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Médecine & Longévité (2011) 3, 104—107 REVUE GÉNÉRALE Le changement de paradigme des perturbateurs endocriniens The change of paradigm of endocrine disrupters A.M. Soto Tufts University School of Medicine, Department of Anatomy and Cellular Biology, 136 Harrison Avenue, Boston MA 02111, États-Unis Disponible sur Internet le 30 aoˆ ut 2011 MOTS CLÉS Perturbateurs endocriniens ; Paradigme ; Wingspread ; Endocrine society Résumé Le paradigme classique de la toxicologie formulé par Paracelse peut être résumé dans la formule « c’est la dose qui fait le poison ». Le mode d’action des perturbateurs endo- criniens (PE) s’inscrit dans un nouveau paradigme en raison des caractéristiques suivantes relatives à l’âge d’exposition, au temps écoulé entre l’exposition et ses effets, aux interac- tions entre les substances chimiques, à la dynamique de réponse à la dose et aux effets latents à long terme. Les réglementations concernant les PE devraient aujourd’hui être fondées sur ce nouveau paradigme. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Endocrine disrupters; Paradigm; Wingspread; Endocrine society Summary The classic paradigm of toxicology formulated by Paracelsus can be summarized in the phrase ‘‘The dose makes the poison’’. The mode of action of endocrine disruptors (EDs) is part of a new paradigm because of the following characteristics: age-related exposure, elapsed time between exposure and its effects, interaction between chemicals, dynamics of dose res- ponse and long-term latent effects. Regulations for endocrine disrupters should now be based on this new paradigm. © 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Article issu d’un colloque sur les perturbateurs endocriniens, organisé par le Réseau environnement santé le 14 septembre 2010. Adresse e-mail : [email protected]. 1875-7170/$ — see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.mlong.2011.07.002

Le changement de paradigme des perturbateurs endocriniens

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édecine & Longévité (2011) 3, 104—107

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A.M. Soto

Tufts University School of Medicine, Department of Anatomy and Cellular Biology,136 Harrison Avenue, Boston MA 02111, États-Unis

Disponible sur Internet le 30 aout 2011

MOTS CLÉSPerturbateursendocriniens ;Paradigme ;Wingspread ;Endocrine society

Résumé Le paradigme classique de la toxicologie formulé par Paracelse peut être résumédans la formule « c’est la dose qui fait le poison ». Le mode d’action des perturbateurs endo-criniens (PE) s’inscrit dans un nouveau paradigme en raison des caractéristiques suivantesrelatives à l’âge d’exposition, au temps écoulé entre l’exposition et ses effets, aux interac-tions entre les substances chimiques, à la dynamique de réponse à la dose et aux effets latentsà long terme. Les réglementations concernant les PE devraient aujourd’hui être fondées sur cenouveau paradigme.© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSEndocrine disrupters;

Summary The classic paradigm of toxicology formulated by Paracelsus can be summarized inthe phrase ‘‘The dose makes the poison’’. The mode of action of endocrine disruptors (EDs) is

Paradigm;Wingspread;

part of a new paradigm because of the following characteristics: age-related exposure, elapsedtime between exposure and its effects, interaction between chemicals, dynamics of dose res-

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Endocrine society ponse and long-term latent on this new paradigm.© 2011 Elsevier Masson SAS. All

� Article issu d’un colloque sur les perturbateurs endocriniens, organisAdresse e-mail : [email protected].

875-7170/$ — see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droitsoi:10.1016/j.mlong.2011.07.002

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Le changement de paradigme des perturbateurs endocrinien

Introduction

L’expression « perturbation endocrinienne » a été utiliséepour la première fois en 1991 à l’occasion de la conférencede Wingspread réunie sur l’initiative de Colborn, respon-sable scientifique du World Wildlife Fund (WWF) des États-Unis [1]. Cette rencontre réunissait 21 scientifiques, dontSoto, représentant 15 disciplines : anthropologie, écologie,endocrinologie comparée, histopathologie, immunologie,mammalogie, médecine, psychiatrie, psychoneuroendocri-nologie, physiologie de la reproduction, toxicologie, gestionde la faune, biologie des tumeurs, zoologie et droit. On peutconsidérer aujourd’hui que le mode d’action des perturba-teurs endocriniens (PE) s’inscrit dans un nouveau paradigme,dont la formulation la plus récente a été faite à l’occasiondu congrès de l’Endocrine society en juin 2009, dont Sotoest une des rédactrices [2].

