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Armand Colin Le cas singulier des emblèmes en Lorraine aux XVI e et XVII e siècles Author(s): PAULETTE CHONÉ Source: Littérature, No. 145, L'EMBLÈME LITTÉRAIRE: THÉORIES ET PRATIQUES (MARS 2007), pp. 79-90 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705155 . Accessed: 15/06/2014 03:56 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.127.150 on Sun, 15 Jun 2014 03:56:17 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Le cas singulier des emblèmes en Lorraine aux XVI e et XVII e sièclesAuthor(s): PAULETTE CHONÉSource: Littérature, No. 145, L'EMBLÈME LITTÉRAIRE: THÉORIES ET PRATIQUES (MARS 2007),pp. 79-90Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705155 .

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■ PAULETTE CHONÉ, UNIVERSITÉ DE DIJON

Le cas singulier des

emblèmes en Lorraine

aux xvie et xvne siècles1

Dans une chronique écrite en 1956 pour le journal II Tempo , Mario Praz, relatant une visite au Musée lorrain de Nancy, a exactement saisi la spécificité de l'expression symbolique dans la Lorraine des XVIe et XVIIe siècles, avec l'acuité d'observation et le sens des parentés spiri- tuelles qui font tant admirer ses travaux sur l'art des devises et des emblèmes. Il y a là réunies, écrit-il, les planches de la Pompe funèbre de Charles III où la méditation sur la mort se conjugue à l'ostentation des signes héraldiques, les délices névrotiques des gravures de Bellange qui rappellent le Greco, la confusion du grotesque et du raffinement propre à Callot : le voyageur, au milieu de l'extraordinaire profusion d'objets présentés dans le musée qu'abrite le vieux Palais ducal, retient avant tout les chefs-d'œuvre des arts graphiques ; il s'arrête spontanément devant une réalisation spectaculaire de la « culture des symboles » lorraine et devant les ouvrages des deux dessinateurs et graveurs de génie qui en étaient le plus familiers au début du XVIIe siècle ; enfin, il résume en une expression oxymorique très choisie la nuance particulière de cette culture : « fantaisie ascétique ». 1 . Le présent article reprend des arguments développés dans notre ouvrage : Emblèmes et pensée symbolique en Lorraine (1525-1633). « Comme un jardin au cœur de la chrétienté », Paris, Klincksieck, 1991. Nous nous permettons de renvoyer en outre à nos articles: « L'emblème comme théâtre de la finesse. Acteurs et personnages dans les deux recueils d'emblèmes de Jacques Callot», Emblematica , New York, 1991 ; « Domus optima. Un manuscrit emblématique au collège des jésuites de Verdun (1585) », The Jesuits and the Emblem Tradition. Selected papers of the Leuven International Emblem Conference 18-23 August, 1996, John Manning et Marc van Vaeck (éd.), Turnhout, Brepols, 1999, p. 35-68 ; « Lorraine and Germany », The German-Language Emblem in its European Context : Exchange and Transmission , Anthony J. Harper et Ingrid Höpel (dir.), Glasgow Emblem Studies, vol. 5, 2000, p. 1-22 ; « Pierre Woeiriot et la pensée du simulacre », in An Interre- gnum of the Sign. The Emblematic Age in France. Essays in Honour of Daniel S. Russell, David Graham (éd.), Glasgow Emblem Studies, 6, 2002, p. 171-203. On consultera en outre : Daniel Russell, Emblematic Structures in Renaissance French Culture , Toronto- Buffalo-London, 1995 ; Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L'évolution et les genres (1580-1700), Paris, Honoré Champion, 1996 ; Trésors des biblio- thèques de Lorraine, Philippe Hoch (dir.), Paris, Association des bibliothécaires français, 1998 ; Laurence Grove et Daniel Russell, The French Emblem. Bibliography of Secondary Sources, Genève, 2000 ; Bibliothèque lorraine de la Renaissance. Les cent livres, catalogue établi par Alain Cullière, Bibliothèques-Médiathèques de la Ville de Metz, 2000.

