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LIBRE ACCÈS Projet pilote réalisé en collaboration avec la Direction des bibliothèques de l'UdeM. Les Presses de l’Université de Montréal

Le Savoir Des Livres

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Livro sobre a história social e cultural dos livros à era digital.

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  • LIBRE ACCS

    Projet pilote ralis en collaboration avec

    la Direction des bibliothques

    de l'UdeM.

    Les Presses de lUniversit de Montral

  • LE SAVOIR DES LIVRES

  • Page laisse blanche

  • LE SAVOIR DES LIVRES

    Les Presses de l'Universit de Montral

    SOUS LA DIRECTION DE BENOT MELANON

  • Le savoir des livres est publi dans le cadre du Printemps du livre savant tenu l'Universitde Montral en avril et mai 2005. Conception et coordination : Benot Melanon

    COLLABORATEURS

    Presses de l'Universit de Montral: Ren Bonenfant,lodie Luquet, Florence Noyer, Carole Ouimet, Sandra SoucyDirection des bibliothques de l'Universit de Montral: Ginette Bastien, Genevive Bazin,Patricia Bouchet-Bert, Henriette Couture, Jean-Pierre LeClerc, Jimmy Lgar, Diane Sauv,Hlne Simoneau, Marie-Hlne Vzina

    Programme d'animation culturelle des Belles Soiresde l'Universit de Montral: Nicole Cardinal

    Collection d'uvres d'art de l'Universit de Montral: Andre Lemieux

    Photographe : Carlos Alberto Pineda Nunez

    Conception graphique et traitement couleur de la couverture : Etienne Lavalle

    Une exposition virtuelle est visible . Sauf indication contraire,toutes les illustrations proviennent des fonds du Service des livres rares et des collections spcialesde l'Universit de Montral. Nous remercions de son gnreux soutien le ministre des Affairesmunicipales, du Sport et du Loisir du Qubec.

    Catalogage avant publication de Bibliothque et Archives Canada

    Vedette principale au titre :Le savoir des livresComprend des rf. bibliogr.

    ISBN 2-76o6-i98o-X

    i. dition savante. 2. Publications universitaires. 3. Priodiques savants.4. dition savanteCanada - Histoire.I. Melanon, Benot, 1958- .

    Z286.S37828 2005 o7o.5'73 C2oo5-94o66o-7

    Dpt lgal : 2e trimestre 2005Bibliothque nationale du Qubec Les Presses de l'Universit de Montral, 2005

    Les Presses de l'Universit de Montral remercient de leur soutien financier le ministre du Patrimoine canadien, le Conseil desarts du Canada et la Socit de dveloppement des entreprises culturelles du Qubec (SODEC).

    IMPRIM AU CANADA EN MAI 2005

  • Avant-propos

    E N 2005, le programme d'animation culturelle des Belles Soires, la Direction des biblio-thques et les Presses de l'Universit de Montral ont uni leurs efforts pour organiser unPrintemps du livre savant. Ses responsables avaient trois objectifs : parce que celle-ci estsouvent le parent pauvre des rflexions publiques sur le livre, clbrer la publication scienti-fique en ses formes diverses, des plus traditionnelles (livres, encyclopdies, revues) aux plusmodernes (Internet, le numrique en gnral) ; mettre en lumire et en valeur le travail desprofessionnels de l'Universit de Montral et d'autres universits canadiennes qui uvrentdans le domaine de la publication scientifique (chercheurs, diteurs, bibliothcaires) ; faireconnatre les riches fonds documentaires de l'Universit de Montral, notamment de sonService des livres rares et des collections spciales. Pour atteindre ces objectifs, plusieursactivits ont t organises : une srie de confrences dans le cadre du programme des BellesSoires, des visites commentes du Service des livres rares et des collections spciales de laDirection des bibliothques, une exposition dans les locaux de ce service, une expositionvirtuelle, la publication d'un livre. Vous le tenez entre vos mains.

    Cet ouvrage comprend le texte de trois des confrences prsentes aux Belles Soires :Avatars et renaissances du livre savant de Christian Vandendorpe (Universit d'Ottawa), Revues savantes : quel avenir ? de Michel Pierssens (Universit de Montral) et Trameset caractres de la culture de l'imprim au Qubec et au Canada aux xvIIIe et xixe siclesd'Yvan Lamonde (Universit McGill, Montral). Ces trois confrenciers devaient rpondre la mme commande : rflchir la publication scientifique, son pass, son prsent et son avenir. L'un (Christian Vandendorpe), fru de technologies de l'information et de la

  • communication, propose un parcours qui va de Sumer ... demain, en insistant sur lesrapports de l'image et du texte. Le deuxime (Michel Pierssens) s'est interrog sur l'avenird'une forme de publication scientifique bien cible, la revue savante ; son itinraire, large-ment numrique, l'a men en des lieux inattendus. Le troisime (Yvan Lamonde) a choiside se concentrer sur un espace particulier, le Canada, et sur une priode prcise, le xvIII6 etle xixe sicle, tout en indiquant quelles sont les pistes de recherche encore explorer. Enlever de rideau, Benot Melanon (Universit de Montral) propose une srie de dfini-tions, du xvIIe sicle aujourd'hui, pour essayer de rpondre la question Qu'est-ce qu'unlivre savant ? .

    Le titre Le savoir des livres doit, on le voit, tre entendu doublement : il s'agit du savoirsur les livres, mais aussi du savoir dans les livres. Sans ce double savoir, c'est une partieessentielle de la mmoire collective qui disparatrait.

    NICOLE CARDINAL, coordonnatrice, Les Belles SoiresJEAN-PIERRE CT, directeur gnral, Direction des bibliothques

    ANTOINE DEL Busso, directeur gnral, Les Presses de l'Universit de Montral

    N.B. Sauf exceptions, les illustrations de ce livre proviennent du Service des livres rares et descollections spciales de l'Universit de Montral. Mis sur pied en 1985 pour regrouper les livres ancienset rares du Service des bibliothques, ce service met la disposition des lecteurs plus de IIoooodocuments : livres, manuscrits, incunables, documents iconographiques, livres d'artistes. De plus, auxlivres anciens et rares s'ajoutent une vingtaine de collections particulires; parmi celles-ci, les concep-teurs du Printemps du livre savant ont surtout fait appel aux collections de canadiana Baby et Melzack,et la collection Lo-Pariseau d'histoire des sciences et de la mdecine.

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  • Conrad Cesner,Bibliotheca Universalis, sive Catalogusomnium scriptorum [...], Tiguri, 1545

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  • Ceorg Agricola,De Re Metallica, Bale, 1657

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  • Qu'est-ce qu'un livre savant?

    BENOT MELANON

    Universit de Montral

    N S'ENTENDRA FACILEMENT, du moins aujourd'hui, pour faire entrer dans la catgorielivre savant un ouvrage intitul Zoonoses parasitaires, un Trait de criminologie empirique,

    un Dictionnaire explicatif et combinatoire du franais contemporain, un Guide de diagnostic desMaladies des poissons d'eau douce du Qubec, une Histoire de l'thique mdicale et infirmire, une

    Introduction la pharmacoconomie, un Cours de morphologie gnrale, des lments de logiquecontemporaine, un Prcis d'anesthsie et de ranimation et des Approches critiques de la pensejaponaise du XXe sicle. Les formes retenues renvoient la connaissance, et son acquisition,plutt qu'au divertissement: trait, dictionnaire, guide, histoire, introduction, cours, l-ments, prcis, approches. Les sujets ne disent pas autre chose: zoonoses (parasitaires, de sur-crot), criminologie empirique, thique mdicale et infirmire, pharmacoconomie, mor-phologie (linguistique), logique, anesthsie et ranimation. Le nom de l'diteur donne luiaussi cohrence l'ensemble : ces titres ont paru aux Presses de l'Universit de Montraldepuis 1998. Qu'il s'agisse de notes, d'index, de bibliographies, de tableaux, de graphiques,d'illustrations, l'appareil critique est souvent important, et imposant. Le langage utilis esttechnique. Si l'on menait une enqute systmatique, l'on verrait que les auteurs de ces livressont des spcialistes universitaires de leur discipline et que la plupart sont professeurs.Avant sa publication, leur manuscrit a t valu par d'autres spcialistes ; c'est ce qu'onappelle l' valuation par les pairs , le peer review. Le public vis, enfin, est le mme danspresque tous les cas : les pairs ou ceux qui aspirent le devenir, les tudiants. Les pratiquespeuvent diffrer selon les disciplines, mais le modle gnral reste reconnaissable.

    o

  • Conrad Gesner,Conrad! Gesneri medici TiguriniHistori Animalium [...], Tiguri, 1551

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  • Les gestionnaires du Programme d'aide l'dition savante du gouvernement duCanada ne seraient pas en terrain inconnu devant pareils ouvrages. Ce programme, gr parla Fdration canadienne des tudes humaines et financ essentiellement par le Conseil derecherches en sciences humaines du Canada, a pour rle de favoriser l'dition savante auCanada. Les diteurs canadiens peuvent y faire appel, eux qui touchent par ailleurs dessubsides, provinciaux ou fdraux, pour leur programme ditorial courant, aussi bien queles auteurs la recherche d'un diteur. Il s'agit donc d'un programme complmentaire :

    Fond par des chercheurs en 1941, le Programme d'aide l'dition savante (PAS) verse un finan-cement pour la publication de livres savants. Il a pour mandat d'appuyer les recherches qui, touten apportant une contribution marquante l'avancement des connaissances, ont peu de chancesd'tre rentables. l'issue d'un processus d'examen par des pairs, les ouvrages recommands parle Comit d'As bnficient d'une subvention de 7000 $, une fois le livre publi [...f.

    Les chances de rentabilit des ouvrages qui apportent une contribution marquante l'avancement des connaissances sont en effet limites.

    De cela, plusieurs socits sont conscientes, mme si elles ne retiennent pas toutes laformulation dition savante et si elles n'ont pas toutes souhait encourager ce type de publi-cation de la mme manire-la situation canadienne n'est pas celle de la France ou destats-Unis. Ce que le gouvernement du Canada appelle dition savante (scholarly publicationsen anglais), d'autres l'ont appel livre raison (Barluet, 2004), livre universitaire ou livre aca-dmique. Sur le plan du financement, les choses varient considrablement. En France(Barluet, 2004), un rle capital est jou par le Centre national de la recherche scientifiqueet, plus significativement encore, par le Centre national du livre (CNL). Aux tats-Unis(Waters, 2004), o les presses universitaires sont beaucoup plus actives qu'en France, l'ondplore l'inexistence de programmes d'tat vous au financement de la publicationsavante, programmes dont il ne serait pas abusif de penser qu'ils ressembleraient ceux duCanada (Monaghan, 2004).

    C'est dire que, au-del des lments de dfinition spontans que l'on peut numrerpour tenter de mieux cerner la nature de la publication scientifique d'aujourd'hui, l'unani-mit est loin d'tre acquise. Ni les faons de dsigner l'dition savante ni les modes de sonfinancement ne sont universels. Si l'on ajoute cela une rflexion de nature historique, leschoses ne sont pas plus simples.

    n

  • Et avant?

    Quand il se dfinit, le Programme d'aide l'dition savante indique la date de sa fonda-tion: 1941. Cela n'est pas innocent, car le PAS indique par l, bien que de faon indirecte,que sa propre histoire est lie celle d'une institution avec laquelle il entretient des lienstroits, ainsi qu'on l'a vu, soit l'universit. C'est dans les annes 1940 que les professeursd'universit canadiens ont senti le besoin de la dfense de leurs intrts et d'un soutienfinancier accru. La cration du Conseil canadien de recherches en sciences sociales datede 1940 ; celle du Conseil canadien de recherches sur les humanits, de 1943. Lestablissements qui recrutent ces professeurs ne suffisent pas la tche, la recherche uni-versitaire est souvent subventionne par les grandes fondations amricaines et le publicacheteur, ft-il ce public cultiv dont rvent et se rclament les diteurs de livres savants, estloin d'tre toujours au rendez-vous (Mailhot et Melanon, 1982: 269-292). Des mesuress'imposent, dont des mesures ditoriales.

