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Table ronde © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Archives de Pédiatrie 2013;20:11-12 11 La pédiatrie face aux évolutions sociologiques *Auteur correspondant. e-mail : [email protected] L a multiplication des écrans dans les espaces familiaux est un constat banal. Le rôle de la présence des écrans sur les enfants de moins de 2 ans est plus surprenant. Dès le plus jeune âge et parfois avant 2 ans ils « passent parfois leur vie devant télévision, tablettes numériques, ordinateurs, smart- phones, etc. ». C’est « un bébé de 15 mois qui fait défiler ses vacances corses sur le smartphone de sa mère » [1]. À l’instar de l’Académie Américaine de Pédiatrie (AAP) [2], il paraît important de connaître l’état des lieux sur ce « phénomène nouveau », de faire le point sur les principales conséquences connues du contact précoce des écrans, et de proposer des recommandations . 1. L’état des lieux Aux États-Unis, 14 % des enfants de moins de 24 mois passent plus de 2 h quotidiennement devant un écran. À cet âge 1 nour- risson sur 3 a un poste de télévision dans sa chambre. Le temps devant les écrans est corrélé au faible niveau écono- mique, à l’isolement du parent, au faible niveau d’études. Les mêmes tendances sont constatées en France, même si les études sont moins ciblées sur cet âge [3]. De plus, les jeunes enfants regardent dans 80 % du temps des programmes « tout public » et peu les émissions ciblées pour leur âge [4]. Des chaînes nord américaines destinées aux 6 mois-3 ans sont accessibles depuis 2007 en France (Baby Tv, Baby First). Leur diffusion reste limitée, après un avis défavorable, sans interdiction, du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel [3]. Les motivations parentales sont les mêmes ici et outre atlantique : activité sans danger alors que les parents sont occupés à autre chose (ménage, cuisine.), occupation cal- mante…, fond sonore, etc. Quelques parents attribuent à cet âge un intérêt éducatif. Très peu « co-visionnent » l’écran. Les écrans et en particulier la télévision fonctionnent parfois en perma- nence. La présence des enfants et en particulier des nourrissons ne modifie pas cette attitude. 2. Les conséquences Elles sont dans la plupart des cas considérées comme négatives à cet âge. Le lien entre temps de télévision et développement d’obésité est connu pour les enfants et adolescents. Il n’est pas étudié pour le moins de 2 ans, mais l’extrapolation est possible par le biais de l’habitude [4-6]. On évoque aussi les liens entre ces consommations précoces et l’hyperactivité, l’augmentation du stress, l’agitation et les violences agies [4]. Mais les cofacteurs sociaux sont oubliés par Desmurget et en particulier l’importance de l’association entre violence précoce agie et violence et maltraitance subies. L’usage intensif et précoce des écrans est associé à une augmen- tation des troubles du sommeil [2]. Plusieurs travaux ont trouvé aussi une corrélation entre retard de langage ou autre trouble du développement et temps passé devant la télévision. Des questions restent encore sans réponse, par exemple sur le terrain particulier social et psychologique des nourrissons qui sont laissés longtemps devant les écrans [2]. Enfin, les jeunes enfants sont de manière naïve des cibles pour les publicitaires : publicités directes [3,4] et indirectes : « Dès les premiers mois de l’enfance, intégrer ces médias et leurs immenses possibilités dans l’univers ordinaire du bébé fait de lui un usager et donc un consommateur précoce et sans doute durable de matériels et de contenus auxquels il a pris goût dès la poussette. Ils lui deviendront vite tellement indispensables qu’au fil des années, il considérera comme naturel d’en disposer en permanence » [3]. Une pondération pourrait être faite par la reconnaissance d’ef- fets positifs. L’AAP considère qu’on manque encore de preuve à cet âge. Olivier Houdé cité par S Des Déserts affirme que « Plus tôt on initie les enfants aux écrans, mieux ils les maîtriseront ». On manque de preuve scientifique qui inciterait à cette consom- mation précoce. Des études complémentaires sont attendues en France et aux États-Unis sur ce sujet [2,3]. 3. À la recherche de recommandations Plusieurs recommandations ont été publiées sans grande effica- cité. Le titre du travail de M Desmurget : « TV Lobotomie » compor- tait en lui-même une idée de recommandations radicales et peu applicables : 1) zéro télé quel que soit l’âge de l’enfant ; 2) pas de télévision dans la chambre à coucher, proscription de toute exposition audiovisuelle avant 6 ans ; 3) Si utilisation d’écran, limitation à 4 h par semaine pour écoliers et collégiens ; 4) limi- tation des temps de télévision pour les adultes [4]. Le bébé face aux écrans G. Picherot * , N. Vabres, J. Fleury Clinique Médicale Pédiatrique, CHU Nantes, 41 Rue Curie, 44000 Nantes, France