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■ L'EMBLÈME LITTÉRAIRE : THÉORIES ET PRATIQUES

Ce texte n'avait aucun caractère scientifique ; il ne visait qu'à divertir un instant le lecteur italien, à faire surgir à ses yeux une brève vision, à lui faire respirer un moment l'air d'une civilisation disparue, tel qu'une collection savait alors le concentrer. Le grand savant qu'était Praz s'était montré immédiatement sensible aux affinités entre l'école lorraine de gravure et l'expression emblématique. Il avait sans doute vu aussi dans la Galerie des Cerfs du Musée lorrain les portraits emblématiques gravés par Pierre Woeiriot, les livrets des fêtes jésuites, et à cette date peut-être la Servante à la puce de Georges de La Tour, tableau qui venait d'être acquis par le Musée et dont l'argument et le mode de signification procè- dent, comme bien l'on sait, de l'emblème. La puissance suggestive de pareille juxtaposition ne lui avait pas échappé. Rares sont en effet les musées capables de stimuler une réflexion dans laquelle s'intensifie le dialogue entre les objets et les idées, d'animer l'imagination historique, puis d'attirer le chercheur dans cet autre lieu privilégié des solidarités entre le texte et l'image qu'est la bibliothèque. L'auteur des Studies in Seventeenth-century Imagery le savait parfaitement, lui qui avant tout le monde avait reconnu les deux livres d'emblèmes de Callot comme des chefs-d'œuvre et identifié la veine emblématique dans les curieux poèmes illustrés d'Alphonse de Rambervillers. À Nancy, il avait subodoré dans quelques-uns des traits du passé historique de la province autrefois indé- pendante le principe d'une prédilection très singulière pour les structures emblématiques. Pour les définir, nous nous souviendrons dans l'essai qu'on va lire de l'expérience maintes fois renouvelée du va-et-vient entre la collection et la bibliothèque.

L'étude de la production emblématique dans une aire géopolitique donnée - ce que Daniel Russell nomme « mentalité symbolique parti- culière » - est pour plusieurs raisons particulièrement pertinente dans le cas de la Lorraine. Nous avons naguère défendu et illustré l'hypo- thèse d'après laquelle, loin de constituer un phénomène insolite ou para- doxal, une curiosité marginale, les formes emblématiques peuvent y être regardées comme le symptôme de l'obsession fondamentale d'un moment historique et peut-être son principe d'explication, et que cela tient à des conditions historiques précises que nous allons rappeler. Mais les conditions objectives de l'épanouissement de la pensée symbo- lique et des arts de l'emblème en Lorraine ne rendent pas seuls compte de leur profonde originalité, qui doit être cherchée, comme Praz l'avait deviné, dans des catégories esthétiques et morales ; et c'est là que se mêlent la fantaisie, c'est-à-dire le libre jeu de l'analogie et de l'inven- tion, et l'ascèse, autrement dit les exercices conduisant à l'illumination. De leur synthèse étonnante et des variations qu'elle a inspirées résulte un ensemble à la fois très contrasté et très cohérent d'ouvrages et de réalisations.

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LE CAS SINGULIER DES EMBLÈMES EN LORRAINE ■

La Lorraine n'est pas une région que définit la géographie, pas davantage l'histoire. Pourtant, malgré sa diversité foncière et l'enchevêtrement ter- ritorial qui la caractérisent à l'époque moderne, il est impossible d'igno- rer les harmoniques, la note originale qui font les êtres et les choses de Lorraine, encore moins de méconnaître le foyer de civilisation qu'elle constitue. Du point de vue de la géographie physique, la Lorraine dési- gne un ensemble de hautes terres, plateaux et plaines dominant les plai- nes rhénanes à l'Est et les pays de la Saône au Sud, formant le bastion oriental du Bassin parisien et une voie de passage naturelle et vitale entre la Mer du Nord et la Méditerranée. Cet ensemble a joué à plusieurs reprises dans l'histoire politique de l'Europe un rôle décisif, d'obstacle à la formation d'un État flamand-bourguignon au XVe siècle, de seuil et de carrefour jamais réellement neutre entre le royaume de France et l'Empi- re, enfin d'atout majeur et de zone sensible dans les stratégies hégémoni- ques des grandes puissances, comme le fit voir la guerre de Trente ans. Malgré l'union des duchés de Lorraine et de Bar réalisée par le duc René II (1483), l'émiettement territorial, les partages de souveraineté, la soumission à la protection française des Trois-Evêchés (1552) compo- sent un cadre dont la complexité déconcertante se retrouve dans le domaine de l'histoire culturelle.

