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LE STATUT DE LA PRÉPOSITION DANS LES MOTS COMPOSÉS Brigitte Kampers-Manhe De Boeck Université | Travaux de linguistique 2001/1 - no42-43 pages 97 à 109 ISSN 0082-6049 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2001-1-page-97.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Kampers-Manhe Brigitte , « Le statut de la préposition dans les mots composés » , Travaux de linguistique, 2001/1 no42-43, p. 97-109. DOI : 10.3917/tl.042.097 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Université. © De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h28. © De Boeck Université Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h28. © De Boeck Université

Le statut de la préposition dans les mots composés

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LE STATUT DE LA PRÉPOSITION DANS LES MOTS COMPOSÉS Brigitte Kampers-Manhe De Boeck Université | Travaux de linguistique 2001/1 - no42-43pages 97 à 109

ISSN 0082-6049

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2001-1-page-97.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Kampers-Manhe Brigitte , « Le statut de la préposition dans les mots composés » ,

Travaux de linguistique, 2001/1 no42-43, p. 97-109. DOI : 10.3917/tl.042.097

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Université.

© De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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LE STATUT DE LA PRÉPOSITIONDANS LES MOTS COMPOSÉS

Brigitte KAMPERS-MANHE*

Université de Groningen

0. Introduction

Le rôle de la préposition dans les mots composés du type sans-abri, paropposition à contre-culture, a été examiné par le passé (cf., notamment,Zwanenburg, 1990), tandis que celui qu’elle assume dans les déverbaux dutype gardien de prison ou les simples synapsies (Benveniste, 1974) du typepommes de terre, robe à fleurs, n’a pas reçu l’attention qu’il mérite. Laplupart des morphologues (générativistes) considèrent même que ces derniersmots ne sont pas de véritables composés parce qu’ils ne sont pas conformesaux règles de réécriture morphologiques. Cet article vise à montrer que cesont bien des composés réguliers, dans lesquels la préposition est insérée,contrairement à celle des mots considérés comme de véritables composés,dans le but de légitimer le complément qui la suit.

Après avoir présenté, dans la section 1, notre cadre théorique (Bok-Bennema & Kampers-Manhe, 2000), nous montrerons comment il permetde rendre compte de la structure des mots du type sans-abri et contre-cultureet du statut de leur préposition respective (section 2). Nous en dériveronsensuite, dans la section 3, celle des composés du type gardien de prison, enl’opposant à celle des composés germaniques correspondants du type can-opener. Nous montrerons que l’analyse présentée permet de généraliser lerôle de la préposition dans les binominaux où elle figure et d’expliquerl’existence de contre-exemples apparents du type robe-fleurs.

1. Le cadre théorique

Selon Bok-Bennema & Kampers-Manhe (2000), la composantemorphologique suit les mêmes principes que la composante syntaxique.

* Département des Langues et Cultures Romanes/Centre for Language and CognitionGroningen – Université de Groningen – Adresse: RTC Faculteit der Letteren OudeKijk in’t Jatstraat 26, Postbus 716 – 9700AS Groningen (Pays-Bas) – Tél. :31503637537 – Tél. pers. : 01512383266 – e-mail : [email protected]

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Nous envisageons cette dernière comme conforme au modèle développépar Kayne (1995). Selon lui, toute structure syntaxique comporte une positionde spécificateur/adjoint, de tête et de complément, dans cet ordre fixe etuniversel. Tout ordre de surface déviant de cet ordre de base est dû àl’application de déplacements : ainsi, dans cette optique, la structure de basede la phrase d’une langue SVO (français) ne diffère pas de celle de la phrased’une langue SOV par exemple (néerlandais). La différence entre les deuxlangues résulte d’un déplacement de l’objet vers la gauche pour les languesSOV, et non plus d’ un ordre de base différent.

