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Article original L’expérience du cancer des enfants illustrée par leurs dessins > Drawings done by children treated for a cancer D. Oppenheim a, *, O. Hartmann b a Département de pédiatrie, unité de psycho-oncologie, institut Gustave-Roussy, 94805 Villejuif, France b Département de pédiatrie, institut Gustave-Roussy, 94805 Villejuif, France Reçu le 21 février 2002 ; accepté le 19 novembre 2002 Résumé L’auteur décrit des dessins d’enfants traités pour cancer. Ils montrent précisément les aspects majeurs de l’expérience qu’ils traversent : le bouleversement de l’image du corps, de la structure familiale, de la temporalité, du sentiment d’identité, du lien aux autres, ainsi que le désarroi, le sentiment de fragilité, de honte, de passivité, de perte, d’enfermement dans la maladie, de solitude, l’interrogation du désir des soignants et des parents, leur lucidité, leur confrontation à la mort, ainsi que leurs efforts pour rester eux-mêmes. Ils montrent aussi le trou noir de l’impensable qui peut rester comme séquelle. Il faut prendre ces dessins au sérieux (même si la majorité des enfants guérissent, leur expérience est toujours bouleversante) et le moindre détail est important. Il importe de bien connaître, sans en être fasciné ni phobique, la réalité de ces maladies, des traitements, de ce que vit et a vécu l’enfant, pour l’accompagner dans son va et vient entre réalité et fantasme ; présent, passé et futur ; plainte, crainte, demande ; séduction et révolte ; son discours et celui de ses parents. Le dessin n’est ni description figée ni question unique mais dialogue évolutif, scène de théâtre aux multiples acteurs. Avec les entretiens psychothérapeutiques ils aident l’enfant à se déprendre de la violence du cancer et des logiques contraignantes dans lesquelles il est pris (« destin » familial ou individuel, explication médicale, etc), à construire son histoire et celle de sa famille qui donne sens et valeur à sa vie. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Children’ s drawings show their experience of a cancer.We describe drawings done by children undergoing treatment for a cancer. The main elements of their experience are precisely depicted: the upheaval in their body image, in the family unit, in their sense of temporality, of identity, in their relation with others; confusion, feelings of fragility, shame, resignation, of loss, of loneliness, of being imprisoned in illness. They question their parents’and caregivers’wishes, their lucidity, having to confront death and their efforts to remain themselves. They also show the black hole of the inconceivable which may persist as a sequel. These drawings must be taken seriously (the experience is always overwhelming even if most of the children are cured) and each detail is important. If we are fully aware of the reality of this illness and its treatments, of what the children are going through and have been through, without being fascinated or phobic, then we can help them navigate between reality and fantasy, past, present and future, complaints, fears and demands, seduction and revolt, between their own words and those of their parents. The drawing is not a fixed description nor a unique question but an evolving dialogue, a theatrical setting with many characters. Psychotherapeutic interviews help the children to release themselves from the violence inflicted by cancer and from the constraints they have to endure (their own or the family’s “fate”, medical explanations, etc.), and to assemble the elements of their own story and that of their family which give meaning and value to their lives. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés : Cancer ; Enfant ; Dessin ; Psychothérapie ; Famille Keywords: Cancer; Children; Drawings; Psychotherapy; Family * Auteur correspondant. > Communication présentée lors de la 7 e réunion annuelle du Groupe européen de pédopsychiatrie de liaison, 25 et 26 octobre 2001, Nancy. Adresse e-mail : [email protected] (D. Oppenheim). Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 51 (2003) 5–13 www.elsevier.com/locate/neuado © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. DOI: 1 0 . 1 0 1 6 / S 0 2 2 2 - 9 6 1 7 ( 0 2 ) 0 0 0 0 3 - X

L'expérience du cancer des enfants illustrée par leurs dessins

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L’expérience du cancer des enfants illustrée par leurs dessins>

Drawings done by children treated for a cancer

D. Oppenheima,*, O. Hartmannb

a Département de pédiatrie, unité de psycho-oncologie, institut Gustave-Roussy, 94805 Villejuif, Franceb Département de pédiatrie, institut Gustave-Roussy, 94805 Villejuif, France

