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LE DROIT NATUREL SELON ARISTOTE ET LES DÉCLARATIONS DES DROITS DE L'HOMMEAuthor(s): Guy Planty-BonjourSource: Les Études philosophiques, No. 2, LES DROITS DE L'HOMME (AVRIL-JUIN 1986), pp.145-159Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/20848221 .
Accessed: 03/06/2014 10:20
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LE DROIT NATUREL SELON ARISTOTE ET LES DECLARATIONS
DES DROITS DE L'HOMME
II est particulterement delicat d'etablir une confrontation entre la theorie du droit nature! selon Aristote et les differentes Declarations des droits de I'homme. En effet, le texte d'Aristote sur le droit naturel est un tres court passage; tout juste vingt lignes dans Pedition Bekker. De plus, sur ces vingt lignes une bonne moitie est consacree a etablir des comparaisons (determination de la ran?on; le feu en Grfcce et en
Perse; la main droite et la main gauche). Or cette abondance de compa raison ne peut que faire regretter Pabsence totale d'exemples. Comme
Aristote nous eut davantage eclaire si, au lieu de nous dire que le droit naturel est ou non a Pimage du feu ou de la main droite, il nous avait clairement annonce que telle action ou tel comportement reinvent du droit naturel.
La concision etait telle que la posterite se devait de completer les textes soit en utilisant des passages paralleles, ou juges tels, soit en inter
pretant le trop court passage de YEthique a Nicomaque selon P ? esprit? d'Aristote. On a ainsi obtenu une doctrine relativement elaboree du droit naturel que l'on declare aristotelicienne, mais dont il est a peu pres sur qu'elle doit autant aux Commentateurs qu'a Aristote lui-meme.
On accepte, comme allant de soi, que la theorie du droit naturel a ete
etablie par Aristote :
? L'opinion tres repandue selon laquelle c'est Aristote le fondateur du droit naturel ne saurait etre contestee ?1.
II n'y a peut-etre pas, dans toute l'histoire de la philosophic, de doc trine qui ait connu une si grande fortune et qui repose finalement sur une base aussi fragile. Notre propos sera done d'examiner si ce que l'on
i. Hildebrand, Gescbicbte der Recbts- undStaatsphilosophie im Altertwn, p. 309, rem. 2.
Les Etudes philosophiques, n? 2/1986 ?t. ? 6
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146 Guy Planty-Bonjour
attribue assez communement a Aristote est reellement ce qu'il a enseigne. L'autre terme de la confrontation, la theorie des Droits de l'homme,
n'est pas moins sujet a discussion. Par l'expression ? Droits de l'homme ? nous avons coutume d'inclure la Declaration americaine des Bills of Rights, la Declaration frangaise des ? Droits de l'homme et du citoyen ?, enfin la ? Declaration universelle des Droits de l'homme ?. Nous pensons que ces textes forment un tout homogene : chacun reprendrait l'autre tout en le completant par des droits nouveaux, l'ensemble constituant le droit naturel des Modernes. Si ce droit naturel des Modernes a une
certaine unite face au droit naturel d'Aristote, un examen plus attentif de ces differentes Declarations revelera bien des surprises. La pretendue homogeneite risque de ne pas resister a une analyse plus fine. II n'est gufere difficile de montrer que ces divers textes sont inspires par des principes philosophiques differents et qu'ainsi toutes ces Declarations n'arrivent
pas a constituer un tout organique : leur unite est plutot rhapsodique. Si le texte d'Aristote est difficile a cerner, si le sens des Declarations
n'est pas evident, on comprend qu'il est particulierement delicat d'etablir une comparaison entre la doctrine du Droit naturel selon Aristote et
celle des Droits de l'homme. Pourtant, a une tres large majorite les inter
pretes n'hesitent pas a proclamer l'excellence de la decouverte moderne des Droits de 1'homme. Non seulement les detracteurs d'Aristote, mais m&ne d'excellents connaisseurs d'Aristote partagent l'opinion commu
nement re^ue :
? Les theories modernes du droit naturel des "Droits de l'homme" repre sented ?
quoiqu'elles parlent d'un homme intemporel et abstrait ? un
progres par rapport au jusnaturalisme aristotelicien ?2.
Que certains articles des differentes Declarations constituent un pro gr&s par rapport a tel jugement particulier d'Aristote, nul ne songera a le contester. Que l'absence d'une theorie des droits de l'homme chez Aris tote soit, au niveau des principes, la marque d'une inferiorite est d?ja
moins evident. Nous pensons pouvoir contester cette pretendue inferio rite en expliquant pourquoi la notion des Droits de l'homme est etrangfere a la vision d'Aristote.
I. ? Le jusnaturalisme aristotelicien
Dans la grande controverse sur les rapports entre la nature et la loi les
Sophistes professent que le droit naturel l'emporte en dignite et en valeur sur le droit positif legal3. Ainsi le recours a l'id6e de nature a une fonc tion non seulement critique mais meme revolutionnaire, puisqu'il est
2. P. Aubenque, La loi chez Aristote, in Archives de Philosophie du Droit, 1980, p. 157. 3. L'ouvrage de reference est F. Heinimann, Nomos tmd Pbusis, Bale, 1945.
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Le droit naturel selon Aristote 147
utilise pour contester la validite des lois en vigueur. II suffit de rappeler bri&vement ici qu'il y eut des courants divers. Pour un premier groupe, le recours a la nature sert a justifier le droit du plus fort: cette these fut
professee par Gorgias, puis reprise par son disciple Callicl&s. Le second
groupe qui eut pour chef de file Hippias d'Elis et qui compte Antiphon, Lycophon et Alkadamas parmi ses representants les plus connus utilise l'idee de nature afin d'abolir toutes differences entre les Etats grecs et
m&ne toute distinction entre Hellenes et Barbares :
? Par nature nous avons tous ete fait egaux sous tous les rapports, les Bar bares comme les Grecs... Nous respirons tous par la bouche et par le nez ?4.
