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CLASSE ET NATION DEPUIS LE «MANIFESTE »(1848) Author(s): Henri Lefebvre Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 38, LES CLASSES SOCIALES DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI (Janvier-Juin 1965), pp. 31-48 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689287 . Accessed: 14/06/2014 16:43 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.192 on Sat, 14 Jun 2014 16:43:54 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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CLASSE ET NATION DEPUIS LE «MANIFESTE »(1848)Author(s): Henri LefebvreSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 38, LES CLASSESSOCIALES DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI (Janvier-Juin 1965), pp. 31-48Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689287 .

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CLASSE ET NATION DEPUIS LE « MANIFESTE » (1848)

par Henri Lefebvre

I. - Le thème n'a pas été choisi sans relation avec une série de faits récents : cinquantenaire de la déclaration de guerre en 1914 ; commémoration des événements de 1944 ; rappel de leurs conséquences, discussions entre historiens et controverses politiques sur les enchaînements ; controverses entre Chinois et Soviétiques ; disparition de deux leaders du mouvement ouvrier, Maurice Thorez et Palmiro Togliatti.

Nous allons essayer de donner un raccourci, un inventaire très bref de phénomènes socio-politiques rattachables à ce thème essentiel, les rapports « classe-nation », lié de près au thème général : les classes en France et dans le monde. Il s'agit donc d'un essai sociologique sur un ensemble de faits politiques.

IL - La tentative se justifie à partir de la méthode marxiste. On pourrait d'ailleurs la justifier également en faisant abstraction de cette méthode, d'un point de vue positiviste, mais peut-être irait-on moins loin dans l'analyse et l'exposé.

Marx n'a jamais séparé l'économique et le sociologique du politique, ni ces trois derniers de l'historique, qui les enveloppe. L'étude de la réalité des classes, en dehors de ses manifestations politiques, reste abstraite. Une classe ne devient classe qu'en entrant dans l'action politique. Entendons par là que des hommes qui la représentent plus ou moins complètement formulent ses intérêts, élaborent une stratégie, luttent pour la reconnaissance et l'hégémonie de cette classe. Jusque-là, elle n'est classe sociale que virtuellement. De même une nation existe potentiellement avec une base économique, un marché national ; ou bien avec une langue, une culture (qui d'ailleurs risquent de disparaître si elles manquent de base économique-sociale). Elle n'atteint l'exis- tence historique que politiquement.

L'existence historique et politique implique la conception d'une praxis globale, qui s'exerce sur tous les plans (objectif et subjectif, matériel et culturel, économique et social, etc.), et qui sur tous ces plans tente de résoudre les contradictions en propo-

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sant des solutions aux problèmes particuliers et généraux. Les faits économiques en tant que conditions fournissent des moyens d'action ; ils permettent des stratégies ; ils déterminent des possi- bilités et aussi des limites pour les hommes de l'action et de l'État - princes, ministres, leaders, dirigeants des classes et des fractions de classes sociales.

III. - Au moment du Manifeste communiste (1848), Marx admet sans équivoque la fin prochaine, imminente, des nations et nationalités. Le Manifeste baigne dans l'universalisme philo- sophique de cette période, encore qu'il le conçoive de façon cri- tique et dans la perspective de la révolution prolétarienne. Les prolétaires n'ont pas de patrie. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Nation, nationalité, nationalisme se représentent comme des superstructures déjà périmées, sur la base déjà débor- dée par le marché mondial des marchés nationaux. Le prolé- tariat nie la nation, radicalement, pratiquement, comme il est la négation active de la bourgeoisie et du capitalisme. Pour promouvoir la praxis nouvelle, il faut et il suffit que les prolé- taires s'unissent par-delà la nation. « L'union et la fraternisation des nations, c'est une phrase que tous les partis déclament aujour- d'hui, notamment les libre-échangistes », disait Marx en 1847 lors d'un meeting dédié au souvenir de l'insurrection polonaise de 1830. « Mais pour que les peuples puissent réellement s'unir, il faut qu'ils aient un intérêt commun. Pour que leur intérêt puisse être commun, il faut l'abolition des rapports de propriété actuels, puisque ce sont les rapports de propriété actuels qui déterminent l'exploitation mutuelle des peuples. L'abolition des rapports de propriété actuels n'intéresse que la classe ouvrière. Elle a seule les moyens de les supprimer. La victoire du prolé- tariat sur la bourgeoisie, c'est aussi la victoire sur les conflits nationaux et industriels. » Même attitude, très précisément dans le Manifeste : « Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre. Du jour où tombe l'antagonisme des classes à l'intérieur de la nation, tombe également l'hostilité des nations entre elles. » A la même époque (1848), Marx déclarait dans son Discours sur le libre- échange : « Nous avons montré quelle sorte de fraternité le libre- échange suscite entre les diverses classes d'une nation. Celle que le libre-échange établirait entre les différentes nations ne serait pas beaucoup plus fraternelle. Désigner l'exploitation sous sa tournure cosmopolite du nom de fraternité universelle, voilà une idée qui ne pouvait naître que dans le cœur de la bourgeoisie... »

Ainsi Marx s'attachait plus particulièrement à détruire les illusions que le libéralisme bourgeois, son rationalisme limité, son moralisme détournant avec pudeur les gens de la réalité des

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classes, pouvait faire naître pendant cette année révolutionnaire, où une situation révolutionnaire apparaissait dans tous les pays avancés de l'Europe.

La solution du problème national, pour autant qu'il y ait problème, se rattache dans la pensée marxiste, dans cette période, à une théorie générale, celle du dépassement. La théorie du dépas- sement (Aufhebung) vient de la philosophie, mais Karl Marx la détache de toute systématisation et de toute pré-supposition philosophique en la rattachant à l'exposé des possibilités nou- velles, nées de la classe ouvrière. Dans chaque domaine et dans chaque secteur de la praxis, à tous les niveaux de la réalité, ce qui bloque le chemin et bouche l'horizon peut disparaître. Un bond en avant va le surmonter, affirme Marx. Ce bond en avant, c'est la révolution totale accomplie par la classe ouvrière, tota- lement négative et constructive. C'est là un acte historique pos- sible et nécessaire ; c'est une coupure absolue dans le temps historique : l'abolition de toutes les formes de l'aliénation.

