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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 177–186 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Bientraitance Maltraitance Les descriptions du désespoir au travail Different descriptions of despair at work Lise Gaignard Psychanalyste, 1, rue de la Barre, 37000 Tours, France Rec ¸u le 1 er juillet 2009 Disponible sur Internet le 13 avril 2011 Résumé À l’aide de trois vignettes cliniques et de l’analyse d’un article de journal, l’auteur montre les différents angles de description de la souffrance au travail. Elle prend en compte les stratégies collectives de défense, concept central de la psychodynamique du travail, pour adapter sa technique analytique à l’accueil de ces nouvelles demandes. © 2011 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Travail ; Souffrance psychique ; Maltraitance ; Psychodynamie ; Mécanisme de défense ; Éthique ; Cas clinique ; Psychanalyse Abstract With three situations of work and an article of newspaper, the author presents different angles of description of suffering from work. She uses the concept of collective defence strategies, central concept of the theory of psychodynamic of work, in order to adapt the psychoanalytic technique to these new claims. © 2011 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Work; Psychic suffering; Mistreatment; Psychodynamy; Mechanism of defence; Ethics; Clinical study; Psychoanalysis « Un scieur de long au début du (xx e ) siècle... se fâchait tout rouge quand sa femme, lasse de le voir avec une casquette élimée et maculée de sueur, l’obligeait à en prendre une neuve Toute référence à cet article doit porter mention : Gaignard L. Les descriptions du désespoir au travail. Evol psychiatr 2011; 76 (2). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2011.03.013

Les descriptions du désespoir au travail

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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 177–186

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Bientraitance Maltraitance

Les descriptions du désespoir au travail�

Different descriptions of despair at work

Lise Gaignard ∗Psychanalyste, 1, rue de la Barre, 37000 Tours, France

Recu le 1er juillet 2009Disponible sur Internet le 13 avril 2011

Résumé

À l’aide de trois vignettes cliniques et de l’analyse d’un article de journal, l’auteur montre les différentsangles de description de la souffrance au travail. Elle prend en compte les stratégies collectives de défense,concept central de la psychodynamique du travail, pour adapter sa technique analytique à l’accueil de cesnouvelles demandes.© 2011 Publie par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Travail ; Souffrance psychique ; Maltraitance ; Psychodynamie ; Mécanisme de défense ; Éthique ; Casclinique ; Psychanalyse

Abstract

With three situations of work and an article of newspaper, the author presents different angles of descriptionof suffering from work. She uses the concept of collective defence strategies, central concept of the theoryof psychodynamic of work, in order to adapt the psychoanalytic technique to these new claims.© 2011 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Work; Psychic suffering; Mistreatment; Psychodynamy; Mechanism of defence; Ethics; Clinical study;Psychoanalysis

« Un scieur de long au début du (xxe) siècle. . . se fâchait tout rouge quand sa femme, lassede le voir avec une casquette élimée et maculée de sueur, l’obligeait à en prendre une neuve

� Toute référence à cet article doit porter mention : Gaignard L. Les descriptions du désespoir au travail. Evol psychiatr2011; 76 (2).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publie par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.evopsy.2011.03.013

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pour aller travailler. Il s’empressait de la touiller dans la sciure “pour qu’on ne le confondepas avec son patron” ».

Louis Lebourdais ([1], p. 177)

Je travaille comme psychanalyste en ville depuis bientôt 20 ans. Ma recherche concerne laplace de l’expérience du travail dans les formations de l’inconscient. J’essaie de saisir comment latechnique de la cure prend en compte – ou non – l’emploi et le travail du patient ou des ses prochesdans l’énigmatique durcharbeiten de la psychanalyse. J’essaierai aujourd’hui d’articuler monexpérience avec la question de ce qu’il est convenu d’appeler la maltraitance au travail. Je relieraimon propos aux connaissances acquises grâce aux travaux de l’équipe de psychodynamique dutravail sous la direction de Christophe Dejours.

