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Seneca se necans: L'histoire distribuée en exemples, emblèmes et "lieux communs" par Boissard et Thevet Author(s): Patricia Eichel-Lojkine Source: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 19, No. 1, L'écriture de l'histoire (2001), pp. 107- 147 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25598940 . Accessed: 15/06/2014 09:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelle Revue du XVIe Siècle. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.72.154 on Sun, 15 Jun 2014 09:22:37 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Seneca se necans: L'histoire distribuée en exemples, emblèmes et "lieux communs" par Boissardet ThevetAuthor(s): Patricia Eichel-LojkineSource: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 19, No. 1, L'écriture de l'histoire (2001), pp. 107-147Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/25598940 .

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Nouvelle Revue du Seizieme Siecle - 2001 - N? 19/1, pp. 107-147

SENECA SE NECANS

L'HISTOIRE DISTRIBUTE EN EXEMPLES, EMBLEMES ET ?LIEUX COMMUNS? PAR BOISSARD ET THEVET

?Erasme a dit: Peu s'en faut queje ne m'ecrie: Sancte Socrates;

j'ai dit: Peu s'en faut queje ne m'ecrie: Sancte Seneca?

(Diderot1)

La grandeur morale de Seneque se suicidant a laisse une vive impres sion sur les esprits au tournant du XVP siecle, a commencer par celui

d'Aubigne. Au-dela du temoignage qu'il offre de l'emprise du stoicisme chretien sur les milieux cultives, cet exemple constitue un objet d'analyse privilegie pour qui s'interroge sur les formes que prend l'ecriture de l'his toire a l'age de Pexemplarite. La figure de Seneque a ete integree au corpus chretien des hommes vertueux grace a saint Jerome [IVe s. ap. J.-C] qui lui a attribue un echange de lettres (apocryphes) avec saint Paul2. Sa renommee s'est encore accrue avec le culte humaniste voue a 1'homme de lettres et au precepteur et avec le renouveau de la philosophic sto'i

cienne, dont la version christianisee transcende la difference entre ecri vains catholiques et ecrivains protestants (Guillaume du Vair Pa com

mente, Juste Lipse Pa edite d'une part3, Goulart et Mornay l'ont traduit d'autre part).

1 Essai sur les regnes de Claude et de Neron (1778), I, ?121, Paris, Hermann, DPV, p. 220

(repris egalement en II, ?40, p. 309). Pour ma part, en guise d'hommage et de cadeau de

retraite, je d6die cette etude a Daniel Menager. 2

Andre Thevet traduit, a la fin de sa Vie, l'eloge de Seneque par S. Jerome: ?[...] la memoire duquel a este tellement chere & pretieuse a Sainct Hierosme, qu'il a bien daigne le coucher en la liste des ecriuains & Docteurs de l'Eglise.? (F. 609 r?.) Dans cet l'eloge, saint Jerome mentionne un echange de lettres entre Seneque et saint Paul, auquel Seneque aurait dit ?qu'il voudroit tenir tel lieu enuers les siens, que Paul tenoit alendroit des Chres tiens? (f. 609 v?). Ces lettres sont tenues pour apocryphes des le XVIIP siecle: cf. Dide rot, Essai..., I, ?126, DPV, p. 226.

3 Guillaume du Vair est l'auteur De la philosophie morale des Sto'iques (1585) et Juste

Lipse est 1'editeur des L. A. Senecae philosophi opera, a Justo Lipsio emendata et scholiis illustrata, Anvers, chez Plantin, 1605 (VEssai... de Diderot puise encore abondamment a cette source). Cf. L. Zanta, La Renaissance du stoicisme au XVIe siecle, Champion, 1914, reed. Slatkine, 1975, en part. I, 2 (stoicisme et reforme) et III (Juste Lipse et Du Vair).

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108 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Nous centrerons volontairement cette etude sur deux ouvrages aux

marges de l'historiographie - le chapitre XXXV (Senecae mors) d'un

recueil d'emblemes moraux, le Theatrum vitae humanae de Jean-Jacques Boissard (Metz, 1596) et une biographie, la Vie de Seneque dans les Vrais Pourtraits et vies d'Andre Thevet (Paris, 1584)4. Ces textes adap tent l'un et l'autre les recits de Tacite, de Suetone et de Dion Cassius rela tant la vie, et surtout la mort de Seneque5. Or ce choix permet d'envisa

ger la question du recoupement de l'histoire et de Pexemplarite a partir d'un biais nouveau.

II ne s'agira pas d'arpenter le vaste domaine de ?l'histoire comme

exemple? et de ?Pexemple comme histoire?6. II ne s'agira pas non plus d'etudier les differents genres dans lesquels se decompose la science

historique naissante7. II ne s'agira pas enfin de rappeler Phegemonie de la lecture de l'histoire sous Pangle de la philosophic morale (historia

magister vitae) au XVP siecle, hegemonie que ne remet pas en cause

l'avenement de l'individu dont temoigne un Montaigne:

Les Historiens sont ma droite bale: ils sont plaisans et aysez; et quant et quant [C] 1'homme en general, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu, la diversite et verite de ses conditions internes en gros

4 - Theatrum vita humana. A I. I. Boissardo vesuntino conscriptum, et a THEODORO BRYIO artificiosissimis historiis illustratum. Excussum typis Abrahami Fabri, Medioma tricorum Typography [derniere page: Excussum typis ABRAHAMI FABRI, Civitatis Medio

matricorum Typography impensis Theodori Bryi Leodiensis sculptoris, Francfurdiani Civis, 1596.] (BMedM: 45433; BNF: Z. 3536). - Les Vrais Pourtraicts et vies des hommes illustres Grecs, Latins et Payens recueillis de leurs tableaux, livres et medailles antiques et modernes par F. Andre Thevet, Paris, Veuve I. KervertetGuillaume Chaudiere, 1584 (BMedM: 1713; BNF: G1493). Ces ouvrages se situent effectivement aux marges de l'ecriture de l'histoire au XVP siecle: le premier cite plutot a la limite externe, le second a la limite interne de l'histoire.

5 Tacite, Annales, livre XIV, 52 (la disgrace de Seneque au moment de 1'affaire Poppee: il

demande en vain a Neron de reprendre sa fortune) et livre XV, 45 (la tentative d'empoi sonnement contre Seneque) et 60-64 (la conjuration des Pisons et le suicide heroique de

Seneque et de Pauline); Suetone, Vies des douze Cesars, Neron, XXXV (le suicide contraint de Seneque); Dion Cassius, Histoire de Dion Cassius de Nicee abregee par

Xiphilin [...] Traduite du Grec en Frangois par Monsieur de B. G.**, Paris, Claude Barbin, 1974 (BNF: J 12500), en part. p. 293.

6 Pour reprendre le titre d'un article celebre de K. Stierle, ?L'Histoire comme Exemple, 1 'Exemple comme Histoire?, Poetique, 10, 1972, pp. 176-198.

7 Selon le genre auquel ils souscrivaient, les historiens tachaient de retracer le jeu des diffe rentes puissances (Nature, Providence ou Fortune) soit sur le destin de l'humanite depuis sa Creation (les histoires universelles); soit sur le sort du monde (les histoires naturelles); soit sur le sort d'un pays (les histoires particulieres), d'une lignee (les histoires dynastiques) ou d'un heros (les Vies d'hommes illustres) a travers le temps. Cf. C.-G. Dubois, LTmagi naire de la Renaissance, ?Chronos?, Paris, PUF, 1985 (coll. Ecriture), p. 126. Cf. aussi du meme auteur La Conception de l'histoire en France au XVIe siecle (1560-1610), Paris, Nizet, 1977, p. 161.

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SENECA SE NEC ANS 109

et en destail, la variete des moyens de son assemblage et des accidents qui le menacent. [Al Or ceux qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux

conseils qu'aux evenemens, plus a ce qui part du dedans qu'a ce qui arrive du

dehors, ceux la me sont plus propres. (Essais, II, x, 6d. crit. P. Villey, Paris, PUF, p. 416.)

A Pevidence, l'une des difficultes majeures qu'a eue a vaincre Phistorio

graphie pour se constituer comme science moderne fut, avec P approche anecdotique, le courant moralisateur qui impregnait largement les ouvra

ges historiques humanistes. L'histoire offrait des lecons que le lecteur etait invite a appliquer a sa propre vie, surtout s'il exercait des responsabilites publiques. Car avant de dire le passe, Phistoriographie, depuis P Antiquite et a travers tout le Moyen Age, s'est preoccupee d'eriger des modeles, des ?miroirs? (speculum) a suivre ou a fuir. On a pu se demander si l'in teret nouveau pour Panthropologic au XVP siecle n'avait pas menace cette conception de l'histoire comme exemple, si cette attention portee a ?Phomme en general?, a ses ?conseils? (intentions) encore plus que qu'a ses actions, qui s'est manifestee a la fin du siecle, notamment chez

Montaigne, n'avait pas concurrence cette lecture de l'histoire. A vrai dire, la recherche du bien et de la sagesse a travers la convocation de temoi

gnages historiques a pu se diversifier selon que les ecrivains procedaient a une etude extensive de larges pans du passe, ou a un examen plus indi vidualise de quelques grands capitaines ou philosophes; il s'agissait toujours de rendre le lecteur attentif a Pexemplarite du recit, que celle-ci soit soulignee par des historiens moralisateurs, ou qu'elle soit laissee a sa libre appreciation par des ?Historiens fort simples? qui se contentaient de

rapporter ?la matiere de l'Histoire, nue et informe? (ibid., p. 417). Car il faut attendre non pas Montaigne, mais le XVIIP siecle, pour que soit effective la ?dissolution de la dimension paradigmatique de l'histoire?

(K. Stierle, art. cite, p. 191).

Apres une presentation des conditions ideologiques, methodologi ques et rhetoriques qui ont determine la mise en forme didactique de

l'histoire, notre propos s'attachera a demonter le plus precisement possi ble les mecanismes que l'on peut observer dans la confection des textes et des gravures des deux extraits en question. Les procedes de decoupage et de restitution, sous forme d'emblemes et de ?lieux communs?, de l'histoire romaine (circonscrite, en Poccurrence, autour de Pannee 65

ap. J-C.) que le lecteur moderne y decouvrira, ne laisseront pas de Peton ner,... et de Penchanter pour peu qu'il ait une nostalgie pour Pancienne

rhetorique, ou une formation intellectuelle marquee par le structuralisme.

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110 PATRICIA EICHEL-LO JKINE

1. L'HISTOIRE COMME EXEMPLE

Dans Tancienne rhetorique, l'exemple cite en modele est le fait passe

auquel Forateur fait appel pour persuader 1'auditoire8. Depuis la Rheto

rique d'Aristote (principalement en I, 2 et II, 20), jusqu'au De Inventione de Ciceron (I, 27-49), l'exemple (paradeigma', exemplum) est l'un des

moyens utilises pour produire la persuasion dans une argumentation rhetorique. Au-dela des procedures techniques, cet usage temoigne d'une

philosophie du passe bien precise:

?En d'autres termes, Vexemplum pose le probleme de 1'autorite morale du passe* et de celui qui l'evoque? en se pla^ant ?dans les deux perspectives de la valeur morale et emotive du passe.? (J.-M. David9.)

L'importance que les orateurs, en premier lieu Ciceron, reconnaissent a

V exemplum dans le discours judiciaire10, leurs reflexions sur 1'applica tion d'une sentence a un cas particulier (la chria) et sur les processus

d'analogie (la similitudo) ne sont pas sans incidence sur la constitution de

plusieurs genres litteraires: la naissance du genre, mineur, des recueils

d'exempla (Valere Maxime); la constitution de biographies a part des recits historiques, et leur regroupement dans des recueils de biographies collectives, grecques ou latines, dues a Cornelius Nepos [Ier s. av. J.-C],

puis Plutarque [Ier s. ap. J.-C], Suetone [Ier-IIe s. ap. J.-C] et Diogene Laerce [IIP s. ap. J.-C], entre autres11. Leur traduction (en 1559 pour les Vies d'hommes illustres de Plutarque traduites par Amyot) ainsi que 1'im

portation du genre dans des recueils biographiques italiens et frangais dans la seconde moitie du XVP siecle (Paul Jove, Andre Thevet, Theo dore de Beze, Giorgio Vasari) representeront un courant important, a la lisiere de l'histoire et de l'exemple12.

8 Pour une presentation plus d^taillee, voir J. Lyons, Exemplum. The rhetoric of example in

early modern France and Italy, Princeton University Press, 1989, Introduction, pp. 6-12. 9

Rhetorique et histoire. L'?exemplum? et le modele de comportement dans le discours

antique et medieval, table ronde organised par l'Ecole Francaise de Rome (18 mai 1979),

Melanges de l'Ecole Frangaise de Rome, 1980, p. 9 (presentation). 10 Cf. J.-M. David, ?Maiorum exempla sequi: Vexemplum historique dans les discours judi

ciaires de Ciceron?, op. cit., pp. 67-86. 11 Sur ce sujet, voir A. Momigliano, Les Origines de la biographie en Grece ancienne, trad,

fr. E. Oudot, Strasbourg, 6d. Circe, 1991, et Problemes d'historiographie ancienne et

moderne, trad, fr., Paris, Gallimard, 1983, pp. 104-119. L'evolution du genre dans 1'Anti

quit^ greco-latine est Egalement resumee dans E. Gaucher, La Biographie chevaleresque.