Toutefois, devant l'analyse, il y a des spécificités et le pro- cessus de dépassement prend plusieurs modalités particulières. La religion ? Le dépassement l'abolira. La philosophie ? Le dépas- sement la réalisera, c'est-à-dire fera entrer dans la praxis, en la critiquant et en la complétant, la figure idéale de l'homme éla- borée par les philosophes et que la philosophie laissait à l'état d'abstraction idéale. L'État ? Le dépassement le mène au dépé- rissement. L'économie politique ? L'abondance et son organi- sation remplaceront cette science de la non-abondance. Quant au droit et à la morale, ils disparaîtront devant le renouvelle- ment, à un degré incomparablement supérieur, de la coutume comme fondement de la vie sociale. La nation ? Elle aura disparu avec l'État, avec le marché national livré à la libre concurrence, avec la rareté et le droit.

Dès qu'il conçoit un programme politique, dès le Manifeste, Marx doit rendre plus concrètes et plus précises ces thèses générales et notamment celle sur la nation. En effet, c'est seule- ment dans un cadre national que la classe ouvrière peut engager la transformation de la société capitaliste. Là où elle vit, elle doit combattre et vaincre. Il lui faut d'abord s'emparer de l'État, nécessairement national. Le prolétariat donc, en s'affirmant politiquement, deviendra classe dominante dans la nation. « La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu'elle ne soit plus dans son fond une lutte nationale, en prend cependant d'abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie » (Mani- feste). Marx conçoit donc un mouvement révolutionnaire inin- terrompu (pour ne pas employer ici l'expression qui a pris par

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CAHIERS INTERN. DE SOCIOLOGIE 3

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la suite un sens trop spécial : « révolution permanente »). Le bond en avant décisif instaurera la dictature du prolétariat ; mais cette caractérisation ne se sépare pas de plusieurs autres. La dictature du prolétariat constitue elle aussi une totalité aux aspects et moments multiples. Elle coïncide avec l'élargissement de la démocratie libérale et abstraite.

Pour le prolétariat, pas de lutte sociale qui ne doive atteindre sa vérité politique ; pas de contenu social qui ne prenne la forme politique ; pas d'action économique qui ne puisse et ne doive s'élaborer au niveau de l'État. Il s'empare de l'État national. Cet objectif détermine l'essence de la lutte des classes. Il est impliqué dès la naissance de cette lutte, virtuellement. La classe ouvrière brisera l'État national, lui substituera un État constitué selon ses besoins sociaux et selon les besoins de ses alliés poli- tiques. Un tel État ne saurait que dépérir. Il est destiné à dépérir et commence aussitôt à dépérir, précisera Lénine dans une page fameuse de L'État et la Révolution. Il doit se résorber dans la praxis, elle-même élevée au niveau de l'organisation rationnelle, cohérente, de tous les aspects de la vie sociale, sans qu'il soit besoin d'un ciment extérieur ou d'une force coercitive supérieure. La dictature du prolétariat qui coïncide avec la démocratie approfondie s'identifie également, dans un mouvement dialec- tique, avec le début du processus qui mène l'État au dépérissement.

L'organisation internationale de la classe ouvrière devrait donc assumer ces tâches multiples, unies en un ensemble cohé- rent : orienter l'action dans les différents peuples, la coordonner, assurer la croissance économique et le développement social, sur- monter les limites et les entraves qui proviennent de la période bourgeoise, surmonter les nationalités. La transition vers l'abo- lition des classes ainsi que des rapports de production que ces classes supposent et des rapports sociaux qui correspondent à de tels rapports de production, cette transition se révèle haute- ment complexe. L'organisation internationale doit s'en charger. Elle prend en mains, dans la praxis, le dépassement théorique. Ce dépassement a une base économique : le marché mondial. La bourgeoisie crée ce marché et s'engage ainsi dans une contra- diction insoluble pour elle entre le marché mondial et les marchés nationaux qu'elle a constitués sous le régime de la concurrence, qu'elle détient et tente de dominer. Seul le prolétariat peut résoudre cette contradiction ; seul il peut déléguer à ses repré- sentants la capacité d'élaborer une stratégie sur cette base ; seul il peut briser les limitations et les entraves (dont les nations) au développement économique et social à l'échelle mondiale.

Par la suite, Marx a dû examiner de plus près les particularités - 34 -

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nationales, c'est-à-dire les conditions concrètes de la lutte de classes - économique, sociale, culturelle, politique. Il nous semble qu'il a conçu trois possibilités politiques, c'est-à-dire trois stratégies pour la révolution inin ter rompile :

a) La stratégie de la conquête du pouvoir par la démocratie politique, par le suffrage universel et la majorité (prolétarienne, le prolétariat s'adjoignant des alliés politiques). Cette conquête de la démocratie s'accompagne de son extension et de son appro- fondissement. Marx a considéré un tel processus comme possible dans les pays où l'État n'est pas consolidé comme tel et ne s'oppose pas dans et par sa structure à l'approfondissement de la démocratie. Ce serait le cas de l'Angleterre au milieu du xixe siècle (cf. notamment un article de New York Tribune paru en août 1852, in Œuvres choisies, coll. « Idées », t. I, p. 284).

b) Le chemin du réformisme économique et social, c'est-à-dire de la transformation graduelle de la société en allant de la base au sommet et non pas en commençant par le sommet politique. La transformation sociale résulterait de l'accumulation des réformes. Et cela dans les pays en cours de développement industriel où l'État ne peut opposer un barrage à ce mouvement orienté par la classe ouvrière. Ce serait le cas de l'Allemagne de la seconde moitié du xixe siècle, bien que l'action de Bismarck, sa stratégie d'intégration du prolétariat à l'État féodal-bour- geois, son réformisme « par en haut », aient sans cesse réduit cette possibilité (cf. les textes de Marx, depuis Révolution et contre-révolution en Allemagne, 1851, jusqu'à la critique par Marx et Engels des programmes du parti social-démocrate allemand, depuis l'année 1875 jusqu'à leurs morts respectives).

c) La voie de la révolution violente dans les nations où la classe (ou bien les classes) dominante a construit un appareil d'État militaire et bureaucratique solide, érigé au-dessus de la société, barrant la route (France, Russie ; cf. notamment Le 18 brumaire de Louis Bonaparte et les textes sur la Commune de Paris).

