15
Presses Universitaires du Mirail L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz Author(s): Bernard SICOT Source: Caravelle (1988-), No. 82 (Juin 2004), pp. 165-178 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854122 . Accessed: 14/06/2014 22:06 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Presses Universitaires du Mirail

L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo DenizAuthor(s): Bernard SICOTSource: Caravelle (1988-), No. 82 (Juin 2004), pp. 165-178Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854122 .

Accessed: 14/06/2014 22:06

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toCaravelle (1988-).

http://www.jstor.org

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

CM.H.LB. Caravelle n° 82, p. 165-178, Toulouse, 2004

Ly exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz1

PAR

Bernard SICOT

CRIIA, Université de Paris X-Nanterre

Ce qui peut surprendre dans l'œuvre de Gerardo Deniz c'est, entre autres choses, l'absence presque totale de l'exil en tant que thème ou en tant que réfèrent historique ou personnel. On comprendra donc aisément l'incongruité que doit signifier, pour ce poète qui a su se frayer une place significative dans le panorama de la poésie mexicaine contemporaine2, le fait de se voir classer, en dehors du Mexique surtout,

1 Communication présentée à l'Université de Lille III, en octobre 1999, à l'occasion du colloque de CREATHIS, « L'histoire irrespectueuse », organisé par Jacqueline Covo. 1 Né à Madrid, en 1934. Sa famille rejoint la Suisse (Genève), fin 1936, où son père (Juan Almela Meliá - Valence 1882-Mexico 1970 -, militant du PSOE, dramaturge, fil adoptif de Pablo Iglesias) représente la République espagnole auprès du BIT (Bureau International du Travail) jusqu'en 1939. Avril 1942, départ pour le Mexique via Marseille, Oran, Casablanca, Veracruz et installation à Mexico. Gerardo Deniz (Juan Almela Castell) y vit depuis lors, sans interruption notable. Publications : 1970 : Adrede, Mexico, Mortiz. 1978 : Gatuperio, Mexico, FCE. 1986 : Enroque, Mexico, FCE. 1987 : Mansalva, Mexico, SEP ; Picos pardos, Mexico, Vuelta. 1988 : Grosso Modo, Mexico, FCE. 1991 : Mundonuevos, Mexico, El Tucán de Virginia. 1992 : Alebrijes, Mexico, El Equilibrista (contes) ; « Literatura y exilio », Scriptura, 8/9, Lleida, Universität de Lleida. 1996 : Ton y son, Mexico, CONACULTA ; Letritus, Mexico, Ditoria. 1998 : Anticuerpos, Mexico, Juan Pablos Editor/Editorial sin nombre (articles) ; Adrede y Gatuperio, Mexico, CONACULTA (réédition). 2000 : Visitas guiadas. 36 poemas comentados por su autor, Mexico, Gatuperio Editores ; Poemas/Poems, anthologie bilingue, sélection et traduction de Mónica de Ia Torre, preface de David Huerta, Mexico, Ditoria/Lost Roads Publishers. 2001 : Fiat, Trente, Auio (proses diverses traduites en italien). 2002 : Fosa escéptica, Mexico, Ave dei Paraíso Ediciones ; Cubiertos de una piei, Mexico, Taller Ditoria ; Panos menores, Mexico, Tusquets Editores (proses diverses). 2003 : Semifusas, Mexico, Taller Ditoria. Cuatronarices (en préparation). Les citations de Gerardo Deniz seront faites à partir de ces éditions.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

166 C.M.H.LB. Caravelle

dans le groupe des poètes hispano-mexicains?, ceux de la deuxième génération de l'exil de 1939. Alors que ceux-ci ont produit, produisent encore4, à des degrés divers, un abondant discours nostalgique où l'Espagne et les souvenirs d'enfance s'y rattachant côtoient ou affrontent l'altérité américaine, où la mémoire, bien que défaillante, mais aussi le temps et l'espace spécifiques de l'exil tiennent une place importante, où la problématique de l'être et de l'être-là (« ser » et « estar »5) paraît consubstantielle à leurs soixante années d'exil et de solitude, où l'exil ontologique a pris parfois le relais de celui qui, historique et géographique, n'a pu résister ni aux retours supposés impossibles, ni aux « transitions » diverses, Deniz se tait et se tient en marge.

Ses très rares allusions à sa situation d'exilé se font sous le signe de la raillerie. Ainsi, dans l'un de ses derniers livres, un article au titre provocateur et qui prend à contre-pied^ l'opinion généralement admise, «Funesta influencia de los refugiados espanoles sobre las editoriales de México», commence- t-il par cette phrase où l'héritage historique, si bien géré par d'autres (ce verbe, « gérer », ne me semble pas très éloigné de sa pensée), est moqué et mis en doute dès renonciation de l'identité de l'auteur : «Yo soy (hasta donde pude ser semejante cosa a los 7 anos) un refugiado espanol, hijo de otro» (1998, Anticuerpos, p. 207). Comme pour mieux souligner le doute, ou simplement parce que la mémoire des toutes premières années est naturellement défaillante ou simplement inexistante - «Me sacaron de Espana a los 2 anos y très meses (1936), así que de alla apenas conservo media docena de recuerdos^» -, ses souvenirs d'enfance ne remontent pas au-delà des cinq années et demi de la première étape de l'exil, celle de Genève :

