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doi:10.1016/j.soctra.2006.08.016 Sociologie du travai 48 (2006) 561–583 http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/ L’entreprise pensée comme organisation (en anglais, organization), le management traité comme action organisée (organizing), la perspective qu’adopte Denis Segrestin est à la fois classique et éprouvée. Ouvertement affichée dans la longue introduction du livre, elle est cen- sée encadrer et unir les sept chapitres consacrés à autant de doctrines et de méthodes mises en œuvre par les entreprises 1 . C’est pour l’essentiel cette perspective qui sera interrogée. 1. Un livre vivant, une perspective ambitieuse Le praticien en quête d’une synthèse concernant la manière dont se met en place dans l’entreprise telle ou telle des sept approches trouvera un réel intérêt à parcourir le chapitre qui lui est consacré. Certes le livre ne dresse pas un tableau statistiquement représentatif des pra- tiques dans les entreprises françaises. De même il ne fournit pas un état de l’art exhaustif. Il adopte un style qui est par places plus proche de celui de l’essai. Son argumentation n’en reste pas moins plausible voire assez solidement informée. Elle mobilise des travaux divers : des publications d’auteurs reconnus, des références à de nombreuses expériences en entreprises, des travaux de terrain engagés par l’auteur et par ses collaborateurs. Chaque chapitre pris sépa- 1 Les sept chapitres traitent des approches en termes de compétence, de qualité, de knowledge management, de projet, de processus, d’externalisation - partenariat et de progiciel de gestion intégré. DMSP, Dauphine Recherche en Management (CNRS et université de Paris-Dauphine), et INSEAD. Adresse e-mail : [email protected], [email protected], [email protected] (J.-C. Thoenig). Symposium sur Les chantiers du manager Jean-Claude Thoenig, Jean-Claude Moisdon, Denis Segrestin Les chantiers organisationnels de l’entreprise Jean-Claude Thoenig

Les chantiers du manager

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doi:10.1016/j.soctra.2006.08.016

Sociologie du travai 48 (2006) 561–583

http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/

L’entreprise pensée comme organisation (en anglais, organization), le management traitécomme action organisée (organizing), la perspective qu’adopte Denis Segrestin est à la foisclassique et éprouvée. Ouvertement affichée dans la longue introduction du livre, elle est cen-sée encadrer et unir les sept chapitres consacrés à autant de doctrines et de méthodes mises enœuvre par les entreprises1. C’est pour l’essentiel cette perspective qui sera interrogée.

1. Un livre vivant, une perspective ambitieuse

Le praticien en quête d’une synthèse concernant la manière dont se met en place dansl’entreprise telle ou telle des sept approches trouvera un réel intérêt à parcourir le chapitre quilui est consacré. Certes le livre ne dresse pas un tableau statistiquement représentatif des pra-tiques dans les entreprises françaises. De même il ne fournit pas un état de l’art exhaustif. Iladopte un style qui est par places plus proche de celui de l’essai. Son argumentation n’en restepas moins plausible voire assez solidement informée. Elle mobilise des travaux divers : despublications d’auteurs reconnus, des références à de nombreuses expériences en entreprises,des travaux de terrain engagés par l’auteur et par ses collaborateurs. Chaque chapitre pris sépa-

1 Les sept chapitres traitent des approches en termes de compétence, de qualité, de knowledge management, de projet,de processus, d’externalisation - partenariat et de progiciel de gestion intégré.

DMSP, Dauphine Recherche en Management (CNRS et université de Paris-Dauphine), et INSEAD.Adresse e-mail : [email protected], [email protected], [email protected] (J.-C. Thoenig).

Symposium sur

Les chantiers du manager

Jean-Claude Thoenig, Jean-Claude Moisdon, Denis Segrestin

Les chantiers organisationnels de l’entreprise

Jean-Claude Thoenig

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rément mériterait approfondissement et débat. Néanmoins ce livre riche et parfois subtil vautvraiment le détour : par la variété des « innovations » de management qu’il décrit, par la qualitédu regard que propose la sociologie pragmatique dont l’auteur se réclame, par les constatsempiriques qui montrent que toutes les innovations ne se valent pas.

Le sociologue, pour sa part, se montrera particulièrement attentif à la perspective plus généralequ’affiche l’auteur pour interpréter ses résultats. La longue introduction du livre place la barrehaut. Les Chantiers du manager veulent répondre à une question. Quelles pratiques nouvelles demanagement (variable indépendante) provoquent-elles des changements organisationnels (varia-ble dépendante) dans les entreprises ? Segrestin souligne, à bon escient, qu’un changement n’estvéritable que s’il « suscite de nouvelles pratiques peu ou prou conformes aux buts visés par lemanagement » (page 26). En d’autres termes, « le succès d’une action se mesure (…) au fait quedans la durée, les collectifs concernés en viennent à transformer le projet managérial en règlecommune » (page 26). L’auteur s’intéresse moins à évaluer la pertinence pour l’entreprise de cer-taines conséquences inattendues ou non conformes au dit projet managérial.

Le livre se donne un projet théorique qui sort de l’ordinaire. Il préconise une conciliation del’approche pionnière de l’apprentissage organisationnel élaborée par Chris Argyris et Donald Schoen(1978) avec celle des règles du jeu et de la régulation conjointe proposée par Jean-Daniel Reynaud(1989) et, par ailleurs, avec la perspective conventionnaliste développée notamment par Luc Bol-tanski et Laurent Thévenot (1991). Selon Segrestin, une action aboutit à de l’innovation effective sielle produit des « apprentissages dignes de considération (c’est-à-dire) si l’appropriation qui en estfaite sur le terrain redéfinit l’espace de discussion à l’intérieur duquel les acteurs en présence règlentles problèmes qu’ils affrontent » (page 28). Le management innove s’il fait surgir de nouveauxcadres de délibération, donc s’il agit comme « un véritable opérateur cognitif » (page 29).

Soucieux de bonne méthodologie, Segrestin estime qu’une telle perspective doit se doter de cequ’il appelle « une grille d’analyse de moyenne portée » (page 22). Sa sociologie qu’il veut prag-matique doit à son avis modéliser toute action de changement à partir de la considération de troistypes de facteurs ou d’ingrédients dont la combinaison définit l’horizon de l’analyse :

des idées ou des projets mûs par des acteurs ayant une intention, des dispositifs ou des contextes dans lesquels l’action se déploie,des actions et des appropriations faites par des acteurs libres qui la reconnaissent et l’entérinent.

Ce triangle de l’action organisée dit IDA dessine le devenir d’une innovation managérialeselon des scénarios ou modèles de chaînage entre ses ingrédients. Un premier scénario se carac-térise par un déficit d’équipements stables qui n’induisent aucun apprentissage. Un deuxièmerésulte de la non convergence entre les idées et les dispositifs. Le troisième scénario voit lesprojets et les outils converger de façon positive et donc donner naissance à des apprentissagesreposant sur de nouveaux cadres de délibération et sur des changements cognitifs.

Les résultats mis en évidence sont fort intéressants. C’est ainsi que Segrestin identifie deuxtrajectoires principales, l’une «haute », l’autre « basse ». La trajectoire haute conjugue desidées fortes, des dispositifs puissants et une substantielle contestation de la part des managés.C’est aussi elle qui engendre le plus de réappropriation négociée et de changement des prati-ques. La trajectoire appelée basse est le fait d’innovations comme le management de la com-pétence, par réseau et par projet. C’est dans les univers organisés les plus bureaucratisés, dontelles mettent frontalement en cause les fondements, que leurs impacts concrets sont les plusfaibles, que leurs outils sont placés les plus en retrait, que les problèmes liés à leur applicationsont les moins débattus localement, et que les parties en présence n’arrivent pas à négocier denouvelles règles. La théorie de l’état paradoxal d’équilibre entre les trois composantes du trian-

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gle de l’action, soit entre les idées, les dispositifs et l’action, qu’énonce Segrestin constitue unapport majeur.

On ne s’attardera pas sur un petit nombre de raccourcis stylistiques ou analytiques qui irritentou donnent le vertige. Ainsi des expressions laissent dans le vague le statut plus précis des acteursconcrets. On parle par place de managers et de management sans toujours préciser les fonctionset les caractéristiques des individus et des groupes (qui est qui ?, qui fait quoi ?, qu’est un nonmanager ou un managé ?). De même le texte suggère par endroits que l’entreprise serait un mondedual fait de dirigeants, d’un côté, et de dirigés de l’autre. Il n’est pas certain que le propos y gagnetoujours en précision analytique : un des apports majeurs de la sociologie des organisations à laconnaissance et à l’action pragmatique a montré la valeur heuristique d’une désagrégation finedu système social opérant dans une entreprise. Cette vision dichotomique de l’entreprise offre-t-elle par ailleurs la bonne manière pour se démarquer par rapport à la sociologie critique française,comme l’ambitionne l’auteur ?

Notons aussi une tendance à peindre le monde selon des schèmes dont l’actualité suggèrequ’ils ont quelque peu évolué. Par exemple « le problème de la sociologie française face aumanagement » dont il est question page 16 est un cliché qui date. Il suffit de lire les revues et leslivres parus depuis 1990 ou de fréquenter les congrès et colloques en France pour douter de lavalidité de cette division du travail entre sociologie et gestion. Il en va de même pour l’oppositionradicale qui existerait, à lire Segrestin, entre la sociologie et les sciences de la gestion (exceptionfaite par l’auteur pour les cercles de la revue Gérer et Comprendre). La sociologie serait intéres-sée par la mise en œuvre des doctrines et des méthodes, par ce qui se passe une fois que l’inno-vation arrive sur le terrain. Le programme des sciences de gestion serait constitué quant à lui parune quête de rationalisation.

On pourrait aussi souhaiter par moments un peu plus de détails quant aux raisons qui motivent cer-tains choix qui dissimulent bien des complexités derrière une apparence de clarté. Ainsi du critère queSegrestin adopte pour définir l’effectivité d’une innovation, soit la conformité des nouvelles pratiquesaux buts visés par le management. D’abord, en ce qui concerne la fiabilité des buts et des intentionsdu dit management, James March (1962), pour ne citer que lui, invite le sociologue des entreprises àla prudence. Les buts au sommet de l’organisation sont rarement partagés de la même manière par lescoalitions politiques qui la gouvernent. Ils reflètent des compromis chargés d’ambiguïté et relative-ment instables, qui varient selon les micro - contextes dans lesquels se trouvent placés les acteurs etl’évolution des résultats de l’action. La rationalité politique qui anime les acteurs individuels et col-lectifs les conduit à garder plusieurs fers au feu en matière de buts de façon à pouvoir s’en sortir quelsque soient les impacts futurs de leurs gestes managériaux.