La transition vers le socialisme change donc suivant les réalités nationales et les cadres historiques, c'est-à-dire étatiques. Il y aurait selon nous, chez Marx, pluralité de vues, diversité de stratégies. Toutefois, ces stratégies ont un caractère commun. La réalité nationale a une existence relative, non absolue. Elle est conjoncturale. Marx ne la conteste pas ou ne la nie plus ; il la subordonne explicitement aux exigences du mouvement dans son ensemble et son intégralité. Quelle que soit la stratégie, l'objectif est le même. Il s'agit d'assurer la prédominance de la classe ouvrière dans et sur les réalités nationales. Il s'agit de passer d'une période où les cadres sociaux de la nation

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sont importants à une période où le mouvement les dépasse. L'analyse politique concrète porte sur les rapports conjonc-

turaux des classes (paysannes, moyennes, fractions de la bour- geoisie) dans le cadre structural de la polarité « prolétariat- bourgeoisie ». Cette analyse concrète change selon les nations (Angleterre, France, Allemagne, etc.), et aussi, pour chaque nation, selon le moment historique. Le mode de production, à savoir le capitalisme, rend compte de ces rapports changeants : les constellations des classes, dans les nations différentes, avec une histoire différente. Par exemple, dit Marx en 1845, la France a politiquement un style dramatique, tandis que les Allemands ont un style épique (cf. Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel). Ces styles politiques marquent les cultures nationales. Cela vient de ce qu'en France, pour des raisons multiples mais profondes, les luttes de classes inventent des actions et sont poussées jusqu'au bout. Tandis que les Allemands, attentifs aux grandes actions accomplies ailleurs, s'en inspirent et les imitent.

IV. - Bien qu'il y ait chez Marx et Engels de nombreuses analyses des réalités nationales, des conjonctures et des rapports entre les classes dans les nations, on ne trouve pas chez eux une théorie de la réalité nationale, ni des questions nationales.

On peut cependant assurer qu'ils ont lutté sur deux fronts : contre le « gauchisme » qui écartait les problèmes nationaux, et contre ceux qui consacraient « l'étroitesse nationale », qui arri- vaient au chauvinisme, chacun d'eux proclamant sa nation comme élue ou modèle. L'intéressant, un siècle plus tard, c'est de constater que les proudhoniens considéraient les problèmes nationaux comme périmés. Pour eux, en effet, la société se résol- vait en petits groupes ; ils se défiaient à tel point de l'État et de la centralisation étatique, qu'ils décrétèrent à l'avance leur dissolution. En quoi ils retrouvaient le courant anarchisant. Tandis que les lassaliens s'enfermaient dans le nationalisme alle- mand, en raison de leur respect pour l'État, fétichisme et idolatrie qu'ils tenaient directement de Hegel. Or, nous savons que les lassaliens prenaient sur le plan économique des attitudes extré- mistes (la « loi d'airain »). Tandis que certains proudhoniens devenaient prudemment réformistes.

Certains courants réformistes influents dans la période envisagée (de 1848 à la IIe Internationale) se prononcent paradoxalement contre la réalité nationale et le nationalisme tandis qu'un certain extrémisme gauchiste tend à accepter la nation et par conséquent l'État comme cadres fondamentaux du problème politique.

V. - Dans la période de la IIe Internationale, il y a encore une aile « gauchiste » du mouvement ouvrier. Les théoriciens qui

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l'orientent attendent l'effondrement du capitalisme. Cette catas- trophe englobera tous les pays industrialisés, l'accumulation du capital devenant impossible, la crise économique cyclique se chan- geant en crise totale et définitive. Ces théoriciens conservent donc l'idée initiale de Marx et d'Engels : la simultanéité de la révo- lution dans tous les pays où il y a un prolétariat. Le mouvement de la classe ouvrière suivra spontanément le processus de crise. Encore convient-il de ménager cette spontanéité et de lui laisser trouver sa voie. D'où l'exigence de la démocratie. Les cadres nationaux disparaîtraient sous la poussée spontanée des peuples, au cours de la crise finale. On reconnaît, trop brièvement résumé et par conséquent formulé incomplètement, le « luxembourgisme ».

A l'autre aile du mouvement ouvrier, les « révisionnistes » se réclament expressément de leur cadre national. Ils en tiennent compte comme d'une donnée positive de leur action. Bien plus : ils le respectent au même titre que l'État et son appareil qu'ils se proposent d'investir et de pénétrer, non de briser. Ces « révi- sionnistes » on le sait opposent l'évolution à la révolution, les réformes à la transformation sociale, l'antique philosophie à la dialectique marxiste. Et cela dans plusieurs pays. En France, Lafargue, Vaillant, Guesde s'efforcent de concilier l'internatio- nalisme avec la tradition jacobine. « On ne cesse pas d'être patriote en entrant dans la voie internationale... » (Jules Guesde).

