Le Voyage Au Bout.., Des Etudes

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Introduction

I- L'horizon d'attenteA- Le tournant des annes 30 : de l'euphorie la crainte gnralise. 1 - La crise conomique et politique. a- Avant 1930 : l'euphorie. l'conomie la politique extrieure la politique intrieure b- Aprs 1930 : la crainte gnralise. l'conomie la politique extrieure la politique intrieure BILAN

2- La crise intellectuelle. a- Son origine. en dcalage avec la crise politico-conomique un vnement fondateur: la grande guerre contestation d'une socit qui fonctionne(eradicale) b- Ses inquitudes. possibilit d'une nouvelle guerre? les dangers du capitalisme

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la fin d'une poque? c- Ses revendications.

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des changements radicaux le cas de la revue Esprit BILAN

B- Le contexte littraire. 1 - Le livre en 1932 a- L'dition. nouveaux diteurs, nouvelles politiques ditoriales les diteurs spcialiss b- Les prix littraires. valeur qualitative (?) poids publicitaire c- Revues, hebdomadaires et chroniques littraires.

2- Situation de la production de l'poque dans sa "srie littraire". a- Les tendances du roman. romans "lgers" des annes 20 romans "srieux" des annes 30 b- Les auteurs. les diffrents types de romans une production extrmement abondante

3- Les tendances rnovatrices. a- Les questions poses par la "crise du roman" du dbut du sicle.

b- Les apports de l'tranger (Joyce, Musil, James, Kafka, etc.).

II- Voyage au bout de la nuit : une uvre qui

rpond l'attente du public.

A- D'un point de vue idologique et politique 1 - Une uvre "engage" : reprsentation et contestation d'une poque. a- Reprsentation. - allusions un contexte historique - utilisation du "JE" e tmoignage - discours parallles de Cline: exprience, vcu,... b- Contestation. c- Chronique pessimiste - satire d'une socit en pril - discours parallles alarmistes et condamnatoires 2- Interprtations politico-idologiques immdiates. a- Accueils favorables droite comme gauche. - destruction du clivage traditionnel - mise en valeur de l'aspect rvolutionnaire du livre - attente d'une solution b- Approbation des milieux anarchistes et du monde religieux - enthousiasme des anarchistes - accueil surprenant du monde religieux.

B. D'un point de vue littraire 1 - L'homme a- Participe aux conventions littraires. - volont de faire de la littrature une occupation lucrative - se lance dans la comptition des prix littraires - s'intgre dans le cercle de ses confrres b- Elaboration d'un mythe autour de sa personne. - description des lieux de l'crivain - description romance du personnage - une entreprise d'auto-mythification 2- Luvre a- S'inscrit dans les tendances de l'poque. une uvre accueillie par les romanciers contemporains exploitation de la thmatique de l'poque Cline et les romans de la "qute spirituelle" Cline et l'cole populiste

b- S'inscrit dans la continuit de l'histoire littraire. exploitation d'un genre: le roman. exploitation de sous-genres (romans d'initiation, romans thse, romans exotiques, etc.). antcdents littraires attribus par la critique ou reconnus par Cline lui-mme.

III. L'cart de Voyage

A. D'un point de vue politico-idolgique: un message ambigu. 1 - Une critique moralisante. a- Critique de l'amoralisme de Voyage. b- Critique du parti pris ngatif. c- Connotation politico-idolgique de telles critiques. 2- Un message politique ambigu. a- Reu gnralement comme un livre de gauche. Le choix des classes sociales dfavorises Une critique gauchisante

b- Mais vhicule galement une certaine pense de droite. Reprise des griefs traditionnels de l'extrme droite Une lecture au second degr

c- L'isolement de Voyage BILAN Dception des partis traditionnels Dception des anarchistes

B- D'un point de vue littraire: l'cart esthtique de Voyage 1 - Une subversion de la machine littraire. a- La remise en cause des conventions. le scandale du prix Goncourt le personnage de Cline aux antipodes de l'image traditionnelle de lhomme de lettres

b- Remise en cause de la littrarit de luvre. mpris de la notion d'auteur de la part de Cline

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mpris de la notion de littrature de la part de Cline

c- Un style reu comme non littraire. incongruit culturelle incongruit rationnelle porte idologique d'un tel jugement

2- Voyage : une subversion des codes gnriques. a- Subversion du genre romanesque. rejet de l'intrigue invraisemblance refus du pacte traditionnel

b- Une contamination des genres. roman/chronique roman/autobiographie

c- Une subversion des sous-genres. le roman de guerre le roman exotique le roman d'initiation

Conclusion

Bibliographie

La publication, en 1932, par un inconnu, de Voyage au bout de la nuit dclencha aussitt une vague de ractions plus passionnelles les unes que les autres: certains salurent avec enthousiasme une uvre qui arrivait point nomm pour rajeunir le paysage littraire quelque peu engourdi de l'poque. D'autres, au contraire, cherchrent touffer cette chimre qui semblait vouloir remettre en cause les notions mme de bon got, de morale et de littrature. Nul ne fut indiffrent. Ironie des chroniqueurs, changes d'invectives, accusations et autres procs constiturent l'arrire plan d'une rception pour le moins houleuse qui pouvait, ce titre, rivaliser avec les scandales provoqus par les publications respectives des Fleurs du mal et de Madame Bovary puisqu'on relve d'octobre 1932 mars 1933 plus de cent comptes rendus consacrs cette uvre polmique et qu'elle tint la une des chroniques littraires pendant quatre mois.

Trs longtemps, la rception des uvres fit l'objet d'une simple mention de quelques lignes dans les biographies d'crivains. Toutefois, grce aux travaux de ce que l'on a appel parfois "l'cole de Constance", on prit conscience de l'intrt que pouvait prsenter l'tude de la relation texte-lecteur travers l'analyse de la rception. Nous avons voulu, au sujet de Voyage au bout de la nuit mettre profit les apports de ces thories pour tenter de dfinir, travers les diffrentes ractions du public, les vecteurs novateurs mis en place par le roman.

Tout d'abord, il convenait, pour comprendre l'accueil rserv Voyage au bout de la nuit, de brosser un tableau du contexte historique et littraire qui vit sa parution. La mise en place de ce cadre devait permettre, en effet, de prendre conscience de "l'horizon d'attente" du public lecteur de l'poque, c'est--dire, "du systme de rfrences objectivement formulable"1[1] - codes thiques et esthtiques - dans lequel apparaissait le nouveau texte : "la reconstitution de l'horizon d'attente tel qu'il se prsentait au moment o jadis une uvre a t cre et reue permet de poser des questions auxquelles luvre rpondait, et de dcouvrir ainsi comment le lecteur du temps peut l'avoir vue et comprise." 2[2] Nous avons pu constater que la priode tudie constituait un vritable tournant qui avait fait passer la France d'une priode d'enthousiasme aveugle une phase d'inquitude intense face aux problmes politiques conomiques et sociaux qui secourent l'Europe. Sur le plan littraire, ce tournant tait marqu par un changement de ton qui opposait la frivolit passe une gravit inquitante. Le roman de Cline paraissait donc au moment mme o l'attente du public tait en pleine mutation. Correspondait-il cette attente et dans quelle mesure ?

Contrairement aux ides reues propos de la publication de Voyage au bout de la nuit il est remarquable de constater que le roman rpondait en grande partie, tant sur le plan politico-idologique que d'un point de vue littraire, aux codes de l'poque 3[3]. Dans le 1 2 3

premier cas, son aspect pamphltaire s'accordait au mieux une priode de crise durant laquelle les revendications politiques allaient bon train. D'un point de vue littraire, Cline n'tait pas non plus dans cette position d'isolement qu'on lui a trop souvent attribue: soucieux d'intgrer le cercle de ses confrres, il n'hsita jamais cder aux exigences du milieu. Par ailleurs, sur de nombreux points, son uvre ne drogeait pas la tradition littraire et allait parfois jusqu' se fondre dans la srie littraire de son poque.

Toutefois, il convenait, bien entendu, s'agissant d'une uvre telle que Voyage au bout de la nuit d'examiner le dcalage entre les codes mis en place par l'exprience esthtique antrieure et ceux proposs par le roman de Cline. Cet cart entre l'horizon d'attente et luvre - ce que H. R. Jauss appelle cart esthtique - devait se rvler dans certains cas extrmement important pouvant parfois entraner un changement d'horizon. Ainsi, les subversions gnriques ralises par cette uvre protiforme annonaient la libration d'un genre, qui n'a cess, durant ce XX me sicle, de faire reculer ses frontires. D'autre part, la langue clinienne imposait une remise en cause de l'criture dite littraire voire de la notion mme de littrature telle qu'elle tait encore comprise en 1932. A la lumire de ces constatations, Voyage au bout de la nuit apparat aujourd'hui comme une uvre phare dans la littrature contemporaine dont l'influence fondamentale n'a pas encore fini de se faire sentir.

Il convient, finalement, d'insister sur les limites de ce travail qui doit tre compris comme le dbut d'une entreprise beaucoup plus longue qui pousserait l'tude de luvre clinienne jusqu' nos jours. On peut peut-tre ici citer H. R. Jauss lui-mme : [] il est ncessaire que la dialectique de la rception et de la production esthtique se poursuive en continuit jusqu'au moment o l'historien crit. Cette perspective, trop ambitieuse dans le cadre d'un mmoire, serait d'un intrt certain concernant une uvre qui, au gr des vnements - parution des pamphlets, exil, rhabilitation de Cline, publication dans la Pliade et travaux universitaires - a vu sa rception voluer d'une manire surprenante. L'accueil qui, encore aujourd'hui, est rserv luvre de Cline ne manque d'ailleurs pas de continuer poser problme.

LHORIZON DATTENTE

A- Le tournant des annes 30: de l'euphorie la crainte gnralise.

1 - La crise conomique et politique.