De Ginebra, mi pueblo calvinista, donde todo era nítido como la sombra de una camisa de fuerza, resbalé a Lyon, adonde Jouvet^ con un florete de platino me calcino el punto cerúleo

Touché. Merci. (1996, Enroque, p. 71)

3 Cf. Eduardo Mateo Gambarte, Diccionario dei exilio espanol en México (De Carlos Blanco Aguinaga a Ramon Xirau), Pamplune, Ediciones Eunate, 1 997. 4 Cf. Bernard Sicot, Ecos dei exilio. 13 poetas hispanomexicanos. Antologia, A Corufia, Edicios do Castro, Biblioteca dei exilio, sous presse. 5 Cf. Bernard Sicot : « Présence des poètes hispano-mexicains : 'ser* et 'estar' », ExiL· et migrations ibériques au XXe siècle, CERMI/Univ. de Paris VII, n° 6, déc. 1999. 6 Cf. Bernard Sicot, « L'exil mythifié des républicains espagnols au Mexique, deux voix discordantes : César Rodriguez Chicharro et Gerardo Deniz », Crisol, n° 3, 1999, Université de Paris X-Nanterre. 7 Cf. Eduardo Mateo Gambarte, op. cit., p. 78. ° Non pas Louis, mais Michel Jouvet, eminent neurophysiologiste, spécialiste du sommeil et de l'activité onirique ! (Précision fournie par Gerardo Deniz.)

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Poètes hispano-mexicains 1 67

Comme pour d'autres membres du groupe hispano-mexicain, cette étape intermédiaire sur le chemin de l'exil sera celle où se situent les plus anciennes traces mnésiques. Mais Deniz ne dira pas grand chose de plus à propos de cette ville serrée dans sa camisole de force. En revanche, il sera un peu plus disert sur ses premières impressions mexicaines, dans un long texte intitulé «Verano de 1942», où l'enfant se voit confronté - Genève / Mexico ! - à des réalités qui sont celles - 1942 / 1492 - de la découverte personnelle d'un nouveau monde. Le recueil, d'ailleurs, dans une belle paronymie polysémique, s'intitule Mundonuevos et le lecteur denizien, souvent sans amarres, n'est pas mécontent de trouver, à cet endroit précis et même si le spectacle linguistique ne produit que « la ilusión de una realidad »9, des points d'abordage. Genève réapparaît :

He ido así por estropajos, doblando a un lado; por clavos luego (férreos), tome hacia el otro. La escalera es de ladrillos de un rojo grave y gozoso a Ias doce, retorcida, estrecha y cual copiada dei castillo de unas brujas muy vivaces, aseadas todas y matter-of-fact: esas no mueren al ser mojadas. Aun a su modo evoca ciertas calles, cinco anos anteriores, calles con desniveles, peldanos, barandillas, toda aquella Ginebra medieval, calles de pregón sin pregonero, de embudos y afiladores, como si por allá viviese el lefiador hojalato del Wizard of Ox. (1991, Mundonuevos, p. 45-46)

Dans le tiroir profond de la mémoire {mundonuevos : « cajón que contenia un cosmorama portátil o una colección de figuras de movimiento y se llevaba por las calles para diversion de la gente », RA3Q), s'accumulent, pêle-mêle, les premiers souvenirs de la colónia Cuauhtemoc, quartier de Mexico où l'enfant habite et où on l'envoie faire les commissions : impressions premières des pluies d'été, surprises végétales, vision étonnée des façades des maisons, perception de bruits inhabituels, découverte de nouveaux jeux d'enfance. Plus tard viendront le rude spectacle des rues du centre, les larmes pour le chien écrasé, son huitième anniversaire, les premières lectures suisses remémorées avec les petits personnages de la (« sinistre11 ») comtesse de Ségur, les suivantes surtout, car préférées, celles des savants Fuset (zoologue), Wheland et Pauling (chimistes). Tout au long des seize pages de «Verano de 1942», les mots « exil » et « Espagne » n'apparaissent pas. Seule référence éventuelle et elusive à celle-ci, une question, suggérée par le spectacle d'un ciel empourpré («el plasma de murice») à peine nuancé d'éléments

9 Manuel Ulacia, « Nota introductoria », in Gerardo Deniz, Mundonuevos, p. 9. lu La définition du Diccionario etimológico de Casares, que donne Manuel Ulacia, n'est guère différente, ibid., p. 9. 11 Lettre de l'auteur, du 14 juillet 1999.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

168 CM.H.LB. Caravelle

halogènes, contemplé de la terrasse de son immeuble, avec ses cages pour le séchage du linge, où l'enfant accède par l'escalier de briques rouges déjà rencontré, et s'installe, assis sur un tabouret vert :

Visto Io cual agrego, reflexivo: <habría terrazas análogas, prisiones mirando al Marenóstrum, escabeles emperej ilados donde permanecer, en silencio ante la plasma de múrice, con su halógeno,

sin aspirar a mayor precision ni matiz? (Ibid., p. 46)

Le poème (mais Deniz ne semble pas très sûr de cette appellation pour ses textes, il parle de « choses ») se termine par deux vers, à la fois clôture et résumé, mais lucarne aussi, de clarté littérale, où s'engouffre le lecteur et qui laisse voir, le temps de les lire, l'envers du masque de dérision recouvrant l'ensemble :

Mi infância, como la mayoría, no fue feliz. Interesante si lo era. (Ibid., p. 58)

Rare confidence denizienne ouverte sur le silence ; rupture de diction, fissure quasi-lyrique dans son soudain prosaïsme 12.

