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Le nationalisme : forme politique du capitalisme L'exemple de la Grèce 1 Jannis Milios répond à Christopher Pollmann Après un premier doctorat en construction mécanique à l'université d'Athènes, Jannis Milios a présenté une thèse en économie politique en 1988 à l'Université d'Osnabrück 2 (Allemagne). Il est aujourd'hui professeur associé d'économie politique à l'Université technique d'Athènes. Depuis 15 ans, il publie la revue “Thèses” dont il est l'un des cofondateurs. Christopher Pollmann est maître de conférences à l'Université de Metz où il enseigne le droit public et les sciences politiques. Il s'est entretenu avec J. Milios de l'histoire et de la situation actuelle de la Grèce, plus particulièrement du nationalisme et du racisme. La transcription de la discussion, tenue en allemand, a été remaniée et complétée par des annotations. J. Milios a revu la traduction française - assurée par Anne Dufour - en juillet 1996. Précisons d'emblée que par commodité, les auteurs se sont servis de termes courants comme “la Grèce”, “les grecs”, etc. Cela ne doit pas occulter le fait que cette terminologie - et la personnification l'accompagnant - jouent un rôle inconscient mais extrêmement efficace. En effet, le nationalisme est avant tout une construction mentale et donc linguistique. 3 C. Pollmann : Dans mes nombreuses discussions avec des grecs sur les thèmes du nationalisme et du racisme en Grèce, j'ai dû constater que peu de voix s'élèvent pour dénoncer les tendances nationalistes, surtout en ce qui concerne les relations de la Grèce avec la région autour de Skopje se dénommant elle- même “République de Macédoine”, ainsi qu'avec l'Albanie et la Turquie. Vous pourriez peut-être, en guise d'introduction, présenter votre propre sentiment. 1 Traduit de l'allemand par ANNE DUFOUR; in : Raison présente n° 123, juillet 1997, p. 45 à 57 ; en allemand in Die Brücke (Saarbrücken), n os 83 et 84 (mai et juillet 1995). 2 JEAN MILIOS, Kapitalistische Entwicklung, Nationalstaat und Imperialismus. Der Fall Griechenland, Kritiki : Athen 1988. 3 Cf. BENEDICT ANDERSON, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, La Découverte 1996.

Le nationalisme : forme politique du capitalisme. L'exemple de la Grèce

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Jannis Milios répond à Christopher PollmannAprès un premier doctorat en construction mécanique à l'université d'Athènes, Jannis Milios a présenté une thèse en économie politique en 1988 à l'Université d'Osnabrück (Allemagne). Il est aujourd'hui [1994] professeur associé d'économie politique à l'Université technique d'Athènes. Depuis 15 ans, il publie la revue “Thèses” dont il est l'un des cofondateurs. Christopher Pollmann est maître de conférences à l'Université de Metz où il enseigne le droit public et les sciences politiques. Il s'est entretenu avec J. Milios de l'histoire et de la situation actuelle de la Grèce, plus particulièrement du nationalisme et du racisme.

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Le nationalime ou lapparence politique du capitalime

Le nationalisme: forme politique du capitalisme

L'exemple de la Grce

Jannis Milios rpond Christopher Pollmann

Aprs un premier doctorat en construction mcanique l'universit d'Athnes, Jannis Milios a prsent une thse en conomie politique en 1988 l'Universit d'Osnabrck (Allemagne). Il est aujourd'hui professeur associ d'conomie politique l'Universit technique d'Athnes. Depuis 15 ans, il publie la revue Thses dont il est l'un des cofondateurs. Christopher Pollmann est matre de confrences l'Universit de Metz o il enseigne le droit public et les sciences politiques. Il s'est entretenu avec J. Milios de l'histoire et de la situation actuelle de la Grce, plus particulirement du nationalisme et du racisme.

La transcription de la discussion, tenue en allemand, a t remanie et complte par des annotations. J. Milios a revu la traduction franaise - assure par Anne Dufour - en juillet 1996. Prcisons d'emble que par commodit, les auteurs se sont servis de termes courants comme la Grce, les grecs, etc. Cela ne doit pas occulter le fait que cette terminologie - et la personnification l'accompagnant - jouent un rle inconscient mais extrmement efficace. En effet, le nationalisme est avant tout une construction mentale et donc linguistique.