    Pour comprendre cette situation, il faut rflchir l'histoire des universits et laplace qu'y tient et qu'y a tenue la publication de livres ou d'articles.

    D'une part, s'il est vrai que les premires universits datent du Moyen ge, elles nesont devenues productrices de savoirs scientifiques que tardivement et des vitessesvariables selon les contextes nationaux. Pendant que certaines, notamment en France, selivraient corps et me la thologie, d'autres, par exemple en Allemagne et en Hollande, seconsacraient des tudes moins mtaphysiques : le chevalier de Jaucourt, un des collabora-teurs les plus actifs de l'Encyclopdie de Diderot et D'Alembert, avait t form Leyde enmdecine, pendant que l'abb de Prades, auteur de l'article Certitude, soutenait unethse de thologie la Sorbonne en 1751 (Jrusalem Clasti, qucestio theologica: Quis est ille,cujus infaciem Deus inspiravit spiraculum vitce ? / Question thologique sur la Jrusalem

    Cleste : qui est celui sur la face duquel Dieu a rpandu le souffle de vie?). On peut mmeavancer que le modle universitaire actuel, particulirement en Amrique du Nord, n'agure plus de cent vingt-cinq ans d'existence (Kennedy, 1999: 26-29).

    D'autre part, l'obligation de publier faite aux universitaires-ce que les Anglo-Saxonsnomment \epublish orperish-est d'invention bien plus rcente encore : tout au plus a-t-elleune cinquantaine d'annes. Si des livres ou des articles taient attendus des universitairesjusque-l, ils n'en taient pas exigs. Un professeur pouvait, en ces temps moins produc-rivistes, vouer sa carrire savante son grand uvre, sans que les instances universitaires

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  • le pressent d'en publier des tranches de droite et de gauche, histoire de contribuer au rayon-nement desdites instances. L'valuation pralable d'un manuscrit par les pairs n'avait pas lecaractre quasi obligatoire qu'elle a acquis depuis le milieu du xxe sicle (Kennedy, 1999 :153-155 et 201-203). De mme, les canaux de publication n'taient pas ceux d'aujourd'hui,spcialiss et coteux. Des diteurs gnralistes, pour reprendre la typologie de SophieBarluet (2004: 92-95), pouvaient dcider de publier ce grand oeuvre, sans exiger de finan-cement spcifique de l'tat, par universit interpose ou pas, ni viser uniquement unpublic de pairs. Surtout: si l'on tait soi-mme savant, l'on pouvait publier des ouvragessavants hors de l'universit.

    Une marquise dans un jardinUne faon d'illustrer cela consiste remonter au-del du xixe sicle et se reporter auxviie sicle et l'uvre de Fontenelle. Voil quelqu'un dont le savoir tait le mtier: n en1657, ce Rouennais mont Paris sera pendant prs de soixante ans secrtaire de l'Acad-mie des sciences et, ce titre, il en rdigea les Mmoires, l'Histoire et les loges (Beugnot,1989). Neveu de Thomas et de Pierre Corneille, celui du Cid, et lve des jsuites, il estlibrettiste et dramaturge : Bellrophon (livret, 1679), Aspar (tragdie, 1680), La pierre philoso-phale et La comte (comdies, 1681), etc. Il signe, en 1683, des (Nouveaux) Dialogues desmorts et, en 1687, du ct des Modernes, une Digression sur les Anciens et les Modernes. Illaisse une utopie qui ne sera publie qu'en 1768, La rpublique des philosophes ou Histoire desAjaoiens, des posies (Pastorales, 1688) et de nombreuses nouvelles (lonor d'Ivre, 1687,avec Catherine Bernard). Parmi les autres cordes son arc, on notera qu'il fut, malgr l'ana-chronisme du terme, vulgarisateur scientifique et qu' ce titre il influena des gens commeD'Alembert et Diderot, qui lui rendront hommage, ct de Pierre Bayle, autre grandefigure tutlaire, dans le Discours prliminaire de l'Encyclopdie:

    Suprieur dans l'art de mettre en leur jour les ides les plus abstraites, il a su par beaucoup demthode, de prcision et de clart, les abaisser la porte des esprits qu'on aurait cru les moinsfaits pour les saisir. Il a mme os prter la philosophie les ornements qui semblaient lui treles plus trangers et qu'elle paraissait devoir s'interdire le plus svrement; et cette hardiesse at justifie par le succs le plus gnral et le plus flatteur (d. Pons, 1986:154).

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  • Son Histoire des oracles (1687) tait une uvre de critique historique dans laquelle le doutetenait une place centrale et dont les dirigeants de l'Encyclopdie se sentaient proches. Celapoussa Voltaire, lui-mme collaborateur de l'Encyclopdie et avide de science, crire d'unpersonnage inspir de Fontenelle, dans son conte Micromgas (1752), que c'tait unhomme de beaucoup d'esprit, qui n'avait la vrit rien invent, mais qui rendait un fortbon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits vers et degrands calculs (d. Barthes et Lubin, 1972:103). Condorcet sera moins svre:

    Fontenelle a t utile surtout en inspirant le got des sciences exactes, le mpris des disputesscolastiques, en apprenant respecter les Lumires utiles et la Philosophie. C'est lui qui le pre-mier a appris aux gens du monde qu'on pouvait tre instruit et bien raisonner, sans devenirmoins aimable. C'est par lui que l'esprit philosophique a commenc se rpandre (d.Chouillet, 1992:47).

    L'loge est de taille, venant d'un scientifique aussi important.Que l'on ouvre les Entretiens sur la pluralit des mondes. Il s'agit d'une srie d'entre-

    tiens, le soir, dans un jardin de Haute-Normandie, entre une jeune marquise et un narra-teur fru d'astronomie. L'dition de 1686 comportait cinq entretiens ; celle de 1687, six.Leur sujet? L'astronomie, la constitution des galaxies, la vie sur les autres plantes (le motpluralit du titre dsigne l'hypothse selon laquelle elles seraient habites). La position del'auteur ? Il prfre l'attraction newtonienne les tourbillons cartsiens et l'astronomiecopernicienne ; au jugement (rtrospectif) d'un historien des sciences, ce n'est pas lemeilleur choix. Manifestement, le texte et le sujet comptent pour Fontenelle : il continuera en corriger les rditions jusqu'en 1742 et il publiera en 1752 une Thorie des tourbillons. LesEntretiens avaient pourtant t mis l'Index ds 1687, cause des spculations de leurauteur sur la prsence de la vie sur d'autres plantes-bien qu'il prt la peine de dire quecette vie n'avait pas forme humaine-et d'une valorisation de la nature dans laquelle Dieune paraissait jouer aucun rle.

    La Prface des Entretiens expose clairement en quoi ce qu'on va lire est savant, maisd'un savoir particulier :

    Je dois avertir ceux qui liront ce Livre, et qui ont quelque connoissance de la Physique, que je n'aipoint du tout prtendu les instruire, mais seulement les divertir en leur prsentant d'unemanire un peu plus agrable et plus gaye, ce qu'ils savent dj plus solidement; et j'avertisceux qui ces Matires sont nouvelles, que j'ai cr pouvoir les instruire et les divertir tout

    M

  • ensemble. Les premiers iront contre monintention, s'ils cherchent ici de l'utilit ; etles seconds, s'ils n'y cherchent que del'agrment (d. Calame, 1991:4-5).

    Le public sera double, spcialistes et no-phytes, mais galement inform : noncontent de seulement divertir, l'auteurveut instruire.

    Chaque entretien est consacr unseul sujet : I. Que la terre est une plantequi tourne sur elle-mme, et autour dusoleil ; II. Que la lune est une terre habi-te; III. Particularits du monde de lalune. Que les autres plantes sont habitesaussi; IV. Particularits des mondes deVnus, de Mercure, de Mars, de Jupiter, etde Saturne; V. Que les toiles fixes sontautant de soleils, dont chacun claire unmonde; VI. Nouvelles penses quiconfirment celles des entretiens prcdens.Dernires dcouvertes qui ont t faitesdans le ciel. La vise dmonstrative estrenforce par l'assurance du narrateur, luiqui possde d'vidence un savoir sr : il dis-tingue les positions des uns et des autres , il s'en prend ses ennemis , iln'hsite pas affirmer Cela est hors dedoute (d. Calame, 1991:138). Il russira convaincre son interlocutrice et la faireaccder au savoir qu'il a souhait lui incul-quer, au terme d'une srie d'interrogations(elle) et de rponses (lui) :

    N E \VStociens, Or a kif quelques 'ouvrages tnarmfenflSon irai t deper/wi 6* officlo jkdtc'u apud JfthfCtosa/ofque populo-s, parut -4, & cft eftimc.

    NEWRY, ( a 15 milles au S. O, de Dow , furla rivire Ncwry, prs des frontires d*Armagh. Elleenvoie tiens dputs ait parlement de Dublin, r ale droit de tenir un match public. Long. 10. 44lat, 34. 18,

    La petite rivire de ftwry fort dit Lough-Nagh-,fpare ie comt de Dow de celui d'Armagh, & vafe 'jetter dans la iier> un .peu au-deftbtis de la villequi porte fon nom.

    N E\V FID L ER Z E, ((?%.) lac fitu dans Ubaffe Autriche quelques milles du Danube&aumidi de ce fleuve. Les A.temands ne lui donnent lenom de mer Zt, qu' caufe de !a quantit de poif-fon qu'on y prend. Pii-ne, liv. lit. ckap, xxlvf l'ap-pelle Ptijo. U a 7 milles d'AUumagtie de longueur>& 3 milles de largeur. (?./,)

    NEWTONUNSME, f m, ou PHILOSOPHIEli^wTONiENNE, (^^/%-) c'ei la thorie du mcha-nijme de l'univers, particulirement da noure-;ment des corps cleftes, de ieors lois, de leurs pro-prits , telle qn*e!e a t enfeigne par M. NewtonF-oyt^ PHILOSOPHIE,

    Ce terme de phitofophit mwtonienm a t diff-remment appliqu, & de-l Ibnt venues pluficurnouons de ce mot.

    Quelques auteurs entendent par l la phiofophecorpufeulaire, telle qu'elle a t rforme Se eorrigpar les dcouvertes dont M. Newton l'a enrichie.Foyt^ CORPUSCULAIRE,

    C'e dans ce fefis que "M. Gravefande appellefes ltnens de Phy{ique,Imr0du3li&ad/fl#/0js>liia#i>mwiQnianamt

    Dans ce fens, a pnilofopWe ne-ytonienne n'eftaffe chofe que la nouvelle philofophie, difFrentedes philofophies carfienne & pripaticienne, Sedes ncienaes philofopbies corpufculaires, foye^ARSTOTu'SME, PRIPATET1SME CARTSIA-NISME, &C. ' , '

    D'autres ehteiident paf phlofophle newtoniennal mthode que M. Newtoa oWerve?dans fa pfnlofd-phie, nithod qui cdnfifte dduire fes raiibane-nens&fes conclufions direement des phnom-nes ^ fans aucune hypothfe antcdente, com-mencer par des principesfimples, dduire les pre-mires lois de la nature tftin petit nombre de ph-nomnes choifis & fe fervir ds ces lois pour ex:*pliquer Ites autries effets. ^ ye Lois "D, LA NATU^B,(au mot NATUB'E

    Encyclopdie, ou Dictionnaire raisonn

    des sciences, des arts et des mtiers [...],

    Paris, 1751-1772

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  • Claude Dablon, Relation particulire de ce qui s'est passdans le voyage des Pres de la Compagnie de Jsus en la

    Nouvelle-France dans l'anne 1668, manuscrit

    Quoi ! s'cria-t-elle, j'ai dans la tte tout le Systme de l'Univers ! Je suis savante ! Oui, rpli-quai-je, vous l'tes asss raisonnablement, et vous l'tes avec la commodit de pouvoir ne riencroire de tout ce que je vous ai dit ds que l'envie vous en prendra (d. Calame, 1991:156).