Cependant, de temps à autre, le mot « exil » apparaît malgré tout. Dans un poème intitulé « Cincuentaina », (1996, Ton y son), dès le premier vers, un qualificatif sarcastique donne le ton en ce qui concerne celle qu'il appelle, plus loin, «la sefiora Emigración» : «Yo también hablo dei exílio chirle. / No se bien la causa. / Por seguir la corriente». Puis, les vers suivants sont une démythification appuyée de l'exil en tant que profession de foi (historique et ontologique) et l'affirmation de son désintérêt :

Nunca pretendo, contra pronósticos a media asta, andar tra(n)sterrado mismo ya en este mundo, pues no hay otro y nada significaria; tampoco que sea algo extremadamente complejo, porque es al contrario. Pretensiones semej antes pronto nos dejarían dando vueltas a conos volcánicos con clínicas de maternidad hacia levante o septentrion. Desconozco, en fin, como se deba sacudir el chinesco del exiliado, aunque sin faltarme sospechas, que va. Dejémoslas dormir. Yo, como aborigen republicano, me limito a perdonarlo. Nada importa permanecer o no donde uno nace, tampoco haber oído desde Ia cuna vituperar el (e)straperlo, salvo con ese afán piojoso que se quiere profundo consistente en encontrar tragédia en todo; [...] ( Tony son, p. 27)

12 Dans Visitas guiadas (2000), Gerardo Deniz propose ses commentaires sur les sections 1-4 de ce long poème, p. 90-102.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Poètes hispano-mexicains 1 69

Ni tragédie, dans ce texte, pour cet « aborigène républicain » que Deniz reconnaît être, ni exil ontologique, «no hay otro [mundo]». Sa diction y est donc, comme parfois, prosaïque et, plus qu'il n'est coutume chez lui, presque totalement claire dans sa littéralité ; comme souvent sans lyrisme aucun, sans ton élégiaque. Seuls pointent, comme en relief, les mots, affilés ou tranchants, qui portent, contre l'exil exalté, la charge de la dérision : «el exilio chirle», «pretensiones», «el chinesco del exiliado», «afán piojoso» et les derniers vers :

Preferiré ignorar Io que un buen teórico del exilio discurriera frente a tal monsvéneris de equívocos. Incluso el alarido de la sefiora Emigración al sentir cerrarse esta puerta sobre sus cinco dedos cada, todos mefiiques. (Ibid., p. 28)

*

Avant de refermer ainsi (définitivement ?) la porte, Gerardo Deniz l'avait entrouverte au moins deux fois quatre ans auparavant. Dans un livre de brefs récits, Alebrijes (1992), où figure un texte intitulé «Diálogo del exilio», ainsi que dans une conférence prononcée en Espagne, sur le thème «Literatura y exilio», publiée la même année que le texte précédent. Dans le premier, deux voix anonymes engagent le même dialogue, pour la énième fois :

- Cuéntame pues de nuevo, companero (de algun modo hay que pasar la noche), ,;anduviste errante mucho tiempo? - Tanto como tu según parece. - Y vinimos a dar ai mismo país. Casualidad. - Esa casualidad, igual que todas, ai ocurrir dejó de serio y se volvió un hecho insípido como cualquier otro. Piensa mejor, en tantos compatriotas como seguirán sueltos. (Alebrijes, p. 73)

Annoncé comme répétitif, sans autre but que de tuer le temps, traitant d'un sujet « insipide », l'exil, déjà énoncé dans le titre, le dialogue se poursuit entre les deux voix. Seuls, peu à peu, quelques mots, quelques phrases ambiguës, laissent pointer le doute sur la vraie nature de ces locuteurs « exhibés », qui ont vu, dans le désert de leur point de chute, «la luna llena ciento ochenta mil veces» (ibid.), qui sont l'objet d'observations d'étudiants et de spécialistes, de recherches, et qui portent un tatouage sur le côté, autant de caractéristiques tout à fait applicables par ailleurs, et selon Deniz sans doute, à de dignes représentants de l'exil de la première ou de la deuxième génération, marqués, eux aussi, de façon indélébile. Dans la deuxième moitié du dialogue le contenu de la conversation prépare la chute qui arrive à l'avant-dernier paragraphe : «Tal charlaban anteanoche los dos mayores meteoritos de hierro, en el portal dei Palácio de Mineria, ciudad de México. Los demás dormían»

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

170 C.M.H.LB. Caravelle

(ibid y p. 77). Attendant de l'auteur ce que son titre annonçait, le lecteur naïf se trouve piégé par sa propre curiosité. Ironiquement, Deniz le conduit, de l'idéalité du titre qui annonce un dialogue philosophico- historique, vers un dénouement où la chute dans la réalité banale - les deux météorites existent bel et bien à l'endroit indiqué - est une autre façon de nier l'exil et son discours mythique. D'ailleurs, les deux exilés- météorites proviennent d'une planète inexistante ou inconnue. Double négation.

