparu depuis belle lurette, emporté par le courant. Le matin suivant, je fus réveillé par des cris stridents. À trois mètres de la joliette, perché sur les restes d'une planche de surf dans laquelle je vis nettement la découpe circulaire d'une mâchoire de requin, où restaient encore plantées quelques dents de belle taille, un pélican blanc m'observait, lissant ses plumes de son long bec. De temps en temps il plongeait la tête sous l'eau et en ramenait un poisson qu'il gobait goulûment, ou un fragment de plexiglas qu'il recrachait aussitôt, secouant la tête avec dégoût. Attrapant ce que j'avais sous la main, en l'occurrence la clé anglaise qui m'avait servi à lester mon fil de pêche improvisé, je visai le volatile. Mais j'étais tellement affaibli que je manquai ma cible, qui s'envola d'un battement d'ailes avec un cri moqueur, pour aller se poser une dizaine de mètres plus loin sur un débris d'enseigne de station service, et me regarda ensuite avec méfiance. Totalement épuisé par mon lancer raté, envahi par le désespoir, je sombrai dans un demi-sommeil sur le pont. J'allais mourir là, à des milliers de milles de toute terre habitée. Je sentais à peine la chaleur du

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soleil me réchauffer, m'imaginant dans mon délire empalé sur une broche, tournant lentement au-dessus d'un feu de plastique, pendant que requins, baleines et pélicans s'attablaient en cercle autour de moi, serviette autour du cou, attendant que je sois cuit à point. Ouvrant de temps en temps les yeux, je voyais dans le ciel les traînées blanches laissées par des avions de ligne, autant de preuves qu'ailleurs, la vie continuait. Ils étaient bien trop hauts pour que je puisse signaler ma présence. Et toujours aucune embarcation à l'horizon. Le Continent, situé vers 2010 entre Hawaii et la Californie, avait grossi en plus de cinquante ans de façon dramatique. Après la montée des eaux, la destruction des côtes et la disparition des îles du Pacifique, la vitesse des courants marins s'était accrue, formant un énorme vortex ramenant progressivement les déchets vers son centre. Les marins en parlaient encore comme d'une légende, ne voulant pas croire à son existence malgré des photos satellites de plus en plus alarmantes. J'en étais pourtant maintenant le témoin vivant, mais pour combien de temps encore ? Les pétroliers et porte-containers faisaient route au large de ce triangle des Bermudes géant aux abords duquel des vents de plus de plus de soixante-dix nœuds et des creux de vingt à trente mètres de hauteur formaient de véritables murs d'eau infranchissables. De plus, sous l'action des courants circulaires, la zone devint une énorme concentration de typhons. Pour le moment, grâce au ciel, la mer ne secouait pas trop la joliette. Je n'aurais pas, dans mon état, pu y faire grand chose. La zone dans laquelle je me trouvais, située en dehors des principales routes maritimes, était peu connue et n'intéressait personne. On l'avait purement et simplement oubliée. Et moi avec. En attendant la volonté politique et les financements nécessaires, l'île de plastique poursuivrait sa croissance. Barges, remorqueurs, porte-conteneurs ou vraquiers qui tentèrent malgré cela de forcer le passage, espérant gagner du temps, et ainsi de l'argent, sur leur itinéraire, finirent au fond des eaux, alimentant eux aussi en déchets divers le Continent d'immondices, qui à ce rythme, ferait la taille de l’Afrique avant la fin du siècle. Mes os auraient blanchi bien avant. Je fus réveillé par une pluie froide. J'avais perdu depuis longtemps toute notion du temps, ayant renoncé à compter les jours. Mais ce n'était pas de la pluie. Moby, que j'avais revue une ou deux fois, faisait face à la

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joliette, me montrant son flanc et son énorme gorge blanche, et expulsait à travers ses fanons une grosse quantité d'eau de mer dans ma direction.

− C'est bon, je suis réveillé, plus la peine de me cracher dessus! murmurai-je du peu de voix qui me restait.

J'avais la bouche sèche, et un feu ardent brûlait mes entrailles. Le fond du bidon contenait encore un centimètre d'eau douce, mais demain... Je m'assis, adossé au reste du mât, pour la contempler. Sa peau était grise et ridée au-dessus de la surface de l'eau, et d'un bleu profond en dessous. Elle s'approcha du bateau deux fois plus petit qu'elle jusqu'à le toucher et ouvrit sa gueule immense. Une langue énorme, qui devait bien peser dans les quatre tonnes et aurait fait pâlir d'envie ma mère devant ses fourneaux, ratissa l'intérieur de son énorme gorge blanche et en expulsa de minuscules crevettes par milliers, ainsi que quelques petits poissons, qui tombèrent en frétillant sur le pont de la joliette. Je courus chercher le seau que je remplis à moitié de cette manne inespérée.

