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Douleurs, 2004, 5, 5 283 ETNOMÉDECINE ET DOULEUR Le recours au corps en situation de souffrance David Le Breton (photo) , LES ENTAMES CORPORELLES [1] Les entames corporelles sont un moyen ultime de lutte contre la souf- france. Des hommes ou des femmes, surtout des femmes, parfaitement insérés au sein du lien social, y recou- rent comme à une forme de régula- tion de leurs tensions. Nul ne soupçonne leur comportement. Nombre d’incisions concernent des personnalités souffrant d’absence de limi- tes, d’une incertitude sur les frontières de leur psychisme et de leur corps, de leur réalité et de leur idéal, de ce qui dépend d’eux et de ce qui repose sur les autres. Ils sont vulnérables au regard des autres ou aux fluctuations de leur environnement. Ce sont des écorchés vifs, c’est-à-dire des écorchés du sens, sans défense contre les blessures narcis- siques infligées par les autres ou par leur indifférence au regard de leurs attentes. La cohésion de soi manque, le nar- cissisme nécessaire à l’existence est insuffisamment étayé. Toute déception est vécue avec inten- sité, sans recul. L’insuffisance d’une rela- tion solide et confiante au monde provoque le retournement contre soi dans une sorte de chirurgie brutale, mais rituelle, signifiante, pour retrouver au plus proche de soi les repères qui font défaut. Des moments fulgurants de passage à l’acte s’imposent alors avec une nécessité impérieuse dans les moments de crise. Un homme d’une trentaine d’années arrive en consultation médicale à cause de la fatigue qu’il ressent. Le généraliste lui demande de se dévêtir. L’homme s’exécute et dévoile une poitrine lacérée de longues cicatrices. Le médecin, interloqué, lui demande ce qui s’est passé. Les jours précé- dents, l’homme a eu un vif conflit avec sa femme. Celle-ci, dit-il, ne le comprend pas. N’en pouvant plus de son indif- férence, il a saisi un couteau, a déchiré son vêtement et s’est balafré la poitrine. Il a alors dit à sa femme : « Tu vois, ce que je me fais ce n’est rien au regard de ce que toi tu me fais ». La douleur, l’incision, le sang endiguent le trop plein d’une souffrance débordante et écrasante. Face à la paralysie de toute possibilité d’action, le passage à l’acte rétablit une ligne d’orientation, elle ramène l’individu au sentiment de sa présence. Il lui rappelle qu’il est vivant à travers la brutale sensation d’existence que signe l’effrac- tion cutanée. L’impossibilité de sortir de la situation par le langage force le passage par le corps pour décharger la ten- sion. La douleur physique est une butée symbolique à oppo- ser à la souffrance, une manière de contrer son hémorragie et de la transférer dans un espace où elle devient un instant contrôlable. Tentative, désespérée, de se maintenir au monde, de trouver une prise. C’est une douleur homéopa- thique car elle prévient une souffrance indicible et écra- sante. La trace corporelle porte la souffrance à la surface du corps, là où elle devient visible et contrôlable. On l’extirpe d’une intériorité qui parait comme un gouffre. Martine, aujourd’hui âgée de 38 ans, s’est coupée plusieurs années autour de ses 20 ans, alors qu’elle était étudiante. « C’était un état d’esprit. Une sorte de trop plein de quelque chose. Il fallait que je le fasse sortir, comme du pus. Quel- que chose de destructeur. C’était une sorte d’énergie noire, il fallait que je la supprime, et je la faisais physiquement sortir de moi, peut-être parce que je ne pouvais pas la dire ». Elle évoque d’elle- même la quête lancinante de repères qui tenaillait alors son existence. « Il y avait une recherche de limites. Mais pas seulement à travers le fait de me couper. Je voulais trouver le point où je ne pou- vais pas aller plus loin. Ces limites là je les ai cherchées dans le risque, le danger. Je me suis mis sans cesse dans des situations de déséquilibre. Je cherchais quelque chose qui allait me ramener là où j’étais en sécurité ». À treize ans, Isabelle imprégnée du sentiment de sa solitude, de son insignifiance, s’entaille le poignet pour se faire la promesse qu’un jour elle pourra aimer quelqu’un. Pacte de sang avec sa propre histoire, message lancé au delà du temps à l’autre Isabelle qui l’attend à quelques années de là, pour exorciser la souffrance d’être soi et de ne pas s’aimer. L’entame est le prix à payer de l’échange symboli- que avec la durée pour s’assurer d’un avenir meilleur. Si on se fait soi-même du mal, on peut espérer que le sort relâche enfin son emprise. Professeur de sociologie à l’Université Marc Bloch de Strasbourg. La trace corporelle porte la souffrance à la surface du corps, là où elle devient visible et contrôlable. On l’extirpe d’une intériorité qui parait comme un gouffre.