Reçu le 21 février 2002 ; accepté le 19 novembre 2002

Résumé

L’auteur décrit des dessins d’enfants traités pour cancer. Ils montrent précisément les aspects majeurs de l’expérience qu’ils traversent : lebouleversement de l’image du corps, de la structure familiale, de la temporalité, du sentiment d’identité, du lien aux autres, ainsi que ledésarroi, le sentiment de fragilité, de honte, de passivité, de perte, d’enfermement dans la maladie, de solitude, l’interrogation du désir dessoignants et des parents, leur lucidité, leur confrontation à la mort, ainsi que leurs efforts pour rester eux-mêmes. Ils montrent aussi le trou noirde l’impensable qui peut rester comme séquelle. Il faut prendre ces dessins au sérieux (même si la majorité des enfants guérissent, leurexpérience est toujours bouleversante) et le moindre détail est important. Il importe de bien connaître, sans en être fasciné ni phobique, laréalité de ces maladies, des traitements, de ce que vit et a vécu l’enfant, pour l’accompagner dans son va et vient entre réalité et fantasme ;présent, passé et futur ; plainte, crainte, demande ; séduction et révolte ; son discours et celui de ses parents. Le dessin n’est ni description figéeni question unique mais dialogue évolutif, scène de théâtre aux multiples acteurs. Avec les entretiens psychothérapeutiques ils aident l’enfantà se déprendre de la violence du cancer et des logiques contraignantes dans lesquelles il est pris (« destin » familial ou individuel, explicationmédicale, etc), à construire son histoire et celle de sa famille qui donne sens et valeur à sa vie.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Children’ s drawings show their experience of a cancer. We describe drawings done by children undergoing treatment for a cancer. The mainelements of their experience are precisely depicted: the upheaval in their body image, in the family unit, in their sense of temporality, ofidentity, in their relation with others; confusion, feelings of fragility, shame, resignation, of loss, of loneliness, of being imprisoned in illness.They question their parents’and caregivers’wishes, their lucidity, having to confront death and their efforts to remain themselves. They alsoshow the black hole of the inconceivable which may persist as a sequel. These drawings must be taken seriously (the experience is alwaysoverwhelming even if most of the children are cured) and each detail is important. If we are fully aware of the reality of this illness and itstreatments, of what the children are going through and have been through, without being fascinated or phobic, then we can help them navigatebetween reality and fantasy, past, present and future, complaints, fears and demands, seduction and revolt, between their own words and thoseof their parents. The drawing is not a fixed description nor a unique question but an evolving dialogue, a theatrical setting with many characters.Psychotherapeutic interviews help the children to release themselves from the violence inflicted by cancer and from the constraints they haveto endure (their own or the family’s “fate”, medical explanations, etc.), and to assemble the elements of their own story and that of their familywhich give meaning and value to their lives.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés : Cancer ; Enfant ; Dessin ; Psychothérapie ; Famille

Keywords: Cancer; Children; Drawings; Psychotherapy; Family

* Auteur correspondant.> Communication présentée lors de la 7e réunion annuelle du Groupe européen de pédopsychiatrie de liaison, 25 et 26 octobre 2001, Nancy.Adresse e-mail : [email protected] (D. Oppenheim).

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 51 (2003) 5–13

www.elsevier.com/locate/neuado

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.DOI: 1 0 . 1 0 1 6 / S 0 2 2 2 - 9 6 1 7 ( 0 2 ) 0 0 0 0 3 - X

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1. Organisation du département d’oncologiepédiatrique de l’institut Gustave-Roussy

L’équipe, qui reçoit chaque année 350 nouveaux enfantsatteints d’un cancer, est particulièrement attentive à leurenvironnement thérapeutique.Y interviennent trois institutri-ces, des enseignants bénévoles du secondaire, un professeurd’arts plastiques, une éducatrice de jeunes enfants, desclowns, des associations de bénévoles (animation, prêt decassettes vidéo, etc.) et une Association de parents. Lesparents peuvent si besoin loger dans la Maison des parents.L’ Internet a été installédans les chambres à flux laminaire de« l’unité protégée ». Des stages sportifs (À chacun sonEverest, etc.) sont organisés. Chaque semaine les parentspeuvent participer àune réunion de discussion avec le chef deservice. Une unitéspécifique pour adolescents est en cours deréalisation. Un groupe de parole accueille les parents endeuil.