Cette these aux traits si fortement universalistes conduisit certains
sophistes a postuler l'egalite de la nature spirituelle et sociale de l'homme. Les bases etaient posees de la theorie qui, a travers le stoicisme, et apr&s une longue histoire, finira par aboutir a la doctrine politique des droits de Fhomme.
Aristote, lui aussi, opte en faveur de la nature. Mais alors que chez les
sophistes cette option avait pour but declare de rabaisser et d'affaiblir le droit de la Cite, chez Aristote cette m?me option vise a fortifier le droit
politique. UEthique a Nicomaque enseigne que le droit politique se divise en droit naturel et en droit legal. Ce faisant Aristote s'oppose a la th?se des sophistes, puisqu'il ne voit nul antagonisme declare entre la nature et la loi.
Ce bref rappel historique n'aura pas ete inutile dans la mesure ou il aura permis de comprendre que Pintention generale du stagirite est de se referer toujours a la vie politique concrete de la Volts et non de s'en
echapper comme le voulurent les sophistes. Aussi dans la mesure ou, comme nous le verrons, les Declarations des Droits de Fhomme ont consiste a elaborer une theorie abstraite on per$oit deja en quoi elles
s'opposent a la visee aristotelicienne. Pour bien comprendre la pensee d'Aristote, il convient de se rappeler
que le droit naturel est tout d'abord un droit. Cette remarque n'est nulle ment superflue. Tres souvent, on identifie droit naturel et ce qui est par nature plaquant ainsi la notion de droit sur celle de cosmos. Alors on se
croit autorise a montrer que la vision d'Aristote est entachee de natura
lisme ou de cosmologisme. Le modele du droit naturel, il faudrait le chercher dans l'etude et Texamen du cosmos. C'est dire que la theorie du droit naturel serait entierement subordonnee a la ? Physique ? :
? Notons d'abord qu'a la difference des Modernes, en adoptant comme cri tere du juste (comme etalon) la "nature" les Anciens prennent pour norme non
pas la raison du sujet, mais un element substantiel, Pordre cosmique qui, en tant qu'independant du sujet, constitue une dimension de Yobjectivite ?6.
4. Antiphon, frag. B 44/Diels, Kranz, Fragmente B 44, t. II, p. 353. 5. L. Ferry, A. Renaut, Des droits de l'homme a I9idee ripublicaine, p. 49.
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148 Guy Planty-Bonjour
Preter a Aristote cette vision naturaliste du droit naturel revient a
dire que l'ordre du cosmos est le critere de l'ordre politique. Le droit naturel serait une partie de l'ordre de 1'univers qui regit la totality de ce
qui devient. Le critere du droit naturel n'est done plus, pour Aristote,
l'obligation fondee sur un ordre juridique humain, mais l'obligation qui provient de Fordre naturel cosmique6.
L'Antiquite a certes connu une telle conception : ce fut celle du stoi cisme qui se retrouve developpee dans le De Republica ou Ciceron traite de cette loi eternelle et immuable qu'il appelle lex divina, lex naturalis, lex
sumrna, lex vera, lex divina et humana, lex coelestis7. Ce n'est pas celle d'Aris tote. Ou a-t-on jamais pu lire dans le Corpus aristotelicus qu'il suffit de
regarder le mouvement des orbes celestes pour decouvrir la regie de la conduite humaine ? Rien de plus antiaristotelicien que d'identifier la science theoretique et le comportement fonde sur la praxis. Le but des actions humaines, ce n'est pas un Bien absolu transcendant. Des le debut de son Ethique a Nicomaque, Aristote precise, contre les platoniciens, que ? la fin de la Politique sera le bien humain (TavOpcamvov dcyaOov) ?8. Ainsi toutes les objections formulees contre le naturalisme ou le cosmologisme aristotelicien proc&dent de la meconnaissance d'un des aspects les plus fondamentaux de l'aristotelisme.
De meme, l'objection que Ton tire de son finalisme pour discrediter sa doctrine du droit naturel procede de la m&me meconnaissance du sens
veritable de son finalisme. On croit atteindre Aristote en l'accusant de referer l'homme a une fin transcendante : ? Dans la mesure ou la nature, ainsi congue, est une fin, une destination vers laquelle chaque chose doit tendre ?9. Certes, le finalisme est une th&se profondement aristotelicienne.
Mais la finalite ne conduit pas a subordonner l'homme a la Nature. Le texte de la Politiquey apres avoir montre que les plantes existent en vue des
animaux, et les animaux pour le bien de l'homme, ajoute :
? Si done la nature ne fait rien d'inacheve, ni rien en vain, e'est necessai rement en vue des hommes que la nature a fait tous ceux-ci ?10.
M. Aubenque a justement reconnu qu'Aristote n'est nullement le
precurseur des doctrines modernes qui font du droit naturel un droit
intemporel, immuable et qui serait deduit, more geometrico, de Pinspection de la nature11.
Si le droit naturel aristotelicien n'est pas reductible a l'idee d'un ordre
6. K. I. Ilting, Historische Grundbegriffe %ttr politiscbso^ialen Sprache in Deutschland, Bd IV, s.v. Naturrecht, p. 253-255.