La seconde source de difficultés concerne la prémisse selon laquelle le sommet d’une organi-sation est par essence le lieu où se met en place la politique effective de l’entreprise. Des travauxpionniers comme ceux d’Henry Mintzberg (1982) et de Joseph Bower (1970) contredisent ce pos-tulat jusqu’à le transformer en question de recherche. L’entreprise fonctionne selon des buts oudes finalités dont le contenu traduit le pouvoir des échelons intermédiaires et les pratiques desdirigés. Dès lors se pose la question des fonctions réelles, voulues ou non, recherchées ou indui-tes, des innovations managériales.

Les problèmes listés ci-dessus restent véniels. D’autres aspects du livre posent davantagequestion et invitent à une réflexion qui peut dépasser le seul propos général de Segrestin. Ils con-cernent le périmètre de l’analyse organisationnelle, ainsi que l’approche cognitiviste de l’entre-prise et du management. Le lecteur peut ressentir à cet égard un certain hiatus entre les promessesde créativité théorique et de rigueur analytique affichées dans l’introduction et les sept chapitresconsacrés aux innovations managériales.

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2. L’entreprise comme système ouvert

De façon délibérée, Les chantiers du manager ne traite « ni de stratégie ni de performance »(page 17). Segrestin veut ainsi différencier les territoires respectifs de la sociologie de l’actionconcrète et ceux des sciences de la gestion. Sauf par brefs endroits, notamment dans le chapitreconsacré à l’entreprise en réseau, ce choix est respecté. La restriction excède même les seulesdimensions de la stratégie et de la performance. Au fil des chapitres, le livre va jusqu’à quasi-ment mettre entre parenthèses la question du statut de l’environnement organisationnel del’entreprise sous ses diverses facettes.

L’entreprise topique considérée par Les chantiers du manager est abordée analytiquementcomme une organisation en soi, fermée sur elle-même. Tout se passe comme si son fonction-nement pouvait à la limite s’expliquer par la seule considération de ce qui se passe à l’intérieurde ses frontières formelles. Les paramètres extérieurs ne comptent guère analytiquement pourcomprendre quelles innovations le management choisit d’adopter et pourquoi, ni quel sera leurdevenir interne. Tout au plus constituent-ils une donnée non questionnée, quelque chose qui estdéjà là. Ils ne traduisent l’existence ni d’acteurs tiers ni de forces sociales exogènes. La naturespécifique de l’environnement, du contexte dans lequel évolue l’organisation, est prise encompte de façon succincte voire lacunaire, que ce soit sous son angle culturel, institutionnel ouéconomique.

Une telle posture est originale et même téméraire, notamment par rapport aux phénomènesmis en lumière depuis les années 1960 par les théoriciens des organisations, sociologues pursucre ou non. Du côté des mérites, elle réhabilite l’importance des ordres locaux et rappelle laspécificité de chaque organisation. Elle manifeste aussi le refus de Segrestin d’abandonnerl’étude de l’entreprise à une perspective purement macro qui privilégierait le seul déterminismepar la compétition sur le marché ou, à l’exemple de la sociologie néo-institutionnelle, qui feraitappel à l’irrésistible pression de la cage de fer enfermant les organisations économiques. Tantde restrictions ne conduisent-elles pourtant pas le livre à en faire trop, en suspendant parado-xalement le management dans un relatif vide sociétal ?

Peut-on, par exemple, faire abstraction des acquis des théories de la contingence ou encoredes effets d’encastrement sociétal pour comprendre ce qu’il advient d’une innovation entrepre-neuriale? De nombreuses recherches s’emploient pourtant à relativiser la part des contingencesinternes et externes qui encouragent ou découragent l’adoption et la mise en œuvre, ouvrantainsi un domaine passionnant de recherche. Par exemple Anne-Wild Harzing et Arndt Sorge(2003) montrent que les entreprises européennes restent très différentes entre elles du point devue de leurs systèmes de gestion, malgré le fait qu’elles s’internationalisent et se globalisent.On mentionnera aussi une recherche menée sur l’adoption de normes ISO 9000 par les entre-prises de l’ingéniérie mécanique allemande (Beck et Walgenbach, 2005). Elle indique claire-ment que le succès de la mise en œuvre dépend ici de la manière dont se combinent des facteursinternes à l’organisation – sa taille, la part des personnels administratifs, l’influence de la direc-tion générale sur les activités de contrôle de la qualité, son mode de production – et des facteursexternes au périmètre juridique de l’entreprise– la pression des principaux clients, etc.

Cette relative myopie du regard aux contingences qui structurent les espaces et parcours desinnovations managériales au sein de l’entreprise est-elle liée, en tout cas pour partie, à la basedocumentaire, assez étroite et hexagonale, que Segrestin mobilise pour soutenir ses analyses ? Lesréférences bibliographiques listées à la fin des sept chapitres consacrés aux diverses innovationscitent, hors publications de l’auteur, 103 références. 82 concernent des auteurs français, et 21 desauteurs étrangers, dont la majorité sont des classiques antérieurs à 1990 et traduits en français.

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La distinction entre le dedans et le dehors que revendique Segrestin au plan de ses intentionsméthodologiques est d’autant plus frustrante que, au fil des chapitres consacrés aux sept inno-vations managériales, on devine une distribution plus subtile des rapports entre l’intérieur etl’extérieur de l’entreprise. La mise en question de la tyrannie du concept de marché par lasociologie économique – qu’illustre notamment le symposium sur la qualité organisé par larevue Sociologie du Travail (Callon et autres, 2002) - ouvre à cet égard un boulevard pourexpliquer les dynamiques des entreprises, leurs modes de fonctionnement et leurs choix(Steiner, 1999).

L’approche dite de sociologie organisationnelle doit occuper et tient d’ailleurs pleinementsa place dans cette dynamique, mais à une condition. Il faut qu’elle sorte résolument de sa théo-rie standard et qu’elle adopte une théorie étendue des phénomènes d’organisation, qu’elle passede l’organization à l’organizing et à l’organized, qu’elle détourne son attention des seulespyramides d’autorité monopolaires, pour s’intéresser davantage à l’action conjointe ou organi-sée entre des entités formellement distinctes mais néanmoins interdépendantes dans l’action(Thoenig, 1998). De ce point de vue, il n’est pas certain que le triangle IDA qu’adopte Segres-tin fournisse une solution tout à fait adéquate. Le dialogue serait à cet égard intéressant avecdes travaux sociologiques récents montrant ainsi que l’adoption de dispositifs managériaux demarketing, de division des fonctions et de commercialisation entraîne à la fois des conséquen-ces pour le fonctionnement organisationnel interne de l’entreprise et pour son aptitude à orga-niser son territoire externe. Tel est le cas d’entreprises qui cooptent des intermédiaires entreelles et leurs clients afin de garantir à ces derniers des engagements prescriptifs et de leur assu-rer une individualisation des produits qu’elles leur fournissent (Thoenig et Waldman, 2005).

3. Construire une approche cognitiviste

La connaissance de l’action managériale a certainement tout à gagner à examiner les inno-vations managériales comme des processus d’apprentissage organisationnel et à traiter lemanagement dans sa fonction d’opérateur cognitif. Cette piste passionnante, sur laquelleSegrestin invite la sociologie de l’entreprise à s’engager, reste effectivement encore peu explo-rée. Qu’elle se réclame de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1974), du choix rationnel et l’indi-vidualisme méthodologique (Elster, 1989; Boudon, 1999) ou encore de l’analyse de la réflexi-vité (Giddens, 1987), la sociologie cognitive a en effet porté surtout attention aux individus.Peu d’études traitent en revanche les entreprises dans une perspective pleinement cognitiviste,en considérant ces organisations et leurs membres autrement que comme des robots sociauxpassifs, ou comme une combinaison d’insatiables opportunistes mus par les seules considéra-tions de pouvoir, d’argent et de statut personnel. L’entreprise comme acteur collectif, qui inter-prète et pense, reste donc une nouvelle frontière pour la réflexion méthodologique.

Si le lecteur reste sur sa faim, c’est entre autres qu’une méthodologie robuste ne peut fairel’économie d’un préalable, qui consiste à lever les équivoques sur la perspective organisation-nelle de l’entreprise qu’on adopte. Le fait est que Segrestin donne l’impression d’hésiter entredes perspectives multiples, dont certaines sont peu sinon pas compatibles avec une méthodo-logie cognitiviste, si bien qu’au final il n’en choisit vraiment aucune.

Un bref détour par l’état de l’art s’impose à ce stade. Trois approches organisationnelles ontlongtemps régi une perspective pragmatique de l’entreprise (Koza et Thoenig, 2003).

Une première est familière aux sociologues français (Simon, 1945; Crozier et Friedberg,1977). Elle définit l’entreprise comme une arène dans laquelle se déploient des comportements

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stratégiques. Une économie d’incentives faite de sanctions et de récompenses imposées par lemanagement aligne les buts individuels et collectifs afin de produire l’action désirée par lemanagement. Les acteurs organisationnels sont porteurs de préférences qui leur sont propres.Ils maîtrisent aussi à leur niveau des ressources d’influence, de pouvoir, etc. Le managementde l’entreprise pilote l’action à travers des dispositifs instrumentaux visant la convergenceentre les jeux d’influence et les mécanismes de domination, et les réalisations qu’il promeut.

Une deuxième approche organisationnelle traite l’entreprise comme une communautémorale fondée sur l’institutionnalisation (Selznick 1993). Elle affirme que la coopération entreles acteurs individuels et collectifs ne dépend pas ou guère de l’existence de préférences uni-taires ou fortes concernant des actions concrètes et des réalisations spécifiques. Les préférencessont définies comme strictement endogènes. Elles sont aussi et surtout malléables et sujettes àfluctuation. Le management met en œuvre des actions dont l’objet est de modeler, de légitimerou de changer les préférences des acteurs organisationnels. Il mobilise des dispositifsmultiples : le leadership charismatique, la construction d’idéologies et de mythes, les techni-ques de recrutement, les processus de socialisation, les activations de réseaux. Il peut avoirrecours à des groupes extérieurs à l’organisation auxquels les acteurs individuels ou collectifsde l’entreprise se sentent liés par des devoirs de loyauté morale, professionnelle ou indivi-duelle. L’entreprise ressemble à une société, avec un centre et une périphérie (Shils 1975). Lecentre agit comme un lieu monopolistique d’émission de valeurs, dont l’appropriation par lapériphérie légitime en retour la prédominance et nourrit le travail d’intégrateur. Il émet et dif-fuse de la pression sociale, à travers des processus d’identification, d’engagement et de loyauté.Le management met les acteurs en communauté. Son œuvre missionnaire opère par la séduc-tion et par le prêche.