Avant d'analyser la rception de luvre proprement dite, il convient d'observer le contexte qui l'a vue natre. Aussi fastidieuse qu'elle puisse paratre, cette tape n'en est pas moins primordiale dans le cadre d'une dmarche qui tend rendre compte des conformits et des carts qu'une uvre peut prsenter face cette situation donne. En effet, aussi subversive que soit une uvre (et Voyage au bout de la nuit l'est singulirement), elle est toujours dj inscrite dans une poque historique et dans un contexte littraire; en se dmarquant de son temps ou des expriences qui la prcdent, elle manifeste ces lments comme autant de modles qu'il s'agit de dpasser ou de contester - ce qui revient dire quimplicitement, voire inconsciemment, elle s'en rclame. L'indiffrence mme d'un crivain face son poque, par exemple, aussi ostentatoire soit-elle (on serait tent de dire que plus cette attitude est "voyante" plus elle a de chances d'tre charge de sens), est emprunte d'une forte connotation idologique qui entrane luvre dans un rseau d'interprtations du point de vue de la rception. Dans le mme ordre d'ides, l'indiffrence plus ou moins affiche d'un auteur l'gard de ses prdcesseurs est chaque fois l'indice d'un jugement sur la littrature qui implique, en ce qui concerne son uvre personnelle, un certain nombre de choix qui feront eux aussi l'objet d'une interprtation dans le cadre de la rception. Nous nous attacherons donc rendre compte du contexte historique qui a vu la parution de Voyage au bout de la nuit pour voquer ensuite le contexte plus spcifiquement littraire dans lequel cette uvre s'inscrit.

a- Avant 1930: l'euphorie

Tant du point de vue politique que du point de vue conomique ou idologique, les annes 30 reprsentent un tournant radical en ce dbut de vingtime sicle. C'est en ce sens que Daniel Rops4[4] a pu parler "d'annes tournantes". En effet, aprs les dures preuves de la guerre, les Franais avaient eu l'occasion de panser leurs blessures dans un contexte extrmement favorable qui venait, en quelque sorte, les consoler du dsarroi pass. La situation conomique tait on ne peut plus satisfaisante : en 1929, la production dpassa le niveau record de 1913 4

dans un contexte montaire extrmement favorable puisque Paris passait, dans les annes 1929-30, avec New-York et Londres, pour l'une des premires places boursires du monde. Aussi, le franc franais bnificiait-il d'un crdit auquel il n'tait plus habitu. Quant au krach de Wall Street, il fut immdiatement analys comme un phnomne purement amricain et n'eut, par consquent, aucune rpercution directe sur la situation conomique franaise. De plus, ce redressement financier saccompagna partir de 1928 d'une phase de prosprit qui laissa s'insinuer dans les esprits un enthousiasme aveugle et une entire confiance en l'avenir. Sur le plan international, le trait de Locarno semblait avoir consolid celui de Versailles et, en 1926, Briant saluait avec clat l'entre de l'Allemagne dans la Socit Des Nations. Enfin, ces annes furent marques par l'apoge d'un systme colonial qui plaait la mtropole la tte d'un vaste "empire" - l'exposition qui eut lieu en 1931, par son ampleur et son succs, est, cet gard, trs reprsentative de l'ide que la France se faisait de sa place dans le monde. Ces diffrents signes, selon le point de vue d'une population confiante et optimiste, paraissaient indiquer que l'Europe s'installait dans la paix et que, dans le cas contraire, la puissance nationale tait en mesure de faire face efficacement une ventuelle agression. Les dclarations des personnalits politiques et les commentaires des journalistes ne manquaient d'ailleurs pas d'entretenir cette illusion. A l'intrieur, Poincar avait remplac l'instabilit passe par un gouvernement sans humeur. Ainsi, les lections de 1928 se droulrent dans la srnit voire l'indiffrence : la droite s'tait installe au pouvoir facilement face une gauche affaiblie par les divisions qu'avait engendres l'apparition du communisme et la troisime internationale. Aussi, la France s'installait-elle dans une autosatisfaction scurisante qui lui prparait un rveil aussi douloureux qu'inattendu : la France des annes 1930 tait une France inconsciente des graves menaces qui pesaient sur elle et sur le monde, confiante en sa force qui dj dclinait, en une stabilit politique et conomique qui tait pourtant compromise .5[5]

b- Aprs 1930: la crainte gnralise

Cependant, partir de 1931, l'Europe fut touche son tour par la crise. Le krach de Wall Street fut rinterprt comme un phnomne mondial et non plus comme un problme local propre au capitalisme amricain. En entranant, l'conomie amricaine dans la dbcle, il portait un srieux coup celle de l'Europe qui en tait fatalement dpendante. Ainsi, l't 1931 fut tmoin la fois de l'effondrement de l'conomie allemande et de la chute de la livre anglaise; autant de signes avant-coureurs pour la France. Et, de fait, en 1932 celle-ci enregistra simultanment une chute du commerce extrieur, une baisse de la production industrielle, une augmentation du nombre des chmeurs qui passa de 60 000 en 1931 260 000 en 5

1932 (335 000 en 1933) et, par voie de consquence, des difficults financires grandissantes venant remettre en cause l'quilibre budgtaire par un dficit alarmant. Cette situation conomique inquitante ne tarda pas crer des heurts dans les relations internationales. C'est ainsi que le 6 juin 1931, le gouvernement de Bruning, face la terrible crise qui svissait en Allemagne, annona qu'il ne pourrait pas s'acquitter de ses dettes. En juillet 1932, la confrence de Lausanne devait officialiser ce refus en mettant fin aux "rparations". Ce fut un coup terrible port au moral des Franais qui voyaient ainsi s'envoler une illusion tenace : les Allemands ne rembourseraient pas les frais qu'ils avaient occasionns au cours du dernier conflit. Aussi, en guise de "revanche", la France dcida-t-elle de cesser de payer ses dettes interallies aux U.S.A., renforant du mme coup l'isolationnisme amricain. En outre, cette dcision installa une brouille entre la France et le Royaume Uni qui, de son ct, continuait rembourser sa dette auprs des Etats-Unis. Alors que les acteurs de la dernire guerre remettaient ainsi en cause les accords qu'ils avaient contracts l'issue du conflit, la Socit Des Nations, organe diplomatique sur lequel venaient se greffer tous les espoirs europens, essuya un chec retentissant lors de l'invasion de la Manchourie par le Japon ; c'tait la preuve de l'incapacit de la S.D.N., principal instrument diplomatique de la France, protger ses membres en danger. Enfin, du ct allemand, ds 1930 et contre toute attente, l'vacuation de la Rhnanie provoqua, au lieu de l'apaisement attendu, une monte inquitante du nationalisme qui aboutit, en juillet, l'entre d'une centaine de dputs national-socialistes au Reichstag. Du fait de cet isolement progressif, la situation de la France devint de plus en plus inconfortable au sein de l'Europe. A l'intrieur, les donnes n'taient gure plus rjouissantes. A la stabilit gouvernementale inaugure par Poincar se substituait un rgime faible et impuissant. Ainsi, trois ministres se succdrent au cours du premier semestre de l'anne l932. Cette incapacit notoire rgler les problmes intrieurs permit trs rapidement une opposition antiparlementariste de s'installer dans l'arne politique en s'exprimant par l'intermdiaire de groupes tels que le Francisme, la Solidarit franaise ou encore les Croix de feu. Enfin, la consolidation du communisme en U.R.S.S., la monte du fascisme en Italie et les scores du national-socialisme en Allemagne reprsentaient autant de modles possibles qui semblaient rendre caducs les rgimes de type parlementariste qui, quelques annes plus tt, avaient assur la prosprit en France et dans d'autres pays d'Europe.

BILAN Ainsi, aprs s'tre un temps laisse bercer d'illusions, l'opinion publique franaise, partir de 1930, fut contrainte de prendre conscience de la dure ralit et, du mme coup, de s'interroger la fois sur son prsent et sur son avenir plus ou moins long terme. C'est pourquoi il y a fort parier que si Voyage au bout de la nuit avait paru avant 1930, il n'et pas connu le succs de librairie qui fut le sien; il aurait alors t peru plutt comme une curiosit d'un pessimisme effarant que comme un tmoignage concernant l'poque contemporaine. En revanche, en 1932, le roman de Cline manifestait le mme intrt que le public pour les problmes sociaux ns de la crise. De plus, en remettant en cause, par la satire du colonialisme et du capitalisme

amricain, le systme conomique et politique dans lequel tait n cet branlement, il ne se contentait pas de brosser un tableau pessimiste de la socit franaise contemporaine, mais posait, au contraire, l'instar de son public, les questions essentielles qui permettraient peut-tre de dcouvrir l'origine de cette crise et, du mme coup, le moyen d'en sortir. A cet gard, la contestation radicale et omniprsente du roman faisait chos celle de l'opposition antigouvernementale - voire antiparlementaire - dont les rangs s'taient considrablement toffs au moment de la parution du livre. Enfin, sa condamnation pacifiste de la dernire guerre put, juste titre, tre interprte comme le refus a priori de celle qui se prparait et que de nombreux signes rendaient inluctable.

Toutefois, si le contexte conomico-politique devait prparer le public l'accueil de Voyage au bout de la nuit il semble que c'est avec la crise intellectuelle des annes 30 que le roman ralise le plus parfait accord. Il apparut, en effet, comme le pendant artistique d'une rflexion politique et morale extrmement vivace depuis quelques annes.

2- La crise intellectuelle des annes-30

a- Son origine.

Si du point de vue conomique et politique on peut parler d'un avant et d'un aprs 1930, la crise proprement intellectuelle commence avant cette date, c'est--dire un moment o les Franais n'avaient pas encore pris conscience des dangers qui menaaient leur pays. En effet, la crise conomique n'a touch l'hexagone qu' partir du deuxime semestre de l'anne 1931. De plus, il a fallu quelques mois pour que l'opinion en prenne clairement conscience et commence en tirer les conclusions. Or, les manifestations qui donnrent naissance cette effervescence intellectuelle datent d'avant 1930 : 1928 pour les Cahiers fond par Jean-Pierre Maxence et pour Raction par Jean de Fabrgues. On sait galement que, si Emmanuel Mounier n'a inaugur la revue Esprit qu'en 1932, le projet, lui, date de 1930 et que sa ralisation fut retarde par des difficults matrielles. Ces quelques constatations interdisent par consquent d'interprter l'effervescence intellectuelle des annes 30 comme une raction face une situation de crise; comme nous avons pu l'observer, les annes qui ont immdiatement prcd 1930 furent places sous le signe de l'enthousiasme voire de l'inconscience plutt que marques par l'inquitude. C'est pourquoi il faut chercher ailleurs l'origine de ce mouvement intellectuel qui, partir des annes 1928-29, a tent de remettre en cause la confiance qu'il voyait sinstaller chez ses contemporains. Il semble que ce fut la guerre plutt que la crise elle-mme qui se trouva l'origine de cette contestation radicale. En effet, la Grande Guerre, avec son cortge d'atrocits gratuites, avait laiss des marques indlbiles dans

les esprits et elle peut, cet gard, tre considre comme un vnement fondateur. Elle avait, en particulier, par son absurdit mme, branl la foi dans le Progrs et la confiance en la Raison qui avaient guid le XIXme sicle. C'est pourquoi, sans doute, l'volution intellectuelle de l'poque fut marque par un scepticisme gnralis et une crainte profonde pour l'avenir. On notera, d'ailleurs, que Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit devait suivre le mme parcours : partant de la guerre, qui faisait office d'preuve initiatique, il perdait toute foi en la rationalit et laissait s'insinuer en lui une rvolte qui condamnait son poque, pur fruit de ce dsordre originel.