Il faut aussi se souvenir que par tradition, les pays lorrains ont toujours été le cadre d'une activité humaine et économique intense, dominée par la vie rurale et ses genres de vie. Non que les villes n'y aient pas de relief, qu'il s'agisse des cités épiscopales, Metz, Toul et Verdun, des résidences ducales de Bar et de Nancy, ou des petites villes qui à partir du dernier tiers du XVIe siècle brillent par leur université (Pont-à- Mousson), leurs institutions judiciaires (Saint-Mihiel), leurs foires et leur pèlerinage (Saint-Nicolas-de-Port) ou leur cénacle humaniste (Saint-Dié). Ces valeurs d'une civilisation urbaine permettent donc de nuancer l'idée communément admise de la prévalence des cadres aristocratiques et ruraux dans la vie sociale et économique. Enfin, retenons un trait essentiel de l'économie lorraine, l'exploitation des ressources du sous-sol - sel, métaux rares - , inséparable au XVIe siècle d'un climat de curiosité intense à l'égard des innovations techniques - verrerie, métallurgie, industries de luxe, gravure sur bois et sur métal - qui nous paraît fonda- mental pour comprendre un goût de l'artifice et un mode de sensibilité aux « savoirs réservés » très favorables à l'invention emblématique.

L'appréciation de la production emblématique lorraine doit donc tenir compte de données très diverses, relatives notamment au cadre poli- tique et à l'imaginaire matériel, mettre l'accent sur les courants d'influence, les contrastes et les ambiguïtés, et ne peut de toute manière se limiter à l'étude de la bibliographie des livres de devises et d'emblèmes, pourtant brillante.

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■ L'EMBLÈME LITTÉRAIRE : THÉORIES ET PRATIQUES

Le duché de Lorraine, principauté indépendante jusqu'à la prise de Nancy par l'armée de Louis XIII (1633), constitua en effet pendant un siècle et demi un cadre politique et aulique dans lequel l'affirmation dynastique, dès le règne de René II (1473-1508) fut assez puissante pour stimuler l'intérêt à l'égard du nouveau développement des marques symboliques « proto-emblématiques », qui transforma l'héraldique médié- vale. René Ier, «le roi René», duc de Lorraine en 1431, poète, rêveur fervent de l'esprit de la chevalerie, épris de marques singulières, de devises amoureuses et mystiques, incarne parfaitement l'image du souve- rain artiste, profondément attaché à la tradition mais hanté par l'expres- sion symbolique de sa personnalité individuelle et de sa politique. C'est lui qui à peine devenu duc amena en Lorraine la croix double des Ange- vins, avant d'adopter des devises personnelles qui pour la plupart ont les caractères de Y impresa telle que la définit Paolo Giovio : les flammes avec le mot tant ; l'arc détendu accompagné d'un souvenir de Pétrarque, arco per latitare , piaga non sana ; le couple de tourterelles avec per non per ; la chaufferette associée au mot Dardant désir. Si René Ier élit aussi des signes figurés sans motto - la souche d'oranger avec une branche verte, les lacs d'amour - et à la fin de sa vie des devises plus déclaratives inspirées par la Passion du Christ, comme les trois clous de la Passion avec l'invocation O crux ave spes unica , il ne fait pas de doute que son règne donne le spectacle d'une véritable effervescence symbolique.

Après lui, ce sont des événements, haussés au prestige d'exploits héroïques fondateurs, de scansions quasiment sacralisées d'une nouvelle geste, qui provoquèrent une cristallisation des symboles dans les marques héraldiques et para-héraldiques de la dynastie. La victoire devant Nancy de René II sur Charles le Téméraire, grand-duc d'Occident (1477) - victoire dont les profits allaient en fait au roi de France - , permit à la figure du prince-héros chevauchant l'épée haute, sous la protection de la Vierge de l'Annonciation, de façonner durablement le schème théologico-politique providentiel du dux ensifer. L'écrasement des Rustauds devant Saverne par le duc Antoine (1525), épisode sanglant de la lutte contre les paysans révoltés d'Allemagne et d'Alsace, fait plus encore figure d'événement inaugural, capable de projeter la dynastie lorraine sur la « frontière de catholicité » et de lui faire assumer la défense de la chrétienté contre les menaces du luthéranisme puis du péril turc, thèmes dont la convergence voire la confusion ne s'opérèrent toute- fois qu'assez tard et jamais de façon systématique. La légende de l'ancêtre des princes lorrains, Godefroy de Bouillon, premier roi chrétien de Jérusalem, donna durablement aux armoiries aux trois alérions de la « Tres Catholique Maison » la teinte de l'épopée mystique ; garantie du soutien divin dont elle pouvait se prévaloir, signe de sa légitimité et de sa continuité, elle joua un grand rôle au moment des guerres religieuses

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LE CAS SINGULIER DES EMBLÈMES EN LORRAINE ■

de la seconde moitié du XVIe siècle et continua d'être active au cours du règne intermittent du duc Charles IV (1624-1675) et encore à l'époque de Léopold (1698-1729).