Le bébé face aux écrans

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Page 1: Le bébé face aux écrans

Table ronde

© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.Archives de Pédiatrie 2013;20:11-12

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La pédiatrie face aux évolutions sociologiques

*Auteur correspondant. e- mail : georges.picherot@chu- nantes.fr

La multiplication des écrans dans les espaces familiaux est un constat banal. Le rôle de la présence des écrans sur les enfants de moins de 2 ans est plus surprenant. Dès le plus

jeune âge et parfois avant 2  ans ils «  passent parfois leur vie devant télévision, tablettes numériques, ordinateurs, smart-phones, etc.  ». C’est  «  un bébé de 15 mois qui fait défiler ses vacances corses sur le smartphone de sa mère » [1].À l’instar de l’Académie Américaine de Pédiatrie (AAP) [2], il paraît important de connaître l’état des lieux sur ce «  phénomène nouveau  », de faire le point sur les principales conséquences connues du contact précoce des écrans, et de proposer des recommandations .

1. L’état des lieuxAux États- Unis, 14 % des enfants de moins de 24 mois passent plus de 2 h quotidiennement devant un écran. À cet âge 1 nour-risson sur 3 a un poste de télévision dans sa chambre.Le temps devant les écrans est corrélé au faible niveau écono-mique, à l’isolement du parent, au faible niveau d’études. Les mêmes tendances sont constatées en France, même si les études sont moins ciblées sur cet âge [3]. De plus, les jeunes enfants regardent dans 80 % du temps des programmes « tout public » et peu les émissions ciblées pour leur âge [4]. Des chaînes nord américaines destinées aux 6 mois- 3 ans sont accessibles depuis 2007 en France (Baby Tv, Baby First). Leur diffusion reste limitée, après un avis défavorable, sans interdiction, du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel [3]. Les motivations parentales sont les mêmes ici et outre atlantique : activité sans danger alors que les parents sont occupés à autre chose (ménage, cuisine.), occupation cal-mante…, fond sonore, etc. Quelques parents attribuent à cet âge un intérêt éducatif. Très peu « co- visionnent » l’écran. Les écrans et en particulier la télévision fonctionnent parfois en perma-nence. La présence des enfants et en particulier des nourrissons ne modifie pas cette attitude.

2. Les conséquencesElles sont dans la plupart des cas considérées comme négatives à cet âge.

Le lien entre temps de télévision et développement d’obésité est connu pour les enfants et adolescents. Il n’est pas étudié pour le moins de 2 ans, mais l’extrapolation est possible par le biais de l’habitude [4-6].On évoque aussi les liens entre ces consommations précoces et l’hyperactivité, l’augmentation du stress, l’agitation et les violences agies [4]. Mais les cofacteurs sociaux sont oubliés par Desmurget et en particulier l’importance de l’association entre violence précoce agie et violence et maltraitance subies.L’usage intensif et précoce des écrans est associé à une augmen-tation des troubles du sommeil [2].Plusieurs travaux ont trouvé aussi une corrélation entre retard de langage ou autre trouble du développement et temps passé devant la télévision. Des questions restent encore sans réponse, par exemple sur le terrain particulier social et psychologique des nourrissons qui sont laissés longtemps devant les écrans [2].Enfin, les jeunes enfants sont de manière naïve des cibles pour les publicitaires  : publicités directes [3,4] et indirectes  : «  Dès les premiers mois de l’enfance, intégrer ces médias et leurs immenses possibilités dans l’univers ordinaire du bébé fait de lui un usager et donc un consommateur précoce et sans doute durable de matériels et de contenus auxquels il a pris goût dès la poussette. Ils lui deviendront vite tellement indispensables qu’au fil des années, il considérera comme naturel d’en disposer en permanence » [3].Une pondération pourrait être faite par la reconnaissance d’ef-fets positifs. L’AAP considère qu’on manque encore de preuve à cet âge. Olivier Houdé cité par S Des Déserts affirme que « Plus tôt on initie les enfants aux écrans, mieux ils les maîtriseront ». On manque de preuve scientifique qui inciterait à cette consom-mation précoce. Des études complémentaires sont attendues en France et aux États- Unis sur ce sujet [2,3].