7. ? Est quidem vera lex recta ratio, naturae congruens, diffusa in omnes, constans, sempi terna... Sed et omnes gentes et omni tempora una lex et sempiterna et immutabilis continebit?
(Ciceron, De Kepublica, III, 22). 8. Aristote, Etbique & Nicomaque, I, 1, 1094 b 7.
9. L. Ferry, A. Renaut, op. cit., p. 50. 10. Aristote, Politique, I, 8, 1256 b 21-22. 11. P. Aubenque, op. cit.9 p. 155-156.
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Le droit nature! selon Aristote 149
cosmique, qu'est-il done ? Que le trop court passage qu'Aristote consacre au droit naturel se trouve a Pinterieur de son traite sur la justice a une
signification d'une extreme importance qu'il ne faut pas perdre de vue. Aristote entend signifier par la qu'il ne s'agit pas d'un quelconque ordre naturel ou devenir naturel, mais exclusivement d'un comportement lie a la justice. Sous l'influence des Modernes nous etablissons volontiers
l'equivalence entre droit naturel et ce qui relive de la nature. UEthique a Nicomaque interdit de faire cette equivalence, car le droit naturel est un
droit, done un comportement regie par la vertu de justice. M. Villey a
judicieusement insiste sur ce point12. Mais alors ne rel&ve, stricto sensuy du droit naturel que ce qui appartient
a la justice. Ainsi, selon Aristote, il n'y a pas de droit familial. C'est pour quoi ni les esclaves, ni les enfants, ni les epouses n'appartiennent au domaine du droit. Les rapports entre maitre et esclave, entre pere et
enfant, entre mari et femme constituent ce domaine infra-juridique qu'est F ? Economie ?. N'est-ce pas la la grande faiblesse du systeme juridico politique d'Aristote qui semble faire retomber dans la difficulte que nous avions essaye d'ecarter. Meme si le rapport de Fesclave a son maitre n'est
pas fonde sur un droit naturel, Fesclave n'en est pas moins esclave par nature. On n'ecarte pas si facilement le ? naturalisme ? aristotelicien ni les difficultes qui lui sont inherentes.
On ne pourra resoudre cette tres grave difficulte qu'apr&s avoir ana
lyse de pres le passage de VEthique a Nicomaque et les quelques textes du
premier livre de la Rhetorique. Les vues exprimees dans la Rhetorique ajoutent quelques difficultes suppl?mentaires. En effet, les chapitres 10 et 15 mettent une equivalence entre la loi particuli?re et la loi ecrite, et entre la loi commune et la loi non ecrite. Or les chapitres 13 et 14 pro posent une autre division, puisque la loi particuli&re est dite soit loi ecrite soit loi non ecrite, alors que la loi commune est appelee loi naturelle. Ce
qui revient a soutenir que la loi non ecrite peut &tre aussi bien la loi naturelle commune que la loi particuliere. Diverses solutions ont ete pro posees pour lever cette contradiction. Les uns se demandent tout sim
plement si la Rhetorique qui est un traite d'argumentation reflete a chaque fois Fopinion personnelle d'Aristote13. D'autres, plus justement, font valoir que la loi non ecrite, si elle peut parfois signifier le droit naturel,
exprime habituellement le commandement non ecrit des mceurs et du droit coutumier (t<x SOtj)14. Quoi qu'il en soit la Rhetorique contient une
these importante: le droit non ecrit Femporte en valeur sur le droit ecrit15. On y trouve aussi un exemple du droit non ecrit, qui est peut-6tre un
exemple du droit naturel, celui d'Antigone qui ensevelit son fr&re malgre Finterdit de Creon.
12. M. Villey, Le droit et les droits de Vhomme, p. 47-54. 13. Hildebrand, Geschichte der antiken Recbtspbilosopbie, p. 309. 14. W. Eckstein, Das antike Naturrecht, in So^ial-pbilosopbiscber Beleucbtmg, p. 77. 15. Aristote, Rhetorique, I, 15, 1375/2 29-35.
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150 Guy Planty-Bonjour
Platon invoquait la loi des Ancetres pour Popposer aux lois corrom
pues de son temps. Mais Aristote n'adopte pas la position de son Maitre.
Pour lui, le droit des Anciens n'est ni un droit absolu ni un droit sacre.
Les coutumes de jadis etaient parfois fort primitives et fort barbares16.
Ce ne sont pas toutes les coutumes ancestrales, qu'elles soient ecrites ou
non ecrites, qui ont valeur de droit naturel. Aristote se demarque de la
tradition si repandue qui voulait que ce qui est a Porigine servit de normes.
Lorsqu'il arrive au chapitre 10 de son traite de la justice Aristote ecrit:
? Mais il ne faut pas oublier que ce que Pon recherche est et la justice absolue et la justice politique ?17.
Certains auteurs ont propose une autre traduction. II suffit de donner a xou un sens explicatif pour faire dire a <?e texte : Fobjet de notre etude est
la justice absolue, c'est-a-dire la justice politique. Et comme la justice politique se divise elle-meme en justice naturelle et en justice legale, cette
interpretation conduit a tenir que le droit absolu n'est pas identique au
droit naturel18. La lecture n'est pas innocente. Elle vise a ancrer si pro fondement le droit naturel dans le droit politique qu'il devient impossible de soutenir que le droit naturel ait quelque transcendance par rapport au
droit de la Cite. C'est sans doute ce point de vue qui anime les reflexions
de M. Ritter. Ayant parfaitement compris que le droit naturel aristote licien n'est jamais deduit abstraitement de la nature, il en conclut que le droit naturel aristotelicien se reduit a la realite politique donnee : la Polls est Punique fondement du droit naturel19. Ces interpretations permettent de ne pas tomber dans les difficultes inherentes a la naturalisation du droit
naturel, mais c'est pour conduire a une certaine ? positivisation ? du droit naturel.