Une troisième approche examine comment l’entreprise peut agir comme acteur ou décideurcollectif. Le problème qu’elle vise concerne les conditions nécessaires à l’affirmation de déci-sions collectives. Elle part de l’idée qu’aucune décision singulière ne peut se conformer à desordres de préférences disparates dès lors que l’action collective implique plus de deux parties.L’organisation fournit un mécanisme de contrôle social, un régime politique pour lier les pré-férences de diverses parties à des décisions. Les sociologues, de Max Weber à l’école britan-nique d’Aston de Derek Pugh et David Hickson, ont amplement prouvé que plus le contexte del’action est complexe, plus le choix collectif s’y organise par recours à des structures formelles.Pour autant l’organisation formelle ne se montre pas plus performante que tout autre forme degroupement social pour atteindre l’optimum parétien (Olson, 1965). Son rendement peut mêmedécroître. Trois dimensions guident cette perspective et conditionnent sa méthodologie : la hié-rarchie et les élites dans les organisations, la manière dont le pouvoir est distribué dans une hié-rarchie de l’autorité, les facteurs politiques et normatifs qui influencent la manière dont lesdécisions prises par les élites font face à la distribution agrégée des préférences des parties del’organisation2.

L’analyse cognitive appliquée à l’entreprise comme organisation se distingue des troisapproches qui viennent d’être esquissées sur au moins trois plans : son agenda, ses concepts etses méthodologies.

2 Une illustration en est fournie par l’école de Carnegie Mellon. Constatant que le modèle rationnel de prise de décisionse heurte à des limites informationnelles et cognitives, elle propose de créer un régime qui, plutôt que d’optimiser, rendeacceptable (satisficing) l’action collective et encourage les membres de l’organisation à se soumettre à des décisions nonoptimales, tout en évitant le recours à la coercition hiérarchique et en mobilisant leur appui comportemental dans leurexécution (March et Simon 1958 ; Cyert et March 1963).

2 Une illustration en est fournie par l’école de Carnegie Mellon. Constatant que le modèle rationnel de prise de décisionse heurte à des limites informationnelles et cognitives, elle propose de créer un régime qui, plutôt que d’optimiser, rendeacceptable (satisficing) l’action collective et encourage les membres de l’organisation à se soumettre à des décisions nonoptimales, tout en évitant le recours à la coercition hiérarchique et en mobilisant leur appui comportemental dans leurexécution (March et Simon 1958 ; Cyert et March 1963).

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Les cognitions ne sont plus ici considérées comme des données, des invariants, qui seraientdistillés ou imposés du dehors et d’en haut, par la société ou par la technique. Elles deviennentune question de recherche en soi. A cela une raison essentielle : elles sont construites par quiles porte et les mobilise pour agir. L’entreprise et ses membres construisent et mobilisent descapacités cognitives. Acteurs (et non pas agents), ils raisonnent, ils analysent et ils pensent(Daft et Weick, 1984). La connaissance qu’ils produisent ne se réduit pas à une simple repré-sentation du monde. Elle ne relève pas non plus d’un ordre purement symbolique. Une pro-priété capitale propre à l’activité cognitive est qu’elle s’ancre dans et se manifeste par des con-séquences comportementales, lesquelles sont observables et repérables au niveau de l’actionorganisée. Ces processus interprétatifs, qui sont produits de manière collective à l’intérieur dusystème organisationnel considéré (Eden et Spender, 1998), assurent de multiples fonctions.Ainsi ils diffusent une connaissance qui porte tant sur le contenu que sur les procédures. Oubien ils fournissent des mécanismes de coordination et de coopération.

Les analyses que développe le livre de Segrestin effleurent plus qu’elles n’approfondissentla dimension cognitiviste ainsi conçue. On peut même se demander si la perspective qu’ils’assigne lui permet de l’approcher.

C’est ainsi que la dimension cognitive des changements de pratiques mériterait plus deplace. Une approche plus convaincante des dynamiques de changement aurait intérêt à carac-tériser les acteurs organisationnels à deux moments ; avant que l’innovation managériale soitconsidérée ou décidée par le management, après que sa mise en œuvre soit effective sur le ter-rain. Un des apports élégants du cadre méthodologique fourni par Argyris et Schoen réside pré-cisément dans le fait qu’il permet de reconstituer l’apprentissage organisationnel dans sesdimensions comme produit d’itérations à la fois cognitives, comportementales et morales3.

Si le concept de phénomène cognitif et celui d’apprentissage organisationnel restent malcernés, c’est sans doute du fait de la précision relative de la méthodologie mise en œuvre dansle livre. Segrestin a la sagesse de ne pas utiliser la technique des cartes cognitives4. Toutefoisle contenu stylisé des cognitions et de leurs dynamiques reste à l’état d’ébauche, au point qu’onse demande parfois quelles sont les représentations du monde et de l’action que portent lesacteurs. Si le livre ne commet pas l’erreur de les réduire à un contenu si abstrait et si généralqu’elles ne veulent plus rien dire, il les spécifie rarement dans des dimensions suffisammentprécises et convaincantes pour supporter l’administration de la preuve.

A défaut de créer ses propres outils, le chercheur pourrait opérer des emprunts auprès de sescollègues. La sociologie des organisations ne manque pas de travaux qui proposent et testentdes grilles analytiques permettant d’identifier les valeurs et les principes gouvernant l’action,Libre à Segrestin de ne pas faire appel aux outils des tenants de l’apprentissage organisationnel,les dimensions plus ou moins morales de leurs variables cognitives organisationnelles étantdiscutables. D’autres avancées cependant existent.

3 Le suggère notamment une recherche sur la réforme du pilotage de la recherche publique française (Paradeise etThoenig, 2005).

4 La carte cognitive est un instrument bien connu des spécialistes. Néanmoins il reste un outil de portée limitée. Il sous-tend une définition restrictive de la connaissance. En effet, cette stylisation graphique des variables et de leurs connectionsdont le sujet interviewé est présumé porteur explique des cheminements mentaux. Reste à savoir si et comment s'opèrele passage de la perception et de la représentation du monde et de l'action à l'acte et au choix, bref au comportement lui-même. Par ailleurs l'usage du dessin est sujet à caution parce que la carte peut s'avérer excessivement compliquée à in-terpréter. Enfin, l'information recueillie par témoignages individuels et par entretien reste parfois assez mal contextuelle-ment située et peu en ligne avec ce que révèle par ailleurs l'observation des actes et non actes réels du sujet.

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C’est ainsi qu’on peut identifier un phénomène cognitif particulier nommé langage pourl’action et qui se définit comme un ensemble de références et de positionnements mobilisésdans des situations de choix (Michaud et Thoenig, 2001). Il ne se réduit donc ni à un jargon nià une culture. Il renvoie aussi à autre chose qu’un registre d’argumentation. Pour cette perspec-tive, la question de recherche concerne le fait de savoir jusqu’à quel point ces références etpositionnements sont partagés par les acteurs de l’organisation. Pour être défini comme par-tagé, un langage n’implique pas pour autant que chacun au sein de l’organisation adopte uni-formément le même ensemble de critères et représentations que son voisin. Il suffit que les par-ties en interaction fassent usage d’une ou de quelques références cognitives identiques. Lelangage se caractérise par des critères qui guident effectivement les choix concrets auxquelsprocèdent les acteurs : des relations de causalité en œuvre, des théories implicites ou peu expli-cites que véhiculent ces choix, des indicateurs ainsi que les horizons de temps et d’espace quel’acteur mobilise pour son action5.

Du point de vue empirique, Michaud et Thoenig approfondissent la question que soulèveSegrestin et qui a trait au management comme opérateur cognitif. En effet, leur travail couvrepour l’essentiel la fonction d’architecture cognitive remplie par la hiérarchie, la manière dontles managers forgent, diffusent et manipulent la diffusion de phénomènes de connaissance dansle tissu social et cognitif qui compose l’organisation de l’entreprise. L’architecte cognitif jouede trois registres ou formes de diffusion : la codification, l’accumulation tacite, l’articulationexplicitée. Il n’hésite par ailleurs pas, de façon discrétionnaire, à brouiller les repères cognitifsqu’il promeut et à transgresser l’architecture cognitive en place.

Si le chantier cognitif peine à démarrer, la raison tient aussi au projet théorique et au cadreméthodologique que Segrestin appelle de ses voeux. Sont-ils conciliables avec une perspectivecognitiviste ? On peut en douter.

Les chantiers du manager n’arrivent pas à couper le lien, implicite ou explicite, avec unevision de la régulation sociale qui élimine par construction toute référence à des facteurs cogni-tifs. L’acteur est rationnel, car il agit en fonction de l’intérêt ou de la motivation qui lui estimputé par l’analyste dans le contexte particulier où il agit. En effet, les deux écoles dontSegrestin se réclame, celle de Crozier et celle de Reynaud, même si elles ne s’intéressent pasaux mêmes objets sociaux - l’organisation pour la première, les relations du travail pour laseconde – partagent une même approche. La régulation sociale, qu’elle soit conjointe (Rey-naud, 1989) ou croisée (Crozier et Thoenig, 1976), traduit des arrangements entre acteurs inter-dépendants et encadre leurs comportements par des règles du jeu implicites, négociées entre lesacteurs de façon à rendre compatible plus ou moins durablement leurs enjeux respectifs. Unetelle conception relève donc de la perspective pragmatique mentionnée plus haut. Elle consi-dère l’entreprise comme une arène dans laquelle évoluent des acteurs poursuivant des préfé-rences hétérogènes et l’organisation comme un ordre politiquement construit.

Segrestin annonce par ailleurs qu’il aura recours à l’approche conventionnaliste développéepar Bolstanski et Thévenot. Cette dernière énonce que les acteurs agissent en fonction de réfé-rences communes qui imprègnent diversément divers univers sociaux. Celles-ci énoncent descritères normatifs assez abstraits qui servent à juger de manière binaire, selon des échelles car-dinales, en termes de bien ou de mal, la valeur des situations et des choix. Le cadre théoriquedont se munit l’approche conventionnaliste fait largement l’impasse d’une connaissance cogni-

5 Pour plus de détails sur l'instrumentation, voir l'annexe 1 de Michaud et Thoenig.

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tiviste stricto sensu, qui reflète l’activité interprétative sur le fond et sur la forme qu’opèrentdes acteurs interdépendants face à des situations concrètes.