3. À la recherche de recommandationsPlusieurs recommandations ont été publiées sans grande effica-cité.Le titre du travail de M Desmurget : « TV Lobotomie » compor-tait en lui- même une idée de recommandations radicales et peu applicables : 1) zéro télé quel que soit l’âge de l’enfant ; 2) pas de télévision dans la chambre à coucher, proscription de toute exposition audiovisuelle avant 6  ans  ; 3) Si utilisation d’écran, limitation à 4 h par semaine pour écoliers et collégiens ; 4) limi-tation des temps de télévision pour les adultes [4].

Le bébé face aux écransG. Picherot*, N. Vabres, J. FleuryClinique Médicale Pédiatrique, CHU Nantes, 41 Rue Curie, 44000 Nantes, France

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G. Picherot, et al. Archives de Pédiatrie 2013;20:11-12

enfants, promouvoir la discussion autour de l’utilisation des techniques d’information et de communication dans le cadre des consultations pédiatriques.

Références[1] Des Deserts S. Nos enfants ces mut@nts  : Comment le numé-

rique transforme leur cerveau ? Le Nouvel Observateur n° 2503, 25 octobre 2012.

[2] Council on Communications and Media, Brown A. American Academy of Pediatrics. Media use by children younger than 2 years. Pediatrics 2011;128:1040-5.

[3] Défenseur des droits de l’enfant. Rapport 2012  : Enfants et Écrans : grandir dans le monde numérique www.defenseurdes-droits.fr

[4] Desmurget M. TV Lobotomie : la vérité scientifique sur les effets de la télévision. Ed Max Milo, Paris 2011.

[5] Certain LK, Kahn RS. Prevalence, correlates, and trajectory of television viewing among infants and toddlers. Pediatrics 2002:109:634-42.

[6] Ludwig DS, Gortmaker SL. Programming obesity in childhood. Lancet 2004;364:226-7.

[7] Blog de Serge Tisseron : www.squiggle.be/tisseron.[8] Association Française de Pédiatrie Ambulatoire : www.afpa.org.

Les recommandations de S. Tisseron ont été publiées sur le site de l’AFPA : pas de télévision avant 3 ans, pas de console personnelle de jeu avant 6 ans, Internet uniquement accompagné à partir de 9 ans, Internet seul avec prudence à partir de 12 ans [7,8].L’AAP propose 4 séries de recommandations : pour les pédiatres, pour les parents, pour l’industrie, pour la recherche. Nous cite-rons seulement les 4 recommandations pour les pédiatres  : 1) décourager l’usage des écrans avant 2 ans ; 2) aborder systéma-tiquement l’usage des médias dans les familles lors des consulta-tions et donner des recommandations aux parents ; 3) expliquer l’importance des moments de jeux « libres » non structurés pour le développement de l’enfant  ; 4) rappeler l’influence positive sur le développement cognitif du temps que les parents passent assis en lisant un livre à leurs enfants [2].La Société Française de Pédiatrie pourrait faire des propositions raisonnables et de bon sens, inspirées des recommandations et des constats du Défenseur des Droits de l’Enfant et de l’AAP. L’idée ne peut être de diaboliser les écrans en les rendant responsables de tout sans pondération. Les écrans ne sont pas responsables de « Lobotomie ». Il paraît en revanche raisonnable de ne pas encourager leur utilisation par des « bébés » qui ne comprennent pas le contenu de ce qu’ils diffusent. Deux idées simples nous semblent consensuelles : déconseiller formellement la présence d’écrans et en particulier de la télévision dans les chambres des