    Le public sera conquis par cette leon de mthode : on dnombre trente-trois rditions dulivre du vivant de Fontenelle.

    Un algbriste chez les Sauvages

    Rdigeant ses Entretiens, Fontenelle s'inscrit dans une tradition multisculaire, celle dudialogue philosophique. Il reprend ce genre pour transmettre un savoir sur une questiond'actualit (quelle thorie astronomique choisir ?) et il l'adapte aux prceptes esthtiques deson poque (par l'emploi de ce qu'il appelle les agrments). Un de ses contemporains,Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811), s'inscrira son tour dans une longue tradition,celle du rcit de voyage. Il rencontrera des difficults plus grandes que son prdcesseur.

    On connat surtout de Bougainville son Voyage autour du monde par la frgate du RoiLa Boudeuse et la flte L'toile (1771)-et le Supplment au voyage de Bougainville que signeraDiderot. On ne sait pas assez qu'il fut, avant cela, mathmaticien : en 1754 et 1756, il publie

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  • deux, volumes d'un Trait du calcul intgral, pour servir de suite l'Analyse des infiniment-petitsde M. le Marquis de l'Hpital; par M. de Bougainville, le jeune. On ne sait pas plus qu'il passaquatre ans en Nouvelle-France, juste avant la Conqute de 1760. De ce sjour, il a laiss desmmoires, un journal, des lettres. Qu'il s'agisse des Sauvages de l'Amrique septentrionaleou des Tahitiens, Bougainville fait face la mme exigence : communiquer un savoir (quel'on espre) nouveau.

    Le rcit de voyage, ds l'origine, a en effet t confront la ncessit de dire le radi-calement neuf. Dans ses Histoires (II, 71), Hrodote eut se demander comment reprsen-ter, aux yeux de qui rien a jamais vu, un hippopotame. La comparaison lui parut alors lameilleure faon de procder: l'hippopotame est un quadrupde, pieds fourchus commele buf, camus, qui possde une crinire de cheval, montre des dents saillantes, a la queuedu cheval et son hennissement; sa taille atteint celle du buf de la plus grande taille(d. Legrand, 1936:114). Vingt sicles plus tard, Gabriel Sagard, reprenant Marc Lescarbot,aura lui aussi un animal trange faire voir :

    Le Castor est un animal, peu prs, de la grosseur d'un Mouton tondu, ou un peu moins, la cou-leur de son poil est chastaignee, & y en a peu de bien noirs. Il a les pieds courts, ceux de devantfaicts ongles, & ceux de derrire en nageoires, comme les Oyes ; la queue est comme escaillee,de la forme presque d'une sole, toutesfois l'escaille ne se lev point (d. Warwick, 1998: 305).

    L'animal a chang de taille ; l'observateur a toujours la mme optique. Voil sa mission :faire dcouvrir par l'criture ce qu'il a, lui, trouv sur le terrain. Le rcit de voyage a ds lorsses objets de prdilection: faune, flore, gographie, gologie, langue, murs et coutumes.Il a recours la liste ou au glossaire. Des cartes et des illustrations l'accompagnent. Il est la fois rcit, inventaire, voire encyclopdie, et commentaire (Ouellet, 1993).

    Qu'en est-il lorsque la nouveaut est de plus en plus rare ? Qu'en est-il, pour revenir Bougainville, quand on arrive longtemps aprs les autres voyageurs ? Quels savoirs peut-ontransmettre ? Deux attitudes, au moins, sont possibles. La premire consiste dcrire cequi l'a t, mais dans une perspective nouvelle ; la seconde, partir plus loin.

    Le Bougainville du Canada crit selon la premire perspective. Venant aprs tant devoyageurs, il n'a pas l'occasion de peindre la faune ou la flore; cela a dj t fait. Il seconcentre plutt sur deux aspects de la colonie o il sert. D'une part, aide de camp deMontcalm, il rend mticuleusement compte de la situation militaire au moment des affron-tements qui feront passer la colonie franaise dans le giron britannique. D'autre part, il joue

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  • i8

    Fontanelle,Entretiens sur la pluralit des mondes,

    Amsterdam, 1701, page de titre et frontispice

    Fontenelle,

    lmens de la gomtrie de l'infni,Paris, 1727

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  • Fontanelle,Entretiens sur la pluralit des mondes [...];

    prcds de L'astronomie des damesparj. de Lalande, Paris, 1820

    Daniel Lipstorp,

    Danielis Lipstorpii lubecensis, Speciminaphilosophiez cartesiance, Leyde, 1653

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  • l'ethnologue auprs des populationsamrindiennes, de ceux qu'il appelle, avecses contemporains, les Sauvages. Celuidont on croit abusivement qu'il fut le pro-pagateur convaincu du mythe primitivistea sur les autochtones de l'Amrique duNord des propos qui n'ont rien voir avecce mythe :

    Mes yeux sont encore effarouchs desspectacles horribles qu'ils ont eus. Toutce que la cruaut peut imaginer de plusabominable, ces monstres de sauvagesnous en ont rendus les tmoins. Quelpays ! Quels hommes ! Quelle guerre !Non, ma chre maman, votre enfantn'est pas fait pour habiter cette contrebarbare (d. Lamontagne, 1993: 408).

    Pas de Bon sauvage sur les rives duSaint-Laurent au milieu du xvme sicle.(On pourrait ajouter, pas de Bon Cana-dien non plus : les natifs ne sont gureplus aimables que les Sauvages [d.Lamontagne, 1993: 402].) S'il se dclareprtendant une place d'associ libre l'Acadmie des sciences de Paris (d.Lamontagne, 1993: 408), ce n'est pas surla foi de ce qu'il voit autour de lui, maisde son travail de mathmaticien ; Bou-gainville est conscient de la prcarit desa position d'observateur.

    Le second Bougainville est celui qui partira vers les mers du Sud. Pour le dire avecDiderot, c'est un vritable Franais lest d'un bord d'un trait de calcul diffrentiel et int-gral, et de l'autre, d'un voyage autour du globe (d. Chouillet, 1984: 262). Mais ce Franais

    Louis-Antoine de Bougainville,Voyage autour du monde [...], Paris, 1772

    2l

  • Nicolas Lenglet Dufresnoy,Mthode pour tudier lagographie [...], Paris, 1716,frontispice

    parti faire le tour du monde prouve lamme difficult que le militaire exilcontre son souhait dans la colonie: iln'est pas le premier sjourner o ilsjourne. Sauf exceptions (le rcit de ladcouverte de l'le des Lanciers et de sontrange population ou de celle de l'le dela Harpe), plutt que de s'adresser dessoldats ou sa famille, comme c'tait lecas en Nouvelle-France, il parle dorna-vant des marins, auxquels il indique lesmeilleures routes suivre, d'o ses inces-santes prcisions de latitude, de longi-tude, de topographie, de profondeur desfonds marins. Le capitaine au long coursse livre des expriences sur de nouveauxinstruments, par exemple la cucurbitede M. Poissonnier, un alambic pourdessaler l'eau de mer (d. Proust, 1982 :220). dfaut d'tre un dcouvreur ausens strict, il sera un guide dont le savoirdoit tre le plus sr possible :

    Depuis notre entre dans la nier occi-dentale, aprs quelques jours de ventsvariables du sud-ouest au nord-ouestpar l'ouest, nous emes promptementles vents de sud et de sud-sud-est. Jene m'tais pas attendu les trouver sitt; les vents d'ouest conduisent ordi-nairement jusque par les 30, et j'avaisrsolu d'aller l'le Juan Fernands,

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  • pour tcher d'y faire de bonnes observations astronomiques. Je voulais ainsi tablir un point dedpart assur, pour traverser cet ocan immense, dont l'tendue est marque diffremmentpar les diffrents navigateurs (d. Proust, 1982: 211).

    Il est de plus en plus difficile, pour qui rdige un rcit de voyage, de livrer de nouveauxsavoirs.

    Un imprimeur sur les planches

    Avec le dialogue philosophique et le rcit de voyage, les lecteurs avides de savoirs ne sontpas trop dpayss : voil des genres dont le rapport la connaissance parat aller de soi, dumoins sous l'Ancien Rgime. S'ils ne sont plus gure pratiqus cette fin, ils ont pendantlongtemps relev de ce que l'on appelle maintenant Uvre savant. Cette catgorie n'tait pas,avant une date assez rcente, rserve aux spcialistes : Fontenelle tait dramaturge ethomme de vulgarisation, Voltaire crivait des tragdies et traduisait les lments de physiquede Newton, Diderot rdigeait Le neveu de Rameau et des lments de physiologie, Jean-JacquesRousseau tait romancier et botaniste, l'abb Delille traduisait les Gorgiques et chantait,dans ses Trois rgnes de la nature (1809), les mrites d'une dcouverte agricole de sonpoque, le caf (Qui manquait Virgile, et qu'adorait Voltaire : / C'est toi, divin caf, dontl'aimable liqueur/ Sans altrer la tte panouit le cur, dans Allem, 1966: 341) ; la listes'allongerait l'infini. Au dbut du xixe sicle, les choses changent dfinitivement (Gillispie,2004). Sous l'effet de forces diverses, notamment conomiques et scolaires, la spcialisa-tion va commencer s'imposer : on sera historien ou romancier, biologiste ou moraliste,astronome ou dramaturge, mais pas les deux la fois, ou de moins en moins. La rupturen'est certes pas instantane : Michelet se tient la frontire de l'histoire-science et del'histoire-rcit ; Balzac et Emile Zola, chacun son bout du sicle, essaient de conjoindrediscours scientifique et discours romanesque. Il reste que le processus est lanc : les espritsuniversels, la Jean Rostand, la Michel Serres, la Edgard Morin, la Albert Jacquard ou la Hubert Reeves, ces hommes de sciences qui sont aussi homme de lettres(Wesemael, 2003:147), sont devenus l'exception plus que la norme.

    Cette autonomisation des disciplines a eu des effets varis, voire opposs. Certainsont choisi de pousser sa limite la logique de spcialisation : un pote comme Mallarmaffirme que la posie n'est pas un outil de connaissance du monde infrieur en qualit lascience, mais qu'elle est un outil radicalement diffrent, travaillant sur un autre planqu'elle. Le roman se livre une concurrence plus directe: Gustave Flaubert est l'auteur de

    23

  • Madame Bovary (1857) et de Bouvard et Pcuchet (1880, inachev), cette trange uvre o semlent gologie et agriculture, jardinage et architecture ; malgr de prestigieux prcur-seurs, la science-fiction, en son versant industriel, est une invention du xixe sicle. Rci-proquement, Camille Flammarion tait astronome, vulgarisateur et romancier (Lumen,1873). Mme le thtre s'y est mis : ainsi que l'expose Daniel Raichvarg dans Science etspectacle. Figures d'une rencontre (1993), il existe une longue tradition thtrale franaisemettant la science sur les planches. Les formes de cette rencontre sont multiples : tenued'expriences dans les salons et cabinets de l'Ancien Rgime, spectacularisation des conf-rences scientifiques, reprsentation foraine du savoir et mise en scne, au sens littral, dela science sur les thtres. Le xixe sicle est aussi le sicle du thtre scientifique. Ce thtreest jou, et publi.