Une percée cognitiviste suppose donc que, tout n’étant pas dans tout et réciproquement,l’analyste adopte une théorie adéquate – en termes de représentation des acteurs et de concep-tion pragmatique de l’organisation - lui permettant via une méthodologie adaptée de mobiliserles faits empiriques nécessaires à la démonstration. Ainsi on peut montrer l’obsolescence de lanotion de marché comme représentation de l’environnement, comme catégorie de pensée etcomme cadre d’interprétation des managers, même si ces derniers continuent à utiliser cettenotion pour parler à tiers du monde sur lequel ils agissent (Thoenig et Waldman, 2005). A cetteaune, les termes utilisés pour qualifier les références de l’action ou les interprétations du mondepar les acteurs apparaissent souvent comme réducteurs sinon vides. Ce qui du même coup rendencore plus nécessaire la vigilance de l’interprétation sociologique et plus affinée la méthodo-logie appliquée à l’observation des comportements organisationnels.

Références

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Les destinées obscures des innovations managérialesEcole des Mines de Paris

Jean-Claude Moisdon

1. Un ouvrage salutaire

S’il est une première raison de lire l’ouvrage de Denis Segrestin, c’est qu’il est le produit d’unepensée libre, et cela à trois titres : liberté par rapport aux ouvrages normatifs du management,nous promettant une succession de panacées et de recettes définitives, se substituant les unes auxautres à un rythme élevé ; liberté par rapport aux entreprises, épousant tant bien que mal les pré-ceptes venant d’ailleurs, avec du reste de bonnes raisons, mais fort discrètes sur les effets réels deleurs tentatives ; liberté enfin par rapport à la communauté sociologique, qui ne s'attaque que rare-ment aux pratiques managériales, sauf à les considérer comme surdéterminées par les rapportsentre les groupes ou les catégories sociales (je mets à part des travaux récents, comme ceux dulaboratoire PRINTEMPS, ou encore ceux qui ont servi de matériau à la publication stimulante de« Gouverner par les instruments », dirigée par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès). Il s'agitdonc de prendre au sérieux cet objet : l’innovation managériale ne correspond pas à une mode ouà une nouvelle ruse de la domination, mais correspond à des difficultés réelles que rencontrentles organisations pour atteindre les objectifs qu’elles se donnent.

La seconde raison tient aux surprises stimulantes que nous livre le contenu ; passant en revuesept vagues innovatrices qui ont récemment envahi les organisations (de la gestion des compé-tences au développement des logiciels de gestion intégrés - les ERP - , en passant par la gestionde projet ou le reingeenering des processus), Denis Segrestin, à partir d’investigations approfon-dies dans les lieux mêmes où ces innovations étaient censées se déployer, en dresse un bilan sanscomplaisance, manifestant de façon claire mais aussi souvent cruelle la distance entre les livreset les fonctionnements observés. Cela à partir d’une ambition volontairement modeste : il nes’agit pas de relier, sur la base d’un vaste programme de recueil de données et de calcul statisti-que, des différentiels de performance entre « ceux qui appliquent » et « ceux qui n’appliquentpas » ; il ne s’agit pas non plus, dans la tradition sociologique, de repérer les effets des nouvellesdoctrines en cause sur les équilibres politiques (au sens large) en présence, ou encore sur les con-ditions de travail, mais plus simplement d’ouvrir les boites à outils, de prendre les différents dis-positifs qui en constituent l'armature et d’examiner si oui ou non ces dispositifs fonctionnent (ausens où ils existent bien et ont donc été adoptés) dans le sites qui en théorie s’en sont emparés.

Le diagnostic d’ensemble est plutôt mitigé : peu de ces merveilles destinées à révolutionner lemanagement donnent lieu à des pratiques renouvelées ; peu ont réellement bousculé les routineset les procédures en place. Pour expliquer cette constatation, Denis Segrestin convoque unmodèle qu’il dit lui-même « à moyenne portée ». Trois ingrédients lui semblent nécessaires pourfaire d’un précepte général de nouvelle gestion un système de dispositifs opératoires : une idéecorrespondant à une problématique réelle des entreprises, une traduction possible dans les règles,les structures et les dispositifs en place, une acceptation par un système d’acteurs, dont les modesde coordination, de coopération et de légitimation sont en plus ou moins en cohérence avec les

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deux ingrédients précédents. Or, si les idées sont séduisantes et répondent à des enjeux réels,l’insertion des innovations managériales pêche souvent sur les deux autres aspects : ainsi la ges-tion par les compétences manque cruellement d’une instrumentation permettant de représenterdans un cadre commun et acceptable ce que l’on entend par le terme même et d’aller au delà desmodes traditionnels de classification des personnes ; elle est par ailleurs associée à une individua-lisation des modes d’évaluation et des trajectoires des salariés, ce qui diminue son acceptabilité.De son côté, la relecture de l’entreprise sous l’angle de ses processus pêche au contraire par unecomplexification potentielle des outils associés et par la contradiction essentielle entre gestion parla transversalité et gestion par la responsabilisation d’unités que l’on voudrait de plus en plusautonomes.

Cela dit, le diagnostic, autant salutaire puisse-t-il être par rapport aux discours généraux etprescriptifs qui envahissent actuellement le monde de la gestion , ne s’arrête pas à un constatgénéral d’absence de prise en masse d’idées nouvelles : à y regarder de plus près l’impact de cesinnovations est variable. Curieusement celles qui semblent le plus « réussir » (au sens évoqué ci-dessus) sont celles qui se présentent sous un jour d’emblée défavorable : les procédures d’assu-rance qualité développées dans le cadre des normes ISO et les progiciels de gestion intégrée, typeERP. Innovations marquées a priori par une instrumentation contraignante, déstabilisante, parune sorte de retour en force de l’esprit de la bureaucratie, de la standardisation ; innovations peuséduisantes si on les confronte aux discours modernistes et chatoyants qui enrobent le modèle dela compétence ou encore le « knowledge management ». Denis Segrestin explique cet apparentparadoxe par le fait que leur architecture technique impressionnante mais finalement beaucoupplus malléable qu’il n’y parait permet de multiples apprentissages locaux aboutissant finalementà de véritables révisions stratégiques et organisationnelles et à des arrangements stables, parfoiséloignés de la volonté de standardisation initiale.

C’est sur ce paradoxe que je voudrais maintenant revenir ; d’une part en effet il entre en réso-nance avec une lignée de recherches en gestion, à laquelle je participe, et à ce titre je ne peuxqu’exprimer la profonde connivence que je ressens à la lecture de ces travaux ; d’autre part l’iné-vitable distance, même faible, entre des recherches relevant de champs et de problématiques dif-férents permet il me semble au gestionnaire de questionner plus avant le sociologue.

2. Des techniques de gestion aux innovations organisationnelles

Ce n'est évidemment pas d'aujourd'hui que date le type d'analyse que développe Denis Segrestin,consistant à confronter les prescriptions innovantes des livres savants aux conditions concrètes de leuradoption dans les organisations; On peut même considérer qu'il s'agit d'un programme de rechercheauquel ont contribué notamment et contribuent toujours un certain nombre de chercheurs en gestionfrançais dès le début des années soixante. Il est vrai que les innovations en question avaient initiale-ment une coloration plus instrumentale que la plupart de celles que Denis Segrestin passe au crible. Ils'agissait par exemple des outils d'aide à la décision, des apports de la modélisation à la recherche del'efficience organisationnelle ; un peu plus tard des instruments du contrôle de gestion, puis des systè-mes d'information de gestion, de la GPAO (Gestion de Production Assistée par Ordinateur), des sys-tèmes experts etc, certaines de ces techniques de management annonçant l'un ou l'autre des modèlesexplorés actuellement (la GPAO est en quelque sorte l'ancêtre des ERP, les systèmes experts une pre-mière manifestation de la gestion par les connaissances).

Première constatation que ces recherches partagent avec celles de Denis Segrestin: le sort destechnologies de gestion est toujours incertain, difficilement anticipable à l'avance, en tout cas de

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l'extérieur de l'entreprise qui tente de les importer ; elles sont soumises à des métamorphosesimportantes, considérées souvent comme des trahisons ou des dégradations fatales par leurs thu-riféraires, et l'on ne peut essayer de comprendre ces processus de transformation a priori obscursque par une posture de recherche particulière, au plus près des faits, fondées sur des investigationsde grande ampleur au sein même des entreprises.

De ces énigmes à chaque fois renouvelées un cadre explicatif général s'est progressivementdégagé ; je reprendrai ici le triptyque proposé par A. Hatchuel et B. Weil (Hatchuel, Weil, 1992).Toute technologie gestionnaire repose sur trois piliers de nature très différente : une philosophiegestionnaire (l'objet sur lequel porte l'innovation et les enjeux associés, par exemple l'expertise etses avantages compétitifs), un substrat technique (les outils de l'intelligence artificielle pourl'exemple considéré), une représentation simplifiée de l'organisation (vue comme un système dedispositifs essentiellement tourné vers l'échange et la production de savoirs). Remarquons que cetriptyque semble assez voisin de celui proposé par Denis Segrestin, et que l'on pourrait se livrerà une exégèse comparée, mais là n'est pas mon propos. J'insisterai plutôt sur le caractère dual dutroisième terme : quand une technologie gestionnaire nouvelle "attaque" une organisation, elleaborde un ensemble de routines de coordination et d'évaluation "déjà là" et éventuellement soli-dement en place (il ne s'agit pas seulement des structures formelles, mais éventuellement de pra-tiques non écrites fortement inscrites par leur simplicité et le temps). Mais se présentant commeun système de variables articulées entre elles et visant à l'optimisation du rapport entre perfor-mances et ressources, elle contient en elle-même une représentation implicite de l'organisation.L'écart entre ce qui est considéré comme constitutif de l'organisation dans le schéma théorique etles modalités concrètes par lesquelles les acteurs mobilisent l'activité, s'il est important, renvoieà une absence de contextualisation initiale (David, 1996). Il fournit l'effort de révision que devraitaccomplir l'entité intéressée (entreprise, usine, administration, etc.) pour constituer un site orga-nisationnel cohérent avec la nouveauté souhaitée. Cet effort est en général trop important pourqu'il y ait in fine coïncidence. On assiste plutôt à un processus "d'exploration croisée" (David,1996), où le collectif en cause prend progressivement la mesure de ce que supposent les outils,de la façon de les adapter pour n'en dégrader pas trop les apports potentiels, et corrélativementdes réformes nécessaires dans les dispositifs en place, mais qui soient en même temps suscepti-bles de ne pas briser les équilibres fondamentaux.

Ce cadre d'analyse, élaboré dans le contexte des technologies de gestion, a été étendu ensuiteà l'ensemble des innovations organisationnelles. David, faisant remarquer que ces innovationssont soit orientées "connaissances" (les technologies gestionnaires), soit orientées "relations" (parexemple les hiérarchies "plates"), soit mixtes (par exemple la contractualisation interne), retrouveet explicite le triptyque. Le substrat technique sera dans le second cas davantage composé de dis-positifs relationnels (qui décide quoi par exemple ou encore quand se réunit-on ?) que d'outils(Moisdon, 1997). Le résultat, d'une certaine façon, est le même que précédemment : le chemine-ment plus ou moins aventureux de l'innovation constitue ce qu'il appelle un processus de "forma-lisation/contextualisation". En particulier, l'adaptation conjointe de l'innovation et de l'organisa-tion ne peut s'opérer que si la première, partant initialement de slogans assez vagues (la révolutiondes compétences par exemple), en arrive progressivement, en se frottant plus ou moins durementà ce qui est en place, à préciser (à formaliser) les pratiques et les outils autour desquels les acteurspeuvent discuter et trouver des accords.