2. Place du psychanalyste d’enfant au sein de cedispositif

Le travail du psychanalyste s’ inscrit dans ce cadre. Il ytravaille à temps plein, fait partie àpart entière de l’équipe. Ilprend contact avec tous les enfants (et leurs parents) dès lapremière hospitalisation, les accompagne tout au long dutraitement, attentif aux signes précoces de déstabilisation desenfants, des parents, de la fratrie, de la famille. Sa participa-tion aux staffs hebdomadaires des trois unités d’hospitalisa-tion lui permet d’être informéet d’ intervenir plus rapidementet efficacement, mais aussi de transmettre aux soignants,dans le respect de la vie privée des familles, les éléments quiles aident à jouer leur rôle d’ interlocuteurs compétents, àéviter les malentendus causes de conflits inutiles. Cette par-ticipation aide aussi à transmettre de façon continue sonexpérience ainsi qu’une formation psychopathologique etrelationnelle, complémentaire des groupes Balint qui se sontdéroulés, il y a plusieurs années. Il intervient auprès del’enfant, seul ou avec ses parents ou sa fratrie voire le groupefamilial, dans la chambre ou dans son bureau, de façonponctuelle (pas de psychothérapie régulière) et suivie. Il peutdonner des conseils ou accompagner la réflexion conscienteet inconsciente de l’enfant (ou de ses parents) pour quecelui-ci ne soit pas déstabilisépar les sensations, les pensées,les affects, les situations excessives auxquelles il seconfronte, pour qu’ il puisse se les formuler, les faire com-prendre afin qu’elles ne constituent pas, inintégrables, un« trou noir » dans sa pensée ou dans le sentiment de conti-nuitéde sa vie. Les pédiatres qui suivent l’enfant de longuesannées après la fin du traitement sont attentifs aux signesdiscrets de déstabilisation et savent conseiller à l’enfant (par-fois devenu jeune adulte) de le rencontrer.

Les dessins réalisés par les enfants lors des entretienspsychothérapeutiques [6] illustrent bien les aspects essentielsde l’expérience qu’ ils traversent. Les traitements peuventêtre longs et éprouvants mais la majorité d’entre eux guéris-

sent. C’est néanmoins une épreuve intense et bouleversante[2] et ceci apparaît bien dans les entretiens psychothérapi-ques et leurs dessins [3] même en l’absence de symptômevisible d’anxiété, de désarroi, de dépression, de révolte, dedifficulté d’adaptation, etc. Les services d’oncologie pédia-trique se préoccupent autant du présent de l’enfant que de sondevenir et offrent un environnement qui l’aide à rester lui-même : scolarité, activités ludiques, créatrices et physiques,présence des parents [5] (et de leurs associations) et de lafratrie [1,7], information et dialogue, préoccupation spécifi-que pour les bébés et les adolescents, etc. Ceci vise aussi àéviter les séquelles psychiques et sociales [4,8] qui peuventles handicaper durablement, même à l’adolescence ou l’âgeadulte, voire se transmettre à la génération suivante.

Le cancer est un événement, qui fait irruption dans ledéroulement d’une vie et force le sujet à se poser la questionde son sens : « qu’est-ce que ça veut dire, pourquoi, d’où çavient, pourquoi moi, pourquoi en ce moment, etc. » et àporter un regard rétrospectif d’ensemble sur le déroulementde sa vie : « y a-t-il une logique, des enchaînements decausalité ? ». Certains se donnent des explications globales(la malchance, la fatalité, une théorie psychosomatique, etc.),d’autres s’engagent dans une réflexion sur leur histoire etcelle de leur famille. Ainsi, le cancer n’apparaît pas commeune fin de parcours ou un traumatisme mais comme uneépreuve dynamique inscrite dans la continuité de leur vie etde celle de leur famille. Le rôle du « psy » est de traiter lessymptômes qui peuvent les gêner et d’accompagner leurréflexion tout au long du traitement et après son achèvement.Il contribue à faire connaître les éléments essentiels de cetteexpérience pour que les enfants et leurs familles ne soient passeuls à devoir le faire, pour qu’ ils préservent ou retrouventleur place dans la société, sans gêne, craintes méfiance,honte, malentendus réciproques.