Kautsky d'abord, ensuite et surtout Lénine, se battent sur deux fronts. Contre le « révisionnisme », ils proclament en toute occasion le caractère essentiellement international du mouvement ouvrier ainsi que la subordination des intérêts et problèmes natio- naux à l'ensemble de ce mouvement. Contre le « gauchisme », ils réaffirment la réalité de ces problèmes nationaux et la nécessité d'en tenir compte, pour autant que les actions politiques engagées sur cette base servent l'ensemble du mouvement de la classe ouvrière.

Mais dans l'œuvre de Lénine surgissent des idées nouvelles. On voit poindre chez lui, dans son analyse de la société russe, la thèse selon laquelle les problèmes nationaux et les problèmes agraires se lient ; pour le prolétariat considéré isolément les limites nationales seraient dépassables, mais il faut tenir compte des paysans. Dans la lutte générale contre l'impérialisme, phase nouvelle de la lutte de classes que Lénine découvre et dont il fait la théorie, les questions paysannes et nationales prennent une importance croissante, ainsi que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (c'est-à-dire la question coloniale, liée à la question nationale). La notion d'inégal développement se dégage peu à peu, jusqu'à passer au premier plan. Elle range les nations dans un ordre déterminé par leur degré d'industrialisation. D'autre part,

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Lénine combat fortement le projet d'États-Unis d'Europe, dans la mesure où la bourgeoisie comme classe, débordant ses intérêts locaux (nationaux) peut en prendre la direction et y trouver de nouveaux moyens d'action contre les prolétaires.

VI. - La première guerre mondiale marque l'échec de la stratégie, de l'idéologie, du mouvement. Les nations développées de l'Europe n'ont pas été dominées par le principe de classe. Leur fusion par l'action prolétarienne en une supranationalité industrielle n'a même pas commencé. Avec la guerre, le principe national se libère du principe de classe. Le mouvement reprendra, mais avec des formes nouvelles.

VIL - Considérons maintenant ce qui s'est passé du côté des classes dominantes. La bourgeoisie française, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, en vient presque entière à occuper, non sans les dégrader, les positions du jacobinisme. Pendant tout le xixe siècle, la « gauche » avait conservé le monopole idéologique du patriotisme. Elle se voulait, jusque sous le vocable « socia- liste », à la fois patriote et internationaliste. Elle se battait avec les séquelles de « l'esprit de Coblence », c'est-à-dire contre la trahison des émigrés aristocrates. A la fin du siècle, cette classe abandonne le cosmopolitisme hérité du xviiie siècle. Une vaste manœuvre idéologique, orientée par des penseurs généralement de droite mais pas tous ni toujours (Maurras, Barrés, Péguy) amène la bourgeoisie au patriotisme. Les raisons de ce mouve- ment ? Énumérons-en quelques-unes : le colonialisme ; l'effort pour changer le marché national en chasse gardée pour les mono- poles et le capital financier détenant déjà cette base d'opération ; la réaction idéologique et politique contre l'internationalisme prolétarien, etc. Au moment même où les capitalistes étendent leur activité bien au-delà des frontières de leur pays, où ils multi- plient leurs liaisons et leurs conflits, où le marché mondial prend une ampleur gigantesque, la bourgeoisie cristallise sa domination dans l'idéologie nationaliste. La nation est son tremplin, son terrain privilégié. La pratique diffère de l'idéologie et les contra- dictions se multiplient. L'une d'elles apparaît, des dizaines d'années plus tard, aveuglante : la contradiction entre la démo- cratie à l'intérieur et le colonialisme au-dehors. Or cette contra- diction, sur les lieux et dans le temps, n'était pas perçue comme telle. Qu'est-ce qui la masquait ? La phraséologie sur la grandeur de la patrie, grandeur à laquelle étaient censés participer les colonisés. De plus, en pratique, l'ensemble d'un pays comme la France recevait quelque avantage de la situation et quelques reliefs du festin colonial. La phraséologie de la grandeur compre- nait à la fois la prospérité de la métropole et l'unite de l'Empire.

Ainsi, dans la situation historique envisagée globalement, les QQ

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contradictions se répondaient. Le mouvement ouvrier possédait une idéologie internationaliste, mais pas de stratégie interna- tionalement efficace ; seuls ceux qui agissaient dans les cadres nationaux parvenaient à une certaine efficacité pratique. Quant à la bourgeoisie, elle détenait une idéologie nationaliste ; pourtant ses représentants les plus efficaces agissaient sur un plan extra national, hors des limites de la nation (les grands financiers, Lyautey, Briand, etc.).

Une nation qui en opprime une autre ne peut être libre, ont souvent répété les marxistes. L'histoire des relations entre la France et l'Algérie, histoire qui n'est pas encore écrite, le montre- rait. Elle montrerait en particulier la détérioration de l'armée française depuis la conquête de l'Algérie. Mais l'ironie de l'histoire permet aussi d'affirmer qu'une certaine liberté d'une nation et surtout une grande apparence de liberté permettent de mieux garder d'autres peuples dans la dépendance de cette nation. Les administrateurs se recrutent et se sélectionnent dans des milieux plus larges. Le prestige de la métropole est plus grand et l'espoir en elle des colonisés se propage plus facilement. Une étonnante mixture de nationalisme et de démocratie caractérise la praxis et la vie française pendant la période considérée. De plus, ce n'est évidemment pas par hasard que le fascisme n'a pu triompher de la démocratie dans les nations nanties, c'est-à-dire impéria- listes et colonialistes avec succès : la France, l'Angleterre. Le fascisme était nationaliste, et le nationalisme allait vers le fascisme contre la démocratie. Mais la démocratie (bourgeoise) et la nation (bourgeoise) fournissaient des moyens politiques et idéologiques meilleurs que le fascisme pour la domination coloniale. Le fascisme fournissait des moyens, à la rigueur, pour la conquête d'un Empire colonial d'un monde déjà occupé. C'est ainsi que le fétichisme de la nation, si puissant en France, n'a pu déboucher sur un fascisme. Bien entendu, nous ne citons ici qu'une raison parmi d'autres.