1. La maltraitance, un néologisme surprenant

On sait [2] l’impact qu’a sur un individu ou sur un groupe la désignation ou la classifica-tion de ses troubles ; l’effet en retour de toute nomination nosographique sur l’évolution destroubles eux-mêmes est important. Ainsi l’usage des mots « stress » ou « maltraitance » ou encore« harcèlement moral » a des effets sur la formation des troubles, masquant les mécanismes poli-tiques des pratiques pour les confier aux médecins et aux services sociaux. La désignation desmaladies mentales est un fait social, disait Roger Gentis [3, p. 36] ; pour lui, « se démettre » decertains problèmes de société au profit des psychiatres permet souvent d’en « escamoter » unepartie.

Le terme de maltraitance n’apparaît qu’en 1987 pour ne représenter à l’époque que les mauvaistraitements infligés aux enfants. Il arrive en même temps qu’au moins deux autres néologismesusuels en – ance : gouvernance et militance. Dans ces deux cas il euphémise et anoblit les motsprécédents « gouvernement et militantisme ».

Qu’entend-on au juste par maltraitance au travail ? Qui maltraiterait qui ? Veut-on décrire despratiques ou des ressentis ou encore certains « effets normaux » de « situations anormales » sur lemodèle psychotraumatique ?

2. Évolution des descriptions

Les descriptions et hypothèses concernant la souffrance au travail ont évolué et se sont enrichiesces 20 dernières années ; elles varient suivant l’angle de recherche choisi : médical, sociologique,etc. Pour un retour historique circonstancié sur ces questions, on doit consulter le livre d’ IsabelleBilliard [4] ; mais nous ne pouvons manquer de citer les tentatives post-pavloviennes de Louis LeGuillant1 d’affirmer le lien entre certaines conditions de travail et certaines formes de maladiespsychiatriques ; les monographies de Claude Veil2 et ses travaux sur la fatigue au travail ; maisaussi la prise en compte des « échanges matériels et affectifs »3 – et en particulier du travail – dans

1 Une partie des textes de Louis Le Guillant a été rééditée dans Le drame humain du travail [5].2 Pour un référencement de ses travaux, se reporter au dossier « Hommage à Claude Veil » dans la revue Travailler no 5,

2001, [6].3 « Les échanges matériels et affectifs dans le travail thérapeutique », des Docteurs Ayme, Bonnafé, Daumezon, Dous-

sinet, Duc, Gentis, Oury, Racine, Roelens, Tosquelles, initialement paru dans le Bulletin Technique du personnel soignantde l’hôpital de Saint Alban en 1961 [7], article republié dans le dossier « Le travail inestimable » dans la revue Travaillerno 19, 2008, [8].

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le soin aux malades mentaux développé par le mouvement de psychothérapie institutionnelle4 etplus largement l’expérience de la sectorisation. La recherche médicale sur le lien santé mentale-travail s’éclipse totalement à partir de la fin des années 1960 jusqu’à son renouvellement au sein del’équipe de Christophe Dejours au milieu des années 1980 grâce au concept de défenses collectivescomme nous le verrons plus loin. Toutefois, pendant cette vingtaine d’années silencieuses pource qui concerne l’étude de la morbidité au travail, les psychologues ne sont pas restés inactifs :ils ont continué à coopérer avec zèle à « la gestion rationnelle des hommes », au recrutementdes travailleurs les plus aptes, inventant force batteries de tests psychotechniques et méthodesd’évaluation des compétences mais aussi des personnalités, etc. Ils ont pris une telle place dansles dispositifs de gestion des ressources humaines qu’actuellement, on ne peut plus travaillersans qu’un psychologue ne participe à votre recrutement, à votre suivi par les intervenants enprévention des risques professionnels de l’équipe de santé au travail, qu’on ne vous attribue uncoach, ou encore qu’on ne vous donne un numéro de téléphone que vous pourrez appeler à toutesles heures du jour ou de la nuit en cas d’idées suicidaires. Il existe aussi, plus récemment, des« tickets psy » sur le modèle des « tickets restaurant », qui permettent à certains employeurs departiciper financièrement aux psychothérapies de leurs salariés.