Remarquons que l'on retrouve là le principe essentiel de la recherche-intervention, c'est-à-direcelui de "l'interaction instrumentée", par lequel l'organisation se dévoile au chercheur moins pardes entretiens ou même l'observation, participante ou non, mais par des propositions d'action,fondés sur des modélisations (au sens large ; il peut s'agir aussi bien de modèles que de simples

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indicateurs), permettant l'échange et le dépassement de principes généraux ou slogans - où touss'épuisent dans des atermoiements conceptuels -, permettant surtout de tester, en quelque sorte envraie grandeur, les marges de manœuvre par rapport aux équilibres institués. Or finalement la ten-tative d'adoption d'une innovation organisationnelle par une entreprise n'est jamais qu'une inter-vention sur elle-même, où l'aspect recherche est toujours plus ou moins présent, d'autant qu'elles'aide souvent d'un apport extérieur (consultants ou chercheurs), pour laquelle la connaissancefait partie, partiellement ou non, de la raison d'être.

Dans ces conditions, étant un partisan convaincu des principes et des pratiques de rechercheque je viens de résumer, je ne suis pas surpris par le résultat auquel parvient Denis Segrestin : lesdeux innovations qui semblent "tenir le coup", les procédures d'assurance qualité et les ERP,s'appuient d'emblée sur une formalisation des dispositifs organisationnels, qui permettrait lesapprentissages à la base de l'exploration croisée entre innovation et organisation évoquée plushaut. Par comparaison, le mot d'ordre de la gestion par les compétences, ne se traduisant que parpeu de "câblages organisationnels" à opposer à ceux en place1, risque dans beaucoup de cas de"patiner" sur des débats indéfiniment sémantiques.

Au fond, je ne fais que dire autrement ce que Denis Segrestin explique quant au sort des inno-vations qu'il explore ; je me permets simplement de préciser son modèle à trois pôles ; lorsqu'ilmobilise l'appareillage gestionnaire associé à une innovation, il évoque soit son substrat techni-que, soit l'ensemble des règles et des structurations de l'organisation : mais il y a un troisièmeterme, qui est constitué par l'ensemble des hypothèses implicites que fait le schéma de transfor-mation quant aux conventions de calcul et de comportement auxquelles il est confronté. Ce troi-sième terme constitue une source essentielle des apprentissages organisationnels.

3. De la difficulté du diagnostic

Mais insister sur les apprentissages organisationnels suggère un autre type de question : si lechoc entre la tentative d'inscription d'une innovation organisationnelle et une organisation provo-que une production de savoirs, certes à des niveaux variés, il en reste toujours quelque chose ; unedes ressources essentielles de l'entreprise s'est trouvée modifiée, même de façon minime, et cettemodification est potentiellement la source d'une trajectoire différente. A contrario, on l'a vu,l'adoption ne signifie jamais l'adoption telle quelle, et les schémas théoriques initiaux subissenttoujours une contextualisation plus ou moins importante. En d'autres termes, ces observationsposent la question de savoir "ce qui marche" et "ce qui ne marche pas". Le "ça marche" cachesouvent l'absence d'une innovation réelle ; le "ça ne marche pas" un processus de maturation,développé au contact plus ou moins heurté entre innovation et organisation, et ouvrant à des espa-ces d'action nouveaux. J'ai par exemple beaucoup travaillé sur l'émergence et le développementde la logique projet chez les constructeurs automobiles. A l'heure actuelle, compte tenu de la for-malisation associée à cette logique, il est difficile de diagnostiquer que "ça ne marche pas" : direc-teur de projet choisi dans le management supérieur, chefs de projet fonctionnels, plateau réunis-sant les acteurs du projet, fournisseurs principaux compris, groupes de travail transversaux,outillage de planification et d'évaluation qualité ad-hoc etc. Une des raisons de ce "succès" n'a

1 Notamment les principes d'évaluation : comment apprécier la contribution d'un dispositif d'accroissement des com-pétences à la performance globale de l'entreprise ? Cette difficulté a été la pierre d'achoppement d'actions pourtant trèsstimulantes, telles les actions de requalification des opérateurs faiblement qualifiés.

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pas été sans résider, à nos yeux, sur une contextualisation initiale forte : au niveau de la transver-salité la logique projet s'est considérablement appuyée sur une pratique de travail en réseau desconcepteurs préexistante, qu'ils avaient construite, plus ou moins implicitement, depuis quelquesannées, fondée sur un mode de coordination largement adhocratique, et qui avait été nécessitéepar les évolutions techniques du produit (Moisdon, Weil, 1992). A l'autre bout du spectre, des tra-vaux antérieurs sur l'application de modèles sophistiqués d'analyse du risque chez les compagniespétrolières avaient abouti à la constatation d'une contextualisation initiale faible : les schémasthéoriques supposaient une organisation à forte transversalité, alors que les modes de coordina-tion et de communication entre les acteurs étaient marqués par la séquentialité et l'autonomie desunités de décision. Au total, peu de choses sont restées des modèles savants que ces entreprisesavaient essayé d'importer, mais leur prise de conscience du fonctionnement réel, par les adapta-tions qu'elle a suscitées, peut être considérée paradoxalement comme un incontestable succès.

Il y a donc des difficultés réelles à simplement repérer et décrire les effets d'une innovationorganisationnelle, notamment ses effets d'apprentissage, et si l'analyse que Denis Segrestin faitdes forces contraires et favorables aux "chantiers du manager" est convaincante et en tout cas rendcompte de ce que d'autres, dont moi même, ont pu observer à l'intérieur des organisations, il n'enreste pas moins qu'une hiérarchisation des impacts réels et comparés de ces chantiers constitue enquelque sorte un pari.

En fait les innovations en question ne font qu'exacerber les diverses tensions dans lesquellesles entreprises actuelles évoluent : tension entre gestion collective et gestion individuelle de lamain d'œuvre, entre transversalité et responsabilité, entre exploration et exploitation, etc. Il fautje crois accepter l'idée que ces tensions sont irréductibles, à jamais présentes, qu'elles s'accumu-lent plutôt qu'elles ne se substituent les unes aux autres, qu'à un moment donné elles conduisentà un point d'équilibre profondément instable, d'où l'organisation peut basculer d'un côté ou del'autre, sous l'effet soit d'un mouvement endogène, soit de l'impact d'une idée nouvelle et del'effort de concrétisation associé. Ce qui signifie à l'évidence une très grande variété des itinérai-res de contextualisation.

4. Variables de contextualisation et programme de recherche

Peut-on en rester là et adopter la posture d'une contingence infinie, du décryptage d'aventurestoujours singulières et énigmatiques ? La recherche en gestion ne peut naturellement s'en conten-ter. Réduire la variété, aller au delà des approches existantes de la contingente, utiles et mêmeincontournables, reste de l'ordre de son programme. A ce titre, et ce sera ma dernière remarque àpropos du travail de Denis Segrestin, cette contingence y est relativement absente : le sort des huitinnovations choisies y est analysé de façon générale, indépendamment des contextes productifsconcernés, comme si les variables structurantes de leur impact réel jouaient de la même façon par-tout, qu'il s'agisse d'une usine en flux continu ou d'un hôpital. Pourtant, dans un remarquable pre-mier chapitre, Denis Segrestin met à mal les généralisations abusives qui ont pu éclore sur lesmodèles productifs, qu'ils soient anciens ou modernes. Il mobilise par exemple des travaux sur lagestion de production dans l'industrie contemporaine (Hatchuel, Sardas, 1992), montrant, en fai-sant intervenir des paramètres simples du produit, combien la situation emblématisée de la chaînede montage n'est qu'une situation parmi d'autres. A ce titre, on peut se demander s'il ne convien-drait pas d'ajouter au triptyque qui permet à Denis Segrestin d'ordonner sa réflexion la variablede l'activité, c'est-à-dire les caractéristiques essentielles du "produit" (cadence, nombre de com-posant et d'intervenants, complexité des savoirs associés, incertitude du résultat etc.). Variable

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clef à mes yeux pour se guider dans l'enchevêtrement des causalités que constitue toujours l'ins-cription d'une innovation dans une organisation.

Certes on ne peut pas reprocher à Denis Segrestin de ne pas être allé au bout d'un programmede recherche aussi ambitieux, reliant d'une certaine façon technologie et organisation. Les travauxqui sont à la base de ses analyses sont constitués d'investigations approfondies dans les entrepri-ses. Par là, il s'est heurté à la même difficulté que les chercheurs intervenants en gestion : ce typede recherche empirique apparaît nécessaire compte tenu de son objet mais ne permet pas la mul-tiplication des unités d'observation, sauf par une mise en commun systématique entre les (rares)équipes qui se lancent dans une approche, qui, par ailleurs, pose des problèmes de reconnaissancede la part des systèmes d'évaluation scientifique.

On ne peut que se féliciter de l'occasion qu'offre Denis Segrestin d'une telle mise commun,allant au delà des frontières disciplinaires classiques, dont il montre avec bonheur qu'elles n'ontplus grand sens.

Références

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Réponse à Jean-Claude Thoenig et Jean-Claude Moisdon

Denis Segrestin

1. Le projet de ce livre est né de circonstances particulières. Jusqu’au début des années quatre-vingt dix, j’avais contribué à une réflexion collective sur l’intérêt de promouvoir en France une« sociologie de l’entreprise ». Dans l’ouvrage que j’ai consacré à ce sujet, je m’interrogeais surla « réhabilitation » en cours, et plus généralement sur les conditions historiques qui permettentaux entreprises de recouvrer les attributs de véritables institutions sociales (Segrestin, 1992,1996). C’est alors que je me prêtais à une expérience nouvelle. Ayant changé d’affectation, je meretrouvais dans un autre environnement, propice à une immersion dans « l’entreprise concrète ».Avec des collègues et des étudiants, j’ai pris le temps d’explorations multiples, surtout occupé àsaisir l’étonnante diversité des mythes véhiculés par le management post-taylorien, et à scruterleur capacité à changer les organisations. Je me suis pris au jeu : sans faire le deuil de mes intérêts

Centre de sociologie des organisations (Institut d'études politiques de Paris et CNRS), 19 rue Amélie, 75007 Paris, France. Adresse e-mail : [email protected] (D. Segrestin).