Quoi qu'il en soit, lorsque E. Mounier et ses amis entreprirent, dans les annes 1929-30, de dnoncer le "dsordre tabli" en publiant le manifeste intitul Refaire la Renaissance, ils envisageaient de condamner non pas le dsordre cr par la crise, mais celui que la prosprit avait introduit. Ainsi, la critique des annes 30 ne s'exera pas contre une conomie en chec, mais contre une conomie en bonne sant qui crait de la richesse dans un contexte institutionnel sain - la critique n'en tait que plus radicale : elle s'attaquait aux principes et aux ressorts mmes de la socit tant d'un point de vue conomique qu'institutionnel.

b- Ses inquitudes

L'origine mme de cette crise intellectuelle l'inscrit dans un mouvement pacifiste qui refusait d'tre confront de nouveau aux atrocits de la dernire guerre. Toutefois, les observateurs pouvaient voir se profiler un autre conflit travers diffrents signes prmonitoires qui ne devaient pas les tromper. C'est ainsi qu'en juillet 1931 la revue Plans publia un numro intitul "la guerre est possible" et qu'en dcembre 1932 paraissait dans la Nouvelle Revue Franaise onze tmoignages censs reprsenter les divers courants de la jeunesse rvolutionnaire o figurait cette dclaration terrible d'Henri Lefebvre : Quelques-uns d'entre nous ont depuis longtemps considr que la seule attitude possible pour eux envers ce monde tait le refus [...]. Mais depuis trois ans il y a du nouveau. [...] La guerre n'apparat plus comme un intermde tragique, mais comme un fait priodique et cyclique et naturel dans le monde tel qu'il est. [...]La mort gronde. La vie n'est plus vivre 6[6]. Enfin, de son ct, Thierry Maulnier, en remettant en cause, l'instar de beaucoup de ses contemporains, l'existence mme de la S.D.N., principal organe diplomatique de la France, laissait envisager la possibilit d'une guerre imminente : les rsultats sont l, aprs quinze annes d'existence, la S.D.N. n'a plus aucun titre, mme matriel, son appellation. Cinq des plus grandes nations du monde - Russie, Japon, U.S.A., Allemagne, Italie - lui sont trangres ou hostiles. Elle ne semble plus aujourd'hui qu'un magma informe de forces et de volonts accessoires []. 7[7] A la mme poque, partant d'un regard critique sur le "taylorisme", le "fordisme" et le dbut du travail la chane en France, l'inquitude de cette gnration d'intellectuels se tourna galement vers l'volution de l'conomie capitaliste qui pourtant assurait la prosprit 6 7

du pays depuis le rglement du dernier conflit. Aussi, ne s'agissait-il pas de condamner les performances de ce systme conomique - qui devait, pourtant, partir de 1931, rvler les limites de son efficacit - mais d'en critiquer les fondements mmes au nom d'un certain humanisme. Ainsi, Thierry Maulnier, dans La Crise est dans lhomme paru en 1932, s'en prenait la socit amricaine, symbole et laboratoire du capitalisme, o l'homme parat tre une machine consommer et produire et o on ne lui connat pas d'autre raison d'tre, d'autre bonheur, d'autre destin . Dans cette perspective, la crise devait tre analyse simplement comme une illustration plus vive, plus mobile 8[8] d'un systme qui, en soit, tait un flau pour le bonheur et la dignit de l'homme. Mais surtout, le dveloppement inou de cet norme systme fit craindre qu'on ne le dominerait pas longtemps: l'occident ne risquait-il pas d'tre cras par ses propres productions? Ainsi, en 1932, Valry crivait: ce que nous avons cr nous entrane o nous ne savons, o nous ne voulons pas aller... Nous sommes aveugles, impuissants, tout arms de connaissances et chargs de pouvoirs dans un monde que nous avons quip et organis et dont nous regrettons prsent la complexit inextricable... nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se dclarent autour de nous... le monde n'a jamais moins su o il allait ... .9[9] Les changements prodigieux dont parle ici Valry dsignent, bien entendu, le dveloppement inquitant des systmes politiques totalitaires en Union Sovitique, en Italie et, bientt, en Allemagne qui laissait craindre que l'homme ft menac dans sa vie personnelle par un appareil politique grandissant. L'accumulation de ces sujets d'inquitude eut pour rsultat d'amener les observateurs interprter leur poque comme un tournant historique, au sens large du terme, qui aurait manifest la mort de la civilisation occidentale. Cette ide, loin d'tre isole, est commune un grand nombre d'intellectuels des annes 30 et trouve son expression dans des discours alarmistes - qui ne sont pas sans rappeler la tonalit des commentaires de l'auteur qui nous intresse - rvlant quel paroxysme leur inquitude tait parvenue. Ainsi, Mounier pouvait dclarer dans le numro 6 de la revue Esprit de 1932 : nous sommes, n'en plus douter, un point de bascule de l'histoire : une civilisation s'incline, une autre se lve". De son ct, Nizan crivit la mme anne dans Aden Arabie: A quoi ressemblait notre monde ? Il avait l'air du chaos que les Grecs mettaient l'origine de l'univers dans les nues de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, et non celle qui est le commencement d'un commencement .10[10] Un simple relev des titres des publications de l'poque est tout aussi loquent en ce qui concerne l'tat d'esprit de ses auteurs; que l'on considre Le Chaos europen (1920) d'Albert Demangeon, Le Dclin de lOccident (1922) d'Oswald Spengler, La Crise du monde moderne (1927) de Ren Gunon ou encore La Fin dun temps de Gaston Gaillard.

c- Ses revendications

Les revendications de ces intellectuels se devaient d'tre la mesure de leurs 8 9 10

craintes : tout aussi passionnelles et exclusives ; cette socit qui prenait, leurs yeux, des couleurs d'apocalypse, ils voulurent imposer un recommencement radical. A gauche, cette volont s'exprima travers le "mythe du grand soir" issu de la Rvolution d'Octobre - il s'agissait, dans ce cas, de former un homme nouveau dans une socit moderne entirement remodele selon le modle sovitique. Les intellectuels de droite, l'inverse, aspiraient mettre en place une "rvolution conservatrice" propre restaurer un ordre des choses ancien travers, cette fois-ci, le mythe d'un "Nouveau Moyen Age". Mais, au-del de cette dichotomie apparente, on peut observer une mme rcusation de l'individualisme bourgeois et de la socit librale issue de la rvolution. Les uns pensaient que cette rvolution n'tait pas alle assez loin, les autres trouvaient qu'elle tait alle trop loin: cependant, les deux camps s'entendaient sur la ncessit de mettre en place une nouvelle rvolution. Ces revendications s'exprimrent au sein de revues dont le nombre ne cessa d'augmenter dans les annes 1925-30 - augmentation qui elle seule est trs significative de leffervescence intellectuelle angoisse dont nous essayons de rendre compte. Nous nous limiterons, dans le cadre de cette tude, au cas de la revue Esprit qui est trs reprsentatif des mouvements intellectuels de l'poque. Dans l'esprit de Delage et dIzart, qui furent l'origine de sa fondation, la revue devait rompre avec tous les conformismes de droite et de gauche inadapts l'volution du monde des annes 30. Cette ide, affirme avec force ds le dpart, sera sans cesse reprise par la suite et peut, cet gard, tre considre comme la ligne de force du mouvement; la revue se place donc d'emble sous le signe de l'indpendance et ne tardera pas affirmer la primaut du spirituel se dsolidarisant du mme coup de toute compromission politique.11[11] C'est Emmanuel Mounier qu'il incomba d'abandonner une carrire universitaire pourtant trs prometteuse pour se consacrer entirement au bon fonctionnement de la revue. Sa parution en octobre 1932 concida avec la fondation en novembre de la Troisime force qui en tait en quelque sorte, le pendant politique. Si cette revue, sous l'influence de la forte personnalit de Mounier, fut marque par un catholicisme d'avant garde et par la philosophie personnaliste, elle resta, cependant, ouverte toutes les tendances et aspirations, offrant un vaste ventail de tempraments et d'opinions. Enfin, loin de se cantonner dans l'amertume et la condamnation, la revue Esprit proposa aux Franais des annes 30 une vritable rflexion sur les problmes de leur temps. Toutefois, d'un accs difficile, elle ne put prtendre toucher un large public et fut la conscience d'une certaine lite en qute d'thique faute d'tre celle de la majorit des Franais de l'poque...

BILAN Les annes qui prcdent 1932 furent donc, en dpit de conditions conomiques extrmement dfavorables, des annes d'intense rflexion dans le monde intellectuel. Cette inquitude souterraine finira par avoir raison de l'insouciance lorsqu'en 1931 la crise conomique bouleversera la confiance installe dans les esprits, rvlant, a posteriori, le bien fond des craintes exprimes prcdemment. Il aura fallu la manifestation concrte du malaise occidental pour que les Franais en prennent clairement conscience. Cependant, ds lors, leur inquitude ne cessera de crotre 11

jusqu'au second conflit mondial. Ce qui, aux yeux de Mounier, n'tait qu'une illustration plus vive, plus mobile d'un mal plus ancien et plus profond, fut, pour ses contemporains, un vritable rvlateur. Aussi, le public qui accueillit le livre de Cline n'tait plus compos des lecteurs insouciants des annes 20, avides d'esthtique et de gratuit, mais d'individus conscients des problmes poss par leur poque et inquiets de voir se reproduire les vnements qui avaient marqu le dbut du sicle. A partir de 1932, le public va tenter de trouver des rponses ses interrogations et demander des explications une socit qui semble le conduire tout droit vers le chaos. Ces considrations expliquent, en partie, pourquoi Voyage au bout de la nuit connut un tel succs lors de sa parution: tout d'abord, il remuait le spectre de la guerre prsent l'esprit de tous les contemporains. De plus, par un tableau extrmement pessimiste, le livre rvlait les dsastres issus du capitalisme l o l'on prtendait qu'il fonctionnait le mieux, c'est--dire aux U.S.A.. S'il ne rpondait pas clairement aux questions, du moins avait-il le mrite de les poser et le lecteur pouvait s'identifier au narrateur pour accuser cette socit qui semblait vouloir mener sa perte le monde occidental. En ce sens, force est de constater que le roman arrivait point nomm. Cline avait-il pressenti l'imminence de la crise ? Cela semble difficile admettre dans la mesure o la crise conomique ne touche la France que durant le deuxime semestre de l'anne 1931 alors que la rdaction de Voyage au bout de la nuit, quant elle, a commenc en 1929.12[12] Nanmoins, comme le fait judicieusement remarquer Henri Godard13[13], Cline, du fait de son travail et de ses voyages, tait conscient de la gravit de la situation, ce que montre bien son article publi en mars 1930 dans Monde de Barbusse o il dcrit la France comme le pays industrialis o la mortalit est la plus leve, o les salaires ouvriers sont les plus bas, le logement le plus insuffisant, la lutte contre l'alcoolisme et les grandes maladies la plus inefficace. Cline aurait donc eu conscience d'tre en parfait accord avec les proccupations de son poque au moment o il publiait Voyage au bout de la nuit.