Dans les années 1990, on a vu apparaître dans l’espace public différentes descriptions depratiques délétères au travail : celles du mobbing au début des années 1990, qui a eu peu desuccès en France, suivie de celle, très célèbre, du harcèlement moral (1998), qui s’est transforméequelques années plus tard sur un mode assurantiel en « situation à risques psychosociaux » ; il s’agitde descriptions successives, sous des angles différents, qu’on voudrait actuellement regrouper sousle terme plus global de « maltraitance au travail ».

Il n’est pas de mon ressort de rendre compte ici de l’épidémiologie différenciée suivant lescatégories socioprofessionnelles ou encore selon les types de production et d’organisation desproductions des maux imputés actuellement au travail ; cette tâche est remplie par les sociologueset anthropologues du travail, les médecins du travail ou encore les épidémiologistes. Je me conten-terai pour ma part de décrire les ressorts intrasubjectifs auxquels j’ai eu accès, c’est-à-dire ceuxdes travailleurs de classe moyenne ou aisée, bien informés, qui viennent me voir. Nous devonsajouter que quel que soit l’angle d’où l’on se place : du côté des syndicats comme des veillessanitaires, il reste – et restera – à prendre en compte les « invisibles » : forcats du travail illégal ousimplement employés de petites entreprises qui échappent aux épidémiologistes, etc. ; augmentésde ceux qui ne se plaignent pas. On parle beaucoup, par exemple, des infarctus et des suicides descadres supérieurs alors même que les employés et ouvriers les subissent en nombre bien supérieur(de 1 à 3 pour les suicides, de 1 à 4 pour la mortalité cardiovasculaire) [12,13].

Pour ma part, il m’arrive de recevoir à mon cabinet des personnes adressées par leur ser-vice de santé au travail, leur médecin généraliste, des syndicalistes ou encore des services desressources humaines, quand elles présentent des cas sévères de décompensation psychiatriquequ’ils s’accordent à imputer au travail. J’ai bien sûr aussi accès sur une plus longue période au« travailler » de mes analysants.

Mais avant de commenter trois entretiens avec trois patients différents à propos de leur travaildans une banque, je voudrais revenir sur un article de Yves Mamou dans le journal Le Monde du25 février 2009 : « Injures et menaces : les employés de banque face à la montée des incivilités ».Le titre est explicite : les clients seraient devenus violents : « la violence verbale éclate tout de

4 Paul Sivadon, Psychopathologie du travail, [9] ou encore Francois Tosquelles, Le travail thérapeutique à l’hôpitalpsychiatrique, [10] reparu sous le titre Le travail en psychiatrie [11].

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suite », ce serait un phénomène général : « la pharmacienne à côté affronte les mêmes difficultés ».Les injures citées sont « blonde », « vous commencez à me titiller le téton », « T’es qu’une petitep. . . », « P. . . de B. . . de M. . . », etc. On comprend mieux d’où surgirait cette violence en lisantla suite de l’article : un client menacant « qui a perdu beaucoup d’argent sur les marchés » finitpar s’effondrer en larmes « c’est vingt ans de ma vie que vous avez foutu en l’air ». Les motifsde colère sont en fait connus : « refus de sortir de l’argent, refus de chèque, frais jugés exagérés,erreur de la banque, attente au guichet, saisie arrêt sur le compte. . . » et bien sûr perte de seséconomies plus récemment.

Mais la violence des clients semble être l’arbre qui cache la forêt, la suite de l’article aggravele tableau : « Mon chef me parle mal. Il nous oblige à vendre n’importe quel produit. . . il ordonne,puis soulève mon bureau d’une main et le laisse retomber avec fracas ». . . Ce serait aussi lahiérarchie qui serait devenue violente : « je recois . . . des bourrades dans l’épaule ». . . Pour finir,ce serait encore plus fondamental : « Avant on avait des relations presque familiales avec le client.Aujourd’hui, il faut les tondre, sinon on se fait virer » : ce serait donc la hiérarchie envers lesemployés de guichets et les employés de guichets eux-mêmes envers les clients qui seraientdevenus violents.