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antérieurs, j’ai fait de ce long détour une opportunité. Pour qui veut comprendre l’entreprise,comment récuser l’intérêt de la saisir ainsi par « par le bas », dans tous ses états et à un momentde changement intense ? Telles sont en tout cas les conditions dans lesquelles j’ai ouvert ce queJ.-C. Moisdon appelle la « boîte à outils » de l’innovation managériale, et tenté de dresser uneévaluation pragmatique des effets que celle-ci produit sur le terrain.

Evaluation pragmatique : dans la situation durable d’immersion où je me suis trouvé, j’étaisen quelque sorte soustrait à l’urgence de monter en généralité. Optant pour un état des lieux « enextension », je n’ai donné crédit qu’à ce que j’avais sous les yeux, renonçant par exemple à statuersur la dynamique générale du travail managérial et sur l’impact sociopolitique (par ailleurs évi-dent) des nouveaux modèles de gestion. Aujourd’hui, je vérifie l’inconfort qu’il peut y avoir àavancer « profil bas » sur de tels terrains. Ainsi, pour avoir beaucoup défendu (et défendreencore) l’idée qu’il faut observer l’entreprise comme une véritable institution sociale, je ne reçoispas si aisément le reproche de J.-C. Thoenig selon lequel ce livre souffre de ne traiter l’entrepriseque comme une « organisation fermée sur elle-même », jusqu’à suspendre le management dansun « relatif vide sociétal »… Ceci étant, je mettrai ce reproche à sa juste place : il est clairementfondé et mérite une vraie discussion (que j’aborderai plus bas) ; simultanément, il ne saurait met-tre en cause mon projet, et notamment ce que J.-C. Moisdon n’appelle pas à tort son « ambitionvolontairement modeste ».

Après tout, l’ambition qui consiste à mettre en regard sept leviers différents (et importants) del’innovation managériale en vaut bien d’autres, pour deux raisons au moins. D’abord, ce pano-rama vaut par lui-même, ne serait-ce que parce que dans une large mesure, il dessine l’universactuel des pratiques des cadres. La seconde raison concerne le travail sociologique. Trop souvent,sur de tels sujets, la tentation des chercheurs est d’isoler une tendance particulière et de lui affec-ter une signification générale, sans égard excessif pour la complexité des faits. Sans prétendrejuger le livre de L. Boltanski et E. Chiapello sous ce seul rapport, ce problème était évidemmentposé par le sort qu’il fit à la nouvelle organisation en réseau et au management par projet (deuxde mes sept « chantiers »), hardiment hissés au rang de marqueurs du « nouvel esprit ducapitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999). Que dire alors des discours sur la qualité ou sur lesprocessus, d’évidence dignes d’une attention comparable ? Sur des registres très différents, biendes chercheurs prennent des risques approchants. Des années durant, P. Zarifian s’est focalisé surle « modèle de la compétence », au motif que celui-ci donnait à voir les mutations du travail etdu rapport salarial (Zarifian, 2005). J.-C. Thoenig lui-même, abordant (avec C. Michaud) desenjeux au fond très proches du management des connaissances, a présenté le « système cognitif »comme la « clé de voûte » du rapport entre la stratégie de l’entreprise et le fonctionnement desorganisations (Michaud & Thoenig, 2001)…

A chaque fois, le propos se donne les meilleures chances de stimuler l’esprit. Mais la hâtequ’on y décèle à établir le management sur une trajectoire univoque fait question : elle donneprise au sentiment que les faits seraient moins observés pour eux-mêmes que pour venir en appuide thèses de rang supérieur. Du moins mon propre travail entendait-il éviter ce qui m’apparaît enl’occurrence comme un travers. Comment bien faire entendre que dans ce livre, l’essentiel demon effort a porté sur la présentation de chacun des sept « chantiers », et sur l’évaluation raison-née de ce qu’il en advient effectivement ? Comment me retenir de dire mon regret que le débatse focalise à ce point sur l’introduction du livre ? J.-C. Thoenig me fait un honneur inadéquatlorsqu’il affirme que cette introduction « met la barre très haut ». Ce propos le porte en effet àdiscuter presque exclusivement de théorie. Dommage : qu’il me pardonne de penser et de dire icique j’aurais davantage appris de son long commentaire sur la dimension cognitive des apprentis-sages s’il l’avait rapproché, non de mon texte introductif (qui « effleure » en effet le sujet, et n’a

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jamais prétendu faire plus), mais de mon chapitre 7 (sur la vogue actuelle du Knowledge Mana-gement – un objet dont ses propres travaux révèlent qu’il l’estime digne d’intérêt et de discus-sion).

2. Est-il devenu sans objet de faire état du « problème de la sociologie française face aumanagement », et de la distance qui sépare la sociologie des sciences de gestion ? Je donne actebien volontiers à J.-C. Thoenig du fait que sur ce point mes propos liminaires sont réducteurs. Aréécrire aujourd’hui ces passages, j’insisterai davantage sur les progrès accomplis grâce au creu-set international des sciences de l’organisation, assimilables désormais – singulièrement à proposdu management – à une sorte de Common Knowledge des deux disciplines. De même accorde-rais-je une plus grande part aux « passeurs » des deux bords et aux espaces institutionnels danslesquels ils évoluent (comme l’illustre si bien le succès des colloques de l’EGOS (EuropeanGroup for Organizational Studies). Cependant, les responsabilités universitaires qui furent inci-demment les miennes dans un passé récent m’autorisent à témoigner des difficultés persistantesdu travail interdisciplinaire en général, et plus spécialement du « mur de verre » qui – du moinsen France et hors les grandes maisons – sépare encore la sociologie de la gestion. Bien trop sou-vent, l’espace légitime du dialogue reste confiné aux « questions sociales » (c'est-à-dire à la ges-tion des ressources humaines) – d’où d’ailleurs, pour partie, l’hypertrophie du débat sur le modèlede la compétence.

De même, il me semble bien difficile de présenter la sociologie de la gestion comme un champflorissant de notre discipline. En France en tout cas, outre que le management reste globalementpeu fréquenté par les sociologues, les biais analytiques y restent plus ou moins de règle. Sansdoute les quelques lignes que j’ai consacrées à cette question étaient-elles discutables, car tropunivoques : en annonçant mon intention de me tenir à distance de la « sociologie critique », jesuggérais en effet que cette tradition était seule en lice. Ce n’est évidemment pas le cas : un auteuraussi considérable que M. Crozier a formé de très nombreux chercheurs et praticiens à une con-jugaison positive de l’analyse sociologique et du travail managérial. Mais L’entreprise à l’écoute(Crozier, 1989) ne prétendait pas au destin du Phénomène bureaucratique. Pour importantequ’elle ait été, sa descendance eut d’évidence plus à voir avec l’action qu’avec l’analyse. Le genrepersiste aujourd’hui : il est tout à fait respectable, mais son volet explicitement normatif exclutd’y voir des « schèmes » proprement sociologiques.

Quant à la tradition critique, comment n’y voir qu’un phénomène daté ? Elle ne cesse deresurgir : les débats autour de mon livre m’ont donné l’occasion de le vérifier. Les publics les plusdivers s’en saisissent, la tendance du moment étant d’associer l’innovation managériale auxdégâts de la guerre économique et de la « souffrance au travail ». Si je vois là un « problème »,ce n’est pas du fait de quelque a priori idéologique : la vigilance critique face à la modernisationdes entreprises et des pratiques de gestion est inscrite dans l’histoire de la discipline. Mais à cejour, ma conviction est que l’évaluation pragmatique est devenue bien plus utile qu’un débat cri-tique tellement routinier qu’il se prive de prendre les faits au sérieux. Il n’est pas bon signe qu’unmême ouvrage – comme celui que V. de Gaulejac a récemment consacré à « l’idéologiegestionnaire » – puisse se faire le porte-parole de deux propositions critiques opposées : l’unedénonçant l’emprise redoublée du management sur la personne humaine ; l’autre épinglant, aprèsd’autres et bien à tort selon moi, « l’insignifiance » prétendue du discours managérial (notam-ment à propos du mouvement de la qualité) (Gaulejac, 2005).

Dans ce contexte, il faut donner raison à J.-C. Moisdon quand il signale certains travaux quifont exception, et dont les auteurs se donnent la peine d’observer les technologies gestionnaires« telles qu’elles sont ». Encore pourrait-on observer que l’une des références qu’il choisit soulèveun problème adjacent : l’inventaire des instruments de l’action publique auquel s’est prêtée

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l’équipe réunie par P. Lascoumes et P. Le Galès est passionnant ; implicitement, il suggère biendes rapprochements entre le management des affaires publiques et la gestion des entreprises (Las-coumes & Le Galès, 2004). Mais jusqu’à preuve du contraire, il est frappant que le croisementpeine à se faire, comme si, une fois encore, un mur de verre séparait les spécialités, malgré la simi-litude des dispositifs mis en œuvre pour le gouvernement des Etats, des sociétés modernes, et desentreprises.

Certes, ces considérations peuvent sembler accessoires, voire résiduelles dès lors qu’ellesapparaissent essentiellement « hexagonales ». On peut même partager le point de vue selonlequel la montée en puissance du Common Knowledge anglo-saxon sur l’action organisée seraitd’ores et déjà en train de redéfinir les espaces de la discussion, au point d’acculer les problèmesdisciplinaires du passé à l’état de résistances marginales. Si tel est le cas, je plaiderai seulementque mon livre est, en effet, un ouvrage situé dans l’espace et dans le temps : je considère qu’iciet maintenant, la sociologie de la gestion est encore un « problème », et que pour cette raisonmême, l’expérience méritait d’être tentée d’une incursion « libre » dans l’univers dumanagement : libre de tous les attachements qu’on vient de dire – y compris à l’égard de toutesles orthodoxies théoriques du moment.

3. L’entreprise dont je traite est-elle à ce point « fermée sur elle-même » ? Ai-je commisl’erreur de mettre le travail managérial sous cloche, au risque de faire abstraction de tous les« paramètres extérieurs » qui lui donnent son sens et sa forme ? Je ne reviens pas sur les circons-tances qui font qu’ici en effet, j’ai fait le choix d’observer l’innovation « d’en bas », et de privi-légier les ordres locaux. Je revendique de plus le droit (que J.-C. Thoenig veut bien m’accorder)de ne pas me plier aux diagnostics néo-institutionnels, aucun de mes travaux empiriques nem'ayant jamais mis en contact ni avec des entreprises pétrifiées par le marché, ni avec des acteurstotalement condamnés au conformisme. Je souhaite pourtant faire valoir que mon propos n’estnullement cantonné à la seule dynamique des organisations. C’est notamment ce qui ressort destrois facteurs dont procède ma grille analytique initiale – le triangle IDA (idées, dispositifs,acteurs). En effet, ce triptyque n’aurait à peu près aucun sens s’il ne postulait pas des échangesconstants entre l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise : il met en scène des acteurs tiers ; il sup-pose bel et bien des forces exogènes.