La déclaration de Wingspread

La déclaration de Wingspread reposait sur différentes asser-tions classées selon le degré de certitude des auteurs. Ilest intéressant aujourd’hui de relire ce qui était présentécomme des connaissances acquises avec certitude pourconstater que cela n’a pas été démenti par la littératurescientifique publiée depuis et reste au contraire très perti-nent. Les éléments essentiels du changement de paradigmedes PE étaient déjà clairement identifiés :• un grand nombre de produits chimiques de synthèse

libérés dans la nature, ainsi que quelques composés natu-rels, sont capables de dérégler le système endocriniendes animaux, y compris l’homme. Il s’agit notammentdes composés organochlorés, qui, du fait de leur per-sistance, s’accumulent dans les chaînes alimentaires.Ceux-ci comprennent certains pesticides (fongicides, her-bicides et insecticides) et produits chimiques, ainsi qued’autres produits synthétiques et certains métaux ;

• de nombreuses populations d’animaux sauvages sontd’ores et déjà affectées par ces composés. Les effetsincluent le mauvais fonctionnement de la thyroïde chezles oiseaux et les poissons ; une baisse de fertilité chezles oiseaux, les poissons, les coquillages et les mammi-fères ; une diminution des éclosions chez les oiseaux, lespoissons et les tortues ; des malformations grossières à lanaissance chez les oiseaux, les poissons et les tortues ;des anomalies du métabolisme chez les oiseaux, les pois-sons et les mammifères ; la féminisation des mâles chezles poissons, les oiseaux et les mammifères ; des anoma-lies de comportement chez les oiseaux : la masculinisationdes femelles chez les poissons et les oiseaux ; des déficitsimmunitaires chez les oiseaux et les mammifères ;

• les effets varient selon les espèces et les composés. Tou-tefois, on peut faire quatre remarques :◦ les composés concernés peuvent avoir des effets très

différents sur l’embryon et sur l’adulte,◦ les effets se manifestent surtout sur la génération sui-

vante, et non chez les parents exposés,◦ la période d’exposition au cours du développement de

l’organisme est cruciale, déterminant l’ampleur et lanature des effets,

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◦ la période d’exposition la plus critique correspond à lavie embryonnaire, mais les effets peuvent ne pas semanifester avant l’âge adulte ;

les études en laboratoire confirment les développementssexuels anormaux observés dans la nature et permettentde comprendre les mécanismes biologiques mis en jeu ;les humains sont également affectés par ces composés.Le distilbène, un médicament de synthèse, et beaucoupde composés cités en note ont des effets oestrogéniques.Les femmes dont les mères ont ingéré du distilbènesont particulièrement touchées par le cancer du vagin,par diverses malformations de l’appareil reproducteur,par des grossesses anormales et des modifications de laréponse immunitaire. Les hommes et les femmes expo-sés pendant leur vie prénatale présentent des anomaliescongénitales de l’appareil reproducteur et une baissede fertilité. Les effets observés chez les victimes dudistilbène sont semblables à ce que l’on observe chezles animaux contaminés, dans la nature et en labora-toire. Cela suggère que les humains partagent les mêmesrisques.

’état des connaissances aujourd’hui

a synthèse des connaissances concernant les PE les plusécents a été effectuée à l’occasion du congrès tenu enuin 2009 de l’Endocrine society des États-Unis. Une nouvelleéfinition a été proposée pour tenir compte de l’évolutiones connaissances. Initialement, on a pensé que les PE agis-aient essentiellement par le biais des récepteurs nucléaireses hormones, mais il est clair aujourd’hui que les cibles sontlus larges et incluent :les récepteurs non nucléaires des hormones stéroïdiennes(à savoir la membrane cellulaire des récepteurs des estro-gènes, Ers) ;les récepteurs non stéroïdiens (à savoir les récepteurs desneurotransmetteurs tels que le récepteur de la séroto-nine, le récepteur de la dopamine, le récepteur de lanorépinephrine) ;les récepteurs orphelins (à savoir le récepteur del’hydrocarbure d’aryl [AhR], qui est un récepteur orphe-lin) ;les voies enzymatiques impliquées dans la biosynthèsestéroïdienne et/ou le métabolisme, ainsi que de nom-breux autres mécanismes qui convergent au niveau dessystèmes endocrinien et reproducteur.