Quant à la conférence signalée^, sa composition offre un certain parallélisme avec la structure du conte antérieur. Tout au long des premières pages, le discours théorique denizien sur l'exil semble adopter, par rapport au titre - «Literatura y exilio» - et à l'attente supposée du public, une stratégie dilatoire visant à déconcerter, peut-être même à décourager ses auditeurs. Deniz en effet y expose longuement, savamment, sa conception gnostique de l'exil, avant d'avouer ce qu'il considère être ses exils véritables. Mais, là encore, rien ne va concerner l'histoire et la géographie de l'exil républicain de 1939. Rien, non plus, sur la vie « héroïque » des exilés dans leur pays d'accueil. Le conférencier se limite à l'anecdote et évoque son sentiment d'étrangeté face aux discussions stériles et académiques entre réfugiés républicains s'affrontant dans leurs cafés habituels - «duelo entre titanes», «gigantomaquias» - sur des sujets majeurs tels que les doublets «exilar» / «exiliar», «exilado» / «exiliado». Il ajoute ironiquement : «Mi sentimiento de exilio era agudo: ^qué hago aqui si todo esto me tiene sin cuidado, si lo que me interesan son otros libros, por no hablar de otras cosas, la más sencilla de las cuales seria dar un paseo?» (1992, «Literatura y exilio», p. 337). Et, lorsqu'il commence à parler enfin de sa propre expérience d'exilé, c'est pour, avec une franchise décapante que bien peu oseraient, faire passer l'exil du plan politique au plan (bassement) économique, du mythe à la triste réalité matérielle, partagée par beaucoup mais voilée, le plus souvent, d'un silence pudique et fier : « Segun la Academia, el exilio tiende a tener motivos políticos. Así fue el de mis padres. El mio fue más bien socioeconómico -y hasta diria que fundamentalmente económico.» (ibid) Quant à l'exil géographique, s'il existe, ce n'est pas celui qui le sépare de l'Espagne depuis bientôt soixante ans, mais celui qui le tient éloigné «[de] aquellas distancias desconocidas que entresonaba el poeta [...]» et qui sont, comme pour Saint-John Perse qu'il évoque, ses «rumbos predilectos - obsesivos, diríamos mejor- , la mayoría asiáticos» :

Sé cosas de tales tierras, como no. Sin embargo, las aprendi después de haber estado sin estar, y de que dichos rumbos me fascinaran. Mongolia,

13 Dans Panos menores (2002), p. 19-37, l'auteur en donne une version quelque peu modifiée et inverse le titre : « Exilio y literatura ». Cette conférence fut prononcée dans plusieurs villes d'Espagne à l'occasion du seul voyage réalisé par Deniz dans son pays de naissance, en 1992.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Poètes hispano-mexicains 1 7 1

Camboya, Indonesia, como Anatolia, como el bosque siberiano y -algo menos- Ias aguas indicas, mediterrâneas, a Ias que hoy me acerco, o de plano cierto Pirineo y aledanos adonde estuve ayer (para partir mafiana). {Ibid, p. 338)

Et, en Espagne, devant son auditoire espagnol, il tait le nom de la patrie perdue des exilés républicains et ne se résout - «de piano» - qu'à la brève et vague mention de « cierto Pirineo y aledanos ». Puis, la révélation personnelle, intime et attendue, de celui qui se refuse à «endilgar su mercancia» d'écrivain exilé, apparaît à la fin de cette sorte de conte-conférence, pour dire la vraie patrie perdue, celle de sa vocation tronquée pour la chimie et son exil dans la littérature :

A los dos anos de mi edad fui lanzado a un exílio en Suiza que, un lustro después, pasó a ser mucho más distante, en Mexico. Allí, según mencione antes, continué viviendo de destierro en destierro -y adviértase que cada uno suprimia los anteriores. Exílios geográficos, «persianos», de multiples geografias. Fatal destierro de mi genuína vocación, y caída en el exílio dispéptico dei trabajo editorial. Seguramente olvido otro par, sin que importe mucho. El hecho fue que aterricé al fin, ya ni sé bien como, en la literatura. {Ibid., p. 339)

Récit laconique d'une histoire déjà longue. Chute, résumé succinct, sans renfort épique, lyrique ni historique. Ironie finale d'un atterrissage qui pourrait rappeler celui des deux météorites du Palácio de Mineria. A la différence que celles-ci, malgré la fiction dialogique du conte, ne sont que deux pièces de musée, vouées au silence éternel, alors que Deniz atterrit, avec la polyphonie des siens, dans le royaume des mots.

Et il les utilise, russes en l'occurrence, et espagnols, déformés ou fabriqués, issus parfois du lexique scientifique, chimique de préférence, chargés de références culturelles ou personnelles, d'intertextualité savante où le lecteur court le risque de se perdre, pour s'attaquer au mythe de l'un des principaux personnages de l'exil : le poète Leon Felipe, lion- barde tonitruant, envers qui la plupart des Hispano-Mexicains, et ils ne sont pas les seuls, semblent pourtant professer une admiration rarement démentie.

