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1 Les révolutions chrétiennes de René Girard Par Laurent Dandrieu De l’étude littéraire, ce penseur atypique était passé à l’étude des mythes, puis des religions archaïques. Bâtissant une œuvre sans précédent sur la nature du religieux qui l’a conduit à une paradoxale apologétique chrétienne. Retour sur les étapes d’une œuvre capitale, qui transcende les frontières du savoir, à travers un article paru dans Spectacle du monde en juin 2004. Pour Simone Weil, « avant d’être une théorie de Dieu, une théologie, les Evangiles sont une “théorie de l’homme”, une anthropologie. » Si l’œuvre de René Girard rejoint cette intuition de la philosophe, c’est par le cheminement inverse : c’est l’anthropologie qui l’a conduit aux Evangiles, après bien des détours. Partant de la critique littéraire pour se faire, dans ses derniers livres, franchement apologétique, l’œuvre de René Girard n’a cessé de chercher à transcender les frontières des genres pour arriver à une connaissance aussi globale que possible. Démarche qui lui a valu bien des procès en hérésie, mais qui l’a surtout rendue extraordinairement féconde. Sa pensée étant une hypothèse en quête perpétuelle de précisions et de confirmations, chacun de ses livres est venu compléter et préciser les précédents, donnant une œuvre de plus en plus cohérente. C’est pourquoi les derniers livres de Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair (Grasset, 1999) ou Celui par qui le scandale arrive (Desclée de Brouwer, 2001) constituent sans doute la meilleure introduction à son œuvre. C’est d’autant plus vrai de celui qui vient de paraître chez Desclée de Brouwer, les Origines de la culture (que l’éditeur accompagne d’un livre collectif d’essais autour de René Girard, Politiques de Caïn) qu’il se présente comme un long entretien où l’auteur revient sur son parcours intellectuel. Occasion rêvée de ressaisir le cheminement d’une pensée qui a souvent rebuté par sa complexité réputée. Né le 25 décembre 1923 à Avignon, d’un père chartiste et anticlérical, et d’une mère catholique, René Girard se sépare de l’Eglise dès ses treize ans. Ce sont ses recherches qui le ramèneront bien plus tard à la foi, ses découvertes scientifiques qui le conduiront à la vérité des Evangiles.

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Les révolutions chrétiennes de René Girard

Par Laurent Dandrieu

De l’étude littéraire, ce penseur atypique était passé à l’étude des mythes, puis des religions archaïques. Bâtissant une œuvre sans précédent sur la nature du religieux qui l’a conduit à une paradoxale apologétique chrétienne. Retour sur les étapes d’une œuvre capitale, qui transcende les frontières du savoir, à travers un article paru dans Spectacle du monde en juin 2004.

Pour Simone Weil, « avant d’être une théorie de Dieu, une théologie, les Evangiles sont une “théorie de l’homme”, une anthropologie. » Si l’œuvre de René Girard rejoint cette intuition de la philosophe, c’est par le cheminement inverse : c’est l’anthropologie qui l’a conduit aux Evangiles, après bien des détours. Partant de la critique littéraire pour se faire, dans ses derniers livres, franchement apologétique, l’œuvre de René Girard n’a cessé de chercher à transcender les frontières des genres pour arriver à une connaissance aussi globale que possible. Démarche qui lui a valu bien des procès en hérésie, mais qui l’a surtout rendue extraordinairement féconde.

Sa pensée étant une hypothèse en quête perpétuelle de précisions et de confirmations, chacun de ses livres est venu compléter et préciser les précédents, donnant une œuvre de plus en plus cohérente. C’est pourquoi les derniers livres de Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair (Grasset, 1999) ou Celui par qui le scandale arrive (Desclée de Brouwer, 2001) constituent sans doute la meilleure introduction à son œuvre. C’est d’autant plus vrai de celui qui vient de paraître chez Desclée de Brouwer, les Origines de la culture (que l’éditeur accompagne d’un livre collectif d’essais autour de René Girard, Politiques de Caïn) qu’il se présente comme un long entretien où l’auteur revient sur son parcours intellectuel. Occasion rêvée de ressaisir le cheminement d’une pensée qui a souvent rebuté par sa complexité réputée.

Né le 25 décembre 1923 à Avignon, d’un père chartiste et anticlérical, et d’une mère catholique, René Girard se sépare de l’Eglise dès ses treize ans. Ce sont ses recherches qui le ramèneront bien plus tard à la foi, ses découvertes scientifiques qui le conduiront à la vérité des Evangiles. Devenu à son tour chartiste, il accepte après la guerre un poste d’assistant de français aux Etats-Unis, par « envie de s’évader ». Il y fera la totalité de sa carrière.