Cet article du journal Le Monde corrobore et résume tout ce que les ergonomes ou sociologuesdu travail connaissent déjà à propos du travail dans les banques. Dans certains établissements, leservice social a fabriqué des formulaires de déclaration d’incivilité de la part des clients à remplirpour se faire reconnaître en situation à risques psychosociaux. On connaissait les traumatismesliés aux attaques à mains armées dans les banques, mais les clients eux-mêmes seraient présentéscomme dangereux – en tout cas c’est le titre de l’article – même si dans le décours du texte, onprend rapidement conscience d’une violence généralisée, dont les descriptions engendreront desthéories différenciées suivant l’angle de vue.

3. Les descriptions du désespoir

3.1. Une question d’angle

Considérons le cas de Chantal, directrice d’une agence bancaire. Elle vient me voir pour unedécompensation anxiodépressive grave. Elle dort très mal, est extrêmement irritable et présentedes idées suicidaires récurrentes qui ne réagissent pas au traitement de psychotropes pourtantnombreux prescrit par le médecin généraliste qui me l’adresse. Elle était jusqu’à présent directriced’agence mais dans un grand mouvement descendant de tous les cadres d’un certain âge, elle setrouve promise à être « rabaissée » au rang d’attachée commerciale.

« Je suis directrice d’agence, mais ils veulent me faire changer de poste, avec baisse de res-ponsabilité. Ils veulent me mettre attachée commerciale “pour me rapprocher de chez moi” !J’ai recu ca comme une gifle. Tout ca au téléphone. C’est une vraie perte de responsabilité !En tant que directrice d’agence, vous avez affaire à des chiffres et des tableaux, et un peude management. . . Ca fait trente ans que je suis dans la boîte. Je recois aussi des clientsparfois, mais ca va, je ne prends que les clients aisés qui ont des soucis de patrimoine. Jesais ce que je vais leur vendre, ils ont un bon taux de rentabilité pour la boîte.

Tandis qu’attaché commerciale c’est dur. Avant le client on pouvait le voir plusieursfois pour un prêt par exemple, maintenant c’est une fois. C’est simple, les objectifs : c’estcinq rendez-vous par jour avec trois ventes de produits par client. C’est infaisable ! Déjàhumainement parlant. . . Les crédits revolving, les assurances-vie, en deux ans les clients

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sont ratatinés, signalés à la Banque de France. . . Et puis il faut déjà les obtenir les rendez-vous ! Il faut faire du phoning : regarder le fichier clients et repérer qui vaut le coup et quise laissera faire, et se faire envoyer balader. . . à 20 heures, on cueille les gens chez eux, ily en a qui n’apprécient pas.

D’ailleurs je n’ai pas de chance comme directrice d’agence, je n’arrive pas à avoir desattachés commerciaux qui tiennent le coup. Ils n’ont jamais pu me faire leur chiffre ! J’enai un qui a même fait un infarctus devant tout le monde, il faut voir ! Un autre, il subissaitles clients, des yeux sinistres, il arrivait déjà en sueur le matin. . . Évidemment, il ne vendaitrien, alors il achetait lui-même les produits pour faire son chiffre, il y en a beaucoup quifont ca. On ferme les yeux parce que, au fond, c’est vendu quand même ! Et puis après tout,il y a des aides pour le surendettement. . .

Personne ne tenait ses objectifs, ils veulent me dégrader à cause de ca, mais ce n’est pasde ma faute s’ils ne m’envoient que des branques ! Comment ils veulent que je remplisseles objectifs de la banque avec ces abrutis, toujours 52, 54 ans, ils n’ont pas de punch !

En tout cas, je refuse de refaire ce boulot. . . »

Son discours est intéressant parce qu’elle dit à la fois, sans les lier entre eux, des élémentscontradictoires : « comme directrice d’agence, je n’arrive pas à avoir des attachés commerciauxqui tiennent le coup. Ils n’ont jamais pu me faire leur chiffre » suivant de près : « cinq rendez-vouspar jour avec trois ventes de produits par client. C’est infaisable ! ». Elle traite ses subordonnésde « branques », d’« abrutis », elle se plaint de leur âge qui est apparemment très proche du sien.Comment se saisir du désarroi de cette femme dans une situation aussi absurde ? Il lui a fallu deuxou trois séances pour qu’elle s’apaise en s’arrêtant sur ce qu’elle disait. La contradiction entre« avant » c’est-à-dire quand elle était directrice et « après », c’est-à-dire après la restructurationdescendante, ne se vivait plus sur le mode d’ un conflit intra psychique ravageur mais celui d’unquestionnement éthique à propos d’un conflit social. Elle est repartie bien plus embarrassée, maisnettement calmée : elle réprouvait la violence à laquelle elle participait ; cela d’autant plus depuisqu’elle même en était devenue la victime après en avoir été l’agent.