Luis Rius, qui lui consacra sa thèse de doctorat, Leon Felipe, poeta de barro^y évoque, dans un long poème, la majestueuse errance du roi de la horde :

El león viejo, siempre caminando, sin trégua, solo, acecha en torno a si, de dia;

14 Luis Rius, León Felipe, poeta de barro [1968], Mexico, Promexa, 1984.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

172 C.M.H.LB. Caravelle

de noche, cara al cielo. Errante majestad, centro moviente, inestable, de un mundo cambiante como él, sin equilíbrio 15.

Et il ajoute, ailleurs : «[...] vi en Leon Felipe el símbolo más noble y alto dei magistério sin cátedra ni fichas [...]16». Manuel Durán renchérit, parlant sans doute au nom du groupe de la deuxième génération : «Nos parecia más universal -por castellano, mediterrâneo, bíblico, americano, todo a Ia vez- que Pablo Neruda^». Moins dithyrambique, presque affectueusement, Tomás Segovia improvise en 1958, sur un schéma bien connu dans le cône sud^, le poème suivant où derrière l'humour semble pointer cependant un soupçon d'irrespect :

Leon Felipe (modo de prepararse)

Tomad un buen León, entero, grande, sano, grave, violento, de voz fuerte; afiadidle dos tercios de paloma; dinamita: dos buenas cucharadas, dos tazas de anarquismo, miel y vino, indignación al gusto, bondad (mucha); asese entre dos guerras europeas, cuézase a fuego lento de destierro, sírvase hirviendo, adórnese con gafas: dejadlo arder, tendréis un Leon Felipe 19.

Poète mythique, donc, de l'exil républicain au Mexique 20, Leon Felipe participe à toutes les commémorations, les cérémonies, déclame

15 Id, Cuestión de amor y otros poemas [1984], prologue de Angel Gonzalez, étude de José Paulino, Cuenca, Université de Castilla-La Mancha, 1998, p. 142. 1" Id, « La nueva poesia de León Felipe », Cuadernos Americanos, n° 1, 1966, p. 199. 17 Manuel Durán, « Reflexiones melancólicas sobre León Felipe », Insula, n° 265, 1968, p. 7. 18 Cf. l'humoriste Mordillo : "Recette (à la mode de feue Tia Vicenta) pour fabriquer un Argentin-moyen », in Pierre Kalfon, Argentine, Paris, Seuil, Petite Planète, 1973, p. 51. 19 Tomás Segovia, Bisutería (saldo total), Madrid, Taller del Poeta, 1998, p. 182 (édition artisanale de l'auteur ; première édition, Mexico, UNAM, 1981). 20 C'est lui, également, qui écrivit en vers le prologue du premier recueil de poèmes d'un autre membre du groupe des Hispano-Mexicains, Nuria Parés : « Poética », in Nuria Parés, Romances de la voz sola, édition de l'auteur, Mexico, 1951, s. p. Il semblerait cependant que l'appréciation portée sur León Felipe par les Hispano- Mexicains puisse être nuancée par les paroles prononcées par l'un d'eux (Francisco Gonzalez Aramburu) à propos des différences qui opposaient les plus âgés d'entre eux (réunis autour de la revue Presencia) à ceux, plus jeunes, qui s'étaient groupés autour de CUvileno : « Nosotros detestábamos a León Felipe, eilos Io adoraban. Eran bastante enamorados del gesto y de la exageración sentimental. Nuestro grupo era todo Io contrario. » Cf. Eduardo Mateo Gambarte : « Las revistas de esta generación Presencia,

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Poètes hispano-mexicains 1 73

ses vers devant des auditoires nombreux, se laisse photographier dans la presse, un an après le massacre de Tlatelolco, aux côtés de « son ami » Luis Echeverria21, reçoit, très âgé, l'hommage d'Israël et, à son domicile, celui de deux présidents mexicains, Diaz Ordaz et Echeverria22. Enfin, des obsèques quasi nationales lui sont organisées dans ce temple de la culture qu'est le Palácio de Bellas Artes à Mexico. C'est contre ce personnage-symbole, et ambigu, poète-culte de l'exil espagnol, que Gerardo Deniz, à deux reprises au moins, va proférer ses sarcasmes. D'abord dans un texte où il le fait apparaître éructant, au sein du petit monde de l'exil, par les rues de la colónia San Rafael :

es terrible pensar que Leon Felipe podia aparecer por las navas de aquella tolosa eructando gas carbónico ingerido sin sabiendas -toma esa tierra, saca el ayre fixo- en la culminación instintivista de la historia. {Mundonuevos, p. 19)

ensuite, et surtout, dans un poème intitulé «Héroes» :

A to svíshchet Sólovei da po solov'emu. Siempre valdrán más cien ruisefiores en mano que un refrán en los interludios gangosos o comanches de esta ópera.