Est-il besoin de souligner que ceux qui s'inspiraient du « principe de classe » et de l'internationalisme, n'ont jamais, en France, posé dans toute son ampleur le problème des colonies et engagé une action politique pour la libération des peuples coloniaux ? Le mouvement ouvrier français, avant la guerre de 1914-1918 et après cette guerre, a laissé dans l'ombre la ques- tion coloniale, sans la lier avec la question nationale, c'est-à-dire avec le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. On objectera la grande campagne de 1925 menée par les communistes contre la guerre du Maroc. Et aussi l'attention portée par le parti communiste français, dès 1936, à la « nation algérienne en formation ». Il est facile de répondre que la campagne de 1925 fut

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plus inspirée par le pacifisme que par l' anti-colonialisme. Cet anti-colonialisme n'arriva pas à pénétrer profondément dans le mouvement ouvrier français, ni dans le courant communiste, ni dans le courant social-démocrate. L'équivoque d'une formule comme « nation algérienne en formation », qui permettait d'abord aux dirigeants politiques français de s'ériger en juges et en critères de cette formation, et ensuite d'intégrer toutes les classes à la nation ainsi constituée, cette équivoque suffit à démontrer l'incapacité théorique et pratique de ses promoteurs.

Ici encore, et jusque chez ceux qui mettaient en avant le « principe de classe », c'est le principe national qui avait le dessus. Ils pouvaient ainsi coexister, de façon relativement pacifique, avec ceux qui plaçaient expressément le principe national au-dessus du principe de classe. Et cela dans les cadres de la démocratie française.

VIII. - Dans la pensée des internationalistes marxistes, la lutte de classes, menée jusqu'à son terme, devait unir les nations en écartant avec ou sans violence les bourgeoisies rivales, créa- trices puis profiteuses des nationalités, incapables d'organiser le marché mondial, prises par conséquent entre les limites natio- nales et les immenses perspectives de la mondialité.

Lorsque Lénine prend la direction du mouvement révolu- tionnaire reconstitué et parvient au pouvoir d'État en Russie, il ne cesse pas de subordonner la révolution dans un pays à un processus d'ensemble. S'il fait sauter « le maillon le plus faible » de la chaîne impérialiste qui encercle le monde, c'est pour que craque la chaîne entière ! La révolution en Russie va, pour lui, déclencher l'offensive prolétarienne dans tous les pays avancés. Les raisons historiques qui poussent en avant la classe ouvrière en Russie, avec ses alliés paysans, ne la séparent pas des autres détachements à l'avant-garde prolétarienne, et du gros de l'armée. Le principe de classe va l'emporter sur le principe national. Pour que le processus se déchaîne, selon Lénine, à cette date, une clarification est nécessaire et suffisante. Il faut scinder le mouvement ouvrier, discerner les traîtres et les fidèles, séparer les réformistes des révolutionnaires. De ce seul fait, ceux-ci l'emporteront. Le gros de l'armée prolétarienne suivra ; les masses, éclairées sur la trahison des chefs réformistes et de l'aristocratie ouvrière, se porteront vers les dirigeants de la révolution et se mettront en marche vers le drapeau rouge. C'est donc en toute bonne conscience et volonté que Lénine ordonna la scission du mouvement et la formation de la IIIe Inter- nationale (cf. l'étude d'A. Kriegel, Aux origines du communisme français, dont beaucoup de vues sont contestables, mais qui jette dans ces débats un grand nombre de documents et de faits).

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Quarante ans plus tard, nous pouvons dire que la scission fut à la fois une nécessité et une catastrophe historiques. D'autant plus que l'opération fut menée avec vigueur et rigueur dans la plus grande confusion, que la scission politique fut poursuivie jusqu'à ses dernières conséquences dans le syndicalisme, c'est-à- dire jusqu'aux bases du mouvement ouvrier. Ce qui n'était peut-être pas inévitable.

En Russie, devant l'autocratie tsariste et devant le libéralisme bourgeois, Lénine eut une stratégie et une tactique. Il se proposa de pousser jusqu'au bout la révolution démocratique bourgeoise : jusqu'au point critique où la démocratie en se développant change de qualité et se transforme en démocratie socialiste, c'est-à-dire en dictature du prolétariat avec dépérissement de l'État. Pour atteindre ce but, Lénine cherche des alliés poli- tiques, intéressés comme la classe ouvrière à approfondir la démocratie. Il les trouve. Ce ne sont pas les libéraux, les classes moyennes, les petits-bourgeois. Ce sont les paysans. Lénine leur offre la réforme agraire, une réforme révolutionnaire. Il leur apporte un programme : les soviets plus l'électrification, mais aussi la libération des nationalités opprimées par le tsarisme. Le développement de la société socialiste sera complexe et ne se réduira pas à la croissance économique.

Par contre, sur le plan international, Lénine et les promoteurs de la IIIe Internationale n'ont qu'une tactique : la scission rapide et implacable. A ce niveau, apportent-ils une idée poli- tique ? Les Soviets fournissent-ils une telle idée ? On peut se le demander. La notion de « conseils » de soldats, d'ouvriers, de paysans, pouvait avoir été perçue et reçue jusqu'à un certain point en Allemagne. En France, il semble qu'elle n'ait pas été assimilée ; celle de « commune » y était probablement plus vivante, et pourtant déjà périmée. La démocratie formelle relativement développée de la IIIe République bouchait l'horizon devant le projet politique d'une démocratie directe, avec mandat impératif et révocable. Ici encore, les situations et traditions nationales jouaient contre l'extension à l'échelle internationale d'une grande idée politique.