Pour nous, la structure morphologique comporte donc, tout commela structure syntaxique, une position de spécificateur/d’adjoint et une positionde complément, à côté de celle de la tête. Tout comme dans la phrase, l’ordreuniversel des constituants morphologiques est l’ordre Spécificateur/Adjoint-Tête-Complément. Les différences visibles dans l’ordre linéaire de cesconstituants sont dues au déplacement de certains d’entre eux, tout commeen syntaxe. Ainsi, les composés endocentriques dont la tête est modifiéepar un substantif, comme homme-grenouille ou frogman ou un adjectif,comme bleu ciel ou sky blue, présentent une structure d’adjonction, et ontla même structure dans les langues romanes que dans les languesgermaniques :

NP

NP NP

N

frog/grenouille man/homme

AP

NP AP

A

sky/ciel blue/bleu

(a) (b)[1]

Cette structure de base reflète les relations sémantiques entre les constituants,tandis que la structure dérivée peut en être différente, certains constituantsdevant être déplacés pour des raisons phonologiques. Pour obtenir l’ordrecorrect des constituants dans les langues romanes, et en français enparticulier, il faut supposer qu’un déplacement a lieu, ce qui fait qu’on obtientrespectivement homme-grenouille et bleu ciel. Comme les déplacements sefont à gauche en Grammaire Générative, c’est la tête qui se déplace. Nousreviendrons sur ce déplacement.

La structure des composés apparemment exocentriques du type coupe-pluie ou scarecrow est celle de la complémentation, comme [3], dans laquellele substantif est le complément du verbe :

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[3]

De même, il est couramment admis que la structure des mots dérivés relèvede la complémentation, les suffixes sélectionnant leur complément. Ainsi-ier en français et -ian en anglais sont des suffixes nominaux qui sélectionnentun radical substantival. Ce dernier doit être incorporé à ce suffixe parmouvement de tête à tête (par adjonction d’une tête à gauche d’une autre),comme l’illustre (4) :

[4]NP

N NP

N

-ier -ierpomm- pomm-

NP

N

N N

t

NP

ii

En effet, un affixe étant un morphème lié, il doit se fondre avec un radical.Pour expliquer ceci formellement, on peut attribuer ce déplacement au faitque l’affixe possède un trait fort (Chomsky, 1995) [+i], qui doit être vérifiévisiblement par déplacement de son complément, le radical, lui-mêmeporteur du trait [-i] (pour une analyse détaillée, voir Bok-Bennema &Kampers-Manhe (2000)).

Reste à préciser ce qui déclenche le déplacement de la tête descomposés présentant la structure de [1] dans les langues romanes. Pour cefaire, il convient d’examiner la structure des mots simples dans ces langues.Lorsqu’un mot est utilisé comme base pour former un dérivé, il prend uneforme différente de celle qu’il a lorsqu’il fonctionne dans une phrase. Cettedifférence est visible à l’écrit et à l’oral dans les langues romanes, enparticulier en espagnol. Comparez ainsi niño ‘enfant’ à niñ-ería‘enfantillage’. Considérant cette alternance, à l’instar de Harris (1991), nousadmettons qu’un mot n’est qu’un radical qui ne peut fonctionner commeunité prosodique que si on y ajoute un suffixe flexionnel, un ensemble detraits [+/- masc], [+/-sing], par exemple, qui sera phonétiquement réalisé ounon. Seul le radical est utilisé en combinaison avec un suffixe dérivationnel,comme le montre le contraste entre niñ-o et niñ-eria.

VP

V NP

Scare/coupe crow/pluie

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En français, la présence de ces suffixes flexionnels est visible à l’écrit,mais peu à l’oral. Le seul marqueur phonétiquement réalisé est le schwa.On relève ainsi le même contraste qu’en espagnol entre dout-e et dout-eux.C’est la présence du schwa qui empêche le [t] de tomber dans laprononciation de doute. Cet affixe flexionnel ne diffère en rien de l’affixedérivationnel : il sélectionne un radical et doit se fondre avec lui. La structured’un mot complet est donc la même que celle d’un dérivé, comme l’illustre[5a]. L’affixe flexionnel est la tête d’une projection flexionnelle (= un motcomplet). Le complément est incorporé à l’affixe flexionnel, comme àl’affixe dérivationnel et pour les mêmes raisons, avec cette différence queles traits catégoriels du complément percolent vers la projection maximale,la flexion n’ayant pas de statut catégoriel : on obtient un substantif fléchi,complet. [5b] représente la structure dérivée du mot grenouille :

[5]InflP

Infl NP

N

e/o e/ogrenouill-/niñ- grenouill-/niñ-

InflP/NP

Infl/N

N NInfl

t

NP

ii

(a) (b)