B- Le contexte littraire

Se contenter, comme nous l'avons fait jusqu'ici, d'voquer le contexte historique dans lequel parut Voyage au bout de la nuit ne permettrait pas d'envisager la rception d'un point de vue spcifiquement littraire. Or, il importe beaucoup de savoir quelle exprience le public avait de la thmatique et du genre dans lequel s'inscrit la nouvelle uvre afin de comprendre la rception qu'il lui rserve, sachant que dans le cas o luvre s'inscrit dans la droite ligne du modle prcdent cette rception sera discrte (pouvant aller jusqu' l'indiffrence) tandis que dans le cas contraire elle sera plus passionne, partage entre l'loge et le rejet. Ce qui revient dire que le lecteur, au moment o il entame la lecture d'une uvre nouvelle, est toujours dj imprgn des codes vhiculs par ses contemporains et ne parvient tablir un jugement que dans le cadre d'une comparaison implicite avec ce qui appartient au domaine de sa connaissance. Du point de vue de l'crivain, la connaissance du contexte littraire qui a vu natre son uvre n'est pas moins essentielle, dans la mesure o elle permet de comprendre sa "stratgie d'criture", 12 13

qu'elle soit consciente ou non. En effet, quoi qu'en pensent les tenants de la critique sociologique, une production littraire s'inscrit aussi dans une "srie littraire" qui lui impose un modle; quelle que soit la modernit de la dite production, quel que soit "l'cart esthtique" qu'elle ralise vis-vis de cette srie littraire, elle lui est toujours redevable d'un bon nombre d'influences plus ou moins perceptibles. On nous pardonnera, cet gard, une longue citation de H. R. Jauss, qui, nous semble-t-il, fait trs bien le point sur la question : L'esthtique de la rception ne permet pas seulement de saisir le sens et la forme de luvre littraire tels qu'ils ont t compris de faon volutive travers l'histoire. Elle exige aussi que chaque uvre soit replace dans la srie littraire dont elle fait partie, afin que l'on puisse dterminer sa situation historique, son rle et son importance dans le contexte gnral de l'exprience littraire. Passant d'une histoire de la rception des uvres l'histoire vnementielle de la littrature, on dcouvre celle-ci comme un processus o la rception passive du lecteur ou du critique dbouche sur la rception active de l'auteur et sur une production nouvelle, autrement dit, o luvre suivante peut rsoudre des problmes - thiques et formels - laisss pendants par luvre prcdente, et en poser son tour de nouveaux .14[14]

1- Le livre en 1932.

a- L'dition.

Avant d'envisager le contexte littraire proprement dit, il est ncessaire, s'agissant des annes 30, d'examiner en amont le march du livre, tant ce facteur est dterminant pour l'poque concerne. En effet, l'dition prit, dans les annes 20, une nouvelle forme sous l'impulsion de jeunes diteurs tels que Grasset et Gallimard. Ceux-ci eurent pour objectif de mettre le livre la porte d'un plus vaste public, notamment en utilisant la publicit. Cette ambition provoqua, bien entendu, les protestations de la critique puisque cela revenait placer la littrature sur le mme plan que n'importe qu'elle marchandise. Cette politique aboutit, d'ailleurs, des excs chez certains diteurs o la publicit assurait le succs duvres dpourvues d'intrt. Toutefois, en dpit des critiques, le mouvement amorc par Grasset devait connatre de nombreux imitateurs : toute l'dition se mit tenter d'imposer des "best sellers" en utilisant les techniques de la promotion commerciale. A cet gard, la publication, chez le mme Grasset, du Diable au corps de Raymond Radiguet est reste fameuse puisque l'diteur, force de photos, d'affiches et d'interviews, tait parvenu faire d'un livre un vnement ; le jeune ge du romancier, le montant de son contrat rendu public, amenaient la presse considrer l'crivain plutt comme une vedette que comme un auteur. Toutefois, Radiguet ne fut pas, beaucoup s'en faut, le seul crivain bnficier de cette nouvelle politique des diteurs; ainsi, Le Feu de Barbusse, dit chez Flammarion en l9l6, dpassa, d'aprs les publicits, les 300 000 exemplaires deux ans aprs sa publication. De mme, 14

LAtlantide de Pierre Benot, publi chez Albin Michel, atteignit son cent cinquantime mille 18 mois aprs sa parution. Enfin, pour s'en tenir ces quelques exemples, une vaste opration publicitaire permit Grasset, lors de la publication de Marie Chapdelaine de Louis Hmon en 1921, de dpasser le quatre-vingtime mille aprs seulement six mois de vente (il en vendit 650 000 exemplaires en moins de deux ans). A ce facteur publicitaire s'est ajout la collaboration de la plupart des grandes maisons d'dition avec les messageries Hachette qui se proposaient de distribuer les livres publis dans de nouveaux points de vente tels les halls de gare et les kiosques journaux. Cela augmenta considrablement les ventes aux dpens, toutefois, des libraires qui se voyaient du mme coup privs d'une partie de leur clientle potentielle. Cette politique aboutit crer une littrature de consommation qui, du romanfeuilleton au roman policier en passant par le roman destin la jeunesse et le roman d'amour, envahit le march du livre. A la mme poque, se multiplirent, en marge des grandes maisons d'dition, de petits diteurs qui, pour se construire une clientle, se spcialisrent dans un domaine de la littrature. Ainsi, Guy-Levi Mano tait connu pour diter les surralistes, les Editions Sociales se tournaient vers un public de gauche tout comme les ditions Rieder fondes en 1913 dont la collection "prosateurs franais" tait trs axe sur la littrature populiste avec des auteurs comme Joseph Jolinon ou Legrand-Chabrier. Enfin, d'autres diteurs cherchrent personnaliser leurs choix afin d'attirer l'attention d'un certain public. C'est le cas d'un Denol dont les gots se rvlrent plus "rvolutionnaires" publiant coup sur coup LHtel du Nord d'Eugne Dabit et... Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Cline. Cette politique lui fut extrmement salutaire puisque, outre les deux normes succs de librairie que nous venons de citer, Denol se situa la deuxime place derrire Gallimard pour les prix littraires obtenus durant cette priode.

b- Les prix littraires

Les prix dcerns aux crivains font justement, eux aussi, partie intgrante du paysage littraire des annes 30. L encore, il s'agit d'un phnomne rcent puisque le prix Goncourt date de 1903, le prix Femina de 1904, le prix Renaudot de 1925 et le prix Interalli de 1930. Ils s'intgrent donc parfaitement dans la politique de promotion du livre que nous avons pu observer chez les diteurs. Les deux mondes sont d'ailleurs extrmement lis ; combien de fois a-t-on accus les maisons d'ditions de faire pression sur le jury du prix Goncourt, par exemple? Le seul exemple de Jean Fayard (qui n'eut mme pas la pudeur de prendre un pseudonyme !) obtenant le prix en 1931 pour Mal damour, un livre sans grand intrt, alors que Saint-Exupry avait t donn grand favori, est trs rvlateur cet gard - la presse ne manqua d'ailleurs pas de souligner malicieusement que les jurs devaient avoir de gros contrats chez le pre du laurat... Toutefois, l'impact publicitaire de ces prix sur le public n'en demeure pas moins considrable si l'on en juge par le tirage des livres qui les ont obtenus; que l'on songe, par exemple, au succs obtenu par Maurice Constantin Weyer pour son roman Un Homme se penche sur son pass, prix Goncourt 1928, qui dpassa rapidement les 150 000 exemplaires... Si le rsultat n'est pas toujours aussi spectaculaire (l'diteur de Guy Mazeline, prix Goncourt 1932, fut contraint de baisser le prix de ses livres), les statistiques montrent cependant, qu'un jeune auteur voit ses ventes multiplies par cinq

au minimum aprs l'obtention du prix Goncourt. L'obtention ou non d'un prix littraire n'est donc pas, beaucoup s'en faut, dans les annes 30, un facteur ngligeable pour un crivain dbutant. Nous verrons, en ce qui concerne Cline, qu'il s'agira, l encore, d'un critre dterminant pour la rception de son oeuvre par le public.

c- Revues hebdomadaires et chroniques littraires

Enfin, le dveloppement des revues et autres hebdomadaires littraires, lui aussi caractristique de cette poque, permit galement de toucher une plus large partie de la population, allant parfois jusqu' banaliser ce qui auparavant se cantonnait dans le cercle restreint d'une lite. En effet, aux grandes revues nes durant le sicle prcdent, telles que la conservatrice Revue des deux mondes (l 8 3 1 ), Le Mercure de France (1890) ou La Revue de Paris (1894), vinrent sen ajouter un grand nombre de nouvelles qui devaient redorer un paysage littraire assez terne. On pouvait ainsi trouver gauche les revues Clart (1919) et Europe (1923) et droite l'Action franaise (1899) et la Revue franaise (l 903). De son ct, La Nouvelle Revue franaise citadelle des belles lettres contemporaines, indiffrente la politique, connut une forte croissance jusqu'en 1939. Notons encore que parurent dans les annes 30 deux autres revues non moins importantes : Esprit (1932) et Le Surralisme au service de la Rvolution (1930). A ct de ces prestigieuses revues, naquirent des hebdomadaires littraires dont la vocation tait de toucher un plus large public. On retiendra, en particulier, les Nouvelles littraires lances avec succs par Maurice Martin du Gard en 1925 ou l'on trouvait, bien entendu, des informations sur l'actualit littraire, mais aussi des rcits, des entretiens et des reportages, ce qui, aux yeux du grand public, rendait cet hebdomadaire plus sduisant que l'austre (mais pourtant si prestigieuse) Nouvelle Revue franaise. Cette formule connut immdiatement de nombreux imitateurs et les Nouvelles littraires furent rapidement concurrences par le fameux Figaro Littraire. Aprs avoir atteint des tirages exceptionnels - de 150 000 300 000 exemplaires - ces magazines sombrrent, pour la plupart, quelques annes plus tard. Il convient, finalement, d'ajouter cette production, les chroniques littraires qui se dvelopprent partir de 1910 environ dans des journaux tels que Le Figaro, Les Dbats, Le Temps, Le Gil Blas, Le Journal (ce dernier tant un quotidien un sou destin au public petit bourgeois). Force est donc de constater que le monde littraire est particulirement dynamique au moment o Cline envisage de publier un roman, plus, peut-tre, qu'il ne l'a jamais t. On notera, d'autre part, que la curiosit littraire n'est plus le seul lot d'une lite claire, mais qu'elle tend, par l'intermdiaire d'une nouvelle politique ditoriale, s'tendre un public de plus en plus vaste et de moins en moins circonscrit socialement. L encore, ces remarques seront prcieuses lorsque nous aurons examiner l'accueil rserv au livre de Cline.

2- Situation de la production de l'poque dans sa "srie littraire".

Au- del du march du livre, il convient, bien entendu, d'observer en aval, les auteurs qui publient dans les annes qui entourent la parution de Voyage au bout de la nuit. Cline, contrairement ce quil a pu affirmer a et l, ne fut pas indiffrent, beaucoup s'en faut, aux crivains de son temps. Les critiques qu'il exerce l'encontre de certains d'entre eux, les louanges qu'il adresse d'autres manifestent bien l'intrt qu'il portait ses confrres. Ainsi, son uvre, aussi novatrice, aussi hors normes soitelle est autant, redevable du contexte littraire qui l'a vu natre que des vnements historiques. En effet, les choix que fait un crivain sont toujours dicts par les productions contemporaines soit dans le cadre d'une approbation, soit par raction de rejet.

a- Les tendances du roman.