Pour la tres grande majorite des traducteurs xou n'a pas un sens expli catif. II y a done, d'une part, le juste au sens absolu et, d'autre part, le
juste au sens politique. Que le juste au sens absolu soit le droit naturel, on en trouve la confirmation dans un passage des Refutations sophistiques20. D'ailleurs, il ne faut pas se tromper sur le sens de cette distinction. Le
juste politique n'est pas une espece de justice par opposition au juste pris absolument. Ce sont deux fagons differentes de definir le juste : une fois, d'une fagon abstraite; une autre fois, d'une fagon concrete. Rien done ne
s'oppose a tenir que le droit naturel appartienne au droit pris absolument et qu'il appartienne aussi au droit concret de la Cite.
Aristote va faire apparaitre la specificite du droit naturel en le distin
16. Aristote, Politique, II, 8, 1268 b 39-40. 17. Aristote, Ethique a Nicomaque, V, 10, 1134*24-26. 18. Cette these a ete soutenue par M. Salomon dans son ouvrage Der Begriff der Gerecb
tigkeit bei Aristoteles, Leiden, 1937; reprint a New York, 1979. 19. J. Ritter,? Naturrecht? bei Aristoteles, in Metapbysik undPolitik, p. 152 sq. 20. Aristote, Refutations sophistiques, 25, 180 b 34.
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Le droit naturel selon Aristote
guant du droit legal. A quels criteres peut-on reconnaitre ces deux esp&ces de droit ? II semble que Ton puisse en discerner deux, d'ailleurs en etroite connexion. Deux lignes d'une extreme concision portent :
? Le juste naturel est ce qui a partout la meme puissance et ne depend pas du fait d'etre decide ou non; le juste legal est ce qui, a Porigine, peut etre indif feremment ceci ou cela ?21.
Les deux criteres sont la 8tiva(Ai<; et Petablissement ou promulgation de la loi. Le premier, celui de la dmamis est assez difficile a interpreter. Cette dmamis, nous dirions la puissance, la force et meme la valeur ou
validite de la loi naturelle est partout la m&ne. C'est cette force qui fait
que la loi naturelle est immuable et invariable (<xx?vy)tov). Pourtant, quel ques lignes plus loin, le texte dit que, manifestement, m?me les prescrip tions du droit naturel sont sujettes & variation. Aristote confirme cette assertion par Pexemple du feu. II serait faux de croire que le droit naturel serait a Pimage du feu qui brule pareillement en Grece et en Perse. L'inva riabilite est reservee au domaine des dieux. Mais pour le monde humain, il n'en va pas de m&ne. Ce qui ne peut surprendre, puisque Pon sait que le domaine de Paction morale porte sur les realties contingentes et done soumises au changement. La sagacite des Commentateurs est mise a rude
epreuve. Un saint Thomas d'Aquin s'efforce de maintenir Pinvariabilite du droit naturel. II lui suffit pour cela de distinguer entre les principes et les axiomes qu'il declare immuables, et les regies particulieres qui, elles, sont soumises au changement. Demarche astucieuse qui pourrait mdme
s'appuyer sur le texte de la Grande Morale. Dans le passage parallele Pauteur aristotelicien explique que le droit naturel change a cause de Papplication que nous en faisons (Sta tyjv v)fxepav xprjcuv)22. L'autre Commentateur
medieval, Averroes, insiste, a Pinverse, tellement sur le caract&re chan
geant et variable que le droit naturel finit par se dissoudre dans le droit
positif et repose, en derniere analyse, sur des conventions.
Peut-on, a la fois, comme le pretend Aristote, soutenir, d'une part, que le droit naturel est variable sans que cette variability lui fasse perdre son caract?re de droit naturel et, d'autre part, expliquer comment il est
possible qu'un droit naturel ne soit pas toujours et partout identique ment le m&me ? Une solution plus moderne qu'aristotelicienne consiste a dire que la variabilite trouverait son fondement dans la connaissance
21. Aristote, Ethique a Nicomaque, V, 10, 1134 b 19-21. Nous avons prefere la traduction
proposee par P. Trude dans Der Begriffder Gerecbtigkeit in der aristotelischen Rechts- und Stoats
philosophic, p. 151, a celle de Tricot qui traduit xoci ourtp Soxetv H\ \lt\ par :? et ne depend pas de telle ou telle opinion ?.
22. Aristote, Magna Moralia, I, 34,1195 a 1-2. Le changement par notre application est ici rattache a Fexemple de la main droite, naturellement superieure a la main gauche, mais par un exercice la gauche peut devenir aussi habile que la droite sans que, pour autant, soit effacee la distinction ? naturelle ? entre la droite et la gauche. L. Strauss note excellemment: ? Done la
justice et le droit naturel sont incarnes, pour ainsi dire, dans des decisions concretes plutot que dans des/-egles generales ? {Droit naturel et bistoire, p. 173).
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152 Guy Planty-Bonjour
humaine. Alors, les variations dans le contenu du droit naturel ne feraient
que reproduire les developpements progressifs de notre propre savoir.
Fagon specieuse d'eliminer la variabilite23 ! Mais Aristote enseigne autre chose. La variabilite est une propriete
intrinseque du droit lui-meme. M. Aubenque apporte la reponse essen tielle lorsqu'il dit que la nature est soumise a une certaine plasticite24.
Deja, dans Fordre physique est dit? par nature ? ce qui advient la plupart du temps. Combien a plus forte raison doit-il en 6tre de meme pour ce qui se rapporte aux choses qui dependent de Fagir humain.