C. Pollmann: Dans mes nombreuses discussions avec des grecs sur les thmes du nationalisme et du racisme en Grce, j'ai d constater que peu de voix s'lvent pour dnoncer les tendances nationalistes, surtout en ce qui concerne les relations de la Grce avec la rgion autour de Skopje se dnommant elle-mme Rpublique de Macdoine, ainsi qu'avec l'Albanie et la Turquie. Vous pourriez peut-tre, en guise d'introduction, prsenter votre propre sentiment.

J. Milios: Le nationalisme n'est pas uniquement un problme actuel; en fait, il remonte une priode plus ancienne. Je crois que le nationalisme est un lment constitutif de l'idologie bourgeoise. De mme, l'existence d'une certaine xnophobie est tout fait normale dans un pays capitaliste. En Grce, le problme a cependant pris une telle ampleur que les grecs en sont arrivs croire qu'ils forment une race particulire et lgante parce qu'ils descendraient des grecs de l'ge classique. Pourtant ici, nous n'avons pas de racisme ouvert. Les gens sont racistes avec les gitans, par exemple; mais il n'y a aucun racisme agressif envers les personnes provenant d'autres pays, envers les trangers. Nous pourrions dire qu'il existe un racisme culturel dans les relations avec les personnes issues de pays pauvres par rapport la Grce, et qui, par consquent, prsentent certains comportements rvlateurs de leurs conditions sociales.

Peut-on prciser de qui il s'agit, les albaniens, par exemple, sont-ils concerns?

En effet, les albaniens sont particulirement touchs par ce racisme. Il provient aussi des salaris grecs, bienque - et parce que - les albaniens, reprsentant environ 10% de la population active en Grce, peroivent un salaire nettement infrieur celui des grecs, salaire qui est pourtant beaucoup plus important qu'en Albanie, surtout lorsqu'on considre le taux de chmage lev de ce pays.

L'idologie du complot

Comme nous le disions, ici le racisme n'est pas agressif mais latent; en plus, il existe un nationalisme dont les racines remontent loin et qui est troitement li l'histoire de la Grce. Depuis la soi-disant catastrophe de l'Asie Mineure, c'est--dire aprs l'invasion manque de la Turquie par la Grce en 1919-1922 quand la Grce a essay d'annexer toute l'Asie Mineure, l'idologie dominante consiste penser que tous les pays, et plus particulirement les grandes puissances, se seraient ligus contre la Grce et auraient priv le pays de ses droits. C'est pourquoi tous les pays seraient contre la Grce, par exemple dans ses conflits avec la Macdoine ou la Turquie. Le nationalisme grec consiste entre autres toujours chercher des ennemis et des complots contre la Grce.

La Turquie et la Grce sont ennemis depuis des sicles. La Grce moderne fut btie au 19e sicle, dans le cadre d'un processus dirig contre la domination ottomane. A partir de l, de nombreuses guerres entre les deux pays ont suivi. En Macdoine grecque et en Thrace, ainsi que dans l'Epire l'Ouest, depuis la formation de ces rgions, il y a continuellement eu des querelles de frontire avec les pays voisins, et cela notamment cause des appartenances ethniques qui se chevauchent par-del les frontires. Des populations parlant grec ont vcu et vivent en partie encore dans les pays voisins, et l'inverse, il existe des communauts albaniennes, macdoniennes, bulgares et turques en Grce. C'est la raison pour laquelle macdoine veut dire, en franais, macdoine de lgumes, salade de fruits ou ramassis. Ce terme signifie que tout est li, de sorte que les diffrentes composantes sont peine diffrenciables.

Oui, et en raison de cette situation confuse, la politique grecque moderne a manifestement consist rapprocher l'appartenance catholico-orthodoxe de l'identit nationale grecque en dportant les communauts non-orthodoxes ou en les hellnisant.

Ceci est en relation avec la cration de l'Etat grec. Le petit Etat grec s'est considr comme un empire ds le premier jour de sa cration, un empire qui devait contenir l'ensemble des Balkans. Il se comprenait comme la rincarnation, premirement de la Grce antique, et deuximement, aprs 1850, de l'empire byzantin. Les grecs pensaient donc tre dans leur droit d'tendre l'Etat jusqu'aux frontires historiques de l'hellnisme, c'est--dire jusqu'au Danube, et de s'approprier aussi l'Asie Mineure. C'est comme Nicos Poulantzas l'a dit: L'Etat-nation est l'historicit d'un territoire et la territorialisation d'une histoire. La dfaite de l'expdition d'Asie Mineure en 1922 a eu certes pour effet d'vincer cette conception nationaliste et imprialiste de l'ordre du jour, mais elle ne l'a pas enleve de l'inconscient populaire.