3.2. Sauver sa peau

C’est dans le cadre de sa psychothérapie qu’Agnès raconte que « tout le monde fait du zèlepour conserver sa place » dans le service bancaire où elle travaille, s’écharpant dans un systèmede concurrences déloyales.

« Je me suis effondrée dans son bureau en pleurant. Il avait repris tout un tas de détails surmon rapport hebdomadaire, je m’étais trompée de cases une ou deux fois. . . Il est cassant,froid, je n’en peux plus. Je suis sortie de là, et il a fallu plusieurs heures pour que je m’enremette. . . Il dit qu’il n’a pas besoin d’une cadre qui pleure, il veut du personnel solide.Depuis que je suis dans ce service c’est comme ca. C’est mon chef, on est deux sous-cheffes,et il y a les 20 employés de bureau, 10 chacune. Je suis cadre depuis six mois. C’est dur.Je ne peux pas leur demander ce qu’il exige : c’est impossible à réaliser, les objectifs sontinvraisemblables. Et puis ils changent de méthode tous les deux ou trois mois. Il suffitqu’il y en ait un qui fasse le malin en réunion devant le grand chef et qui affirme d’unair suffisant qu’une nouvelle méthode serait « bien plus efficace » et on lui demande de« faire ses preuves ». Le chef est mis sur la touche, avant de disparaître quelques mois plustard. J’en ai déjà vu défiler quatre depuis trois ans que je suis dans ce service ! Commentvoulez-vous exiger des efforts des salariés dans un cirque pareil ? Alors moi, je reste aux

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méthodes qui marchent. Le nouveau chef n’aime pas ca, pourtant il aime bien les résultatsdu service, ils sont bons. L’autre sous-cheffe est pénible, elle me cherche des noises sansarrêt, il faut aussi supporter ca. Il faut dire qu’on vit une « politique du moins un ». En gros,ca veut dire qu’on licencie 3000 personnes d’ici trois ans, c’est dans tous les journaux. Uneseule cheffe suffirait, on le sait bien, alors elle me met des bâtons dans les roues. En plus,elle, elle a couché avec le chef et elle l’a plaqué, alors elle n’en mène pas large. Et puis, ila plus de 50 ans aussi, et il pourrait bien se trouver viré avant la retraite. Du coup tout lemonde fait du zèle pour conserver sa place.

Et puis le boulot est dur. C’est un service de contentieux, toute la journée on n’a affairequ’à des Rmistes, des paumés. . . toute la journée. . . On voit défiler toute la misère dumonde. Quelques escrocs aussi, mais c’est rare. On ne les recoit plus dans un bureau, il yavait trop de violence, ils cassaient tout. Maintenant on ne risque plus rien, on appelle avecun numéro masqué, on donne un faux prénom pour qu’ils ne puissent pas nous retrouver.

On les essore, en fait : au guichet, ils leur vendent n’importe quoi, ils placent des trucsdans la conversation, ils les font signer en sortant et hop, ils se retrouvent avec une assurance-vie, un crédit consommation, une autorisation de découvert énorme ou n’importe quoi ! Etaprès c’est nous qui devons gérer leur colère. . . Mon fils lui-même a fait faillite il y a deuxans, et sa banque l’a harcelé. . . C’est le pot de terre contre le pot de fer. Heureusement, cen’était pas la banque où je travaille. . . Malgré tout, il m’en veut un peu, depuis. Mais ca va.On fait aller. »