Typologie d'un genre (XIIIe-XVe siecle), Paris, Champion, 1994, pp. 64-66. 12 Pour une presentation plus complete, voir ?Les Vies d'hommes illustres?, in Nouvelle

Revue du Seizieme Siecle, 1994, n?12/l, pp. 63-77.

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SENECA SE NEC ANS 111

D'une maniere generale, tout discours historique reste tributaire, a travers le Moyen Age et la Renaissance, d'une visee ethique (J. Lyons13); et P interpretation paradigmatique du passe ne cesse de se renforcer au cours de la Renaissance (K. Stierle14). Cette lecture morale de l'histoire

peut etre rapportee, plus globalement, a la tendance qu'ont les humanistes a incarner des le?ons generates dans des exemples vivants, par mefiance

pour les pures abstractions (L. Olschki15).

D'un point de vue plus concret, le geste antique de collecter des faits memorables (apomnemoneuma) se retrouve dans le decoupage de la matiere historique auquel se livrent les auteurs modernes; Pexemplum, coule dans la forme simple du Memorable, se presente comme une

decoupe de l'histoire:

Ce que nous entendons veritablement par la [par ?coupure de presse ?],[...] c'est un element qui se decoupe de lui-meme dans TeVenement temporel, qui s'en

coupe, qui devient independant dans le journal et prend forme. C'est de la meme maniere que nous avons parle* de 1'assassinat de Guillaume d'Orange comme d'une ?coupure d'histoire?. La encore, nous avons semble* d^couper un element dans un tableau d'ensemble [...]. (A. Jolles16)

Dans le meme ordre d'idees, J. Lyons nous rappelle l'etymologie du mot

(eximere: tirer de, retirer, oter, enlever) qui implique de retrancher un

fragment d'un tout pour en faire un exemple, et K. Stierle, pour sa part, constate que, dans ces conditions, l'histoire toute entiere est elevee a la

dignite d'exemple et s'apparente a un ?macro-exemple? dont les auteurs

peuvent tirer des ?series de micro-exemples? sous la forme d'anecdotes,

d'apophthegmes, ou de recits de vie memorables17. L'embieme aussi est, par son origine etymologique, une insertion, un motif amovible incruste dans une marquetterie ou dans une mosaique18. Cette conjonction de

13 ?The past per se is not the primary value. Rather the authority of the past becomes the raw material for the corrective genius of the writer in his quest to influence the future conduct of the reader or audience.? (Op. cit., Introduction, p. 14).

14 ?Le d6sir de maitriser systematiquement le surplus toujours grandissant de faits memora

bles, la collecte, jamais rassastee, d'elements transmis par la tradition et leur classement

paradigmatique sous forme de systeme philosophico-moral ne cessent de grandir au Moyen Age et pendant la Renaissance, jusqu'a devenir une obsession dont il est difficile de saisir

aujourd'hui les ressorts.? (Art. cite\ p. 184). 15

?Together with the quotation of classical authors, the allegation of examples became one of the most current and abused elements of the humanistic style. It had its justification in the general inclination to avoid abstract generalities and to embody ideas and ideals in

living symbols and impressive personnifications.? (Machiavelli the Scientist, Berkeley, Gilman Press, 1945, pp. 43-44, cite par J. Lyons, op. cit., notes de 1'Introduction, p. 247.)

16 Formes simples, Seuil, 1972, ?Les Memorables?, p. 166. 17 J. Lyons, op. cit., Introduction, p. 9 et K. Stierle, art. cite\ p. 192. 18 Voir 1'introduction de Pierre Laurens aux Emblemes d'Alciat, Paris, Klincksieck, 1997.

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112 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

l'exemple (historique) et de l'embieme constitue justement la particula rite de l'ouvrage de Boissard. Parallelement, dans sa biographie de Sene

que, Thevet abstrait les faits susceptibles d'une exploitation didactique de leur contexte et du continuum historique, de maniere a pouvoir les

regrouper et de les classer selon certains themes federateurs (ou ?lieux

communs?). II semble que ces methodes de decoupage de l'histoire en ?morceaux choisis? et de catalogage raisonne aient correspondu aux attentes des erudits, et plus particulierement de ceux qui appartenaient aux professions juridiques19. En tout cas, l'initiateur de cette methode

appliquee aux etudes historiques est Jean Bodin:

Si grande est la confuse diversite* des oeuvres humaines, si grande la riche infor mation des histoires, qu'a moins de classer systematiquement les actions humai nes et la civilisation des hommes on ne peut ni comprendre vraiment l'histoire ni, F ayant comprise, en garder durablement le souvenir.

C'est pourquoi la methode que, dans d'autres disciplines, la science met en ceuvre

pour soulager la m6moire me parait devoir s'appliquer egalement aux Etudes

historiques. II s'impose de grouper, d'apr&s un plan r6flechi, les lieux communs des faits memorables, pour en tirer, comme d'un coffre, au moment d'agir, une abondante documentation qui r6glera notre conduite20.

Reste a savoir si cette methode ne conduit pas a un eclectisme et a un

eparpillement chez Thevet, la ou elle reposait sur un projet rationaliste destine a discipliner la masse de la matiere chez Bodin.

Par ailleurs, si la linguistique pragmatique s'est interesse a ce type de

discours, c'est que le discours historique declare ambitionner de modifier le comportement des destinataires par le biais de l'exemple (E. Gaucher21). S'il est vrai que la finalite ethique de l'histoire traversait tous les ecrits

historiographiques du temps, on peut etablir neanmoins une difference secondaire entre ces ecrits selon que leur visee est plus ou moins norma

tive ou referentielle. Du point de vue linguistique de la communication

verbale, la concurrence entre ces deux manieres d'ecrire l'histoire peut etre decrite comme une maniere de hierarchiser differemment les fonc

tions du message. La fonction referentielle (la visee du referent, 1'orien tation vers le contexte) est en train de revendiquer la premiere place dans

19 Cf. J. Lyons, op. cit., Introduction, p. 12. 20 Jean Bodin, Methodus adfacilem historiarum cognitionem (1566, 1572), chapitre De locis

historiarum recte instituendis, cite* et commente in Paul Porteau, Montaigne et la vie

pedagogique de son temps, Paris-Geneve, Droz, 1935, p. 186. 21 ?I1 serait plus interessant de parler de fonctions perlocutoires, puisque la biographie, a 1' ins

tar des ceuvres moralisantes ou de propagande, se propose de changer le comportement de ses recepteurs. Ce pragmatisme ne lui est pas propre mais caracterise tout discours histo

rique, et ce, depuis 1'Antiquity, ou le Moyen Age a puise* les deux finalit?s ?thiques de l'his toire: 1'amelioration des moeurs et l'instruction de rhomme.? (Op. cit., p. 44).

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SENECA SE NEC ANS 113

Phistoriographie critique, dont ?le but etait essentiellement la recherche du fait vrai? (C.-G. Dubois22), et qui etait representee alors par Loys Le

Roy, La Popeliniere, Bodin, d'Aubigne, du Thou, pour ne citer que les historiens les plus connus23. Or si la fonction referentielle est bien sur

representee, c'est la fonction conative (l'imperatif sous toutes ses

formes) qui predomine dans l'histoire normative, fonction a laquelle pouvaient s'adjoindre eventuellement la fonction emotive et meme la fonction poetique (le ?Seneca se necans? de Thevet est proche du ?I like Ike? analyse par R. Jakobson24).

Une derniere donnee a garder a l'esprit est la participation de l'image a cette pratique de Vexemplum dans la culture romaine:

Or la memoire du passe etait, pour le peuple romain, largement faite d'images visuelles: imagines des morts, statues et autres representations plastiques, proces sions triomphales, inscriptions, rituels des evenements politiques etc. (J.M. David25).

A second important feature of the historical lexicography of the term exemplum is that the word came to be associated as much with the Greek eikon as with para deigma (J. Lyons26).

La profusion d'images aussi bien symboliques (devises, emblemes, re vers de medailles, hieroglyphes...) qu'analogiques (profils dans les Promp tuaires de medailles, portraits graves dans les divers recueils d'Icones, bustes...) qui envahit l'espace cultive au XVP siecle, ainsi que la passion des humanistes pour l'antique sous toutes ses formes, y compris visuel les, amenent a douter de la suspicion envers l'image que la critique s'est

longtemps piu a attribuer a l'humanisme27. Meme les Protestants ne

22 La Conception de l'histoire en France au XVI6 siecle..., p. 30. C.-G. Dubois parle a ce

propos d'?une certaine valorisation de F authenticity de l'histoire? (p. 32). 23

L'analyse de leurs travaux par C.-G. Dubois (op. cit.) montre que la finalite* Ethique de l'his toire n'etait pas fondamentalement remise en cause par ces nouvelles methodes davantage attachees a la reconstitution vendique des faits fondee sur des documents. Cf. D'Aubigne' par exemple, dans sa Preface a YHistoire Universelle: ?Laissans done ces fleurs aux

poesies amoureuses, rendons venerable nostre genre d'escrire, puisqu'il a de commun avec le theologien d'instruire Fhomme a bien faire et non a bien causer.?

24 Essais de linguistique generale, Paris, Minuit, 1963, chap. XI, ?Linguistique et po6tique?, pp. 209-248.

25 ?Maiorum exempla sequi...?, op. cit., p. 73. Sur le rituel funeraire et l'importance du

masque (imago), cf. aussi Florence Dupont, ?Des images qui font parler?, in T.I.G.R.E., Resistances de l'image, Paris, Presses de FEcole Normale Superieure, 1992, pp. 23-31.

26 Op. cit., Introduction, p. 10.

27 Meme denonciation de ce travers de la critique chez Pierre Laurens, dans F introduction a Fed. d'Alciat citee; chez Claudie Balavoine, qui reconnait que ?l'image est desormais au centre? meme si elle s'interesse a la redistribution des roles entre le texte et F image a la fin du siecle (?Le statut de l'image dans les livres emblematiques en France de 1580 a 1630?,

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114 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

semblent pas echapper a cet engouement pour les livres d'emblemes et a

l'interet general pour l'usage pedagogique de l'image. La collaboration de Boissard, savant antiquaire protestant, et du celebre graveur protestant Theodore de Bry nous donnera Poccasion de temoigner en ce sens. De son cote Thevet beneficie des progres de la gravure et de l'apparition de la taille-douce en France, comme il s'en felicite dans sa preface. Ces deux auteurs pourront ainsi, chacun a sa maniere, renouer avec la fixation de

l'exemple sous une forme visuelle, dans un contexte favorable a l'image. L'histoire exemplaire, qui fait du passe un repertoire d'exempla, peut

done se definir au XVP siecle a partir des quelques facteurs que nous avons degages sommairement28: une ideologic de Pexemplarite; une pra

tique rhetorique de la decoupe et de la recontextualisation privilegiant la forme du regroupement thematique; une exploitation linguistique de la fonction conative du discours; une valorisation de l'image visuelle dans le domaine semantique.

2. L'HISTOIRE ROMAINE A LA LUMIERE DE LA SAGESSE BIBLIQUE (BOISSARD)

Jean-Jacques Boissard est le type meme de Pantiquitaire, du collection neur et de Perudit du XVP siecle (Besan?on, 1528 - Metz, 1602). Apres avoir suivi un enseignement classique a Strasbourg, Heidelberg et Lou

vain, il partit pour Anvers puis s'embarqua en Prusse; il fut gagne aux idees de la Reforme probablement par son premier precepteur, Hugues

Babet, un ami d'Erasme, par Melanchthon dont il suivit les cours durant un an a Wittemberg, et par d'autres humanistes a Ingolstadt; il se rendit en Italie avec le dessein de partir pour la Syrie, mais passa finalement deux annees a parcourir la Toscane, le Latium et la Campanie; il visita

egalement l'ltalie du sud, les ties grecques et le Peloponnese; il sejourna enfin a Rome pour visiter les monuments, dessiner les antiques, faire des collections (qui seront pillees) et preparer des livres sur la topographie de Rome et sur la description des antiquites, inscriptions et epitaphes; de retour en Franche-Comte, il fut oblige de s'enfuir pour des raisons reli

gieuses et gagna Metz; il n'y resta pas longtemps, mais parcourut de

in U Embieme a la Renaissance..., p. 163); et, dernierement, chez Anne Spica qui, a propos des trois categories de signe prises en compte au XVP siecle, le geste, l'image et le mot,

parle d'une perte de confiance dans le langage, et d'une relative devaluation de

l'image (Symbolique humaniste et embiematique. L'evolution et les genres (1580-1700), Paris, Champion, 1996,1, 2 [?Une crise du signe ?], en part. pp. 45, 51-53).