Homognisation des populations

Voyons maintenant le cas de la Macdoine. La Macdoine tait une rgion ottomane qui a t partage entre la Bulgarie, la Yougoslavie et la Grce lors des guerres balkaniques en 1912-13. Le pourcentage des habitants de langue grecque dans la partie grecque de la Macdoine est remont plus de 90% cause des mouvements de populations.

... et en l'occurence, il s'agissait pour la plupart de gens qui avaient fui l'Asie Mineure aprs la dfaite de la Grce par la Turquie en 1922.

C'est exact. De l'autre ct, on a dport les turcs ou les musulmans hors de la Macdoine - ainsi que ceux de Thrace, une chelle plus modeste. La Macdoine grecque fut de cette faon presque compltement homognise, donc hellnise. Certes, des problmes frontaliers sont apparus depuis, en particulier avec la Bulgarie et la Yougoslavie. Pourtant, il n'y a pas de problme macdonien au sens strict, puisque la population de la Macdoine ct bulgare est largement bulgare, et que celle de la Macdoine grecque est en grande partie grecque.

Mais que se passe-t-il aujourd'hui? Si un pays prend le nom de Macdoine, le nationalisme grec et une majorit de la population en dduisent que ce pays a des prrogatives sur la Macdoine grecque. Il s'agit d'une raction relevant du rflexe, fonde sur l'hypothse que d'autres pays convoitent la Grce.

Dans le cas de la Macdoine, on admet mme que la nouvelle Rpublique de Macdoine en tant que telle ne menace pas la Grce, mais le danger viendrait du fait que ce pays se laisserait manipuler par la Turquie.

Ou par l'Allemagne. Il est vrai qu'en Rpublique de Macdoine, existent des groupes de droite, nationalistes, qui parlent d'une Grande Macdoine et qui publient des cartes gographiques o Thessaloniki [chef-lieu de la Macdoine grecque] apparat comme capitale de la Grande Rpublique de Macdoine. Cela peut s'expliquer par le fait que les pays nouveaux sont en gnral nationalistes, ce qui est d'ailleurs aussi le cas des autres Etats de l'ancienne Yougoslavie. Il faut ajouter que des vllits expansionnistes existent mme en Grce o certains gens rvent de Constantinople (Istanbul) comme capitale de la Grce.

Ces nouveaux pays ont besoin d'tre en conflit avec leurs voisins et de s'en dmarquer pour construire une identit nationale qui n'existait pas auparavant et qui ne peut simplement dcouler d'un fondement thnique ou religieux.

C'est exact. Maintenant, il est intressant de constater que le nationalisme grec concernant la Macdoine, bien qu'tant rpugnant comme tout nationalisme, n'ait pas adopt une forme agressive. On entend le slogan Ne touchez pas la Macdoine, comme si des puissances trangres convoitaient la Macdoine grecque. Des groupes fascistes et d'extrme-droite ayant essay d'tendre ce slogan aux "sous-hommes slaves" ont t repousss y compris par les mouvements et manifestants conservateurs. Lorsque les hommes politiques disent Nous n'en voulons pas nos voisins, nous souhaitons seulement entretenir de bonnes relations avec eux, mais nous lutterons pour ne rien cder aux puissances avides d'expansion, cela correspond au sentiment de la grande majorit des grecs.

Ce conflit est-il vraiment manipul par la Turquie, ou est-ce que le complot n'est que fabulation?

Je crois que c'est une fabulation. La Turquie a essay d'tendre son influence aux Balkans, tout comme aux pays islamiques et aux rgions de l'ancienne Union Sovitique. On a essay de dfinir cette tentative par la notion d'axe islamique. Et pourtant, il a t vou l'chec, autant pour des raisons conomiques et politiques que militaires. Pensez simplement la victoire de l'Armnie sur l'Azerbaidjan dans le conflit du Haut-Karabach, l'avance des serbes sur les forces musulmanes en Bosnie, aux relations entre les USA et la Serbie, qui ont tendance s'amliorer: Toutes ces volutions montrent que la Turquie n'a pas beaucoup d'influence dans la rgion. Evidemment, la conception du gouvernement turc en ce qui concerne la Rpublique de Macdoine et la Grce se rsume peut-tre l'adage l'ennemi de mon ennemi est mon ami. Cela ne signifie pas pour autant que la Turquie reprsente une menace relle pour la Macdoine grecque, les les grecques ou la Grce en gnral.