Agnès organise un service de contentieux qui travaille par téléphone sous de faux noms ; elledénonce dans un premier temps l’incohérence et la violence de son chef, reconnaissant dans undeuxième temps le système d’endettement lié au fonctionnement de sa banque. Elle peut verbaliserqu’« On les essore, en fait » au guichet et que son travail consiste à gérer la phase finale de leurruine. Elle associe pour terminer sur la faillite de son fils et les démêlés qu’il a eu avec sa banqueà lui, qui par bonheur n’était pas celle dans laquelle travaillait sa mère. Agnès n’est pas cynique,ne fait pas non plus de zèle, elle attend la retraite, il y a des jours plus difficiles que les autres,en fonction de l’état des hostilités dans le service. Elle est bien consciente du caractère ténu dela frontière qui la sépare de ses clients, elle sauve sa peau du désastre. Il a été important pourelle de prendre conscience que cette expérience quotidienne de la confrontation au malheur despersonnes en grande difficulté économique pesait beaucoup sur son mode de représentation dumonde et d’elle-même. Cela d’autant plus qu’elle a à endurer la violence au quotidien de sahiérarchie et de ses collègues, violence engendrée par cette confrontation mais aussi par le faitque, tous ensemble, ils participent à un système qu’ils réprouvent mais qu’ils font fonctionner aumieux, à grands frais, tous les jours.

3.3. Désillusion

Armand, haut responsable financier, nous parle de ses sentiments dépressifs « plus rien nem’intéresse » et les corrèle à son activité de travail : « Ca ne repose sur rien, c’est sur du vent ».

« Depuis vingt ans, on a déménagé sans cesse. Ma femme en avait par dessus la tête dechanger de ville tous les trois ans, elle ne pouvait jamais travailler, on vivait dans ses meublesd’étudiante, ca ne valait pas le coup de s’installer. Mais elle admirait mon ambition, j’avaisla niaque ; je me suis fait tout seul, mon père était ouvrier, ma mère faisait des ménages.Arriver directeur de service financier, c’était la réussite.

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J’ai un peu plus de cinquante ans, et quand je me retourne, je vois que j’ai bossé commeun con. Ma valeur principale, je disais, c’était “la sur qualité du travail”. Je rentrais vers20 heures ou 21 heures, ma femme ne me reprochait rien. On vivait pour la banque. J’étaisdans mon sketch et puis je suis passé de no 1 à no2 quand on s’est fait racheter, je n’étais paspayé en retour de mon investissement. Maintenant je suis en surnombre, j’ai un peu peurde l’avenir. J’avais un logement de fonction, mais ils ont perdu 15 milliards de dollars avecla crise, alors ils les vendent. Je me retrouve dehors.

Notre établissement change beaucoup, surtout depuis qu’on s’était faits racheter par ungrand groupe étranger. On perd notre temps à réparer ce qu’on a fait, corriger des anomalies.Ils nous mettent une pression folle. Le process administratif est très très lourd, il faut sejustifier de tout. . . On bricole. Un jour on fout un gros client dehors, le lendemain, on va lerechercher à genoux. Ca se décide à Londres ; on passe pour quoi, après ca ?

Mon meilleur ami était un collègue de vingt ans à la banque, il est mort d’un cancer cetteannée. Sale coup. . . Lui qui avait un mental d’enfer.

J’ai changé, je ferai moins dans la qualité, de toute manière, on ne peut plus. Je ne trouveplus d’intérêt à ce travail. On est là pour tondre le client. . . alors qu’on annonce qu’il estau centre, bien entendu. Il paraît qu’il faut continuer. . . Mais pour quoi faire ? La valeurde l’action a triplé dans les trois derniers mois. Ca ne repose sur rien, c’est sur du vent ; ilsn’ont pas encore compris malgré la crise. Encore douze ou treize ans à tirer avant. . . Avantquoi, d’ailleurs ? Plus rien ne m’intéresse ».