    Louis Guillaume Figuier (1819-1894), qui fut professeur de mdecine Montpellier etde pharmacie Paris, a fait uvre, et uvre considrable, de vulgarisateur : le catalogueinformatis de la Bibliothque nationale de France recense au-del de 170 titres son nom.Pendant 38 ans, de 1856 1894, il a publi L'anne scientifique et industrielle, ou Exposannuel des travaux scientifiques, des inventions et des principales applications de la science l'in-

    dustrie et aux arts [...]. Son Exposition et histoire des principales dcouvertes scientifiquesmodernes (1851-1857) compte quatre volumes ; ses Vies des savants illustres [...] avec l'apprcia-tion sommaire de leurs travaux, cinq (1866-1870). Sa palette tait large: arostats; alchimieet alchimistes; animaux articuls, coquilles, insectes, mammifres, mollusques, oiseaux,poissons, reptiles et zoophytes ; art de l'clairage; chemins de fer mtropolitains ; drainage,eau minrale et eaux de Paris (leur pass, leur tat prsent et leur avenir) ; enfant trouv,homme primitif et races humaines ; huiles vgtales, pain, plantes, sucre et vin; papier etpapier peint; Paris port de mer; photographie; physiologie ( l'usage de la jeunesse et desgens du monde) ; tlphone; tunnel; vie aprs la mort. Il aimait s'merveiller: Histoire, dumerveilleux dans les temps modernes (1860), Les merveilles de l'industrie (1873-1877,4 vol.), Lesmerveilles de la science (1867-1891,4 vol.). Les rapports de la vie quotidienne et de la sciencelui importaient, comme en tmoigne son Savant du foyer, ou Notions scientifiques sur lesobjets usuels de la vie (1862). Il a aussi t le dramaturge des Six parties du monde (1877), deDenis Papin ou l'invention de la vapeur (1882), de La forge de Saint-Clair (1888), de Keppler, oul'Astrologie et l'astronomie (1889)-et de Gutenberg (1886).

    L'apparition de l'imprimerie a marqu nombre d'auteurs du xix6 sicle, du Hugo de Notre-Dame de Paris. 1482 (livre cinquime, chapitre 2, Ceci tuera cela, 1831) au Balzac des Illusions

    24

  • Dictionnaire umversel demedecine, de chiwrgie,de chymie, de botanique,d'anatomie, de pharmacie,d'histoire naturelle, etc. [...],Paris, 1746-1748

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  • perdues (premire partie, Les deuxpotes, 1837), pour ne prendre que lesplus clbres. Gutenberg, puis les dve-loppements technologiques dont il at le (lointain) initiateur, ont spar lemonde en un avant et un aprs. Figuierne pense pas diffremment.

    Pice historique, en cinq actes,huit tableaux, Gutenberg est un dramequi entrane ses spectateurs dans l'Eu-rope du XVe sicle2. Les scnes d'ouver-ture et de clture se droulent sur uneplace de Mayence, mais vingt-cinq ansse sont couls de l'une l'autre : entre-temps, Gutenberg a sjourn Har-lem, Strasbourg, Paris et brive-ment dans un village aux environs de Wiesbade. Cet itinraire est un vri-table chemin de croix, et Gutenberg unmartyr du progrs. Le rcit de sa miseau point de rimprimerie se rsume une srie de msaventures. L'orfvredevenu inventeur est chass deMayence la suite d'accusations desorcellerie. Rfugi dans une image-rie de Harlem, il est prs de connatrele double bonheur, du cur (auprs dela nave Martha Coster) et de l'espritd'innovation (grce au pre de celle-ci,Laurent), mais il rpond plutt l'ap-pel de la patrie et il rentre auprs dessiens. Il pouse l'imprieuse Annettede la Porte-de-Fer, qui devient pour lui

    Technique, revue industrielle,

    Montral, 15, 3, mars 1940

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  • Louis Guillaume Figuier (1819-1894).Coll. Michel Pierssens.

    un vritable agent scientifique(comme on dit agent littraire) : ellelui fournit des commanditaires etl'installe dans un couvent dsaffect,loin des regards indiscrets, mais il yest surpris par le diabolique argen-tier Fust, second par le tratreScheffer (doxa oblige, ce tratre estjuif), et il est spoli du fruit de sesefforts. Il poursuit Fust jusqu' Paris,o il dnonce ses manoeuvres frau-duleuses : l'argentier fait passer pourdes manuscrits les fruits de la presse imprimer dont il a priv Guten-berg. Fust emport par une miracu-leuse peste, Gutenberg rentre Mayence pour peaufiner son inven-tion, dont il partage dsormais lapossession avec le fourbe Scheffer. Ilperd de nouveau tout durant le sigede Mayence par le comte de Nassau:un des cruels frres Zum entre dansson imprimerie une torche enflam-me la main, puis L'incendieclate (1886:101).

    Mais un bienfaiteur de l'hu-manit ne saurait cder devant lesattaques de ses nombreux ennemis :Fust, Scheffer, la foule hostile parceque superstitieuse et pleine de pr-jugs, des magistrats mal informs,les frres Zum (ces ex-copistes necessent de poursuivre Gutenberg,

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  • car il les a privs de leur gagne-pain). Quoique son cur soit dchir entre Martha etAnnette, il reste fidle son pouse, la chose tant facilite par l'entre de la premire dansles ordres. Homme d'honneur et homme d'pe (il n'hsite pas se dfendre contre sesennemis ni commander une partie des troupes de Mayence), il devient presque fou aprsla chute de sa ville aux mains de l'ennemi et la perte de son atelier. Il erre alors dans la cam-pagne, accompagn de son fidle Frilo, o il cherche gagner sa pitance avec une pressemobile : Gutenberg, avec une longue barbe blanche et un bton la main, conduit par la brideun cheval, qui trane une charrette, contenant une presse d'imprimerie, des formes et une casse

    d'imprimerie (1886:105). Il recouvre nanmoins la raison et il obtient in extremis la recon-naissance qui lui revient de la bouche de l'archevque de Mayence, Diether d'Yssembourg :

    Rtabli, comme par miracle, la tte de notre cit, je veux rendre justice au mrite de tous, etj'ai cur de reconnatre les services que le plus illustre des enfants de Mayence a rendus sapatrie et l'humanit... Gutenberg, malgr les tentatives que Fust et Scheffer ont faites pours'approprier ta dcouverte, je tiens te proclamer devant tous l'inventeur de l'imprimerie, et jef assure, par ce dcret, une pension pour le reste de tes jours (1886:121).

    Il tait moins une.Pourquoi attester que Gutenberg a bel et bien invent l'imprimerie ? Parce que

    d'autres auraient pu en rclamer la paternit. cet gard, la pice de Figuier est autant uneleon de morale-le bon Gutenberg triomphe des forces ligues contre lui-qu'une leon detechnique-elle expose en quatre temps comment est apparue l'imprimerie.

    Gutenberg s'inspire d'abord des graveurs :

    Vous savez que depuis assez longtemps, nos artistes obtiennent des gravures, en sculptant enrelief des dessins sur le bois. C'est ainsi que j'opre. Seulement, au lieu de sculpter en relief,sur le bois, les traits du dessin, je sculpte des lettres, des mots, des phrases ; et ces caractres,sculpts en relief sur le bois, forment des pages de manuscrit, que je multiplie ensuite, volont, en les tirant sur le papier, grce l'encre des graveurs, et la vieille presse qui sert auximagiers (1886:16).

    Il est le premier constater que l'utilisation des bois sculpts n'est pas optimale. Entre enscne Laurent Coster :

    (II ouvre un tiroir du bahut, et y prend une casse d'imprimerie.) Mon invention, la voil ! (Il pose lacasse sur le guridon.) Jusqu'ici, l'existence d'un pauvre copiste tait peine suffisante pour

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  • transcrire une bible ou un livre d'heures ; mais dsormais, grce mes caractres mobiles, onpourra reproduire mcaniquement les manuscrits. (Il prend quelques caractres dans la cassed'imprimerie, les regarde et s'assied prs du guridon.) Chers caractres, enfants de mon esprit,fruits de mes veilles et de mes labeurs, ide qui a germ dans ma tte, pendant quaranteannes, quel bonheur j'prouve vous contempler!... vous appartiendra le pouvoir d'expri-mer les sentiments les plus divers et les plus opposs de l'me humaine !... La science, l'his-toire, la posie, natront, tour tour de votre arrangement multiple... En vous, l'colier plera[sic] son rudiment, le savant consignera ses doctrines, le vieillard relira sa prire... Aux finan-ciers, vous parlerez de chiffres ; aux femmes, de parures ; la jeunesse, de plaisirs. Vous chan-terez l'amour, aprs avoir clbr la gloire, et vous raconterez l'avenir, les vnements dupass... vous reviendra l'honneur de rgnrer le monde; car vous vous nommerez l'impri-merie, c'est--dire la voix universelle de l'humanit!... Puisse l'hypocrisie, le mensonge, ni lacalomnie, ne jamais souiller vos empreintes !... (Il se lve et va remettre les caractres dans la casse,puis il replace la casse dans le tiroir du bahut.) (1886: 29)

    La jonction des ides de Gutenberg et de Coster pose cependant problme :les caractres qu'employait Laurent Coster taient en fonte, c'est--dire cassants. Ils dchiraientle papier et s'crasaient sous la presse ; tandis que ceux-ci (II prend des caractres et vient enscne.) composs d'un alliage de plomb et d'antimoine, ont le degr convenable de duret et desouplesse... L'avenir de l'imprimerie est tout entier dans cet alliage, Frilo ! (1886: 53)

    La dernire tape dans l'invention de l'imprimerie sera franchie avec l'aide du perfide Scheffer,ft-il parjure et suborneur. D'une part, il sait comment amliorer la fonte des caractres :

    Vous savez que les lettres mtalliques dont nous nous servons, sont sculptes une une. C'est untravail norme et trs dispendieux. Or, j'ai imagin de graver en acier un type, qui me sert frap-per ensuite un moule lettres. Je coule dans ce moule l'alliage destin former les caractres, etj'obtiens ainsi des lettres ayant toute la perfection dsirable, tout en conservant le type primitif enacier (1886: 92).

    D'autre part, il a compris de quelle faon rendre les textes plus lisibles :

    Gutenberg emploie, pour imprimer ses livres, les lettres gothiques des anciens manuscrits. Jeveux, moi, faire usage des caractres romains, dont la nettet est prcieuse, non seulementpour l'imprimeur, car elle simplifie son travail, mais aussi pour le lecteur, car elle facilite la lec-ture (1886: 92-93).

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  • Mayence, La Bible est acheve (1886: 85). Le reste des livres peut dsormais treconfi aux mains des imprimeurs ; l'essentiel de la technique est acquis.