3. Les dessins des enfants et des adolescents

Nous présentons quelques dessins significatifs illustrantcette expérience.

3.1. Face à la mort

Julien (Fig. 1) s’est dessinéla bouche grande ouverte, vide–– un cri inaudible ––, les oreilles bouchées, le cou étroit etraide ne laisse rien passer, sépare la tête du reste du corpsdessiné d’une autre couleur. Le corps est un grand sac où lamort est représentée sous son double aspect : des boules (satumeur et ses métastases) et des croix (sa préoccupation etson questionnement). Il avait besoin de parler de la réalitédesa maladie et du déroulement de son traitement autant que desa propre mort possible. Cette exigence s’était exprimée parune efflorescence de fantasmes effrayants et de cauchemarsqui ont impressionné ses parents et ses soignants et qui sesont rapidement apaisés en quelques entretiens. Ces fantas-mes et ses peurs étaient préférables au silence face àl’ impen-sable, lui étaient nécessaires pour apprivoiser l’ idée de sa

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mort. Il fallait s’y confronter avec lui pour qu’ il les dépasseplutôt que le rassurer superficiellement.

La mort peut être représentée par des croix, des squelettes,des monstres, des oiseaux noirs, du noir, des feuillesd’automne, etc. ; évoquée par une histoire, par l’absence d’unpersonnage, etc. L’enfant peut montrer son intuition de lamort : solitude extrême, déliaison (des liens inter-humains,de la consistance du corps ou de la pensée), exclusion (horsde la maison, du groupe), perte de la temporalité(aspect figé,le temps ne passe plus), perte du sentiment identitaire (deve-nir méconnaissable, monstrueux, informe), de la capacitédepenser (la feuille reste blanche), destruction (elle est percée,déchirée, jetée à la poubelle). La mort, dans les dessinscomme dans le dialogue apparaît comme image et référenceculturelle, expérience physique, relationnelle et sociale, psy-chique. Un enfant qui exprime sa préoccupation de la mortn’est pas forcément dépressif ni persuadé qu’ il va mourir etce dialogue sur la mort et la vie peut se faire àtout moment duparcours de l’enfant. Ceci évite d’avoir à le faire en urgencequand l’enfant est en fin de vie ou terrorisé par la mort d’unautre enfant. Ces dialogues l’aident à apprivoiser l’ inconnueffrayant de la mort. Ces enfants se posent les mêmes ques-tions que tous les autres mais intensément et dans un contexteet à un moment qu’ ils n’ont pas choisis. Ils s’ interrogent etinterrogent leurs parents sur les autres morts qui ont eu lieudans sa famille, parfois avant sa naissance voire la leur.

3.2. Le trouble familial

Les dessins montrent les perturbations que le cancer peutprovoquer dans le système familial. Ils sont précis mais pasforcément réalistes. Ils peuvent exprimer l’ insatisfaction ou

la crainte préventive, décrire une famille réelle, idéale oufantasmée, évoquer le présent, le passé ou l’avenir, etc.

3.3. Divisions

Alex (Fig. 2) a dessiné un village où chaque maisonreprésente un membre de sa vaste famille. Il est coupé parune rivière qu’un seul pont permet de traverser. Le cancermet à l’épreuve la solidité des couples autant que celle del’ensemble du système familial et les failles non suffisam-ment résolues dans le passé peuvent alors resurgir. Si unmembre significatif de la famille « craque » l’ensemble peutêtre ébranlé et l’enfant malade fragilisé.