IX. - L'échec de la révolution en Allemagne entraîne celui de la révolution mondiale. Vers 1925, malgré les convulsions qui vont continuer, cet échec est certain. La chaîne se ressoude. Un seul maillon, énorme il est vrai, a sauté. C'est la stabilisation du capitalisme, que la IIIe Internationale déclare provisoire. Par malheur, la crise générale (crise cyclique aggravée, selon les prévisions de certains « gauchistes », sans aller cependant jusqu'à la catastrophe), amène le fascisme en Allemagne et non les représentants de la classe ouvrière, au pouvoir. La scission pro-

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duira peu à peu ses résultats, et il faudra boire jusqu'à la lie la coupe amère.

Que s'est-il passé ? La scission n'a pas produit l'effet immédiat attendu par Lénine et le Komintern. Elle n'a pas entraîné l'isole- ment des chefs socialistes et l'effondrement de la social-démo- cratie. Du seul fait que continue leur existence politique, les social-démocrates ont raison jusqu'à un certain point. Il y aura continuité, évolution, persistance des cadres nationaux et non point rupture, discontinuité, bond et transformation brusques. Pourtant, cette scission aux conséquences immenses, produira des effets désastreux. Le mouvement ouvrier, dans le pays le plus prolétarien du monde, sera débordé par l'hitlérisme. Il ne pourra résister à l'idéologie nationaliste et impérialiste portée au paroxysme.

A partir de 1925, plusieurs Internationales vont coexister de façon peu pacifique. La IIe n'est guère plus qu'un lieu de ren- contres et de discussions amicales entre les politiciens des partis socialistes qui agissent ensuite dans leurs pays respectifs sans coordination. Quant à la IIIe, elle représente une organisation hiérarchisée très solide, mais non une stratégie véritablement internationale. Elle a une structure quasi militaire, par la disci- pline et la sélection des responsables de plus en plus permanents. Son objectif initial se dérobant - à savoir la révolution mon- diale - elle survit en devenant l'instrument de la politique stalinienne. La IVe Internationale (trotskyste) résulte d'une scis- sion à l'intérieur de la IIIe. Elle conserve l'attitude la plus réso- lument internationaliste ; elle n'aura que peu d'efficacité. Par contre elle servira de cible aux attaques et aux pires calomnies des staliniens. Elle sera leur repoussoir !

X. - Que Marx n'ait pas insisté sur la théorie de la nation et de la question nationale, était-ce une lacune dans le marxisme ? Quoi qu'il en soit, en comblant cette lacune apparente ou réelle, Staline fit passer la question au premier plan. Son ouvrage : Le marxisme et la question nationale et coloniale, complète la bro- chure par laquelle commence en 1904 sa carrière politique. Cette brochure (antérieure à la scission du mouvement) s'intitulait : Comment la social-démocratie comprend-elle la question nationale ?

Les travaux de Staline se résument dans sa fameuse défi- nition : La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique, de formation psychique, qui se traduit par la communauté de culture. Cette défi- nition est d'ailleurs acceptable. Le contexte montre qu'elle se veut « opérationnelle », comme on dit aujourd'hui. Elle propose un critère. C'est une définition d'une politique plus qu'un concept scientifiquement élaboré. L'important, c'est évidemment la praxis

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que cette définition justifie, recouvre et dissimule au besoin. Le rapport entre les classes et la nation n'apparaît même pas dans la définition. Celle-ci insiste, de par sa formulation elle-même, sur le fait que le prolétariat et la bourgeoisie forment un fait social, une communauté. Bien que Staline rejette la thèse austro- marxiste d'une « communauté de destin », la société semble pour lui déterminée par la nation et son histoire autant ou plus que par le mode de production.

Le stalinisme est un énorme phénomène historique dont les aspects, les raisons, les causes, les conséquences, se découvrent lentement. Dans la perspective qui nous occupe ici, nous pouvons le définir, cette définition n'étant que partielle et incomplète. Il se caractérise par un décalage entre la théorie et la pratique, entre le vocabulaire et les actes, entre l'idéologie et l'action. Une phraséologie révolutionnaire, « gauchiste », a recouvert une poli- tique de compromis (opportuniste). Une idéologie de classe a masqué une action fondée sur la priorité et la primauté du senti- ment national. Le dogmatisme philosophique, à l'intérieur du mouvement, dissimula les flottements, les revirements, l'absence de pensée et de création doctrinales. Ce décalage alla jusqu'aux contradictions que recouvrit la violence brutale.

Il n'est absolument pas possible de confondre le stalinisme avec le fascisme, avec le totalitarisme hitlérien. Le mésusage stalinien du pouvoir d'État et de la violence ne s'est pas opéré dans le même sens. Le dogmatisme stalinien ne peut se comparer avec l'idéologie raciste. La guerre de 1941 à 1945 fut l'affronte- ment de deux structures sociales antagonistes. Toutefois, ces deux structures s'affrontaient (nécessairement) sur le même ter- rain. Le socialisme national de la Russie soviétique sous Staline et le national-socialisme de Hitler se situaient dans une conjonc- ture qui les englobait. On peut penser aujourd'hui que l'accent mis par Staline sur le fait national ne contribua pas à augmenter la capacité de résistance idéologique et politique, dans le peuple allemand, contre l'hitlérisme.

En France, M. Maurice Thorez applique avec une fidélité inconditionnée cette orientation. Voici par exemple sa décla- ration au Congrès du Parti communiste français à Villeurbanne, en 1936, reprise dans son livre : Fils du peuple (édit. 1949, p. 96-99) : « Les communistes dénoncent et combattent ceux qui compromettent le patrimoine national... Contre les parasites, contre les traîtres, nous voulons l'union de la nation française... » Déclaration constamment reprise et confirmée : « La tâche sacrée de notre parti communiste français, c'est précisément de tenir plus fermement que jamais, dans ses mains robustes, le drapeau de la lutte pour l'indépendance et la souveraineté nationales

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de notre pays » (Discours du comité central, octobre 1947). Dans cette direction, d'une façon tout à fait cohérente, la

politique du front français et du front national succéda à celle du front populaire. L'internationalisme se réduisait au soutien inconditionnel de l'U.R.S.S., le seul problème théorique étant de concilier cette inconditionnalité avec un patriotisme outrancier. D'où le tripartisme (trois partis au pouvoir : communiste, socia- liste, M.R.P.) à la libération et la participation du prolétariat révolutionnaire à la reconstruction du pays, l'acceptation pendant cette période du colonialisme et des répressions coloniales.