    Dire du thtre de Figuier qu'il est un thtre grand dploiement et un thtre thse ne devrait poser de problme aucun lecteur-spectateur. grand dploiement : vingtpersonnages nomms, un cheval, Peuple, Ouvriers, Soldats, Bourgeois, Paysans, etc. (1886 : s.p.), un incendie (1886: 101), plusieurs lieux. thse: celle-l est (au moins)quadruple. Malgr sa reconnaissance finale, le grand homme est un martyr qui doit payersa grandeur de ses souffrances ; il y a un savant maudit, au moment o nat le pote maudit(Brissette, 2005). L'innovation est affaire collective : si Gutenberg peut tre dit le pre del'imprimerie, il n'tait pas seul ; son gnie est dans le rapprochement et le perfectionne-ment de diverses dcouvertes. Le thtre est un outil de vulgarisation : le spectateur doitsortir de la salle mieux inform que quand il y est entr ; dans le cas de Gutenberg, il aura

    appris quelles ont t les phases del'invention de l'imprimerie. Enfin, lesavoir est dsormais affaire de livres,qu'il s'agisse de religion, de science,d'histoire, de posie; c'est dansl'apostrophe de Laurent Coster sescaractres d'imprimerie, cette ode la transmission culturelle, qu'on peutle mieux saisir cette entre dans unnouveau monde. Le thtre scien-tifique (1882) et La science au thtre(1889) que dfendait Louis Guil-laume Figuier n'ont pas obtenu lesuccs qu'il esprait (Pierssens,1996) ; ce n'est pas parce qu'il ne leuravait pas confi la mission la plushaute.

    rasme, Novum Testamentum [...], Baie, 1522

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  • Un biologiste, un changiste

    Michel Houellebecq n'a pas peur des dclarations controverses. Dans Sortir duxx

    e sicle , il crit :

    Sur le plan scientifique et technique, le xxe sicle peut tre plac au mme niveau que lexixe sicle. Sur le plan de la littrature et de la pense, par contre, l'effondrement est presqueincroyable, surtout depuis 1945, et le bilan consternant. [...] De fait, je crois peine exagrd'affirmer que, sur le plan intellectuel, il ne resterait rien de la seconde moiti du sicle s'il n'yavait pas eu la littrature de science-fiction (Houellebecq, 2002: 76).

    Cet loge de la science-fiction, et par l d'une espce particulire de roman, rappelle ce quia t dit ci-dessus : les noces tumultueuses de la littrature et de la science sont surtout,depuis le xixe sicle, affaire de roman. Houellebecq joint la thorie la pratique dans Lesparticules lmentaires (1998).

    Le romancier d'Extension du domaine de la lutte (1994) avait consacr des passages lasociologie, l'conomie ou la psychanalyse, et il s'tait permis une apostrophe ClaudeBernard, le matre penser d'Emile Zola: savant inattaquable! [...] Physiologiste inou-bliable je te salue, et je dclare bien haut que je ne ferai rien qui puisse si peu que ce soitabrger la dure de ton rgne (d. 1998: 94). Celui des Particules lmentaires va plus loin.Il met en 'scne deux demi-frres, l'un biophysicien au Centre national de la recherchescientifique (Michel Djerzinski), le deuxime agrg de lettres, et accessoirement chan-giste (Bruno Clment). Les dcouvertes du premier, rigoureusement dterministe, auraientchang la face du monde, car, sur leur base, une nouvelle espce intelligente cre parl'homme aurait remplac les humains (1998: 392) ; le second ne dcouvrira pas, enrevanche, le bonheur sexuel si frntiquement recherch par lui. Prcision narrative impor-tante : le rcit parvient aux lecteurs d'outre-tombe, de l'anne 2079.

    Ce roman est-il un livre savant ? videmment pas : il s'agit d'une oeuvre de science-fiction, au sens o l'auteur propose des thories qui n'ont t l'objet d'aucune exprimenta-tion et qu'il en reporte la ralisation dans un futur ici proche, le xxie sicle. La prose scien-tifique y est ostentatoirement mime :

    Ds lors, il ne demeurait plus que deux hypothses. Soit les proprits caches dterminant lecomportement des particules taient non locales, c'est--dire que les particules pouvaient avoirl'une sur l'autre une influence instantane une distance arbitraire. Soit il fallait renoncer auconcept de particule lmentaire possdant, en l'absence de toute observation, des proprits

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  • intrinsques : on se retrouvait alors devant un vide ontologique profond- moins d'adopter unpositivisme radical, et de se contenter de dvelopper le formalisme mathmatique prdictif desobservables en renonant dfinitivement l'ide de ralit sous-jacente. C'est naturellement cettedernire option qui devait rallier la majorit des chercheurs (1998:155).

    On apprciera le naturellernent final.En revanche, voil un roman dont on peut aisment dire que son objet est le savoir,

    sinon les savoirs. Quel est l'horizon de sens du deuxime roman de Michel Houellebecq?Avec qui dialogue-t-il? S'il fallait donner des noms propres, qu'ils se trouvent ou pas dansle roman, ce seraient Pierre Bourdieu, Guy Debord, Viviane Forrester, Alan Sokal, FranoisRicard, Michel Foucault, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Gilles Deleuze. Auguste Comte,l'incarnation du positivisme, Aldous Huxley, Albert Einstein, Niels Bohr et Max Planckctoient picure, la Bible, Pascal (contre Descartes), Kant, Rousseau, Sade, Lautramont,Proust et Sollers. (Dans un registre diffrent, la brebis Dolly rde par l.) Si l'on choisissaitplutt des disciplines, ce serait la gntique, au premier chef, mais aussi l'informatique etl'histoire, la sociologie et l'conomie (comme dans Extension du domaine de la lutte), lapseudo-philosophie du Nouvel ge et la philosophie la plus officielle (voir quelques-unsdes noms propres numrs ci-dessus). Le roman, pour Houellebecq, du moins dans Lesparticules lmentaires, parat indissociable de la rflexion scientifique et de la rflexionthique-et de la rflexion sur la consommation libidinale (1998: 35).

    L'on pourrait tre tent d'isoler radicalement ce genre de roman du domaine du livresavant: s'il essaie de livrer un savoir sur le monde, ce savoir serait dnigr par avance, carfictif. Ce ne serait que de la littrature, que la mise en parallle des trajectoires inventes d'unchercheur de gnie et d'un mdiocre changiste. Or l'exemple de deux romans contempo-rains rvle que les frontires sont plus poreuses qu'on ne veut gnralement l'admettre entrediscours de fiction et discours historique ou scientifique. Qu'a-t-on reproch The Da VinciCode de Dan Brown (2003), outre une psychologie sommaire des personnages, une absencede style et le rocambolesque de ses situations ? D'avoir prsent comme sr un savoir(historico-thologique) qui ne l'tait pas : parmi de nombreux autres (Cox, 2004 ; Etchegoin etLenoir, 2004), mme le cur de l'glise Saint-Sulpice, Paris, un des dcors du roman, s'estsenti oblig de corriger ce qu'il considrait les erreurs du roman. Que conteste-t-on dans StateofFear de Michael Crichton (2004) ? Le rcent techno-thriller de l'auteur dejurassic Parkmet en doute les affirmations des environnementalistes au sujet du rchauffement de la pla-

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  • nte, tant dans la trame narrative, avecnotes infrapaginales et tableaux l'appui,que dans un Message de l'auteur etdans des appendices, dont un est intitul Pourquoi la science politise est dange-reuse. Un roman dangereux, dito-rialise un quotidien montralais (Cardi-nal, 2005), qui oppose la prose deCrichton un ouvrage du gographe JaredDiamond, Collapse : How Societies Chooseto Fail or Succeed (2004), et un du philo-sophe Ronald Wright, A Short History ofProgress (2004), ouvrages rputs scienti-fiques et donc srieux. Cette porosit desfrontires a d'autant plus d'importanceque l'instrumentalisation politicienne dela science caractrise nombre de socitscontemporaines. Elles renvoient l'une etl'autre la mme interrogation: quicroire ? Le romancier, le savant ou le poli-tique?

    Et maintenant?

    Si on laisse de ct les genres (ingale-ment) fictionnels qui ont partie lie, desdegrs variables, avec le savoir scienti-fique, pour revenir au livre savant au senso l'entendent aujourd'hui les tablisse-ments d'enseignement suprieur, lesorganismes d'aide la recherche et lesmaisons d'dition scientifiques, on nepeut faire autrement que de rflchir aurle de plus en plus grand qu'est appel

    Louis Guillaume Figuier,Vies des savants illustres depuis l'Antiquitjusqu'au dix-neuvime sicle, Paris, 1875,

    portrait de Fontanelle

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  • jouer le numrique dans la diffusion dessavoirs. Les mutations ont t telles en cedomaine, depuis trente ans peine, queplus rien n'y sera plus jamais pareil.

    On peut saisir les enjeux de cettemutation en rflchissant l'volutiond'un des vecteurs privilgis de la trans-mission des savoirs depuis l'AncienRgime, soit la revue savante. MichelPierssens, dans son texte qu'on lira dansle prsent ouvrage, Revues savantes :quel avenir?, montre comment laforme traditionnelle de la revue est mise mal par Internet. Venu des sciencesdites dures, un modle est en train des'imposer, qui risque de rendre la revuepapier obsolte, en remettant en causeles catgories constitutives de ce type depublication : priodicit, cot, autorit,etc. (Michel Pierssens souligne cepen-dant que toutes les disciplines ne sontpas affectes de la mme manire par lenumrique et qu'il y a peut-tre encore un avenir, mais modeste, pour la revue savante dansles humanits.) Pour sa part, Christian Vandendorpe, dont on lira ci-dessous Avatars etrenaissances du livre savant, rappelle que le livre, savant ou pas, est une formidablemachine lire dont on a mis des sicles explorer les potentialits. Le livre numrique estun support nouveau et ses qualits n'ont pas toutes t exploites. La technologie aidant, onpeut s'attendre voir apparatre relativement rapidement de nouveaux supports de lecturedont on entrevoit mal la nature. Le livre n'est certes pas mort, mais il est clair que les lec-teurs de demain devront composer avec des supports multiples, chacun ayant ses avantageset ses dsavantages. Un des premiers secteurs du monde ditorial o cette cohabitation sefera sentir est le livre savant, cela pour diverses raisons : conomiques (il est de plus en plusvident que le march de la publication scientifique est en crise), technologiques (l'utilisa-

    Dossier Internet et littrature,tudes franaises, 36, 2, 2000

    34

  • tion d'images, fixes ou mobiles, est plus facile dans le numrique qu'ailleurs), scientifiques(l'conomie du savoir, du moins de certains savoirs, est fonde sur une course la publica-tion effrne) et sociologiques (les scientifiques sont de grands consommateurs de num-rique, comme le seront leurs successeurs, dont il ne faudrait pas oublier qu'ils sont dor-navant tous ns aprs l'apparition de la puce lectronique).

    Il n'y a pas que la revue savante et le support du livre qui sont en cours de mutation.On pourrait dire la mme chose de la nature de quelques types de livre savant, notammentdes Actes de colloque et des thses de doctorat transformes en livre. Les Actes de colloquesont, pour plusieurs diteurs scientifiques, un vritable cauchemar. Pourquoi? Il ne s'agitpas de mettre en cause l'intrt des colloques dont on souhaite publier les Actes ; c'est dansla nature du monde scientifique de faire se rencontrer et dialoguer, autour d'une question,des spcialistes. Le problme est en fait triple. L'Universit est une machine produire descolloques : il y a surproduction de colloques et de volumes qu'on voudrait en tirer. Vientensuite leur faible rendement commercial : les volumes d'Actes de colloques se vendentrarement bien, pour le dire d'un euphmisme. Se pose en dernier lieu le problme de leurunit : rares sont les volumes collectifs qui sont vraiment des livres, et non des recueils plusou moins disparates de contributions d'ingale valeur. En ce domaine, le numrique paratla voix de l'avenir (Minon, 2002: 8 ; Barluet, 2004:147-148), au mme titre qu'il est l'ave-nir de la revue savante ou des prpublications3. Moins coteux, plus rapides diter, sus-ceptibles de rejoindre plus efficacement leur vrai public, les Actes numriques sont appe-ls se dvelopper, voire occuper l'essentiel de ce champ de publication4.