Le droit naturel est done variable. Est-ce a dire qu'il serait fonde de lui
appliquer le mot de Pascal:? Write au-de^a des Pyrenees, erreur au-dela.? Nullement! parce que si le droit naturel et le droit legal sont tous les deux variables, il s'en faut de beaucoup qu'ils le soient au m&me degre. Alors que le droit legal est fondamentalement soumis au changement, le droit naturel ne Fest que d'une fagon tres exceptionnelle. On conclura done que la notion de mutabilite ou variabilite demeure un critere valable qui permet de discerner ces deux especes de droit que sont le droit naturel et le droit legal.
L'autre critere, plus essentiel, precise que le droit naturel n'a pas son
fondement dans une decision humaine et que le droit legal procede essen
tiellement de cette decision. Le droit legal est un droit legislatif (vojjlo 0eT7](Tt(;); il est constitue par les decisions du peuple (^y)<picr[AaT(x) et par les conventions (guvOtjxt)). Le legislateur est libre de determiner a sa
guise le contenu de ce droit. Au contraire, le droit naturel est anterieur a toute intervention humaine. Est naturelle cette espece de droit qui ne
peut etre qu'ainsi et pas autrement; est legale celle qui peut etre ainsi et autrement. On pourrait mfeme traduire le xai ou tco Soxstv 7^ (xyj25, non
pas, comme on le fait habituellement, par ? ne depend pas de telle ou telle
opinion ?, mais par ? non pas du fait d'etre decide ou non ?. Car le texte vise tout autant le fait que la loi soit etablie par un legislateur humain
que le fait que ce legislateur puisse opter indifferemment pour une deter mination ou pour une autre.
Le droit naturel concerne ce qu'il y a de meilleur (apicrTov); le droit
legal se satisfait de la notion d'utilite (ai>fji<pepov)26. S'il etait permis de
developper un peu la comparaison, peut-etre serait-il legitime de dire que le droit naturel se situe a Finterieur de Fopposition entre le bon et le
mauvais, et que le droit legal porte sur le couple utile et nuisible. On dit souvent que le droit legal a pour fonction de determiner la matiere du droit naturel qui reste trop general: il faut que le droit naturel soit parti
23. ? xtvY)Tov ist fur vofxix6v eine eigenschaft des vopuxov selbst; fur cpuaixov eine
Erkenntoiseigentumlichkeit. "Eigentlich" ist nur das vojxtxov wandelbar, das (puaixov unwandelbar ? (M. Salomon, Der Begriff der Gerechtigkeit bei Aristoteles, p. 50.
24. P. Aubenque, op. tit., p. 154. 25. Aristote, Etbique a Nicomaque, V, 10, 1134& 19. 26. Ibid., 1135*5; 1134^ 35.
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Le droit naturel selon Aristote 153
cularise sous forme de lois positives et meme de decrets. C'est vrai, a
condition d'ajouter qu'en aucun cas le droit naturel ne peut servir de modele ou d'etalon pour le droit legal. Que Ton sacrifie une ch?vre et non deux moutons relive de dispositions particuli&res parfaitement contingentes qui ne peuvent pas ?tre deduites du droit (naturel ?) de rendre a chacun son du. Puisque la volonte humaine n'a aucune prise sur lui, qu'il est donne independamment de l'homme, ilfaut doncadmettre
que le droit naturel aristot&icien constitue un droit objectif fonde sur la nature des choses.
II. ? Comparison entre Aristote et les Droits de Vhomme
La theorie des Droits de l'homme rompt enticement avec la concep tion aristotelicienne du droit. Le mot? droit? perd sa valeur objective pour prendre une signification purement subjective. Un droit, c'est ce
que quelqu'un peut se permettre et aussi ce que quelqu'un est fonde
d'exiger. La Declaration des Droits de Fhomme n'a de sens et de valeur
que dans la mesure ou l'homme est? sujet de droits ?. C'est done le droit d'un etre libre :
? Le droit de nature que les auteurs appellent communement jus naturale est la liberte que chaque homme possede d'user de son propre pouvoir, comme il le veut lui-meme, pour la preservation de sa propre nature... ?27.
La liberte, en tant que faculte de s'autodeterminer, est elle-m?me une
propriete de la personne. C'est, en effet, la notion de personne qui passe au premier plan. Mais quel est done l'homme qui est vise par la Declaration des Droits de l'homme ? Nous avons vu qu'Aristote envisage toujours l'homme concret en tant qu'il est enfant ou adulte, homme ou femme,
Grec ou Perse. Avec la theorie des Droits de l'homme apparait l'homme abstrait: c'est la nature humaine pure, prise independamment des deter minations particulieres. Depouille de toutes ses qualites particularisantes, l'homme n'a plus rien qui puisse le distinguer d'un autre homme. C'est ainsi que Ton parvient, enfin, a la veritable notion d'egalite: un homme en vaut un autre. D'ou le premier article du texte de 1789 :
? Les hommes naissent et demeurent libres et egaux en droits. Les distinc tions sociales ne peuvent etre fondees que sur l'utilite commune ?28.
Liberte pour l'homme de faire ce qu'il veut; egalite des hommes entre eux. On affirme que ce sont la des ? droits naturels, inalienables et sacres
de l'homme ?29.