Deux nationalismes se soutiennent mutuellement

Comme nous le disions, le conflit entre deux communauts contribue en grande partie la naissance et au dveloppement du nationalisme. Pour autant que je sache, le sentiment national macdonien a t encourag par la raction ngative des grecs contre le nom du nouvel Etat, et l'inverse, le nouveau nationalisme grec est en partie d l'tablissement de la Rpublique de Macdoine.

C'est vrai, mme si la Rpublique de Macdoine existait dj dans le cadre yougoslave et des groupes nationalistes y taient dj actifs. Mais vous avez raison: la politique grecque a encourag le nationalisme macdonien. Et il en a t de mme en Grce. Au dbut, en 1991, le gouvernement n'a pas pris le problme macdonien au srieux. Il voulait aboutir un compromis avec le nouvel Etat voisin, mais il a t oblig de se rendre compte que l'opposition - de droite comme de gauche - tait beaucoup plus nationaliste, et cela particulirement pendant la priode lectorale. C'est de cette faon que le problme a gagn en importance dans la politique intrieure.

Vous voulez dire que le nationalisme a t encourag et manipul pour des raisons de tactique lectorale ?

En tous cas, les partis politiques et surtout les partis au pouvoir n'ont pas eu le courage de prner un compromis avec la Rpublique de Macdoine parce qu'ils craignaient la raction ngative des lecteurs; et cela juste titre, car ceux-ci n'avaient qu' actualiser un nationalisme dj latent.

Pensez-vous que le nationalisme grec, spcialement envers la Rpublique de Macdoine, soit en outre aliment par le besoin de dtourner la population des conflits sociaux internes, donc de trouver un bouc-missaire ?

Cet aspect joue aussi, mais le thme de la Macdoine n'est plus si important, aprs quelques annes de conflit. Depuis 1994, tous les grands partis mettent en oeuvre une politique de compromis. Le chef du gouvernement de l'poque, M. Papandrou, s'est prononc contre le nationalisme, l'occasion de l'ouverture du salon de Thessaloniki, le 10 septembre 1994. Si les habitants de la Rpublique de Macdoine sont prts dclarer qu'ils ne revendiqueront aucune partie de la Macdoine grecque, et s'ils modifient les passages ambigus de leur Constitution, alors la Grce sera prte laisser la polmique du nom de ct. Pour satisfaire le nationalisme grec, le gouvernement ne reconnatrait certes pas la Rpublique de Macdoine ainsi dnomme comme Etat indpendant, mais sur le plan matriel, il entretiendrait volontiers des relations conomiques et politiques avec elle. Des intrts non ngligeables sont en jeu. Les exportations grecques en produits et en capital vers les anciens pays bureaucratiques des Balkans ont augment de faon significative ces derniers temps. Le puissant capital grec des armateurs, en particulier, passe des accords profitables avec ces pays, par exemple en achetant d'un bloc des parties entires de leur flotte commerciale, ou en faisant travailler leurs ressortissants sur des bteaux grecs pour un salaire drisoire. Evidemment, ces relations concernent surtout les pays d'une certaine importance comme la Bulgarie et la Roumanie, mais la Rpublique de Macdoine offre aussi des perspectives lucratives, d'autant plus qu'elle ne dispose d'aucun port.

Revenons aux rapports avec l'Albanie. On observe des comportements nationalistes et racistes, que ce soit l'gard de ce pays ou envers les immigrs albanais en Grce.