Le paradoxal, c'est que personne (sauf quelques dirigeants et idéologues) ne prit complètement au sérieux cette attitude politique (1). La plupart des militants de base dans le parti communiste français y voyaient seulement la tactique du cheval de Troie : s'introduire chez l'adversaire astucieusement pour l'envahir et le détruire. En cela ils s'accordaient avec l'apprécia- tion de leurs adversaires politiques et lui apportaient des justi- fications. Or le paradoxe historique, c'est que ce patriotisme n'était nullement feint dans les milieux dirigeants. Malgré les efforts des idéologues et des écrivains (Louis Aragon notam- ment), ils n'arrivèrent jamais bien à se faire entendre et croire. Quelque chose (sentimentalité ou rationalité ?) résistait. D'où pendant toute cette période un climat d'équivoque, d'incerti- tude théorique, de compromis pratique, d'ambiguïté. Climat peu propice à la clarté, qui voilait réalités et problèmes.

XI. - Résumons maintenant ce qui se passe, pendant ce temps, du « côté bourgeois ». La politique et l'idéologie de la bourgeoisie ne dispensent en rien d'un examen de sa réalité sociale qui les permet et de la base économique. Au contraire : compréhension et explication exigent cet examen. Toutefois, dans un essai inévitablement trop court, le rappel de cette politique et de cette idéologie peut se passer d'une étude écono- mique et sociologique détaillée.

Entre les deux guerres, on sait que la bourgeoisie française a singulièrement faibli. Elle a donné l'impression, probablement juste, que la France était alors à la fois un pays impérialiste et le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste. La bour- geoisie dirigeante s'est alors réfugiée dans le malthusianisme (technique, économique, physiologique, etc.). L'étroitesse natio- naliste et le malthusianisme généralisé allaient ensemble,

(1) Pour suivre la politique thorézienne et stalinienne, il serait curieux de comparer deux livres : Le nationalisme contre la nation, par H. Lefebvre, 1939, et Réalité de la nation, par G. Cogniot, 1950. Le premier s'efforce de rester léniniste, le second est véritablement stalinien.

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reconnaissables souvent, parfois dissimulés, dans les faits cultu- rels et les œuvres. Cette bourgeoisie s'enlisait dans la stagnation théorique et pratique, matérielle et spirituelle. Elle ne se préoc- cupait même plus de créer une idéologie capable d'accorder (en apparence ou non) le nationalisme et le colonialisme, la démo- cratie dans la métropole et l'oppression au-dehors. Un rationa- lisme modéré, un irrationalisme voilé, sans forte opposition de l'un à l'autre, lui suffisaient. Pour quelles raisons ? La grande saignée de la guerre de 1914-18 ? Les perspectives bornées du « bleu horizon » ? L'intérêt du statu quo européen et mondial après le traité de Versailles ? Une bêtise congénitale ? La peur et la haine de classe qui aveuglaient les meilleurs esprits et la crainte de la révolution prolétarienne ? Impuissante et incapable, cette classe et ses représentants se tournaient incontestablement vers l'étranger pour y trouver appui idéologique et politique. Le nationalisme glissait vers le fascisme - tendance combattue par la tendance contraire qui maintenait les structures : démo- cratie-impérialisme, structures favorables au maintien du statu quo, du traité de Versailles et du colonialisme.

Une telle attitude politique justifiait incontestablement l'union des gauches : jacobins (radicaux), internationalistes de la S.F.I. 0., communistes staliniens, dans le Front populaire. Et cependant, on peut se demander si une opposition ou contre- offensive délibérée du prolétariat révolutionnaire n'aurait pas été possible et bénéfique en 1936, notamment lors du déclen- chement de la guerre d'Espagne.

Laissant de côté ces questions historiques qui déjà quittent l'actualité, on peut rappeler que la libération fut une victoire de l'égalité des peuples et des nations contre la thèse fasciste de l'inégalité des races. Après la libération, les rapports entre nations et classes évoluent. Pendant plusieurs années, l'aide américaine (plan Marshall) paraît aux milieux dirigeants indis- pensable au relèvement de la France. Et cela malgré l'activité considérable que déploient en ce sens les communistes, qui exhortent le prolétariat français à reconstruire le pays, s'affircnant seuls capables de mener à bien cette tâche. Une fois les ponts rétablis, les entreprises reconstruites, on les congédie assez peu poliment. La reconstruction se poursuit sans eux, avec l'aide américaine. Après quoi, le capitalisme sort de l'épreuve quelque peu modifié sans abandonner ses structures fondamentales. Pour le capitalisme ainsi modifié, les économistes et les sociologues ont trouvé des dénominations dont aucune n'est adéquate : néo-capitalisme, société industrielle, société de consommation, société de masses, société de loisirs, etc. Ces dénominations ne retiennent qu'un aspect du réel en le grossissant, en extrapolant.

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De même, les définitions adoptées par les marxistes officiels : capitalisme monopolistique d'État, néo-impérialisme, etc.

Nous avons affaire à des phénomènes complexes, à des transitions tantôt subtiles, tantôt grossières, tantôt mystifica- trices, tantôt réelles, entre libéralisme et planification, étatisme et initiative privée, etc. Ne retenons ici qu'un aspect de cette modification au sujet de laquelle nous tenons à répéter qu'elle n'a pas transformé les structures essentielles du mode de produc- tion capitaliste, et qu'elle en a aggravé les conséquences néfastes, l'aliénation de tous, l'oppression et l'exploitation de la classe ouvrière.