27. Hobbes, "Leviathan, chap. XIV. 28. Declaration des Droits de l'homme et du citoyen (1789). 29. Ibid,, le preambule.
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*54 Guy Planty-Bonjour
Mais ces droits naturels abstraits ont encore une autre caracteristique : ils doivent etre proclames. La Declaration consiste, selon la maxime des
physiocrates, a transposer l'ordre naturel dans l'ordre positif30. C'est
peut-etre, d'apres Interpretation de Hegel, qui, en cela, retrouve des intuitions de Siey&s, Pacte public par lequel le ? je veux ? de la liberte se pose comme Pacte fondateur par quoi ces droits existent dans la realite
politique. Au caract?re abstrait que nous avons deja reconnu aux Droits de l'homme vient s'aj outer le formalisme de la Declaration: le droit declare est la marque de la liberte formelle du sujet.
Mais il ne peut y avoir de veritable liberte si PEtat s'impose aux indi vidus. Aussi cette nouvelle theorie juridique postule-t-elle la these poli tique selon laquelle PEtat n'a d'existence legale que parce que les citoyens Pont librement decide. L'Etat n'est pas une realite naturelle, mais le pro duit d'une simple convention. II aurait omis Pessentiel, celui qui n'aurait
pas vu que la fonction principale des Droits de Phomme et du citoyen consiste a proteger et a defendre Pindividu face au pouvoir politique. C'est dire que cette nouvelle conception du droit procede directement de la tradition individualiste du droit naturel des Modernes. Ce sont moins des droits du citoyen dans PEtat que des droits du citoyen contre PEtat. Bien sur, on peut s'efforcer de faire valoir qu'il n'y a nulle opposition entre les droits de Phomme et les droits du citoyen, puisqu'il n'y a de droits de l'homme que dans la mesure ou ceux-ci sont assures par les droits du citoyen. Cependant, dans Pesprit des redacteurs du texte de 1789, la sauvegarde du droit naturel prive reste le but ultime de la societe.
En effet, l'homme n'attend pas de PEtat son propre accomplisse ment. II l'obtient par lui-mdme grace a la propriete privee. Si Pun des
principes de ce droit naturel moderne, la liberte, remonte, comme nous le savons, a Hobbes, Pautre principe fondamental, la propriete fondee sur le travail, a ete formule par Locke :
? II est evident que, quoique les choses de la nature soient donnees en commun, Phomme (en etant maitre de lui-meme, et propri?taire de sa propre personne, de ses actes ou de son travail) detenait en lui-meme le grand fonde ment de la propriete ?31.
Le citoyen se tourne seulement vers PEtat pour lui demander de
garantir sa propriete et d'en assurer le libre usage. Quittons la Declaration de 1789 pour celle de 1948. Le changement
ne consiste pas tant a passer de 17 articles a 30 articles. II ne s'agit pas tellement d'une remise a jour de la liste des droits. C'est, bien plutot, une nouvelle perspective qui est introduite. La Declaration de 1789 portait sur des droits-libertes; elle etait anti-etatique. La Declaration universelle
30. J. Habermas, Naturrecht und Revolution, in Theorie und Praxis, p. 96. 31. J. Locke, Two treatises of Government, Book II, ? 44.
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Le droit naturel selon Aristote 155
des Droits de l'homme de 1948, en plus des droits-libertes, concerne
surtout des droits-creances; elle postule l'intervention de l'Etat. Les droits-creances sont ceux qui portent sur des biens, des prestations, des services que l'individu exige de l'Etat. Le plus curieux dans la Declara tion universelle c'est que leurs auteurs ne virent pas ce qu'il y avait de
paradoxal a allier l'inspiration ultra-liberale et individualiste des droits
de 1789 a l'inspiration socialisante et etatique de la Declaration de 1948. Ils ne per?urent m6me pas qu'il y avait la la source d'un conflit latent.
Certains crurent m?me y lire la promesse d'une future unification du
monde :
? Rien n'empeche de parvenir ainsi a l'elaboration d'une Declaration nou velle et elargie des Droits de l'homme qui marquerait une etape notable dans le
proces d'unification du monde, et ou en particulier la conception, exclusive ment prevalente dans l'individualisme classique, des droits et libertes de l'etre humain comme applique a l'ceuvre de son destin personnel et la conception, exclusivement prevalente dans les perspectives marxistes, des droits et libertes de l'etre humain comme engage dans l'ceuvre historique des communautes dont il fait partie arriveraient a se
completer et se coordonner... ?32.
Qu'une philosophic soit assez comprehensive pour depasser la double unilateralite du liberalisme et du marxisme, c'est possible a priori. Cepen dant, il ne suffit pas de juxtaposer des articles inspires de l'ideologie des
droits-libertes et des articles inspires des droits-creances pour obtenir un texte coherent. La compatibility entre ces deux attitudes ne va pas de
soi. Hayek est persuade que le volontarisme qui permettrait de regler la
realite sociale procede d'une ? illusion scientifique ? et d'un ? totalisme
scientiste ?. Quel sujet si omniscient peut pretendre avoir une vue objec tive de ce que doivent etre les processus sociaux33.
Toutefois, notre intention n'est pas de nous appesantir sur cette diffi culty. Nous voudrions faire porter notre reflexion sur les merites respec tifs de la theorie aristotelicienne du droit naturel et de la theorie moderne
des Droits de l'homme. Mais est-il raisonnable de comparer la these de
celui qui tient que le droit est un droit objectif et ne s'exerce qu'a l'inte
rieur de la justice prise au sens strict, et celui qui a opte pour la thfese d'un
droit subjectif et relive de l'ideal moral ? Certainement pas, car le pre mier presente la description d'une realite existante vecue; l'autre une
construction purement intellectuelle. C'est Peternelle opposition entre les
partisans du Sein et du Sollen, de l'etre et du devoir-6tre. Au nom du
devoir-etre on peut toujours deprecier ce qui est. C'est pourquoi, selon
qu'on adopte la position de Kant ou celle de Hegel, on mettra au premier
32. J. Maritain, Exttaits du livre Autour de la nouvelle Declaration universe lie des Droits de
Phomme (ip4p), repris dans la plaquette : Celebration du centenaire de la naissance de Jacques Maritain, p. 23 (Publie par PUnesco).