− Merci, l'amie, criai-je du peu de voix qui me restait. Bon appétit à toi.

Moby me répondit d'un grognement bruyant qui me fit penser aux ronflements de mon père, puis s'éloigna du bateau avant de sonder, retrouvant instantanément sous l'eau sa couleur bleue, et de disparaître dans les profondeurs. Me précipitant vers la cambuse, je mis aussitôt cette pêche miraculeuse à frire dans une poêle, sur mon réchaud à gaz. Le seau ne contenait aucun résidu de plastique, preuve que Moby était allée pêcher loin du Continent. Grâce à ce repas, je pus reprendre des forces, ce qui ne régla pas pour autant le problème de l'eau potable mais me remonta le moral. Au matin le ciel était d'un noir d'encre et déversa une pluie d'eau douce sur ma tête. Déployant ma voile de secours sur le pont de la joliette, je pus récupérer un peu d'eau que je transférai dans le bidon, le remplissant au tiers, ce qui était déjà mieux que rien. La pluie cessa hélas au bout de quelques minutes. Mais je sus ma dernière heure proche quand je découvris, horrifié, l'origine de ce providentiel déluge : un autre cyclone avançait vers moi. De nouveau la mer s'agita violemment autour de la joliette. Une nouvelle ondée, d'un autre genre, celle-là, s'abattit soudain. Projetés par le tourbillon mortel qui progressait dans ma direction, tombèrent du ciel dans d'énormes gerbes d'eau, des dizaines de débris de toutes sortes : le cockpit en plexiglas d'un avion, le capot d'une voiture, un bout de lino d'une dizaine de mètres carrés, de grands rubans de cellophane, un pneu de tracteur, l'armature en PVC de ce qui avait dû

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être une porte-fenêtre et un panneau de signalisation sur lequel je pus lire les mots DEAD END, surmontés du dessin idoine. En d'autres circonstances j'aurais trouvé ça drôle, mais là, je n'avais plus le cœur à rire. Je rentrai vite à l'abri et calfeutrai l'écoutille du mieux que je pus. Les détonations provoquées par la pluie d'objets hétéroclites cessèrent aussi brusquement qu'elles avaient commencé mais la joliette était aspirée vers le maelstrom par un courant de plus en plus fort, poupe la première, et allait à nouveau subir ses effets dévastateurs. C'était la fin. C'est sûr, l'Océan furieux réussirait cette fois à briser ma frêle coquille de noix pour en extirper et avaler le cerneau sec et ridé que j'étais devenu. Soudain, un choc sourd immobilisa mon bateau, me projetant violemment au sol. Désorienté, je mis un moment à réaliser ce qui se passait. Comme mue par une volonté propre, la joliette fit du sur-place pendant quelques secondes, et je la sentis de nouveau bouger. Je crus qu'elle s'était retournée et fonçait proue la première vers le cyclone mais un coup d'œil à travers le hublot m'informa du contraire : la tornade était toujours derrière et je m'en éloignais doucement, en marche avant ! Intrigué, malgré le danger, j'ouvris le hublot et regardai autour de moi. Mon esquif filait à une trentaine de nœuds, comme tracté par une force invisible qui résistait au courant. Pensant qu'un remorqueur ou un quelconque bateau de sauvetage en mer m'avait finalement retrouvé, je me ruai vers l'écoutille dont je fis sauter le panneau de fortune. Une surprise de taille m'attendait. Toujours fixé à la proue de la joliette, le filin dont la poulie avait failli m'assommer lors de la première tornade, tendu comme la corde d'un arc, pénétrait dans l'eau sous un angle de trente degrés. Avais-je été accroché par un sous-marin ? J'eus ma réponse quand, au bout de cinq minutes, la forme bleu-gris de Moby se glissa hors des vagues, soufflant par ses évents un geyser d'eau de neuf mètres de haut. Le Léviathan replongea aussitôt, tenant fermement dans sa mâchoire la poulie encore fixée à l'extrémité du câble. Moby nagea toute la journée, gardant une allure constante et reprenant régulièrement son souffle sans lâcher prise. Je ne savais pas où elle m'emmenait, mais elle m'éloignait du danger. Le soir venu, la tornade n'était plus qu'un mince trait au loin, scindant verticalement l'horizon en deux. Ce n'est qu'au matin suivant que je m'aperçus que la soupe dans laquelle nous progressions avait épaissi. Moby tractait la joliette depuis vingt-quatre heures sans s'arrêter et n'avait pas dévié de son cap d'un seul