    Beaucoup de livres savants sont issus d'une thse de doctorat. Si cela n'est pas vrai detoutes les disciplines, il reste que, dans les disciplines o le livre est dterminant, la publica-tion d'une thse peut faire la diffrence entre l'obtention d'un poste universitaire et sa non-obtention. Or les conditions conomiques ne sont pas meilleures pour ce type de livre quepour les autres formes de publication scientifique. Une faon de rpondre cette difficultserait de financer en priorit la transformation des thses en livres ; Peter Monaghan voquecette faon de procder (2004). Une deuxime est la mise en ligne directe des thses, sanspasser par leur transformation en livres ; cela se fait dj, avec pour consquence un risque denivellement (si n'importe quelle thse peut tre mise en ligne, toutes ne peuvent pas devenirdes livres, mais on aura peut-tre l'impression que si). Une autre solution consisterait di-ter ce genre d'ouvrages directement sur le Web : c'est ce que proposait Robert Darnton dans

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  • un article beaucoup, et mal, comment, The New Age of th Book (1999). L'historien am-ricain, qui a sig au Comit ditorial de Princeton University Press de 1978 1982 (Darnton,1990), vantait les potentialits de l'dition numrique pour les monographies savantes, dansle mme temps qu'il dmontrait combien le codex restait le modle dominant du livre. L'au-teur d'une publication scientifique pourrait, dans pareil type d'dition, multiplier les types dedocuments, le numrique ne distinguant pas une image d'un fichier sonore, un texte d'unecarte interactive. Il ne serait plus tenu une slection draconienne dans ses sources pri-maires ; il pourrait citer autant qu'il le veut, la seule limite tant non pas le nombre de pagesd'un livre, mais l'espace disque (et la patience du lecteur). Les cots de mise la dispositiondu lecteur de ce genre de texte seraient moindres que ceux de l'impression, de la distributionet de la mise en march d'un livre traditionnel. (Il importe de dire que les cots d'dition-ausens de mise en forme d'un manuscrit-n seraient pas moindres.) On a beaucoup reproch Robert Darnton de proposer un modle irraliste. Le reproche est mauvais : Darnton a pra-tiqu ce qu'il prchait, bien qu' la seule chelle d'un article, dans Presidential Address : AnEarly Information Society: News and Media in Eighteenth-Century Paris (2000). Que lereproche soit mauvais ne revient pas dire que le modle dont rvait Robert Darnton n'estpas utopique. D'autres reproches pourraient lui tre adresss. Quelle est la viabilit cono-mique de semblable entreprise ? Comment lire une monographie lectronique organise encouches pyramidales (Darnton, 1999:183) ? Quelle permanence un tel objet aurait-il?Si un historien aussi prestigieux que Darnton peut se permettre de se livrer cette forme d'ex-primentation ditoriale, est-ce vrai de chercheurs en dbut de carrire ? (C'est loin d'tre sr,comme Darnton le notait lui-mme, qui appelait les vtrans appuyer les dbutants.)Cela tant, on voit que le modle actuel du livre scientifique n'est pas immuable. Dans lemme ordre d'ides, des livres scientifiques lectroniques sont dsormais offerts dans leWeb, sous divers formats : HTML, Microsoft Reader, Open eBook5. Inventer le livre lectro-nique, crivait Darnton (1999:182) ; c'est en train de se drouler, et la transformation desmodes de la communication savante sera globale.

    Le numrique oblige rflchir au statut contemporain du livre savant et son avenir.On s'est peut-tre moins avis du fait qu'il est l'occasion de jeter un regard neuf sur le passde ce type de publication. L'exemple de l'Encyclopdie de Diderot et D'Alembert est rvla-teur cet gard.

    Le projet des concepteurs de l'Encyclopdie dpassait largement le monde scientifique,mais, cause de cela, il ne pouvait pas ne pas l'englober. Dans leur Prospectus de 1750,

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  • dans le Discours prliminaire de 1751 et dans l'article Encyclopdie, ils affirmaient,ensemble ou sparment, que leur encyclopdie devait tenir lieu de bibliothque danstous les genres un homme du monde ; et dans tous les genres, except le sien, un savantde profession (d. Pons, 1986:182). Livre de tous les livres, l'Encyclopdie devait tre lelivre de tous les savoirs. Mais des savoirs, accumuls dans le seul (ds)ordre alphabtique,ne font pas un savoir : l'Encyclopdie dfendait un enchanement des savoirs entre eux, celad'au moins trois faons. Un frontispice liait allgoriquement les disciplines les unes auxautres. Un arbre des connaissances, adapt de celui du chancelier Bacon, rattachait chacundes savoirs une des trois facults de l'entendement humain, la raison (philosophie), lammoire (histoire) et l'imagination (posie) : cet arbre tait reproduit la fin du Discoursprliminaire et il tait utilis dans la nomenclature, la suite du mot que dfinissait unarticle (l'article Cordeliers devait tre rapport la catgorie Hist. ecclsiast. de l'arbreencyclopdique). Des renvois permettaient de circuler d'un article l'autre (l'article Cor-deliers renvoyait Capuchon ).

    Ce prtendu systme de renvois a fait couler beaucoup d'encre. Non seulement ilaurait rendu moins disparate le contenu de l'Encyclopdie, en offrant des liaisons, parfoisinattendues, entre les savoirs, mais il aurait aussi servi djouer la censure (l'article Cor-deliers tait orthodoxe en matire religieuse ; l'article Capuchon, beaucoup moins).Il Encyclopdie aurait t par l un livre savant et un livre critique. Que vient faire le num-rique dans tout cela ? Il offre des possibilits de lecture inconnues ce jour. Les lecteursmodernes disposent en effet de versions numriques de l Encyclopdie, tant dans Internetque sur cdrom/dvdrom. Chacune offre des parcours de lecture peu accessibles aupara-vant. On peut les suivre pour saisir la connaissance que l'on pouvait avoir, au milieu duxvme sicle, de telle ou telle question: pareille consultation tait videmment envisageablepour les contemporains, mais au prix d'une difficult considrable, puisqu'il leur fallaitmanier 28 tomes, 17 de textes et n de planches, publis sur une priode de 21 ans ; le num-rique simplifie les choses. Il est toutefois une autre faon d'utiliser le numrique: en auto-matisant le traitement du contenu de l Encyclopdie, plus spcifiquement des renvois, onpeut mesurer l'ampleur du systme des renvois et sa cohrence, pour ensuite mieux com-prendre sa porte rpute critique.

    Le numrique est l et il force auteurs, diteurs, diffuseurs et lecteurs rflchir au pr-sent et au futur du livre savant; il est aussi un outil d'interrogation des livres savants du pass(Melanon, 2002 et 2004).

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  • De Fontenelle Houellebecq et de Bougainville Figuier, voire de Guten-berg Internet, le parcours qu'on vient de lire est ncessairement incomplet.Une rflexion plus approfondie sur le livre savant, sur sa dfinition et sur sonvolution, exigerait plusieurs dveloppements, qu'il serait irraliste de vouloirenfermer en quelques pages.

    Il faudrait, pour la bien mener, faire une large place aux ouvrages scolaireset aux ouvrages techniques, ces applications de la science des cadres particu-liers, scolaires ou professionnels. Si le domaine de la croyance peut dsormaisparatre (relativement) indpendant de celui de la raison scientifique, cela n'apas toujours t le cas : une histoire du livre savant devrait s'attacher celle de lathologie, toutes obdiences confondues. Les enqutes sur l'apparition et l'vo-lution de la vulgarisation devraient y tre mises contribution (Raichvarg etJean, 2003). Il ne faudrait pas oublier dictionnaires et encyclopdies (Rey, 1982 ;Meschonnic, 1991), si populaires tant auprs du public que des diteurs (Bar-luet, 2004: 98). Des genres littraires plus ou moins mineurs, de la posiescientifique l'utopie, devraient tre pris en considration. La mmoire du livresavant est indissociable du dveloppement des bibliothques (Baratin et Jacob,1996). Ainsi que l'crit ci-dessous Yvan Lamonde, dans Trames et caractres dela culture de l'imprim au Qubec et au Canada aux xvme et xixe sicles , l'his-toire de l'imprim dpend de celle, concrte, de l'imprimerie ; ce qu'il dmontre partir de la situation canadienne est galement vrai de la situation franaise(Martin et Chartier, 1983-1986). Ce type de recherche, sous la bannire de l'his-toire du livre, s'intresse aussi bien la naissance de l'diteur (Durand et Gli-noer, 2005) qu'au fonctionnement d'une chose d'apparence aussi banale que lapage (Stoicheff et Taylor, 2004). Qui dit savoir dit rudition et curiosit, et le rap-port contrast qu'on a eu celles-ci au fil des sicles (Grafton, 1993 et 1998 ;Jacques-Chaquin et Houdard, 1998), que l'on soit, ou pas, citoyen de la Rpu-blique des lettres (Bots et Waquet, 1997). Lit-on un livre savant comme on lit unouvrage religieux ou une uvre de fiction ? Poser la question, c'est y rpondre,et percevoir la ncessit d'aller consulter les historiens de la lecture (Cavallo etChartier, 2001). L'interprtation de certaines pratiques, par exemple les spec-tacles de thtre scientifique, est difficile parce qu'elles sont phmres. Onpourrait dire la mme chose d'activits comme la correspondance : les lettres ont

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  • jou pendant fort longtemps un rle capital dans la diffusion des savoirs, mais elles n'ontpas toujours accd la prennit que confre l'imprim (Berns, 1998 ; Lux et Cook,1998). Cette liste des pistes suivre est loin d'tre close.

    Que peut-on conclure, nanmoins, de ce tour d'horizon, certes trop cursif, desformes, historiquement dtermines, du livre savant et des relations du livre et des savoirs ?Au moins deux choses. Que le livre savant, tel qu'il se donne lire aujourd'hui, ne peut sedfinir que par sa mise en rapport avec l'ensemble des discours, mme les plus fictifs,tenus sur le savoir: il n'est pas que le fruit de la rflexion d'un auteur; il se trouve un car-refour de discours individuels et collectifs ; il est pris dans une nasse de discours aux fron-tires poreuses. Que la difficult de cette mise en rapport est le signe de la richesse du livresavant, et de la ncessit de le clbrer : ce mal-aim est partout autour de nous, sans jamaisobtenir l'attention qu'il mrite. Le prsent ouvrage, dans la mesure de ses moyens, est unecontribution cette clbration.

    Encyclopdie, ou Dictionnaire raisonn des sciences,

    des arts et des mtiers [...], Paris, 1751-1772

    p. 40-42Pietro da Cortona,Tabule anatomicce a celeberrimo

    pictore Petro Berrett'mo [...], Rome, 1741

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  • 40

  • 4i

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  • Avatars et renaissancesdu livre savant

    E N AUTORISANT, au moins partiellement, la migration de la mmoire sur des supportsexternes, l'criture a permis l'esprit humain de progresser dans sa qute du savoir unpoint qu'il n'aurait jamais t possible d'atteindre dans une culture orale. Grce l'criture, lapense a pu prendre son essor en s'appuyant sur des traces visibles et le savoir personnel estdevenu aisment communicable et cumulatif. Plusieurs rvolutions se sont succd au coursde la fascinante histoire du livre et de la lecture. Celles-ci sont tudies avec une attentionnouvelle depuis que notre civilisation a pris conscience que le livre tait un mdia et qu'il taiten train de connatre une transformation majeure.