3.4. Solitude

Serge a représentésa famille sous la forme de 4 planètes, à« des millions d’années-lumière les unes des autres ». Lesentiment de la solitude extrême où chacun était enfermé luifut si insupportable qu’ il les a reliées par des traits. Aider àpréserver les liens authentiques entre eux, être attentif à toutce qui peut les distendre (difficultés matérielles, incompré-hension du traitement ou désaccord sur le « prix à payer »,jalousie, etc.) évite à tous l’enfermement dans la détressesolitaire.

Yves a dessinétous les membres de la famille en dehors dela maison, sous la pluie, tous semblables sauf la mère, d’une

Fig. 1. Julien, 7 ans, traité pour un rhabdomyosarcome vésical.

Fig. 2. Alex, 8 ans, traité pour un neuroblastome.

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autre couleur, qui seule se protège d’un parapluie. Il pensaitque tous étaient touchés mais que sa mère cherchait plus àseprotéger qu’à l’aider. Certaines attitudes « égoïstes » desparents sont dues à des phobies, des sentiments d’ inférioritésociale, culturelle ou intellectuelle par rapport au soignants, àleur crainte de s’effondrer devant l’enfant, au refus du prix àpayer (crise conjugale, familiale, professionnelle, souffrancede l’enfant, etc.) jugé excessif par rapport aux chances deguérir. D’où l’ importance de l’accueil, de l’ information, del’attention aux difficultés sociales ou matérielles des parentsainsi qu’à leurs façons de penser, afin d’éviter opposition autraitement ou passivité.

3.5. L’atteinte de l’image du corps

Nadia, traitée pour une tumeur de la jambe, s’est représen-tée le corps s’arrêtant à mi-tronc, ses deux membres infé-rieurs dressés sur sa tête –– comme un bonnet de fou decarnaval –– et à ses côtés ses parents et sa sœur, exactementsemblables, comme pour ne pas être seule à souffrir. Lecancer faisait effraction dans l’ image de son corps et danscelle de sa famille. Elle craignait que l’ image bouleversée deson corps la rende ridicule, que la honte en rejaillisse surtoute la famille, que la difficulté à assumer son image ducorps (avec prothèse et cicatrice) la rendent folle. Il faut êtreattentif au regard que les autres portent sur l’enfant malade etsur ses changements mais aussi au trouble qu’ ils ressentent–– symptômes psychosomatiques de « sympathie » ou decrainte d’être touchés par la même maladie. Les explicationssur l’opération et ses conséquences fonctionnelles et esthéti-ques sont nécessaires, de même que le travail sur l’ image ducorps (entretiens psychothérapiques et dessins, relaxation,atelier d’art plastique, etc.)

3.6. Fragilité

Sophie a montré son sentiment de fragilité dans un auto-portrait réalisédans l’atelier d’art plastique qui existe depuis5 ans dans notre service. La chevelure luxuriante masquaitson alopécie réelle ; le cou était dans la continuitédirecte dela tête sans la délimitation du menton comme si les différen-ciations internes s’effaçaient (certains enfants se sont repré-sentés informes, en deçà de toute image humaine ou ani-male), le tronc gracile comme un rocher érodé et les bandesde couleurs alternées de son tricot le faisaient ressembler àunempilement de plaques en équilibre instable.

Daniel (Fig. 3), traité pour une tumeur cérébrale, s’estreprésenté dans une fragilité extrême, son corps comme uneampoule béante ne le défend plus des moindres agressions dudehors et même les flocons de neige le pénétraient par cetorifice mais aussi par tous les pores de sa peau perméable,incapable de même d’empêcher l’hémorragie de substance etd’existence ; ses bras sont démesurés et de grands battoirsencombrants et impuissants remplacent ses mains. Son vi-sage regarde ce désastre avec perplexité, désarroi, inquié-tude. Le cancer a fait éclater le sentiment de sécurité et ladifférence entre l’ intime et l’extime. Quatre mois plus tard il

a montré l’ image extrême qu’un sujet humain peut atteindredans sa dégradation physique et subjective : il s’est repré-senté sous la forme d’un canard dont il ne reste que l’enve-loppe telle un sac éclaté, entouréde graines désormais inuti-les : témoignage ultime avant la disparition de sa présence aumonde. Malgré la progression de sa tumeur et sa dégradationcognitive il a poursuivi un dialogue intense et subtil, a récu-péré une image narcissique de lui-même et gardé un regardtolérant et affectueux sur sa famille et ses soignants.