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degré. J'avais eu tout le loisir de le vérifier avec ma boussole. Je mangeai mes derniers gâteaux, qui commençaient à moisir, et une de mes rations de survie. Les morceaux de plastique, résidus de la surconsommation insensée de la civilisation, désormais plus gros et plus nombreux, étaient écartés sur les côtés par l'étrave du navire ou se déchiraient dessus comme de vulgaires feuilles de papier. N'ayant rien d'autre à faire, à bout de forces, je m'écroulai tout habillé sur ma couchette et dormis tout mon soûl. Quand je me réveillai, le soleil était haut dans le ciel. J'avais dormi plus de vingt-quatre heures d'un sommeil sans rêves mais ne me sentais pas reposé pour autant. La joliette filait toujours mais sa vitesse avait décru. Moby progressait maintenant dans une mer de plastique devenue presque solide, louvoyant entre des blocs de plus en plus gros. Nous croisâmes des façades éventrées de mobile-homes imbriquées comme les pièces d'un puzzle géant dans des toitures ondulées envahies d'algues brunes où se déplaçaient de petits crabes à la recherche de nourriture. Des coques de voiliers aux flancs déchirés témoignaient de la violence de leurs combats perdus contre les éléments. J'appelai de toutes mes forces mais nulle âme ne me répondit à bord de ces mausolées démâtés, définitivement silencieux. Un petit avion, dont seul l'arrière émergeait de l'eau, pointait vers le ciel comme un doigt accusateur sa queue, amputée de ses ailerons, sur laquelle quelques lettres attestant encore de son identité commençaient à s'effacer. D'autres familles que la mienne, à terre, devaient attendre un retour qui n'aurait jamais lieu. Un mari, un frère, un fils. Moby, visiblement, m'entraînait vers le centre du « Continent ». En tout cas elle m'avait éloigné du danger de plusieurs centaines de milles, ce dont je ne la remercierais jamais assez. Si je trouvais un jour un moyen de lui rendre la pareille, ce qui me semblait fort peu probable. Dans la soirée, la joliette s'arrêta enfin. Le Rorqual avait lâché le filin, devant l'impossibilité d'aller plus avant dans ces débris maintenant solides, fondus les uns aux autres en plateformes de plusieurs dizaines de mètres carrés chacune. Des pélicans et quelques mouettes s'en servaient d'aires d'atterrissage, et sans doute également de lieu de nidification. Prudemment, je descendis de la joliette pour tester la stabilité de ce nouvel environnement. La plaque, amalgame de divers objets de plastique fondus les uns dans les autres, aux mille couleurs entremêlées, était grande comme un terrain de basket. Elle résista à mon faible poids. J'éprouvai sa solidité du bout du pied, puis sautai carrément dessus à

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pieds joints, sans qu'elle ne craquât ni ne s'enfonçât d'un pouce. Elle devait faire plusieurs centimètres d'épaisseur, plusieurs mètres peut-être. Elle était à peine séparée de la suivante par un isthme d'eau salée de la longueur de mon avant bras, qui clapotait doucement. Le terrain n'était pas plat : De tous côtés dépassaient divers objets pris dans la masse. Ici une porte, plantée en biais dans le sol, ne s'ouvrirait plus jamais. Là une paire de skis de fond dessinait le V de la victoire près d'une boîte aux lettres d'un jaune pisseux qu'aucun courrier ne remplirait plus. Plus loin, une dizaine de tubes de PVC, de hauteurs différentes, attachés ensemble, sans doute échappés d'un conteneur qui n'était jamais arrivé à destination, faisaient un orgue dans lequel le vent, en s'engouffrant, me jouait une mélodie surnaturelle. M'éloignant un peu plus de la joliette, je vis l'extrémité d'une échelle en alu dont ne dépassaient que trois barreaux, le reste s'enfonçant dans le continent solidifié. A quelques mètres, une mouette me regardait, perchée sur le pied unique d'un clown de fast-food planté à l'envers, la tête et les épaules figées pour l'éternité dans la croûte de plastique. Elle s'envola à mon approche d'un grand battement d'ailes, laissant échapper à mon intention un rire sadique. Partout, de grandes branches de bois flotté ornées de feuilles de cellophane mollement agitées par la brise étaient captives du sol, ce qui donnait à ce paysage d'apocalypse un semblant de vie. Prudent, je décidai de passer ma première nuit sur ce continent, désormais solide contrairement aux affirmations des scientifiques, sur ma joliette, seul endroit où je me sentais en sécurité. Je commencerais à explorer le coin le lendemain. Alors se poserait le problème de ma survie dans ce milieu hostile, à commencer par la nourriture. Je devais absolument, c'était devenu une question d'heures, trouver à manger. Il ne me restait plus qu'une boîte de rations de survie, et deux boîtes de conserve contenant des fruits au sirop. Maigre festin. Je m'affalai sur ma couchette en pleurant à chaudes larmes pour la première fois depuis des années, regrettant amèrement la cuisine de ma mère... J'aurais tout donné, en l'occurrence plus grand chose désormais, ma notoriété, mes coupes, mes médailles, même ce qui restait de ma chère joliette, contre la promesse d'un repas chaud, la sécurité d'un bon lit, la terre ferme sous mes pieds, et surtout la tendresse de mes proches. Une fois de plus, le sommeil m'offrit fuite et oubli. Je rêvai d'une langue de quatre tonnes cuisinée à la sauce madère.