Le recours au corps en situation de souffrance

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Douleurs, 2004, 5, 5

283

E T N O M É D E C I N E E T D O U L E U R

Le recours au corps en situation de souffrance

David Le Breton (photo)

,

LES ENTAMES CORPORELLES [1]

Les entames corporelles sont unmoyen ultime de lutte contre la souf-france. Des hommes ou des femmes,surtout des femmes, parfaitementinsérés au sein du lien social, y recou-rent comme à une forme de régula-tion de leurs tensions. Nul ne

soupçonne leur comportement. Nombre d’incisionsconcernent des personnalités souffrant d’absence de limi-tes, d’une incertitude sur les frontières de leur psychismeet de leur corps, de leur réalité et de leur idéal, de ce quidépend d’eux et de ce qui repose sur les autres. Ils sontvulnérables au regard des autres ou aux fluctuations de leurenvironnement. Ce sont des écorchés vifs, c’est-à-dire desécorchés du sens, sans défense contre les blessures narcis-siques infligées par les autres ou par leur indifférence auregard de leurs attentes. La cohésion de soi manque, le nar-cissisme nécessaire à l’existence est insuffisamment étayé.Toute déception est vécue avec inten-sité, sans recul. L’insuffisance d’une rela-tion solide et confiante au mondeprovoque le retournement contre soidans une sorte de chirurgie brutale,mais rituelle, signifiante, pour retrouverau plus proche de soi les repères quifont défaut. Des moments fulgurants depassage à l’acte s’imposent alors avec unenécessité impérieuse dans les momentsde crise.Un homme d’une trentaine d’années arrive en consultationmédicale à cause de la fatigue qu’il ressent. Le généralistelui demande de se dévêtir. L’homme s’exécute et dévoileune poitrine lacérée de longues cicatrices. Le médecin,interloqué, lui demande ce qui s’est passé. Les jours précé-dents, l’homme a eu un vif conflit avec sa femme. Celle-ci,dit-il, ne le comprend pas. N’en pouvant plus de son indif-férence, il a saisi un couteau, a déchiré son vêtement ets’est balafré la poitrine. Il a alors dit à sa femme : «

Tu vois,ce que je me fais ce n’est rien au regard de ce que toi tume fais

». La douleur, l’incision, le sang endiguent le trop

plein d’une souffrance débordante et écrasante. Face à laparalysie de toute possibilité d’action, le passage à l’acterétablit une ligne d’orientation, elle ramène l’individu ausentiment de sa présence. Il lui rappelle qu’il est vivant àtravers la brutale sensation d’existence que signe l’effrac-tion cutanée. L’impossibilité de sortir de la situation par lelangage force le passage par le corps pour décharger la ten-sion. La douleur physique est une butée symbolique à oppo-ser à la souffrance, une manière de contrer son hémorragieet de la transférer dans un espace où elle devient un instantcontrôlable. Tentative, désespérée, de se maintenir aumonde, de trouver une prise. C’est une douleur homéopa-thique car elle prévient une souffrance indicible et écra-sante. La trace corporelle porte la souffrance à la surface ducorps, là où elle devient visible et contrôlable. On l’extirped’une intériorité qui parait comme un gouffre.Martine, aujourd’hui âgée de 38 ans, s’est coupée plusieursannées autour de ses 20 ans, alors qu’elle était étudiante.« C’était un état d’esprit. Une sorte de trop plein de quelquechose. Il fallait que je le fasse sortir, comme du pus. Quel-