Ce mot est alors utilisable en syntaxe, comme une nouvelle têtesubstantivale : nous dirons qu’il est recyclé. Notons que les mots ont lamême structure de base dans les langues germaniques, bien que l’affixeflexionnel ne soit pas visible. Nous attribuons l’ordre différent desconstituants des mots composés du type homme-grenouille au déplacementde la tête déclenché par le fait qu’en matière de composition l’unité de baseest le radical dans les langues romanes. D’après cette hypothèse, un motcomme sac-poubelle en français, hombre rana ‘homme grenouille’ enespagnol, aura la structure de (6a) : le radical nominal, l’unité de base sac ethombr-, respectivement, est modifié par un substantif complet poubelle,rana, respectivement. La projection nominale ainsi formée est sélectionnéepar un affixe flexionnel lui permettant de fonctionner comme mot. La têtenominale est ensuite incorporée à l’affixe flexionnel, son trait catégorielpercole et on obtient un substantif complet. Ce déplacement rend comptede la position linéaire de la tête, à gauche du modificateur. Ceci est illustrédans [6b] :

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[6]InflP

Infl NP

NP NP

N

N

0 0poubelle sac sac-

InflP/NP

Infl/N

Infl

i i

(a) (b)

NP

NP NP

N

poubelle t

Quant aux langues germaniques, nous supposons que leurs composés ontpour tête un mot. La structure de base d’un mot comme frogman sera donccelle de [7] : le substantif complet est modifié par un autre qui lui est adjoint.Aucun mouvement de tête n’est déclenché, ce qui explique que l’ordre debase soit conservé.

[7]

frog

InflP/NP

InflP/NPNP

man

Pour plus de détails sur les prédictions qui découlent de cette hypothèse, enparticulier les différences entre les composés français et néerlandais, voirKampers-Manhe (2000).

Nous allons considérer comment le modèle ainsi présenté dans sesgrandes lignes permet de rendre compte de la structure des composéscomportant une préposition. Nous commencerons par les composés les plusétudiés par le passé.

2. Les composés du type Préposition + substantif

Considérons les mots suivants

[8] Sans-papier, sans-cervelle, contre-poison, après-communisme, pour-compte

La relation entre la préposition et le substantif dans les mots de [8] est cellede la complémentation, la même que dans la structure syntaxiquecorrespondante : un sans-papier est un homme qui n’a pas de papiers. Lapréposition a donc une valeur référentielle, celle qu’elle a dans les syntagmesprépositionnels en syntaxe. Cette construction modifie une tête substantivalenon réalisée phonétiquement, mais comportant des traits syntaxiques etsémantiques : ces traits rendent compte du genre du mot (masculin), de sacatégorie (substantif), et de son sens, ‘personne sans cervelle’, par exemple,

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pour sans-cervelle. L’idée de la présence d’un élément nominal zéro n’estpas nouvelle : elle est déjà suggérée dans Rohrer (1977) pour les composésapparemment exocentriques du type coupe-pluie et elle a été souvent reprise,notamment par Zwanenburg (1990). Cette projection nominale est elle-mêmele complément d’une projection flexionnelle, qui lui permet de fonctionnercomme mot ; on obtient ainsi [9] :

[9]

0

InflP

NPInfl

NP

NP

P

PP

sans cervelle 0

N

Comme dans la structure [6b], la tête nominale non réalisée phonétiquementest ensuite incorporée à l’affixe flexionnel.

Les prépositions référentielles que l’on trouve dans les composés dutype [10] :

[10] contre-culture, sous-consommation, surhomme, avant-pont, arrière-pays

n’ont pas le statut de tête puisque le composé désigne une sous-classe desréférents de l’élément de droite : une contre-culture est une sorte de culture ;nous les considérons comme des modificateurs, suivant Zwanenburg (1990),qui oppose les mots du type sous-bois à ceux du type avant-bras, et nousenvisageons la structure de ces mots comme une structure d’adjonction.Cependant, dans ces mots, la préposition a également son sens plein. Lestatut de la préposition est donc le même que dans les composés précédents,seule la relation sémantique avec la tête nominale change. Adaptant selonnotre théorie la structure proposée par Zwanenburg (1990), nous accordonsà ces mots la structure de base [11a], qui reflète bien cette relation :

[11]InflP

Infl NP

P NP N

-e econtre cultur -cultur-

InflPInflP

Infl

Infl

P

contre

i i

(a) (b)

NP

P NP

tj

j

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Le substantif est ensuite incorporé à l’affixe flexionnel et la préposition estadjointe à la position Spec-InflP (cf. [11b]). Pour une explication détailléede ce déplacement des éléments « légers », voir Bok-Bennema & Kampers-Manhe (2000).