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Un bruit d'explosion me réveilla en sursaut. Craignant une nouvelle pluie d'objets de bonne taille je sautai sur mes pieds et passai prudemment la tête par le hublot. Mes craintes s'évanouirent quand j'aperçus à dix mètres du bateau la grosse tête de Moby. D'une forte poussée, elle avait jailli à travers la croûte du Continent, faisant voler alentours des débris en tous genres. Une fois de plus elle expulsa des mètres cube d'eau salée et racla de sa langue l'intérieur de sa gorge, faisant jaillir crevettes et poissons qui tombèrent sur la banquise de plastique. Elle me regardait de son œil fixe, attendant peut-être un remerciement avant de s'en aller. Sa bouche fermée dessinait un sourire qui m'était sans doute adressé. Je ne sais pas ce qui me prit alors. Descendant de la joliette je m'avançai en courant vers le mastodonte, au mépris de tout danger, et l'insultai copieusement en breton, puis en français.

− Espèce de... ça te fait rire, hein, criai-je au Léviathan. T'aurais pu me ramener vers une terre au lieu de venir me perdre dans ce trou paumé ! Je vais crever ici, t'entends? Tu vas pas pouvoir me nourrir indéfiniment ! Je veux un steak, tu comprends ? Un bon gros steak, saloperie de monstre sans cervelle, je veux...

Je ne savais plus ce que je voulais, sinon me débarrasser de la boule de désespoir qui enflait en moi. J'étais maintenant tout contre elle, martelant sa tête de mes poings serrés à m'en faire mal aux mains, en pleurant comme un bébé. Jamais, dans aucune de mes courses, je ne m'étais senti si seul, si désemparé, si vulnérable. Moby n'eut pas plus de réaction que si une crevette s'était cognée contre son cuir épais. Peut-être sentit-elle ma colère, mon désespoir, peut-être pas. Son œil se referma et dans un soupir elle disparut sous l'eau par le trou qu'elle avait foré dans le plastique. Je me mis à crier en sanglotant :

− Attends, reviens... Pardon, je ne voulais pas... Ne me laisse pas, je t'en supplie ! Reviens !

Je m'écroulai sur le sol, vaincu par le remords, la fatigue, la solitude et la tristesse, au milieu des débris de plastique et des petits poissons qui frétillaient de moins en moins. Je me sentis tout à coup comme eux, privé d'oxygène, asphyxié. Je restai là un bon quart d'heure, à bredouiller :

− Pardon, reviens... Pardon ! Pitié ! Ne me laisse pas. Je n'ai que toi...

Je ne savais plus quoi dire, conscient de l'ingratitude dont je faisais preuve. Moby ne revint pas.