Le problme n'est pas nouveau tant donn l'existence d'une forte minorit grecque en Albanie du Sud. La Grce a essay plus d'une fois d'annexer cette rgion. La dernire fois, c'tait en 1940, alors que l'arme grecque avait vaincu l'arme italienne et occupait le Sud de l'Albanie. Aprs la mise en place d'un gouvernement form par le parti socialiste PASOK en 1981, un pacte de coexistence pacifique et de coopration fut sign avec l'Albanie; c'tait le premier depuis la seconde guerre mondiale et les deux pays envisageaient d'entretenir de bonnes relations. Quelques groupes nationalistes d'extrme-droite n'ont cependant cess de propager l'ide d'une annexion de l'Epire du Nord (i. e. du Sud de l'Albanie), et ont redoubl d'efforts aprs 1989. En mme temps, un grand nombre d'albaniens trs pauvres ont migr vers la Grce. A ce jour, ils reprsentent environ 300 400.000 personnes. L'importance de leur nombre, ou plus prcismment la menace de leur expulsion, donne une arme conomique la Grce contre l'Albanie.

En 1994, des individus masqus ont tu des soldats albanais, en ont bless d'autres, et ont diffus simultanment une propagande contre l'Albanie. Celle-ci a t rcupre par le gouvernement albanais pour opprimer de plus belle la minorit grecque, et surtout pour poursuivre en justice, sans raison lgale, son parti Omonia (harmonie). A nouveau, deux nationalismes se rencontrent et se stimulent mutuellement.

En raction aux peines de prison prononces lors de ces procs, le gouvernement grec, en aot et septembre 1994, a illgalement expuls 70.000 Albanais par la force, provocant ainsi plusieurs dcs. Ce mouvement a t soutenu par les tlvisions locales qui encourageaient la population grecque dnoncer les Albanais. Fin 1993 dj, le gouvernement grec avait expuls 30.000 Albanais, aprs que le gouvernement albanais ait banni un prtre orthodoxe qui tait accus de faire de la propagande anti-albanaise. La minorit grecque au Sud de l'Albanie semble cependant moins nationaliste que la socit grecque. Toutefois, les autorits grecques ont arrt en mars 1995 des membres d'un groupe fasciste qui prparaient des actions armes contre l'Etat albanais.

Une continuit entre la Grce antique et moderne?

Lors de mes discussions politiques, j'ai souvent entendu dire qu'il y aurait une relation troite, une continuit entre l'hellnisme classique - et surtout le grec ancien - et la situation actuelle en Grce. Mes interlocuteurs se sont servis de cette continuit pour justifier leur identit nationale, mais aussi l'attitude grecque par rapport la Rpublique de Macdoine, par exemple. Que pensez-vous de ces arguments?

La relation invoque est banale, tant donn qu'il existe dans tous les Etats et chez tous les peuples une idologie prdominante affirmant que le pays et son peuple auraient une tradition vieille de plusieurs millnaires. Les gyptiens seraient issus de l'Egypte ancienne, les suisses des helvtes, les allemands des germains, etc.

En ce qui concerne la Grce, quels lments montrent que cette continuit est construite, et donc purement imaginaire?

Il existe une continuit linguistique car le grec moderne est relativement proche du grec ancien. En revanche, quand on tudie l'histoire de faon scientifique, on constate que l'Etat grec moderne est le rsultat des rapports sociaux de l'poque capitaliste, et non le prolongement de la socit de la Grce antique. La langue et les ruines mis part, il n'est rest au Moyen Age aucune trace de la Grce antique. D'abord, il y avait encore eu quelques rsistances l'gard du christianisme. Celles-ci avaient leurs racines dans les comportements culturels de la Grce antique. Mais aprs les annes 900 ou 1000, aucune trace de la Grce antique n'a survcu dans l'empire de Byzance. Il en va de mme pour les sicles qui ont suivi l'annexion ottomane des Balkans: les communauts en question sont certes restes orthodoxes, mais le peuple grec, la conscience d'appartenir une communaut qui descendrait de la Grce antique, avaient bel et bien disparu.

En outre, la rfrence du nationalisme grec aux ides de l'hellnisme antique fausse le fait que la culture grecque antique a t un fondement philosophique et idologique non seulement pour la Grce, mais aussi pour la pense occidentale et l'Europe toute entire.

En effet, mais cela est considr par beaucoup de gens comme un signe de la supriorit de la culture grecque, qu'elle soit antique ou moderne.