Ni les idées que véhiculent les innovations managériales que j’étudie, ni les dispositifs qui per-mettent de les mettre en œuvre, ne procèdent d’une élaboration locale. Même les dirigeants desgrandes organisations – que J.-C. Thoenig me soupçonne de privilégier – prennent au fond unepart bien modeste à leur conception, si ce n’est du fait du rôle qui échoit aux usagers dans la cons-truction d’un marché, ou aux acteurs de base dans l’agencement d’un système d’action. Sur cepoint, l’un de mes objectifs est d’ailleurs de restituer la complexité des processus (économiques,techniques, institutionnels) qui sont à l’origine des innovations qui m’occupent. Chacune des« technologies gestionnaires » en cause (au sens que J.-C. Moisdon donne à ce terme et qui, pourfaire bref, englobe les idées et les dispositifs) renvoie à une histoire singulière. Aucune n’est exo-nérée de la nécessité de conquérir un minimum de légitimité politique, par définition irréductibleaux conditions concrètes de son appropriation sur le terrain. C’est la raison pour laquelle chacunde mes sept chapitres s’astreint à la reconstitution, même sommaire, des principaux épisodes ducheminement qui a peu ou prou conduit à la mise en orbite des nouvelles pratiques. Ainsi suis-jeamené à rappeler que le management des compétences a partie liée avec un demi-siècle de débatsocial sur l’évaluation de la valeur du travail offert par le salarié à l’employeur ; que les méthodesmodernes de gestion de la qualité ne sont parvenues à maturité que du fait de la rencontre – ini-tialement aléatoire – entre les doctrines de la « qualité totale » et les instances de la normalisationtechnique – outil ancestral de la régulation de l’offre et des marchés…

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La gestation de ces nouvelles technologies gestionnaires n’est, bien entendu, jamais linéaire,précisément parce qu’elle s’opère en pleine « pâte sociétale », et non dans quelque espace con-finé. C’est ce dont j’essaie de rendre compte au cas par cas. Quand bien même les experts vou-draient nous convaincre qu’il existe une science du partage entre le faire et le faire faire, l’obser-vation a vite fait de démontrer que la définition du métier de la firme est toujours contingente,voire davantage : elle met aux prises plusieurs conceptions politiques de la firme, ce qui la rendirréductiblement polémique. De même de l’arrivée du Knowledge Management à l’agenda : fruitde la conjugaison de forces très hétérogènes (la mise en cause des excès de la rationalisation ;l’essor exponentiel des marchés du software), le KM est chargé d’une sorte de controverse origi-nelle dont on trouve évidemment la réplique au sein des entreprises qui l’adoptent. Et ainsi desuite : le chapitre que je consacre aux ERP s’organise autour du constat que cette technologie ges-tionnaire n’est pas loin de s’assumer d’elle-même comme la mise en scène d’une dispute gestion-naire décisive : celle qui, dans toute pratique industrielle, oppose le bienfait des standards auxnécessités de l’ajustement...

A cet égard au moins, on aura compris mon objection au reproche que m’adresse J.-C. Thoenigde me satisfaire d’une analyse microsociologique, et qui resterait à l’écart de la complexité poli-tique sous-jacente au travail managérial. Il existe d’ailleurs une raison supplémentaire pour ne pascantonner le « triangle IDA » aux organisations : désormais, les modèles intellectuels appelés àfaire référence, et les outils sur lesquels ils s’adossent, tendent à être conçus et développés dansces singuliers laboratoires que sont devenues les grandes sociétés internationales de conseil. Dece fait, il semblerait que l’offre managériale soit engagée dans un véritable processus de rationa-lisation, accroissant d’autant la distance entre les foyers respectifs de conception et d’usage destechnologies gestionnaires. Dans un tel contexte, l’échange inhérent au travail managérial pour-rait devenir encore plus manifeste, donnant au passage une résonance particulière aux sugges-tions analytiques de J.-C. Moisdon (sur lesquelles je reviendrai) : s’il est vrai que toute innovationcharrie une « représentation implicite de l’organisation » et que le travail managérial doit êtreassimilé à un processus « d’adaptation croisée de l’innovation et de l’organisation », il fauts’attendre à ce que la rationalisation exogène de l’offre managériale rende cette adaptation plusproblématique… Il reste que mon livre ne se saisit pas directement de cette évolution, pas plusqu’il n’approfondit vraiment la question du rapport entre le dedans et le dehors de l’organisation :je donne acte à mes deux discutants du fait que ce problème doit être manié avec une circonspec-tion que j’ai vraisemblablement sous-estimée.

4. La question des « acteurs tiers » et des forces exogènes qui interviennent dans le travailmanagérial rejaillit directement, me semble-t-il, sur la place qui revient aux acteurs concrets del’entreprise et au statut que l’analyse doit leur accorder. La critique que m’adresse sur ce pointJ.-C. Thoenig appelle un commentaire de fond, même s’il range lui-même ce point de la dis-cussion parmi les « problèmes véniels ». A le suivre, je négligerais de préciser l’identité desmanagers (« qui est qui ?, qui fait quoi ? »), au risque de cautionner un vision réductrice del’entreprise (« les dirigeants d’un côté, les dirigés de l’autre ») que la sociologie des organisa-tions nous a depuis longtemps appris à dépasser. Or la réalité est la suivante : dès lors que l’ons’entend pour appréhender l’innovation comme un double mouvement (l’importation de nou-velles technologies gestionnaires d’une part, l’appropriation du changement dans l’entreprised’autre part), il devient illusoire d’attribuer des rôles prédéfinis aux différentes catégoriesd’acteurs dans la construction des nouvelles règles du jeu. Tel est bien ce que révèle le travailempirique : tous ceux qui, dans l’entreprise, ont quelque part au changement participent eneffet de facto aux deux volets du processus de « formalisation/ contextualisation » que décritJ.-C. Moisdon (à la suite d’A. David).

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Même les dirigeants qui ont pris la décision d’importation ne peuvent pas être strictementaccolés à la fonction du contrôle (au sens que J.-D. Reynaud donne à ce terme). D’abord parceque la décision d’importation d’une technologie gestionnaire inclut déjà d’elle-même uneintention de mise en contexte. Ensuite parce que la rationalité des décideurs est toujours –comme le rappelle à juste titre J.-C. Thoenig – une rationalité instable, chargée de compromiscontingents. Comment verrais-je les choses autrement ? Je m’étais moi-même employé à lemontrer, dans un texte antérieur à ce livre, à propos de l’application des normes Iso 9000(Segrestin, 1997). D’un mot, j’avais mis en évidence la dimension opportuniste des stratégiesdes décideurs, portés à combiner les vertus formelles du dispositif avec des objectifs « privés »,appréciés au cas par cas, en fonction des coalitions au pouvoir et des intérêts bien compris dela firme.

Réciproquement, tous les « acteurs managers » qui prennent part au processus concretd’importation se retrouvent simultanément aux prises avec des fonctions de prescription et destâches d’appropriation. Tous mes chapitres fournissent des exemples de cette ambivalence, àcommencer par ceux qui traitent d’innovations « autoritaires » (comme les systèmes qualité oules ERP). On y voit que le fait de « donner sa forme » à l’innovation revient irrémédiablementà la transformer, à la plier à des systèmes d’action singuliers. Du même coup, on conçoit quele mécanisme « d’adaptation conjointe de l’innovation et de l’organisation » ne permette guèrede cerner des populations spécifiques de managers innovateurs. Même les groupes d’exécu-tants – qui se trouvent être le plus souvent les usagers finaux des nouvelles technologies ges-tionnaires – y ont évidemment leur part, du moins a priori : comme je le souligne moi-même(par exemple pp. 52-53), il arrive fréquemment que le jeu des forces à l’œuvre ait pour effet deles écarter.

En tout cas, j’insiste sur les conséquences analytiques qui découlent de la mise en évidencede ce processus « distribué » de prescription et d’appropriation. Je récuse évidemment quecette perspective problématique se prête à une « vision dichotomique de l’entreprise » : je veuxcroire que les passages du livre qui ont inspiré à J.-C. Thoenig cette remarque sont au plusmaladroits. De même, je ne crois pas que ce travail aurait dû se plier à une « désagrégation finedu système social de l’entreprise ». S’il est exact que la sociologie des organisations nous a delongue date enseigné la portée de ces « désagrégations », il reste qu’elle en fait plus commu-nément un objet de recherche qu’une donnée. Ici, il aurait par exemple été notoirement vain dedessiner une sorte de cartographie générale des positions pertinentes dans le processus d’inno-vation, du fait de l’extrême diversité de ce que J.-C. Moisdon appelle les « itinéraires decontextualisation », et de ce que j’appelle moi-même (p. 329) « la formidable variété des tra-jectoires de changement ». Les seules désagrégations qui auraient valu la peine auraient été cel-les que j’aurais tirées d’études de cas singulières. Ce sera ma concession : bien que ce travailait mobilisé beaucoup de récits singuliers, leur restitution se limite souvent à de trop brèvesillustrations. Ils manquent de fait au tableau !

Ce sont les mêmes motifs qui m’empêchent de reconnaître que ce livre sur le managementaurait dû préciser d’entrée de jeu les fonctions et les positions qui définissent le manager. S’ilest vrai que tous les étages de la hiérarchie de la firme participent à la fois à la prescription del’innovation et à son appropriation, et si l’on peut de la même manière affirmer que les trajec-toires de changement varient infiniment, il devient fort peu opérant de s’inquiéter d’entrée du« statut précis des acteurs concrets ». Osons dire qu’au regard de l’analyse qui précède, lesacceptions indigènes du manager, indéfiniment extensibles, pourraient bien être plus pertinen-tes que les définitions expertes. Au vu de ce qui nous intéresse ici, comment ne pas être sensibleà cette tendance des gens de terrain à baptiser manager quiconque détient une parcelle

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d’autonomie ? Sans démagogie, je serais tenté de voir là un signe d’intelligence collective debon aloi.