28 J. Lyons degage pour sa part sept caracteristiques de l'exemple: op. cit., Introduction, pp. 25-34.

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SENECA SE NEC ANS 115

nouveau l'Europe comme precepteur des deux enfants du chef du parti calviniste a Metz, Claude-Antoine de Vienne, baron de Clervant; quand il put rentrer definitivement a Metz, il avait 1'intention de consacrer le reste de sa vie aux lettres et a l'archeologie, mais toutes les collections

qu'il avait deposees chez sa soeur a Montbeliard furent detruites par 1'in cursion des troupes du due de Guise; il se maria en l'eglise reformee en

1587 avec la fille d'un orfevre et graveur, Marie Aubry29. Sa production peut se repartir en plusieurs categories, mis a part les

livres consacres a la description de Rome. II y a d'abord des recueils de

portraits d'hommes illustres comme les Icones: Icones quinquaginta (Francfort, 1597-1599, gravures de Theodore de Bry30) connues aussi sous le titre de Icones et Vitae virorum (159231). D'autres recueils temoi

gnent, en plus d'un interet pour les hommes renommes, d'une curiosite

pour les coiffures et les costumes etrangers: il s'agit des portraits regrou pes dans les Icones diversorum hominum (Metz, 1591) et du recueil d'ha bits exotiques, Habitus variarum orbis gentium (1581)32. II est egalement l'auteur de livres d'emblemes: Emblematum liber (Metz, 1588, puis

Francfort, 159333). Les bibliographies classent generalement le Theatrum

29 Pour une biographie plus complete de Boissard, voir Paulette Chon?, Emblemes et pensee symbolique en Lorraine (1525-1633). ?Comme un jardin au cceur de la chretiente?, Paris, Klincksieck, 1991, pp. 667-685 et Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, ou histoire, par ordre alphabetique, de la vie publique et privee de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs ecrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes, 1811-1862, entree ?Boissard?.

30 Icones quinquaginta virorum illustrium doctrina et eruditione praetantium ad vivum effic tae, cum eorum vitis descriptis a Jan. Jac. Boissardo [...] omnia recens in aes artificiose incisa et demum foras data per Theodorum de Bry, Francofurti, 1597-1599, 4 parties en 2 vol., in 4?, front, et portr. graves (BNF: G 5490-5491). Au cours d'un voyage a Padoue

(1576), Boissard avait herite* de la collection de portraits de l'humaniste Lentulus Ventidius, atteint de la peste; cette collection servit ensuite de base aux Icones (cf. P. Chon?, op. cit., pp. 670 et 676).

31 Editions successives: 1592, 1597, 1598, 1599. Reimprime' au XVIP siecle sous le titre de

Biblioteca, sive Thesaurus virtutis et gloriae, 1628-1631 (BNF: R6s. G 1153-1154). On

peut citer aussi dans cette categorie la Bibliotheca chalcographica, illustrium virtute atque eruditione in tota Europa, clarissimorum virorum [...], collectore Jano Jacobo Boissardo Ves. Scuptore Jan. Theod. de Bry Chalcogr. [...] Francofurti (BMedM: 48466).

32 - Icones diversorum hominumfama et rebus gestis illustrium (collectae a J. J. Boissardo), Metis Mediomatric, excudebat Abraham Faber, 1591, in 4?, 111 p. portr. graves (BNF: G6100). - Habitus variarum orbis gentium. Habiz de nations estranges (par J. J. Boissard), (S. 1.), 1581, in fol., 61 pi. gravees de Abr. de Bruyn (BNF: Res. G. 1666).

33 Iani Iacobi Boissardi Vesuntini Emblematum liber. Emblemes latins de I. I. Boissard, avec

I'interpretation francaise de I. Pierre Joly, Metz, Jean Aubry, 1588; Emblematum liber.

Ipsa Emblemata ab Auctore delineata: a Theodoro de Bry sculpta, et nunc in lucem edita, Francofurti ad Mcenum, s. e., 1593. Cf. P. Chon?, op. cit., p. 685 sq. et A.-E. Spica, op. cit., pp. 334-335.

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116 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

vitae humanae de 1596 (ill. 1: page de titre) dans les recueils d'emble mes moraux (probablement) a usage pedagogique:

II ne s'agissait pas d'une litterature confidentielle; nous savons que les emblemes latins de Boissard furent utilises dans les Ecoles protestantes messines pour F en

seignement du latin aux enfants et aux adultes. Le Theatrum vitae humanae dut

Egalement servir a des fins p&lagogiques, car il exposait l'histoire de l'humanite

paienne, de ses mythes et de ses dieux, puis l'histoire biblique, sur un mode tr&s

didactique et moralisateur, qui ne reniait pourtant pas les hardiesses du pluralisme spirituel de Boissard34.

D'apres les pieces liminaires, il s'agit d'exposer le cours de la vie humaine tourmentee sans relache par de lourdes et constantes epreuves, et en proie a la cruaute terriblement atroce de l'Ennemi Satan, du peche, de la chair et du monde (cf. Preface35); il s'agit de montrer, par la

complementarite du texte et de l'image, toutes les sortes de miseres et de calamites auxquelles l'homme est soumis pendant qu'il vit, et dont il ne

peut se liberer que grace a la misericorde divine (cf. Adresse au lecteur36). A la suite des sections consacrees a la mythologie, c'est la Bible qui regne en maitre; elle apparait dans le sujet des gravures, mais aussi dans leur commentaire et dans leur mode de classement: Boissard les a distributes dans un ordre adapte aux preceptes du Decalogue, et il en a ajoute d'au tres qui semblaient indispensables pour parfaire l'ouvrage (cf. Adresse au

lecteur37). Le principe de la varietas faisait la loi dans les premiers recueils d'emblemes semblables a des miscellanees, et a survecu jusque dans les Emblemata de Boissard; ce principe, cependant, est ecarte du Theatrum vitae humanae:

34 P. ChonS, op. cit., p. 687. Son ?pluralisme spirituel? pro vient de son double attachement d'une part aux antiques collectionnees par les cardinaux qu'il a pu frequenter a Rome, et

d'autre part a la Reforme. 35 ?Haec cum attentius apud me meditarer, ut in medio miserarium communium aliquam

consolationem excerperem, collegi brevem hunc tractatrum: cui nomen dedi, THEATRUM VITvE HUMANE. In eo enim propono, tanquam in frequenti hominum consessu, humanae vitae miserabilem cursum: In qua homo, tanquam in stadio laborioso, perpetuis grauissi misque aerumnis exercetur: agitatus crudelitate atrocissimi hostis Satanae, peccati, carnis, & mundi.? (Preface, non paginee, a Catherine Hevia, femme de Claude Antoine a Vienne).

36 ?Placuitque hunc tractatum nominare Theatrum vitae humanae: quod in eo representetur tam scripto, quam pictura, quam variis miseriis & calamitatibus homo dum vivit subjectus est: cui assiduo est conflictandum cum acerrimis ac truculentissimis hostibus, diabolo, carne, & mondo, a quorum violentia & oppressione sola Dei misericordis ope, & auxilio liberari potis est.? (Adresse au lecteur).

37 ?Distribui ergo singula in certum ordinem, quern ad Decalogi praecepta accommodavi:

addidique reliqua, quae ad absolvendum opus videbantur necessaria.? (Adresse au lecteur.)

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SENECA SE NEC ANS 117

^^_ __ *K*33

1. Theatrum vitae humanae de Boissard (Metz, 1596): page de titre.

Photo: BMedM. Desormais: Theatrum...

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118 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

C'est en 1596, avec le Theatrum vitae humanae de Boissard, que l'on voit appa raitre un renversement de cette tendance. Concuremment au prolongement dura ble d'une esthetique de la varied, s'exprime en France, a cette ?poque, le souci de

recuperer Falliance image-poeme, riche d'impact pedagogique, pour la mettre au

service d'une histoire ou d'une demonstration38.

Par ailleurs, pour son organisation et pour son titre, l'ouvrage peut se

rattacher aux recueils de ?lieux communs?. Pour F. Goyet, les Theatrum sont des variantes de ce genre rhetorique39. Ce sont des sous-ensembles, en quelque sorte, des recueils de ?lieux?, qui ont la particularite de couler leur message moral dans l'imagerie symbolique de 1'amphitheatre antique, comme en temoigne la gravure du chapitre premier de Boissard

(ill. 2), commentee par le quatrain suivant:

Vita hominis tanquam circus, vel grande theatrum est:

Quod tragici ostentat cuncta referta metus. Hoc lasciva caro, peccatum, morsque, Satanque Tristi hominem vexant, exagitantque modo.

[La vie humaine est comme un cirque, ou un grand theatre:

qui fait voir reproduites toutes les choses de la terreur tragique. La la chair lascive, le peche\ et la mort, et Satan tourmentent Fhomme et le harcelent d'une maniere douloureuse.]

Dans les memes annees, Jean Bodin compare le monde a une ville

remplie d'antiquites et l'ecrivain a ce magistrat nomme mystagogue qui etait charge d'y conduire le visiteur40. Aussi bien dans le livre d'emble mes que dans le livre de ?lieux communs?, il s'agit de proceder a un

decoupage du monde pour rendre compte de sa variete, certes, mais aussi

pour le rendre comprehensible. Cette dimension pedagogique explique son exploitation dans les ecoles protestantes41.

38 C. Balavoine, art. cit6, VEmbleme a la Renaissance..., p. 169. 39 Cf. F. Goyet, Le sublime du ?lieu commun?: I 'invention rhetorique dans I 'Antiquite et a

la Renaissance, Champion-Slatkine, 1996, p. 649: ?Le terme de theatrum apparait au titre a partir de la seconde moitie* du XVP siecle. Son rapport avec les lieux est

evident.? F. Goyet cite pour preuve le titre de Theodor Zvinger (I'Ancien, medecin), Thea trum humanae vitae (1565, Bale, 1586, 19 tomes), ?qui est veritablement un recueil de lieux communs?, celui d'Olivier de Serres, le Theatre d'Agriculture et mesnage des

champs (1605) et celui de Bodin, Universae naturae theatrum. 40 Jean Bodin, Le Theatre de la nature universelle: auquel on peut contempler les causes effi

cientes et finales de toutes choses... par Jean Bodin... traduit du latin par M. Frangois de

Fougerolles, Lyon, J. Pillehotte, 1597 (BNF: Microfilm M-1039), section I (discours du

Theologien sur le role du Mystagogue dans 1'Antiquite^. 41 Sur les recueils de lieux communs utilises dans les ecoles reformees (le De locis communi

bus ratio de Melanchthon, extrait de son De rhetorica libri tres), voir A. Moss, Printed

Commonplace-Books and the Structuring of Renaissance Thought, Oxford, Clarendon

Press, 1996, r^d. 1999.

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SENECA SE NECANS \ \ 9

THEATiVM VI T JE^UV MAN J?.

CAPVT I.

FIT A HVMANA EST TANQVAM

Quodtragici oilentatcm&a refemmetus.

HoclaJci-vauro^eccAtum^norfque^Satanque Tnfiihominemvexant, exagitantqucmodo.

A

2. Theatrum...: CAP. I.

Photo: BMedM.

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120 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Chaque chapitre presente, pour sa part, un dispositif caique sur le modele de l'embieme. En haut de la page, un precepte ou un avertisse

ment, adapte de la Bible pour la section concernee, donne le sujet du

chapitre (Praeceptores amandi): c'est le titre general ou ?lieu commun?

qui correspond a Pepigraphe. Autour de la vignette, on peut distinguer quatre elements, qui sont conformes au modele traditionnel de l'embieme moral (on retrouve la meme disposition dans les Emblemata, a cette diffe rence pres que la narratio est placee en vis-a-vis de la vignette): - une image a valeur symbolique (qui a ici la particularite d'etre em

pruntee a l'histoire), placee au centre; - une formule breve, en guise d'incription (inscriptio) au-dessus de la

vignette (Senecae mors); - un quatrain en guise de subscriptio; - et enfin une narratio qui developpe le theme sur trois pages42.

Claudie Balavoine voit dans ce developpement (narratio) le signe d'une

hypertrophic du texte qui ne fait que s'accentuer depuis les Emblemata de 1584 jusqu'au Theatrum de 159643. N'oublions pas cependant que la genese du recueil met l'image au pre mier plan: dans PAdresse au lecteur, Boissard, recapitulant les circons tances de la composition, nous informe de l'anteriorite des images sur le texte. Des gravures faites par Theodore de Bry et ses deux fils, Jean Theodore et Jean-Israel, a partir d'histoires de l'Ecriture defendant le luxe et Pebriete, avaient besoin d'etre elucidees par un texte, qui lui fut demande44. Ce n'est pas parce qu'ils meprisaient Pimage, mais peut-etre parce qu'ils avaient le sentiment qu'elle etait plurisemantique, qu'elle etait susceptible d'interpretations multiples

- comme le fera si bien

42 Pour Forganisation de l'embieme, voir Fintroduction deja cit6e de Pierre Laurens. Sur ce

livre de Boissard plus particulierement, voir Jean-Marc Chatelain, Livres d'emblemes et

de devises, une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993, p. 93: ?Troisieme et

dernier des recueils r6alis6s par Jean-Jacques Boissard, cette suite d'emblemes retrace

l'histoire du Salut de la Creation jusqu'au Jugement dernier comme le faisaient deja les Humanae salutis monumenta d'Arias Montano en 1571. Toutefois les emblemes de Bois sard sont d'une facture beaucoup plus conforme au module traditionnel de l'embieme

moral, regroupant un titre, une figure graved sur cuivre, un quatrain de subscriptio et, a la

suite, une narratio. C'est qu'a la difference du recueil d'Arias Montano, les emblemes ne

fournissent pas ici le support d'une meditation, mais permettent plutot de lire l'histoire du

Salut comme une sene de preceptes et d'avertissements moraux.? 43

?Enfin, en 1596, le Theatrum vitae humanae voit cet equilibre transitoire basculer au profit de la paraphrase morale qui atteint, a chaque fois, trois pages.? (C. Balavoine, art. cite\ L'Embieme a la Renaissance..., p. 168).