33. F. A. Hayek, Droit, legislation et liberte; specialement le 1.1: Le mirage de la justice sociale, puf, 1980-1983.
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156 Guy Planty-Bonjour
plan, ou la visee idealisante des Declarations des Droits de Phomme, ou
le realisme juridique d'Aristote. Sur un point, cependant, les auteurs de la Declaration de 1789 sem
blent devoir Pemporter sur Aristote. Ayant decouvert la notion d'homme, ils ont atteint le veritable fondement du droit qui est Pegalite. Meme
Hegel qui n'est generalement pas tendre pour les faiseurs de notions abstraites est convaincu de la grandeur de la position kantienne et de ses
emules de 1789 :
? II appartient a la culture, a la pensee, en tant que conscience du singulier dans la forme de Puniversalite que le Moi soit saisi comme personne universelle en laquelle tous sont identiques. L'homme vaut parce qu'il est homme, non
parce qu'il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. ?34.
La Declaration universelle se situe dans le droit-fil de ce texte :
? Chacun peut se prevaloir de tous les droits et de toutes les libertes pro clames dans la presente Declaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autie opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ?35.
Un homme vaut parce qu'il est un homme. Un homme vaut done un autre homme. Aristote accepte la premiere affirmation, mais il refuse la seconde. N'y aurait-il pas la une inconsequence ? Nullement! Selon
Aristote, la seconde proposition ne decoule pas de la premiere parce qu'il serait injuste de traiter egalement des individus inegaux. Nous sommes constamment ramenes a cette opposition essentielle : les theoriciens des
Declarations des Droits de Phomme postulent Pegalite parce qu'ils s'inte ressent a Pidee de Phomme abstrait; le theoricien du droit naturel cons tate Pinegalite parce qu'il etudie Phomme concret dans sa vie biologique, familiale, sociale et politique. La consideration abstraite de Phomme conduit a ne pas faire acception des personnes; la consideration concrete de Phomme exige que Pon fasse acception des personnes.
C'est dire combien toute comparaison entre ces deux doctrines est
delicate. II suffit d'opter pour ? les grands principes ? fondes sur Pemi nente dignite de la personne humaine pour tenir que la Declaration des Droits de Phomme Pemporte en excellence sur Aristote. Mais il suffit aussi de proceder a un examen concret de ces grands principes pour s'aper cevoir que la realite est bien loin de tenir les promesses. Deux penseurs aussi eloignes que Hegel et Marx sont d'accord pour critiquer le pretendu universalisme des Droits de Phomme. Pour Hegel, c'est moins faire venir a la lumiere du jour des notions fondamentales que Pacte volontaire
par lequel des ideologues ont voulu imposer a la realite familiale, sociale
34* Hegel, Principes de la philosophic du droit, ? 209 rem.
35. Declaration universelle des Droits de rhomme, art. 2, ? 1.
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Le droit naturel selon Aristote 157
et politique le faux universalisme des Droits de l'homme : la Terreur et
l'echec de la Revolution franchise, voila l'effet de ce rationalisme volon tariste impenitent qui anime la Declaration des Droits de l'homme36.
Marx n'est pas moins violent. Les principes de 1789 ne font que tra duire l'egoisme radical de l'individu qui fait valoir sa liberte contre la liberte des autres et qui ne se tourne vers l'Etat que pour lui demander d'assurer la protection de ses inter&s egoistes et mercantiles. Le resultat, c'est l'antagonisme entre la societe civile et l'Etat, entre l'homme separe, a la fois, de l'homme et de la societe civile37.
II reste a examiner un dernier point, le plus determinant, peut-etre; en tout cas, celui sur lequel s'opposent defenseurs et detracteurs du droit naturel et des droits de l'homme : le theme de l'egalite ou de l'inegalite des hommes. Aristote, selon l'opinion la plus communement repandue, est celui qui a enseigne que les etres humains etaient inegaux par nature. On oublie cependant de dire qu'Aristote est aussi celui qui a enseigne que la justice ne s'exerce qu'entre des etres egaux; egaux entre eux et
egaux devant la loi38; il s'agit done d'une societe d'hommes libres39. C'est mfeme en s'appuyant sur cette notion d'egalite que le stagirite refuse a quiconque de s'arroger le droit de gouverner toute sa vie. Entre gou vernes et gouvernants il doit y avoir une saine alternance, puisqu'il n'y a pas d'inegalite naturelle qui autoriserait quelqu'un a confisquer pour lui-meme le pouvoir.
La vie politique exige une societe d'individus egaux. Mais alors pour quoi Aristote relegue-t-il dans son ? Economie ?, enfants, epouses et esclaves ? La raison ne souffre aucune ambiguite : ces 6tres sont frapp6s, partiellement ou totalement, d'incapacite juridique a cause de leur nature meme. Pour l'enfant la raison est claire :
? La nature, en effet, nous a donne la distinction en etablissant, pour la meme espece, le groupe des jeunes et celui des vieux; a Pun il convient d'obelr, a Pautre de commander ?40.
Qu'un statut juridique different soit fonde sur un degre particulier du developpement de la nature nous choque si peu, en ce cas, que nous continuons a accepter cette position.