Très présents dans les marques symboliques des institutions (médailles, monnaies, jetons, ornement architectural, arts mobiliers), déclinés à plaisir dans la littérature encomiastique et ses accompagne- ments, ces motifs et cette inspiration correspondent à une forme d'expres- sion proto-emblématique ou para-emblématique qu'il est impossible de négliger, tant elle se glisse spontanément, le moment venu, dans les modèles de Y impresa et de l'emblème au sens strict ; ainsi certaines devises de médailles frappées au temps de Charles III (1545-1608) et d'Henri II (1608-1624) se conforment-elles sans grand délai à des propo- sitions d'Alciat et de Rollenhagen. À la laborieuse emblématisation des marques héroïques et dévotes traditionnelles du pouvoir ducal succède pendant cette période un temps d'approfondissement intellectuel, lorsque l'emblème politique procure au souverain l'armature d'une réflexion sur la mission du prince chrétien. Progressif et raisonné, l'accueil en Lorraine ducale de la culture emblématique est étroitement subordonné à la dyna- mique des choix politiques, jusque dans leur ambiguïté. Trait très remar- quable, la nouveauté de l'emblème s'accommode de la glorification parfois exaspérée des anciennes marques dynastiques et nationales, chevaleresques par leur forme et leur accent, leur superposant avec naturel des préceptes relatifs à l'art de gouverner et à la nature de la souveraineté. Dans l'effervescence de l'invention symbolique qui se produit à partir de 1580, lorsque Charles III s'aventure dans ses rêves de succession au trône de France se réalise la synthèse entre les deux courants de l'invention symbolique.

Comme miroir de la volonté politique et d'une philosophie de l'histoire, l'emblématique ducale se définit mieux par la complexité idéo- logique que par la subtilité intellectuelle, le brio conceptiste. Mais elle est beaucoup moins fruste qu'il n'y paraît et l'on y discerne parfois un arrière-plan spéculatif raffiné. L'élaboration de Y impresa du duc Antoine avec la sphère armillaire associée à diverses devises d'espérance - figure de mot dont Rabelais n'a aucune peine à se moquer - , adoptée vers 1524, se fit dans un climat de recherches herméneutiques teintées d'art mnémonique et de cosmologie ficinienne dans l'entourage de lettrés du duc où brillaient les noms de Symphorien Champier, de Jean Trithème et de Nicolas Volcyr. Volcyr, protégé du cardinal Jean de Lorraine, familier des doctrines de Jean Reuchlin, était un polygraphe original hanté par les nouvelles aptitudes du texte imprimé et par ses solidarités révolution- naires avec le bois gravé, qui métamorphosent si profondément toute espèce de « tableau ». Grâce à lui, la cour de Lorraine devint réceptive à un symbolisme cosmique teinté d'hermétisme, qui exalte la dynastie à

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■ L'EMBLÈME LITTÉRAIRE : THÉORIES ET PRATIQUES

travers une figura mundi dont le centre est la Trinité. La sphère armillaire, qui en est la cristallisation, oppose au climat ď anti-intellectualisme et d'agitation sociale préludant à la guerre des Paysans une figure brillante et savante, comparable aux inventions symboliques foisonnant à la cour du roi François Ier .

Le culte de la mémoire dynastique, la permanence de l'idée de croisade, le repli sur des valeurs chrétiennes inexpugnables n'ont pas empêché l'accès de la cour de Lorraine à une pensée symbolique travaillée par les savoirs réservés comme la cabale chrétienne, par le néoplatonisme, par les débats sur les privilèges de la vue ou de l'ouïe. Rarement l'étude des marques symboliques est aussi révélatrice des tensions et des paradoxes que traversent les protagonistes d'un tournant historique difficile.