Les deux structures présentées ici rendent bien compte du statutréférentiel de la préposition : tête ou modificateur, elle a la même valeurréférentielle que dans les syntagmes prépositionnels en syntaxe. Qu’en est-il de la préposition qui figure dans les composés binominaux déverbaux ?

3. Les binominaux déverbaux

Les binominaux déverbaux du type gardien de prison ou gobeur d’huîtress’opposent à leurs équivalents germaniques du type can-opener par laprésence de la préposition et la place du complément du verbe dont estdérivé le substantif. Leur structure est cependant partiellement la même. Eneffet, un gardien de prison est une personne qui garde la prison, comme uncan-opener est un instrument qui permet d’ouvrir les boîtes. Ainsi, on aaffaire dans les deux cas à la combinaison d’un verbe et de son complément,comme dans les composés apparemment exocentriques illustrés sous [12] :

[12] coupe-vent , sèche-linge, taille-haie, essuie-tout, protège-nez, protège-slip

Considérons la structure de ces composés. Ils se retrouvent dans les languesromanes, en particulier en italien et en espagnol (pour une liste des déverbauxdans ces langues, voir Bok-Bennema & Kampers-Manhe (2000)). La têteverbale est un mot complet, témoin le e final, que nous considérons commeun affixe flexionnel et qui a la même forme que la troisième personne dusingulier de l’indicatif. Dans la structure de base de ces mots le radicalverbal prend donc pour complément un NP pour former un VP, lui-mêmecomplément d’un affixe flexionnel. Le radical verbal est incorporé à l’affixeflexionnel, ce qui donne la structure [13] :

[13]

Notons que cette structure est incomplète. Comme dans la structure [9],cette projection verbale fléchie modifie une tête nominale non réalisée

V

-eprotèg-

InflP/VP

Infl

Infl

i i

VP

V NP

t slip

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phonétiquement mais qui comporte le trait catégoriel nominal, des traitssyntaxiques, parmi lesquels le genre du composé, et sémantiques, qui fontqu’il fournit le référent de la classe entière dont fait partie le référent du motentier, ici « objet hygiénique » ; il lie le rôle sémantique externe du verbe.Ce qui nous intéresse ici c’est la légitimation du complément slip aprèsincorporation de la tête verbale à l’affixe flexionnel. En effet, si les principesqui valent pour la syntaxe valent aussi en morphologie, le complément doitêtre légitimé selon les mêmes conditions. En syntaxe, comme enmorphologie, la condition suivante est valable :

[14] YP est légitimé par X dans la configuration [XP X YP] si X= [-N]

C’est ce principe qui rend compte de l’agrammaticalité de *La peur la mort,*un homme fier son fils, puisque ni le substantif peur ni l’adjectif fier nepossèdent le trait [-N], qui permet de légitimer un complément. Dans lesdeux cas, on peut « sauver » la structure en insérant une préposition, ce quifait qu’on obtient la peur de la mort et un homme fier de son fils. Celarevient à dire qu’un complément doit être légitimé par une préposition ouun verbe, les seules catégories capables de le faire. Dans [13], le NPcomplément se trouve légitimé par la trace verbale, puisque l’affixeflexionnel est transparent à la percolation des traits de la tête (ici la catégorieverbale).

Que se passe-t-il si le suffixe nominal n’est plus le suffixe flexionnel,mais un suffixe dérivationnel comme -ien, qui, comme tous les suffixesfrançais, sélectionne un radical ? Le radical verbal prend pour complémentun NP, comme dans le cas de [13], la projection maximale est alors lecomplément d’un suffixe nominal, auquel sa tête s’incorpore. Cette fois,les traits de la tête verbale ne peuvent percoler vers la projection maximale,le verbe perd pour ainsi dire son statut de verbe, et il ne peut plus légitimerle complément par l’intermédiaire de sa trace. La structure est mal formée,le mot qui y correspond agrammatical, *gardien prison :

[15]

V

-iengard -

NP

N

N

i i

VP

V NP

t prison-ien gard -

NP

N VP

V NP

prison

Comme en syntaxe, la seule configuration possible pour sauver cette structureest d’insérer une préposition : gardien de prison.