En ce qui concerne l'volution du genre romanesque, les annes 30 manifestent indniablement une rupture avec les romans d'aprs-guerre. Les "annes folles" virent en effet se dvelopper une production "lgre" qui venait, en quelque sorte, palier la gravit des annes prcdentes. C'est la grande poque des romans d'analyse et d'introspection dans lesquels le moi, confiant dans le monde qui l'entoure, entame un retour sur soi. De plus, la remise en cause de la rationalit inaugure par le dadasme et poursuivie par le surralisme taxait de vanit tout regard qui aurait cherch rendre compte du monde. Toutefois, avec l'inquitude qui naquit face la crise, apparut un retour manifeste vers une littrature "srieuse" qui peut tre considre comme l'origine de la littrature engage qui se dveloppa aprs la deuxime guerre mondiale. Ainsi, paralllement des essais philosophiques aux titres inquitants parurent des romans qui reprsentaient autant de regards sur le monde actuel - regards souvent sans complaisance voire pessimistes. C'est en partie de cette prise de conscience qu'est issue la grande vogue des romans historiques qui parurent cette poque, romans fleuve qui par une sorte de retour ironique, aprs des annes d'insouciance, cherchrent faire l'inventaire des menus vnements des annes prcdentes. D'autre part, aprs s'tre attard sur soi, le romancier se tourna dsormais davantage vers son prochain, crivant ce que l'on pourrait appeler des "romans de classe" qui cherchaient rendre compte d'un milieu social (bourgeois, ouvrier ou paysan). Enfin, certains auteurs, souvent catholiques, se lancrent dans des rflexions mtaphysiques sur le destin du monde moderne et la place de l'homme dans ce mme monde. Il est frappant de constater que le roman de Cline intgre toutes ces tendances puisqu'il est la fois une chronique de son temps, une observation de la classe ouvrire et une rflexion sur le devenir de l'homme.

b- Les auteurs.

Classer les auteurs qui publirent dans les annes 30 est une entreprise extrmement difficile tant la production de l'poque fut abondante et varie; il suffit, pour s'en persuader, de se remmorer l'exclamation de Desnos dans Notes sur le roman 15[15]: "Roman psychologique, roman d'introspection, raliste, naturaliste, de murs, thse, rgionaliste, allgorique, fantastique, noir, romantique, populaire, feuilleton, humoristique, d'atmosphre, potique, d'anticipation, maritime, d'aventure, policier, scientifique, historique, ouf ! Et j'en oublie ! Quel fatras ! Quelle confusion ! . On peut, toutefois, esquisser les quelques lignes forces qui constiturent le paysage littraire de l'poque en retenant, par exemple, le roman de classe que l'on vient d'voquer. C'est sans doute sous cette rubrique qu'il faudrait insrer la srie des Thibault (1922-1940) de Roger Martin du Gard qui faisait un tableau de la grande bourgeoisie de l'poque, la Chronique des Pasquier (l933-1951) de Georges Duhamel qui, travers l'histoire d'une famille entre 1880 et 1930, s'intressait plutt la petite bourgeoisie ou Les Hommes de bonne volont (1932-1947) de Jules Romain qui, au lieu de se cantonner dans une classe sociale l'instar d'un Duhamel ou d'un Martin du Gard, voquait de vastes communauts o paraissaient successivement les milieux parisiens, les combattants de Verdun, la foule rvolutionnaire, et o les ouvriers et les artisans taient reprsents au mme titre que les intellectuels. Il faudrait galement citer des ouvrages de moindre ampleur tels que le Saint-Saturnin (1931) de Jean Schlumberger ou les Hauts-Ponts (1932-1935) de Jacques Lacretelle qui tous deux dcrivaient le monde paysan. Paralllement des essais qui vulgarisaient la pense marxiste, tels que La Mort de la pense bourgeoise d'Emmanuel Berl (1929) ou Les Chiens de garde de Paul Nizan (1932), se dveloppa, la mme poque, une littrature que l'on pourrait qualifier de rvolutionnaire ou de proltarienne autour de l'crivain Henri Poulaille qui a prcis ses vues dans Le Nouvel ge littraire. En dehors des uvres de Poulaille lui-mme ( Le Pain quotidien, 1903-1906 (1930); Les Damns de la terre, 1906-1910 (1935)), on peut retenir les romans de Charles Plisnier (Mariages 1936) d'Edouard Peisson (Hans le marin, 1930; Parti de Liverpool, 1932; Gens de mer, 1934) et d'Eugne Dabit (Htel du Nord 1929; Ptit Louis 1930; Villa Oasis ou les faux bourgeois 1932; Faubourg de Paris 1933; Un Mort tout neuf, 1934 ... ). Il faudrait, pour tre complet, ajouter cette liste les noms de deux grands romanciers populaires de l'poque, savoir : Louis Guilloux (Compagnons 1931; Dossier confidentiel, 1930 ; Hymne, 1932; Angelina, 1934) et Francis Carco (La Rue, 1930) qui obtinrent de grands succs de librairie. Les romanciers catholiques, comme nous l'avons vu prcdemment, reprsentrent une tendance non ngligeable de la production romanesque des annes 30 avec des auteurs comme Franois Mauriac (Thrse Desqueyroux, 1927; Destins, 1928; Le Nud de vipre, 1932; Le Mystre Frontenac, 1933), Bernanos (La Joie, prix Femina 1929-, La Grande peur des bien-pensants, 1931) ou encore Julien Green (Adrienne Mesurat, 1927; Lviathan, 1929). C'est encore dans ces mmes annes 30 que se multiplirent les romans dits "Rgionalistes" avec des auteurs comme Ramuz (La Grande peur dans la montagne, 1926; La beaut sur la terre, 1927; Derborence, 1934) ou Giono ( Colline, 1928; Un de Baumugnes, 1929; Regain, 1930; Le Grand troupeau, 1931; Jean le Bleu, 1932). Toutefois, la tendance Psychologisante des annes 20, loin d'avoir totalement disparue, continuait remporter de beaux succs si l'on en juge par le prix Femina obtenu en 1933 par Genevive Fauconnier pour son roman Claude, le prix Goncourt 1929 de Marcel Arland pour LOrdre ou encore le prix Goncourt 1930 d'Henri Fauconnier pour Malaisie - autant d'crivains qui, avec Jacques Chardonne (Les Varais, 1929; Claire, 1931; LAmour du prochain, 1932; Les Destines, 1934) et 15

Andr Maurois (Climats, 1928; Le Cercle de famille, 1932), tentaient d'analyser le plus exactement possible, avec des moyens nouveaux, la psychologie de leurs personnages. Une nouvelle gnration tenta cependant de rnover le paysage littraire de l'poque en y introduisant une nouvelle orientation prnant une morale gotiste de l'action. Cette tendance runit des crivains aussi diffrents que Montherlant (LExil, 1926; Les Clibataires, 1934), Saint-Exupry (Courrier Sud, 1928; Vol de nuit, 1931) et, dans une moindre mesure, Andr Malraux (Les Conqurants, 1928; La Voie royale 1930; La Condition humaine 1933) dont l'originalit chappe facilement aux catgorisations. Enfin, citons des crivains inclassables tels que Colette (La naissance du jour, 1928; Sido, 1929) ou encore jean Cocteau (Les Enfants terribles, 1929). Cette liste, dont la diversit suggre elle seule l'extraordinaire dynamisme de la production romanesque de l'entre-deux-guerres, est loin d'tre exhaustive et ne concerne en fait que les crivains que l'histoire littraire a retenus de cette priode. Elle a donc le double inconvnient d'occulter toute une production oublie de nos jours, mais qui fut pourtant trs prsente dans le paysage littraire de l'poque et de mettre en valeur, d'autre part, une production de qualit qui n'est pas statistiquement, beaucoup sen faut, reprsentative du champ observ. Un simple relev des ouvrages concerns par les articles critiques de la N.R.F. dans sa section intitule "notes"16[16], par exemple, ferait apparatre une grande quantit de titres inconnus du lecteur contemporain et qui pourtant connurent un certain retentissement au moment de leur parution. Ce travail aurait le mrite d'offrir un compte rendu plus exact des lectures effectives des Franais de l'poque, mais aurait l'inconvnient de rendre fastidieuse la lecture de ce travail. Nous nous contenterons donc de la description qui prcde tout en gardant l'esprit ses dangers et ses limites.17[17]

3- Les tendances rnovatrices.

Nous avons tent jusqu'ici d'esquisser le paysage littraire dans lequel s'inscrivit la parution de Voyage au bout de la nuit afin de tenter de dterminer quelles taient les attentes du public de l'poque. Il nous reste nanmoins largir d'un point de vue temporel et gographique la srie littraire envisage afin de dterminer quelles taient les tendances rnovatrices susceptibles d'orienter la cration romanesque au moment o Cline conut son livre.18[18]

a- La "crise du roman" franais au dbut du sicle

Il est difficile, en effet, de comprendre les enjeux de l'criture romanesque dans les annes 30 si l'on n'a pas l'esprit les bouleversements subis par le genre au dbut 16 17 18

du sicle dans le cadre de ce que Michel Raimond a pu appeler, aprs d'autres, la crise du roman . Au XIXme sicle, crire un roman consistait, pour l'essentiel, intresser un lecteur au rcit d'une histoire passionnante qui lui permettait, le temps d'une lecture, d'accder un autre monde, celui de la fiction. Afin que le lecteur se laisse prendre l'illusion romanesque, le romancier se devait de le guider par un rcit cohrent soutenu par le seul point de vue d'un narrateur omniscient et de conserver son attention au moyen d'une solide intrigue dont la fonction tait de le maintenir en haleine jusqu' la fin du volume. Toutefois, partir de la dernire dcennie du XIXme sicle, certains romanciers jugrent vain d'inventer de nouvelles histoires captivantes : [...] il apparaissait que certaines interrogations de la critique sur la valeur et les possibilits du roman, mme si elles restaient superficielles, prenaient toute leur porte dans la mesure o elles refltaient une inquitude qui portait sur deux questions : quel intrt peut-il y avoir raconter une histoire, et comment s'y prendre pour que cet exercice ne soit pas une occupation drisoire? 19[19]. C'est alors qu'apparurent certaines tentatives qui, du monologue intrieur la diversit des points de vue en passant par la dislocation de l'intrigue, devaient rvolutionner le genre. De plus, les diffrentes tentatives de dfinition du genre aboutirent pour la plupart au constat d'un non-genre dans la mesure o le roman refusait de se laisser circonscrire dans un domaine littraire particulier et prenait des aspects de genre parasite et protiforme qui amenaient la critique s'interroger sur des notions aussi pineuses que celle de roman potique , par exemple. Cette prise de conscience s'exprima, ds le dbut du sicle, travers toute une srie d'ouvrages et d'articles critiques qui, plus ou moins explicitement, venaient remettre en cause l'existence mme du genre. Loin de s'tioler, cette remise en cause culmina dans les annes 19251928 avec les articles aux titres vocateurs de Boylesve (Un Genre littraire en danger : le roman)20[20], d'Estauni (Le Roman est-il en danger?)21[21] , de Thrive (Le Roman en pril)22[22] , de Gsell (Le Roman se meurt)23[23] ou de Berl (La Fin du roman)24[24]. Toutefois, comme le fait justement remarquer Michel Raimond, cette crise s'essouffla partir de 1930 et la production romanesque fut oriente nouveau par les conceptions anciennes qui avaient guid les romanciers du XIXme sicle : [] la littrature romanesque, dans la mesure o elle tait bourgeoise, tait en train de s'assagir aux environs de 1930, au sortir d'une priode de tentatives de toute sorte. Daniel-Rops parlait fort propos d'un retour l'ordre. De Saint-Saturnin LOrdre des Hauts-Ponts aux Pasquier, les romans taient mieux btis, crits plus conformment aux rgles sculaires de la narration. Les auteurs entreprenaient des uvres plus longues, voire de vritables cycles qui assimilaient les apports techniques et psychologiques de la dcade prcdente, et qui, dans le cas de Lacretelle, et surtout de Jules Romains dnotaient une belle confiance dans le roman : celle-l mme qui avait anim les Balzac et les Zola .25[25] L'poque qui nous intresse fut donc traverse par un double mouvement : d'une part la survivance d'une interrogation sur le genre qui, si elle tait moins poignante, demeurait prsente26[26] et, d'autre part, un retour de confiance en un genre qui, somme toute, obtenait de beaux succs. 19 20 21 22 23 24 25 26

b- Les apports de l'tranger.