C’est en critique littéraire qu’il fait sa première découverte fondamentale, exposée dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). C’est en effet l’étude des grands auteurs, Proust, Shakespeare, Dostoïevski ou Cervantès, qui lui révèle qu’au rebours de la théorie romantique selon laquelle le désir serait l’expression la plus personnelle de l’individu, il s’agit en fait d’un phénomène essentiellement mimétique. Selon lui, le désir de l’homme se porte de préférence sur les objets désirés par ses semblables : l’objet compte moins que l’alter ego qui le désire, érigé en modèle, mais aussi en rival – ce que Girard appelle la rivalité mimétique. « Les hommes peuvent rivaliser jusqu’à la mort à propos d’une coquille d’œuf, nous dit Shakespeare dans Hamlet », observe Girard. Dans cette rivalité où l’objet n’est plus le véritable enjeu, mais où la violence de la querelle est prête à se nourrir de n’importe quel prétexte, le modèle tend lui-même à imiter son imitateur : « Lorsqu’un imitateur s’efforce d’arracher à son modèle l’objet de leur désir commun, ce dernier résiste bien entendu, et le désir devient plus intense des deux côtés » ; la rivalité s’exacerbe jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer les rivaux : chacun est devenu le double de l’autre. La violence issue de cette rivalité tend, par contagion, à se propager à toute la société. Dans cette crise mimétique, les hiérarchies s’effacent, les différences des individus ne sont plus rien en regard de la symétrie

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de la rivalité mimétique qui tourne en ce que Hobbes appelle « la lutte de tous contre tous ». Jusqu’à ce que l’apaisement puisse s’opérer sur le dos du bouc émissaire.

Mais pour passer ainsi de la théorie du désir à la théorie du conflit, il fallait pour Girard passer de la critique littéraire à l’anthropologie, ce qu’il fait en autodidacte. Paru en 1972, la Violence et le sacré opère la deuxième révolution girardienne. Derrière les mythes antiques ou primitifs, il s’attache à révéler le phénomène de la victime émissaire : pour désamorcer la crise mimétique, la société archaïque interrompt le cycle de la violence réciproque en la détournant sur une victime émissaire, innocent choisi de manière aléatoire, assez extérieur à la communauté pour ne pas susciter en son sein un engrenage de vengeance, mais ayant avec elle assez de points de contact pour qu’on puisse le tenir pour coupable des antagonismes auxquels son sacrifice doit mettre fin. Les crimes qu’on lui imputera seront généralement liés à la rupture des interdits et des différenciations qui dressent des barrières contre la violence : ainsi Œdipe est-il accusé de parricide et d’inceste, crimes qui symbolisent par essence la confusion mimétique portée à son incandescence.

Mais comme dans la rivalité mimétique l’objet importe peu, ici la victime compte moins que le processus qui vise à canaliser la violence intestine, destructrice, vers une “bonne” violence, celle qui va rassembler la communauté divisée dans une unanimité réconciliatrice. Ce sacrifice ayant providentiellement rapporté la concorde, la victime est ensuite divinisée en tant que source de la prospérité retrouvée (ce qui explique au passage pourquoi « les Olympes sont peuplés de créatures qui comptent à leur actif un grand nombre d’assassinats, de viols, de parricides et d’incestes »). La société archaïque va ensuite chercher à empêcher le renouvellement de la crise mimétique en renouvelant le meurtre du bouc émissaire : c’est l’origine du sacrifice, et donc du religieux. Le rite cherche à répéter, de manière mécanique, les effets « d’un premier lynchage spontané qui a ramené l’ordre dans la communauté parce qu’il a refait, contre la victime émissaire, et autour d’elle, l’unité perdue dans la violence réciproque. »

C’est donc d’un meurtre fondateur que naît le phénomène religieux et, à travers lui, la culture humaine, par le biais des interdits qui visent à empêcher la contagion de la violence mimétique : « La culture humaine consiste essentiellement en un effort pour empêcher la violence de se déchaîner en séparant et en “différenciant” tous les aspects de la vie publique et privée qui, si on les abandonne à leur réciprocité naturelle, risquent de sombrer dans une violence irrémédiable. » Ainsi donc la mainmise du religieux sur les sociétés primitives n’est plus cet universel instrument de domination qu’y voyaient les Lumières, une fourberie de prêtres avides d’asseoir leur pouvoir sur la naïveté de peuplades non éclairées : mais la protection indispensable des sociétés fragiles, perpétuellement menacées d’explosion par la violence qui est cœur de l’homme. Pour Girard comme pour Héraclite : « La violence est le père et le roi de tout. » Mais l’efficacité du phénomène du bouc émissaire résulte bien évidemment de son inconscience, et notamment de la méconnaissance de l’innocence de la victime, toujours décrite comme coupable.

Le troisième volet de la révolution girardienne arrive avec Des Choses cachées depuis la fondation du monde (1978) : c’est l’application au christianisme de cette grille de lecture. Alors que les anthropologues qui le précèdent, massivement hostiles au religieux, arguaient des ressemblances entre les mythes archaïques et les récits bibliques pour discréditer le christianisme, ravalé au rang de mythe, Girard, par un prodigieux retournement, va au contraire utiliser ces ressemblances pour souligner la radicale nouveauté du christianisme.