<No es cierto, IPyá bogat_r, que la cromhidrosis fisiológica del hipopótamo, esa fixen te con cuatro beethóvenes de bronce que arrojan por las bocas sendos chorros, pueden ser encrucijadas donde se advierta la intención sutil dei Fautor, la componenda con aquel del éjodo y del llanto, por los meandros y cagandros del des tier ro, de Méjico a cualquier orangutan tuerto? (1998, Adrede y Gatuperio, p. 164-165)

Ce texte dont l'auteur dit qu'il est un « exemple exacerbé » de son écriture, mais qui me semble cependant assez représentatif de son écriture, se refuse, comme beaucoup d'autres et pour sa plus grande part, aux tentatives de pénétration de ma lecture la plus attentive. Celle-ci cherche, néanmoins, à s'accrocher à quelques observations immédiates : des citations apparemment tirées d'un opéra, dans une langue slave qu'il faudrait connaître ; un proverbe, que je connais, doublement subverti et où les rossignols s'opposent peut-être aux interludes «gangosos» et au déversement des «beethóvenes de bronce». «Fautor», peut sembler un

Ho ja, ClaviUno, Segrel, Ideas de México », Cuadernos republicanos, n° 10, Madrid, abril 1992,p.89. 21 Cf. « El poeta y sus amigos », México en la cultura, Mexico, 2 novembre 1969, p. 1-2. Je remercie Gerardo Deniz à qui je dois l'envoi de cet article. 22 Maria Embelta, « Entrevista con León Felipe », ínsula, n° 254, 1968, p. 12.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

174 CM.H.LB. Caravelle

gallicisme, cependant le mot, peu usité, existe en espagnol. Mais, «comanches», «hipopótamo» (dont je recherche vainement la particularité, la «cromhidrosis fisiológica», dans mes dictionnaires habituels - RAE, Moliner- avant de la trouver dans l'encyclopédie Espasa Calpe), puis la métaphore musicale et irrespectueuse sur le nom du compositeur universellement vénéré et, enfin, « orangutan tuerto » dont je ne perce pas l'opacité, paraissent annoncer, et entourent, l'avant- dernier vers où s'étale le sarcasme sacrilège, l'évidente parodie burlesque et dégradante du titre de Leon Felipe : Espanol dei êxodo y del llanto. Outre le déictique, ici irrévérencieux («aquel del éjodo y del llanto», celui qui n'est pas nommé, l'innommable en quelque sorte), une déformation minimale suffit (é#odo / éjodo) pour passer d'un registre noble, épique, à celui, vulgaire et scatologique, renforcé par divers liens paronymiques et confirmé par «los meandros y cagandros del exilio». Sans oublier que c'est la même jota espagnole qui, maintenue dans «Mé/îco» (graphie espagnole, «castiza» et «gachupina») au lieu de «México» (graphie mexicaine, historique et patriotique), se substitue au χ de éxodo, accentuant ainsi la dévalorisation de ce terme dont le réfèrent historique est, dans la mémoire des exilés, chargé de souvenirs particulièrement douloureux.

Cependant, pour ne pas résister au désir (au plaisir) de comprendre mais aussi afin de mieux saisir tout ce que cette première approche du texte peut laisser de côté et jusqu'où vont, pour Gerardo Deniz, dérision et sarcasme, rien de mieux, sans doute que de laisser ici s'exprimer la parole, indispensable, de l'auteur :

Una página intitulada «Heroes» tiene por fuerza que ser deprimente en el presente autor. Es visible su malestar al ocuparse de héroes, incluso modestos, al final del artículo «Linus Pauling»23 [...]. Preside la fiesta un héroe de abolengo, 11'yá Muromets, de la epopeya rusa antigua, un bogat_r, un paladin, de esos para quienes la heroicidad no tiene secretos. Aparece enfrentado al más interesante de sus adversários, Solovei (= Ruisefior), cuyos devastadores chirridos resuenan en la tercera sinfonia de Gliere. «A to svíshchet...»: «y silba Sólovei como un ruisefior» («silba Ruisefior ruisefioramente») es un verso de bilina rusa que tome de donde lo halle a mano (Trautmann).

Se inicia otra de mis enumeraciones inconexas, ya mencionadas antes. Primero, una tergiversación del «más vale pájaro en mano», y el mundo visto como una ópera (poço elogio, para mi), donde se habla con voz ridícula y se practican barbaridades como Ia escalpación comanche. Acto seguido, sefialo como todo puede servir para despertar heroicidades malolientas. El pobre hipopótamo no ha sido heroizado todavia por

23 Gerardo Deniz, « Linus Pauling », Anticuerpos (1998), p. 161 : calquant Cernuda (« Si alguno alguna vez te preguntase : / 'La música ̂qué es?' 'Mozart', dirias »), Deniz écrit : « Si alguno alguna vez me preguntara si Linus Pauling figura entre mis héroes, no vacilaria en contestar que si » et il ajoute : « lo mejor seria suprimir el concepto de héroe ».

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Poètes hispano-mexicains 1 75

sudar rojo (cromidrosis, sin hache es mejor), pêro bastará con esperar un poco (para mi ese sudor evoca la noche de Getsemaní). La descripción de un monumento caricaturesco a Beethoven; nadie admira más que yo su música, pero la heroización beethoviana popular no la tolero. [...]. Surge la sombra del demiurgo taimado, el Fautor, responsable disimulado de todo Io inmundo (Ia expresión me viene de Anabase III: « Fauteur de troubles, de discordes, nourri d'insultes et d'esclandres... ») -la política y la economia, p. ej. Es esta una vision gnóstica muy habitual en mi. Juego con ella en Picos pardos, pero si me empiezo a sulfurar, como en «Heroes», casi se me escapa de las manos.