L’Endocrine society a proposé en conséquence la défi-ition suivante : « un PE est considéré, d’un point de vuehysiologique, comme un composé, naturel ou synthé-ique, qui, par le biais d’expositions environnementalesu d’expositions non conformes ayant une incidence sure développement, modifie le système hormonal et leystème homéostatique qui permettent à l’organisme deommuniquer avec son environnement et de réagir à sesollicitations ».

Le groupe de molécules identifiées comme PE est hau-

ement hétérogène. Il comprend des produits chimiquesynthétiques, mais aussi des produits chimiques naturels.es principaux PE synthétiques sont des solvants et lubri-ants industriels (biphényls polychlorés [PCBs], biphényls

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olybromés [PBBs], dioxines), des plastiques (le bisphénol[BPA], des plastifiants [les phtalates], des pesticides [leéthoxychlor, le chlorpyrifos, le dichlorodiphényltrichlo-

oéthane [DDT]), des fongicides (la vinclozoline), et desédicaments (le diéthylstilbestrol [DES]).Les produits chimiques naturels que l’on trouve dans

a nourriture humaine et dans la nourriture animale (àavoir les phytoestrogènes, y compris la génistéine et leoumestrol) peuvent être considérés comme des PE. Cesubstances ont une aptitude relativement faible à établirne liaison chimique avec les récepteurs des estrogènes,ais en raison de leur large consommation, notammentans la composition des aliments pour nourrissons, il estndispensable de prendre en compte l’aptitude des phytoes-rogènes à induire des perturbations endocriniennes. Unetude récente montre que les concentrations des phytoes-rogènes génistéine et daidzéine détectées dans l’urine sont00 fois plus élevées chez les nourrissons alimentés avec desréparations à base de soja, que chez ceux nourris avec desréparations à base de lait de vache.

Le défi majeur que représente le domaine des per-urbations endocriniennes vient de ce que ces substancesont d’origines et de structures différentes. Elles sont deasse moléculaire faible (< 1000 Daltons), mais leur struc-

ure chimique est très variée. Il est difficile de prévoir cetteropriété à partir de la seule structure.

Plusieurs exemples historiques d’épandages toxiques oue contamination par les PCBs et les dioxines sont documen-és et montrent une relation directe de cause à effet entren produit chimique donné et telle ou telle manifestation’un dysfonctionnement endocrinien ou d’un dysfonction-ement de la fonction de reproduction chez les hommes,a flore et la faune. Ces exemples d’expositions ciblées neont cependant pas représentatifs de la réalité d’un typelus courant et plus répandu d’exposition persistante à unaste mélange de produits chimiques présents à l’intérieures habitations et à l’extérieur.

Les zones industrialisées sont habituellement contami-ées par un ensemble de produits chimiques industrielsui sont susceptibles de s’infiltrer dans le sol et dansa nappe phréatique. Ces mélanges complexes pénètrentans la chaîne alimentaire et s’accumulent dans les tis-us et les organismes des animaux qui se trouvent plusaut dans la chaîne alimentaire, tels que les hommes,’aigle d’Amérique, l’ours polaire et d’autres prédateurs.’exposition se produit si l’on boit de l’eau contaminée,i l’on respire de l’air contaminé, si l’on absorbe de laourriture contaminée ou si on entre en contact avec unol contaminé. Les personnes qui, de par leurs obligationsrofessionnelles, sont en contact avec des pesticides, desongicides et des produits chimiques, présentent un risquearticulièrement élevé d’exposition et, par conséquent, unisque particulièrement élevé de développer une anomalieu système endocrinien ou du système reproducteur.