L'actualit de la culture grecque antique ne repose pourtant pas sur une supriorit douteuse, mais sur son adaptabilit aux exigences du capitalisme. En outre, beaucoup de cultures taient plus dveloppes que celle de la Grce antique, soit celle de l'Egypte ancienne ou de la Msopotamie, en ce qui concerne l'architecture ou la richesse. Ce qui a caractris la culture de la Grce antique tait qu'il s'agissait d'une culture du sujet. La pense grecque antique considrait les hommes comme sujets de l'histoire. Cela a t une arme pour les Lumires. Ce n'est pas Dieu, ce n'est pas une puissance suprieure aux hommes qui rglemente leur vie, mais les hommes eux-mmes. C'est le message principal de la culture grecque antique, qui a t repris par le capitalisme montant et ses penseurs. C'est la raison pour laquelle la philosophie grecque antique n'appartient pas seulement aux Grecs mais aussi la civilisation europenne et occidentale.

Fanariotes et hellnisation

La formation de la Grce moderne, vous l'avez montr de diverses manires, illustre l'hypothse que l'Etat-nation en gnral - donc dans d'autres pays galement - est une condition ainsi qu'un produit du dveloppement socio-conomique vers le capitalisme. Pourriez-vous nous prsenter les grands traits de votre rflexion?

La priode de la dissolution de l'empire ottoman est significative cet gard. Deux tendances s'y sont cristallises partir de la disparition du systme de production asiatique: une tendance au dveloppement de la fodalit - aux 17e et 18e sicles de grands domaines fodaux sont apparus dans les Balkans du Nord et du centre - et une tendance capitaliste qui s'est dploye dans les villes mditerranennes et dans les les gennes. C'est l que sont apparues les premires formes historiques de capitalisme dans la rgion, c'est--dire un capital de commerce et d'armateurs, ct de celui provenant de certaines manufactures. Dans ces communauts - par ailleurs orthodoxes - s'est dvelopp un sentiment d'appartenance nationale, et cela indpendemment du fait que les habitants parlaient le grec - ce qui tait probablement le cas dans la plupart de ces villes - ou d'autres langues telles que l'albanais ou une langue slave.

Cela dmontre d'ailleurs que la continuit linguistique - dans ce cas entre grec moderne et ancien - n'a jou qu'un rle limit dans la formation des Etats nationaux.

C'est exact. La raison du dveloppement d'un sentiment national grec rsidait dans l'existence d'une administration en partie orthodoxe et parlant le grec dans l'empire ottoman. Les conqurants ottomans de Byzance avaient en effet "rcupr" ses officiers, les fanariotes, et les avaient placs dans la haute administration de leur empire. C'est la raison pour laquelle le dragomane de la flotte, ce qui quivaut au ministre des affaires trangres actuel, tait un fanariote parlant le grec. Les fonctionnaires orthodoxes qui ne le parlaient pas encore devaient l'apprendre, car le grec tait la seule langue crite de l'empire ottoman, et l'administration de l'empire tait plus facile sur la base d'une langue crite. De l dcoule l'hellnisation de la classe capitaliste naissante, mme si au dpart elle ne parlait pas le grec. Il en a t ainsi avec la bourgeoisie de la Roumanie de l'Ouest, la bourgeoisie albanaise, par exemple sur l'le Idra et dans l'Epire, ainsi qu'videmment avec la bourgeoisie grecque. Il est interessant de noter que ce changement social vers le capitalisme fut en mme temps un processus de constitution nationale.

Quelle est la raison de cette simultanit, quelle est la raison de la formation de l'Etat-nation grec? Le capital qui se dveloppait avait-il besoin d'un march plus vaste et en mme temps d'un appareil d'Etat pour son organisation et son administration?

C'est tout fait juste, et la seconde raison me semble prpondrante. L'autorit politique est un lment structurel de la socit capitaliste. Le capital ne peut pas uniquement exister en tant que pouvoir conomique, il a besoin d'un pouvoir politique qui en soit spar. Cela est particulirement vrai quand il se dveloppe dans un espace hostile comme cela a t le cas dans l'empire ottoman qui a mis toutes sortes d'obstacles l'volution capitaliste.

Le progrs social travers le nationalisme?

A travers les conversations que j'ai eues en Grce, j'ai parfois entendu comme argument que le nationalisme dfensif tait une bonne chose, car de cette faon, les grecs pouvaient enfin prendre nouveau conscience de leur propre valeur et donc se dbarrasser de leurs perptuelles rsignation et autojustification. Cette nouvelle conscience de soi pourrait ensuite former la base de mouvements progressistes en Grce. Que pensez-vous de ce raisonnement?