44 Jean-Marc Chatelain, op. cit., 6met l'hypothese d'une captatio benevolentiae a propos de ce theme de Fanteriority de l'image sur le texte, qui est un topos de preface.

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SENECA SE NEC ANS 121

remarquer Emmanuele Tesauro45 - que Boissard et Theodore de Bry

prennent le parti d'assortir le dispositif emblematique d'une narratio

plus clairement didactique qui restreint le sens ouvert de l'image en lui

assignant une direction precise.

La mort de Seneque, comme celle de Socrate, pouvait servir d'exem

ple a bien des le?ons divergentes. Erasme en est bien conscient lorsqu'il presente l'exemple (factum), dans le De copia, comme un des moyens de rendre le discours abondant: la mort de Socrate peut servir d'argument aussi bien pour louer que pour condamner Socrate (?Iamque hoc ipsum

factum trahi potest et in laudem Socratis, et in vituperium?). A son avan

tage, le fait que, condamne sans faute de sa part, mais par la seule envie, il a meprise la mort avec courage; a son desavantage, le fait qu'il s'est consacre a l'etude inutile de la philosophie en negligeant les mceurs

communes, procurant un deuil terrible a ses amis, une catastrophe pour sa femme et ses enfants, et une fin pour lui-meme46.

De la meme maniere, pour rendre la mort de Seneque conforme au theme moral qu'il souhaite developper, Boissard doit operer une selec tion dans la matiere historique, prelever les elements pertinents et occul ter les faits plus ambigus (comme la longue compromission du philoso phe avec le pouvoir). Ici, la figure de Seneque devient une illustration du Commandement sur le respect filial (etendu a la personne du precepteur) et, de maniere plus implicite, une image de la misere du monde. Seneque est l'un des rares exemples du recueil empruntes a l'histoire profane, et non a l'histoire sacree (dont il se rapproche cependant grace a Pinterpre tation de saint Jerome) ou a la mythologie (par ailleurs bien representee avec les dieux des Grecs, des Romains et des Egyptiens). La demonstra tion rhetorique dans laquelle s'insere l'exemple rejoint une profession de

45 ?Aucune propriete n'est si manifeste qu'elle ne puisse s'appliquer a plusieurs significations en la prenant par un certain cote. Qu'on peigne une bombarde qui explosant de mille morceaux delate: il n'y a pas de propri6te plus expressive en acte, pourtant de nombreu ses considerations peuvent etre fakes la-dessus.? L'un F interpreter par rapport a l'amour, l'autre l'appliquera aux offenses excessives, un autre encore y verra l'image de Fambition de gloire, un autre l'appliquera au libre-parler, le dernier y lira une lecon sur la vengeance. Voir E. Tesauro, L'idee de la parfaite devise, Paris, Les Belles Lettres, 1992, Dixieme

element, chapitre XIV, p. 146. 46

Erasme, De copia, livre II, LB 102-630, Opera omnia, t. 6, p. 262: ?Iamque hoc ipsum factum trahi potest et in laudem Socratis, et in vituperium: laudandus enim qui nulla sua

culpa sed sola invidia damnatus tarn fortiter mortem neglexerit; vituperandus qui inutili

philosophicae studio neglectoque morum communium amicis acerbissimum luctum, uxori

liberisque calamitatem, sibi exitium conciliarit, cum alii soleant utiles esse patriae, suis prae sidio simul et ornamento; eoque vere sapientis esse, relictis aliquando tetricis illis sapientiae decretis, vulgi studiis et opinionibus accommodare sese, temporique, quod aiunt, servire.? Cette double argumentation est reprise a propos de Socrate dans / 'Eioge de la Folie.

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122 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

foi humaniste (l'amour de Perudition) et un precepte biblique (l'amour de ses parents, auxquels sont assimiles les precepteurs). Boissard souli

gne d'abord le role irrempla^able du precepteur pour la culture de l'esprit, en mettant en relation cet enrichissement personnel avec l'avantage que peut en retirer l'Etat tout entier:

Et comme toute vie sans lettres et sans savoir serait la mort et la sepulture de rhomme: assurement, ceux dont l'application nous instruit et nous forme, nous

devons les reverer pour leur merite. En effet, les precepteurs doctes et diligents, et

qui remplissent leur office fidelement et avec vigilance et adresse, procurent beau

coup de bienfaits a une cite bien ordonnee. (Le texte latin et la traduction integrate du texte sont donnes en fin d'article.)

Cette defense humaniste du savoir et de la culture, qui s'exprime ici dans un style sentencieux, est egalement a relier a l'entreprise biographique de

Boissard, aux Icones et a la Bibliotheca chalcographica (ill. 3: page de

titre) ou il rassemble les portraits des savants et theologiens contempo rains. Dans ces ouvrages, Boissard applique ainsi parfaitement la le^on du chapitre XXXV sur le devoir de memoire et de gratitude (il faut etre

Poblige de son precepteur, obligatus esse, lui temoigner de la reconnais

sance, gratiam referre, P aimer et le reverer, diligere et colere):

lis doivent etre juges et reputes bons pour leur conduite meritoire ceux qui se

component bien toute leur vie a Tegard des Precepteurs ayant bien merite d'eux,

qui les reverent, qui les aiment, et qui temoignent de la reconnaissance autant

qu'ils le peuvent pour les bienfaits recus.

Mais ce parti pris humaniste s'inscrit dans la perspective chretienne

d'appeler a la recherche du salut et d'illustrer les commandements

bibliques, conformement au principe general du livre. En ce sens, le

chapitre XXXV apparait comme un doublon du chapitre XXVII (p. 125)

qui, sous le titre generique Parentes honorandi, represente Champatrem Noam irridet (ill. 4).

Le theme est couramment illustre dans les recueils d'emblemes mais, comme il se doit, Noe remplace ici le pieux Enee (Alciat), ou la Charite romaine (Ripa), ou encore une scene de beuverie (les Emblemata de

Boissard, XL: Ebrius insano est similis). Au pied du vignoble responsable de l'ebriete de son pere, Cham (a

droite) pointe un doigt en direction des pudenda devoiles de Noe, qui git adosse a sa cabane (a gauche); entre eux, les deux autres fils, Sem et

Japhet, portent a reculons le manteau qu'ils vont deposer pieusement pour masquer la nudite de leur pere. Les themes des deux chapitres sont

lies, ou, plus exactement, le chapitre XXXV sur Seneque derive du chapi tre XXVII sur Noe. Le mepris de Neron pour son precepteur apparait comme une variante de la moquerie de Cham envers son pere. Les textes

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SENECA SE NECANS 123

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'~t/j'A%?^'p-\+/y~.~""

3. Bibliotheca chalcographica de Boissard (Francfort, s. d.): page de titre.

Photo: BMedM.

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124 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Ptrente s honorandi. &*

"" CAP.XXVlI.

CHAM PAT\EM NOAM JT^RIDET. Cifl7

jMuIta racemiferis exprejjit lanus al> uvisi

Ebrius eft natopompapudenda fuo. Culpa levis poteratmultkfortaffe videri:

Quam gravis hoc tamen eBpmnafecutajcelusi Hi

4. Theatrum: CAP. XXVII (p. 125), Parentes honorandi: Champatrem Noam irridet.

Photo: BMedM.

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SENECA SE NECANS 125

ne laissent aucun doute a cet egard: le discours sur le respect des parents dans le chapitre sur Noe est reproduit presque mot pour mot dans le

chapitre sur Seneque47. Les devoirs dus au precepteur sont ainsi assimi les au respect sacre du au pere:

Car de meme que la vie, le patrimoine, le droit de cite et la liberte doivent etre

rapportes aux parents: de meme c'est aux precepteurs que nous devons conceder le savoir, 1'erudition et la formation des esprits. Et il semble qu'on ne sache pas a

qui nous sommes le plus obliges, au Precepteur ou aux parents: alors que ceux-ci formeraient le corps, celui-ci formerait les esprits. [.. .JPersonne n'est si ingrat, si

impie et si denue d'humanite que, s'il voulait resumer les merites des parents et

des precepteurs, il n'avouerait qu'ils sont dignes de toute obligeance et de tout

honneur; qu'il ne jugerait juste d'honorer leur nom d'un souvenir plein de recon

naissance, eux grace a qui la vie a ete donnee, et cultivee. Ce sont des joies eter

nelles, et un doux repos, et un Printemps perpetuel dans l'urne, et une renommee

toujours tres eclatante dans les siecles a venir, qui attendent ceux qui ont voulu que leur Precepteur soit comme un pere cheri. Et le deshonneur le poursuit, et la peni tence et la douleur de l'ame torture celui qui s'est montre indigne d'un maitre fidele et bon.

En assimilant le meurtre de son maitre a la monstruosite contre nature et

impie qu'est le parricide, Boissard se livre a un detournement humaniste de la topique chretienne de la piete filiale. A premiere vue, il ne fait que suivre la version de Tacite rapportant les propos de Seneque:

Qui pouvait ignorer en effet la cruaute de Neron ? et il ne lui restait plus, apres le meurtre de sa mere et de son frere, qu'a y ajouter la mort de celui qui l'avait forme et instruit48.

Mais ces propos acquierent une profondeur nouvelle lorsque Boissard les

transporte dans un contexte biblique qui sacralise le respect du au pere. La

longue dissertation qui tient lieu de narratio est ainsi toute entiere orien tee de maniere a prouver que Neron a commis un veritable parricide non seulement en tuant sa mere, mais en contraignant a la mort son precepteur:

Parmi les crimes qui dans la vie de Neron furent les plus enormes: celui-ci lui est encore attribue, d'avoir perdu son ame scelerate en etant le parricide de sa mere

Agrippine, et de son excellent precepteur Seneque le Cordouan: il contraignit celui-ci a s'ouvrir les veines pour mourir; il noya celle-la dans le golfe de Baies en faisant se disloquer le navire qui la transportait.

47 Parentes honorandi (p. 125). Cap. XXVII. CHAM PATREM NOAM IRR1DET (Gen. 9): ?[...] Parentes charissimos habere debemus, quod ab iis vita, patrimonium, libertas, civitas data est. [...] Monstrum in natura est qui parentum curam excutit, & illis debitum officium, & reverentiam pernegat: Quique injuriam infert iis, (Pro. 20) pro quibus ipsam vitam, si necesse sit, deberet impandere.?

48 Tacite, Annales, XV, 62: ?Cui enim ignaram fuisse saevitiam Neronis ? neque aliud super esse, post matrem fratemque interfectos, quam ut educatoris praeceptorisque necem

adjiceret.? Trad. P. Wuilleumier.

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126 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Cette association du precepteur et du parent se retrouve dans Vengeances, avec cette difference que d'Aubigne y ajoute un troisieme terme, la patrie, et qu'il fait baigner cette triade dans un imaginaire maternel qui lui est

propre: Neron tu mis en poudre, et en cendre, et en sang Le venerable front, et la gloire, et le flanc, De ton vieux precepteur, ta patrie et ta mere, Trois que ton destin fit avorter en vipere: Chasser le docte esprit, par qui tu fus scavant, Mettre en cendre ta ville, et puis la cendre au vent, Arracher la matrice a qui tu doibs la vie: Tu debvois a ces trois la vie, aux trois ravie [.. .]49.

Chez Boissard, l'histoire de Neron est en outre relue a la lumiere des livres sapientaux de la Bible, Boissard paraphrasant plusieurs Proverbes

(Pro. 5, 32; 15, 10; 15, 12-13 et 15, 32): ?Qui rejette la discipline hait sa propre ame: or qui consent aux remontrances est

maitre de son cceur.? (Pro. 15) ?Helas, pourquoi ai-je hai' la discipline et mon cceur a-t-il dedaigne les reprimandes? pourquoi n'ai-je pas ?coute la voix de ceux qui m'instruisaient, et n'ai-je pas prSte Foreille a mes maitres ??(Pro. 5) Dieu regarde les voies de l'homme, et considere ses pas: il mourra lui-meme parce qu'il n'a pas eu la discipline.

Qu'en est-il de l'histoire proprement dite dans ces conditions ? La le^on generale, qui tient de 1'institution du prince et de la predication, rejette les references precises a la vie de Seneque dans les dernieres lignes du texte.

Comparee aux details de la version de Tacite, et meme a la version de

Suetone, l'histoire semble traitee bien a la legere: elle n'interesse pas en

soi, mais comme soubassement a l'edifice moral.

La gravure de Theodore de Bry (ill. 5) atteste egalement une recher che de l'exemplarite qui pouvait s'appuyer sur les propos memes de

Seneque qui voulait laisser en heritage une image de sa vie50. Exemplaire, l'image suggere en outre une discrete christianisation de la figure de

Seneque. Nous sommes a l'interieur d'une riche villa, ou des objets luxueux (sur la table, une aiguiere travaillee et une fiole, et sous la table, un chien, faisant peut-etre fonction de signe de noblesse) le disputent a un mobilier et a une architecture raffines (une table a pieds griffus, une statue dans une niche, des arcades, des colonnes a chapiteaux corinthiens). Les arcades ouvrent, a l'arriere-plan, sur une perspective architecturale

(avec un balcon et plusieurs batiments dont une rotonde). Au centre exact

49 Agrippa d'Aubigne, Tragiques, VI (Vengeances), v. 520-526 (eU crit. J.-R. Fanlo, Paris,

Champion, 1995). Sur l'imaginaire maternel, voir Giseie Mathieu-Castellani, Agrippe d'Aubigne. Le Corps de Jezabel, Paris, PUF, 1991 (coll. Le texte reve).

50 Annales, XV, 62.

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SENECA SE NECANS 127

Pnectytores amandi. vj/y

cap. xxxv,

SENECA MORS.

*Roma fnlarcm viditm&ernacdde Neronem:

Etpatri* mmijjts te&a cremate rogis.

Sed magls ohfvH^uit^Senec^ dum fata Magislri Cwdelt ejlaufitsfolkitare

manu.

V 3

5. Theatrum...: CAP. XXXV (p. 157), Praeceptores amandi: Senecae mors.

Photo: BMedM.

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128 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

de la gravure, dans le prolongement d'une colonne, se trouvent le mede

cin, et a ses cotes, Seneque represente en position assise, face au specta teur qu'il semble exhorter d'une main, pendant qu'il soumet son autre bras a 1'incision du medecin. Seneque, vetu a la romaine, est un homme age, comme en temoignent sa longue barbe et ses rides. II est saisi au moment

precis de l'ouverture des veines. Le medecin, vu de profil, la tete pen chee, re?oit l'aide d'un serviteur qui, la tete penchee egalement, est place derriere Seneque pour recueillir son sang dans une patene; il a pose son autre main, dans un geste compatissant, sur l'epaule de Seneque. Les ins truments du medecin sont poses sur la table dans un coffret a demi ouvert.

Par rapport aux versions des historiens latins, on retiendra que l'image ne represente pas le double suicide de Seneque et de sa femme, mais

qu'elle est centree sur Seneque et fait abstraction de Pauline (qui s'est, il est vrai, retire dans sa chambre a un moment51). Le moment choisi n'est

pas non plus celui oii Seneque, desesperant d'arriver a mourir, prend fina lement un bain. Sa dignite est renforcee du fait qu'il n'est pas represente agonisant dans son bain, mais conversant, tel Socrate, dans une piece, entoure des siens, et qu'il ne se fait pas entailler les veines des jambes et des jarrets52, mais uniquement celles des bras. Le fidele Statius qui inter vient apres que Seneque s'est ouvert les veines pour lui fournir un poison, d'ailleurs inefficace53, l'assiste ici pendant que son acolyte lui incise le bras: ce serviteur recueille le sang, geste pratique qui suggere egalement la valeur sacree de ce sang repandu. Seneque est comme chez d'Aubigne un martyr sans cause (?Les causes seulement manquoient a leurs Marty res?), mais Boissard se garde bien d'evoquer dans son texte le probleme delicat, qui retient longuement d'Aubigne, que posent au lecteur chretien ?ces braves coeurs [qui] devinrent autochires?54.

La dimension exemplaire et quasi religieuse de la scene s'inscrit en outre dans un contexte theatral. On notera la presence de spectateurs nom breux dans 1'espace de la scene (conformement a la version de Tacite): deux disciples proches du maitre conversent entre eux (a droite); deux autres sont regroupes symetriquement de l'autre cote (a gauche), et l'un d'entre eux nous regarde (c'est le seul avec Seneque) en faisant un geste expressif en direction de la scene; a 1'arriere-plan, on remarquera la

presence d'un autre personnage, de petite dimension, sur le balcon sous

51 Annales, XV, 63.

52 Annales, XV, 63.

53 A/wafej, XV, 64.

54 Z^i- Tragiques, IV (Les Feux), v. 789-810.

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SENECA SE NEC ANS 129

1'arcade de droite, place sur la meme ligne verticale que le jet de sang: il semble regarder la scene par derriere et comme il fait face au spectateur reel, il le represente peut-etre dans une mise en abyme. Nous ne sommes

pas loin du theatre baroque qui met au premier plan le martyre du ?stoT cien radical?, devant le drame du tyran55. Par ailleurs, des traces du

manierisme nordique se font jour dans l'abondance et la sophistication du mobilier et des elements d'architecture, ainsi que dans la stylisation de la courbure du jet de sang, qui repete la courbure de 1'arcade sous

laquelle il est place.

Cette scene apaisee de mort volontaire, d'inspiration socratique (pour la serenite du philosophe) et christique (avec le sang recueilli), contraste avec les representations de morts violentes qui suivent dans le recueil

(gravures pp. 169, 173, 177). Le chapitre XXXVII, loas a suis servis ccesus (2. Par. 25) montre le roi Joas tue dans son lit a baldaquin par deux serviteurs armes d'epees56. Le chapitre XXXVIII, illustrant le Comman dement Non occides par Ela a Zambri occisus (I. Reg. 16), represente 1' ir

ruption d'un homme arme d'une epee dans un festin: c'est Zimri assassi nant Ela57. Au chapitre XXXIX, Amnonis ccedes (2. Sam. 13), deux hommes armes d'epees font egalement irruption dans un festin: ce sont les serviteurs d'Absalon tuant Amnon58. Au chapitre XL, Simon Machabeus

(I. Mach. 16), on voit des scenes de massacres a l'arme blanche au milieu d'un festin (qui, comme les autres, a lieu a la droite de l'image): il s'agit de Simon Maccabee enivre et mis a mort par Ptolemee et ses hommes59.

55 ?Pour cela il est indispensable tout d'abord de connaitre cette etrange image du martyr qui ?tait traditionnelle a l'dpoque baroque

- du moins en litterature. Elle n'a rien a voir avec les

conceptions religieuses, le parfait martyr 6chappe aussi peu a Fimmanence que l'image ideale du monarque. Dans le theatre baroque, c'est un stoicien radical, qui s'illustre a Foc casion d'une rivalite' entre pr^tendants a la couronne ou d'un debat religieux, au bout duquel Fattendent le supplice et la mort.? (Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduit de Fallemand par Sybille Muller, Paris, Flammarion (coll. Champs), 2000, p. 74).

56 Le roi d'lsrael Joas, rescape du massacre ordonne* par Athalie, est un exemple de pitie jusqu'aux dernieres annees de sa vie ou il se tourne vers les idoles; il meurt assassine a Jeru salem par deux de ses serviteurs (2 Ch 24 et 2 Rs 12).

57 Le roi d'lsrael Ela, le dernier roi de la maison de Basha, se livre a la beuverie dans la maison

d'Arca, son maitre du palais, a Tirc,a, pendant que son armde assiege les Philistins dans le Guibbeton. La, Zimri, un de ses generaux, F assassine puis tue tous les membres de sa famille susceptibles de lui succeder, et s'empare du trone (1 Rs 16).

58 Amnon, fils aine* de David, est le demi-frere de Tamar dont il est epris et qu'il prend par force. Absalon venge sa sceur outragee en le faisant assassine* au cours d'un banquet ou il a reuni tous ses freres, fils de David (2 Sm 13).

59 Simon Maccabee trouve la mort a Dok, lors du festin auquel Fa convie Ptotemee fils d'Aboukos: lorsque Simon fut ivre ainsi que ses fils, Ptolemee se leva avec ses hommes et,

prenant leurs armes, ils se precipiterent sur Simon dans la salle du festin et le tuerent avec ses deux fils et quelques-uns de ses serviteurs (1 Mac 16).

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130 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

3. L'HISTOIRE ROMAINE DECLINEE EN ?LIEUX COMMUNS? (THEVET)

Les Vrais Pourtraits et vies de Thevet prennent pour modele le recueil collectif des Vies d'hommes illustres de Plutarque, comme le reconnait l'auteur dans l'hommage qu'il rend a son predecesseur (f. 90 r?-91 v?):

En l'un [des volumes] il traicte, descrit & depeind du vif & naturel crayon les vies des hommes Illustres tant Grecz que Romains, auec vne briefve conference des vns auec les autres: de maniere que si ie ne l'eusse couche au lict d'honneur des hommes Illustres, eusse semble, ou mespriser celuy, qui en langage Grec auoit desia faict retentir les loz des hommes rares & excellens en s^auoir & exploict d'armes, ou bien luy enuier l'honneur qui luy appartenoit, pour vne si heureuse

entreprinse, dont, au gre de tous bons esprits, il s'est si bien acquicte, que ce seroit

importunite trop manifeste d'y souhaiter encores quelque chose. (F. 91 v?.)

Mais Thevet est fidele a 1'integration des savants, philosophes et hommes de lettres qu'avait deja mise en oeuvre Paul Jove dans son Musee de Come

d'abord, puis dans l'edition des inscriptions (Elogia, au sens etymolo gique) servant de legendes aux tableaux ensuite60; car, comme il le declare dans son Epitre liminaire ?Au Benevole Lecteur? (non paginee),

Aussy, pour vray dire, 1'erudition est plus a priser, que la force & vaillance.

Autre innovation humaniste: les portraits en taille-douce dont Thevet vante la qualite, due a 1'intervention de graveurs flamands qui auraient introduit la technique de la gravure sur cuivre en France. Ces portraits seraient le fruit d'annees d'effort consacrees a la quete de documents authentiques (medailles, bustes, statues..., dans le cas de heros antiques)61. Ici les

portraits, reserves chez les Romains aux nobles, ne sont plus un signe distinctif de noblesse, mais deviennent simplement l'image de la personne:

Ce droict des images estoit reserve seulement aux nobles, voire que l'image n'es toit gueres autre, qu'vne marque & enseigne de noblesse.

Une sorte de repartition s'opere entre le texte et l'image, qui est pourvue d'un role plus affectif:

60 Les Elogia, repartis en deux sections, l'une consacree aux hommes de guerre, l'autre aux savants (Elogia doctorum virorum), furent rapidement traduits en italien (Elogi). Pour une edition moderne (en latin), Paolo Giovio, Gli Elogi degli uomini illustri: letterati, artisti, uomini d'arme, a cura di Renzo Meregazzi, in Pauli Jovii opera, 8, Roma, Istituto poligra fico dello Stato, 1972 (BNF: 4-Z-5484(8). Pour une presentation plus complete des recueils de Thevet et de Jove, voir notre these (La Renaissance de la biographie, Paris X, 1993) remaniee sous le titre Le Siecle des grands hommes (a par., Paris, 2001).

61 Pour une presentation plus complete, voir T.I.G.R.E., Detournements de modeles, Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1997, ?Detournements du portrait heroique dans les Vrais Portraits et vies de Thevet?, pp. 37-66.

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SENECA SE NECANS 131

Et pourautant qu'entre les sens de Vhomme la veue esmeut dauantage, contante les affections & resiouit les sens interieurs, il ne se peut faire autrement que ne receuions merueilleuse vtilite & ioye, voyans quasi au vif ceux, dont desia la

memoire receiie par l'oiiye nous induit a les aymer & reverer.

La Vie de Seneque presente, pour sa part, un portrait du philosophe qui s'inspire peut-etre de bustes dans lesquels la tradition a reconnue

longtemps la figure du stoi'cien (ill. 6: portrait de poete dit ?pseudo Seneque?, Louvre62). Comme l'avait fait Pedro Berruguete un siecle plus tot (en collaboration avec Juste de Gand) pour sa serie de vingt-huit portraits d'hommes illustres peints au studiolo de Frederic de Monte feltre au palais ducal d'Urbin (ill. 7), Thevet et son graveur isolent la

figure pour presenter non pas une scene, mais un portrait du philosophe dans une posture exemplaire (ill. 8): en train de mediter sur un livre

(anachronique) et vetu d'un costume contemporain, chez Berruguete; vetu a la Romaine et en train de lever un doigt comme pour ponctuer un discours ou exhorter un interlocuteur vers lequel il serait tourne, chez

6. Portrait de poete dit ?pseudo-Seneque? (replique romaine), sculpture sur marbre,

epoque hellenistique (IP siecle av. J.-C), hauteur 0,310,

Paris, Musee du Louvre, Antiquites grecques, etrusques et romaines. Photo: RMN.

62 Le Tombeau de Seneque de Le Brun s'en inspire directement. II ne semble pas que ce soit le cas pour le portrait du recueil de Thevet.

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132 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

7. Juste de Gand et Pedro Berruguete, Seneque, vers 1476, peinture a Fhuile sur bois,

provient du studiolo de Frederic de Montefeltre au palais ducal d'Urbin,

Paris, Musee du Louvre, Peintures. Photo: RMN.

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SENECA SE NEC ANS 13 3

8. Vrais Pourtraits et vies de Thevet (1584): portrait de Seneque.

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Mais comparee a la scene exemplaire que l'on trouve chez Boissard Theodore de Bry, la mise en page restreinte au buste rapproche le portrait de Seneque de ?1' image tautologique? presente dans les recueils d'Ico nes contemporains63; l'image y est videe effectivement de plus en plus de son sens symbolique pour tenir lieu d'image de memoire64.

Le texte semble adopter le parti comparatif des Vies paralleles de

Plutarque, mais au lieu de narrer l'ensemble de la vie avant de passer a la

comparaison avec un autre personnage, c'est chaque episode important du recit qui est pretexte a une mise en serie avec d'autres personnages historiques. On aurait 1'impression d'avoir affaire a des digressions si le

procede n'etait si systematique. Thevet se comporte en compilateur face au materiau historique, si bien que son texte semble prendre modele sur les livres de ?lieux communs? qui regroupent sous diverses rubriques, ou tetes de chapitres (tituli, capita), une serie d'exemples ou de citations:

Une seconde acception de lieu commun est une invention du XVP siecle, et plus precisement de Melanchthon. Par ?lieux communs? on designe les tetes de

rubriques de quelque recueil que ce soit, et par metonymie on nomme ainsi le recueil lui-meme, vu comme une sorte de gros classeur65.

Ainsi, par exemple, au lieu de donner le nom complet du personnage concerne (Lucius Annaeus Seneca), Thevet enumere tous ses homony mes connus. Par cette orientation erudite, il ouvre un large eventail the

matique, qui contraste avec la linearite du fil narratif que le lecteur (surtout le lecteur moderne) s'attendait a devoir suivre: ?l'esthetique de la varie

tas, de cette charmante bigarrure qui a les faveurs de Montaigne a la meme epoque [...] donne [...] en spectacle l'eparpillement du monde, de

fa?on pour ainsi dire manieriste, sans perspective royale?66. Si Seneque est un nom propre (Seneca) et sa fin unique (se necans),

cela ne suffit pas a l'individualiser; il faut d'abord decliner tous les

Seneque existants chez les Romains (parmi lesquels on trouve un poete tragique), pour faire ensuite ?sortir du lot? le philosophe stoi'cien ayant vecu sous le regne de Neron:

63 Nous avons deja cite ceux de Boissard qui paraissent sous des titres et des etats divers a

partir de 1591; toujours dans le domaine protestant, on peut citer egalement les Icones id est verae imagines virorum doctrina simul et pietate illustrium de Theodore de Beze

(1580). 64 ?Mais il est evident qu'une gravure qui cherche la fidelite au modele pris dans sa plus radi

cale individuality ne peut rien ?dire? de plus qu'elle-meme et ne renvoie qu'au nom

propre.? (C. Balavoine, art. cite, L'Embleme a la Renaissance..., p. 165). 65 F. Goyet, ?Les diverses acceptions de lieu et lieu commun a la Renaissances in Christian

Plantin (ed.), Lieux communs, topoi, stereotypes, cliches, Paris, Kime, 1993, p. 410. 66 F. Goyet, ibid., p. 413.

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SENECA SE NECANS 135

Avant que nous entrions au discours de la vie de ce graue Philosophe, est besoin de donner a entendre la distinction, qui est entre ceux, qui ont porte le nom de

Seneque dautant que ie ne puis m'accorder avec ceux, qui tiennent, que ce person nage ayt eu le nom de Seneca, comme qui diroit Se necans, puis que tous ceux, qui ont passe tous mesmes rigueur, qu'a faict ce grand Academique, n'ont emporte telle qualite. (F. 605 r?.)

Cette methode erudite et thematique, qui tient de la compilation et du

catalogage, opere encore plus nettement a 1'occasion de deux autres sujets. Le ?lieu commun? de la retraite rustique apres les honneurs rapproche Seneque de Scipion l'Africain et de Diocletien:

Toutesfois Seneque qui estoit mieux informe de Finconstance des affections humaines que n'estoit son disciple, essaya par tous moyens de couper tous

moyens a ses hayneux d'auoir occasion de le calomnier: si se sequestra du tout des affaires publiques, & s'adonna a la vie rustique, se releguant sous la tacitur nite d'une vie solitaire exprimee, sous ombre qu'il estoit vieil & maladif.

(F. 606 v?.) De mesmes fit Scipion l'Africain, qui fut vn fort redoute Capitaine entre les Romains. Apres avoir continue en Espaigne, Affrique & Asie la guerre fort

heureusement, reduit sous FEmpire F Afrique, mine Cartage, surmonte Hanibal, destruit Numance & restably Rome, en Fan cinquante deux de son aage se retira en vn sien petit heritage, entre Capoiie & Pozzuolo, & iamais ne voulut retourner a Rome. Nous lisons aussi que Diocletian apres avoit [avoir] gouuerne* Rome dixhuit ans, & estre paruenu en extreme vieillesse, se demi[t] de FEmpire. De faict alia a Salonne, lieu de sa nativite, ou il se mesla de F agriculture dix ans durant, ne voulant accepter la dignite" Imperiale, qui deux ans apres son abdication luy fut

presentee par les Ambassadeurs Romains, lesquels le trouuerent en vn petit iardin de sa maison binant et cerclant des laitues & taillant autres herbes. Comme il eut entendu leur legation leur fit response: Mes amis, ne vous semble il meilleur &

plus honeste, que celuy, qui a plante & hoiie ces laitues, les mange en paix &, repos en sa maison que non pas, les laissant, il retourne aux troubles de Rome ? Et comme vne autre fois apres Diocletian se fut excuse de se trouuer aux noces de

Constance, ausquelles Constantin Fauoit inuite, a cause de Finfirmite de son aage caduc, brise & mal portatif, les Empereurs eussent redouble la semonce avec

menaces, il print opinion qu'ils le feroyent mourir honteusement, pour-ce qu'il auoit donne secours a Maxance & Maximin, partant print du poison, dont il mourut aage de septante ans. Ie pourroye produire plusieurs autres personnages excellens, qui laisserent les Royaumes, Consulats, dignites, gouuernements, cites,

palais, faueurs, cours & richesses, afin de viure paisiblement, si l'exemple de Diocletian ne suffisoit, qui semble auoir este compaignon en fortune auec nostre

Seneque, en ce que tout ainsi que le sequestre que Diocletian fit de sa personne, luy seruit de bien peu de chose, aussi le malheur de la destinee contre-uira a rebours tous les desseins, de nostre Cordubois, lequel pensant s'esloigner des

pieges de ses hayneux, s'y en-laca plus qu'auant, & inopinement se trouua encloiie dans la conspiration Pisonienne, dont il ne se peut desgager, qu'y laissant, pour toutes arres, sa vie.? (F. 606 v?-607 r?.)

Les malheurs de Scipion l'Africain, rapportes par Tite-Live dans son Histoire romaine (livre XXXVIII), avaient ete 1'occasion de meditations nombreuses de la part des moralistes humanistes, de Petrarque a Jove: meditations sur le role de 1'Envie sur les destinees des hommes illustres; sur le paradoxe de vies si eclatantes s'achevant dans la solitude et

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136 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

l'obscurite67. Le portrait pathetique d'un Seneque se retirant dans l'obs curite amene tout naturellement l'image de Scipion dans l'esprit de

Thevet, car ils sont relies par le theme de l'exil volontaire68. Mais c'est surtout la vie de l'empereur romain Diocletien (245-vers

313) qui est modifiee pour correspondre a la volonte demonstrative de Thevet. Diocletien se donna en effet pour mission de reformer l'Empire en etablissant une monarchie absolue centree sur l'empereur, consideree comme une personne sacree et quasi-divine; il abdiqua seulement a la fin de sa vie pour cause de maladie, pour passer les dernieres annees de sa

vie dans son palais de la cote dalmate, et il ne se suicida pas. La technique ?comparatiste? de Thevet opere encore a propos du ?lieu

commun?, a valeur morale, de la vertu mal recompensee, qui se double du theme, politique, de la resistance du conseiller a la tyrannie du prince. L'attitude de Neron envers son precepteur jus tifie ainsi un rapprochement avec 1'attitude de Caracalla envers Aemilius Papinianus, un celebre

juriste romain qui finit ses jours execute, en 212 ap. J.-C, pour avoir refuse de justifier le meurtre commis par l'empereur sur la personne de son propre frere:

Et de ce plusieurs histoires nous font foy, & entre autres celle d'jEmil Papinian, duquel ie prendray grand plaisir de dire quelque chose, tant par-ce qu'il a souf

fer[tl la mort pour n'auoir voulu pallier la meschancete* de 1'Empereur Caracalle:

que aussy pour le proposer icy pour vn miroir a tous les gens de bien, & principa lement aux Advocats, Iurisconsultes & autres qui suyvent la vocation, en laquelle il estoit si parfaict. (F. 608 r?.)

Caracalla, pere d'Heliogabale, etait un ?bouc de lubricite? menant une

?vie debordee?; de plus, ?son inhumanite ne cedoit a son incestueuse &

plus que brutale lubricite.? (F. 608 v?.) Or Caracalla demande a son juris consulte de justifier le meurtre de son frere, Geta:

Pour autant que ceste cruaute, exercee en la personne de son frere fut trouue

estrange & inhumaine, il y eut grand bruit a Rome, mesmement le Senat en fit

demonstrance de grand mescontentement. Parquoy craignant quelque nouveau

remuement contre son estat pour faire trouuer bon vn tel & si peraicieux acte, vouloit que le Iurisconsulte Papinian luy seruit de bouffon & qu'il le chastouillast en ses malefices [...]. (F. 608 v?.)

iEmil Papinian refuse, et le paie de sa vie:

67 Petrarque, Le Vite de gli huomini illustri di messer Francesco Petrarcha, MDXXVH

(BNF: 8-J-6617), Vie de Scipion l'Africian pp. 79 a 120, voir en part. pp. 117 v?, 188, 199 v?. Pour Jove, voir Elogi, 6d. citee.

68 Accuse par le tribun de la plebe Q. Petilius, selon les uns, par Naevius, selon les autres, d'avoir detourne a son profit une partie du butin fait sur Antiochos, Scipion l'Africain, pour ne plus etre expose aux outrages des tribuns, se retire a Liternum pour y vivre dans un exil volontaire.

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SENECA SE NECANS 137

?I1 n'est pas, dit-il, si aise* d'excuser le parricide, que de le perpetrer.? [...] Dont

l'Empereur fut tellement indigne, qu'il luy fit incontinant trancher la teste & a son

fils. (F. 608 v?-609 r?.)

Ces regroupements par ?lieux communs? ont une valeur morale et

didactique (bien plus qu'informative) que Thevet developpe en parse mant le recit de legons. L'auteur examine ainsi les circonstances de la

disgrace de Seneque pour avertir des dangers que comporte l'enrichisse ment excessif pour un haut fonctionnaire:

Depuis ce temps, quand Seneque se vist remis en ses honneurs, credit & authorite, ne mesprisa la commodite, si engliia de telle fa9on son corps, que apres s'estre veaultre* sur les plumes du lict, ou sa dignite luy permettoit de reposer, il se treuua tellement remplume, que selon le bilan, qui a este faict de la chevance ie trouue

que sonrevenu annuel & censuel reuenoit aquatermilies sestertium [...] encores

qu'ordinairement le reuenu annuel d'vn Senateur n'excedast cent mil escus. Telle & si excessive opulence fut en partie cause de son mal-heur, dautant qu'elle resueilla ses enuieux & mal-ueuillans a luy recercher quelque vanie Moresque, dont il s'apperceut bien tost, & pour-ce requit, auec toutes les prieres du monde, Neron son disciple, qu'il luy fut permis se retirer et remettre aussi entre ses mains tous les estats dont il avoit daigne l'honorer, ensemble tous les biens & richesses,

qu'il possedoit. (F. 606 v?.)

La citation pointe d'abord la contradiction qui existe entre la morale sto'i cienne et la vie luxueuse menee par le philosophe, pour passer ensuite a des considerations plus generates sur l'envie, un theme fort prise des inventeurs d'emblemes (Invidia, chez Alciat et Ripa, Detrattione egale

ment chez Ripa, et de nombreux emblemes sur l'Envie dans les Emble mata de Boissard: emblemes XIV, XV, XVII, XIX).

Une seconde legon porte sur 1'inconstance des princes et sur les

risques de disgrace encourus par les courtisans:

Voila que c'est de 1'inconstance, miiable & variable fragilite* de l'appuy, qu'on peut asseurer sur la faueur & amitie des Princes terriens. Neron luy asseuroit que toutes les calomnies, accusations ou delations de ses aduersaires ne pourroyent des-sembler [disassembler] 1'amitie qui estoit entre eux, en vn moment le voila tourne* aux rapports de ceux, qui l'attachoyent de ceste coniuration, si bien qu'ap res auoir faict par vn long temps seruice, pour estre souspeconne* d'auoir casse* vn

verre, pour tout guerdon il faut mourir, estant lors presques sur le bord de sa fosse, en pleine & decrepite viellesse. (F. 607 r?.)

La litterature morale de l'epoque offre, la encore, bien des echos a ce theme: on se reportera, par exemple, a deux ?lieux communs? cites par Erasme dans son Ratione colligendi exempla: ?La rancune des rois est tenance? et ?L'amitie du prince est pleine de perils?69; on peut citer egale

ment l'embieme de Boissard Metus est plena tyrannis (Emblemata, XLV).

69 Cites par P. Porteau, op. cit., ch. 12, p. 185.

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138 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Une troisieme legon, aussi peu originale que les precedentes, s'adresse aux conseillers du prince pour les inciter au courage et a la vertu, meme

quand la resistance aux volontes illegitimes du prince peut leur couter la

vie; Thevet fait de Seneque et d'iEmil Papinien des miroirs de vertu qu'il propose aux courtisans et autres ?applaudisseurs? contemporains:

Lesquels ie prie tres-volontiers de faire engrauer dans leurs cabinets en lettres d'or la response que fit Papinian a Finique semonce de Caracalle. (F. 608 v?.)