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Je retournai vers la joliette, maintenant coincée, ne pouvant plus ni avancer, ni reculer. Elle aussi faisait désormais partie de ce continent étrange, désert. Je remplis de nouveau mon seau et me fis à manger, mais les poissons, cette fois, n'avaient plus la même saveur. Je vomis d'ailleurs quelques minutes plus tard mon repas par le hublot, repensant à la méduse de la fête. Peut-être se sentait-elle ce soir-là dans l'état qui était à présent le mien, alcool en plus. Désemparée, rongée par la solitude d'un monde qui lui était hostile. Une autre pluie me permit de recueillir un peu d'eau douce. Pendant plusieurs jours je vécus en somnambule, en automate, ayant perdu la notion du temps. Un après-midi, j'aperçus une silhouette à l'horizon. Je courus vers elle en criant, mais quand j'arrivai à l'endroit où elle aurait dû se trouver, je ne vis qu'un trou d'eau entre deux plaques. Je mis cette vision sur le coup de ma folie grandissante. J'allais refaire, penaud, le chemin inverse quand je revis la forme plus loin sur ma gauche. Essoufflé, je m'y dirigeai en titubant. Mon père m'avait parlé des lamantins, cette race désormais éteinte, que les pêcheurs de jadis prenaient pour des sirènes, ces monstres mythiques, à cause de leur aspect et de leur faciès vaguement humains. La forme disparut à nouveau. Cette fois, je l'avais vue plonger, distinguant nettement ses bras et ses jambes. Elle reparut ailleurs au bout de quelques secondes, se jouant de moi. Las, je retournai à mon point de départ. Je n'avais pas le cœur à jouer. Ni la force. Mon escapade avait duré une bonne heure, et ce n'est qu'en arrivant à une centaine de mètres de la joliette que je vis le feu, et la silhouette accroupie à côté. Prudent, je saisis un bout de bois flotté pour me servir d'arme le cas échéant. Le vent apporta à mes narines une odeur que je reconnus aussitôt. De la volaille en train de cuire ! Affamé et oubliant ma méfiance, je m'approchai plus près. Un homme à la peau gris-bleu attisait un feu de bois sur une plaque de métal. Il était vêtu d'une simple conque accrochée autour de son cou, et d'une ceinture d'algues séchées qui ne dissimulait rien de ses parties génitales. Et ses oreilles... Trois entailles verticales de chaque côté de sa tête palpitaient régulièrement, lui conférant un faux air de squale. Un mutant ! De plus en plus stupéfait, je découvris une nageoire dorsale saillant entre ses omoplates.

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− Tu ramené bois, dit-il sans me regarder, dans un français approximatif. Très bon. Asseoir-toi, repas bientôt prêt.

− Qui es-tu ? demandai-je. Eh, qu'est-ce que tu... Mon bateau ! Je m'aperçus soudain que les planches qui brûlaient dans l'âtre provenaient du flanc de la coque de la joliette, dont il avait agrandi la déchirure, et que la plaque de métal était celle qui m'avait servi à réparer l'écoutille, qu'il avait disposée sur deux rondins pour l'isoler du sol. Il remit sur le feu une poignée d'algues sèches qui se mirent à crépiter.

− Moi Nohé. Baleine prévenu moi toi arrivé sur île. Ton bateau plus nager. Juste abri à toi maintenant. Manger. Questions après.

− Qu'est-ce que c'est ? demandai-je à l'homme en montrant l'oiseau qui rôtissait sur une broche artisanale.

− Cormoran. Noël aujourd'hui. Toi oublié ? Pas dinde ici ! Il souffla dans sa conque et en moins de cinq minutes j'entendis une galopade et des rires derrière moi. Deux enfants, un garçon d'une douzaine d'années et une fille plus âgée, à en juger par sa poitrine, aussi nus que Nohé, accouraient en riant. Le garçon traînait derrière lui les restes d'un sapin artificiel auquel manquait quelques branches. La peau des enfants était d'un bleu d'azur, leurs yeux pétillaient de malice et leurs ouïes palpitaient à toute allure, sans doute d'excitation. Eux aussi possédaient une nageoire dorsale, comme celle dont était pourvu Nohé, mais moins développées.

− Tom et Tam. Eux farceurs. Enfants de moi. Attirer toi loin pendant viande cuire ! Pas souvent visiteurs. Faire toi surprise.

La fille s'approcha du trou foré par Moby et y plongea avec grâce. Le garçon vint vers moi, scruta ma peau, regarda longuement mes vêtements, mes oreilles, et rit à nouveau. Puis il planta le sapin devant la joliette, dans une fissure du sol.

− Tom, dire bonjour à... quoi ton nom ? − Yann, répondis-je, encore sous le coup de la stupeur. − Dire bonjour à Yan. Yan asseoir. − Bonjour Yan, dit le garçon, qui me tira par la main en s'asseyant,

m'incitant à l'imiter, ce que je fis. − Bonjour, Tom, répondis-je, intimidé.

Nohé retira le volatile de sa broche et le mit à refroidir sur un côté de la plaque. Il me prit la branche des mains et la jeta dans le feu.

− Ça pas besoin. Nous amis. Toi ami ? − Oui, moi ami, le rassurai-je.

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Tam refit surface dans un remous au bout d'une dizaine de minutes, nullement essoufflée, des chapelets d'algues rouges et brunes enroulées autour de son cou et une étoile de mer à la main. Elle disposa les algues sur le sapin de plastique comme des guirlandes et accrocha tant bien que mal l'étoile en haut de celui-ci. Puis elle vint vers moi et me détailla, comme Tom un peu plus tôt, s'attardant surtout en riant sur mes oreilles, les tirants avec douceur.