    La rvolution du codex

    Les premiers textes d'une certaine longueur ont t crits sur des tablettes d'argile, Sumer, voil plus de cinq mille ans. Ce support tait assurment bon march et facile pro-duire, mais il n'tait pas particulirement compact, ce qui posait des problmes d'entrepo-sage et de transport. On comprend qu'il riait pas essaim dans d'autres cultures. Il en estall tout autrement du rouleau de papyrus, invent sur les bords du Nil et dont l'histoiredurera plus de trois mille ans : ce type de support rpondait beaucoup mieux que la tabletted'argile aux besoins du livre savant, qui doit pouvoir tre facilement conserv et communi-cable. Ce sont ces rouleaux qui seront la base de la grande bibliothque d'Alexandrie,cre vers 300 avant notre re. Les estimations varient quant au nombre de manuscrits decette bibliothque, mais, selon un historien du ne sicle, elle en aurait contenu plus de700 ooo1.

    C H R I S T I A N V A N D E N D O R PE

    Universit d'Ottawa

  • Vers le deuxime sicle de notre re, on voit se rpandre Rome un nouveau supportd'criture : le codex, qui est un cahier fait d'un assemblage de feuillets relis, anctre denotre livre actuel. Ce nouveau format ne remplacera pas immdiatement le rouleau, quiavait pour lui la supriorit que confre la tradition et qui survivra pendant plus de deuxsicles. Ce remplacement tait toutefois inluctable et il se gnralisera en raison de lasupriorit intrinsque du nouveau support, plus compact et plus portable. Plus maniable,surtout, le codex se prte nettement mieux l'activit de lecture que le papyrus. En effet, onn'a pas besoin de tenir le livre deux mains pour lire, comme on devait le faire avec le rou-leau ; pas besoin non plus de s'aider parfois du menton pour drouler ou renrouler rapi-dement le volumen, comme certains tmoignages de l'poque nous l'apprennent.

    Ce passage du rouleau de papyrus au codex mrite rflexion, parce qu'il impliquait unbouleversement radical dans la faon de produire des livres, de les conserver et de les lire.Ce changement a t massif: le rouleau ne s'est maintenu que pour certaines activits trsprcises et dont la nature mme tait ancre dans la tradition, comme pour les livres saintsdu rituel juif, par exemple. Enfin, ce changement a t irrversible : on ne connat pas desocit qui soit retourne au rouleau aprs avoir connu le codex.

    Tabulante du texte

    Avec le format codex, on voit s'implanter dans le texte divers repres logiques qui se spcia-liseront et prendront de plus en plus d'importance au cours des sicles. Ds le vme sicle, lasparation entre les mots, qui facilite leur saisie en tant qu'entits smantiques, commence remplacer la scriptura continua, qui tait de rgle chez les Romains, et qui le resterad'ailleurs Byzance jusqu'au milieu du xvie sicle (Saenger, 1997:13). La ponctuation, quiaide la comprhension de la phrase, se diversifie progressivement. Les paragraphes com-mencent tre spars par des pieds-de-mouche. Tables des matires et index apparaissentdans les livres savants ds le xne sicle. En bref, ainsi que l'ont montr notamment les tra-vaux de Martin (2004), Chartier (1996) et Saenger (1997), le texte, de purement linaire qu'iltait, s'organise progressivement en sections hirarchises et visiblement dtaches les unesdes autres. Je propose de dsigner cet ensemble de caractristiques par le concept de tabula-nte: au lieu de renvoyer la continuit du langage oral, le texte tabulaire est apprhend lafaon d'un tableau, l'il utilisant les divers repres dposs sur la page pour produire denouvelles units de sens et mieux grer son activit de lecture (Vandendorpe, 1999).

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  • Ces diverses innovationsapportes la mise en pageauront des effets importants surle mode de lecture. Alors que,dans l'empire romain, celle-citait le plus souvent effectue haute voix par un esclave spcia-lis, les nouveaux procds demise en forme du texte vontencourager un mode de lecturesilencieuse qui, d'abord res-treinte aux scriptoria monas-tiques entre les vne et xie sicles,gagnerait le monde des coles etdes universits au xne, puis lesaristocraties laques deux siclesplus tard (Charrier, 1996: 29-30). L'habitude de la lecture silencieuse favorisera son tour une plus grande individualisa-tion, et ce mouvement s'acclrera avec l'apparition de l'imprimerie.

    La dimension tabulaire des textes s'accentuera au cours des xvie et xvne sicles. La miseen page devient plus are. Des alinas pour sparer les paragraphes apparaissent pour la pre-mire fois dans une dition du Gargantua datant de 1537 (Chtelain et Pinon, 2000: 238),mais leur emploi ne se gnralisera qu'un sicle plus tard, avec Le discours de la mthode. Letitre courant et les sous-titres permettent au lecteur de situer tout moment l'endroit o il estrendu. Plus le texte s'organise selon des critres logiques et tabulaires, plus il rompt sesattaches avec la voix. Ce phnomne a des consquences sur la structure mme du texte et lafaon de rdiger. C'est ainsi que la prose va bannir explicitement toute trace de versification,mme involontaire, et rompre avec les longues priodes cadences hrites de l'loquencelatine. En 1666, la Royal Society de Londres prescrit ses auteurs d'viter les fleurs de rhto-rique dans les articles destins sa revue Philosophical Transactions, cre l'anne prcdente(Oison, 1977). Un tel mouvement de rtroaction entre le mdia et le contenu nous est devenufamilier depuis les analyses des conventions littraires du Moyen ge, dont MarshallMcLuhan a montr qu'elles taient imposes par les impratifs du manuscrit (1967:130).

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    Conrad Gesner,Conrad! Gesneri medici Tigurmi

    Histori Animalium [...], Tiguri, 1551

  • Enfin, la standardisation de l'orthographe, en stabilisant l'image des mots, contribuera defaon significative faire de la lecture une activit visuelle et automatise.

    Ces avances entraneront une explosion de la lecture publique dans l'Europe duxviii6 sicle. Les prceptes traditionnels recommandaient de lire les textes en profondeur,de faon se les approprier intimement par un travail de ruminatio : c'tait la lecture inten-sive, qui ne diffrait gure de la mmorisation et qui s'est perptue dans la lecture dubrviaire impose au clerg. Avec la prolifration des imprims, on voit se lgitimer unenouvelle forme de lecture, dite extensive, grce laquelle un esprit curieux peut parcourirdes masses considrables de textes sans se soucier de les matriser dans le dtail. Une pro-duction comme l'Encyclopdie rpond ce nouvel tat d'esprit. Le livre est mis au service dulecteur, qu'il doit aider trouver des rponses ses questions.

    Avec l'expansion rapide de la presse quotidienne au xixe sicle, la lecture extensivetend devenir la norme. Ce phnomne s'accentue encore avec le magazine, qui mergeracomme le support de lecture le plus populaire du xxe sicle grce ses nombreuses illus-trations et sa mise en page en mosaque. Ce type d'organisation du texte tend maintenant imposer son modle la vulgarisation scientifique et aux autres secteurs de l'dition,ainsi que le donne voir la collection Dcouvertes de Gallimard. C'est aussi celui quis'est le plus facilement implant sur le Web. Le modle tabulaire a si bien triomph que,depuis quelques dizaines d'annes, mme l'cole a du mal maintenir le modle intensifde lecture, qui survit principalement grce au genre romanesque.

    Signalons en passant que ce dernier n'est cependant pas rest insensible l'intrt crois-sant du public pour des rcits qui ne soient pas infods au linaire et qui soient susceptiblesd'chapper ce que ce modle comporte de rigide et d'artificiel. Ainsi a-t-on vu se multiplier,depuis les annes 1960, des tentatives visant raconter autrement, en donnant au lecteurune possibilit de jeu dans les lments de la combinatoire narrative. Citons notammentMobile, de Michel Butor, et Pale Pire, de Vladimir Nabokov, parus tous deux en 1962 ; Rayuela,de Julio Cortazar (1968) ; La vie mode d'emploi, de George Perec (1978) ; Le chteau des destinscroiss, d'Italo Calvino (1976). La dissolution du continu narratif traditionnel prendra uneforme encore plus radicale dans le roman dictionnaire de Milorad Pavic, Dictionnaire Khazar(1988). Une autre voie de dissolution du narratif est celle qu'ont suivie les auteurs anglaisSteve Jackson et lan Livingstone, crateurs de la srie Un livre dont vous tes le hros (Fighting Fantasy), dont le premier volume est paru en 1982 (Le sorcier de la Montagne de feu).Dans ces ouvrages, le lecteur ne suit plus un cheminement linaire, mais fait des choix entre

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  • les multiples bifurcations auxquelles peut seprter un fragment narratif.

    Transform par la technologie de l'hyper-texte, ce modle de rcit embranchements ainspir divers crateurs, le plus connu tantMichael Joyce, dont le rcit sur cdromAfternoon (1987) contient 539 fragments et950 hyperliens. Pourtant, ce rcit hypertextuel,en dpit de la curiosit qu'il a suscite et desprdictions de ceux qui y voyaient l'avenir duroman (Coover, 1992), est rest un exerciced'cole-prcisment celle de son diteur-distributeur Eastgate Systems-et ne s'est pasvritablement impos comme la forme roma-nesque de l'avenir (Archibald, 2002).

    Mme si la lecture sur cran ne s'accom-mode gure du fil continu du texte, il ne suffitpas, en effet, pour crer une exprience delecture satisfaisante, de dcouper une histoireen fragments relis par des hyperliens sur les-quels le lecteur clique au hasard de ses intui-tions. Un rcit doit prsenter une configura-tion perceptible afin de susciter et demaintenir une activit de lecture signifiante.Or l'hypertexte narratif est toujours guett parl'ennui d'une navigation sans but et vite pui-se. Pour viter cet cueil, l'hypertexte narratifva volontiers jouer sur la sduction desimages ou mme, comme l'ont fait Jackson et Livingstone, se rincarner dans le jeu vido,un domaine dont la croissance spectaculaire ne semble pas devoir ralentir.

    Si le roman n'est pas soluble dans l'hypertexte (Vandendorpe, 2002), il en va toutautrement du texte informatif. On a voqu plus haut la facilit avec laquelle journaux etmagazines ont migr sur Internet. Pour les donnes scientifiques, un modle en pleine

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    Rondelet,La premire partie de l'Histoire

    entire des poissons, Lyon, 1558, Du monstre marin en habit de moine

  • progression est celui de la base de donnes, laquelle reprsente sans doute l'extrme abou-tissement du mouvement de dlinarisation du texte.

    Dans l'pope antique, les lments de connaissance taient intgrs l'intrieurd'un vaste rcit mythologique, au moyen duquel une culture rcapitulait son savoir gogra-phique, mythologique et social : la fabrication du texte tait compare celle d'un tissagebariol. Par la suite, avec Thucydide et Platon, notamment, le savoir s'est prsent sous laforme d'un discours, mis au service d'une thse dmontrer. Aujourd'hui, le savoir prendvolontiers la forme d'une base de donnes. Celle-ci n'est plus seulement un vaste rpertoireindex rpondant aux requtes de l'usager, mais elle tend devenir un mode de mise enforme de savoirs spcialiss. Au lieu de lier les connaissances dans un vaste syntagme nar-ratif ou argumentatif, les auteurs d'une base de donnes les mettent en srie, en sparantles diverses composantes paradigmatiques entre divers champs, afin que le chercheur oul'usager puisse interroger les donnes en fonction de ses propres hypothses. Les rapportsentre les champs ne sont pas dtermins par des liens syntaxiques, mais par des relationsspatiales : rapports entre les divers paramtres, entre titres de rubriques et donnes, entrelments stables et lments mouvants. Ce modle tabulaire par excellence s'accommodebien de la volont du lecteur contemporain de lire sans cheminement impos et de pouvoirtirer lui-mme ses propres conclusions2.

