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PLASTIR, 2010/1, 18 Le paradigme de l’énaction aujourd’hui Apports et limites d’une théorie cognitive « révolutionnaire » Olivier Penelaud *† Résumé : Il est question ici, de soulever le problème d’opérationnabilité souvent rencontré par les chercheurs des Sciences Cognitives qui, séduits par le cadre novateur de la théorie de l’énaction, ont voulu faire leur, ce paradigme. Pour tenter de comprendre le pourquoi de cette diculté, nous allons : remonter à l’origine du concept, dont on trouve les prémisses dans la théorie de l’auto- poïèse ; analyser son développement, en étudiant les notions spéciques qui le dénissent ; puis, focaliser notre attention sur les incohérences générées par sa pleine expression, en pointant notam- ment son dicile rapport avec le langage et sa dimension symbolique. Nous verrons qu’une des dicultés d’appropriation de l’énaction provient du cadre épistémique dans lequel on se place pour l’appréhender. En-eet, celle-ci convoque un changement paradigmatique, impliquant un change- ment d’ontologie non-trivial, identié ici, comme être à la source du problème posé. Enn, nous montrerons que le cadre de la Mécanique Quantique, plus particulièrement dans sa perspective informationnelle, peut apporter des éléments de réponses quant-aux limites évoquées. Mots clefs : Épistémologie, gnoséologie, ontologie, relation, boucle, information, dialectique, quan- tique, modélisation, conscience. Sommaire : 1 Introduction 2 2 Le vivant comme système autopoïétique 2 3 Une cognition incarnée exempte de représentation 6 3.1 La corporéité des connaissances ............................... 7 3.2 Circularité, expérience du vécu et renversement phénoménologique ........... 10 4 Cognition sans représentation, quid du langage ? 16 4.1 Pour une perspective énactive du langage .......................... 18 4.2 Sous-détermination du troisième terme ........................... 19 5 Enaction et modèles formels 21 5.1 Pourquoi, malgré tout, une théorie « révolutionnaire » ? .................. 22 5.2 Mécanique Quantique Informationnelle et théorie cognitive relationnelle ........ 26 6 Conclusion 31 Références 33 * Chercheur (Ph.D) en Psychologie Cognitive & Gnoséologie ; B : [email protected] Photo : The Ferrous Way c 2009. 1

Le paradigme de l’énaction aujourd’hui

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  • PLASTIR, 2010/1, 18

    Le paradigme de lnaction aujourdhuiApports et limites dune thorie cognitive rvolutionnaire

    Olivier Penelaud

    Rsum : Il est question ici, de soulever le problme doprationnabilit souvent rencontr par leschercheurs des Sciences Cognitives qui, sduits par le cadre novateur de la thorie de lnaction,ont voulu faire leur, ce paradigme. Pour tenter de comprendre le pourquoi de cette diXcult, nousallons : remonter lorigine du concept, dont on trouve les prmisses dans la thorie de lauto-pose ; analyser son dveloppement, en tudiant les notions spciVques qui le dVnissent ; puis,focaliser notre attention sur les incohrences gnres par sa pleine expression, en pointant notam-ment son diXcile rapport avec le langage et sa dimension symbolique. Nous verrons quune desdiXcults dappropriation de lnaction provient du cadre pistmique dans lequel on se place pourlapprhender. En-eUet, celle-ci convoque un changement paradigmatique, impliquant un change-ment dontologie non-trivial, identiV ici, comme tre la source du problme pos. EnVn, nousmontrerons que le cadre de la Mcanique Quantique, plus particulirement dans sa perspectiveinformationnelle, peut apporter des lments de rponses quant-aux limites voques.Mots clefs : pistmologie, gnosologie, ontologie, relation, boucle, information, dialectique, quan-tique, modlisation, conscience.

    Sommaire :1 Introduction 22 Le vivant comme systme autopotique 23 Une cognition incarne exempte de reprsentation 6

    3.1 La corporit des connaissances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73.2 Circularit, exprience du vcu et renversement phnomnologique . . . . . . . . . . . 10

    4 Cognition sans reprsentation, quid du langage ? 164.1 Pour une perspective nactive du langage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184.2 Sous-dtermination du troisime terme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

    5 Enaction et modles formels 215.1 Pourquoi, malgr tout, une thorie rvolutionnaire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225.2 Mcanique Quantique Informationnelle et thorie cognitive relationnelle . . . . . . . . 26

    6 Conclusion 31Rfrences 33Chercheur (Ph.D) en Psychologie Cognitive & Gnosologie ;B : [email protected] : The Ferrous Way c2009.

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    Imaginer, cest hausser le rel dun ton.G. Bachelard

    1 Introduction

    On sest tous cass les dents sur lnaction ! . Cest en ces termes, le jour de ma soutenance de thse,quun de mes rapporteurs illustrait les problmes dapplicabilit et doprationnabilit gnralementrencontrs par les chercheurs des Sciences Cognitives, voulant appliquer la thorie de lnaction leurcadre exprimental de recherche. Ce constat, plutt rassurant pour un thsard ayant lui-mme perduquelques dents sur le sujet, marque le hiatus persistant entre ladhsion au cadre de lnaction et samise en uvre au sein dun protocole exprimental prcis 1.

    Tout dabord, quest-ce que l naction ? Notion issue de la biologie pour penser la cognition, elleest gnralement prsente comme un paradigme fort pour les Sciences Cognitives, entendant intro-duire une thique dans la dmarche scientiVque, aVn quelle puisse se rconcilier avec lexpriencehumaine et rpondre labsence complte de sens commun dans la dVnition de la cognition jusqu cejour. (Varela, 1989b, p. 90). On le voit, cest un programme novateur pour les sciences de la cognition,o la singularit de lexprience individuelle navait jusque l pas le droit de citer ; au projet ambitieux :nous ouvrir une nouvelle conception de notre rapport au monde et donc, de notre rapport avec nosconnaissances sur ce monde.

    Aussi, aVn tenter de comprendre pourquoi la plupart des travaux inscrits dans ce paradigme se voientgnralement obligs de limiter leur cadre approche nactive de. . . ou perspective nactivede. . . , sans jamais pouvoir aXrmer modle nactif de. . . : nous allons dans un premier temps re-monter lorigine du concept, dont on trouve les prmisses dans la thorie de lautopose (section 2) ;puis, analyser son dveloppement, en tudiant les notions spciVques qui le dVnissent (section 3) ; etfocaliser notre attention sur les incohrences gnres par sa pleine expression, en pointant notammentson diXcile rapport avec le langage (section 4.1) et sa dimension symbolique (section 4.2). Nous ver-rons ensuite, quune des diXcults dappropriation de lnaction provient du cadre pistmique danslequel on se place pour lapprhender. En-eUet, celle-ci convoque un changement paradigmatique, im-pliquant un changement dontologie non-trivial, identiV ici, comme tre la source du problme pos(section 5.1). EnVn, je tenterai de montrer que le cadre de la Mcanique Quantique, plus particulire-ment dans sa perspective informationnelle, peut apporter des lments de rponses quant-aux limitesvoques (section 5.2).

    2 Le vivant comme systme autopotique

    Cest dans les annes soixante, suite sa rencontre avec Humberto Maturana, que Francisco J. Varelasengage dans une thse de biologie sur la rtine des insectes et la perception des couleurs Harvard,encadre par le spcialiste de la vision, Torsten Wiesel 2. Puis, dclinant loUre de postes de recherche,il retourne au Chili en 1970 pour mettre en place une collaboration avec Maturana, de laquelle mergela thorie de lautopose. Le concept dautopose apparat dans larticle de Varela, Maturana et Uribe(1974), publi dans la revue Biosystems, sous lil attentif du cybernticien Heinz Von Frster. Il prendses racines dans la cyberntique et dans la neurophysiologie de la connaissance dveloppes au MIT

    1. En ce qui me concerne : ltude des stratgies de conduite automobile sur autoroute (Penelaud, 2008).2. Reconnu pour ces travaux avec David H. Hubel, avec qui il partage le prix Nobel de mdecine de 1981 pour leur

    dcouverte sur le traitement des informations par le systme visuel.

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    par McCulloch et au BCL (i.e. Biological Computer Laboratory) par Von Frster (Varela, 1996a). Lap-proche autopotique a t redVnie subsquemment et dveloppe sur une priode de prs de sept annes(Maturana 1975, 1978, Maturana et Varela 1980, Varela 1977, 1979). Les deux regroupements dcrits di-ts par Zeleny (1980, 1981) ont tabli de manire dVnitive lessence de cette dmarche de mme que lesdiUrences entre Maturana et Varela quant aux possibilits dextension aux Sciences Sociales. (Biggiero,2003, 6). Cette collaboration cesse en 1987 lorsque Luhmann se rapproche de Maturana alors que Va-rela dveloppe son approche neurophnomnologique de la cognition au travers de lnaction ; cette rupture est nanmoins marque par la publication dEl Arbol del Conocimiento (1994, pour la trad.fr.).

    Maturana et Varela caractrisent le vivant en se dgageant de la posture classique habituellement adop-te en biologie 3, suppose pouvoir tout expliquer en terme de code de programmation et de rplication(i.e. ADN & ARN) et de gntique des populations centre sur lvolution (i.e. reproduction, adaptationet slection naturelle). La thorie de lautopose sous-tend lorganisation du vivant comme expres-sion dun processus autoproducteur, dont le but est dentretenir et de maintenir la cohsion entre :dune part, une structure forme par lensemble des composants physiques dun organisme (i.e. soumis lentropie ou tendance naturelle au dsordre et lquilibration) ; et dautre part, son organisationdVnie par les relations entretenues par ces mmes composants (i.e. relations produisant de la n-guentropie : rsistance au dsordre, cration dinformation, changement dtat par rupture dquilibre,auto-organisation). Ces relations constituent, de manire endogne, la frontire de lorganisme, maisaussi des voisinages topologiques dont les lments de la structure ont besoin pour maintenir les liai-sons qui la dVnisse : Cette dualit organisation/structure constitue la premire instance importante faire apparatre dans la description que nous donnons dun systme. (Varela, 1989a, p. 44). Le conceptdautopose rend compte de la concomitance de ces deux proprits :

    Un systme autopotique est organis comme un rseau de processus de production de composantsqui (a) rgnrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le rseau qui lesa produits, et qui (b) constituent le systme en tant quunit concrte dans lespace o il existe, enspcifiant le domaine topologique o il se ralise comme rseau. (Varela et al., 1974, p. 188)

    Linvariant organisationnel de ce rseau reprsente et garantit lidentit du systme comme un tout,une unit. Lorganisation particulire du systme vivant, c.--d. les relations et processus entretenusentre composants physiques, en assure la rgnration, et maintient un espace physique dlimit parune frontire dynamique : sa clture oprationnelle. Un systme autopotique engendre et spciVecontinuellement la production de ses composants, et se maintient comme une organisation topologi-quement dlimite, par une frontire ragissant aux perturbations externes, en les compensant. CettedVnition sapplique tous les systmes vivants, commencer par le plus simple dentre eux, c.--d.lorganisme unicellulaire telle, la bactrie. Lautopose correspond ce qui est maintenu par la celluleau plan du fonctionnement dynamique et pas seulement au plan de ses composants. La stabilit ouhomostasie nest pas tant dans les lments que dans les relations qui permettent de les produire et deles dlimiter, de sorte quelle est issue dun processus rtroactif :

    Lide dautopose sappuie sur lide dhomostasie et la dveloppe dans deux directions impor-tantes. Dune part, en transformant toutes les rfrences de lhomostasie en rfrences internesau systme lui-mme. Dautre part, en affirmant que lidentit du systme, que nous apprhendonscomme une unit concrte, provient de linterdpendance des processus. Ces systmes produisentleur identit ; ils se distinguent eux-mmes de leur environnement : cest pourquoi nous les nom-mons autopotiques, du grec autos (soi) et poiein (produire). (Varela, 1989a, p. 45)

    3. Dont lidologie est porte par Le hasard et la ncessit (Monod, 1970).

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    Un rseau autopotique est la fois ferm et ouvert. Comme chaque composant est produit par lesautres composants du rseau, le systme entier est clos sur le plan de lorganisation. Cependant, ilest ouvert par rapport lenvironnement, assurant la circulation dnergie et de matire ncessairesau maintien de son organisation et la rgnration continuelle de sa structure. Un systme vivant,quil sagisse dune cellule, dun organisme multicellulaire, ou dun systme social simple 4 (ces troisniveaux dordre du systme reprsentent sa complexit), est qualiV en tant que systme ouvert/ferm partir de lide dautonomie. Elle soppose lhtronomie des systmes physiques inertes dits alorsallopotiques dont les transformations, pour leur volution, ncessitent lintervention dune causeextrieure (e.g. machine ou automate). Un systme autopotique au contraire se dVni par lexpressionde quatre proprits :

    1. il est autonome : ses changements sont subordonns au maintien de sa propre structure, son fonc-tionnement est auto-producteur, il produit ce quil est ;

    2. il exprime une individualit par le maintien de son invariance organisationnelle, il produit qui ilest ;

    3. il procde dune unit dlimite par sa clture oprationnelle, la frontire spciVe par son fonc-tionnement et son rapport lenvironnement ;

    4. les systmes autopotiques peuvent tre compris comme un assemblage de systmes allopotiquesselon que lobservateur analyse les lments du tout, partir de rponses mises en uvre suite des perturbations.

    On retrouve, chez Maturana et Varela, en dVnissant le vivant par lautopose, un quivalent de ladmarche piagtienne, c.--d. une prdilection pour le dveloppement ontogntique comme perdura-tion dune identit (i.e. transmission dune hrdit), relguant sur un plan secondaire reproductionsexue et volution phylogntique. Lautopose se prsente comme processus contribuant lontoge-nse dun organisme donn : il participe lhistoire de sa transformation structurelle en tant quunitvivante. Pour Varela : Lontogense dun systme vivant est lhistoire de la conservation de son identitpar la perptuation de son autopose dans lespace matriel. (1989a, p. 63). La communication entrele systme et son environnement le couplage , se fait par des interactions au niveau des lments,lesquelles produisent une slection continue au sein des structures possibles du systme (ibid., p. 64)subordonne au maintien de la topologie de lorganisme. Ce qui prime est moins lespce que l au-toconservation individuelle (ibid., p. 52) qui la rend possible, c.--d. lautoconservation dune unitdont lorganisation demeure invariante dans le temps. Varela propose de considrer que le propre detout organisme vivant consiste sauto-constituer dans son rapport son monde ; produire sa cltureoprationnelle dans laction mme par laquelle il conVgure son monde : la contrainte est donc double etsimultane par laquelle lorganisme sadapte son milieu et se le donne, en se dcidant lui-mme danscette action. Ds lors, il ya co-constitution du vivant et de son monde, sans quaucune ralit subsistante(ni celle de lorganisme vivant, ni celle du monde) nen soit le pralable. (Sebbah, 2004, p. 173). Le sys-tme autopotique est pralable la reproduction qui exige une unit reproduire, qui elle-mme estpralable lvolution comme transformation intervenant dans la reproduction. Le self des systmesvivants est donc comprendre comme une unit autopotique qui se perptue.

    Lautonomie des systmes autopotiques, ne doit donc pas tre entendue comme une autarcie, ni treconfondue avec un solipsisme 5 car au travers de lautopose, lorganisme, en mme temps quil se

    4. Fait rfrence aux animaux sociaux et ne stend pas jusqu la notion de culture. Maturana et Varela taient en dsac-cord sur lautonomie relative aux systmes sociaux, impliquant daccorder une certaine forme de conscience aux systmessociaux humains, lopposition nature vs. culture est donc ici, juge non pertinente.

    5. De nombreuses confusions en Philosophie des Sciences proviennent du fait quon sattache prserver simultanmentle mcanicisme et le matrialisme, par crainte de lidalisme, lui-mme confondu avec le solipsisme (i.e. lidalisme subjectif).

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    spciVe, spciVe son environnement, il nest donc jamais coup du monde : ils co-adviennent simul-tanment, relis lun lautre par leur couplage structurel. En dautres termes, lorganisme appartientau monde car il est compos des mmes lments et soumis aux mmes principes et contraintes que lui(i.e. aux constantes universelles et lentropie) ; de plus, il se dtache de ce qui devient son arrire-plan,par limprgnation ou lexpression dun processus producteur, lui donnant son autonomie organisation-nelle et assurant une lutte du moins pour un temps contre une part des principes et contraintes dece monde. De cette distanciation merge le soi , quil faut comprendre depuis deux termes anglais :self-regulation, autorgulation, et self-law, loi-propre. Le soi nest pas un cogito dVni par la pense,ni un sujet transcendantal qui accompagne toutes les reprsentations du sujet, ni un ego consti-tutif, mais le produit dune sparation avec ce qui devient le non-soi, plus proche du Dasein 6 jetau monde de Heidegger, toujours en rapport avec son milieu, ou du Je anonyme de Merleau-Ponty,oprant et se dVnissant dans ses oprations, ou encore : un chaos, une marmite pleine dmotionsbouillantes (Freud, 1932, cit par Donnadieu, 2002, p. 5), tel le a freudien 7 : pulsion primitive. Ceprocessus de singularisation, ou encore lexpression de cette intentionnalit, porte le sceau de la Vie,son origine est un mystre et elle ne peut que se transmettre :

    Au cours de lontogense, la faon dont est ralise lautopose dune unit donne peut se trans-former en raison mme de linvariance de lorganisation autopotique ; mais il est ncessaire quecette transformation se fasse sans perte didentit, travers une autopose ininterrompue. (Varela,op. cit., p. 63)

    On en trouve des exemples dans les processus de reproduction cellulaire tels que la mitose (i.e. reproduc-tion quasi-identique par scission, peu volutive mais eXcace dans le maintien dune structure) o lonassiste une vritable transition de phase, une bifurcation du systme ou encore, une catastrophe :dune unit, sen extraient deux nouvelles qui, par la mme, acquirent et dclarent leur autonomie ;ainsi que, plus complexe, dans la miose (i.e. production de gamtes pour la reproduction sexue, lebrassage gntique favorise la disparit, lexpression et la slection de certains gnes), projet, par larduction et le leg dune partie du patrimoine, dune reconstitution, dans la gense dun nouvel tre la fois identique et diUrent, dtermin par, et dterminant son identit. Lautopose diUre de lap-proche volutionniste nodarwinienne dominante, essentiellement rgule par le principe externalistede slection naturelle (i.e. contingence et raison suXsante), et de lapproche internaliste mcaniciste(i.e. de rduction cartsienne) qui analyse tout organisme partir de ses ractions physico-chimiques(le pas quantique semblant encore diXcile franchir). Ici, nous avons une forme de vitalisme pro-cessuel, sautoproduisant et se ralisant dune part, au sein de lorganisme, dans la cohsion entre lastructure et son organisation topologique (i.e. ses relations fonctionnelles) et, dautre part, au sein dumonde, dans la cohsion et les changes entre lorganisme et son environnement. Le vivant, au traversde lautopose, sexprime la fois comme un but et comme un processus dautoreproduction ou en-core, de conservation, voire de prservation. Une des consquences les plus intressantes, dun pointde vue gnosologique 8, est quen spciVant en partie la vie (cf. sur le rapport : autopose + cog-nition = vie, Bitbol & Luisi, 2004), lautopose, mme si elle nentend pas rpondre la question de

    6. Lexistence humaine (Varela, Thomson & Rosch, 1993, p.48).7. Freud dVnit le a ainsi : Nous donnons la plus ancienne de ces provinces ou instances psychiques le nom de a ; son

    contenu comprend tout ce que ltre apporte en naissant, tout ce qui a t constitutionnellement dtermin, donc avant tout, lespulsions manes de lorganisation somatique et qui trouvent dans le a, sous des formes qui nous restent inconnues, un premiermode dexpression psychique. (Abrg de psychanalyse, 1938).

    8. La Gnosologie traite des fondements, des modes et de la valeur de la connaissance. Elle dsigne, de manire neutre,un ensemble de thses portant sur la connaissance humaine, et se prsente comme un axe transversal autour duquel serassemblent textes et auteurs htrognes, permettant didentiVer un souci thorique commun des perspectives diUrentes.Elle nomme ainsi lobjet problmatique commun au Thtte de Platon, aux Mditations mtaphysiques de Descartes, laCritique de la raison pure de Kant et lIde de la phnomnologie de Husserl. Elle se distingue de la critique, en ce sens quelle

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    lorigine (cf. sur le sujet Bitbol, 2004b), la prsente comme un processus normal : expression naturelledune distanciation soi/non-soi, peut-tre expression de lessence du Vivant.

    EnVn, lunit du systme ne passe pas par la reprsentation dun tout garantir, point sur lequel bu-taient prcisment les thories gntiques piagtiennes, celle-ci nest en eUet quune consquence pro-duite par le discours explicatif extrieur de lobservateur, unit autopotique observant une autre unitautopotique. De lintrieur, il est impossible de distinguer ce qui vient de lenvironnement, de ce quivient du systme lui-mme. Les deux sources de perturbations se nouent et forment une unique on-togense . Au centre de ces deux Wux, dans leur interpntration, se forme une conscience : le soi.Lautopose se spare de lobjectivisme raliste de la thorie du traitement de linformation, enfermedans ses problmes dinput et doutput (cf. pour une critique de la gnralisation de la thorie de Shan-non : Lafouge, 2003). Ici, linformation nest pas un objet externe, prformat, analys par lorganisme,mais est labore, construite, produit du couplage structurel soi/monde. La notion dentit interfaciale(Bitbol, 2004a), entre sujet et objet, devient alors plus apte dcrire la bi-dimensionnalit intrinsque celle din-formation : sa bipolarit. Celle-ci na plus besoin dtre reprsente puisquelle est prsenteau sujet, dans le Wux conscient, immdiat et ininterrompu de ses changes mtaboliques avec le monde,celui-l mme de sa propre distanciation soi/non-soi. Lattention nest plus porte ni sur le sujet ni surlobjet, considrs comme initialement et simultanment co-prsents, mais sur le processus qui les lie.De ce processus merge une information la fois organise et organisante qui amliore la connecti-vit entre lorganisme et son monde : linterface, des relations sont cres ; voluer, veut alors dire :dvelopper son rapport au monde.

    Il faut prciser, que dans lesprit de la cyberntique des annes quatre vingts, les systmes autopo-tiques sont penss comme des machines, plus vivantes que les automates de Descartes, elles sontaussi moins abstraites que la MED (i.e. Machine tats Discrets) de Turing ou que les systmes deVon BertalanUy : elles sadaptent, voluent et sorganisent. Sur un plan conceptuel, lensemble dessystmes autopotiques contient le sous-ensemble des systmes vivants naturels, il contient aussi lesous-ensemble des systmes vivants artiVciels tels que les automates cellulaires (i.e. comme bauche dumodle). On devine l, le projet de la modlisation dune conscience, dun soi ou encore dun self, aussisimple, primitif vgtatif mme soit-il. Ce processus dmergence ouvre alors, dans la dimensionplus psychologique mais nanmoins naturalisante de la neurophnomnologie, sur ce que Varela appellnaction, c.--d. sur une cognition incarne (Varela et al., 1993) et sans reprsentation (Varela,1989b). Prsente comme une alternative aux thories computo-symboliques et noconnexionnistes,cette approche de la cognition entend revenir aux racines biologiques de la connaissance.

    3 Une cognition incarne exempte de reprsentation

    Cest en 1973, la suite du coup dtat militaire de Pinochet, que Varela sexile aux Etats-Unis, jus-quen 1985, date laquelle il regagne le Chili. Un an plus tard, il prend ses fonctions de chercheur Paris, lInstitut des Neurosciences et devient membre du CREA (i.e. Centre de Recherche en pis-tmologie Applique). Lorsquil obtient son poste de directeur de recherche au CNRS, ses travauxsorientent vers les neurosciences, sur le thme de la cognition comme cognition incarne (ou embodiedcognition), depuis la perspective biologique de la dynamique des ensembles neuronaux dveloppe auLENA (i.e. Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Imagerie Crbrale). A partir de la critique desthses computo-symboliques qui, autour de Fodor et Chomsky, dVnissent lesprit comme un systmede rgles formelles et, noconnexionnistes qui, autour de Smolensky, Minsky ou JackendoU, dVnissent

    ne cherche pas dterminer systmatiquement, de lintrieur, les limites du pouvoir de connatre, mais dcrire aussi, delextrieur, les processus dacquisition et dlaboration de la connaissance.

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    la cognition comme lmergence globale dune proprit issue de linteraction de groupes neuronauxexprimant des proprits locales simples (telle une socit de lesprit ), Varela se spare se distan-cie de larrire plan reprsentationaliste des Sciences Cognitives orthodoxes, celui de la cognition vuecomme systme de traitement de linformation (Chamak, 2004 ; Peschard, 2004 ; Sebbah, 2004 ; Varela,1989b). Dans la continuit des thses ontogntiques, immanentes lautopose des systmes vivantset, empruntant la dmarche phnomnologique de Merleau-Ponty, procdant toutefois un renver-sement de celle-ci (Sebbah, op. cit.), il propose de voir la cognition comme action de faire merger lafois le monde et le sujet :

    Nous proposons le terme dnaction [de langlais to enact : susciter, faire advenir, faire merger],dans le but de souligner la conviction croissante selon laquelle la cognition, loin dtre la repr-sentation dun monde prdonn, est lavnement conjoint dun monde et dun esprit partir delhistoire des divers actions quaccomplit un tre dans le monde. (Varela et al., 1993, p. 35)

    3.1 La corporit des connaissances

    La thse computo-symbolique vacue deux questionnements, pourtant intuitivement essentiels lors-quil sagit de simplement donner un sens la question de la connaissance : celui de lancrage dans lerel des symboles sur lesquels les calculs sont raliss et, celui de savoir ce que signiVe sauto-aUecter entant que sujet connaissant. De ce point de vue, le problme nest pas la mise en question de lide dunsoi qui contiendrait tous les vnements cognitifs mais laXrmation que le soi, la conscience de soi, nestpas ncessaire pour la cognition (Peschard, op. cit.). Le connexionnisme, en revanche, se constitue sur sacapacit, sinon les rsoudre, les poser : prenant appui, non sur la mtaphore de lordinateur, mais surcelle du cerveau, il dcrit la construction des connaissances comme un processus dmergence par auto-organisation : Le gain le plus considrable de cette approche est, selon Varela, quelle ruine la positionde toute subjectivit substantielle : des comportements intelligents peuvent merger sans quil soit besoinde les rfrer un quelconque ple de centration qui leur prexisterait comme leur fondement (ce seraitle meilleur moyen de les rendre inintelligibles). La limite essentielle du connexionnisme consiste, toujoursselon Varela (1989b), en ce que sil russit se dbarrasser de tout soi substantiel, il continue de conce-voir la connaissance comme reprsentation dune ralit extrieure tenant son fondement en elle-mme : ilcontinue donc dtre pris dans les apories irrductibles de la conVguration classique de la problmatique dela connaissance. (Sebbah, op. cit., p. 173). Cest cette dernire limitation (i.e. lliminativisme, rduisantla conscience un artefact) que le paradigme varlien entend dpasser.

    Sur les pas de Piaget aUrontant le dbat de linn et de lacquis tentant de dpasser celui de linnisme oude lempirisme, Varela refuse la posture exclusive dune position idaliste ou raliste du monde : pas detranscendantal ni dempirique mais un entre-deux, celui dune voie moyenne . Les questionnementssuscits acquirent alors le statut de faux problmes ds lors que lon montre, comme le fait Varela,que vivre en ce que le vivre est le plus originaire cest dj comprendre son monde, le connatre, aufond, se le donner. Et sil ny a de vivre que dans lagir (que dans le mouvement vers le monde), alors levivre et laction sont dj connaissance (ou du moins perception). (ibid., p. 173). Selon le paradigme delnaction : le vivant se constitue dans son vivre, qui est un agir, de telle manire que toute action endirection de son environnement le constitue en retour mme son corps, puisque, de la mme manire quevivre cest dj connatre, il ny a pas lieu de distinguer la conscience du corps : cette dernire est toujoursdj incarne ; la chair est prcisment ce qui naura jamais t spar entre corps et esprit. (ibid., p. 174).La cognition est propose comme action incarne dpendante de lactivit et de lexprience du sujet :

    Par le mot incarn, nous voulons souligner deux points : tout dabord, la cognition dpend des typesdexprience qui dcoulent du fait davoir un corps dot de diverses capacits sensori-motrices ; en

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    second lieu, ces capacits individuelles sensori-motrices sinscrivent elles-mmes dans un contextebiologique, psychologique et culturel plus large. (Varela et al., op. cit., p. 234)

    Point de vue renforant et compltant, ce qui tait dclar au pralable :

    Le point central de cette orientation non objectiviste est lide que la connaissance est le rsultatdune interprtation permanente qui merge de nos capacits de comprhension. Ces capacitssenracinent dans les structures de notre corporit biologique, mais elles sont vcues et prouves lintrieur dun domaine daction consensuelle et dhistoire culturelle. (ibid., p. 211)

    Cette remise en cause fondamentale, mancipe le sujet dune reprsentation en tant quobjet renvoyant un rfrent dans le monde externe. On passe de la notion de couplage structurel du systme auto-potique avec le monde, lide de spciVcation mutuelle qui permet de ngocier une voie moyenneentre le Scylla de la cognition envisage comme reconstitution dun monde extrieur prdonn (ralisme)et le Charybde de la cognition conue comme projection dun monde intrieur prdonn (idalisme). Cesextrmes prennent tous deux la reprsentation pour notion centrale : dans le premier cas, la reprsentationest utilise pour reconstituer ce qui est extrieur ; dans le second, elle est utilise pour projeter ce qui estintrieur. (ibid., p. 234). Lintention aXrme est de contourner entirement cette gographie logiquede lintrieur contre lextrieur en tudiant la cognition non comme reconstitution ou projection, maiscomme action incarne. (ibidem). Lindividu agit directement dans le monde de son exprience. Il napas besoin de reprsenter le monde, puisquil agit dans un monde quil construit par son activit : Dslors que le sujet et lobjet ne sont plus les deux rgions fondamentales de ltre ayant chacune le statismede la substance, alors lacte de connaissance ne peut plus tre lui-mme pens comme simple reprsenta-tion image mentale du second dans le premier. (Sebbah, op. cit., p. 172). Par la voie de lacte, lemonde et le sujet, mergent en mme temps, si bien que ce qui se prsente au sujet, ce qui est nact,est directement rfrant : La connaissance ne prexiste pas en un seul lieu ou en une forme singulire ;elle est chaque fois nacte dans des situations particulires. (Varela et al., op. cit., p. 243) : chaque foisrecommence en gardant toutefois, lide dune progression des choses.

    Cest en se rfrant ses travaux sur la perception des couleurs 9 que Varela dveloppe le conceptdnaction. A partir de ltude de diUrents systmes visuels de vertbrs, et surtout de leur systmechromatique propre, il montre que la sensation de couleur nest pas entirement donne par le mondephysique mais dpend, aussi, des mcanismes de perception mmes et qu chaque systme, corres-pond un type de monde nact (un Umwelt ou monde propre). Il ny a pas une dpendance totale entrelnergie physique mesure et la couleur perue ; dans cette perspective, le modle newtonien de dis-persion de la lumire, ne suXt plus expliquer le phnomne de la couleur. La perception est fonctionde lexprience sensori-motrice du sujet dans lenvironnement. Il y a interaction permanente entre cetteperception et dautres perceptions, et aussi entre laction du sujet et ses percepts. Les sous rseaux neu-ronaux correspondants cooprent et entrent en cohrence pour former des schmes sensori-moteurs.La perception du monde nest donc pas une simple copie mais bien plutt un systme dinterfaagecomplexe. Ce qui vaut pour la couleur peut tre facilement transpos lespace. Les perceptions delespace sont en interaction permanente avec dautres perceptions (telles que la lumire, les couleurs,les frontires, les bords. . .) mais aussi dans chaque action motrice. Lespace et notre comprhension spa-tiale nont pas de fondement en dehors de lexprience sensori-motrice. Cette conception trs Vne desinteractions entre perception et motricit renvoie lide selon laquelle les activits sensorielles et lesactivits motrices se provoquent rciproquement : La perception et laction, le perceptif et le moteur sontlis en tant que motifs mergents qui se slectionnent mutuellement. (ibid., p. 220). Il ny a pas de per-ception en dehors daction par le corps et rciproquement. Il ny a pas de perception passive, tout acte

    9. Cf. Varela et al. (1993, pp. 213-232 & pp. 243-248).

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    perceptif est un acte cognitif et peut tre compris comme acte de stabilisation du couplage structurel.Lespace ne peut tre vu et compris comme une tendue cohrente sans tre en mme temps agi, habitpar notre corps. Et mesure que les actions changent, la perception du monde fait de mme. (ibid.,pp. 222-223). La structure sensori-motrice, qui merge de laction, spciVe la fois le monde et le sujet :

    Dans la mesure o ces situations locales se transforment constamment la suite de lactivit mmedu sujet percevant, le point de rfrence ncessaire pour comprendre la perception nest plus unmonde prdonn, indpendant du sujet de la perception, mais la structure sensori-motrice du sujet(la manire dont le systme nerveux relie les surfaces sensorielles et motrices). Cest cette structure la faon dont le sujet percevant est inscrit dans un corps , plutt quun monde prtabli, quidtermine comment le sujet peut agir et tre modul par les vnements de lenvironnement. (ibid.,p. 235)

    Organisme Environnement

    Sensation

    Action

    Fig. 1 Interactions entre lorganisme et son environnement propre

    Lnaction se compose de deux points : (1) la perception consiste en une action guide par la percep-tion. (ibid., p. 234), le monde environnant est faonn par lorganisme autant que celui-ci est faonnpar le monde, ce qui signiVe, par exemple, que lodorat et la vision sont des manires cratives dnac-ter des signiVcations, et non de simples rcepteurs sensoriels ; (2) les structures cognitives mergent deschmes sensori-moteurs rcurrents qui permettent laction dtre guide par la perception. (ibidem),elles ne sont pas prdonnes : pas da priori, pas de syntaxe formelle rgissant nos faons de catgoriserles lments du monde. La catgorisation (e.g. le fait quil y ait du rouge, du vert, du blanc, etc.) mergedu couplage structurel avec lenvironnement dans laction (cf. Fig. 1). Ainsi, ce sont les travaux deneurophysiologie de la vision qui montrent en dernire instance la non pertinence quil yaurait poserune ralit objet de la perception indpendante de et prexistante la perception sans que cela ninvite se replier sur un sujet intgralement constructeur de sa ralit : le vu et lorganisme voyant co-mergentsimultanment au lieu du toujours dj de la circularit action/perception. (Sebbah, op. cit., p. 178). Lavision est donc bien plus quune opration de pense : cest une approche, une ouverture sur le mondeet dans le monde. Nous voyons au milieu du monde parce que notre esprit est autant dans le mondeque le monde est dans celui-ci, par le Wux constant de leur codtermination et de leur recommencementperptuel, c.--d. : leur naction.

    Lnaction est assez proche de la pense opratoire piagtienne, comme lui, Varela met en troites re-lations, actions sensori-motrices et cognition. Mais, tandis que Piaget pense le cognitif subordonn aubiologique, Varela inspir de la Phnomnologie 10 de Merleau-Ponty (1942, cit par Varela et al., op.cit.), les conoit comme coextensifs : lorganisme donne forme son environnement en mme tempsquil est faonn par lui. (ibid., p. 236). Les penses de Merleau-Ponty et de Varela se rejoignent sur lanotion dincarnation et sur lide de l tre au monde et de son irrductibilit une origine, quelle

    10. Dans son avant-propos La phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty dveloppe ce quest la phnomnologieainsi que ce quil appelle la rduction eidtique , en sappuyant sur les travaux de Husserl : La phnomnologie, cestltude des essences. (Merleau-Ponty, 1945, p. 1, cit par Humeau, 2004, p. 2). Elle replace les essences dans la facticit, danslexistence, et tente de revenir aux faits, en considrant que le monde est toujours dj-l et que, cest prcisment ce contactperdu avec le monde, quelle entend renouer.

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    quelle soit. Tous deux considrent les sujets comme des sujets de chair avant tout, c.--d. ayant uncorps concret et sensible. Selon Merleau-Ponty, lespace est indispensable tout tre car tout tre esttre situ. Dans le modle varlien, ds lors quil y a vie, il y a cognition, ds lors quil y a corps, il y aconnaissance. Varela conoit ainsi la pense comme incarne, c.--d. comme indissociable de la chair quihabite le corps. En dveloppant une corporit de la connaissance, il tente de joindre lapproche phno-mnologique de la conscience aux modles des Sciences Cognitives. Son projet est alors de construireune passerelle entre lesprit selon la science et lesprit selon lexprience vcue. (ibid., p. 21). En dVnitive, Le paradigme de lnaction donne donc accs une voie moyenne, selon laquelle ce qui est premier, cenest ni le sujet ni lobjet, mais la relation dynamique dans laquelle ils se spciVent mutuellement toujoursdj. Ds lors, non seulement le sujet substantiel et lobjet substantiel sont tout deux dtromps dans leurprtentions rivales la fondation, mais lide mme de substance est dfaite au proVt de celle de processus,de relation dynamique. Et ce qui a t tabli au niveau ontologique vaut du mme mouvement au niveaugnosologique : une voie moyenne entre idalisme et ralisme a t trouve. (Sebbah, op. cit., p. 174).

    3.2 Circularit, exprience du vcu et renversement phnomnologique

    La dmarche de Varela, quant sa pratique des Sciences Cognitives, consiste en le respect dune doublecontrainte :

    1. la rduction phnomnologique 11, ou poch (en grec pokhein : suspension) : consiste sus-pendre le jugement et ne porter dattention quaux purs phnomnes 12 de la conscience ; ellene doit pas tre considre comme une opration logique exige par les conditions dun problmethorique mais, comme une dmarche donnant un accs un mode nouveau de lexistence : parcette mise entre parenthses , le monde environnant nest plus simplement existant maisphnomne dexistence (Lyotard, 1954) ;

    2. une redVnition des Sciences Cognitives mais de lintrieur, pour tre mieux rvles en leurvrit. (Sebbah, op. cit., p. 170), par labandon de tout objectivisme, que celui-ci soit internalisteou externaliste (i.e. idaliste ou raliste).

    Le respect de cette double contrainte implique latteinte dune limite, c.--d. un point o la contradiction lexclusion rciproque des deux contraintes , se fait sentir et provoque soit la cession sur lunedentre-elles ; soit, tout simplement, larrt du processus : Car ce qui est en jeu, ce nest rien dautreque la frontire entre dun cot, un type de dvoilement du rel, celui produit par une dmarche et uneexigence quon qualiVera de scientiVque, et de lautre, un autre type de dvoilement du rel, celui qui estprcisment produit par une dmarche quon pourra qualiVer de philosophique et que la phnomnologie,au dbut du vingtime sicle, stait propose de ractiver. (ibidem).

    En adoptant la perspective merleau-pontienne, Varela nous invite considrer le corps comme unestructure la fois physique et vcue, extrieure et intrieure, biologique et phnomnologique : nouscirculons entre deux aspects de notre corporit. Nous nous trouvons dans un monde, nous rWchis-sons sur un monde qui nest pas donn, mais vcu. Nous sommes dans un monde qui semble avoir tl, avant que la rWexion ne commence, mais ce monde nous est pourtant intimement li : la recon-naissance de ce cercle ouvre un espace entre soi et le monde, il rvle un entre-deux ou encore, unevoie moyenne. Les relations dinclusion nont ici plus aucun sens, dans la mesure o le corps habite

    11. Inspire de la rduction cartsienne, elle se spare de celle-ci en ce sens quelle ne mne pas, par lentremise du doute, la ngation de la ralit, ce que critique explicitement Husserl chez Descartes.

    12. Lorsquon peroit un objet, plutt que de se concentrer sur lobjet comme une substance extrieure soi et de le sparerde son tre propre, lpoch consiste au contraire prendre simplement conscience de ce qui apparat dans la conscience. Laphnomnalit elle-mme. La dmarche rejoint alors ce qui est expriment dans certaines mditations bouddhiques.

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    lesprit comme lesprit habite le corps : Cet habitat singulier possde cette capacit se retourner, lamanire de certaines Vgures topologiques 13. (Humeau, 2004, p. 2). La rWexion est rWexion sur un irr-Wchi (ou prrWchi), en tant que telle, elle est vnement spciVque et objet des Sciences Cognitives.Celles-ci doivent donc tenir compte de cette incontournable rWexivit : chaque comportement cor-respond une structure dans le cerveau, et rciproquement une modiVcation de cette structure modiVele comportement, mais cette interdpendance dcrite par le scientiVque a lieu au cur de sa proprestructure cognitive, qui se trouve elle-mme dans un horizon de croyances et de pratiques qui inter-agit avec elle. Postuler cet horizon est aussi une activit accomplie par ltre vivant que je suis, doudune certaine corporit, inscrit ici et maintenant dans une situation singulire. Cet ensemble de sp-ciVcations rciproques, nous invite revenir incessamment notre particularit, il rend inadquats lesprsupposs dun observateur dsincarn, comme dun monde qui nexisterait que dans lesprit. Unenouvelle conception des choses soUre alors nous : celle de faire lexprience lucide et sereine de ceque la conscience et le monde se co-constituent en un mouvement circulaire, dans un geste quon pourraitqualiVer dhermneutique, puisquil ne serait pas simple description dune ralit pralablement subsis-tante. (Sebbah, op. cit., p. 172) : lacte cognitif est un acte cratif.

    Toutefois, la perspective phnomnologique a ses limites : en soUrant comme une activit postrieureaux faits , elle perd une grande partie de la richesse de lexprience. Son fondateur, Husserl, proposaitdtudier la structure dintentionnalit 14 de lexprience sans aucune rfrence du monde factuel etempirique. Cette procdure de mise en suspens, lpoch, participe encore dune sorte de cartsianismemoderne qui ignore laspect consensuel des termes utiliss (cf. le problme de lgitimit des termes debase, comme chez Wittgenstein) et la dimension corporelle et immdiate de lexprience. Il sest donctrouv dans limpasse dun mouvement purement thorique et non pragmatique vers lexprience :la phnomnologie est la fois intrieure au monde (i.e. toute thorie prsuppose le monde vcu)et extrieure au monde (i.e. seule la phnomnologie peut retracer la gense du monde vcu dans laconscience). On ne se situe jamais hors de lexprience pour en parler. Pour Merleau-Ponty, conscientde cette tche circulaire, lexploration des moments constitutifs de lexprience, au cur de la tradi-tion phnomnologique, explique certes notre existence concrte inscrite dans un corps, mais venanttoujours aprs les faits, elle reste une activit thorique postrieure qui ne peut restituer de manireexhaustive la richesse de lexprience (Varela et al., op. cit.). Ils se confrontent donc au mme problmeque les tenants de lexternalisme de la psychologie situ/distribue : cet a posteriori est une reconstruc-tion circonstancielle visant prendre lexprience du sujet pour objet de rWexion, aprs son vcu 15,elle ne peut donc tre lexprience incarne elle-mme 16 :

    Lide qui conduit la rflexion phnomnologique est que la pense peut tre pense. Et la mmerserve est adresse par les promoteurs de lnaction la phnomnologie de lexprience dvelop-pe par Merleau-Ponty. Celui-ci souligne bien lincarnation de lexprience humaine, mais dunefaon encore trop thorique, trop distancie. Mme si Merleau-Ponty a tent de saisir limmdiatetde notre exprience immdiate, crivent Varela et al., et sil a reproch la science et la phnom-

    13. Anneau de Mobius ou bouteille de Klein dont on ne connat pas de sparation entre intrieur et extrieur, on penseraaussi la thorie des nuds de la topologie lacanienne.

    14. Le thme phnomnologique de lintentionnalit veut se donner les moyens de rsoudre lnigme en montrant que leproblme tait en fait mal pos : ce nest qu partir du moment o lon sinstalle demble dans lopposition entre un dedanset un dehors considrs comme deux rgions ontologiquement spares, et structurant ltre toujours dj, que le problmeest insoluble. Dvoiler lintentionnalit comme toujours dj et originairement transcendance immanente court-circuite leproblme sa racine : il ny a pas se demander comment je puis sortir de moi pour me porter vers le monde extrieur, nicomment faire entrer en moi la ralit extrieure comme telle : je ne suis rien dautre que lacte mme de me porter vers ceque je me donne, pour ainsi dire une Wche comme telle immanente elle-mme, et le monde nest rien dautre que ce que jeme donne, que le corrlat de lacte. (Sebbah, op. cit., p. 171).

    15. On pourra se reporter lapproche psycho-phnomnologique dveloppe par Vermersch (1999).16. On se reportera la rfrence de Varela et al. (1993, p. 59) la clbre chauve-souris de Nagel.

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    nologie de vouloir expliquer notre existence, our concrete, embodied existence in a manner thatwas always after the fact, son discours est toujours un discours sur lexprience, qui vient aprslexprience, qui ne peut pas rendre compte de lexprience vcue elle-mme, dans son immdia-tet, dans le prsent de sa ralisation. La phnomnologie est reste prise dans une posture quiutilise labstraction et le raisonnement thorique, dans la continuit de la tradition philosophiqueoccidentale. (Peschard, 2004, p. 282)

    Dans la mesure o les phnomnologues considrent que le monde est dj-l , il ne sagit paspour eux de reconstruire le rel pour le connatre (Humeau, op. cit.). La phnomnologie consiste rveiller lexprience du monde, exprience qui prcde la connaissance (i.e. le prrWchi). Son objetne consiste pas refaire le monde, mais prendre conscience des liens premiers qui nous lient notremonde. Il apparat ainsi, que la posture phnomnologique diUre de la posture constructiviste. Leconstructivisme sattache saisir la connaissance et la cherche non pas dans le monde, mais dans lapense du chercheur : sur les pas de Bachelard ou Valry, connatre cest faire, cest construire, cestcrer (Le Moigne, 1987, 1995). La connaissance organise et organisante sorigine dans sa pense. Parexemple, pour Ricur, la phnomnologie se consacre constituer la ralit et constituer nest pointconstruire, encore moins crer, mais dplier les vises de conscience confondues dans la saisie naturelle,irrWchie, nave dune chose. (Ricur, 1986, p. 15, cit par Humeau, op. cit., p. 2). Elle tente de retrouverles essences dans lexprience du monde. De ce point de vue, la connaissance scientiVque est seconde.Quant au savoir, celui qui nous est vident et partag, il est premier et fond sur lexprience dans lemonde. Il ny a pas la pense dun ct et le monde de lautre mais coexistence de lun et de lautre.

    Du thme husserlien de la constitution aux ambiguts et aux apories vraisemblablement irrduc-tibles , Sebbah nous invite retenir ceci : il signiVe que du mme mouvement que la conscience nepeut plus tre tenue pour une substance statique, et que le monde nest pas dabord et toujours dj objet,mais constitu en son sens dtre, alors, du point de vue gnosologique, la relation de lun lautre doittre pense comme un travail actif qui na nul pralable (ni la conscience qui en serait le sujet, ni le Mondequi lattendrait dj). La conscience nest nulle part ailleurs quen son uvre de constitution intentionnelleet lobjet est son corrlat, en un sens son simultan. Elle nest ni le miroir dun objet prexistant, ni lemilieu de construction de lobjet par un sujet qui prexisterait au processus. Du mme coup il faut remar-quer du point de vue du sujet, cela na plus de sens, ontologiquement, de sparer la conscience du corps,ni gnosologiquement, de sparer une pense thortique pure dune perception sensible dvalue par soncaractre confus : lintentionnalit est toujours incarne. (Sebbah, op. cit., p. 172). Lide la plus forteque nous soulignons, est que selon cette approche, mme la pense la plus abstraite, conceptuelle laplus pure 17 est charge dintentionnalit : elle sinscrit dans un parcours dont la lecture ramne, ttou tard, la ralit, ou du moins son rle dans un rapport la ralit, il suXt gnralement pour cela,den interroger les fondements.

    La phnomnologie revendique par Varela, se caractrise par sa mise en uvre, sa dimension opra-toire, procdurale ou performative (i.e. sa praxis), plutt que par sa systmatique thorique interne, savise de connaissance et de justiVcation apriorique et apodictique 18 des connaissances. Elle nest pastranscendantale, au sens quelle ne sinscrit pas dans la tradition idaliste du projet dun concept surun percept mais se rfre, plutt, son tymologie car permet dexpliciter ce qui se manifeste en pre-mire personne , en vue de le naturaliser (Varela & Shear, 1999). Pour Varela, ni Husserl, ni Heidegger

    17. Au sens platonicien du terme, c.--d. la plus dtache possible voire coupe du monde empirique.18. Du grec apodeikhis, dmonstration, apodeiktikos, dmonstratif et dapodeixis, action de montrer : terme de logique

    employ par Kant pour dsigner les jugements dont la vrit ne peut tre contredite et est ncessaire. II les distingue desjugements assertoriques qui aXrment ou nient simplement le rel, et des jugements problmatiques qui naXrment que lepossible. Ou ils servent de principes la dmonstration (i.e. axiomes), ou ils en sont le rsultat : dans lun et lautre cas, ilsexpriment des vrits ncessaires.

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    ni Merleau-Ponty ne parviennent prendre en compte lexprience humaine : leurs travaux restenttrop thoriques. Chez lui, la tradition phnomnologique est une source dinspiration et dimpulsionpour des Sciences Cognitives renouveles dans le paradigme de lnaction ; et cest aux Sciences Cognitivesquil revient, en dernier instance, dtablir, lintrieur des contraintes propres qui sont les leurs cellesde la naturalisation ce qui est suggr par la tradition phnomnologique. (Sebbah, op. cit., p. 178). Laperspective philosophique (i.e. hermneutique et rationaliste) est englobe par la perspective scientiVque(i.e. analytique et synthtique), cest cette dernire, qui contrairement aux approches heideggrienneet merleau-pontienne, dont pourtant il sinspire, signiVe et dvoile notre rapport soi et au monde. Ilya donc bien une hirarchie dans la validation des deux pratiques. Et le plus tonnant dun point devue phnomnologique est sans doute, que Varela semble poser que le rsultat obtenu au terme (provi-soire) du parcours phnomnologique, et le rsultat obtenus au terme (provisoire) du parcours en SciencesCognitives, sont de mme nature (de part et dautre lopposition statique entre sujet et objet est en eUet d-faite au proVt dune relation de co-constitution, essentiellement incarne et, sinon hermneutique, dumoins constructiviste). (ibid., p. 175). Il attire lattention sur le fait que : si le vivant et sa ralit seco-construisent, alors le savant qui dcrit ce processus le continue lui-mme, cest--dire quil produit uneconstruction pour ainsi dire du second degr, en une spirale en droit inVnie ; ce qui tend faire de lapratique scientiVque un genre de lhermneutique. Pourtant, pour ainsi dire de fait, le discours sarrte un certain niveau qui devient validant pour tout ce qui a t avanc jusquici : le niveau de la descriptionneurophysiologique. [. . .] dans lordre de la validation discursive, pour quil yait validation, il faut quela pratique qui montre que tout est construit puisse tout le moins fonctionner comme une descriptionautonome en son ordre propre ; une description qui dvoile sans reste et une fois pour toutes ce qui ds lorsest son objet. (ibid., p. 179).

    Ce qui pousse Sebbah souligner que le parcours varlien reste bien naturaliste ou positiviste, puisquilsinstalle dans le mouvement de sa pratique et mme si cest pour dire le contraire en son contenu ! dansun donn positif au sein duquel il repre un principe de rgularit (lautopose et lnaction). Pour le direautrement, il ny a pas de rduction ou dexigence de rduction, cest--dire de tentative de remonte dudonn vers le comment de sa donation. Et du point de vue varlien, cest--dire du point de vue des SciencesCognitives, ce nest pas dplorer au contraire ! En eUet, ce nest quainsi, en ne faisant pas la rduction,que la pratique varlienne reste pratique naturalisante, et donc dans le cadre des Sciences Cognitives, alorsmme que le contenu de ce quelle dit pourrait branler ce cadre lui-mme [. . .] le discours que lon peutqualiVer de constructiviste de Varela peut, malgr une part de lui-mme, et malgr tout, continuer desassurer comme discours naturalisant en ne faisant pas la rduction. Ce qui veut dire : en conservant linstallation dans ltude dun donn (le vivant et plus particulirement le neuronal) dtre niveau ultimeou premier de validation. (ibid., p. 180). A cet argument, toutefois, Varela rpond : Sebbah speaksof science almost always as synonym of objectivism, or else le parcours varlien reste naturaliste oupositiviste (p. 180). This equivalence naturaliste = positiviste precisely reveals the a priori assumptionsSebbah has about what science is and does. [. . .] What animates my inquiry is precisely this constitutiveincompleteness, but Sebbah will not have it. (2004, p. 191). Sur ce point, une question que Sebbahne pose pas, subsiste : lattitude positiviste telle un sens au sein dune conception non-objectivistede la cognition telle que lnaction ? Ce qui nous amne questionner la notion de connaissancepositive (i.e. vraie), voire lui donner en nacter un sens nouveau, puisque alors extraite delarrire plan objectiviste duquel elle est issue et dsormais, anciennement en cours. Le dtour seraittrop long pour dvelopper ici cette notion mais, lnaction tant reconnue comme intentionnelle, nousprenons le partie de rpondre non : toute connaissance est relative lintention qui en a guidlnaction :

    Il ny a aucun sens, lorsque lon adopte le point de vue du systme cognitif, qui saffaire inventerune nouvelle structure, parler de vrit pour le systme, la seule question est de savoir si la

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    nouvelle structure convient relativement aux exigences et aux contraintes que constitue le main-tien de son organisation. Et il ny en a pas non plus, lorsquon se situe dans le laboratoire o lesscientifiques saffairent stabiliser un phnomne, constitu par les dviations des instrumentsde mesures. (Peschard, op. cit., pp. 494-495)

    Ce que Bitbol formulait dj ainsi :

    His answer to the criticism essentially amounts to downplaying the descriptive status of his owntheory of cognition. One should realize, according to him, that concepts such as emergence, self-organization, or enaction, are not pieces of a description aiming at some absolute truth, but ratherstages of a dialectical process purporting to free us from dualist or foundationalist schemes. (Bitbol,2001, p. 4)

    Il est retenir que Varela procde un renversement naturalisant de la pratique phnomnologique,rtablissant ainsi, au sein des Sciences Cognitives (i.e. par la neurophnomnologie), un rapport dialec-tique entre Philosophie et Science ; et que changer de paradigme (i.e. passer dune conception linaire une conception non-linaire, ou du simple au complexe) nimplique pas de ne changer que de cadrede rWexion mais aussi, de changer dontologie, problme loin dtre rsolu voire, souvent ignor, maisreprsentant pourtant la pierre dachoppement majeur du modlisateur.

    Finalement, les thmes centraux soulevs par Varela, sinscrivent dans une perspective thique (Varela,1996b), forme de prparation comment vivre la Vn de lillusion selon laquelle il y a de la substanceet du fondement, que ce soit du cot de lobjet ou du sujet [. . .] Comment vivre cette vie devenue purerelation au monde sans fondement, en chappant aux aUres du nihilisme (qui nest que lenvers de lacroyance en la substance et au fondement, qui la suppose encore en venant la rompre) ? La rponse esttrouve du cot des sagesses bouddhistes et en particulier de la pratique de lattention/vigilance commemode de prsence au monde qui ne suppose ni son recentrement en un sujet ni la position dun mondesubstantiel. (Sebbah, op. cit., p. 183). Il faut alors souligner : qu rendre congruents et cohrentsentre eux les deux parcours, celui eUectu dans les Sciences Cognitives et celui de la mditation thique, laposture adopte et lagencement des perspectives font que, prcisment, si une articulation de lun lautreest produite, aucun des deux ne vient chercher lautre au plus intime de lui-mme. (ibidem). Le rapportentre phnomnologie et Sciences Cognitives est clairement prcis comme rapport de contraintesmutuelles , excluant toute absorption de lune par lautre. Il sattache alors leur articulation, refusanttant labsorption du vcu phnomnologique dans le neuronal que le maintien dun gouUre de lun lautre, dune absence darticulation radical du neuronal au vcu phnomnologique. Mais lexercice un cot : lobjet et le sujet ntant jamais saisi au plus intime de leur tre, seul le processus semblesubsister dans son intgralit. Le chercheur en qute dapplications concrtes et oprationnelles autreque neurophnomnologue risque alors de rester coinc dans cet entre-deux.

    On pourra, avec Peschard, rsumer les choses ainsi :

    Les approches cognitiviste, connexionniste et nactive ne retiennent pas la mme caractrisationde la connaissance et leurs modles ne visent pas dcrire la mme chose. Lapproche cognitivistevoit lappareil cognitif essentiellement comme un instrument de rsolution de problmes et voitles produits de lactivit cognitive comme des objets propositionnels. Le connexionnisme conservelide de la cognition comme rsolution dun problme mais se distingue par la mise en avant duneforme non propositionnelle de connaissance et par limportance quil attache la phase dappren-tissage (i.e. cest le monde qui donne ses reprsentations). La conception nactive abandonne lidede la rsolution de problmes dtermins. Ce qui rsume peut-tre le mieux loriginalit de cetteapproche par rapport aux prcdentes est la distinction quelle permet dtablir entre les lectures

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    smantique et participative, puisque cest partir de l, dans une perspective participative, quellepeut proposer, de faon thorique, avec la thorie autopotique du vivant, et pratique, avec lapratique neurophnomnologique, une inscription corporelle de la connaissance et donner voir lacognition comme processus de transformation du systme cognitif conditionn diffrents niveauxpar ses conditions de vie. (Peschard, op. cit., p. 433)

    Varela sattache dcrire une forme de gnrativit qui permet de circuler depuis le niveau neuronaljusquau niveau du vcu de conscience : ce dont la Science contemporaine se donnerait les moyens parle biais de loutil mathmatique de la dynamique non-linaire, qui n aplatit plus la matire sur unetendue homogne, sige uniquement dune causalit mcanique linaire, mais rend apprhendable sacomplexit de manire ce quil y ait une continuit de la matire la vie, puis de la vie aux tatsmentaux selon un processus dmergence tel que le phnomne mergent ne soit pas rductible cedont il merge (Sebbah, op. cit.).

    Il reste toutefois important de prciser aVn de ne pas se leurrer que dans le cadre de lapprochenactive, lusage de la modlisation dynamique sert ltude de lactivit du systme nerveux et nonpas la modlisation de processus cognitifs de haut niveau, o les outils de la dynamique serviraient :1) la reprsentation dun systme de connaissances/croyances tel quun paradigme (e.g. lempirismelogique ou lidalisme transcendantal), voire pourquoi pas, une culture puisque il est bien question plusieurs fois darrire plan culturel au systme vivant considr ; ainsi que 2) la mise en place deprocdures de choix sur ces croyances, c.--d. sa logique de fonctionnement. Ici, la thorie des systmesdynamiques fournit une forme gomtrique de comprhension pour les systmes complexes gouvernspar des lois dvolution non-linaires, nayant pas de solution calculable (e.g. les modles densemblesneuronaux). La distinction, entre ces deux approches de la modlisation, renvoie directement la dis-tinction entre les approches smantique et participative : attribuer des connaissances/croyances dVniesparticipe dune lecture smantique de lactivit du systme cognitif, que celles-ci soient proposition-nelles ou non 19. Ce qui intresse lnaction ce nest pas comment les connaissances/croyances sorga-nisent mais comment elles sont dabord possibles, comment les objets quelles impliquent se consti-tuent : La solution qui est propose, dans le cadre de lnaction, au problme de la relation entre lespritcomme manifestation daptitudes cognitives et les conditions empiriques de ralisation de ses aptitudesnest pas celle dun langage commun, la dynamique. La solution qui est propose est, en quelque sorte, unenon-solution. (Peschard, op. cit., p. 344) : la diUrence des langages nest pas abolie.

    On trouve ainsi, dans la posture adopte par Varela, lide dun dbordement de la perspective scien-tiVque, la reconnaissance de sa Vnitude et ce, de telle manire quil ne sagit pas simplement de direque la science ne parle pas de tout (par exemple du sens de la vie) et quen dehors delle mais bienloin delle il est un espace pour la mditation du sens (dans une thique ou une religion). (Sebbah,op. cit., p. 182). Ce qui est suggr ici, cest lide que cest au plus intime delle-mme que la pers-pective scientiVque en loccurrence ici celle des Sciences Cognitives est ouverte sur ce qui la dborde.Cette ide est drangeante parce quelle met en cause lautonomie de la pratique scientiVque, cest--diresa prtention puiser le rel comme tel. Or cette prtention semble bien constitutive de la Science commetelle. (ibidem). Bitbol nous rappelle, propos du principe rgulateur de la Science comme successionsuivant une rgle , que depuis les implications de lindtermination quantique : La seule chose quelon ait vraiment perdue en passant du paradigme classique au paradigme quantique, cest la conVancedans une universalit si complte de ce principe quon puisse se conduire dans les Sciences comme sil ntaitpas seulement rgulateur pour la recherche mais aussi constitutif pour son objet. (Bitbol, 1997, III. 11).

    19. La notion de reprsentation subsymbolique, vhicule par les concepts de pattern ou carte cognitives, ne rsout en rien leproblme de sa dtermination et donc, de sa lgitimit. De plus, les tudes en potentiels invoqus, si elles montrent certainescohrences dactivits neuronales, sont bien loin de dmontrer quoi que ce soit en termes dnaction, ne serait-ce que duneseule connaissance symbolique propos du monde.

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    En tenons-nous vraiment compte ? Que ce soit dans la lecture de la Mcanique Quantique, comme danslanalyse des thories cognitives, il ny a pas de dpendance univoque de la thorie lgard de la ra-lit ou des faits , il est plutt question dune dpendance mutuelle bidirectionnelle entre le projetde recherche et le systme de contraintes quil considre (Bitbol, 2001). Soulignant ainsi, le caractre au-torfrentiel de toute connaissance produite subjective, intersubjective et objective reconnaissantpar-l, lincompltude de chacune, nous sommes conduits ds lors, considrer que lobjectivit nevaut plus que par son attachement sa relativit, ce que Varela reconnat pleinement : What animatesmy inquiry is precisely this constitutive incompleteness. (Varela, 2004, p. 191). Et en dVnitive, les mul-tiples questions suscites par ce point dindtermination, nous amnent la conclusion que sagissantde cognition, le contenu du concept tudi, est toujours en cours de dtermination ; et que sagissantde connaissances, seule la reconnaissance de leur incompltude, notamment par le dveloppement demodles lobjectivit faible, nous permettra de sortir des limitations des cadres objectivistes classiques,sans tomber dans les aUres dun relativisme ou dun scepticisme absolu.

    4 Cognition sans reprsentation, quid du langage ?

    Un des points durs de lapproche nactive, dans la continuit de la perspective piagtienne 20, estquil nest point besoin dun langage symbolique articul sous forme propositionnelle pour quily-ait cognition. Cest dune certaine manire, dans la boucle sensorimotrice que le cognitivisme et lesfonctionnalismes trouvent leur point limite quant leur prtention au titre de thorie universelle dela cognition. Oui, mais voil. Quest-ce que le langage interne et/ou externe , sinon quun acte dedsignation entre le mot et la chose (Quine, 1978), sinon quun acte de reprsentation, pour la rWexion,la communication et peut-tre mme, limagination ?

    Nous pouvons supposer une certaine capacit conceptuelle certains mammifres, notamment lors-quon observe un change en langage des signes entre un exprimentateur et un gorille, ou lorsqu-onsintresse la grande complexit des signaux mis par les dauphins. Mais on admettra aisment quesil est un fait qui permet le dtachement de lHomme sa distanciation de son arrire plan ani-mal , cest bien celui de lacquisition du langage (Victorri, 2000), et au-del, ceux de lcriture, dudessin et de toute forme de reprsentation, c.--d. en fait, de mmoire naturelle ou artiVcielle dotedune dimension symbolique. Nous pouvons galement, dans une perspective logique, tablir une fonc-tion minimum permettant de ne se focaliser que sur les briques lmentaires (supposes) ncessaires etsuXsantes son expression. Mais dans le cadre humain, nous parlons dun langage capable dun sym-bolisme plusieurs niveau dabstraction du sens (i.e. transcendance dune connaissance vers une autre), plusieurs degrs de drivation du sens, permettant plusieurs degrs dinterprtation (i.e. en fonctiondu contexte, du ton et de lattitude du locuteur). Une thorie universelle du langage doit donc ce titre,pouvoir rpondre aux exigences, non pas seulement dune fonction utilitaire, biologique et pragma-tique de communication, inscrite au registre des principes participant la survie de lindividu et/ou delespce, que nous pourrions nommer fonction d abstraction du rel ou de conceptualisation ; maisaussi, une fonction parfois gratuite , intime et prive, permettant dtablir un pont avec la facecache du rel (i.e. ce que nous ne savons pas ou ne comprenons pas, encore), celle qui prcisment paranalogie, permet de donner libre cours aux mythologies, aux mtaphores thologiques, la posie, lart en gnral, voire lhumour, et que nous pourrions nommer fonction dinversion du rel oudimagination, fonction inspire de luvre de Bachelard et parfaitement traduite par la formule : Lelangage est aux postes de commande de limagination. (Bachelard, 1948, p. 8).

    20. Elle-mme inscrite dans celle de Janet (1934).

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    La question est : peut-on concevoir une thorie de la cognition incluant le langage, lague du conceptde reprsentation ? Une thorie cognitive exempte de reprsentation, ne peut tre une thorie com-plte, gnrale, de la cognition humaine. Nous pourrions gloser sur le terme de reprsentation, cher-cher son origine dans les ombres caverneuses de Platon ou sur la scne du thtre cartsien, mais nousprfrerons suivre linstigateur des jeux de langage : Il ne faut pas se demander ce que sont desreprsentations ou ce qui se passe quand on se reprsente quelque chose, mais comment on se sert du motreprsentation. (Wittgenstein, 1961, 370 ; cit par Peschard, 2004, p. 11). Aussi nous contenterons-nousde la dVnir comme ce qui rend prsent, constitue le prsent ou assure la mise en prsence : elle nestds lors ni une rplique plus ou moins exacte, ni un substitut, mais un processus, une activit. (Havelange,Lenay & Stewart, 2002, p. 116). La valeur de reprsentation que possde quelque chose est alors consti-tue par linstauration dune relation de signiVcation. Les reprsentations peuvent ainsi constituerun objet de la recherche scientiVque, mais elles sont alors entendues au sens faible dinscriptions, designes et ensembles de signes dots de signiVcations (Peschard, op. cit.).

    Il faut bien sr rappeler que cest prcisment la posture adopte par Varela propos du langage dansla cognition, et quil conserve sa vision, une certaine forme de reprsentation. Il oppose une repr-sentation strict du rel, manipulable par un jeu logico-symbolique, la notion de reprsentation faible(i.e. faible dans son objectivit, sa capacit dire le rel), inscrite dans laction et toujours circons-tancie, c.--d. la fois incarne par un corps et contextualise par une situation (Varela et al., 1993).On peut ds-lors parler de reprsentation transitoire : reprsentation pour laction ici et maintenant, sarutilisation ou sa re-convocation, impliquera la prise en compte de son eUectivit et eXcacit dans sacapacit rendre prcdemment compte du rel, elle nest donc jamais strictement la mme. Lusage decette notion de reprsentation fait rfrence tout ce qui peut tre interprt comme tant propos dequelque chose ; cest un usage qui na pas dimplication pistmologique ou ontologique : cest un usageordinaire (Peschard, op. cit.). Il faut prciser que la littrature ergonomique et psycho-ergonomique,nous fournit juste titre les formulations les plus explicites de ce que peut tre une reprsenta-tion oprationnelle 21 : chez Ochanine (1981), limage oprative dsigne la reprsentation mentale queloprateur se fait de lobjet concourant laction ; chez (Leplat, 1985), la reprsentation fonctionnelle estune construction oriente vers le but permettant loprateur de se reprsenter une situation et de laconceptualiser avant dagir, structure partir de laquelle il construit alors une connaissance opratoireet active ; chez Falzon (1989), la reprsentation circonstancielle est la structure mentale construite sur uneanalyse des donnes de la situation et sur lvocation de connaissances en mmoire, cest un modlelocal par lequel lindividu traite une situation particulire et dveloppe un comportement adapt auxmodiVcations de lenvironnement ; enVn, chez Amalberti et Hoc (1998) et Hoc et Amalberti (1994, 2003),la reprsentation occurrente correspond une construction mentale transitoire, dynamique, labore parun oprateur donn, dans un contexte particulier et des Vns spciVques ; elle est alimente en continupar des informations du processus et des connaissances gnrales, et est constitue dun ensembledobjets relatifs diUrents lments de la situation voluant en parallle, chacun tant reprsent unniveau dabstraction spciVque. Il y-a donc, avec la notion de reprsentation pour laction, rien de biennouveau.

    Cest plutt lide dobjectivit faible qui reprsente me semble t-il le point fondamentalementnovateur apport par lnaction, il marque la rupture nette entre une conception classique, objectivistede la cognition et, par extension, de la Science ; et une conception innovante, non-objectiviste 22 de lacognition et de la Science. Mais, alors que les choses deviennent pourrions nous dire intressantes,car cest ici que la collaboration entre thoriciens, linguistes, logiciens et informaticiens peut dmarrer

    21. On pourra galement se rfrer Le Ny (1985) pour un dveloppement de la notion de reprsentation.22. Varela nemploie jamais (sauf erreur) le terme de constructivisme, ce qui laisse penser quil fut en dsaccord avec les

    implications de lhypothse mtaphysique constructiviste.

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    pour accder au modle test, tout semble dit. On ne stonnera pas dailleurs, propos du langage, de netrouver chez nombre de ses descendants spirituels que des rfrences des ouvrages de l poqueautopotique (tels que : Maturana & Varela, 1994 23 ; Winograd & Flores, 1986), puisant eux mmeleurs sources dans un chapitre de Maturana (1978) au titre explicite : Biology of Language. Varela nenous livre en fait, quassez peu dinformations sur le fonctionnement et les processus sous-jacents de ceque devrait tre la place du langage au sein de lnaction, ou ce que pourrait tre une thorie nactivedu langage. Pourtant, il est relativement ais, par un jeu danalogies (i.e. de similitudes partielles), dententer une formulation, ceci en suivant lun des grands acteurs de la linguistique contemporaine : Ledonn linguistique est un rsultat, et il faut chercher de quoi il rsulte. (Benveniste, 1966, p. 117).

    4.1 Pour une perspective nactive du langage

    Par exemple, la dichotomie saussurienne du signe en signiVant/signiV (Saussure, 1916) peut facilementtre transpose un cadre relationnel tel que celui de lnaction. Le signiVant dsigne le percept, c.--d.la forme acoustique (ou graphique) dun mot ; et le signiV dsigne le concept, c.--d. la reprsentationmentale archtypale ou prototypique dune chose. Le signiVant est un phnomne sonore linaris dansle temps, alors que le signiV est un phnomne cognitif, autrement dit un ensemble stable de caract-ristiques. Le premier porte une composante externe, convocation du sens partir des caractristiquesacoustiques (i.e. mouvement bottom-up) ; le second, une composante interne de relation la chose dsi-gne, projection du sens sur lobjet acoustique (i.e. mouvement top-down). On peut dailleurs noter quele mouvement bottom-up (i.e. smasiologique) est caractristique de lapproche empiriste ou inductivede l analyse de corpus adopte notamment par les distributionnalistes, alors que le mouvement top-down (i.e. onomasiologique) est caractristique de lapproche rationaliste ou hypothtico-dductive dela production de rgles dinfrences adopte notamment par les cognitivistes (Visetti, 1995). Et au lieude concevoir ce rapport bidirectionnel selon une succession de processus ou mouvements, conceptionlinaire classique, il est tout fait envisageable de les concevoir comme inscrits dans une boucle dialec-tique, dont le signe, entit psychique deux faces (Saussure, op. cit., p. 99), reprsente alors le produitdinteraction : il est nact en situation. Signe et reprsentation sont alors transposables lun lautre,et assurent la mise en prsence des lments ncessaire une cognition in-situ. Mais, alors que lonsuppose une perspective nactive mme nave du langage et que les choses semblent simpliVes,certaines incohrences ou confusions viennent immdiatement lesprit.

    Tout dabord, il faut prciser que si le fait de faire correspondre le signiVant au percept, ne pose vrai-semblablement pas de problme, ce nest pas le cas en ce qui concerne la correspondance du signiV auconcept. Car chez Saussure, cest le signiV qui est en lieu et place de la reprsentation, le signe nobte-nant pas de vritable statut. Cest dailleurs pour cela que dans ce raisonnement, propos du signiV, ilest prcis reprsentation mentale archtypale ou prototypique dun chose (au sens de Rosch, 1973),aVn quil ne puisse y-avoir confusion avec la reprsentation associe au signe, qui elle, correspond unereprsentation mentale circonstancie. De plus, on notera que chez Saussure, un acteur de cette relationfait cruellement dfaut : le rfrent dsign, c.--d. lobjet original, en-est totalement absent, comme silactivit langagire tait une activit dcontextualise. Nous sommes face une thorie linguistiquedualiste idaliste presque non situe et spare de toute considration biologique et pragmatique(sinon les contraintes de lappareil phonatoire) : Cette smiotique [continentale, dveloppe par-tir de Saussure] est un rappel du positivisme classique, en ce sens quelle cherche des vrits positives etobjectives, sur la base desquelles il serait possible de btir des systmes. (Reiss, 1980, p. 126).

    23. La version original espagnole est date de 1984 et sa traduction anglaise de 1987.

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    On peut alors se tourner vers une approche plus complte du signe, telle quexprime par la triadepeircienne : interprtant/objet/reprsentamen (Peirce, 1978). On retiendra que pour Peirce, ces trois l-ments sont des signes : linterprtant est un signe-action , conception la plus proche du signiV saus-surien ; lobjet est un signe-objet , conception la plus proche du rfrent selon le triangle linguistiquede Ogden et Richards (1923), relecture ternaire de la dyade saussurienne ; enVn, le reprsentamen estun signe , conception la plus proche du signiVant saussurien. Peirce propose une thorie des signeset de la pratique des signes, il prend lide de lvolution continue du monde et de linteraction hu-maine avec lui comme fondement pour laborer une thorie gnrale des signes capable de rendre comptedu savoir comme une srie dynamique dinterfrences et de transformations. (Reiss, op. cit., p. 118).Contrairement Saussure, Peirce ne dVnit pas le signe comme la plus petite unit signiVcative : il peuttre simple ou complexe. Selon Peirce, toute chose, tout phnomne, aussi complexe soit-il, peut treconsidr comme signe ds quil entre dans un processus smiotique ou smiose. Ce processus intgretoutes les composantes de la smiotique : la pragmatique (domaine de linterprtant) est indissociablede la smantique (domaine de lobjet) et de la syntaxe (domaine du reprsentamen). Le reprsentamenreprsente une chose : son objet ; avant dtre interprt, il nest que pure potentialit. Lobjet est ce quele reprsentamen reprsente. Le signe ne peut que reprsenter lobjet et en dire quelque chose. (Peirce,op. cit., p. 123), il ne peut pas le faire connatre ; il peut exprimer quelque chose propos de lobjet, condition que cet objet soit dj connu de linterprte 24. EnVn, linterprtant est une reprsentationmentale dynamique de la relation reprsentamen/objet. Et cest linterprtant toujours conu dansune perspective pragmatique que lon peut alors associer lide de reprsentation pour laction.

    Il est important de prciser que : dune part, la smiotique de Peirce nest que succinctement prsenteici, elle est en ralit beaucoup plus complexe et son explicitation dborderait largement le cadre de cetarticle ; et dautre part, que les correspondances et associations de termes proposes nont pas valeurdidentiVcation, chaque thorie pose des concepts propres qui ne peuvent tre transposes rigoureu-sement dune thorie lautre, mais lisomorphie produite peut nanmoins se rvler heuristique etsuXsante pour notre propos. Nous avons donc cette fois-ci, une perspective plus solide de ce que pour-rait tre une conception nactive du langage, bnVciant de tout le bagage thorique de la smiotiquepeircienne. Mais, alors que nous pourrions nous croire satisfaits par lanalogie ralise, cette fois-ci,cest du retournement du cadre produit sur la thorie initiale, mouvement transcendantal (au sens kan-tien du terme) sur les conditions de possibilit de thorisation, quun nouveau problme apparat : lasous-dtermination du troisime terme.

    4.2 Sous-dtermination du troisime terme

    On rappelle que chez Varela : pas de transcendantal ni dempirique mais un entre-deux, celui dune voie moyenne entre les conceptions idaliste et raliste classiques de la relation soi/monde. Mais,de mme que le signe saussurien, lentre-deux varlien nobtient pas de vritable statut : il ne renvoie aucun rfrent et par le fait, nacquire pas son autonomie, il ne peut donc tre un acteur part en-tire du processus, seulement un artefact transitoire (cf. pour une synthse, Fig. 2). On trouve pourtantdans larticle au nom vocateur Not one, not two (Varela, 1976), partir de lide dune dualit perma-nente et indpassable des choses, lhypothse du manque dun troisime terme : l unit du domainedexistence constitue par linteraction entre les deux niveaux de description donnant consistance uneforme, savoir la forme elle-mme, et le processus de production de la forme : the It/the process lea-ding to It. (Varela, op. cit., p. 63). Cette absence mapparat tout--fait comprhensible dans le cadrede lnaction : alors que Varela nous invite au dtachement de nos fondements, par la double mise

    24. Par exemple, lorsque lon regarde une lche de couleurs , celle-ci nobtient vritablement de sens sinon les couleursquelle dsigne que si lon sait quelle se rapporte une gamme de peintures, de tissus, etc.

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    en suspension de lobjet et du sujet, il-lui eut-t diXcilement acceptable et lui aurait certainementparu incohrent, dun imposer un troisime : Admettons-le : la philosophie de lautonomie nest pas unephilosophie trois mais deux. (Goddard, 2003, p. 220). Lentre-deux ne renvoie donc pas un objettiers, mme phmre, vanescent ou impermanent, mais une pratique, celle du retournement non-rWexif mais attentif du sujet sur le vcu de son exprience. Il sagit dtudier la phnomnologiede lexprience sans aucune rfrence un savoir objectif ou subjectif, autrement dit, dexplorer lesmoments constitutifs de lexprience lexprience incarne elle-mme prcdant la connaissance :accder au pr-conscient, ou pr-verbale, ou pr-conceptuel, ou encore, selon Petitmengin (2006) : auprrWexif. Dans cette perspective, non seulement le passage au symbolique nest ni spciV ni explicit,seulement prsuppos, mais je gage de plus, quil ne puisse tre atteint.

    }Interprtant (Peirce)SigniV (Saussure)Reprsentamen/Signe (Peirce)

    SigniVant (Saussure)Organisme/Sujet/Concept (Varela)

    Signe (Saussure)

    Reprsentation faible ? (Varela)

    (Peirce) Objet(Ogden & Richards) Rfrent

    (Varela) Environnement/Objet/Percept

    entre-deux

    Fig. 2 Synthse autour du triangle smiotique

    Chez Peirce, au contraire, le troisime terme linterprtant obtient un vritable statut : ce nest pasune personne ou un moyen quelconque faisant le lien entre le reprsentamen et lobjet : dans une tellehypothse, il serait possible de ramener la triade deux relations binaires (i.e. une relation de rf-rence : reprsentamen objet, et une relation dinterprtation : reprsentamen interprtant), maisil est inhrent au signe 25, il en-est un lment constitutif. Peirce parle de pense interprtante etconsidre que, pris au sens large, un interprtant peut aussi tre une action, une exprience, ou une qua-lit de sentiment. Finalement, il tablit la relation triadique comme irrductible la somme des relationsbinaires auxquelles peuvent donner lieu les trois lments qui la composent. Dailleurs, cette danse trois aura pouss Peirce, dans ces travaux sur la logique, refuser luniversalit du tiers exclu, an-ticipant par le fait limplication du principe de superposition dtats de la Mcanique Quantique alorstout juste naissante (Reiss, op. cit.). Lanalogie interprtant/reprsentation faible induit ainsi, si lon restelimit au cadre de lnaction, une confusion entre lnaction des objets du monde et ce que serait lnac-tion dobjets symboliques (des plus courants jusquaux concepts les plus abstraits). On est alors en droitde se demander si cest le mme processus qui participe lmergence la conscience dobjets concretscomme abstraits ? Ou, doit-on considrer deux types dnaction, lune sensible (i.e. sub-symbolique),

    25. Linterprtant est lui-mme un signe, en ce sens quil peut tre le signe, pour le mme objet, dun autre interprtant.Chaque signe peut ainsi participer des triades successives, et ce jusqu linVni, cette smiosis illimite , et les trans-formations incessantes quelle implique, tant le propre de la pense mme. Mais dans la pratique, elle est cependant limite court-circuite par lhabitude que Peirce appelle l interprtant logique Vnal : lhabitude que nous avons dattribuer tellesigniVcation tel signe dans tel contexte qui nous est familier. Elle Vge provisoirement le renvoi inVni dun signe dautressignes, permettant des interlocuteurs de se mettre daccord sur la ralit dans un contexte donn de communication. Maislhabitude rsulte de laction de signes antrieurs : ce sont les signes qui provoquent le renforcement ou la modiVcation deshabitudes.

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    lautre intelligible (i.e. symbolique) ? EnVn, quand est-il des diUrents niveaux dabstraction du lan-gage ? Comment passerait-on, dans ce cadre, de lun lautre ?

    Lorsque Varela dsigne lnaction comme une forme de cognition non-symbolique, fonde non sur descontenus mais sur des processus, il ne fait que supposer lmergence du symbolique partir de cesprocessus, mais en aucun cas ne la dtermine ni ne lexplique. Labsence ou plus exactement la sous-dtermination du troisime terme, tiers arbitre seul capable de poser le compromis stabilisateur de larelation duelle sous-jacente, nous empche de sortir de la circularit du processus nactif, comme siles processus en instance ne pouvait engendrer que dautres processus, sans que le discret mmetransitoire ne puisse jamais merger du continu. Au Vnal, si lnaction peut tre considre commeune thorie incluant un langage, rpondant ainsi la fonction de conceptualisation, celui-ci ne peuttre que limit, c.--d. conu comme un protolangage, voire dgnr une forme de communicationanimale, mais il ne peut sous-tendre toutes les dimensions de son expression et assumer par le fait, lafonction symbolique par nature dimagination.

    5 Enaction et modles formels

    Mme si cest vritablement partir de lmergence des concepts dautopose et dnaction, que lesSciences Cognitives se dotent dune pistmologie non plus fonde sur une ontologie statique mais dy-namique, ouvrant alors sur une potentielle modlisation plus Vdle des processus cognitifs sous-jacents toute activit, un problme doprationnalit persiste. De mme que les modles cognitifs issus de laPhysique des Dynamiques non-Linaires et du chaos dterministe nous abandonnent face au ddaledinterprtations des espaces de phase, fractales et autres attracteurs tranges, les tentatives de mod-lisation dune machine autopotique (Bourgine & Stewart, 2004 ; McMullin & Varela, 1997 ; Quinton,2008) ne nous livrent toujours pas de modle oprant dun systme volutif autonome couvrant toutesles dimensions de la cognition. Elles ont toutes en commun la volont de faire merger, par le couplagesystme-monde, un interfaage spciVque forme de ralit propre au systme. Except dans lecadre des automates cellulaires, o il est plutt question de dynamique collective rgule par des loissimples, la dynamique de lagent est gnralement modlise par un champ dactivit sous inWuencepermanente danticipations internes corrles des sensations externes. Le comportement global delagent rsulte alors de la coordination implicite et stable de processus interactifs localiss. Ces mo-dles tendent et compltent les rseaux de neurones artiVciels, parfois coupls avec des algorithmesgntiques (Di Paolo, 2006 ; Harvey, Di Paolo, Tuci, Wood & Quinn, 2005), et les modles probabilistesclassiques (e.g. rseaux baysiens 26 et chanes markoviennes 27). Sur ce point, on peut leur reconnatreune certaine eUectivit. Nanmoins, et ce nest pas un hasard, le symbolique leur est toujours inacces-sible.

    Si certains systmes sont capables partir de rgularits locales simples prisent dans lenvironnement,de dterminer par abstractions graduelles un prototype universel, tel que par exemple : un carr ; il y-ananmoins peu de chance quils soient sensibles la proposition Voici un travail carr ! (i.e. bienordonn). Au principes dabstraction et de conceptualisation des objets, il faut pouvoir encore ajouterdes proprits de substitution, dinversion, voire de falsiVcation du sens, si lon veut pouvoir rellementprtendre accder une cognition digne de son expression humaine. On ne peut donc aXrmer pro-

    26. Dans un rseau de Bayes, une probabilit nest pas interprte comme le passage la limite dune frquence, mais pluttcomme la traduction numrique dun tat de connaissance (e.g. le degr de conVance accord une hypothse).

    27. Une chane de Markov est un processus stochastique possdant la proprit danticiper un tat futur sur la base de ltatprsent ; ce cadre considre que cette prdiction ne peut tre rendue plus prcise par lincorporation dinformation sur lestats passs, toute linformation pertinente tant cense tre contenue dans ltat prsent du processus.

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    prement parler que le concept de carr merge au sein du couplage systme/monde, mais seulementun pseudo- ou proto-concept ne recouvrant quune seule des dimensions quun concept peut recouvrirdans la pense humaine.

    Il reste cependant une voie en plein dveloppement a explorer, vritable paradigme des potentialits r-pondant de plus au choix cornlien du discret ou du continu (i.e. de lobjectivisme ou du processualisme),puisque superposant les deux : celle des interprtations cognitives des implications pistmologiques dela Mcanique Quantique (Bitbol, 1997, 2000a, 2001, 2004a) ou, plus prcisment, de lapproche informa-tionnelle de la thorie quantique (Bub, 2005 ; Grinbaum, 2004 ; Rovelli, 1996 ; Zeilinger, 1997, 1999). Maisavant den venir ce point, nous devons dabord approfondir la question du changement dontologienon-trivial convoqu par le changement paradigmatique impos par lnaction.

    5.1 Pourquoi, malgr tout, une thorie rvolutionnaire ?

    Nous lavons vu ds le dbut, Varela nous propose : dune part, une nouvelle perspective de la cognition non objectiviste , base sur la codtermination de lorganisme et de son monde o il est questiondautonomie, de couplage structurel, dentre-deux. . . ; et, dautre part, une nouvelle approche de la pra-tique scientiVque assimilable une forme dhermneutique o il est question de sens commun, de vcudexprience, de manifestation en premire personne. . . Mais au-del de ces deux aspects complmen-taires gnosis et praxis 28 de la pense varlienne, quel en-est le vritable apport ?

    Sur la question gnosologique de llaboration des connaissances, on trouve dj dans les courants depense de tr