La le?on tourne alors au requisitoire contre les flagorneurs, ce qui rap

pelle d'autres emblemes {In adulatores chez Alciat):

Nos plaisanteurs ont peur d'estre dechasses des Cours des Grands, si a toutes

occasions, qui se presentent, pour desguiser le blanc en noir ils n'employoient leur en-miellee eloquence, & par tel maquignonnage entretiennent & nourrissent les

Princes en leur mauuaise vie, qui s'asseurrent ne pouuoir commettre crime si

abominable, lequel ils ne puissent faire trouuer bon par les flateries de leurs

flagorneurs. Ils se garderont bien d'estre revesches & esconduire la semonce d'vn

Prince, ou bien de condamner les vices & meffaits des Grands. La raison est par ce qu'ils voyent que pour toute recompense il a fallu que Papinian ait este deca

pite, & Seneque, par Fouuerture de ses veines, ait este presques homicide de soy mesmes. (F. 609 r?.)

Le raisonnement fallacieux des flagorneurs restitue par Thevet est proche de celui que tient Fortune dans Princes, dans le passage ou elle denigre Seneque aupres du jeune homme a la Cour, et ou elle tente de le decou

rager de suivre Vertu: ce jeune homme qui lisait ?si curieux/ La mort du

grand Senecque? et qui ?envioi[t] plus Senecque que Neron? ferait

mieux, selon elle, de se rappeler dans quel ?havre tout vaseux d'une honteuse mort? finirent ?ces grandeurs Romaines?70.

Dans l'ensemble, le texte se caracterise done par des mises en serie

thematiques et des mises en garde morales. Ces procedes aboutissent a une sanctification du stoicien, que couronne le parallele avec saint Pierre et saint Paul:

Apres plusieurs allees & venues qui sur ce furent faites pour tascher a rapaiser la

furieuse rage de cest ingrat disciple, Seneque luy fit entendre qu'il scauoit bien

que par necessite il luy failloit mourir, mais de souhaiter la mort n'y auoit aucune

occasion. La choisir il ne pouuoit, puisque ce n'estoit a sa disposition, ains de la

destinee celeste. De la fuir s'en garderoit-il bien, dautant qu'il ne cognoissoit point que la mort apportast aucun mal, ny que fut chose mauuaise de mourir, mesme

ment en l'aage, ou il estoit parvenu. A la fin apperceuant Fobstination & barba

resque inhumanite de son disciple, telle qu'il ne pouuoit reculer, il pria le mede

cin Statius son familier & amy de luy composer vn breuvage bien prepare, hastif & facile a prendre, qui gueres ne le fist languir, lequel il aualla mais pour cela ne

70 Us Tragiques, II (Princes), v. 1209-1224.

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SENECA SE NECANS 139

peut mourir, ne pouuant la poison quelque aigiie & mortelle qu'elle fut, luy pene trer iusques au cceur a cause de la debilitation de son aage, il se fit lors, par le

conseil du mesmes Medecin, inciser et ouurir les veines dans vn bain fort chaud:

& en ceste sorte finit ces iours deux ans auparauant que Sainct Pierre & Sainct Paul receussent par le mesmes Empereur la coronne de Martyre. (F. 607 v?.)

Ce parallele entre la mort impie (par le suicide) d'un paien et les plus

glorieux martyrs Chretiens montre le degre d'impregnation du stoicisme

chretien. Ainsi, au-dela des circonstances precises (empruntees ici a

Tacite71) qui rendent la mort du philosophe unique, l'accent est mis

conjointement sur sa dignite (ce qui fait penser aux emblemes sur la Cons

tance, par exemple Costanza chez Ripa), et sur son statut de martyr. Voila autant de traits que fixera Monteverdi pour la posterite dans Le Couron nement de Poppee. Le recit est alors emporte dans un mouvement de

generalisation qui culmine avec la description effective d'un embleme:

Seneque done fut remunere de la recompense dont coustumierement sont salariez ceux qui amoureux de vertu ne veulent farder la verite, ou estre maquignons des

fautes d'autruy. Voila pourquoy on a de coustume de peindre la verite, portant vn

glaiue, dont son gosier est pique. (F. 608 r?.)

Faute d'avoir trouve l'embieme correspondant, nous pouvons nous

reporter a un embleme de Corrozet qui s'apparente a cette description: il

represente la Verite nue juchee sur le dos d'un homme a qui elle coupe la

gorge (ill. 9).

Seneque devient ainsi la figure de la sincerite mal recompensee, comme dans les vers de Princes oii Aubigne applique a Henri IV l'exem

ple de Neron:

Les Senecques chenus ont encor en ce temps Morts, et mourans, servis aux Rois de passe-temps, Les plus passionnez, qui ont gemi fidelles Des vices de leurs Rois, punis de leurs bons zeles, Ont esprouve le siecle ou il n'est pas permis D'ouvrir son estomach a ses privez amis [.. .]72.

Mais cette interpretation s'appuie chez Thevet sur une progression vers l'universel en deux etapes: l'evenement historique particulier prend place dans des rubriques generates, aux cotes d'autres episodes (concer nant d'autres personnages, ayant vecu a d'autres epoques) que le compi lateur selectionne en fonction de similitudes d'ordre thematique; ce sujet thematique est ensuite eleve au niveau de l'allegorie emblematique.

71 On remarquera cependant une inversion par rapport a Tacite concernant l'ordre dans lequel se produisirent les deux methodes de suicide: en s'ouvrant les veines et en buvant du poison pour accelerer la mort dans Ann. 64; dans l'ordre inverse chez Thevet.

72 Les Tragiques, II (Princes), v. 841-846.

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140 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Emblemes. LVl

Verite. La uerite doibt eflrepdinftenuel D'aucunbabit noncouuerte nefceinfte} kffm qu'a tous ettefoit mieulx congneue, h qu'ola uoie i l'oeil fins quelquefa^ie; 1 eft bien way que cefl uertu trejjainfte Et qu'il n'y a cbofe plus qu'elle forte* Mais ctun coufieau (en ojlant toute

crainBe) toupela gorge IccUuyquilapoYtcl v

9. Corrozet, embieme ?Verite? (un des emblemes ajoutes au Tableau de Cebes de

Thebes, ancien philosophe et disciple de Socrates: Auquel est peinte de ses couleurs, la

vraye image de la vie humaine, et quelle voye doibt elire, pour parvenir a Vertu et

perfaicte science. Premierement escript en Graec, et maintenant expose en Rythme Fran

goyse, Paris, 1543, f. LV r?). Reproduit par J.-R. Fanlo, ed. crit. des Tragiques, t. 2, ill. X

(et rapproche de Princes, v. 173-174).

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SENECA SE NECANS 141

II serait exagere de dire que la vie de Seneque n'est qu'un pretexte pour Thevet, mais l'histoire fonctionne en tout cas pour lui comme une reserve de ?morceaux choisis? dans laquelle il peut puiser pour faire ressortir les thematiques qui transcendent les vies individuelles. Aussi

peut-on reconnaitre plusieurs stereotypes communs a la Vie de Seneque et a celles de Socrate, de Boece et d'Erasme ecrites par Thevet73. Mais c'est surtout la Vie de Thomas More (1478-1535) qui presente le meme

modele structurant que la Vie de Seneque, avec ses quatre moments: l'homme docte exerce des charges politiques importantes et est eleve par le Prince aux dignites les plus hautes; il se retire des affaires publiques pour ne pas cautionner une politique injuste74 (le fait que cette retraite soit tardive dans le cas de Seneque n'est pas mentionne); il s'oppose ouver tement au Prince sur la question precise de la repudiation d'une epouse legitime (dans les deux cas); il accepte la mort avec Constance et dignite75; il meurt en martyr (que ce soit un homicide ou une mort ?volontaire?). Et

finalement, ce qu'ecrit Thevet de Thomas More, il pourrait tout aussi bien 1'ecrire de Seneque:

73 Seneque se rapproche de Socrate, Finventeur de la philosophie morale (Vie f. 78 r?-79 v?): ?C'est ce Philosophe, qui ayant descouuert le peu de profit, que la Physique apportoit a la vie humaine, encores qu'il y fut grandement verse\ la quicta pour se ranger a la Philosophie

Morale, de laquelle il fust le premier inuenteur, & en donna de fort beaux preceptes tant de

bouche, que par exemple, reputant a folie ce qu'aucuns tiennent, qu'il suffist de bien haran

guer, prescher & admonester, sans illustrer par bonnes meurs telles adhortations.? (F. 78

v?.) Mais la mort de Socrate est traitee en une ligne, parce que celle d'un simple citoyen condamn6 injustement, et non d'un philosophe-homme politique comme Seneque. Les similitudes avec Erasme (Vie F. 547 r?-550 v?) tiennent a leur commune (mais tardive, dans le cas de Seneque) resistance au pouvoir, que resume la devise de l'humaniste, NULLI CONCEDO: ?Titre, qui, sans doute, de prime face semble estre vn peu arrogant & plein de

presomption, mais quant il sera examine\ comme il appartient, ne pourra donner occasion de luy imposer quelque fierte ou outrecuydance. [...] dantant que, sans se faire targue du

scavoir, dont il estoit doue\ si pouuoit il dire qu'il ne cedoit a personne, qu'il ne s'humilioit a personne, quelque haut huppe" qu'il fut, ains que seulement il se vouloit assuiettir a la raison.? (F. 548 r?-v?.) Un rapprochement est egalement possible avec Boece (480-524), savant issu d'une riche famille s?natoriale, qui se vit confier les plus hautes responsabilites politiques lors de Foccupation de l'ltalie par les Ostrogoths sous Theodoric, et qui fut juge pour haute trahison et execute' a la suite d'une denonciation calomnieuse (Boece Severin, f.491r?-492v?).

74 ?Doncques quasi ennuye des affaires, negoces & choses mo[n]daines, les quittant peu a peu & se retirant de toutes occupations, pour vacquer plus librement a la meditation des escritu res sacr^es: ioinct aussi qu'il preuoioit les divers accidens & tumultes, qui se preparoient en

Angleterre par le diuorce du Roy d'auer la Royne Catherine sa femme legitime, de son gre & sans contraincte quitta la dignity de Chancelier: autrement luy eut conuenu, contre Finte

grite de sa conscience & bonne reputation de sa vie passee, estre fait participant, autheur & ministre des conseils, & opinions d'vn Roy.? (Vie de Thomas More, F. 540 v?-541 r?.)

75 Thomas More ne s'emeut pas de sa condamnation: devant sa fille Marguerite en larmes, ?la consola disant, Marguerite ne te tourmentes davantage, puis qu'il plaist a Dieu qu'il soit ainsi faict de moy.? (F. 541 r?).

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142 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

On peut douter lequel des deux a plus honore la memoire de Thomas More, & fait

cognoistre par toutes les parties du monde, ou bien son rare & exquis scavoir, conioinct auec vne admirable patience, ou l'heureuse fin & martyre, qu'il a

patiemment endure pour maintenir la verite & Iustice. (F. 540 r?.)

CONCLUSION

A1'heure des bilans, on peut commencer par examiner la colonne des debits. Au regard des exigences de l'historiographie moderne, la premiere grande absente des representations de Boissard et de Thevet, c'est la

question politique. Elle est un moment effleuree par Thevet, avec la

conjuration des Pisons, mais l'hypothese d'une participation de Seneque est bien vite ecartee au profit d'une interpretation qui privilegie, une fois

encore, la morale, en rappelant son plaidoyer en faveur d'Octavie et son

refus de cautionner 1'union avec Poppee:

Seulement suis-ie d'auis de remarquer que Seneque estant meu d'vn bon zele en a receu une piteuse & pauure recognoissance. Et de ma part ie seroye bien d'auis de me ranger a ceste opinion, dautant qu'il n'est vray semblable qu'il ait voulu se

pesle-mesler dans ceste coniuration, quoy que Lucain son neueu en ait este attainct. Plutost peut on par coniecture recueillir que Seneque tenant son degre de

Precepteur a lendroict de la personne de Neron, ayant veu qu'il s'estoit detraque de la droicte voye d'honestete, n'a voulu, par conniuence, laisser passer vne telle

faute sans le redresser, & luy remonstrer de combien il s'esloignoit de verite, usant

du priuilege dont Plutarque releua son disciple Trajan. (F. 607 v?.)

La version refutee par Thevet 1'aurait entraine dans une reflexion (menee

plus tard par Diderot) sur la compromission de l'intellectuel avec le

pouvoir qui aurait deborde le cadre strictement moral dans lequel il

contient le recit biographique. La seconde absence de taille, c'est bien sur la methode historique elle

meme, avec ses presupposes theoriques (l'alterite de l'evenement passe,

qui le differencie de tout autre evenement qui aurait pu lui ressembler76). La decoupe de l'histoire romaine en morceaux detachables et combina

bles sous la forme de compilations constitue le symptome d'une ?inca

pacite? a concevoir le cours du temps dans son devenir et le passe dans son aspect revolu. Parallelement, le sens assigne d'emblee a l'evenement

pour le rendre propre a illustrer tel sujet ou tel conseil rend l'auteur

?inapte? a envisager la complexite et l'enchevetrement inextricable des

faits dont l'historien, en revanche, essaie de rendre compte.

76 Cf. Francois Chatelet, La Naissance de l'histoire, Paris, Editions de Minuit, 1962, reed.

1996 (coll. Points), introduction, p. 11.