3.7. Les séquelles dans l’image du corps et de soi

Sylvie s’est représentée la tête sans calotte crânienne,béante, recouverte d’une haie de cheveux. Le visage ornéd’une bouche large et molle était figée dans un sourire béat.Avec finesse, elle a expliqué son incapacité de penser, sesidées qui s’envolent, son impression que la maladie et lamédecine s’étaient introduites dans son corps et dans sespensées (les moyens modernes d’ imagerie médicale qui per-mettent une connaissance intime et précise du corps peuventproduire des effets subjectifs déstabilisants). Pourtantauthentiquement d’accord avec le traitement et contented’être guérie, elle avait ressenti ces intrusions nécessairescomme des viols dont sa peau devenue transparente ne l’avaitpas protégée. Elle (Fig. 4) a dessinéensuite son corps commeun grand vase aux formes raides dressésous un ciel de nuages

Fig. 3. Daniel, 7 ans, traité pour une tumeur cérébrale.

Fig. 4. Sylvie, 10 ans, traitée à l’âge d’un an pour un néphroblastome.

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et d’éclairs, les bras comme de véritables moignons, inutili-sables, le visage exprimant inquiétude, révolte, colère. Lesdessins donnent accès à l’ image du corps mais exprimentaussi l’ interrogation sur le regard que les autres portent sureux. Certains n’osent se dessiner ou se représenter sousforme humaine pour ne pas montrer leurs transformationsexcessives. Ils se représentent alors, très contrôlés, sousforme de caricatures stéréotypées, de robots, de troncs d’ar-bres, voire de paysage sans personnage, de formes géométri-ques, voire de traits qui parfois finissent par perdre toutdynamisme et toute relation entre eux. Dans les entretienspsychothérapeutiques les dessins successifs peuvent montrerla dégradation et la perte de la figure humaine et la réappro-priation progressive d’une image du corps acceptable si nouspouvons l’accompagner dans cette véritable descente auxenfers, acceptant de voir la réalité, comprenant son trouble,gardant confiance dans sa valeur. Ceci implique aussi d’aiderles parents et les soignants à voir authentiquement l’enfant,hors d’un regard clinique, sans détourner les yeux ou lerecouvrir d’une image idéale ou ancienne.

3.8. Risquer de perdre l’identité humaine

Noël (Fig. 5) a bien montré les ravages que la maladie etles traitements pouvaient faire dans son corps. Il était enaplasie, fatigué et les mucites et les vomissements dus auxchimiothérapies le rendaient incapable de manger. Il s’estdessiné sous la forme d’un chien, le corps troué de grandes

tranchées, le cœur en dehors. Au-dessus de sa tête, dans unebulle fermé, un poulet fumant était séparé du mot faim parune barre horizontale. Son désarroi impressionnant montraitla crainte de perdre l’ identité humaine, d’être réduit à uncorps de besoins, habité de pensées élémentaires. Le dessinl’aida à dire les sensations excessives qu’ il ressentait, à lesintégrer dans l’ image de son corps et dans ses modes depenser, dans une vue d’ensemble de son traitement. Le dessindonne accès à la préoccupation centrale de l’enfant et il estjuste de la travailler aussi précisément, aussi loin que néces-saire, mais il serait dommage de négliger les autres questionsauxquelles elle est liée : le sens et la place de sa maladie danssa vie, son sentiment d’ identité et de valeur, sa relation à safamille, à la médecine, à la société, etc.