− Bonjour, moi Tam ! − Bonjour, Tam. Je m'appelle Yann. − Yan, Yan, Yan, chantonna t'elle gaiement en s'asseyant de l'autre

côté du feu. − Oiseau cuit, manger maintenant, la coupa Nohé, qui en distribua

une part à chacun. Bon Noël, Yan ! − Joyeux Noël à vous, répondis-je aussitôt, comme si tout cela était

le repas le plus naturel du monde. Le cormoran était cuit à point et délicieux. Ma faim et mon désespoir n'étaient déjà plus qu'un mauvais et lointain souvenir. Une fois le festin terminé, je grimpai dans la joliette et allai chercher une de mes dernières boîtes, qui contenait des tranches d'ananas que je partageai en quatre. Ensuite je fis passer la boîte et chacun but un peu du jus qui restait au fond. Sur leurs visages se lisait un plaisir évident.

− Bon, ça ! dit Nohé. Jamais mangé. − Ananas, répondis-je, ce qui fit rire tout le monde.

Ils s'entraînèrent à chantonner le mot avec un plaisir évident puis s'allongèrent autour de l'âtre.

− Qu'... commençai-je. − Chut ! Réponses demain. Maintenant dormir.

Tom et Tam se chamaillèrent encore un peu, chuchotant et rigolant en me montrant du doigt, et nous nous endormîmes près du feu, que Nohé entretint pendant la nuit. Le lendemain et les jours qui suivirent, il me raconta, avec ses mots à lui, simples mais imagés, leur histoire : Après la fonte de la banquise, les glaciers disparurent à leur tour, asséchant les principaux fleuves et occasionnant la surchauffe et l'explosion de nombreux réacteurs nucléaires autour du monde. Il y eut des millions de morts supplémentaires, des pays entiers contaminés par la radioactivité. Je connaissais déjà cette partie de l'histoire, ayant été bourré de cachets d'iode à tous les repas depuis ma plus tendre enfance.

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Cancers et mutations se multiplièrent. Les femmes donnaient naissance à des enfants mort-nés ou difformes, pour la plupart non viables au-delà de quelques semaines. Cependant, certaines des femmes qui accouchèrent dans les régions maritimes mirent au monde des nouveau-nés présentant tous la même mutation génétique : une peau bleue, qu'on prit d'abord pour un signe d'asphyxie, une crête dorsale, des ouïes à la place des oreilles et pour certains les doigts des mains ou des pieds reliés entre eux par une fine membrane de peau. Les premiers moururent très rapidement, jusqu'à ce que des chercheurs s'aperçoivent qu'en plongeant les bébés dans une solution saline dont la composition était proche de celle de l'océan pendant leur première semaine de vie, le temps que leurs branchies arrivent à maturation, ils survivaient dans les deux milieux : l'eau et l'air. Ces bébés amphibies furent retirés à leurs parents et élevés dans des cliniques spéciales, véritables labos génétiques construits en pleine mer.

− Papa de moi prison dans bassin vingt ans, poursuivit Nohé. Maman de moi docteur de papa.

La mère du garçon, compris-je, travaillait dans un de ces labos en tant que bio généticienne spécialisée dans l'étude des créatures amphibies. Son père, depuis cinq ans, était son principal sujet d'étude. Mais leur union n'était absolument pas prévue dans les dites études de la scientifique. Elle accoucha de nuit dans le bassin où vivait son amant. Nohé naquit donc dans le secret, et passa inaperçu, au milieu d'une trentaine d'autres « spécimens ». Le jour où, pour des raisons budgétaires, les membres du Gouvernement voulurent mettre fin au projet « Atlantes », comme ils avaient nommé l'expérience entamée vint-cinq ans auparavant, et faire disparaître les « cobayes » avant que l'opinion publique ne soit mise au courant de ces recherches frisant l'illégalité d'un point de vue éthique, la mère de Nohé, alors âgé de quatre ans, décida de les faire évader. Une nuit, munie de son passe magnétique, elle entra dans le labo, en assomma le gardien et ouvrit les deux bassins, situés à une dizaine de kilomètres au large des côtes, dont elle avait la charge. Elle n'eut ensuite d'autre choix que de s'enfuir avec eux. Connaissant l'existence du Continent de plastique, elle les y guida, sachant que personne n'irait les retrouver dans ce no man's land situé au beau milieu du Pacifique. Les adultes s'y rendirent à la nage, suivant le bateau sur lequel elle avait fait monter la trentaine d'enfants, dont le sien, qui

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n'avaient pas encore la force nécessaire pour accomplir un tel périple en plein Océan. C'est ainsi que les « Atlantes » débarquèrent, sains, saufs et libres, sur ce territoire vierge où ils s'acclimatèrent parfaitement. Contrairement aux antiques prévisions des savants, sous les propriétés de certaines matières thermodurcissables, la composition des divers plastiques s'étant stabilisée, le centre du vortex, le cœur du septième Continent s'était épaissi et sa surface s'était étendue. C'est donc à pieds secs qu'ils y débarquèrent. Le monde les oublia et le projet du Gouvernement, qui ne prit même pas la peine de les rechercher, ne fut jamais révélé au grand jour. Pour leurs dirigeants, les Atlantes n'avaient de toute façon pas d'existence légale.

− Mère à moi morte heureuse cinq ans d'aujourd'hui, rajouta Nohé, des larmes dans les yeux. Père toujours vivant. Maintenant moi beaux enfants, dit-il avec une fierté non feinte, en se tapant la poitrine et en montrant Tom et Tam.

Les jours suivants, il m'entraîna à une vingtaine de kilomètres de la joliette et me présenta le reste de sa « famille », son père d'abord, puis les autres évadés des bassins et leurs enfants nés depuis, dont le nombre atteignait maintenant une bonne centaine d'individus présentant tous les mêmes particularités génétiques. Tous m'étreignirent dans leurs bras puissants comme si j'étais déjà des leurs et je laissai tous les enfants toucher mes oreilles comme Tom et Tam l'avaient fait le premier jour, jusqu'à ce que Nohé y mette un terme d'un grand sifflement de sa conque. Ils avaient construit sur le continent de petites cahutes avec des restes de cabines de camions ou de camping-cars, mais vivaient sous l'eau la moitié de leur temps, remontant à la surface pour dormir. Je pus plonger avec eux à maintes reprises et découvrir leur territoire sous-marin, richement décoré de tous les débris rejetés à la mer par l'homme depuis des années. Je partageai leurs jeux de poursuite, leurs parties de pêche. Bien entendu je devais remonter à la surface beaucoup plus souvent qu'eux.

− Pas peur, m'avait dit Nohé lors de ma première plongée, voyant mon évidente appréhension. Requins jamais venir ici. Poissons trop petits pour requins. Mais pas pour famille, poursuivit-il en riant.

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Ils attrapaient au filet ou à l'arc les goélands, mouettes ou cormorans qui les survolaient mais se nourrissaient presque exclusivement de poissons, de coquillages et d'algues. Nohé me conduisit également au bord de la « tombe » de sa mère, grand trou d'eau au milieu du Continent, dans lequel les Atlantes immergeaient leurs morts. À ma grande surprise, je revis Moby, qui rendait visite à leur clan environ deux fois par mois. Elle n'avait pas l'air de m'en vouloir et me salua en m'aspergeant copieusement. Les Atlantes m'aidèrent ensuite à désosser entièrement mon bateau et à en emporter tous les morceaux récupérables vers leur village, où ils me construisirent une cabane. J'accrochai au-dessus de ma porte d'entrée la planche sur laquelle était peint le nom de la joliette. Sa peau nous sert à récupérer l'eau douce qui tombe fréquemment du ciel, en plus grande quantité qu'avec les simples seaux dont les Atlantes se servaient d'habitude. J'offris à Nohé mon coffret et lui appris à se servir du sextant et de la boussole. Je donnai à Tom ma longue-vue, ce qui lui tira des cris de joie. J'avais trouvé une nouvelle famille, et eux un nouveau fils. C'était il y a huit ans. Le père de Nohé est mort une nuit d'été, paisiblement, dans son sommeil, le sourire aux lèvres. Nous l'avons rendu à l'Océan en célébrant son nom. Sans larmes. L'Océan est déjà assez salé comme cela ! Je repense souvent avec nostalgie à mes parents et à ma chère sœur Julia, qui ont dû apprendre à continuer de vivre malgré mon absence. Des fois j'aimerais qu'ils sachent que je vais bien. J'espère du fond de mon cœur qu'ils s'en doutent et qu'ils sont heureux. Mon père doit être à la retraite, ma mère continue certainement à lui cuisiner de bons petits plats, et ma sœur doit maintenant entraîner de futures championnes de natation. Qu'il en soit ainsi. J'ai depuis longtemps abandonné mes vêtements. Et bien d'autres habitudes. Tam m'a offert il y a cinq ans deux beaux enfants, Tara et Mara, des jumelles, belles comme leur mère, pourvues des yeux de leur père, du rire malicieux de leur oncle, Tom, dont la compagne attend elle aussi un bébé pour l'été prochain. Qu'elles soient heureuses est tout ce qui m'importe à présent.

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Frédéric Gaillard Chirographum vitae Guitartiste-chansonniais mondialement inconnu, Frédéric Gaillard est menteur-compositeur-interprète de purs chefs-d’œuvre, comme « Au nom du Quick » ou «La fabuleuse aventure de Toto le spermato". Écriturier à ses heurts perdus, il aime l'humour noir et sans sucre. Comme il a l'imaginaire qui le démange, il se gratte jusqu'au sang. Selon un critique lu sur le web, il écrirait sans l'aide de l'hémisphère gauche de son cerveau, siège de la raison et de la conscience analytique… Depuis plusieurs années, des dizaines d'histoires ont suinté des fissures de son crâne ébréché. Des cinquante qu’il a pu rattraper, il a fixé la quintessence sur des feuilles de papier. Le reste s'est envolé, pris par le vent mauvais. Lentement mais sûrement ses créations s'animent, golems d'encre et de papyrus. Elles commencent à mener leur vie propre, et n'ont qu'un but : s'immiscer, s'insinuer dans vos esprits avides d'histoires. Et y rester… Né à Valence en 1967, il est marié et père de trois enfants. Eduquatreur de formation, il exerce la profession de meilleur de nuit dans un foyer de cent zarbis. Publications − "Que d'eau" dans le fanzine Eclats de rêves n°6, 2005 − "Genèse", dans le recueil "Embouteillages", 2008 − "Secticide" dans un numéro spécial zombies d'Horrifique, fanzine canadien,

2008 − "Des souris dans le fromage", aux éditions Eons dans Lunatique n°77, 2008 − "Le sens de la vie", dans le recueil " Renaissance" aux éditions Joseph Ouaknine,

2008 − "Le sourire du Croquemitaine" dans le recueil "Ils furent heureux" aux Editions

du Bord du Lot, 2010 − "Un sang d’encre" dans le fanzine canadien Nocturne – les charmes de l’effroi

n°1, 2011 − "Le reflet du désir" dans le recueil "Mortel Delirium" aux éditions Bigbang,

2011 − " Loup, y es-tu ? " dans le recueil « Amour Bleu Circulaire » aux éditions

Nouvelles Paroles, 2011 − "Here I stand and face the rain" dans le fanzine canadien Nocturne – les

charmes de l’effroi n°2, 2011

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− “Dans les cheveux de la sorcière » dans le recueil « L »antre des sorciers » aux éditions Rivière Blanche, 2012

− « Forêveur » dans le fanzine « Les hésitations d’une mouche » n°63, décembre 2012

− « De bons produits », interprétée sur scène par la Compagnie Tous Azimuts (Roubaix) – 2012 (captation sur DVD)

À paraître − « Bella donna » dans la revue « L’encrier renversé », été 2013 − « Le Diable et la diva » dans le fanzine Noctur ne, les charmes de l’effroi n°3,

2013 − « La faim du monde » dans un recueil aux éditions Zonaires, 2013 − « Un sang d’encre » dans le magazine Lanfeust mag, 2013 − « Mimétisme » dans le magazine Géante rouge, 2013 − « Six gouttes de ciguë » dans le fanzine Moshi Moshi, 2013

Nouvelles primées − « Le reflet du désir » prix du concours de la revue « Les serviteurs d’Apollon »,

2008 − "Genèse", 2e prix de la nouvelle du lycée J.Monnet, à Blanquefort (Gironde),

2008 − "Forêveur", troisième prix du concours Plumes d'Azur, Carqueiranne, 2011 – 9e

du concours de l’APCF, Dijon, 2012 − "Vivre enfin", premier prix de la nouvelle fantastique de Montrouge, 2011 − "Péché d'argile", prix Michel Raimbaud, Chateau d'Olonne, 2011

− « Vente, vent… » prix d’encouragement, Sathonay-Camp, 2011

− « L’homme de ma nuit » prix Rollinat, Argenton sur Creuse, 2012

− « Dans les cheveux de la sorcière », 12e du concours de la ville de Chalabre, 2012

− « Mimétisme », accessit au prix Alain le Bussy, 2012

− « Un doux besoin d’Ellébore » 7e du concours de l »UERA, 2012

− « De bons produits », lautéat du concours de la Compagnie Tous Azimuts, Roubaix, 2012

Son blog “Des mots, du vent, des cordes et du papier” : http://vieufou.sosblog.fr Contact [email protected]