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SENECA SE NECANS 143

Mais la constatation d'une ?incapacite? a (ou d'un refus de) mener une recherche en direction de la verite historique qui s'appuierait, sinon sur des protocoles scientifiques d'investigation (qui ne verront veritable

ment le jour qu'au XIXe siecle, apres les jalons poses par le XVIIP), du moins sur un desir de connaitre le passe pour lui-meme, cette constata tion doit amener a s'interroger sur le soubassement theorique d'une telle attitude. Cette utilisation du passe comme collection de themes suscepti bles d'etre repertories et catalogues, d'une part, et comme source de

legons applicables au present, d'autre part, se fonde sur une rationalisa tion de l'histoire qui elimine toute trace de contingence pour favoriser

1'emergence d'un sens, au prix d'une reduction simplificatrice des faits a des schemas rhetoriques. Au regard de la science historique nouvelle qui se developpe dans la seconde moitie du XVP siecle, sous 1'impulsion de

juristes et de philologues, pour mettre au jour des oeuvres qui allient

erudition, exigences critiques et reflexion theorique, ce type de compila tion est une aberration reposant sur des simplifications abusives; inver

sement, il est probable qu'au regard de Boissard et de Thevet, la science

historique moderne s'engage dans une voie sans fin et sans utilite, d'ou

n'emergeront jamais de resultats definitifs, et qu'elle condamne ses adep tes a ecrire ?tant qu'il y aura d'encre et de papier au monde?.

A la fin du siecle, on voit emerger effectivement une ecriture de l'his toire qui se met moins au service de la philosophie morale qu'elle ne cher che a respecter une logique narrative lineaire, en s'attachant a reconsti tuer laborieusement son objet selon la verite historique: car ?il faut que 1'Historien de poinct en poinct, du commencement jusqu'a la fin, deduise son ceuvre?77. Cette nouvelle forme d'ecriture rend caduque la logique de la constellation et du bouquet qu'on a vu a l'oeuvre dans les collectes de faits memorables de Boissard ou de Thevet. Deux siecles et demi apres Petrarque, nous nous trouvons encore la dans son sillage: a un proche qui deplore la mort sans sepulture d'un ami, a un autre qui se plaint amere ment de son exil, l'erudit du XIVe siecle soumet les exemples illustres anciens et recents d'ou rhomme sage pourrait tirer quelque consolation: le sort reserve aux Scipion, aux Marius, aux Cesar, aux Emile et autres

Seneque n'est pas congu comme un instrument de connaissance, mais de meditation sur l'humanite78. Les collectionneurs et compilateurs de la fin

77 Cette linearite* apparait bien dans la metaphore de la couture appliquee ici a 1'Historien par Ronsard (Franciade, Epistre Au Lecteur, 1572, in (Euvres completes, ed. Laumonier, 1983, t. XVI, p. 4).

78 Petrarque, Aux Amis. Lettres familieres, livres I et II (1330-1351), traduction, presenta tion et notes par Christophe Carraud, Grenoble, Editions Jerome Millon, petite collection

Atopia, 1998 (par ex. lettres I, 2, II, 3, II, 4).

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144 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

du XVP siecle ne savent plus toujours ce qu'ils veulent prouver et a qui ils s'adressent (ce qui est plus vrai pour Thevet que pour Boissard), mais ils cherchent a prolonger une pratique du fait memorable qui remonte aux sources de l'humanisme.

Universite Paul-Valery Patricia Eichel-Lojkine

(Montpellier III)

ILLUSTRATIONS - Liste des abreviations:

BNF: Bibliotheque Nationale de France BMedM: Bibliotheque interuniversitaire de Montpellier, Fonds ancien de la Faculte de

Medecine RMN: Reunion des Musees Nationaux

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SENECA SE NECANS 145

ANNEXES

Le chapitre XXXV du Theatrum vitae humanae de J.-J. Boissard

Theatrum vitae humanae a I. I. Boissardo Vesuntino conscriptum, Et a Theodoro Bryio artificiosissimis historiis illustratum. Excussum typis Abra hami Fabri, Mediomatricorum Typographi. [Francfort, 1596] (Bibliotheque de la Faculte de Medecine de Montpellier, Fonds ancien, 45433).

Praeceptores amandi. [p. 157] CAP. XXXV.

SENECAE MORS.

[gravure] [sous la gravure:]

Roma hilarem vidit materna ccede Neronem: Et patriae immissis tecta cremata rogis. Sed magis obstupuit, Senecce dum fata Magistri Crudeli est ausus solicitare manu.

[Rome vit Neron riant de 1'assassinat de sa mere et les maisons de la patrie brules par des buchers volontaires.

Mais il stupefia le plus lorsqu'il osa d'une main cruelle avancer 1'heure de son maitre Seneque.]

[p. 158]

Nullum munus ad Reipublicae utilitatem praestantius, aut laudabilius conferre

potest vir bonus, vel magis necessarium, post institutionem populi & ministe rium Evangelii, quam si doceat, atque erudiat juventum: iis potissimum mori bus, atque artibus, quibus politur vita humana, excitatur pietas, & ad societatem

generis humani maxime sunt accommodati. Neque liberaliter educatus, cui non educatores, cui non magistri sui, atque doctores cum grata recordatione in mente

versari semper debeant. Et cum vita omnis sine Uteris et eruditione mors sit, & hominis sepultura: ii, certe, quorum opera instruimur et erudimur, colendi merito nobis sunt. Multum enim praestant beneficiorum civitate bene ordinatae

Praeceptores docti et diligentes, quique munus suum fideliter & cum vigilantia solertiaque exequuntur. Nemo egregius civis fieri potest, qui non sit in bonis

disciplinis institutus. At cum omnes in id studium incumbere debeant, ut patriae prosint quantum fieri potest: ii prae caeteris maxime commendandi sunt, quorum ingenio atque opera publica promovetur utilitas: ut sunt ludimagistri & schola rum rectores, qui juventutem moderantur. Quod si contentio, et comparatio fiat, quibus plurimum tribuendum sit officii, Parentes, Principes, Ecclesiae praepositi, & Praeceptores primum semper locum obtinebunt. quorum beneficiis unusquisque

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146 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

obligatissimus tenetur. Nihil est tarn inhumanum, tam tetrum, tarn immane, quam

committere, ut beneficio non dicam indignus, sed victus esse videare. Et cui

gratia referri non potest quanta debetur, habenda tamen est quantam maximam

animi nostri capere possunt. Nam sicut a parentibus vita, patrimonium, civitas,

libertas tradita est: ita a praeceptoribus doctrina & eruditio, animorumque forma tio nobis concessa est. Incertumque videtur esse cui magis obligati simus, Praeceptori vel parentibus: cum hi corporis, ille sit animorum formator. Boni merito judicandi ac dicendi sunt qui Praeceptoribus bene de se meritis tota vita bene faciunt, eos colunt, eos diligunt, gratiamque pro acceptis beneficiis quan tam possunt referunt. Nemo est tam ingratus, tam impius, tamque nullius huma

nitatis, qui si parentum Praeceptorumque merita resumere velit, non eos omni officio & honore dignos esse fateatur; aequumque censeat grata eorum nomen memoria prosequi, quorum beneficio vita data est, & exculta. Illi[s] aeterna

supersunt gaudia, & alma quies, & in urna perpetuum Ver, famaque venturum

semper praeclara per aevum, qui Praeceptorem chad voluere parentis esse loco.

Illumque dedecus insequitur, ac poenitentia dolorque animi cruciat qui se magis tri fidelis & boni indignum praestitit79. Qui abjicit disciplinam, odit animam suam: qui autem acquiescit increpationibus possessor est cordis. Cur detestatus sum disciplinam, & reprehensionibus non acquievit cor meum ? nee audivi vocem docentium me, & magistris meis non inclinavi aurem meam ? Respicit Dominus vias hominis, & gressus ejus considerat: ipse morietur quia non habuit discipli nam. Inter ilia crimina quae in Nerone vita maxime enormia: hoc illi quoque tribuitur, quod parricidus Agrippinae matris, & Senecae Cordubensis praeceptoris sui optimi, sceleratam animam perdiderit. Quern incissis venis ad mortem

coegit: illam in sinu Baiano navi (qua vehebatur) dissoluta submersit.

TRADUCTION

L'homme de bien ne peut remplir aucune mission plus eminente, ou plus indispensable pour le profit de FEtat, apres F institution du peuple et le ministere de l'Evangile, que d'eduquer et de former les jeunes gens: principalement aux mceurs et aux arts grace auxquels la vie humaine est cultivee, la piete est stimu

lee, et grace auxquels ils s'adaptent le plus a la vie sociale. II n'a pas recu une

education d'homme libre celui pour qui ce n'est pas un devoir de rappeler toujours a son esprit avec un souvenir plein de reconnaissance les enseignants, les maitres qui ont ete les siens, et les docteurs. Et comme toute vie sans lettres et sans savoir serait la mort et la sepulture de l'homme: assurement, ceux dont 1' application nous instruit et nous forme, nous devons les reverer pour leur

merite. En effet, les precepteurs doctes et diligents, et qui remplissent leur office fidelement et avec vigilance et adresse, procurent beaucoup de bienfaits a une cite bien ordonnee. Personne ne peut de venir un citoyen eminent, s'il n'a ete

eduque dans les bonnes regies. Mais comme tous doivent s'appliquer a cette etude pour servir la patrie autant que possible: ils doivent etre recommandes le

79 En note marginale, on trouve ici Pro. 15 et Pro. 5.11 s'agit effectivement d'une citation du texte des Proverbes de la Vulgate (cf. traduction).

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Page 42: L'écriture de l'histoire || Seneca se necans: L'histoire distribuée en exemples, emblèmes et "lieux communs" par Boissard et Thevet

SENECA SE NEC ANS 147

plus, devant tous les autres, ceux qui etendent leur utilite en mettant leurs quali tes et leur activite au service de l'Etat: comme c'est le cas des maitres et des

directeurs des ecoles, qui dirigent la jeunesse. Et si l'on faisait un concours et une comparaison pour savoir auxquels doit revenir la plus grande part de service rendu, les Parents, les Princes, les dignitaires de l'Eglise et les Precepteurs obtiendront toujours la premiere place: chacun est tenu de leur etre tres oblige pour les benefices qu'ils apportent. Rien n'est si inhumain, si noir, si monstrueux

que de se rendre coupable en donnant l'impression d'etre, je ne dis pas indigne du bienfait recu, mais surpasse par lui. Et envers celui a qui on ne peut temoi

gner de la reconnaissance autant qu'on le doit, il faut cependant en avoir autant

que nos ames peuvent en contenir. Car de meme que la vie, le patrimoine, le droit de cite et la liberte doivent etre rapportes aux parents: de meme c'est aux precep teurs que nous devons conceder le savoir, 1'erudition et la formation des esprits. Et il semble qu'on ne sache pas a qui nous sommes le plus obliges, au Precep teur ou aux parents: alors que ceux-ci formeraient le corps, celui-ci formerait les

esprits. Ils doivent etre juges et reputes bons pour leur conduite meritoire ceux

qui se comportent bien toute leur vie a l'egard des Precepteurs ayant bien merite d'eux, qui les reverent, qui les aiment, et qui temoignent de la reconnaissance

autant qu'ils le peuvent pour les bienfaits recus. Personne n'est si ingrat, si impie et si denue d'humanite que, s'il voulait resumer les merites des parents et des

precepteurs, il n'avouerait qu'ils sont dignes de toute obligeance et de tout honneur; qu'il ne juger ait juste d'honorer leur nom d'un souvenir plein de recon naissance, eux grace a qui la vie a ete donnee, et cultivee. Ce sont des joies eter

nelles, et un doux repos, et un Printemps perpetuel dans l'urne, et une renommee

toujours tres eclatante dans les siecles a venir, qui attendent ceux qui ont voulu

que leur Precepteur soit comme un pere cheri. Et le deshonneur le poursuit, et la penitence et la douleur de Tame torture celui qui s'est montre indigne d'un

maitre fidele et bon. ?Qui rejette la discipline hait sa propre ame: or qui consent aux remontrances est maitre de son coeur.? (Pro. 15) ?Helas, pourquoi ai-je hai'

la discipline et mon coeur a-t-il dedaigne les reprimandes ? pourquoi n'ai-je pas ecoute la voix de ceux qui m'instruisaient, et n'ai-je pas prete l'oreille a mes

maitres?? (Pro. 580) Dieu regarde les voies de l'homme, et considere ses pas: il mourra lui-meme parce qu'il n'a pas eu la discipline81. Parmi les crimes qui dans la vie de Neron furent les plus enormes: celui-ci lui est encore attribue, d'avoir

perdu son ame scelerate en etant le parricide de sa mere Agrippine, et de son excellent precepteur Seneque le Cordouan: il contraignit celui-ci a s'ouvrir les veines pour mourir; il noya celle-la dans le golfe de Bai'es en faisant se disloquer le navire qui la transportait.

80 Citations de Pro. 15, 32: ?qui abicit disciplinam despicit animam suam qui adquiescit increpationibus possessor est cordis? et de Pro. 5, 12-13: ?cur detestatus sum disciplinam et increpationibus non adquievit cor meum/ nee audivi vocem docentium me et magistris non inclinavi aurem meam?.

81 A rapprocher encore de Pro. 15, 10: ?[...] qui increpationes odit morietur? [qui hait les

reprimandes mourra].

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