Au dernier quart du XVIe siècle, c'est l'art éphémère sous toutes ses formes qui constitue le nouveau vecteur de la pensée symbolique figurée. Représentations théâtrales, cérémonies d'investiture, pompes funèbres, entrées triomphales, ballets, carrousels, combats ont certes des fonctions différentes ; cependant, en Lorraine ducale, toutes ces formes de représen- tation éphémère adoptent soudainement et simultanément de nouveaux modes de codification et empruntent sans compter au nouveau répertoire que leur procurent les recueils de devises, d'emblèmes et d'allégories. 1575 est la date qui marque l'épanouissement du théâtre de collège consé- cutif à la création de l'université de Pont-à-Mousson dirigée par les jésuites (1572). À partir de 1590, les ballets et autres divertissements masqués prennent une importance considérable et commencent à consti- tuer des « montages » où se mêlent l'abstraction figurée et la fable emblé- matisée ; bientôt, V ingenio libre et audacieux des « fatistes », dessinateurs de machines et de costumes, familiers de toutes les possibilités poétiques et décoratives de l'emblématique (Jacques Bellange, puis Claude Déruet, Jacques Callot) confère aux fêtes lorraines leur esthétique éclectique, nerveuse et nostalgique, extravagante, inimitable. Avec l'entrée de la duchesse Marguerite de Gonzague à Nancy (1606), Nancy comble d'un coup son retard en matière d'entrées triomphales ; Cartari et Valeriano sont mis à profit dans les noces spectaculaires de l'image et de l'idée. Deux ans plus tard, la liturgie et le cortège de la Pompe funèbre de Charles III donnent lieu à une réalisation éditoriale sans précédent, qui s'ouvre par un compendium du règne et du pays, dont la forme simule celle d'un cabinet précieux à multiples tiroirs, surchargé de devises, d'emblèmes et d'allégories. Toutes ces réalisations sont à peu de chose près concomitantes ; leur moment de plus grand rayonnement correspond à celui où les premières générations éduquées par les jésuites arrivent aux responsabilités, celles-là mêmes dont les bibliothèques contiennent bientôt les recueils d'Alciat, Reusner, Vaenius, Capaccio. Elles ont

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d'emblée créé une attitude positive à l'égard des nouvelles propositions esthétiques et intellectuelles de l'emblématique. L'application de la pensée figurée aux fêtes urbaines a été tardive en Lorraine, mais passionnée ; elle a immédiatement renouvelé les conditions de la récep- tion et de la production des formes emblématiques.

Le cadre intellectuel et spirituel de la création symbolique est lui aussi très étonnant. L'idée reçue d'une Lorraine « pigre aux lettres », avancée dans une chronique de 1504 qui constate surtout la pauvreté de la littérature courtoise est démentie par la vitalité de cénacles littéraires et scientifiques tels que le cercle de l'évêque de Toul Hugues des Hazards animé par le chanoine Jean Pèlerin dit Viator, ou le Gymnase Vosgien de Saint-Dié, académie qui regroupe sous la protection de René II le chapitre de la cathédrale, des laïcs et des correspondants (Mathias Ringmann, Vautrin Lud, Jean Loys, Martin Waldseemuller). C'est par ces cercles savants que se transmettent en Lorraine, d'une part la tradition italienne antiquisante, de l'autre l'humanisme rhénan. Le trait commun qui relie leurs préoccupations philologiques, mathématiques (musique, optique), géographiques est leur perception très novatrice, conceptualisée jusqu'à l'épure, des nouvelles relations entre le discours et la figure, mises en lumière grâce à d'excellents imprimeurs et graveurs sur bois locaux. Ces académies, au début du XVIe siècle, préparèrent de la manière la plus effi- cace les transformations des systèmes symboliques de la seconde moitié du siècle et de leur substrat spéculatif. Ainsi certaines figures du De Arti- ficiali Perspectiva (1505) de Jean Pèlerin, souvenirs évidents des fabri- ques mystérieuses de Y Hy pne rotomachia Poliphili de Francesco Colonna (1499), traduisent-elles la recherche humaniste des vestigia Trinitatis.

D'autres milieux et d'autres interrogations leur succèdent vers le milieu du siècle. Gagnées à la Réforme, les élites des villes des duchés (Saint-Nicolas, Saint-Mihiel) font l'expérience, sinon d'un calvinisme militant, du moins d'une sensibilité particulière, plus intellectuelle que théologique, au message des réformateurs, quand ce n'est pas d'un nico- démisme latent, qui favorise les plus fécondes inquiétudes spirituelles. Dans ses diverses nuances, cette adhésion à la nouvelle confession rapproche des communautés jusque-là étanches et les met en contact avec des foyers parfois éloignés. Car ces traits, caractéristiques des couches les plus instruites et aisées de l'artisanat supérieur (orfèvres, graveurs, imagiers, fortificateurs, verriers), se rencontrent aussi dans les milieux de la magistrature, chez les médecins et les riches marchands, dans une plus faible mesure parmi l'aristocratie et à la cour, où bien des proches du duc Charles III inclinent vers la Réforme, malgré l'apparence d'une politique farouchement catholique. Le graveur Pierre Woeiriot (1531-1599), qui avait reçu une éducation très soignée dans une famille d'orfèvres de Neuf- château puis en Italie et à Lyon représente à la perfection les nouvelles