De leur ct, des crivains trangers n'avaient pas attendu la crise du roman franais pour s'interroger sur les problmes poss par le genre. Dans le numro d'avril 1913 de La Nouvelle Revue franaise, au cours d'une interview o on lui demandait quels taient les romans franais qu'il prfrait, Gide rpondit: "l o la France excelle mes yeux ce n'est pas dans le roman" et de citer le nom de grands romanciers anglais ou russes. On relve, en effet, dans son Journal un grand nombre de titres duvres trangres qu'il associe chaque fois une technique romanesque; ainsi, LAnneau et le livre de Browning parce qu'il pratique la technique du biais en racontant neuf fois la mme histoire vue par des personnages diffrents qui monologuent, Tom Jones de Fielding parce qu'il fait intervenir le narrateur dans son rcit, les romans de Thomas Hardy qui transportent "le drame sur le plan moral" et, surtout, ceux de Dostoievski. Il y a donc, de sa part, une double volont de remettre en cause le roman franais et de chercher des modles l'tranger27[27]. Et, de fait, Gide contribua avec son ami Charles du Bos, diffuser les textes trangers sur le territoire national. Si le culte de Dostoevski fit place, dans les annes 30, des jugements plus modrs, l'audience d'crivains amricains, anglais et allemands ne cessa, quant elle, de crotre. Que l'on songe au succs obtenu par LAmant de Lady Chatterley de D. H. Laurence en 1932 (succs de scandale, il est vrai, auquel la prface d'un Malraux, dsormais minent, nest sans doute pas trangre) ou l'enthousiasme que souleva au sein du public de l'poque Contrepoint d'Adous Huxley en 1928. De plus, ct de ces succs de librairie s'oprent les dcouvertes capitales que sont les premires traductions de Kafka28[28], celle de La Montagne magique de Thomas Mann en 1931 ou encore celle d'Ulysse de Joyce en 1929. Toutefois, comme le laissaient entendre les propos de Gide, la traduction de ces uvres ne fut pas lie une simple demande "d'exotisme" de la part d'un public en mal d'horizons nouveaux, mais s'inscrivait parfaitement dans la perspective d'un questionnement sur le genre caractristique des premires dcennies du sicle, ces romanciers apportaient des techniques nouvelles qui venaient, en quelque sorte, offrir un souffle nouveau une production franaise en perte de vitesse. De mme qu'un Henry James avec Le Tour dcrou (1898) et Les Ambassadeurs (l903) ou un Dostoevski avec Crime et chtiment (traduit en 1884) et Lidiot (traduit en 1887) avaient pu offrir Gide un modle de multiplicit des points de vue ou d'enchevtrement des intrigues - ce qui devait aboutir la publication des Faux monnayeurs en 1925, carrefour de ces influences - les Joyce ( Ulysse, 1922), Huxley ( Contrepoint, 1928), Faulkner (Le Bruit et la fureur, 1929) et autres Virginia Woolf venaient, d'une certaine manire, parfaire cet enseignement et offrir d'autres ambitions au roman franais. A l'poque de la dcouverte, chez Joyce, du monologue intrieur, du bhaviorisme naissant chez Virginia Woolf ou, d'un point de vue moins formel, du fantastique moderne la Kafka, crire comme avait crit Balzac relevait d'un choix qui ne pouvait demeurer sans consquence sur la rception de luvre.

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UNE UVRE QUI REPONDA LATTENTE DE SON PUBLIC

A- D'un point de vue idologique et politique.

1- Une uvre "engage" : reprsentation et contestation d'une poque.

On a beau peindre lhomme ternel, on reste enfonc dans son sicleElie Faure.29 [29]

a- Reprsentation.

Avant d'tre le scandale que l'on sait, Voyage au bout de la nuit est une uvre qui s'intgre parfaitement dans son poque; en fait, rarement roman a t ce point "de son temps". L'historien de la littrature, en ne retenant de sa publication que les lments marquants (le scandale du prix Goncourt, le toll prononc par une certaine critique, les rpliques vengeresses de Cline), donne une image partielle de la ralit, occultant du mme coup la profonde intimit de l'uvre avec l'poque qui l'a vu natre. Au-del du mtorite qu'il tait, une large partie du public trouva dans Voyage au bout de la nuit une image fidle de la ralit de son temps. Combien d'articles n'ont-ils pas mis en valeur le "ralisme"30[30] du roman de Cline. Denol, l'diteur de Cline, n'a d'ailleurs pas manqu de privilgier cet aspect dans ses arguments publicitaires, sachant pertinemment qu'il tenait l un atout prcieux pour faire grossir ses ventes. Que l'on considre, par exemple, le prire d'insrer qui accompagnait le livre lors de sa publication: [...] L'auteur tend crer une image trs fidle de l'homme des villes, avec tout ce que ce terme suggre de complexe, d'abondant, de contradictoire. [...] les

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esprits non prvenus devront s'incliner devant la fidlit de son tmoignage.31[31] S'adressant aux "esprits non prvenus", Denol entendait, bien sr, glaner dans le grand public des lecteurs qui, faute d'apprcier la valeur proprement littraire de l'uvre, s'attacheraient trouver en elle un tmoignage fidle sur leur poque; de l interprter le roman comme une chronique du dbut du sicle, il n'y a qu'un pas que certains n'ont pas manqu de franchir.32[32] Or, le roman de Cline se conformait de manire remarquable cette interprtation. En effet, il tait, dans les pisodes franais (cest--dire dans la premire partie relatant la guerre et dans la dernire qui se droulait dans la banlieue parisienne), truff de realia appartenant soit la ralit quotidienne de l'poque de la publication, soit une poque antrieure (l'avant-guerre) mais connue des lecteurs de la gnration du romancier. La fonction videmment conative d'un tel procd permettait d'installer entre le narrateur et son destinataire une certaine connivence qui ne manquait pas, pour le second, de relancer l'intrt du livre : tout instant, le lecteur de 1932 tait amen tablir des parallles entre son existence propre et l'histoire de Bardamu sur la base d'une exprience commune. Cet aspect du livre ne manque d'ailleurs pas de poser des problmes aux lecteurs d'aujourd'hui qui ne parviennent parfois pas dceler telle allusion ou situer tel renseignement toponymique. 33[33] Cline lui-mme en prit conscience et il dclarait, en 1960, Jacques d'Arribedhaude qui voulait faire un film partir de son premier roman: Vous prenez les paysages qui sont dans Voyage. Il faut relire Voyage - a c'est ennuyeux. Il faut trouver dans Voyage des choses qui existent encore. Le passage Choiseul vous pouvez certainement le prendre. Mais il y aurait Epinay, la monte dEpinay, vous avez encore le barrage de Suresnes, vous pouvez prendre, bien qu'il ne ressemble dj plus ce qui tait. 34[34] Ainsi, le narrateur voquait simultanment un music-hall d'avant-guerre qui venait de rouvrir ses portes en 1932 aprs avoir t dtruit par un incendie et l'une de ses plus grandes vedettes : Et je repensais encore au colonel, brave comme il tait cet homme-l, avec sa cuirasse, son casque et ses moustaches, on laurait montr se promenant comme je lavais vu moi, sous les balles et les obus, dans un music-hall, c'tait un spectacle remplir l'Alhambra d'alors, il aurait clips Fragson, dans lpoque o je vous parle une formidable vedette cependant .35[35] C'est encore un incendie que le narrateur voque plus loin, travers un processus de rminiscence, au moment o il met le feu aux marchandises que Robinson lui a laisses au milieu de la jungle : Le caoutchouc nature qu'avait achet Robinson grsillait au centre et son odeur me rappelait invinciblement l'incendie clbre de la Socit des Tlphones, quai de Grenelle, qu'on avait t regarder avec mon oncle Charles, qui chantait lui si 31 32 33 34 35

bien la romance. L'anne davant l'Exposition a se passait, la Grande, quand j'tais encore bien petit. 36[36] Ailleurs, il faisait tat d'un lieu-dit des environs d'Armentires, disparu depuis la guerre, dont il changeait l'orthographe en passant : Ils ont brl une maison prs de la mairie et puis ici ils ont tu mon petit frre avec un coup de lance dans le ventre - Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer.37[37] Enfin, le narrateur mentionnait des ralits aussi ponctuelles qu'une marque de biscuits ( Un seul dentre nous six possdait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite boite en zinc de biscuits Pernot, marque clbre alors et dont je n'entends plus parler. )38[38] ou le nom d'une chane de restaurants d'avant-guerre (" Ferdinand, voulez-vous dner chez Duval ? Vous aimez bien Duval, vous - Cela vous changerait les ides - On y rencontre toujours beaucoup de monde - A moins que vous ne prfriez dner dans ma chambre ? ")39[39] ou encore un grand magasin des annes 20 situ dans le dix-huitime arrondissement : Il passait juste au-dessus des Galeries Dufayel, l'est par consquent. 40[40]. Il lui arrivait encore d'utiliser ces allusions en brouillant les pistes afin de piquer la curiosit du lecteur. Ainsi, il faisait mention du passage des Beresinas qu'il situait parfaitement dans la capitale : Bien entrans au dsir par quelques heures l01ympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite notre lingre-gantire-libraire Mme Hrote, dans l'impasse des Beresinas, derrire les Folies-Bergre, prsent disparue, o les petits chiens venaient avec leurs petites filles, en laisse, faire leurs besoins .41[41] Or, on ne connat pas de passage de ce nom l'endroit o il est localis dans le texte. Faute de mmoire ou action dlibre? Peu importe; par ce procd, il entranait le lecteur contemporain dans une sorte de jeu de piste, relanant sans cesse son intrt au cours de la lecture. Toutefois, paralllement cette histoire quotidienne des Franais , Cline voquait galement lHistoire, qui comme nous l'avons vu, faisait l'objet de dbats poignants. La guerre, bien sr, mais aussi la colonisation et le capitalisme amricain. Tout se passe comme si l'auteur de Voyage au bout de la nuit avait voulu faire de son roman une sorte de chronique des annes 30 o se rencontreraient tous les faits marquants de l'poque. Ainsi, ds la premire page, il voquait (non sans drision) un personnage charnire dans la politique du temps en la personne de Raymond Poincar : Aprs, la conversation est revenue sur le Prsident Poincar qui s'en allait inaugurer, justement ce matin-l, une exposition de petits chiens; et puis, de fil en aiguille, sur le Temps o c'tait crit. "Tiens, voil un matre journal, le 36 37 38 39 40 41