Je pense qu'il est erron. Je vois dans le nationalisme dfensif le premier pas vers le nationalisme offensif, vers ce que j'ai appel ailleurs tendance totalitaire du nationalisme. Un changement de la conjoncture conomique ou de la situation sociale et politique suffit pour glisser du nationalisme dfensif vers le nationalisme offensif. C'est la raison pour laquelle je considre tout nationalisme comme une idologie dangereuse et rtrograde. Je crois que le dveloppement de la Grce ne peut se raliser sur aucune autre base que le changement social, c'est dire de faon directe et non par le biais d'un nationalisme douteux. Il existe d'ailleurs une tradition militante en Grce, tout comme dans les autres pays europens, qui ne s'appuie pas sur le nationalisme mais sur une solidarit des intrts ayant pour but un bouleversement de la socit.

Si vous considrez les pays du Tiers Monde et leurs mouvements de libration nationale, existe-t-il pour vous des situations qui rendraient leur nationalisme ncessaire en tant qu'apport, condition ou moyen pour effectuer un changement social?

Oui, et pas seulement dans le Tiers Monde mais aussi dans les pays industrialiss, par exemple en cas d'une occupation militaire du territoire national...

... comme cela a t le cas en France en 1940...

Justement. Cependant, l'important reste toujours de savoir quelle idologie, dans le cadre d'un nationalisme, y est hgmonique. Si c'est la perspective des classes ouvrire et populaire, oriente vers le changement de la socit et la justice sociale, alors le nationalisme peut tre utilis pour mobiliser la majorit de la population - ou du moins la majorit des travailleurs - dans le sens de la ralisation de cet objectif. Cette condition tait peut-tre remplie lors des rvolutions yougoslave ou chinoise aprs la deuxime guerre mondiale, comme pendant la guerre d'indpendance vietnamienne contre la France et les USA. Cependant, de nos jours les pays europens ne connaissent pas de situation analogue.

Je vous remercie pour cet entretien.

Traduit de l'allemand par Anne Dufour; in: Raison prsente n 123, juillet 1997, p. 45 57; en allemand in Die Brcke (Saarbrcken), nos 83 et 84 (mai et juillet 1995).

Jean Milios, Kapitalistische Entwicklung, Nationalstaat und Imperialismus. Der Fall Griechenland, Kritiki: Athen 1988.

Cf. Benedict Anderson, L'imaginaire national. Rflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, La Dcouverte 1996.

Pour un ministre grec du parti gouvernemental PASOK, les albaniens sont des parasites qui ne vivent que de dlits, Le Nouvel Observateur du 29 septembre 1994, p.34, Xnophobie galopante Athnes.

A cet gard, le fait que les papiers d'identit grecs contiennent une mention sur l'appartenance religieuse de leur possesseur, est tout fait significatif. A noter galement que la Constitution grecque reconnat l'orthodoxie comme religion dominante.

N. Poulantzas, L'Etat, le pouvoir, le socialisme, Quadrige/PUF 1981, p. 126.

Entre 50.000 et 200.000 macdoniens d'origine slave vivent en Macdoine grecque (pour environ 2,1 millions d'habitants). Leurs ftes traditionnelles sont troubles par la police et ils n'ont pas le droit de parler leur langue maternelle en public.

Cf. Jean Pouillon, Appartenance et identit, in: Le Genre humain, n 2: Penser classer, fv. 1988, p. 20-29 (26 s.).

Le systme de production asiatique est dfini par la relation entre deux groupes sociaux: d'une part des communauts villageoises relativement galitaires, en grande partie autarciques et vivant dans des rgions souvent arides, et d'autre part une bureaucratie formant la classe dominante, qui tire son pouvoir de la gestion de l'irrigation et d'autres quipements techniques et vit grce un systme de tribut.

Sous l'influence de l'Islam appliqu la politique au cours des vingt dernires annes, l'impression est ne que l'Islam tait une religion particulirement intolrante. Or, l'empire ottoman laissait une large autonomie religieuse et linguistique aux regions et peuples conquis. Un scientifique de Kavla (Macdoine grecque) qui n'tait pourtant pas tendre avec les ottomans et turcs, m'a d'ailleurs fait remarquer que si des catholiques avaient occup l'empire byzantin, il ne serait rien rest aujourd'hui de la langue grecque ni de la religion orthodoxe. Le sort des juifs et des maures en Espagne rend cette hypothse plausible.