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■ L'EMBLÈME LITTÉRAIRE : THÉORIES ET PRATIQUES

solidarités sociales que cimente la question confessionnelle ; ses plus belles effigies emblématiques des années 1562-1575 sont dédiées à des officiers et hauts magistrats, fins lettrés, « antiquaires » et de sensibilité discrètement réformée ; elles constituent l'irremplaçable portrait de cette génération humaniste provinciale souvent formée par les voyages d'Alle- magne et d'Italie, spontanément confiante dans le message symbolique de l'Antiquité, familière des Écritures et par conséquent prête à accueillir avec ferveur les entreprises d'édification sophistiquées que sont les recueils d'emblèmes. Rien d'étonnant donc à ce que Woeiriot fasse la rencontre, à Lyon ou ailleurs, de la poétesse calviniste Georgette de Montenay dont il grave avec une habileté et un humour supérieurs les Emblemes , ou devises chrestiennes (Lyon, 1571 [1566]). L'itinéraire de Pierre Woeiriot, « sculpteur du duc de Lorraine », le mit en contact avec Barthélemy Aneau et Jean Marcorelle à Lyon, probablement avec l'Acca- demia Bocchiana à Bologne ; on le voit circuler entre le Bassigny lorrain et la ville épiscopale française de Langres, où il côtoie l'humaniste Jean Roussat et probablement le bizarre ingénieur ornemaniste Joseph Boillot ; il ne manque pas d'accointances à Metz et jusque Nérac. Il est si féru de culture symbolique, si inspiré, que le splendide Discours sur les médaillés d'Antoine Le Pois (1579) dont il grave les planches se tient au bord du genre emblématique et paraît n'attendre qu'une autre mise en page. Au- delà de sa place dans l'histoire de la gravure, Woeiriot est le grand intro- ducteur en Lorraine d'une symbolique savante, profondément originale, insolente dans ses moindres détails expressifs, toujours inattendue, qui sait traduire avec une grâce absurde des points de doctrine fort sérieux. Son talent graphique ne pouvait mieux se donner carrière que dans le genre de l'emblème.

Cette active circulation des hommes et des idées dans l'espace lorrain interdit de le réduire aux seuls duchés, de le dissocier des centres voisins, de la Champagne (Langres, Troyes, Châlons, Reims), des princi- pautés proches (Montbéliard, Deux-Ponts, Liège) et bien entendu des territoires des Trois-Évêchés, particulièrement de Metz qui peut à bon droit être considérée comme l'un des centres les plus dynamiques de la production emblématique française au dernier tiers du XVIe siècle. Dans cette vieille cité épiscopale bénéficiant d'une longue tradition commu- nale, acquise à l'influence politique de la France, riche des valeurs d'un patriciat urbain largement ouvert aux idées nouvelles, se constitua alors le « cercle humaniste messin », fondé sur un goût commun pour la poésie et les antiquités, et sur une ouverture aux courants d'idées européens, grâce à un vaste réseau de correspondance savante. Autour du Franc-Comtois Jean-Jacques Boissard, fixé à Metz en 1583 après de longues années de voyages dans toute l'Europe, gravite une élite intellectuelle et artisanale qui partage les mêmes convictions réformées, où se rencontrent et coopèrent

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LE CAS SINGULIER DES EMBLÈMES EN LORRAINE ■

le magistrat-poète Pierre Joly, procureur du roi, le typographe Abraham Fabert, l'orfèvre originaire de Troyes Jean Aubry. De Troyes viennent aussi le juriste Denis Lebey de Batilly, commis à la justice royale et le médecin Jacques de Saint-Aubin. Cercle ouvert toutefois, imprégné de tolérance humaniste, où l'on estime fort par exemple, pour sa passion ingénue à l'égard des « antiquités perdues », le très catholique Alphonse de Rambervillers, poète curieux d'arcanes qu'il met au service de la cause impériale dans d'étranges compositions emblématiques au moment de la bataille de la Montagne Blanche. Boissard est de loin le plus actif du groupe, par la diversité de ses talents (poète, dessinateur, antiquaire), le nombre des livres d'emblèmes dont il est l'auteur entre 1584 et 1595, l'importance de ses manuscrits emblématiques, sa collaboration avec le grand graveur et éditeur Théodore de Bry, les dessins qu'il donne au recueil d'emblèmes de Lebey de Batilly.