que chose de destructeur. C’était unesorte d’énergie noire, il fallait que je lasupprime, et je la faisais physiquementsortir de moi, peut-être parce que je nepouvais pas la dire ». Elle évoque d’elle-même la quête lancinante de repèresqui tenaillait alors son existence. « Il yavait une recherche de limites. Mais passeulement à travers le fait de me couper.Je voulais trouver le point où je ne pou-vais pas aller plus loin. Ces limites là je

les ai cherchées dans le risque, le danger. Je me suis missans cesse dans des situations de déséquilibre. Je cherchaisquelque chose qui allait me ramener là où j’étais ensécurité ». À treize ans, Isabelle imprégnée du sentiment desa solitude, de son insignifiance, s’entaille le poignet pourse faire la promesse qu’un jour elle pourra aimer quelqu’un.Pacte de sang avec sa propre histoire, message lancé au delàdu temps à l’autre Isabelle qui l’attend à quelques annéesde là, pour exorciser la souffrance d’être soi et de ne pass’aimer. L’entame est le prix à payer de l’échange symboli-que avec la durée pour s’assurer d’un avenir meilleur. Si onse fait soi-même du mal, on peut espérer que le sort relâcheenfin son emprise.

Professeur de sociologie à l’Université Marc Bloch deStrasbourg.

La trace corporelle porte la souffrance à la surface du corps, là où elle devient

visible et contrôlable. On l’extirpe d’une intériorité qui parait comme un gouffre.

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Muriel, 16 ans à l’époque, inscrit avec des éclats de verresur sa peau les initiales de son copain toxicomane alorsqu’il est en garde-à-vue, elle formule de manière exemplairela puissance d’attraction de l’entame dans ces moments dedétresse : «

T’es tellement malheureuse au fond de toi-même, c’est le chagrin d’amour, tu vois. T’es tellementmalheureuse dans ton cœur, et puis tu te fais mal pouravoir une douleur corporelle plus forte pour ne plus sen-tir ta douleur dans le cœur, tu vois un peu commentc’est ?

».Kim Hewitt se souvient, à 14 ans, d’une vive colère de samère à l’encontre de son père et de son impuissance à inter-venir. Elle se rend alors dans la salle de bain et avec un mor-ceau de métal trouvé là, elle s’écorche la peau de l’avant-bras pour mettre un terme à son bouillonnement intérieur[2]. Les atteintes corporelles, sont descris délivrés dans la chair à défaut de lan-gage. Elles marquent la défaillance de laparole et de la pensée, la dérobade dusens. Ambivalence d’une trace qui nerecherche le plus souvent aucuntémoin. La blessure tente de porter lelangage à un autre niveau, d’aller au delàde l’impasse relationnelle, de l’impuis-sance face au monde, mais elle se privedes ressources de la parole. Au lieu dehurler ou de manifester sa détressecontre le monde ou ceux qui en sontresponsables, l’individu la retourne contrelui-même.L’entame est superficielle ou profondeselon l’intensité de la souffrance ressentie, elle est limitéeen un point du corps ou dispersée. Elle fait l’économied’une possible intervention sur le monde. On change soncorps à défaut de pouvoir changer l’environnement néfaste,on amortit sur soi une offensive de l’extérieur, menaçantepour le sentiment d’identité. L’incision est d’abord une chi-rurgie du sens. La conversion de la souffrance en douleurphysique restaure provisoirement l’enracinement aumonde. L’apaisement obtenu se décline différemment selonles circonstances et les personnes qui attentent à leurcorps. Certains se disent « calmés » par le seul fait de la bles-sure, les autres par la douleur ressentie sur le moment, lesautres plutôt par l’écoulement du sang. En principe, l’apai-sement est toujours provisoire. Il ne résout rien des circons-tances qui ont provoqué la tension mais il procure un répit.Les atteintes à l’intégrité corporelle ne soulèvent, en prin-cipe, guère l’hypothèse de mourir. Les incisions, les scarifi-cations, les brûlures, les piqûres, les coups, les frottements,les insertions d’objets sous la peau, ne renvoient pas à unevolonté de se détruire ou de mourir. Elles ne sont pas destentatives de suicide mais des tentatives de vivre. La bles-