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En anglais, on peut avoir la même structure que dans [15] si on utilisele suffixe -er, qui sélectionne une racine verbale, cf. [16a]. Le résultat del’incorporation de V au suffixe nominal est également agrammatical,*opener-can, le verbe perdant son statut de verbe. Pourtant, le complémentpeut être légitimé dans la position d’adjoint à la position maximale, ici NP.Cette position n’offre pas cette possibilité en français. Le déplacement duNP can sauve la structure, comme le montre [16b] :

[16]

V

-eropen-

NPNP

N

N

1]

i i

VP

V NP

t jj t-er open

NP

N

can-

NP

VP

V NP

can

(a) (b)

Notons qu’en syntaxe également, la position Spec-NP est une positionlégitime pour un syntagme nominal complément d’un nom dérivé d’un verbeen anglais. Comparez ainsi the city’s destruction «la destruction de la ville »à *the destruction city.

L’anglais dispose également de la possibilité de légitimer lecomplément par une préposition, comme les langues romanes, en syntaxecomme en morphologie. En effet, un mot comme opener of can n’est pasexclu, même s’il est moins naturel que can-opener.

On peut donc conclure que la préposition de est un simple moyen delégitimer un complément et qu’elle est donc insérée à un stade ultérieur dela dérivation, comme en syntaxe, ce qui rend aussi compte de son manquede valeur référentielle. Qu’en est-il de la préposition insérée entre deuxnoms ? Est-ce le même cas, ou a-t-on affaire à un autre type de préposition ?

4. La structure des binominaux non déverbaux

La principale différence entre les composés déverbaux et les composés dutype [17] réside dans le fait que la préposition de alterne avec la prépositionà dans les derniers :

[17] a. pomme de terre, boîte de vitesse, gant de boxe, chaussures demarche

b. sac à dos, verre à pied, robe à fleurs, coffre à jouets

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Pour une argumentation en faveur du statut de mots complexes pour ce typede mots, nous renvoyons, entre autres, à Bosredon & Tamba (1991). Lechoix de la préposition semble être guidé par la relation à exprimer entre lesdeux substantifs : de pour l’origine (pomme de terre), à pour le but (sac àdos) ou les caractéristiques (robe à fleurs). De plus, la préposition à a despropriétés différentes selon qu’elle équivaut à avec ou à pour (cf. Cadiot1993, qui met en évidence ces différences de comportement, notamment laplus grande autonomie de à = avec + N par rapport au N qui précède).

Ceci pourrait nous inciter à admettre que la préposition desbinominaux de ce type a un statut différent de celui qu’elle a dans lesbinominaux déverbaux, puisqu’elle semble avoir une valeur référentielle.Cependant, elle est différente des prépositions comme sans, qu’on rencontredans les composés étudiés dans la section 2. En effet, comme le dit Cadiot(1991), la préposition à est une préposition « incolore » même dans lesexpressions comme nourrir au biberon. En effet, elle ne peut pas référermais sert à obtenir des noms qui désignent une sous-classe du mot tête.Pour Bosredon & Tamba (1991 : 44), les mots formés à l’aide de à et desont aussi des mots complexes sous-classifiants, et les prépositions des« opérateurs de couplage ». Ces opérateurs sont les deux transcriptionsgraphiques de l’opérateur zéro qu’on trouve dans papier-calque. Ainsi, ona papier de verre, papier à dessin et papier-calque. On retrouve cette idéechez Bartning (1993), qui cite Cadiot (1989) : « Alors que les prépositionsincolores ont pour fonction dominante de vectoriser une relation qu’ellesne codent pas (mais qu’elles empruntent au contexte linguistique ou dontelles héritent à partir de la représentation sémantique du référent), lesprépositions « sémantiques » ont en principe une organisation argumentalequi leur est propre, qu’elles codent lexicalement… » (Barting, 1993 : 164).