Dans l’Ancien Testament en effet, le phénomène du bouc émissaire est constamment présent : mais tandis que les mythes archaïques épousent le point de vue des lyncheurs, soulignant à l’envi la culpabilité supposée de la victime, la Bible épouse celui de la victime, dont elle

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clame l’innocence : c’est Abel assassiné par Caïn (meurtre d’où naît l’interdit du meurtre, lequel protège celui-là même qui l’a commis), c’est Joseph vendu par ses frères… Pour Girard, la Bible est une lente progression vers le refus absolu du mécanisme victimaire, qui culminera avec la Passion du Christ, mais déjà annoncé par le jugement de Salomon : au roi, qui propose de partager en deux l’enfant que se disputent les deux prostituées, l’une répond par un sacrifice qui ressort de la logique archaïque - tuer l’enfant innocent pour rétablir la concorde ; l’autre, sa vraie mère, est prête à s’appliquer à elle-même un sacrifice christique - renoncer à ce qu’elle a de plus cher pour épargner l’innocent. Au contraire des religions archaïques, c’est évidemment en faveur de la seconde que tranche la Bible.

Si la Passion du Christ s’inscrit dans le mécanisme du bouc émissaire, une victime innocente offerte à la foule parce qu’« il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (Jean, XI, 50), c’est pour le dénoncer et y mettre fin. Jésus, dans les malédictions qu’il adresse aux Pharisiens, leur reproche « tout le sang des justes répandu sur la terre depuis Abel » ; s’ils n’entendent pas sa parole, c’est qu’ils sont « fils de Satan », qui « dès le début fut homicide » - en quoi Girard voit la confirmation que c’est bien cette logique de meurtre fondateur que Jésus est venu abolir. Et, en s’offrant lui-même en sacrifice, il prend Satan à son propre piège : l’Adversaire croit triompher une fois de plus en renouvelant le meurtre d’une victime innocente, sans comprendre que l’innocence de cette victime va dévoiler l’innocence de toutes celles qui l’ont précédé, et de toutes celles qui le suivront. Et de même que le dixième commandement : « Tu ne convoiteras pas le bien de ton voisin », a dressé la plus formidable des barrières contre la rivalité mimétique, de même le Christ nous montre la voie pour sortir du cycle de violence qui en résulte : en refusant de répondre à la haine par la haine, il brise la chaîne de la violence, au prix fort bien sûr, puisque ce faisant, il se désigne à la foule comme victime.

Ainsi le christianisme est la seule religion qui dévoile la violence qui est au cœur des rapports humains, et dénonce l’unanimité mensongère qui se fonde sur elle ; tout en offrant à l’homme le seul modèle qui permette de sortir de la rivalité mimétique – voie divine, qui consiste à tendre la joue gauche et aimer ses ennemis. Tout en gardant les principaux interdits qui protègent de la violence, le christianisme nous prive de cette « béquille sacrificielle » qui nous pousse à reporter sur le bouc émissaire le poids de notre propre violence : l’homme est replacé en face de ses responsabilités propres, c’est à lui d’en porter le fardeau.

Deux mille ans après cette révolution, la société moderne se trouve dans un cas de figure inédit : ayant perdu la sagesse inconsciente des sociétés traditionnelles et cherchant à dépasser le christianisme, elle a renoncé aux antiques protections contre la violence, croyant que celle-ci provient des différences et des hiérarchies, lesquelles sont, au contraire, autant de barrières à la rivalité mimétique : « Là où la différence fait défaut, c’est la violence qui menace », dit Girard. De même, elle s’échine à abattre les frontières, croyant supprimer ainsi autant d’occasions de rivalité, quand c’est au contraire autant de garde-fous qu’elle élimine. En prônant l’absolutisme du désir, en sacralisant la compétition et en décrétant l’égalité de tous avec tous, elle déchaîne plus que jamais la rivalité mimétique qui, faute de déboucher comme autrefois sur une violence sacrée, accouche d’une névrose généralisée. Héritière à contrecœur de la révolution judéo-chrétienne, elle a sacralisé la victime tout en se plaçant en position d’en produire toujours plus. « Il semble qu’on se dirige vers un rendez-vous planétaire de toute l’humanité avec sa propre violence », écrit Girard. « Dans un univers vraiment globalisé, le renoncement aux escalades violentes va forcément devenir, de façon toujours plus manifeste, la condition sine qua non de la survie. » Si l’œuvre de René Girard apparaît prophétique, c’est parce que non seulement elle nous alarme sur les dangers qui nous menacent, mais aussi nous éclaire les voies qui nous sauvent.

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o « De la violence à la divinité », de René Girard, Bibliothèque Grasset, 1487 pages, 29,50 €