sure auto-infligée est opposition à la souffrance, elle est uncompromis, un essai de restauration du sens. La conspira-tion intime est moins contre l’existence qu’en sa faveur,elle tente de se frayer une issue permettant enfin d’être soi.Le passage à l’acte de l’entame corporelle ou de la conduiteà risque conjure une catastrophe du sens, elle en absorbeles effets destructeurs en la fixant sur la peau et en essayantde la reprendre en main.Sans doute serait-il rassurant d’éliminer la question soulevéepar ceux qui attentent à leur corps en la rabattant vers lafolie, la maladie, mais il est impossible de ne pas voirqu’une immense majorité de ceux qui procèdent ainsi n’enoffrent pas moins toutes les apparences d’une intégrationsociale sans problème. Si les atteintes corporelles abondentdans les institutions totalitaires (hôpitaux psychiatriques,

prisons, institutions fermées accueillantdes adolescents, etc.) [3], elles n’en sontpas moins présentes au sein de lasociété, touchant des individus dont lesproches sont parfois loin de s’imaginerqu’ils recourent à de telles démarchespour maintenir une prise sur leur vie.Les blessures corporelles délibérées nesont pas plus des indices de folie que lestentatives de suicide, les fugues, lestroubles alimentaires ou d’autres formesde conduites à risque des jeunes généra-tions, ce sont plutôt des tentatives deforcer le passage pour exister. Martine,précédemment citée, le dit avec force :«

Les coupures c’était la seule manièrede supporter cette souffrance. C’est la seule manière quej’ai trouvé à ce moment là pour ne pas vouloir mourir

».L’altération corporelle est une redéfinition de soi dans unesituation pénible. Elle peut être unique, renvoyant à un épi-sode ayant débordé sur le moment les capacités d’élabora-tion symbolique du sujet, mais elle peut se répéter àmaintes reprises devenant une manière usuelle de luttercontre la peur du morcellement. Des travaux pointent ainsides cicatrices allant de quelques unes à plus d’une centaineselon les individus. Le poignet est le premier lieu du corpsvisé, mais aussi les avants bras, la poitrine, le ventre ou lesjambes. Le visage est rarement touché, incarnant justementle principe sacré de l’identité personnelle, le lieu le plussacré de soi [4]. S’il est finalement attaqué, alors l’individufait un pas hors de la vie ordinaire et entre dans les prémis-ses de la psychose. Le souci d’épargner son visage traduit lavolonté de rester au cœur du lien social, de ne pas rompreles ponts. Même s’il joue avec les limites l’individu ne perdpas tout à fait le contrôle de son geste. Dans des formesplus chroniques, plus lourdes, qui ne nous intéressent pasici, c’est une durable « enveloppe de souffrance [5] » qui

Les incisions, les scarifications,

les brûlures, les piqûres, les coups, les frottements,

les insertions d’objets sous la peau, ne renvoient

pas à une volonté de se détruire ou de mourir.

Elles ne sont pas des tentatives de suicide,

mais des tentatives de vivre.

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assure l’existence. Le corps est désinvesti de toute jouis-sance autre que celle de la douleur [6].

CRAN D’ARRÊT

L’incision dresse une digue pour conjurer le sentiment deperte narcissique, de montée fulgurante d’une angoisse oud’un affect qui menace de tout emporter sur son passage.La souffrance déborde, elle fait effraction et menace dedétruire un Moi affaibli, vulnérable. Le rôle de pare-excita-tion de la peau est débordé par la virulence de l’affect etl’entaille est la seule opposition au sentiment d’être mis àmal. La restauration des limites de soi s’effectue par le rap-pel de la concrétude de la peau et du sang. La chape desouffrance est crevée par une agression tournée contre soicar là seulement elle est maîtrisable. Par un rappel brutal deréalité, la blessure délibérée provoque le retour à l’unité desoi. Elle dit le dépit contre soi et l’autre en portant les coupssur le lieu du corps, la peau, qui symbolise le mieux l’inter-face avec le monde. Elle vise à trancher net le malentendu.Le sujet éprouve une intrusion mortifère, il vit un effondre-ment du sens, le déploiement d’un affect qui paraît sansfin ; il se jette contre son corps pour inscrire une limite surla peau, une fixation du vertige. Au lieu d’en être victime,il en devient l’acteur comme dans lesautres conduites à risque. L’entame de lapeau est un moyen paradoxal, mais pro-visoirement efficace, de lutter contre levertige par l’initiative de sauter dans legouffre, mais en en contrôlant les condi-tions. Quand la souffrance submerge, leslimites s’effondrent entre soi et soi,entre le dehors et le dedans, entre lesentiment de la présence et les affectsqui déferlent. Le salut est de se heurterau monde, en quête d’un contenant. Lablessure s’efforce de rompre la dissolution, elle témoignede la tentative de reconstituer le lien intérieur-extérieur àtravers une manipulation sur les limites de soi. Elle est unerestauration de l’enveloppe narcissique. L’atteinte psychi-que se résorbe sur une peau ni tout à fait sienne car le corpsn’est pas accepté en ce qu’il enracine en une existencedésavouée, ni tout à fait autre car c’est elle que l’on chercheà maltraiter.Pour retrouver une attache au monde compromise, l’atta-que du corps est un cran d’arrêt. Si elle est connue del’entourage, la mobilisation éventuelle des amis, des ensei-gnants, ou bien entendu des parents, est alors une injectionde sens qui rétablit un moment le narcissisme mis à mal. Lesujet retrouve alors ses marques avec les autres et n’a plusà les rechercher à la surface de son corps. Le détour parl’agression corporelle est une forme paradoxale d’apaise-