Les emblèmes messins occupent dans l'ensemble des courants emblématiques de la fin du XVIe siècle une place à part. « Choisis et hermé- tiques », ils se situent dans la lignée formelle et morale des recueils de Junius et de Sambucus par leur approfondissement consciencieux, savant des liens qui unissent l'exercice de l'acuité de l'esprit, et l'effort vers la vie la plus droite, vers « une discipline de soi austère et hautaine » (A.-E. Spica). Leur méthode est plus exigeante encore, en ce qu'elle convoque, non pas tant le répertoire hiéroglyphique, mais un immense arsenal très codifié empruntant aux objets et costumes des liturgies antiques, aux cultes à mystères, au pythagorisme, que Boissard aborde en mythographe et en archéologue averti. Les thèmes chers aux moralistes néo-stoïciens - fragi- lité de la vie humaine, dignité de la « civile conversation entre les hommes », nécessité et vanité de l'étude, principes de l'éducation des enfants - , déclinés en multiples variations, tant en français qu'en latin - ces recueils servirent à l'enseignement - , composent une sagesse pratique exhaussée au rang d'une sagesse théologique cryptée, dont l'expression figurée est le moyen initiatique. Les derniers emblèmes de Boissard, gravés par de Bry, s'infléchissent vers un registre plus allégorique, vers l'application expérimentale à l'emblème des nouveaux procédés iconogra- phiques mis à l'honneur dans l'imagerie religieuse didactique. Quant aux Emblemata de Lebey de Batilly (1596), fruit de sa collaboration avec Bois- sard, ils puisent à une inspiration mythologique et apophtegmatique plus aimable, riche de ces jeux de mots qui sont si rares dans l'emblème septen- trional, et aux emblèmes de la nature que Camerarius collectait à la même époque. Lebey ne tarda pas à être pillé par Nicolas Taurellus, qu'il a peut- être rencontré à Montbéliard, par Zincgref et, semble-t-il, par Covarrubias. C'est dire la vaste audience des inventions du cercle messin.

À Metz, l'élaboration des formes symboliques, qui est intensive, est surtout dominée par la nostalgie de la vetustas antique et par une philosophie

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magico-naturaliste qui lui interdit de s'attacher à la contemplation du monde sensible comme signe de l'invisible. Reflet d'un humanisme archéo- logique militant, elle est en rupture avec les prolongements de la tradition médiévale qui célébrait le monde comme « discours de Dieu ». La Nature est pour Boissard la Diane d'Éphèse protégeant jalousement le secret de ses puissances latentes ; dans la pensée des prédicateurs catholiques de Nancy et de Pont-à-Mousson, la nature se feuillette comme un recueil de lieux communs et le scintillement du mystère se pose indifféremment sur le char- donneret et le phénix. Il y a là une ligne de partage nette, tranchée : elle s'observe dans les contrastes entre le courant messin calviniste et l'expres- sion emblématique d'inspiration catholique - jésuite surtout - en Lorraine ducale à partir de la fin des années 1610. Doit-on ajouter qu'il n'est pas de meilleure lunette que l'emblème pour scruter tous les linéa- ments de l'histoire de la pensée, de l'imaginaire et parfois des mœurs ? Or la Réforme catholique, justement dans les toutes premières années du XVIIe siècle, devant la nécessité d'adapter à la prédication la grande tradition de l'allégorie chrétienne, revivifie le symbolisme universel, procède à une nouvelle « invention emblématique des merveilles de l'Univers », à un embellissement ininterrompu du visible par la métaphore. L'enrôlement du symbolisme universel au service de l'apologétique est certes favorisé par l'exégèse savante (Cornelis a Lapide) ou vulgarisée (Pierre Dinet), par des recueils de lieux scripturaires (Capaccio) et par la poésie religieuse. Mais nous croyons aussi qu'il a été consolidé par une passion très propre à une cour « maniériste » comme était la cour de Nancy, pour les mirabilia de tous ordres. Dès l'époque du duc Antoine, la représentation mentale des duchés s'établit sur le mode d'une encyclopédie des merveilles géologi- ques, orographiques, hydrographiques, botaniques, halieutiques et cynégéti- ques du pays. Il s'agit là bien entendu d'une convention propre à exprimer la prospérité, mais non fortuite : les perles de rivière, l'azur, l'argent, le cuivre, les techniques de chasse, un peu plus tard le travail du cristal, de l'albâtre, la lutherie, les tapisseries de haute lisse et de cuir doré, la magie naturelle des vers à soie, les inventaires des cabinets de raretés naturelles et artificielles définissent un univers où la singularité resplendit d'autant plus que c'est tout Y ordo naturae qui témoigne de la toute-puissance du Créa- teur. Nancy n'a pas eu son Joris Hoefnagel, mais il s'en est fallu de peu, puisque le fils de Pierre Woeiriot, Pompée Woeiriot de Bouzey, lui succéda comme miniaturiste à la cour de Prague sans qu'aucune de ses productions ait encore pu être identifiée. Quoi qu'il en soit, l'imaginaire profane de la merveille porté par une société de cour brillante et fantasque trouva tout naturellement son pendant dans une spiritualité contemplative et une exégèse inclinée vers le langage du monde sensible.