    Le concept de tabulante ne se limite pas la disposition du texte sur la page, mais ildsigne aussi les composantes du livre qui permettent au lecteur de se rendre directementaux donnes qui l'intressent. Cette fonction est normalement dvolue la table des matires.Mais celle-ci s'avre insuffisante pour les travaux savants qui impliquent la manipulation decorpus importants. Il leur faut un outil plus prcis, susceptible de renvoyer toutes les occur-rences d'un mme terme. La mise au point de l'index sera une autre conqute dans la sophis-tication des pratiques de lecture.

    Ds le Moyen ge, on avait cherch des moyens de rendre certaines donnes d'untexte accessibles en dehors du fil linaire de la lecture. La premire tape fut d'adopter l'al-phabet comme ordre normal de mise en ordre des donnes parses. Cette tape fut fran-chie par le dictionnaire de Papias, au milieu du xie sicle, mais, comme il arrive souvent enmatire d'innovation, celle-ci ne fut comprise par les ateliers de scribes que deux siclesplus tard. Une fois le principe connu et adopt, il a pu s'tendre aux divers sujets abordsdans un livre, et la matrise de cette technologie allait faire de Paris le centre de crationd'index le plus important du xme sicle (House, 1983: 84). Cet essor des index s'accen-

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  • The Book ofKells, ixe sicle,manuscrit (Trinity Collge, Dublin)

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  • tuera au sicle suivant, tel point que Henri-Jean Martin a pu parler ce sujet d'une rvo-lution comparable celle de l'informatique (2004: 226).

    Avec l'ordinateur, l'indexation intgrale et instantane est maintenant disponible pourl'ensemble des documents publics, grce aux moteurs de recherche. Mieux, on peut aussireprer les documents contenant un ensemble de mots cls, placs dans le dsordre ouformant syntagme. Cela fait du Web une source d'information extrmement efficace. Etcette infrastructure, par une vertueuse boucle de rtroaction, est le meilleur incitatif imagi-nable la publication virtuelle, tant pour les blogueurs compulsifs que pour les institutionset quipes de recherche, comme en tmoigne le succs de l'initiative Open Access, qui vise rendre les publications scientifiques librement accessibles sur Internet.

    Cette indexation gnralise ne se limite pas l. Depuis peu, la firme qubcoiseCopernic offre gratuitement Desktop Search, un programme qui, une fois install, procde une indexation continue des documents qui se trouvent sur votre ordinateur, faisant decelui-ci un classeur hyper efficace, o n'importe quel document peut tre retrouv enquelques fractions de seconde.

    L'image ou la monte du visible

    Le matriau de base du manuscrit mdival tait le parchemin, obtenu partir de peaux dechvre, d'agneau ou de veau soigneusement traites et ponces. Cette surface lisse, en plusd'tre magnifiquement adapte l'criture, ouvrait des perspectives nouvelles la couleur etaux illustrations. Certes, le papyrus pouvait accueillir aussi des illustrations3, mais celles-ci nepouvaient avoir la finesse et la prcision quasi microscopique des enluminures. En outre,alors que le papyrus se renroule sur lui-mme, le codex peut rester ouvert une page don-ne et exposer son contenu tous les regards. Les moines irlandais seront les premiers voirdans ce support un moyen de glorifier la parole divine en l'embellissant par de la couleur, deslettrines, des entrelacs et des miniatures reprsentant des animaux fabuleux ou des saints.Selon Ivan Illich et Barry Sanders (1988), ce travail d'enluminure tait destin apprivoiserau monde du livre une population largement analphabte. Pareil travail d'artiste donnera desmanuscrits d'une beaut blouissante, tel le Livre de Lindisfarne4 (710-721) ou celui de Kells,qui inspireront les scriptoria des monastres travers l'Europe de Charlemagne.

    Tout au long du Moyen ge, les ateliers rivaliseront de savoir-faire dans la production demanuscrits richement enlumins. Mais la plupart de ces ouvrages n'ont rien voir avec le livresavant: ce sont principalement des bibles, des psautiers, des livres d'heures. Dans cesouvrages, les images ont une fonction esthtique, rhtorique ou narrative: elles visent ravir

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  • les yeux, mouvoir l'me du lecteur par leur sujet ou rappeler des pisodes de la Bible, de lavie de Jsus ou des saints.

    La science est alors largement domine par la philosophie et celle-ci par la thologie, lematre ouvrage de l'poque tant la Somme thologique de Thomas d'Aquin. On trouve toute-fois quelques rares ouvrages scientifiques, touchant aux sciences naturelles, la mdecineet l'astronomie (Bd le Vnrable, Albert Le Grand, Roger Bacon), ainsi qu' la mathma-tique (Fibonacci). Le Moyen ge commence aussi redcouvrir l'Antiquit grecque, notam-ment par le truchement de la science arabe, qui connat alors un essor extraordinaire avecdes philosophes comme Avicenne et Averros. Mais la science mdivale est domine par lediscours d'autorit, qui est au premier chef celui de la religion. titre d'exemple, les cartesdu monde reproduites dans des manuscrits de l'poque ne manquent pas de reprsenter leparadis terrestre, conformment aux enseignements de la Gense5. L'autre source d'autorit,infode la premire, est l'opinion des Anciens, notamment Aristote, qui constituera l'ho-rizon de la pense pendant des sicles. Dans un tel contexte, les ouvrages savants se prsen-tent souvent comme des compilations d'observations et d'affirmations glanes dans la Bibleet les classiques grecs et latins.

    La tradition orale imprgne galement les attitudes relatives au transfert des connais-sances : dans l'ancien monde, l'oue tait le sens de l'intelligence par excellence. Cette der-nire tait d'ailleurs dsigne comme la facult d'entendement et on disait j'entends lo nous disons plutt je vois. Mme un architecte et ingnieur comme Vitruve secontente de dcrire verbalement ses machines, sans les accompagner d'aucune illustration;par exemple, la fin d'un chapitre sur l'orgue eau, il admet que l'on ne pourra en avoir unepleine comprhension qu'en le voyant fonctionner : Si quelqu'un le comprend mal d'aprsmes crits, le jour o il sera en sa prsence, il comprendra avec quelle ingniosit et quelleprcision il a t conu6. Toutefois, la redcouverte de ses livres la Renaissance inspirerades gnrations d'architectes, d'ingnieurs et d'illustrateurs, tel Daniel Barbari, qui en don-nera une remarquable dition. Pour le gographe Strabon (Ier sicle), la vue tait nettementinfrieure l'oue : Si l'on considre que pour savoir il faut avoir vu, on supprime le critrede l'oue, sens qui, en matire de science, est nettement suprieur l'il7. Galien, le grandmdecin du IIe sicle, s'opposait lui aussi expressment aux reprsentations des plantes(Chtelain et Pinon, 2000: 238).

    Les mmes attitudes se maintiendront jusque vers la fin du Moyen ge. On ne concevaitde transmission du savoir que par la parole du matre, sagement recueillie par le disciple. C'estpour cette raison que Socrate et le Christ n'auraient rien crit, selon Thomas d'Aquin

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  • (McLuhan, 1967: 146). Un autreexemple du prestige du modle oralest la structure de la Somme tholo-gique, dont la matire est organiseen questions et rponses, comme lesera par la suite, et durant dessicles, le Petit catchisme. On ne doitdonc gure chercher dans lesmanuscrits un emploi vritablementpdagogique des images, car celles-ci ne sauraient se substituer laparole, seule capable de transmettreles significations.

    Cette domination de l'oralit asans doute un rapport avec la raretdes livres dans une socit o la

    Augustin Calmet, Dictionnaire historique [...] de la Bible,Paris, 1722, Carte du paradis terrestre

    une opration longue et coteuse.Rappelons par exemple que, plus d'un sicle aprs sa cration, la bibliothque de laSorbonne ne comptait encore que 1200 volumes8. La situation s'amliorera certes vers1300 avec l'apparition du papier, moins coteux que le vlin, mais il faudra attendre l'appa-rition de l'imprimerie pour assister une vritable explosion: entre 1460 et 1500, il sepubliera prs de vingt millions de livres, pour une population d'environ cent millions d'ha-bitants (Febvre et Martin, 1958).

    En un sicle ou deux, l'attitude l'gard des images changera compltement. Ainsi,l'histoire des plantes publie par Leonhart Fuchs en 1542 compte 512 illustrations, d'unegrande prcision scientifique. Dans sa prface, l'auteur n'hsite pas rfuter la position deGalien, mentionne plus haut : Qui en son honnte me condamnerait les images quicommuniquent des informations bien plus clairement que les mots, mme du plus lo-quent des hommes ? . (cit dans Chtelain et Pinon, 2000: 238) De toute vidence, l'auto-rit des Anciens ne peut plus faire barrage l'illustration. Plutt qu' la parole du magister,la priorit est clairement donne au lecteur et tout ce que peut lui apprendre une image.

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    Production d'um manuscrit etait

  • L'illustration connat alorsune priode faste et cela d'autantplus que, ds 1530, grce aux pro-grs de la gravure sur bois, l'impri-merie peut reproduire texte etimages de faon assez prcise, cequi jouera un rle majeur dans les nouvelles tendances visuelles dela science exprimentale (McLu-han, 1967: 184). Citons, parmid'autres, l'ouvrage de zoologie deConrad Gesner, dont la volumi-neuse Historia Animalium compteun millier d'illustrations. Lesouvrages d'anatomie se multiplient,le plus remarquable tant sansaucun doute celui d'Andr Vsale,De humant corporis Fabrica^, publien 1543 et dont les dessins, dus Jan van Kalkar, seront reproduits maintes reprises10. Vsale prendbien soin, dans sa prface, de justi-fier la prsence des illustrations enprcisant que celles-ci ne visent aucunement remplacer la pratique de la dissection chez lestudiants de mdecine. Avec ces ouvrages, il ne fait pas de doute que l'iconographie est deve-nue un puissant outil de connaissance et d'exploration de la ralit physique. De Valverde (Laanatomia del corpo umano, 1586) Petro Berrettino Cortonensi (Tabulez anatomicce, 1741), lesanatomistes ne cesseront de tirer les consquences de ce nouveau rapport l'iconographie.

    L'image a certes tendu son empire la reprsentation de la ralit tangible telle qu'elleest apprhende par les sciences de la nature, mais elle est toujours limite des ralitsobservables, sauf en gomtrie et en cartographie. Le type de raisonnement utilis pour laconfection d'une carte permettra la reprsentation de franchir un nouveau seuil lorsqu'on

    Vitruve, De architecture!, Venise, 1567

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  • Leonhard Fuchs,

    Primi de stirpium historia comentariorumtomi vv Imagines [...], Baie, 1549

    Juan de Valverde,

    La anatomia del corpo umano,Vinetia, 1586

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  • entreprendra de traduire visuellement des donnes quantitatives, dont un exemple est attestds 1644, selon Edward Tufte (1997:15). Des travaux plus rcents attribuent toutefois l'inven-tion des graphes au prtre et mathmaticien Nicholas Oresme, dont le Tractatus de Configura-tionibus Qualitatum et Motuum (1355) dcrit une grille base de coordonnes cartsiennesx et y, qui fournira un principe universel de reprsentation des relations entre des quantitsmesurables et marque la naissance de la visualisation des donnes.

    L'importance de l'image dans le livre savant ira croissant, comme en tmoigne l'Ency-clopdie ou dictionnaire raisonn des sciences, des arts et des mtiers, publie sous la direction deDiderot et D'Alembert: cet ouvrage emblmatique du Sicle des lumi