Pour Armand, la vie ne va plus de soi, la passion qu’il mettait à étudier les dossiers de prêtsdéposés par les Petites et Moyennes Entreprises s’est effondrée au moment de la crise financière.L’économie mise à mal par la finance lui semble un mal pernicieux dont on ne pourra se débarrasser.Il souffre d’une désillusion qui remet en cause sa place au milieu des autres, autant que sa placedans sa famille. L’effritement des évidences passées est sans fond, il a du mal à tenir. Mais lui,comme Agnès, se penche longuement sur les contradictions de ses raisonnements, sur l’inattendude ses sentiments. Il tente de saisir ce à quoi il a cru, ce à quoi il s’est donné entièrement, etcomment il a pu construire son ancienne représentation du monde.

4. Le « travailler »

La psychodynamique du travail prétend que le travail n’est jamais passif, qu’on n’obéit passimplement à des prescriptions parce qu’elles sont toujours contradictoires, d’une part et d’autrepart, parce que la situation réelle n’est jamais prévue par l’organisation prescrite comme l’ontmontré les travaux de l’ergonomie de langue francaise. Non-seulement on n’obéit pas à la lettre,mais on contourne, on cible, on transgresse dans le simple but de faire malgré tout, dans la mesuredu possible, ce qui était à faire. C’est avec ces détours, « bidouillages », et forcages que l’onprocède de la fabrication d’un avion à l’installation des passagers par exemple. Cette partie làdu travail est singulière, chacun son style, son tour de main et ses manies, mais elle est aussi lerésultat d’une élaboration collective, chacun se réfère à « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas »dans cet endroit là à cette période là et ce jour là particulièrement. . .

C’est une narration longue et fine de ces multiples micro-inventions au quotidien, sous-tenduespar des idéologies utilitaristes qu’elles alimentent en retour, qui permet le soulagement destroubles. C’est au moyen de cette technique précise d’entretiens, (nous n’avons pas le tempsde développer ici ce type de prise en charge [14]), que l’élaboration redevient possible. Desliens se font, des évidences tombent engendrant parfois chez la personne un embarras social qui

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nécessitera des remises en questions personnelles ; en revanche angoisses, cauchemars et phobiesmultiples s’apaisent.

Soulignons que le retour à l’activité professionnelle est non-seulement possible après un tel tra-vail, mais s’accompagne d’un soulagement manifeste. Il faut ajouter que dans l’immense majoritédes cas, les patients ont profité de ce travail pour analyser leur propre dévouement à des pratiquesqu’ils ont réprouvées par la suite de près ou de loin. Le zèle : ce qu’on ajoute à la prescription pourqu’elle soit efficace dans le monde réel est une occasion majeure de développer des habiletés, c’estaussi l’action la plus singulière et la plus directement en prise avec les idéaux de la personne. Ser-vir efficacement son employeur requiert beaucoup de créativité, dans toutes les activités de travail,mais suppose aussi de « s’aligner » sur des pratiques qu’on s’efforcera, tant que ce sera possible,de justifier pour rester cohérent. On peut d’ailleurs se demander si la revendication massive de« reconnaissance » à laquelle on assiste actuellement ne signerait pas ce malaise déontique : neserait-elle pas un signe de demande éperdue à la hiérarchie pour qu’elle les assure que ce qu’ilsfont est « bien » ?

5. La souffrance éthique

Allan Young précise [15] que sur les sept classes d’évènements répertoriées dans le Diagnosticand statistical manual of mental disorders (DSM) susceptibles de provoquer un Post-TraumaticStress Disorder, une seule concerne les violences subies, les six autres étant constituées dessituations dans lesquelles le traumatisé est l’auteur d’atrocités.

Comment rendre compte de décompensations qui paraissent bien liées au contexte de travailmais qui blessent d’autant plus qu’on a participé très activement à ce qu’on dénonce ? Si pour unchirurgien, une fracture du pied s’opère de la même facon si on a donné ou recu un coup de pied,le soin psychiatrique, lui, ne peut pas ne pas prendre ces éléments en compte ni les inverser oules confondre.