Temps ! " qu'il me taquine Arthur Ganate, ce propos. 42[42] Poincar voquait, pour les contemporains, la fois la dernire guerre et une poque qui leur tait beaucoup plus proche puisque celui-ci avait t au gouvernement jusqu'en 1929 et vivait encore au moment de la parution du roman. De son ct, en introduisant d'emble le lecteur dans le vif de l'actualit politique de l'poque, la conversation entre Badamu et Athur Ganate, qui ouvre le texte, semblait, d'une certaine manire, inaugurer, sur un autre plan, celle qu'entreprenait Cline avec son lecteur. De mme, l'allusion au Temps ds l'incipit (autre lment de la ralit quotidienne introduit par Cline) pouvait tre interprte comme une image de ce matre roman qu'tait Voyage au bout de la nuit, lequel promettait, lui aussi, de mettre les contemporains au fait des vnements de leur poque. Il est vrai que le lecteur tait sollicit, ds la premire page, non par un narrateur omniscient et invisible, mais par un "je" dont la parole ne devait s'interrompre avant la fin du roman : "a a dbut comme a. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler.43[43] Ce "je" associ l'imparfait et au pass compos introduisait ce que Benvniste appelle le "discours" par opposition l'histoire".44[44] Le lecteur tait donc en prsence d'un personnage qui faisait tat de sa propre exprience en s'adressant directement lui. Ce choix narratif produisait un "effet de rel" qui emportait plus facilement l'adhsion du destinataire que ne l'aurait fait un rcit objectif conduit par un narrateur impersonnel : Voyage au bout de la nuit donnait l'impression de rapporter une exprience relle raconte par celui qui l'avait vcue. Les critiques contemporains n'ont d'ailleurs pas manqu de relever cet aspect fondamental de l'uvre : ainsi, Georges Altman insistait sur ce point au cours d'une interview qu'il avait eue avec Cline en dcembre 1932 : Il [Cline interrog sur la guerre] n'en dit pas plus, il hoche la tte aux souvenirs, et nous sentons monter en lui le mme souffle de rage pique qui fit natre ses premires pages du Voyage o - je n'hsite pas le rpter l'image de la guerre reflte par un soldat est toute neuve de souffle et d'expression". 45 [45] De plus, le choix d'une langue orale-populaire avait le mrite de permettre d'exprimer l'exprience du narrateur de manire plus personnelle que ne l'aurait fait une langue littraire non marque d'oralit. En outre, travers ces diffrents procds, le roman incitait les contemporains s'identifier au personnage de Bardamu qui tait, en quelque sorte, la figure emblmatique de toute une partie de la socit - les dfavoriss - ou, plus gnralement, de l'homme de l'entre-deux-guerres. Ren Trintzius, dans la revue Europe, l'instar de beaucoup de ses contemporains, insistait sur ce point en ces termes : Il importe beaucoup que cet homme soit malade et sa maladie est la ntre des degrs divers. Que l'auteur l'ait voulu ou non - et je ne crois pas qu'il l'ait voulu - son livre est le roman de l'homme malade de civilisation, charg jusqu' crever des iniquits sociales, le roman de tous les pauvres types que la guerre a broys et, aprs l'Armistice, l'aprs-guerre avec ses vomissures, son chaos, sa famine, son dsespoir. Le tmoignage de Cline est d'autant plus important qu'il n'a rien voulu 42 43 44 45

prouver de tout a. Il souffrait, il avait parcouru sous un ciel noir des kilomtres de douleur, il nous crache son mal en pleine figure .46[46] Comme dans l'article d'Altman prcdemment cit, on constate que le critique tablit un parallle entre le narrateur de Voyage au bout de la nuit et Cline lui-mme, c'est--dire un tre de chair et d'os. Ce parallle que l'on retrouve extrmement souvent dans les articles de l'poque47[47] achevait d'inscrire le roman dans la ralit en prtant les propos de Bardamu un tre qui vivait en 1932.48[48] Notons encore que Denol, qui, comme nous l'avons vu, cherchait exploiter dans un but lucratif cette interprtation du roman comme tmoignage sur l'poque, avait joint au livre, lors de sa parution, une notice biographique qui invitait le lecteur tablir des correspondances entre l'histoire du narrateur et la vie de l'auteur. Cline lui-mme n'hsitait pas tablir ces parallles; tout d'abord en se situant dans la classe dfavorise de la socit, partageant du mme coup l'exprience du hros du roman : "Et puis je suis du peuple, du vrai... j'ai fait toutes mes tudes secondaires, et les deux premires annes de mes tudes suprieures en tant livreur chez un picier".49[49] En outre, il communiait avec son hros en adoptant, au cours des interviews, les attitudes qu'on lui prtait; en particulier, son langage raisonnait volontiers comme celui de Bardamu - ce que ne manquent pas de souligner les critiques : Son regard bleu va au loin. Il raconte, avec un lger accent faubourien qu'il accentue parfois comme plaisir, pour donner plus de force son mpris d'une vie mauvaise, ses railleries sur la salet du monde. "- C'est comme a, hein la vie ? C'est rgulier ! Les gens sont vaches ... C'est rgulier. " Ce c'est rgulier populaire revenant ici comme un leitmotiv d'amertume .50 [50] Ceci est tellement vrai que lorsqu'il cesse de se mettre en scne, Cline prend aussitt ses distances avec son personnage aux yeux, de son interlocuteur : J'ai en face de moi un grand et jeune garon l'allure dcide et franche; sous ses cheveux blonds sourient sans arrt des yeux clairs, trs doux, pas une minute, durant l'entretien, Cline ne s'arrtera de sourire, sans amertume ni mlancolie. Le Christ devait avoir ses manires douces et polies. Cline parle vite, avec abondance, un langage fort correct et choisi... je me frotte les yeux. O est Bardamu ? ?.51[51] Toutefois, c'est lorsqu'il est amen, par un journaliste, tablir sa biographie que Cline se complait dans ce rapprochement, nonant dans l'ordre les diffrents mouvements du roman comme autant d'tapes de sa vie : Je suis n Asnires, en 1894. Mon pre, d'abord professeur, puis rvoqu, travaillait au chemin de fer, ma mre tait couturire. A douze ans, je suis entr dans une fabrique de rubans. a ma men jusqu' la guerre. Bless en 1914, trpan, rform, mdaill militaire. Pendant ma convalescence, j'ai commenc tudier la mdecine. Je n'ai pas pu continuer; il fallait vivre; je suis parti pour l'Afrique. L, a n'a pas march tout seul; alors, je suis revenu. J'ai crit une thse sur un mdecin accoucheur viennois dont la vie est un exemple de lutte pour lhumanit et contre la btise. On a fait de moi un 46 47 48 49 50 51

docteur. Mais je voulais voir lAmrique. Je me suis fait engager comme mdecin bord de paquebots. Aprs ? Je suis retourn en Afrique avec la Mission charge de lutter contre la maladie du sommeil. Maintenant ? Je travaille dans un dispensaire".52 [52] Ailleurs, c'est au moment mme o, l'instar du Proust de Contre Sainte-Beuve, il refuse l'ide selon laquelle il existerait un lien entre la vie de l'crivain et son uvre qu'il tablit ce parallle frappant : Je ne crois pas qu'on puisse expliquer une uvre par la connaissance de son auteur. Mais, tenez, je suis n de sang breton et flamand, et dans un milieu trs modeste. Je fus souvent malade pendant mon enfance, et je dus subvenir mes tudes. Faisant la guerre, jeus deux blessures, la tte et au bras. Je voyageai comme mdecin de la S.D.N. dans lAfrique centrale et en Amrique. Actuellement, je pratique Paris et voil .53[53] Victor Molitor ne manque d'ailleurs pas de souligner cette inconsquence : Cline est jongleur de paradoxes et je pense que rien ne peut tre plus caractristique quant au Voyage au bout de la nuit que la biographie lapidaire qui prcde 54[54]. En effet, Cline, qui n'est pas un paradoxe prs, - nous aurons l'occasion de nous en apercevoir - n'hsite pas nier ailleurs ces similitudes videntes entre l'histoire de son narrateur et la sienne propre : Une autobiographie mon livre ? Allons donc ! Une vie est bien plus simple et bien plus complique que cela. Non ! [] C'est un rcit la troisime puissance. Cline fait dlirer Bardamu qui dit ce quil sait de Robinson. Quon ny voie pas des tranches de vie, mais un dlire. Et surtout pas de logique. Bardamu n'est pas plus vrai que Pantagruel et Robinson que Picrochole. Ils ne sont pas la mesure de la ralit. Un dlire ! .55[55] Cependant, il arrive aussi l'auteur de Voyage au bout de la nuit de s'oublier au point de confondre sa propre exprience avec celle de Bardamu; ds lors, il carte toute ambigut. Ainsi, lorsque Georges Altman l'interroge propos de l'pisode de l'Amiral-Bragueton, on le surprend rpondre la premire personne: - Mais, ditesmoi, dans vos pages sur l'Afrique, vous exprimez de faon saisissante cette haine dont les passagers de votre bateau entourent le non-conformiste, la rvolte qu'ils souponnent en vous. - Elle est vraie cette haine. a ne collait pas entre eux et moi. 56[56]

b- Contestation.

Toutefois - et les contemporains y furent extrmement sensibles - Voyage au bout de la nuit ne fut pas, beaucoup s'en faut, une reprsentation neutre de son poque. Ce pessimisme acrimonieux du narrateur fut relev immdiatement par la critique contemporaine de la publication, que ce soit dans l'intention de le blmer ou de l'approuver. Ainsi, Pierre Audiat rsumait le livre de manire mettre en valeur les 52 53 54 55 56

dceptions constantes que devait essuyer Bardamu dans son apprhension du monde Le hros de Louis-Ferdinand Cline fait le tour du monde : Afrique, Amrique, Europe et Paris, sans jamais rencontrer de douceur qu'une seule fois, auprs d'une petite prostitue amricaine qui le console et qui le berce. Mais, partout ailleurs, ce chevalier du dsespoir clate d'un rire affreux et insulte la vie, avec des injures de bagnard. L'Europe de la guerre et de l'aprs-guerre, il s'en chappe comme on s'chapperait d'un asile o les fous commanderaient. L'Afrique colonise est pareille un vieux lion mang par la vermine. La vermine, c'est nous, les Blancs, sans nulle vanit, mais Cline ne donne point dans la philanthropie noire, ah ! non, et ne s'attendrit pas sur le bon ngre . Quant aux Etats-Unis, automates dmesurs, nourris de statistiques ridicules, et marchant avec des mouvements d'horlogerie qu'un grain de sable dtraque, comment auraient-ils une atmosphre respirable ? Alors le dsespr en qute d'amour revient en France, Paris; il se mle ce peuple, qu'on dit spirituel et qui ne passe point pour mauvais; mdecin dans la banlieue qui confine la zone, il voit de prs le brave populo , et il le dcouvre plein de rancur, de cupidits, de haines atroces, terriblement tendu vers l'argent qu'il convoite et qu'il brle d'acqurir, ft-ce par le crime. Le Perceval de la nuit se rfugie enfin dans une clinique pour malades mentaux ! Havre de disgrce o des paves humaines sont pilles par des profiteurs. Un drame sanglant clt le livre sans que le lecteur ne soit jamais dtendu, mais aussi sans que la force de l'invective ait jamais faibli .57[57] D'autre part, le langage mme du narrateur, en particulier par ses emprunts l'argot, exprimait la rvolte que le personnage tentait d'opposer cette ralit toujours dcevante : l o l'action tait inefficace ou inhibe par la lchet du "hros", la parole reprsentait un substitut qui venait affirmer le refus d'un certain ordre des choses en transgressant, sur un plan linguistique, les codes d'une socit conteste. Les contemporains ne manqurent pas, l encore, de relever cet aspect nouveau de Voyage au bout de la nuit . Ainsi, Pierre Audiat poursuivait son article de la manire suivante : C'est dans cette force continue d'invective que rside, mon sens, la puissance, rare, de Louis-Ferdinand Cline. Il est la porte de tout le monde de lancer un : crve donc, socit ! qui fasse son petit effet, mais le dire en six cent vingt-six pages, le dire avec un renouvellement incessant d'images et de violences, voil qui n'est pas commun. [Louis-Ferdinand Cline] injurie l'univers avec une verve qui force l'admiration, il ne faut pas s'arrter aux gros mots, il faut contempler ce torrent qui, pendant des heures, charrie de la boue et des cadavres .58[58] On passait donc insensiblement d'un pessimisme dsabus une contestation violente de la socit du dbut du sicle qui prenait des allures de satire. Ainsi, on trouvait, au fil du livre, une srie de condamnations plus virulentes les unes que les autres. Le roman s'ouvrait sur un pisode de guerre qui donnait lieu renversement de tous les codes que les lecteurs bien-pensants s'attendaient y trouver. Le patriotisme de bon aloi, pour commencer, se voyait rduit une sorte de comdie sociale parfaitement hypocrite dont la seule ambition tait d'envoyer se faire tuer au front ceux qui avaient la navet de croire rellement en la notion de solidarit patriotique. Au tout dbut de l'ouvrage, Bardamu racontait son engagement en ces termes: Alors on a march longtemps. Y en avait plus qu'il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des 57 58