II n'en va pas de m&me avec la distinction des sexes, ni surtout avec cette pretendue inegalite naturelle entre l'homme libre et l'esclave. Exami nons le cas le plus choquant, celui de l'esclavage. Rien ne sert de rappeler qu'Aristote, a sa mort, a affranchi ses esclaves, qu'il admet meme, au moins dans l'un de ses ecrits, que l'amitie est possible entre le maitre et
36. Hegel, Vorlesungen uber die Philosophic der Geschichte, in SW, 1.11, p. 554-562. 37. K. Marx, Zur Judenfrage, in MEW, Bd 1, p. 369. 38. ? L'egalite, en effet, c'est traiter de lamememaniefedesetressemblables... ? (Aristote,
Politique, VII, 14, 1332 b 27). 39. Ibid., 1333 a 5-6. 40. Ibid., 1332 ?35-38.
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138 Guy Planty-Bonjour
l'esclave, ce qui suppose entre eux une certaine egalite, car il n'en a pas moins ecrit que Ton est esclave par nature :
? En effet, celui qui, par nature, ne s'appartient pas a lui-meme, mais est a un autre, bien qu'il soit homme, celui-la est esclave par nature ?41.
Contre les sophistes, Aristote justifie l'esclavage par nature, c'est-a
dire biologiquement fonde sur la difference des dispositions corporelles :
la Nature a donne a certains un corps d'esclave. Affirmation insoutenable
qui fit tant de tort au jusnaturalisme aristotelicien. Que faut-il en dire ? D'abord cette personnification de la nature n'est qu'un anthropomor phisme et n'a guere de signification propre. II serait exagere d'y voir une ? intention ? de la nature42. D'autre part, quelques lignes plus loin se trouve une remarque dont on n'a pas tire toutes les consequences. Venant
d'ecrire que ? la nature tend assurement aussi a faire les corps d'esclaves differents de ceux des hommes fibres ?, Aristote ajoute :
?... pourtant le contraire arrive frequemment aussi : des esclaves ont des
corps d'hommes libres et des hommes libres des ames d'esclaves ?43.
Trop bon observateur, trop fiddle au reel, une evidence s'impose a
lui : beaucoup d'hommes qui se trouvent en l'etat d'esclavage n'y ont
pas ete predisposes ? naturellement?, puisqu'ils ont un corps d'hommes libres. Mais Aristote se rend-il compte que ce qu'il vient d'affirmer est en
contradiction totale avec sa these sur Pesclavage ? par nature ?. II nous a
appris qu'une chose est dite ? par nature ? lorsqu'elle produit son effet
toujours ou, au moins, dans la plupart des cas. Mais ici Aristote constate
que, bien que la nature tende a faire des corps d'esclaves, il lui arrive
frequemment (toAXocxk;) de faire aussi le contraire. Qu'est-ce qu'une nature qui fait indifferemment une chose et son contraire ? Comment Aristote peut-il continuer a soutenir que l'esclavage est naturel quand l'esclave n'a pas un corps d'esclave, mais un corps d'homme libre, et
quand il reconnait qu'il est pratiquement impossible de distinguer la beaute des ames, c'est-a-dire de determiner si telle ame est celle d'un
esclave ou celle d'un homme libre ? ? Aristoteliquement ? mal fondee, c'est Aristote lui-mdme qui sape
sa propre these de l'esclavage par nature. Mais pourquoi se met-il si
gravement en contradiction avec lui-meme ? Sans doute parce qu'il est
victime de la propension que nous avons a tirer de certains faits des
conclusions qui n'en decoulent pas. Aristote vient de constater qu'il existe, entre les etres humains, des differences d'aptitudes. II en conclut
que le statut juridique qu'on applique a ces differents &tres humains a un
fondement naturel. Que n'a-t-il pas vu que s'il est vrai que c'est par nature
41. Ethique a Nicomaque, I, 4, 1254 a 14-15. 42. Cf. A. Mansion, Introduction a la Physique aristotelicienne, p. 261-270. 43. Aristote, Politique I, 5, 1254 ?32-33.
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Le droit naturel selon Aristote J59
que Pon est homme ou femme, cette distinction entre les sexes n'affecte
pas la nature humaine en sa profondeur, si bien que ce n'est pas par sa
nature masculine que Fhomme merite le statut juridique de citoyen, et par sa nature feminine que la femme en est exclue. M. Aubenque note, judi cieusement, qu'Aristote rattache a Pordre naturel ce qui, en realite, depend des mceurs et des coutumes. Le m&me auteur ajoute que la notion de nature est une norme trop immanente pour pouvoir fetre un instrument
souverain de critique44. Nous Paccordons volontiers, mais non sans faire
remarquer que la notion de liberte et de personne qui est la pierre angu laire des Declarations des droits de Phomme n'est pas non plus ce critere souverain que Pon se plait trop souvent a y voir. En fait, ce que Pon
appelle le droit naturel et ce que Pon appelle les Droits de Phomme ne
reposent ni Pun ni Pautre seulement sur le droit naturel, mais sont Pun et Pautre une union de droit naturel, de droits des gens et m?me parfois de droit positif. Aussi bien Aristote que les redacteurs des differentes
Declarations meconnurent ce fait patent et se crurent autorises a sacra
liser comme ? naturels ? ou ? naturels, inalienables et sacres ? des droits
qui ne sont, en realite, que des droits lies au degre de culture et de civili
sation d'une epoque historique donnee.
Guy Planty-Bonjour. Universite de Poitiers,
cnrs, era n? 248, 8, rue Rene-Descartes,
86022 Poitiers.
44? P. Aubenque, op. cit., p. 157.
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