5. Ces considérations m’amènent presque logiquement à la critique centrale que m’adressentaussi bien J.-C. Moisdon que J.-C. Thoenig : le livre fait l’impasse sur le phénomène de lacontingence ; il cultive le flou sur les variables qui « encouragent ou découragent » le change-ment. Sur ce point, il me faut donner raison à mes interlocuteurs. Pour aller jusqu’au bout de monpropos, j’aurais dû en effet préciser les « effets d’encastrement » qui permettent ou non l’inscrip-tion d’une innovation dans une organisation. Au lieu de m’arrêter au constat selon lequel « toutesles innovations ne se valent pas », il m’aurait fallu faire jouer les facteurs de l’activité (la naturedu produit et des procédés), mais aussi la taille de l’entreprise, la structure de sa clientèle, etc.Cette objection est assurément juste et utile, et mon commentaire voudrait seulement tempérer lafaute. J’observerai d’abord que, comme en convient J.-C. Moisdon, il m’était impossible de toutfaire. Mon projet de visiter plusieurs chantiers n’eût-il pas rendu présomptueux de vouloir croiserce long voyage en management avec la littérature comparative que signale J.-C. Thoenig ? J’ensais l’intérêt et la portée, mais j’étais contraint à faire des choix. En l’espèce, j’ai choisi de brosserune analyse de « moyenne portée », annoncée d’entrée de jeu (p. 55) comme provisoire et incom-plète.

Quant au fond, ma ligne de défense est assurément moins facile. Il ne fait pas de doute que lechoix de cette « analyse de moyenne portée » défie jusqu’à un certain point la perspective de lacontingence. Tandis qu’une telle perspective se donnerait pour objectif de paramétrer le parcoursde l’innovation, je formule en effet des hypothèses qui se situent à la fois au-delà et en deçà d’untel paramétrage. Au-delà, car je me livre à une sorte de diagnostic général sur les propriétés intrin-sèques de chaque technologie, et je me prononce sur ce que celles-ci laissent entrevoir de leurprédisposition à « attaquer » l’organisation (selon la formule frappante de Moisdon) : il est desinnovations plus ou moins aidées ou desservies par leur équipement, d’autres qui souffrent d’uneapparente dissonance entre les idées et les outils… Je suis par ailleurs en deçà de tout paramé-trage, du fait que je tempère aussitôt ce premier pronostic en soulignant que l’appropriation del’innovation fabrique par essence de la diversité : force est de constater « la formidable variétédes trajectoires de changement »…

Est-ce rédhibitoire ? J’ose croire que non. Des remarques que m’adressent sur ce point mesdeux interlocuteurs, je retiens surtout que mon analyse accuse certes ici ses limites, mais que desdéveloppements sur les facteurs de contingence y auraient eu toute leur place. Autrement dit, laproblématique que j’applique à mes chantiers serait un terrain propice à de tels prolongements.Acceptons-en l’augure. De fait, quand J.-C. Moisdon évoque la convergence de mon triptyqueIDA avec ses propres analyses sur « l’exploration croisée entre innovation et organisation », ilindique bien que mon propos n’est en aucun cas de m’arrêter à une évaluation « en soi » des tech-nologies gestionnaires, et encore moins d’en inférer quelque hypothétique palmarès. Nous som-mes parfaitement d’accord sur le fait que ces technologies ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi :la qualité des apprentissages qu’elles autorisent est assurément contingente, au sens qu’elledépend des conditions de leur rencontre avec l’organisation, et des « prises » qu’elles sont sus-ceptibles d’offrir aux acteurs qui les prennent en main. La limite de mon analyse est« seulement » de ne pas décrire avec plus de précision les conditions de cette rencontre, et lesvariables en cause. Au pire, suggère encore J.-C. Moisdon, ce défaut de paramétrage me condui-rait, non à faire l’impasse sur la contingence, mais à suggérer une « contingence infinie », quandle travail de recherche se doit, selon sa conception, de « réduire la variété ».

En accord sur l’essentiel, je discuterai seulement ce tout dernier point. D’abord, en sociologiedes organisations, la question n’est pas si clairement tranchée de savoir s’il faut à tout prix

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« réduire la variété ». On se souvient par exemple que l’analyse stratégique relativise les acquisdes théories de la contingence : en préconisant de retourner aux « systèmes d’action concrets »,et en privilégiant l’instituant par rapport à l’institué, elle remet en avant l’irréductible singularitéde tout contexte d’action (Friedberg, 1993). Pourquoi ne pas reconnaître que lors de mes obser-vations sur le travail managérial, ce constat de singularité m’a très souvent paru reprendre ledessus ? Dans des circonstances a priori aussi adverses que peuvent l’être par exemple l’instal-lation d’un ERP (un outil qui se fixe précisément de chasser des organisations les arrangementsparticuliers !), on ne tarde pas à voir resurgir l’extraordinaire aptitude des collectifs à absorber lesévénements exogènes pour recomposer des espaces d’arrangement échappant à toute régularité…En l’occurrence, l’idée de l’appropriation de l’innovation dit l’essentiel : un aménagement deportée générale est rapporté au particulier.

En définitive, je ne suis pas sûr de comprendre à quel titre le souci de « réduire la variété »s’imposerait comme un programme scientifique prioritaire. Quelles que soient les bonnes raisonsinvoquées par J.-C. Moisdon, j’inclinerais pour ma part à penser que sur le sujet qui nous occupeici, l’essentiel de la plus-value analytique est ailleurs. A tout prendre, les paradoxes de l’appro-priation, et le message contre intuitif qui lui est attaché, me semblent d’une portée heuristiquebien plus grande, et à laquelle trop peu de recherches s’arrêtent. La supériorité des analyses quis’attachent à saisir le « travail de l’organisation sur elle-même » sur celles qui s’efforcent de« réduire la variété » me semble particulièrement nette à propos de l’appréciation des écarts entreles organisations qui réussissent et celles qui échouent. Tandis que la tradition de la contingencenous inciterait à nous interroger sur les critères objectifs qui expliquent le succès ou l’échec del’importation d’une innovation (quels sont les paramètres qui permettent de comprendre que telprojet d’ERP a « marché » et tel autre non ?), le retour à la dynamique singulière des systèmesd’action présente l’avantage de mettre en valeur la qualité des apprentissages internes, quel quesoit le rendement apparent des investissements managériaux consentis. Comme J.-C. Moisdonl’explique lui-même, le « heurt de l’innovation et de l’organisation » peut être le ferment d’unchangement bien plus intense qu’un beau succès de façade, dès lors qu’il ouvre de nouveauxespaces d’action… Plutôt que l’affaire finalement assez formelle de la contingence, qu’il m’auto-rise à penser que ce volet de son propos touche bel et bien à l’essentiel.

Ces remarques sont importantes, car elles m’apparaissent encore fort peu prises en comptedans les discours dominants – quels que soient les milieux vers lesquels on se tourne : chercheurs,praticiens, consultants... Même parmi les chercheurs avertis, je suis frappé de voir à quel pointles travaux sur le management en sont encore à indexer les analyses sur des catégories de juge-ment fixées a priori et prenant trop aisément les apparences pour la réalité : il y aurait d’un côtéles « bonnes innovations », en rapport avec la représentation que nous avons aujourd’hui desorganisations efficaces (la gestion par projet, le modèle de la compétence, le KnowledgeManagement…) ; de l’autre les innovations suspectes de véhiculer des relents d’autoritarisme etde bureaucratie (les systèmes qualité, les ERP). Partant de là, je persiste à croire que rien n’estplus urgent que de dissiper ces idées reçues, et de faire comprendre que les logiques d’appropria-tion peuvent se révéler tout à fait étrangères à ces lignes de partage. J’illustre dans l’ouvrage lesconditions dans lesquelles un projet d’ERP, même largement endommagé par sa rencontre avecl’entreprise, peut s’avérer un « opérateur cognitif » tout aussi déterminant qu’une mise en placede stratégies de compétence ou une montée en puissance de la « logique projet ».

6. J.-C. Thoenig approuve mon intention de traiter le travail managérial dans sa fonctiond’opérateur cognitif, mais il regrette que je reste sur le seuil de cette analyse, sans en clarifier lesfondements théoriques. Plus encore, il craint que les courants dont je me réclame (les écoles deM. Crozier et de J.-D. Reynaud, selon ses termes) ne condamnent objectivement mon incursion

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sur ce terrain, faute de permettre de penser l’entreprise autrement que comme une « arène » ausein de laquelle des acteurs interdépendants négocient des arrangements, de façon à concilier lesenjeux multiples auxquels ils sont confrontés. Ma première réaction sera de lui donner raison : laplace que j’ai faite ci-dessus (tout comme dans mon livre) aux situations d’appropriation témoi-gne indiscutablement de mon intérêt pour les négociations implicites et les arrangements dont letravail managérial fait l’objet. J’ai même laissé entendre que ceux-ci me fascinent, tant ils peu-vent à la fois s’éloigner des projets initiaux et définir les modalités de leur « succès ».

Cependant, et faute d’être immédiatement en mesure de situer plus avant mon propos dans lepaysage de l’analyse cognitive brossé par J.-C. Thoenig, je veux croire que l’intérêt que j’accordeaux jeux d’acteurs et au phénomène de la régulation conjointe n’est pas de nature à m’interdirede regarder dans d’autres directions. S’agissant des arrangements que j’ai observés dans les équi-pes projet chargés de la mise en place des ERP, j’explique (ce sont les dernières pages du livre)qu’ils débordent de la simple transaction : ils dessinent une nouvelle manière de se représenterl’entreprise et l’économie environnante ; ils annoncent la naissance d’une nouvelle argumenta-tion gestionnaire et de nouveaux espaces de discussion (sur le degré acceptable de standardisationde l’activité ; sur la pertinence de l’outsourcing au regard des savoir-faire de la firme, etc.). Est-il exclu de concevoir que ces observations auraient quelque chose à voir avec « l’activité inter-prétative qu’opèrent des acteurs interdépendants face à des situations concrètes » ? Ma faveur detoujours pour la conciliation des paradigmes me fait espérer qu’il n’en est rien. Elle me donneaussi l’espoir que je ne serai pas contraint de renoncer à mes attaches actuelles pour cheminer,auprès de mon exigent lecteur, sur cette voie – aussi difficile que stimulante – de la cognition.

Références

Boltanski, L., Chiapello, È., 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, Paris.Crozier, M., 1989. L’entreprise à l’écoute – Apprendre le management post-industriel. InterEditions, Paris.Friedberg, E. 1993. Le pouvoir et la règle – Dynamiques de l’action organisée. Le Seuil, Paris.Gaulejac, V. de, 2005. La société malade de la gestion – Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlementsocial. Le Seuil, Paris.Lascoumes, P., Le Galès, P. (Eds.), 2004. Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, Paris.Michaud, C., Thoenig, J.-C., 2001. Stratégie et sociologie de l’entreprise. Village mondial, Paris.Segrestin, D., 1997. « L'entreprise à l'épreuve des normes de marché - Les paradoxes des nouveaux standards de gestiondans l'industrie ». Revue française de sociologie, 38 (3), pp. 553-585.Zarifian, P., 2005. Compétences et stratégies d’entreprise, Editions Liaisons, Paris.