Quand on replace dans le courant de l’entretien le contexte politico-managérial, la pensée seréinstaure et les signes de culpabilité s’apaisent. Freud décrit les manifestations de la culpabilitéinconsciente dans « Le problème économique du masochisme » [16], ainsi que dans « L’angoisseet la vie instinctuelle », quatrième des Nouvelles Conférences [17]. Il parle de destin fatal, de suc-cession de malheurs, d’accidents, de maladies : indices d’autopunition remplacant le sentiment deculpabilité lorsque celle-ci reste inconsciente. Le tour de passe-passe sociétal d’autovictimisationde l’agresseur n’a pas sa place sur la scène du soin, sauf à être pointé comme une défense – utile,mais une défense ; même si, bien entendu, il reste la question de la responsabilité sociale qui auraà être traitée sur une autre scène.

On sait l’impasse des prises en charge de signes de la culpabilité sexuelle inconsciente quand ons’obstine à répéter sur tous les tons au patient bouffi d’angoisse qu’il n’a, les experts l’en assurent,« rien fait de mal » : il était simplement contraint. Si le thérapeute confond l’administration de lapreuve des injustices et le soin, il ne fera qu’augmenter les troubles parce qu’il ne laissera passe dire les contradictions, les jouissances et les hontes qui ont provoqué l’état de sidération danslequel se trouve, par exemple, Chantal. Tout l’enjeu sera plutôt de l’amener à saisir où elle – et pasune autre – est arrivée, et comment cela s’est passé, afin qu’elle cherche ensuite un lieu collectifde traitement de ce qu’elle considère comme des injustices sociales. Faute de cette réflexion sur sapropre place dans le fonctionnement de ce qu’on réprouve, on assiste à des montées en puissancedes troubles qui ne répondent à aucun traitement chimiothérapique.

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6. L’analyse des défenses

La psychodynamique du travail part du principe qu’il n’existe aucune pratique sans théorie,c’est-à-dire que toute pratique collective engendre une vision partagée du monde qu’elle alimenteen retour. Ces théories non conscientes sont constamment en discussion et en remaniement sui-vant les époques et les lieux, mais elles fondent la possibilité de la coopération autant que del’obéissance. La société s’est récemment indignée de l’importance exagérée des bonus offertsaux traders et directeurs financiers mais la psychodynamique du travail permettrait peut-être deposer la question différemment : sans ces entrées massives d’argent pourraient-ils faire ce qu’ilsfont comme ils le font ? Peut-être est il nécessaire de leur permettre de se défaire de la valeurd’échange de l’argent pour pouvoir faire fonctionner « passionnément » et avec zèle les spécu-lations boursières ? Pourraient-ils « jouer » des centaines de milliers d’Euro ou de Dollar si tousces zéro avaient encore un sens pour eux ? Cela expliquerait peut-être qu’on pouvait lire dansles Echos du 25 mai 2009 que Kenneth Lewis, directeur général de la Bank of America avouaitne penser qu’à rémunérer de nouveau « normalement » les cadres dirigeants de la banque, c’est-à-dire « rétablir les bonus », ce que Barack Obama a d’ailleurs permis quelques semaines plustard. Certaines conditions forment certaines représentations qui permettent certains modes de tra-vailler. Dans certains cas, il arrive comme on l’a vu que l’obsolescence de ces représentations soitparticulièrement douloureuse et nécessite un travail de dégagement « que seul permet l’artifice dudivan », suspendant tout jugement moral, accueillant sans barguigner les aléas des petites histoiresdans la grande histoire.

Mais il faut souligner que s’il ne reste à l’analyste qu’à lire le matériel donné en séance, iln’empêche que ce type d’écoute nécessite d’avoir déjà acquis certains savoirs théoriques sur cequ’il en est précisément des stratégies collectives de défense, de leurs mécanismes [18] et pluslargement de connaître autant l’anthropologie du travail que l’histoire sociale.

7. Conclusion

Il reste à soulever encore une fois la question technique de la prise en compte dans la cure de lavie quotidienne (travail, appartenance à un groupe minoritaire, milieu social) des patients, commela psychothérapie institutionnelle nous y invite depuis plus de 70 ans. Il s’agit d’un problèmeimportant tant du point de vue de la prise en charge des décompensations liées au travail commenous venons de le voir que du point de vue de la technique de la cure en général, le récurrentproblème de la distinction de l’aliénation sociale de l’aliénation mentale pourrait y trouver, sinonune réponse, au moins un mode de questionnement heuristique.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

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