Le choix des prépositions est donc guidé par la relation sémantique àsignifier ; fonctionnellement, elles sont équivalentes. Ceci explique leshésitations qu’on a à interpréter le sens des mots complexes ; ainsi, commele disent Bosredon & Tamba (1991), si le sens est relativement motivé dansverre à pied, « qui a un pied », il n’est pas toujours facile à reconnaître dansposte à essence, « qui délivre, qui fournit, qui a » (cf. Anscombre, 1990pour plus d’exemples.). Plusieurs arguments prouvent que ces prépositionsne sont pas porteuses de sens. Tout d’abord, en cas de troncation, lapréposition disparaît, alors qu’elle est maintenue si elle est référentielle :ainsi, Bosredon & Tamba (1991) opposent mes chaussures à talons, quidevient mes talons, à téléphone sans fil, dont téléphone peut être supprimé,avec maintien de la préposition ; de même dans les sigles la prépositionvectorielle disparaît : HLM, alors que la préposition référentielle estmaintenue, comme dans TSF, avec le S de sans. De plus, on a souvent notéles hésitations à employer l’une ou l’autre des prépositions :

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[18] Papier de/à musique, instrument de/à musique, épingle à/de nourrice

L’idée que ces prépositions n’ont pas véritablement de contenu est soutenuepar le fait qu’elles semblent pouvoir être supprimées sans que cela nuise àl’interprétation du mot composé. Ainsi, on trouve à côté des synapsies sous(19), des mots composés du type [20] :

[19] stylo à plume, stylo à feutre, stylo à bille, robe à fleurs, sac de poubelle,sac à dos

[20] stylo-plume, stylo-feutre, stylo-bille, robe-fleurs, sac-poubelle, étui-sac

Ceci est aussi noté par Goosse (1975), qui signale que le complément denom tend à se passer de préposition. Il oppose coin-couture à coin-bureauet coin-jardin, synthèmes formés de façon plus classique, selon lui.

Ces arguments nous font opter pour une structure du type (21), danslaquelle le constituant de droite, que nous considérons comme uncomplément modifiant, occupe la position de complément, suivant Larson(1988). La préposition est insérée, comme dans les déverbaux de la sectionprécédente, pour légitimer le complément, en fonction de la relation àexprimer, mais n’a pas de véritable contenu référentiel.

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InflP

NP

[21]

Infl

PP

P

N

pomm-/verr-de/à terre/pied

N

Les mots du type [20] semblent constituer des contre-exemples à l’hypothèseavancée, vu le manque de préposition. Il n’en est rien cependant : ces motsprésentent la structure d’adjonction donnée sous [6]. Contrairement à Goosse(1975), nous ne faisons pas de différence entre les nouvelles créations,comme sac-poubelle, et ce qu’il appelle les synthèmes formés de façonplus classique. Le français dispose donc des deux possibilités pour unirdeux noms dans un composé : soit par la complémentation, avec emploiobligatoire d’une préposition, soit par adjonction d’un modificateur, avecune tendance actuelle à préférer cette solution. Ceci explique pourquoi onne peut trouver, à côté de mots tels que machine à laver des mots comme*machine laver, le verbe fléchi ne pouvant s’employer comme adjoint. Lasolution possible est lave-linge, qui présente une structure identique à cellede coupe-pluie (cf. [3] et [13]).

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Brigitte KAMPERS-MANHE

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5. Conclusion

Nous avons montré dans cette contribution que la préposition que l’on trouvedans les synapsies n’a pas de statut référentiel, qu’elle ne sert qu’à légitimerle complément d’un verbe dont la catégorie n’est plus visible par suite deson incorporation à un suffixe dérivationnel, ou d’un substantif, dont lestraits catégoriels ne permettent pas de légitimer le complément. Nous avonségalement souligné que l’absence de préposition entre deux substantifs necontredit pas cette hypothèse puisque dans ce cas on a affaire à une structured’adjonction, dans laquelle le constituant de droite est un modificateur, selonla régularité de la composition dans les langues romanes. Nous avons ainsipu rendre compte de la structure de ces mots composés et de la différencede statut entre les prépositions dites référentielles et les prépositions ditesincolores dans la mesure où les premières ont un statut lexical, les secondesuniquement la fonction de légitimer le complément.

RÉFÉRENCES

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noms composés de sous-classe », Langue française, 91, p. 40-57.CADIOT P., 1989, « La préposition : interprétation par codage et interprétation par

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langue française.KAMPERS-MANHE B., 2000, « La composition en français et en néerlandais »,

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Le statut de la préposition dans les mots composés

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