Pourtant, ce n'est pas ce trait qui prévaut dans les fêtes de collège organisées à Verdun en 1585, connues par un beau manuscrit emblématique,

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celles de Pont-à-Mousson en 1623 à l'occasion de la canonisation des saints jésuites ; célébrations savantes et didactiques, elles reflètent ingé- nieusement les préoccupations philologiques, éducatives et pastorales de la Compagnie, avec la saveur nationale que les Pères savaient toujours mettre à leurs réalisations. Il n'en va pas de même pour les deux recueils d'emblèmes composés dans l'orbite de la congrégation mariale des jésuites de Nancy vers 1628-1629, dont les planches ont été gravées par Jacques Callot et les textes composés par son ami François Rennel, tandis que l'imprimeur Antoine Chariot se chargeait de l'impression. L'un est consacré à la vie et à la conception immaculée de la Vierge, l'autre, la « lumière du cloître », entend protéger contre les périls d'itinéraires spiri- tuels incontrôlés les jeunes gens attirés par la vogue de l'érémitisme et les ramener vers le choix de la discipline monastique. Contemporains des plus beaux recueils anversois d'emblèmes dévots, les emblèmes de Callot (le nom de Rennel ne s'est hélas pas encore imposé dans la bibliographie des livres d'emblèmes) ne leur doivent cependant rien. Le graveur, à l'évidence, a eu sous la main les centuries de Camerarius et Le Theatre des bons engins de Guillaume de La Perrière, des fabulistes comme Verdizotti, mais il ne suit aucun schème formel préfabriqué, ne se fiant qu'à son immense savoir-faire, à sa pointe légère et distraite, amusée parfois, qui se divertit comme à des fictions en donnant corps aux vérités mystiques distillées par son ami. L'historien de la gravure Émile Dacier voyait là « quelque chose comme la perfection du genre » emblématique, et l'on sait l'influence qu'ils exercèrent notamment sur Albert Flamen. Plus nous regardons et étudions des recueils de Callot, plus nous devons lui donner raison : l'analogie y est aussi ténue, acérée, ravissante que les sujets y sont austères, et ce qui s'y respire est encore une fleur tardive et délicate de l'humanisme chrétien. Des remarques et des rappels qui précèdent, nous retenons l'idée des forts contrastes autant que de l'originalité de l'expression emblématique lorraine - que celle-ci soit prise au sens strict des genres canoniques de Y impresa et de l'emblème, ou bien dans une acception plus souple toute- fois très perméable à la première, nous l'avons montré. Il ne s'agit pas là, insistons-y, de vues de l'esprit. Que l'on nous permette justement de nous souvenir de l'époque déjà lointaine où en tâtonnant à la poursuite des ressorts intellectuels d'une époque aux coutures si nombreuses et compliquées, nous avons découvert ces trésors, les ouvrages de Woei- riot, de Boissard, de Callot, et autour d'eux tant de réalisations, d'ébau- ches, de traces qui témoignaient d'une ardente curiosité pour une langue plus vivement parlante que l'ordinaire. L'entreprise qui nous parut long- temps une gageure, et qu'il fallut bien défendre contre des censeurs, nous semble plus légitime d'être confrontée à une nouvelle exigence : dire la spécificité de cet art symbolique produit dans des conditions très

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diverses, à la cour ou à la ville, pour le collège ou le couvent, par des catholiques ou par des calvinistes. Plus que jamais, l'intérêt de cet exer- cice nous apparaît dans les leçons réitérées de méthode qu'il procure : l'emblème nous renseigne sur ce qu'une société sait, ou entend faire savoir, sur ce qu'elle prétend cacher, et comment, au moyen de quel aplomb feint, de quels leurres. Quelle folie il y aurait à croire y trouver une quelconque «identité» lorraine ! Même la notion d'« imaginaire » est à prendre avec précaution et nous l'utilisons seulement au sens bachelardien de 1'« imagination matérielle » ; quant aux « mythes », nous en avons toujours évité la mention s'il ne s'agissait pas de récits. Les traits spécifiques de l'expression emblématique en Lorraine n'en existent pas moins, et nous les avons découverts, croyons-nous, non pas dans des représentations mentales, des idées, mais dans une esthétique : les sautes d'humeur et la fantaisie ornementale, le sérieux qui rit sous cape des emblèmes et portraits de Woeiriot, l'application des Romains et Romai- nes de Boissard, la respiration des paysages minuscules de Callot, où le grand air circule, sans aucun doute cela n'a guère d'équivalent ailleurs.

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