encouragements, et qui lanaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des pleines glises. Il y en avait des patriotes ! Et puis il sest mis y en avoir moins des patriotes. La pluie est tombe, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d'encouragements, plus un seul sur la route. 59[59] Le narrateur, au moment o il prenait conscience de cette subversion des valeurs, de cette comdie sociale, tentait son tour de renverser les codes auxquels il avait obi jusque l, ceux de l'hrosme - d'un hrosme suspect, il est vrai - mais trop tard : Nous n'tions donc plus rien qu'entre nous ? Les uns derrire les autres ? La musique sest arrte. " En rsum, que je me suis dit alors, quand j'ai vu comment a tournait, c'est plus drle ! C'est tout recommencer ! " Jallais m'en aller. Mais trop tard ! Ils avaient referm la porte en douce derrire nous les civils. On tait faits, comme des rats. 60[60] Ds lors, il n'entrait pas dans la guerre comme volontaire, mais d'emble comme un paria de cette boucherie organise. Aussi, tous les vnements qui passaient sous son regard taient-ils aussitt tints de sarcasmes et de cynisme. A travers ce filtre ultra lucide, dgag de l'endoctrinement patriotique de circonstance, la guerre se manifestait dans son absurdit. Dans cette perspective, l'hrosme d'un colonel face aux tirs ennemis n'tait plus qu'un numro de music-hall au cours duquel une marionnette se dmenait vainement pour voler en clat dans le feu de Bengale final. L encore, les valeurs hroques taient subverties pour laisser place une action qui, dans sa nudit, s'avrait dpourvue de sens. Toutefois, ce n'est pas dans la description des horreurs du front que la condamnation tait la plus acrimonieuse, mais dans le tableau que le narrateur faisait de l'arrire. L se rvlaient des attitudes qui font frmir, telle que celle des psychologues qui tentent de dceler les simulateurs afin de les livrer la gendarmerie, seconds dans cette noble tche par une concierge qui cherche amener ces soldats en mal d'ardeur belliqueuse se trahir sur l'oreiller. Ailleurs, c'tait la gne prouve par l'orfvre Puta en prsence des deux soldats qui faisait frissonner le lecteur. On n'en finirait pas d'voquer cette galerie de portraits brosss avec une acuit effrayante et qui du maire de Noirceur-sur-Lys au sduisant professeur Roussy, de la petite Amricaine Lola goteuse de beignets madame Hrote cousine de nombreux hros dcds , nous dcouvre une humanit qui achte sa bonne conscience au prix des hros tombs au front. Ple-mle, la rhtorique de Barrs, la Croix-Rouge, les bons sentiments, les tendres infirmires, le Thtre aux Armes, LIllustration, la gloire, les belles images de Pays de France, tout y passe, tout le dcor patriotique plant par l'arrire est prsent dans toute sa misre, vu des coulisses, carton-pte .61[61] Aprs la guerre, l'pisode africain faisait l'objet d'une condamnation non moins virulente. Le narrateur mettait en scne de manire peu avantageuse une certaine catgorie de fonctionnaires colons "dsormais souds [leur] apritif glac par l'habitude"62[62] et faisant preuve d'une violence inoue l'gard des indignes: Sa ngresse [au Directeur de la Compagnie Pordurire du Petit Congo], 59 60 61 62

accroupie prs de la table, se tripotait les pieds et se les rcurait avec un petit bout de bois. "Va-t'en boudin ! lui lana son matre. Va me chercher le boy ! Et puis de la glace en mme temps ! " Le boy demand arriva fort lentement. Le Directeur se levant alors, agac, dune dtente, le reut le boy, dune formidable paire de gifles et d'un coup de pied dans le bas ventre et qui sonnrent. 63[63] A ce racisme insupportable venait s'ajouter une exploitation qui rehaussait encore ce tableau haut en couleurs; l'on songera, par exemple, cette scne durant laquelle une famille d'autochtones vient vendre son caoutchouc et repart avec pour seul salaire un grand mouchoir vert aprs avoir subi les pires humiliations.64[64] Ce tableau exotique n'tait gure plus reluisant que le prcdent et il ne fallait pas s'attendre davantage de complaisance dans la suite du roman. Il suffit, en ce qui concerne l'pisode amricain, de rappeler l'article que Lon Daudet crivit pour Candide la parution du roman : L'auteur nous prvient que les traverses et voyages de son Bardamu sont imaginaires. Or, je n'ai pas visit les Etats-Unis, mais j'ai bien lu, depuis dix ans, une soixantaine de volumes, graves ou badins, aimables ou froces, les concernant []. Tout cela n'est que bergerie ct de la description, hallucinatoirement vridique, de New-York par le Panurge du Voyage au bout de la nuit. La rumeur perpendiculaire de l'immensit aux ascenseurs innombrables, le stationnement des belles filles dans le vestibule des palaces, le coudoiement, glac ou bruyant, des milliardaires et des crve-la-faim, des faux milliardaires et des vrais crve-la-faim, le vrombissement continu des mtros, les policemen, les automobiles, la hte pour rien, la charit mcanique, l'idalisme standardis, la rage anti-ngre, le pistolet automatique accompagnant le stylo dans la poche, la confusion bablique des langages et dialectes, la verticalit de tous les plans, le cubisme caricatural de la vie, voil ce que nous peint ce veau tragico-bouffon de Bardamu, avec une verve jamais essouffle .65[65] En ce qui concerne la dernire partie, celle qui se droule dans la banlieue parisienne, il convient peut-tre tout simplement de laisser la parole Bardamu lui-mme, dcrivant ici la Garenne-Rancy telle qu'elle lui apparat au moment de sa prise de fonction : En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. Il en passait des pleins paquets avec des pleines bordes d'ahuris brinquebalant, ds le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendait vers le boulot. Les jeunes semblaient mme comme contents de sy rendre au boulot. Ils acclraient le trafic, se cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir a. Mais quand on connat depuis vingt ans la cabine tlphonique du bistrot, par exemple, si sale qu'on la prend toujours pour les chiottes, lenvie vous passe de plaisanter avec les choses srieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte o qu'on vous a mis. Les maisons vous possdent, toutes pisseuses quelles sont, plates faades, leur cur est au 63 64 65

propritaire. Lui on le voit jamais. Il n'oserait pas se montrer. Il envoie son grant, la vache. On dit pourtant dans le quartier quil est bien aimable le proprio quand on le rencontre. a n'engage rien. La lumire du ciel Rancy, c'est la mme qu' Dtroit, du jus de fume qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de btisses tenues par des gadoues noires au sol. Les chemines, des petites et des hautes, a fait pareille de loin quau bord de la mer les gros piquets dans la vase. L-dedans, c'est nous . 66[66] Cet extrait est lui seul une critique des exploitants en la personne du proprio , mais aussi des exploits, ces "ahuris" qui "sembl[ent] mme comme contents" d'aller se faire exploiter et qui, loin de se rvolter, y vont en "rigolant" et trouvent "bien aimable" le propritaire qui pour tout logement ne leur propose que des taudis. Mais ici la condamnation va plus loin encore en faisant le procs de l'poque qui a pu donner naissance une ville telle que Rancy; la comparaison avec Dtroit permet au narrateur de fustiger, travers cette description, le capitalisme qui fait ses profits aux dpens de la dignit humaine et qui produit de tels sites. Cette critique est d'une telle vhmence qu'elle aboutit une rflexion sur la mort travers le symbolisme du boulevard Minotaure qui entrane les ouvriers vers un monstre prt les happer et celui de la boue, cette liqufaction du solide, qui est comme l'image d'un lent anantissement de tout un monde qui s'coule vers le caniveau. Toutefois, cette condamnation ne devait pas toute sa puissance la simple description de scnes atroces car elle tait renforce par la position sociale du narrateur. En effet, les premiers lecteurs de Cline, aveugls par les parallles tablis entre le romancier et son personnage principal, n'ont pas toujours su relever cette diffrence essentielle qui les sparait, savoir que le premier appartenait une couche privilgie de la socit tandis que le Bardamu de Voyage au bout de la nuit tait une sorte de paria de cette mme socit; ainsi, ce que l'un n'avait vu que de l'extrieur, l'autre en faisait rellement lexprience : c'est pourquoi, la violence de sa protestation s'en trouvait dcuple et passait, aux yeux des contemporains, comme indite. Enfin, la parole, dans Voyage au bout de la nuit, oscille entre une langue orale, populaire, plus rarement argotique et quelquefois franchement soutenue. Toutefois, au-del de ces catgories difficiles dlimiter, il semble que le langage volue en fonction de la situation dans laquelle se trouve le personnage au sein de la socit. Ainsi, lorsqu'il s'y sent relativement l'aise, il retrouve le got des mondanits et cultive un registre de langue relativement soign. C'est le cas de Bardamu lorsque, install depuis un certain temps dans l'Asile de Vigny-sur-Seine, il entreprend sans beaucoup de conviction de persuader Baryton de mesurer les consquences de son dpart: - Mais cher monsieur Baryton, ce violent dsespoir dont vous me dvoilez soudain les intraitables exigences ne m'tait jamais apparu, jen suis berlu, aucun moment dans vos propos ! Bien au contraire vos observations quotidiennes me semblent encore aujourdhui mme parfaitement pertinentes... Toutes vos initiatives toujours allgres et fcondes Vos interventions mdicales parfaitement judicieuses et mthodiques En vain chercherais-je dans le cours de vos actes quotidiens l'un de ces signes d'abattement, de droute En vrit, je n'observe rien de semblable"67[67