Y mire usted que habría sido sulfurante la historia del abominable Leon Felipe, el «espafiol del éxodo y del Uanto», 30 anos calentando sillas de cafés. [...]24

Et Gerardo Deniz poursuit, évoquant certains souvenirs personnels, puis les compromissions diverses de Leon Felipe avec les présidents mexicains et l'État israélien dont le «héros» de l'époque était «el general tuertito Moshé Dayán», métaphoriquement caricaturé, dans «Heroes», en «orangutan tuerto».

*

S'agissant de l'exil, si douloureusement présent dans les œuvres de la plupart des poètes espagnols exilés au Mexique, toutes générations confondues, il est clair que, le plus souvent, Gerardo Deniz se tait. L'outrecuidance, dont feraient preuve à ses yeux ceux qui, exilés d'enfance, le sont encore, plus d'un demi-siècle après l'exode, ne peut être son fait25. Néanmoins, lorsque sa voix se fait entendre, du déni à la dérision et au sarcasme, l'exil en tant que mythe larmoyant vivifié par l'histoire, le temps passé et les commémorations du présent, est alors, de même que le poète-culte et les héros de l'histoire, l'objet d'un discours iconoclaste, mineur sans doute dans une œuvre importante non réductible à cet aspect, mais que son caractère politiquement très incorrect souligne et renforce par opposition à tous les discours sur l'exil, espagnols ou mexicains26, d'hier et d'aujourd'hui. Au-delà, et à travers les moyens langagiers mis en œuvre (modifications graphiques ou création de néologismes dévalorisants, par exemple dans «Heroes»), ce sont toutes les écritures poétiques de type héroïque qui se trouvent être

24 Lettre de l'auteur, datée du 2 décembre 1998. Je remercie Gerardo Deniz de m'avoir autorisé à la publier. Visitas guiadas (2000) propose une longue page de commentaires sur le même poème, p. 129-130. 25 Dans une entrevue, un autre Hispano-Mexicain, José de la Colina, déclare : « el exilio se acabo, andar por ahí de exiliado es grotesco [...] ». Cf. Elena Aub, Palabras del exilio. Historial del ME/59. Una última ilusión, Mexico, CONACULTA/INAH, 1992, p. 42. 26 À l'exception de celui des droites mexicaines, très critiques à l'époque vis-à-vis de la politique d'accueil de Lázaro Cárdenas.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

176 C.M.H.LB. Caravelle

chez Deniz l'objet de ses sarcasmes. Celle de Leon Felipe, héroïco- biblique, animée plus que toute autre d'un souffle épique et tragique se trouve particulièrement visée. Au-delà encore, ce qui est vrai du poème examiné l'est aussi de l'œuvre entière qui tient d'une vaste entreprise de dérision du lyrisme. Certaines métaphores rencontrées dans les limites de ce travail («el plasma de murice, con su halógeno», «beethóvenes de bronce» et « orangutan tuerto») en portent témoignage, de même que la quasi-impénétrabilité à laquelle, défiant les tentatives de compréhension et de communication les mieux intentionnées, a malicieusement recours le poète, que José Maria Espinasa imagine «[mirando] sobre el hombro cuando lo leemos y [riéndose], a veces a carcajadas, de nuestra reaccion27».

Mais n'y aurait-il pas là, chez ce grand manipulateur du langage sarcastique, également un effet de masque ? Son pseudonyme semble d'ailleurs y participer puisque Juan Almela Castell, « réfugié espagnol, fils d'un autre », et non des moindres (cf. note 2), s'y dissimule derrière un Deniz, terme qui, emprunté au turc, pourrait être, pour ce fin connaisseur du français, en relation paronymique avec « déni », mais dont le sens, « mer », serait aussi susceptible d'évoquer un thème essentiel de la poésie de l'exil, et bien d'autres choses pour une imagination flottante. Il se superpose, en tout cas, à l'opacité isolatrice d'un langage qui n'offre, pour la plupart des lecteurs sans doute, que de brèves ouvertures ou interstices par où le chercheur de sens se fraiera un chemin avec difficulté, à moins que le sens ne soit ailleurs, notamment dans la dérision du poétique. Superposition, enfin, par rapport à une solitude de l'écrivain, enfermé dans une île littéraire lointaine et profonde où ses textes deviennent des sortes de « non-lieux », selon la terminologie de Marc Augé28 et/ou de « non-sens », dans celle de Roland Barthes29. Quelques remarques de certains de ses lecteurs et critiques les plus assidus semblent le confirmer. Ainsi, pour Ernesto Hernandez Bustos, par exemple, « Deniz es un poeta casi sin precursores, una espécie de islã en el mar en la poesia actual en espanol, o un mar en si mismo [...P° ». De son côté, le poète Aurélio Asiaín écrit : «La poesia de Deniz es difícil y participa de un mundo extrano en muchos sentidos al que habitamos