ment. Le corps est matière de cure puisqu’il est matièred’identité, il est support d’une médecine sévère mais effi-cace. La douleur purifie le sujet de ses « humeurs » malheu-reuses, elle le remet sur le chemin après avoir acquitté ledû d’un moment. L’écoulement du sang est une sorte de« drainage » de ce flot de souffrance qui submerge l’indi-vidu. Remède contre la désintégration personnelle, l’inci-sion est la part du feu qui sauvegarde l’existence. Elle estun rite privé pour revenir au monde après avoir failli y per-dre sa place, tout en en payant le prix. L’écoulement dusang renforce la frontière entre le dedans et le dehors, ilmatérialise une frontière rassurante. Il s’agit de se libérer detensions intolérables qui menacent de désintégrer le moi.Après l’incision ou le passage à l’acte sur le corps, le calmerevient, le monde est à nouveau pensable même s’ildemeure souvent douloureux.

DES RITES PRIVÉS DE CONJURATION DE LA SOUFFRANCE

Dans nos sociétés ce sont des individus mal dans leur peauqui entaillent leur corps en solitaire. L’atteinte au corps estponctuelle ; elle répond au jaillissement de la souffrance etne se renouvelle plus, l’individu restant ensuite effrayé de

son geste ou recourant à des formes dif-férentes de contrôle de soi. Mais pourd’autres, elle devient une manière régu-lière d’exister, de tenir en joue les bles-sures affectives du quotidien. L’incisionest alors une cérémonie secrète accom-plie comme une liturgie intime. Ce sontdes coupures qui laissent moins de tra-ces cutanées, sauf lors de moments plusaigus de difficultés personnelles. L’inci-sion est la ritualisation in extremis del’insoutenable, d’un passage douloureux

de l’existence, une « autochirurgie [7] » opérée dansl’urgence parce qu’il n’y a pas d’autre issue. Certains indivi-dus dépendent de leurs entailles comme d’autres de l’alcoolou de la drogue. À chaque événement douloureux ils yreviennent en quête d’apaisement. Il faut sans cesse romprela peau pour changer de peau et éloigner l’adversité.L’ouverture de la peau est une paradoxale respiration.Quand elle se coupe pour la première fois, Caroline Kett-lewell [8] a 12 ans, elle se sent insignifiante auprès desautres enfants de son âge, invisible, toujours référée ennégatif dans le propos des autres à une sœur, son aînée dedeux ans, séduisante, entourée d’amies, meilleure en sport,à l’école, au dessin, à la peinture. Surprise par des élèvesalors qu’elle s’entame le poignet avec un couteau dans lestoilettes de son école, elle se découvre importante aux yeuxdes autres. Et elle sait désormais disposer d’un moyen effi-

Certains individus dépendent de leurs entailles comme d’autres de l’alcool

ou de la drogue. À chaque événement

douloureux, ils y reviennent en quête d’apaisement.