Certains PE ont été concus pour avoir une demi-vie deongue durée. Même les substances interdites depuis desécennies demeurent présentes à des niveaux élevés dans’environnement et peuvent être détectées chez les hommest chez les animaux. Cela explique que l’on détecte certains

E dans des environnements dits « vierges » en des pointsloignés du site où ils ont été produits. Ils s’incorporentans la chaîne alimentaire dans une région par ailleurs

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A.M. Soto

on soumise à contamination. D’autres PE, comme le BPA,euvent ne pas être aussi persistants, mais leur utilisationst si répandue que l’exposition humaine est constante.

e changement de paradigme deserturbateurs endocriniens

es caractéristiques des mécanismes d’action et des consé-uences de l’exposition aux PE peuvent être aujourd’huiésumées en 5 points qui synthétisent le changement dearadigme des PE :

ge du sujet lors de l’exposition

’exposition d’un adulte aux PE est susceptible d’avoires conséquences différentes de celle de l’exposition’un fœtus en gestation ou celle d’un nourrisson. Deait, le domaine de la perturbation endocrinienne adopté la terminologie « origine fœtale de la maladiee l’adulte » pour rendre compte d’observations selonesquelles l’environnement d’un organisme en cours deéveloppement, qui comprend l’environnement maternelpour les mammifères euthériens), l’œuf (pour les autresertébrés), et l’environnement externe, interagit avec lesènes d’un individu donné et détermine donc la propensionu’a cet individu à développer une maladie ou un dysfonc-ionnement ultérieurement dans sa vie. Le concept inclute début de la période postnatale au cours de laquelle lesrganes connaissent un développement significatif.

atence depuis l’exposition

e fait que la maladie de l’adulte trouve son origine danse processus de développement laisse entendre dans la for-ulation même du concept qu’il y a un temps de latence

ntre le moment de l’exposition et la manifestation duésordre organique. En d’autres termes, les conséquencese l’exposition au cours du processus de développementeuvent ne pas être constatées au tout début de la vie, maisl’âge adulte ou au cours de la vieillesse.

mportance des mélanges

ans les cas où les individus et les populations sont exposésun PE, il est vraisemblable que d’autres polluants environ-ementaux sont impliqués : il est en effet peu fréquent quea contamination des environnements ait un seul et uniqueomposé pour origine. De plus, il peut y avoir un effet cumu-atif ou même un effet de synergie entre les différenteslasses de PE.

elation effet-dose non conventionnelle

lusieurs propriétés des PE font débat. Tout d’abord,ême des niveaux d’exposition infinitésimaux — en fait,

out niveau d’exposition quel que soit son niveau — peuventntraîner des anomalies endocriniennes ou des anomalies

e la reproduction, plus particulièrement si l’exposition seéroule à un moment crucial du processus de développe-ent. De facon tout à fait surprenante, des doses faibles

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[2] Diamanti-Kandarakis E, Bourguignon JP, Giudice LC, Hauser

Le changement de paradigme des perturbateurs endocrinien

peuvent avoir des effets plus significatifs que des doses éle-vées. Ensuite, les PE peuvent donner des courbes effet-dosenon conventionnelles, comme par exemple des courbes encloche ou en U. Ces deux concepts sont connus dans le casdes hormones et des neurotransmetteurs.

Effets épigénètiques transgénérationnels

Les PE peuvent affecter non seulement l’individu exposé,mais également les enfants ainsi que les générations sui-vantes. Des preuves récentes laissent supposer que cemécanisme de transmission peut impliquer dans certains casla lignée germinale et il peut être non génomique. Ce quisignifie que les effets peuvent être transmis non pas en rai-son d’une mutation de la séquence ADN, mais plutôt par lebiais de modifications apportées aux facteurs qui régulentl’expression des gènes, à savoir la méthylation de l’ADN etl’acétylation de l’histone.

Conclusion

La littérature scientifique publiée depuis que l’expression« perturbation endocrinienne » a été forgée lors de la

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onférence de Wingspread a largement confirmé les ana-yses faites à cette occasion. On peut dire avec certitudeue les PE agissent selon un nouveau paradigme qui remete paradigme classique de la toxicologie. Les réglementa-ions concernant les PE devraient aujourd’hui être fondéesur ce nouveau paradigme.

éclaration d’intérêts

’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en rela-ion avec cet article.

éférences

1] Colborn T, Dumanoski D, Myers JP. Our stolen future.New York, NY: Dutton; 1996 [306 p. Traduction francaise :L’homme en voie de disparition. Éditions Terre Vivante: Paris;1997].

R, Prins GS, Soto AM, et al. Endocrine-disrupting chemi-cals: an Endocrine Society scientific statement. Endocr Rev2009;30:293—342.