27 Cf. : « Los sefiuelos de Gerardo Deniz », in « Desde el pie de la página: el reverso de Gerardo Deniz», Nagara, n° 21, supplément de Viceversa, n° 74, Pablo Mora éd., Mexico, 1999, p. 11. 28 Marc Auge, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Librairie du XXe siècle. 1992, p. 9 et 48. 29 « [...] il ne faut pas oublier que le « non-sens » n'est qu'un objet tendanciel, une sorte de pierre philosophale, peut-être un paradis (perdu ou inaccessible) de l'intellect) [...] » : Roland Barthes, « Littérature et signification », Essais critiques [1964], Paris, Seuil, 1981, p. 278. Je souligne. 3u Ernesto Hernandez Busto, « Ton y sony de Gerardo Deniz », La Gaceta del FCE, Mexico, n° 317, 1997, p. 54.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 14: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

Poètes hispano-mexicains ι il

cotidianamente la mayoria de los lectores; [...]31». Mais, pour Ulalume Gonzalez de Leon, les rôles peuvent également s'inverser : «[e]l lector es victima de un extrafiamiento en el sentido de «destierro» : se siente expulsado (de la lengua adquirida) hacia otro planeta32», rejeté dans sa propre ignorance, au-delà des frontières du savoir encyclopédique et érudit, conquis et accumulé par Gerardo Deniz au cœur d'un District Fédéral, non-lieu qu'il a fait sien et d'où il ne s'est échappé, physiquement, que deux ou trois fois dans toute une vie.

Physiquement, car il entreprend régulièrement cependant, toutes les nuits sans doute, de beaux et étranges voyages de retour vers ses patries scientifiques (la chimie organique principalement) et d'autres encore, en compagnie de ses « héros » intimes, vers des contrées et des langues lointaines dont il défriche les grammaires sur les pas de Dumézil qu'il a traduit. Et, pour ne parler que de la planète française («me gusta el francês del XVI 33»), mais il en visite bien d'autres, comment ne pas évoquer ses voyages, d'enfance et d'aujourd'hui, en compagnie de Jules Verne et du capitaine Nemo ou ses plongées profondes dans les trois tomes serrés du Port-Royal de Sainte Beuve et dans la poésie de Saint- John Perse ? Images d'enfermement du poète dans un exil au sujet duquel il se veut finalement plus silencieux que sarcastique, images d'errances dans l'espace et le temps des livres, images de retours, parodiques et ironiques, volontiers polysémiques, comme vers ces 20 000 lieues I lieux sous les mers I meres, («20 000 lugares bajo Ias madres (1973- 1974)» (Adrede y Gatuperio, p. 131-161) dont il partage la jouissance intime avec José de la Colina34) autre Hispano-Mexicain, auteur de plusieurs recueils de contes et critique de cinéma renommé.

31 Aurélio Asiain, « Sofiador irónico » [Vuelta, 1986], in: Caracteres de imprenta, Mexico, CONACULTA/Ediciones dei Equilibrista, 1996, p. 103. C'est moi qui souligne, ainsi que dans la citation antérieure. 32 Ulalume Gonzalez de Leon, « Gerardo Deniz. Adrede γ Gatuperio», Vuelta, Mexico, n°21, 1978, p. 18. 33 Eduardo Mateo Gambarte, op. cit., p. 86. 34 Ulalume Gonzalez de Leon, art. cit., p. 18.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 15: L'exil des poètes hispano-mexicains : dénis et sarcasmes de Gerardo Deniz

178 CM.H.LB. Caravelle

RESUME- Peu connu dans l'hispanisme français, Gerardo Deniz (pseudonyme de Juan Almela Castell) est, au Mexique, l'une des grandes voix poétiques contemporaines, originale et sarcastique. Né à Madrid (1934), fils d'un républicain exilé (Juan Almela Meliá), habituellement catalogué dans le groupe des Hispano-Mexicains, Deniz, contrairement à eux, parle peu de l'exil. Lorsqu'il lui arrive de le faire, en prose ou en vers, c'est sous le signe irrévérencieux de l'humour, de l'ironie et du sarcasme, dans des textes à contre- courant où s'affiche son mépris pour le politiquement correct et son refus du lyrisme larmoyant.

RESUMEN- Poco conocido en el hispanismo francês, Gerardo Deniz (seudónimo de Juan Almela Castell) es, en la poesia mexicana contemporânea, una de las voces mayores, original y sarcástica. Nacido en Madrid (1934), hijo de un exiliado republicano (Juan Almela Meliá), habitualmente encasillado en el grupo de los hispanomexicanos, Deniz, contrariamente a ellos, habla poco dei exílio. Cuando ocasionalmente Io hace, en prosa o en verso, su voz se tine de humor, de ironia y de sarcasmo, en unos textos a contracorriente en los que se hace obvio su desprecio por Io politicamente correcto y su rechazo del lirismo lacrimoso.

ABSTRACT- Scarcely known among the Spanish scholars in France, Gerardo Deniz (Juan Almela Castell's pen name) is, in Mexico, one of the great contemporary poetic voices, original and sarcastic. Born in Madrid (1943), and son of a republican exile (Juan Almela Meliá), Deniz is usually considered as one of the Hispano-Mexicans, but, unlike the others, speaks very little about exile. When he does, in prose or in verse, it's under the cover of humour, irony and sarcasm, in texts against the general trend where he displays his contempt of the politically correct and his refusal of heart breaking lyricism.

MOTS-CLÉS: Gerardo Deniz, Hispano-Mexicain, Poésie, Exil, Sarcasme.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Sat, 14 Jun 2014 22:06:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions