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LE RAPPORT ENTRE L’EXPRRIENCE ET LA THBORIE par J. CLAY, Amsterdam L’expkrience et la thkorie sont ktroitement likes I’une a l’autre. On peut remarquer ou observer tel phknomene accidentellement, sans avoir eu I’intention de le noter expresskment. On peut aussi prkparer l’observation avec plus ou moins de soin. Ce n’est que dans ce dernier cas, ou l’observation a ktk dictke et dirigke par une thkorie, qu’on peut vraiment parler d’une expkrience. D’autre part, une conjecture reste une simple hypothese jusqu’a ce que sa vali- ditk soit kprouvee dans une expkrience. On voit donc qu’il existe une liaison ktroite entre l’expkrience et la thkorie. On peut mbme dire que pour qu’une expkrience soit rkelle, la thborie doit diriger l’effort de l’expkrimentateur vers un dkveloppement de la connaissance. Considerons par exemple lcs expkriences que l’on pouvait faire sur la pesanteur avant d’en connaitre la thkorie. D’abord on essayait de se faire une idke sur la nature de son action. Galilke examinait l’effet de la gravitation sur la chute, a partir de diffkrentes hauteurs, d’objets de poids et de volume diffkrents. De la meme facon Kepler rkalisait des observations par rapport au mouvement des planbtes, et Newton a compare le mouvement de la lune a la chute des corps en se servant de l’hypothese que la force de gravitation est en raison inverse du carrk de la distance des corps. Ainsi les experiences de Cavendish s’appuyaient sur les thkories de Newton, et l’hypothese d’Einstein que la matiere inerte est identique a la matiere lourde conduisait aux expkriences tres subtiles d’Eotvos ; et c’est par ces expkriences que l’hypothkse de Newton prenait une valeur thkorique. Ainsi la thkorie de l’kquiva- lence de la matiere et de l’knergie donnait lieu a des experiences oh se mesurait, au moyen du spectomktre a masse, l’accroissement de la masse de l’klectron en fonction de I’augmentation de la vitesse. Comment Joule aurait-il pu faire ses expkriences sur la loi de

LE RAPPORT ENTRE L'EXPÉRIENCE ET LA THÉORIE

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LE RAPPORT ENTRE L’EXPRRIENCE ET LA THBORIE par J. CLAY, Amsterdam

L’expkrience et la thkorie sont ktroitement likes I’une a l’autre. On peut remarquer ou observer tel phknomene accidentellement,

sans avoir eu I’intention de le noter expresskment. On peut aussi prkparer l’observation avec plus ou moins de soin. Ce n’est que dans ce dernier cas, ou l’observation a k t k dictke et dirigke par une thkorie, qu’on peut vraiment parler d’une expkrience. D’autre part, une conjecture reste une simple hypothese jusqu’a ce que sa vali- ditk soit kprouvee dans une expkrience.

On voit donc qu’il existe une liaison ktroite entre l’expkrience et la thkorie. On peut mbme dire que pour qu’une expkrience soit rkelle, la thborie doit diriger l’eff ort de l’expkrimentateur vers un dkveloppement de la connaissance. Considerons par exemple lcs expkriences que l’on pouvait faire sur la pesanteur avant d’en connaitre la thkorie. D’abord on essayait de se faire une idke sur la nature de son action. Galilke examinait l’effet de la gravitation sur la chute, a partir de diffkrentes hauteurs, d’objets de poids e t de volume diffkrents.

De la meme facon Kepler rkalisait des observations par rapport au mouvement des planbtes, et Newton a compare le mouvement de la lune a la chute des corps en se servant de l’hypothese que la force de gravitation est en raison inverse du carrk de la distance des corps. Ainsi les experiences de Cavendish s’appuyaient sur les thkories de Newton, e t l’hypothese d’Einstein que la matiere inerte est identique a la matiere lourde conduisait aux expkriences tres subtiles d’Eotvos ; et c’est par ces expkriences que l’hypothkse de Newton prenait une valeur thkorique. Ainsi la thkorie de l’kquiva- lence de la matiere e t de l’knergie donnait lieu a des experiences oh se mesurait, au moyen du spectomktre a masse, l’accroissement de la masse de l’klectron en fonction de I’augmentation de la vitesse.

Comment Joule aurait-il pu faire ses expkriences sur la loi de

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la conservation de l’knergie s’il n’avait pas k t k dirigk en cela par l’equivalence de l’knergie de chaleur, de I’knergie de frottement et de l’knergie klectrique.

Dans tous les domaines de la connaissance on observe distinc- tement cette connexion entre la thkorie e t l’expkrience, car la thko- rie dkterminant nkcessairement les conditions de l’expkrience, l’hypothese n’a pas vraiment de valeur thkorique tant qu’elle n’est pas confirmke par l’expkrience. On peut donc comprendre pourquoi Newton disait qu’il n’avait pas imagine d’hypothese sur la force de gravitation lorsqu’il publiait ces Principia car, A ce moment, ces hypotheses avaient deja ete confirmkes par des expkriences.

Non seulement la thkorie dirige les experiences subskquentes, mais sans elle on ne pourrait pas imaginer d’expkriences propre- ment dites. Michelson n’aurait pas pu arranger ses celkbres expe- riences sur la vitesse de la lumiere si la thkorie de l’kther en repos de Lorentz n’avait pas existk. Cette theorie se trouvait etre con- tredite par l’expkrience de Michelson. Pourtant on pouvait la desi- gner comme une (( thkorie )) parce qu’elle s’appuyait d’abord sur d’autres expkriences, comme celle de l’aberration de la lumiere des ktoiles. On observe de nouveau l’interaction entre la thkorie et l’expkrience. L’hypothkse originale est confirmke ou infirmke par une expkrience. Une confirmation donne lieu a d’autres expkriences qui peuvent Q leur tour eonfirmer et completer la thkorie. Nous voyons donc que ces deux klkments de la connaissance sont neces- saires l’un a l’autre, de sorte que le progrks des sciences est lie a leur alternance. La thkorie de la relativite d’Einstein s’appuyait partiellement sur la deviation de la lumihe dans un champ gra- vitationnel, mais les dkveloppements recents qui rksultent des observations precises de Freundlich (1929) nous ont laissk une ques- tion a rksoudre. La difference entre les valeurs observees et celles de la thkorie corrigke est beaucoup plus grande que l’exactitude des observations ne pourrait le faire attendre; ainsi Ie progres s’arrete ici, ni une thkorie ni une experience corrigkes n’ayant encore k t k trouvkes.

Nous avons vu que l’expkrience est impossible si une theorie ne la dirige pas. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles la mCthode experimentale a kte appliquke assez tard dans les sciences.

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Sans une thkorie de la gravitation comme celle de Lesage ou de Newton il aurait 6t6 impossible d’imaginer des experiences et l’on n’aurait pas pu atteindre a une meilleure comprehension de ce phknomhe observe de tout temps. Sans les thkories de la lumikre de Huyghens, de Fresnel, plus tard de Maxwell, aucune experience decisive sur la nature de la lumikre n’aurait ete possible. De m&me, des theories de l’electricite ne pouvaient pas &re developpees avant les expkriences de Coulomb et Faraday. Celles-ci rendaient possible la theorie de Maxwell, qui a son tour devenait la base des expe- riences de Bolzmann et de Hertz.

D’un autre c6t6, l’introduction tardive de l’expkrience dans les sciences a ralenti le progrks de la connaissance. Pour faire des expe- riences, on a souvent eu besoin de divers instruments qui n’appar- tenaient pas a la technique du domaine examine. Pensons, par exemple, au microscope qui 6tait n6cessaire a la recherche des microorganismes. C’6tait un instrument qu’on ne savait pas cons- truire dans la biologie.

Dans la dynamique on avait besoin d’un instrument pour mesu- rer le temps de manikre assez pr6cise ; ainsi Galilee ne pouvait pas encore en disposer, car ce ne fut que Huyghens qui crka la possibi- lit6 de le construire. Pour la mesure precise d’une longueur, il fallait aussi disposer de moyens differents de ceux que fournit la dynamique. La chimie avait besoin de balances, de thermomktres, de manomktres, de spectrographes, dont aucun n’ktait un instru- ment de chimie a proprement parler. Jusqu’a nos jours meme, les moyens faisaient encore defaut dans certains domaines, de facon qu’on ne pouvait pas les developper librement.

D’abord on doutait des phdnomknes des rayons cosmiques, et on a discut6 de leur existence pendant quinze ans, car on ne dis- posait pas de moyens sufisants pour un examen assez exact des questions qui se prksentaient. I1 fallait d’abord perfectionner quelques instruments, en partie d6ja conqus pour d’autres buts, comme le tube d’ionisation, le compteur Geigermuller et la chambre Wilson. Actuellement on peut se servir de ces appareils dam d‘autres domaines aussi, par exemple dans la physique nucICaire.

I1 faut ajouter que dans chaque domaine particulier on n’au- rait pas pu construire les instruments necessaires sans connaitre

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les thkories sur lesquelles ils ktaient eux-m6mes basks. I1 Ctait impos- sible de construire le microscope moderne sans la thkorie d’hbbe sur la lumikre. On ne saurait se servir des tubes d’ionisation sans avoir connaissance de la thkorie de la conduction de l’klectricite dans les gaz.

En dehors de cela, il faut des observateurs dont les conceptions sont assez larges pour etablir les rapports entre les diffkrents domaines, pour decouvrir des instruments propres A un domaine qui n’est pas le leur. Voila les raisons pour lesquelles l’expkrience n’a contribuk qu’assez tard au dkveloppement, dont on peut prk- voir, maintenant que la voie est trouvke, qu’il ira en s’accklerant.

( A suivre.)