Sans renoncer aux investissements à l'extérieur, hors des pays où ils ont leurs assises (siège social, moyens financiers, appuis politiques, marché exploré et assuré relativement), les dirigeants capitalistes ont compris la possibilité d'investir des capitaux au-dedans. Ils misent sur les marchés intérieurs pour assurer la croissance économique. La prospérité de l'Allemagne vaincue, dépouillée de ses colonies et des territoires conquis, ainsi que des capitaux exportés, devient une sorte de modèle. Que l'animation économique soit due ou non aux destructions de la guerre, à l'armement, ou bien au progrès technique, ou aux pressions syndicales, peu importe. Un phénomène idéologique particulièrement intéressant, en France, depuis quelques années, c'est le « cartiérisme ». La doctrine répandue par Paris-Match et ses directeurs a plus d'influence politique réelle que le néo- libéralisme et le néo-planisme. Le régime l'a presque officialisée. Larguez les colonies ! Cessez de soutenir les pays en voie de développement et d'y engloutir des sommes immenses. Inves- tissez dans la métropole et que ces investissements stimulent l'économie nationale. Voilà l'essentiel du « cartiérisme ».

La croissance économique en Europe et en France a ouvert devant les dirigeants politiques une perspective nouvelle. Ils peuvent ou croient pouvoir s'affranchir de la pression américaine. Ils veulent rejoindre une politique mondiale basée sur la réalité nationale. Ils disent avoir restauré l'indépendance et la souve- raineté nationales (ce que les dirigeants du parti communiste français et M. Maurice Thorez affirmaient impossible sans eux, sans la participation au pouvoir des « représentants de la classe ouvrière »).

XII. - A ces constatations, à ces ébauches d'analyse, ajoutons quelques remarques. Les processus socio-économiques qui s'amorcent dans les pays dits « en voie de développement » ne met- tent pas au premier plan les phénomènes de classe (encore que ces phénomènes ne soient pas absents, loin de là). Ce sont les reven- dications nationales, avec celles qui concernent la propriété du

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sol (réforme agraire) et les problèmes paysans, d'une part, et d'autre part les problèmes de l'accumulation et de l'industriali- sation dans des cadres donnés, qui l'emportent. Un peu partout on voit se constituer une nouvelle bourgeoisie, liée non pas tant aux marchés intérieurs qu'aux appareils d'État. C'est une nouvelle forme de la bourgeoisie nationale : la bourgeoisie bureau- cratique, politique, technocratique. Non sans contradictions nouvelles dont nous laissons de côté l'analyse.

Conclusion. - Depuis un siècle, notre époque est marquée par le conflit entre le principe de classe et le principe national (au sens résolument pratique et concret que nous avons donné au terme principe). Le premier a tenté de vaincre le second, de le dominer, de le surmonter. Il n'y est pas parvenu. Le second a voulu absorber, résorber, étouffer le premier. Encore qu'il ait marqué des points et que l'autre principe ait fléchi, le principe national n'a pas triomphé. Classes et luttes de classes, atténuées et diluées ici, intensifiées ou amplifiées là, continuent. De cette situation résulte une impression de stabilité, d'équilibre proche sinon déjà atteint, de structuration solide. Ce serait un aspect important sinon décisif de la coexistence pacifique.

La victoire relative du principe national va-t-elle se confir- mer ? L'impression de stabilité et d'équilibre est-elle fondée ? Rien ne le prouve.

L'industrialisation mondiale est loin d'être achevée. L'inégal développement produit tous ses effets, souvent étonnants. Ainsi, dans certains pays, la classe ouvrière semble très privilégiée, par rapports aux paysans déracinés, aux chômeurs (exemple : l'Angle- terre). Pourtant, l'inégal développement ne peut se considérer que comme une phase historique, comme une tendance et non comme une loi générale et immuable. Il est lui aussi transition.

De l'ensemble des phénomènes, il résulte que le principe de classe ne peut encore prétendre au rang de principe mondial, dominant les nations et le principe national. Mais qu'adviendra-t-il au cours de l'industrialisation qui se poursuit ?

Sur cette base économique nouvelle, sur cette tendance à sortir objectivement et subjectivement du cadre national fixe, plusieurs stratégies politiques sont possibles :

Première hypothèse stratégique : On maintient dans toute la mesure du possible les nations en tant que cadres économiques, sociaux, politiques, culturels.

Seconde hypothèse stratégique : On laisse agir les « pôles de croissance », c'est-à-dire l'influence des régions industrielles les plus développées. On constitue une Europe fédérale ou confédé- rale axée sur les forces économiques les plus puissantes (techni- quement, financièrement).

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Troisième hypothèse stratégique : On élabore le projet d'une Europe unifiée mais démocratique et décentralisée, en s'appuyant sur les forces sociales capables d'agir en ce sens, en tenant compte au maximum des besoins et aspirations des zones mal développées.

Quatrième hypothèse stratégique : On organise la coalition contre les puissances économiques et les « pôles », des régions et pays sous-développés, des intérêts négligés, des groupes brimés ou opprimés.

Avec la troisième hypothèse, un internationalisme limité peut enfin devenir stratégie, s'opposant efficacement au nationalisme de la première hypothèse et au supranationalisme bourgeois de la seconde hypothèse stratégique. Cette stratégie ne peut se conce- voir sans l'appui d'organisations syndicales et politiques de la classe ouvrière.

S'il se révèle impossible de construire et de faire entrer dans la pratique un « modèle » de socialisme pour les pays européens développés assurant la continuité de ce développement dans une unité nouvelle, la quatrième voie s'imposera. Ce sera celle de l'assaut simultané contre les « nantis » - nations et classes - de tous les pays et classes défavorisés et opprimés.

Strasbourg^ Faculté des Lettres et Sciences humaines.

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