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cace de lutter contre le vide. De manière régulière, maisavec des pauses parfois de plusieurs semaines ou plusieursmois, elle s’entaille durant une vingtaine d’années. À sesyeux son corps est un objet sinistre auquel elle est malheu-reusement rattachée. Elle ne l’habite pas à part entière, ellen’aime pas sa féminité. «

C’est l’histoire d’une personneordinaire qui essaie d’arrêter un voyage dans l’obscuritéet sur des routes inattendues. Je peux vous dire quen’importe qui peut être conduit vers une voie aveugle etchaotique. Je peux vous dire que l’idée et l’urgence de secouper semblaient venir de ma peau elle-même. (…) Jeme suis coupée parce que ça marchait et parce que lesalternatives étaient pires (…) Me couper était ma défensecontre un chaos interne, contre un monde qui échappaità mon contrôle. Mais je ne sais pas d’où venait ce chaos

».Après la première incision Caroline ditne jamais avoir eu l’intention de s’arrê-ter tant ce geste mettait en ordre sonchaos intérieur, lui apportait un apaise-ment inaccessible autrement. Elle secoupe chaque jour ou deux ou trois foisdans la semaine. «

Couper était unesolution à tout

» : déception, regret,culpabilité, insécurité, frustration, incer-titude de l’avenir, etc. L’incision est unesorte de balancier l’aidant à tenir sur lefil de son existence. Elle cherche labonne mesure de l’apaisement en secoupant plus ou moins profondémentselon la peine éprouvée. Traçant sur sapeau (bras, hanche, jambe, lobe de l’oreille) des lignesparallèles dont elle dit toujours veiller à les soigner ensuite.Caroline se coupe plutôt la nuit, à la lumière d’une lampe.Elle masque soigneusement les plaies sous ses vêtements,dissimulant son secret aux personnes de son entourage. Elleles tait même aux thérapeutes qu’elle rencontre parfois.Parallèlement aux incisions régulières, elle évoque des épi-sodes fréquents d’anorexie témoignant de la même diffi-culté à assumer son corps et son sexe. Ses coupures sontune cérémonie de purification, une manière de retrouver la«

propreté

». Elle tente de se débarrasser d’une chair vécuecomme souillure. Cet exercice de cruauté sur soi, au-delàde la résolution d’une tension, n’est pas sans bénéficesecondaire ; elle en ressent une «

bouffée d’adrénaline

».Elle n’ignore pas l’étrangeté de ce recours, mais elle estimpuissante à y échapper. S’il lui arrive parfois de se sentirplus forte et de penser l’abandonner, elle y revient avecfièvre, à la première déception, honteuse, avec uneconscience aiguë de la singularité de sa démarche. Elleraconte ainsi sa gêne à acquérir, un jour, un rasoir dans unepharmacie, et dissimule son achat sous d’autres, insigni-fiants. Elle n’en est pas moins mortifiée à l’idée que le

commerçant se doute de quelque chose. Une fois rentréechez elle, elle sort avec délice les lames de leur papier : «

Jedevais savoir comment cette lame viendrait chanter sanote claire sur ma peau. Juste une fois, me disais-je. Unefois encore, car oui, combien délicate était la vive chique-naude de son passage

» (124).L’atteinte corporelle est une attaque du corps de l’espèce,elle perturbe les formes humaines et suscite ainsi le troubleet le rejet. Celui qui s’incise ou se brûle dit son mépris ouson indifférence face au corps lisse, hygiénique, esthétique,achevé qui est de mise dans nos sociétés contemporaines.La sacralité diffuse qui entoure socialement le corps est alté-rée, profanée. En « abîmant » son corps, comme le dira lediscours commun, l’individu entre dans une sorte de dissi-dence. Attenter à l’image du corps (et donc de soi), s’infli-

ger délibérément une douleur, ce sont làdeux transgressions essentielles auxyeux de la société, et pour l’individudeux manières de dire son refus desconditions d’existence qui sont les sien-nes. En brisant les limites du corps,l’individu bouleverse ses propres limiteset s’attaque simultanément aux limitesde la société, puisque le corps est unsymbole pour penser le social.La mise hors de soi de la tension par lablessure corporelle n’est pas nécessaire-ment un défaut de mentalisation, elle estle premier niveau de la résistance àl’égard de la souffrance. Insurrection

immédiate contre un sentiment de dépersonnalisation,d’irréalité ou de vide. Certes, à ce moment l’individu ne dis-pose guère du choix des moyens, sauf s’il noue avec l’inci-sion un long pacte dans le temps et qu’il en use pouramortir régulièrement ses difficultés à vivre. Plutôt que dese laisser écraser par l’intolérable, il exerce une parade effi-cace qui n’est tragique qu’aux yeux de l’observateur. L’inci-sion est une tentative d’autoguérison. La souffrance est enamont, bien davantage que dans le geste qui cherche àl’apaiser. La douleur et l’entame remplissent une fonctionidentitaire, elles sont une butée symbolique inscrite àmême la chair. Par une sorte de sacrifice inconscient, ellesoffrent le paradoxe de protéger d’une menace terrifiante dedestruction de soi, elles sont un paravent contre une souf-france intolérable.La blessure délibérée est une relance du temps. Là où ladurée parait figée sur une impasse radicale, elle jette unepasserelle sur le monde à venir, elle remet le temps en mar-che. Certes, le soulagement obtenu est souvent bref, maisil possède l’avantage de s’arracher à la gueule du loup et delaisser un répit. L’atteinte au corps est un point d’appuipour se reprendre en main, une sorte de volte face devant

Si l’incision était subieà travers une contrainte

physique, un acte de torture ou une agression, elle provoquerait

un sentiment d’horreur, mais décidée par l’individu lui-même elle est, à l’inverse,

une manière de lutter contre la détresse.

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la souffrance qui autorise à rester acteur de son existence.Elle vient colmater un moment la faille narcissique. Si l’inci-sion était subie à travers une contrainte physique, un actede torture ou une agression, elle provoquerait un sentimentd’horreur, mais décidée par l’individu lui-même elle est, àl’inverse, une manière de lutter contre la détresse.La douleur, la blessure (et la marque cutanée) remplissentune fonction identitaire, ils sont une butée symbolique ins-crite à même la chair. Par une sorte de sacrifice inconscient,ils offrent le paradoxe de protéger l’individu d’une menaceterrifiante de destruction de soi, elles sont un paraventcontre une souffrance intolérable. Elles tracent enfin unsigne tangible de la distinction entre le dehors et le dedanset ouvrent un espace transitionnel entre soi et le monde.Quand les assises du sentiment d’identité demeurentencore fragiles, à vif, le corps est le champ de bataille del’identité. Il est à la fois inéluctable, à soi, racine identitaire,mais simultanément il effraie par ses changements, les res-ponsabilités qu’il implique envers les autres, la nécessité dela sexualisation, etc. Il est une menace pour le Moi. Pour-tant, il est là, à portée de la main en quelque sorte commeune attache au monde, la seule permanence tangible de soi.Et il est le seul moyen de reprendre possession de son exis-tence. Le corps est une matière d’identité qui permet detrouver sa place dans le tissu du monde, mais non sans tur-bulence et non sans l’avoir malmené. Il faut parfois se fairemal pour avoir moins mal.

RÉFÉRENCES

1.

Je reprends ici des analyses développées plus longuement dans David leBreton, La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003.

2.

Kim Hewitt Mutilating the body. Identity in blood and ink. Bowling Green,Bowling Green State University Popular Press, 1997, p VII.

3.

Sylvie Frigon S. Femmes et emprisonnement : le marquage du corps etl’automutilation, Criminologie, vol. 34, n

°

2, 2001 ; Daniel Gonin, Lasanté incarcérée. Médecine et conditions de vie en détention, Paris, L’Archi-pel, 1991.

4.

David Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 1993(2

e

édition 2003).

5.

Micheline Enriquez, Du corps en souffrance au corps de souffrance, in Auxcarrefours de la haine, Paris, Epi, 1984.

6.

Didier Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985:209.

7.

A. R. Favazza, B. Favazza, Bodies under siege. Self-mutilation in cultureand psychiatry, The John Hopkins University Press, 1987:195.

8.

Caroline Kettlewell, Skin game, New York, St Martin’s Griffin, 1999.

Tirés à part : D. LE BRETON,Professeur de Sociologie,

Université Marc Bloch de Strasbourg,22, rue René Descartes,

67000 Strasbourg.

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