Michel (Fig. 6) a guéri d’une tumeur cérébrale mais n’ensupporte pas les séquelles : une hémiparésie, une alopéciediscrète et quelques troubles cognitifs. Ses dessins successifsont montréla trace laissée par la tumeur et les traitements (uncoin enfoncédans son crâne) et surtout son abandon progres-sif de la forme humaine, que la dissymétrie de son corps luirendait inassumable, remplacée par celle d’un arbre (un troncsurmonté d’un entonnoir rempli de nombreuses billes évo-quant sa tumeur kystique). Il a pu projeter son image du corpssur cet arbre, la faire évoluer et cette traversée de la dépos-session de la représentation humaine l’a aidé àse réappro-prier et assumer son image et les séquelles.

3.9. Le trou noir

Ses dessins montraient, sur la poitrine ou sur le tronc unrond noir. Cet élément apparaît souvent après la fin destraitements et évoque le trou noir de la pensée décrit parFrances Tustin. Des enfants ou des parents disent qu’ ils neveulent plus penser à la maladie, qu’elle appartient au passé,

Fig. 5. Noël, 12 ans, traité pour un lymphome.

Fig. 6. Michel, 8 ans, traité àl’âge de 5 ans pour une tumeur cérébrale.

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mais souvent leurs symptômes montrent que les moments lesplus durs restent enkystés dans leur mémoire, inaccessibles,intouchables, inimaginables, impensables et gênent leurfonctionnement psychique et le sentiment de la continuitédeleur vie. Ces moments peuvent être des douleurs excessives,intraitables, durables, des sensations extrêmes et inhabituel-les qui empêchent le fonctionnement normal des sphincters,des orifices, de l’alimentation, de la parole et de la pensée. Ilpeut s’agir de la perte de la temporalité et/ou de sa placesociale, en particulier quand il est isolé en chambre « proté-gée » ; des grandes pertes relationnelles quand les parentssont trop déprimés pour jouer le rôle d’ interlocuteurs soute-nants. Ils surviennent quand l’enfant ne se reconnaît plus,physiquement ou moralement, quand ses parents ne le recon-naissent plus ; quand il n’arrive plus à penser, à imaginer, àavoir une pensée ludique parce que ses pensées risquentd’être trop effrayantes ou complexes. Pour éviter que ce blocd’ impensable se constitue il faut prévenir ou traiter les élé-ments physiques ou relationnels qui peuvent en être à l’ori-gine mais aussi entrer dans le dialogue avec lui, dans lesmoindres détails de l’expérience qu’ il traverse ou qu’ il atraversée, ne pas rester dans des interprétations et une com-préhension générales et superficielles.

3.10. L’enfermement dans la maladie et les soins

L’enfant, quand il est en chambre à air stérile, parfoispendant plusieurs semaines, peut en faire l’expérience mal-gré la présence attentive des infirmières, des parents et desautres intervenants. Pierre s’est dessinécomme un tube mou–– image de la passivité et de l’ impuissance –– dans son lit,des pointes menaçantes au-dessus de lui (le flux laminairequi filtre l’air) et sous lui. Daniel, peu après sa sortie de cetteunité protégée s’est représenté dans « la machine », compo-sée de rectangles de tailles et de couleurs diverses, qui cons-titue un espace plein, étouffant, écrasant, ne permettantaucun mouvement et qui occupe toute la page. Daniel, petitbonhomme au visage grave en est prisonnier bien qu’ il ensoit le propriétaire. Le bouton « marche–arrêt » est àcôtédelui mais dans une autre case et il n’a pas de bras pourl’atteindre. Il voulait en sortir guéri mais aussi se réappro-prier son droit de regard sur sa vie et sur ce qui lui est fait.L’opposition au traitement, des enfants ou des parents, n’estpas forcément refus mais révolte contre la passivité.

Amin a bien montré le sentiment d’étouffement et derétrécissement existentiel que certains éprouvent. Il a dessinéune île paradisiaque, mais déserte, survolée de quelquesoiseaux noirs. Deux palmiers au premier plan sont penchésl’un vers l’autre jusqu’à se rejoindre, enfermant le ciel, et lamer se rétrécit jusqu’à devenir un mince filet. Les enfants seplaignent parfois de la perte de leurs capacités, de leur libertéde choix, de leurs amis, de leurs activités, de leurs projets, den’être plus que des malades.

3.11. Quel est le but véritable des traitements et le désirauthentique des soignants ?

Parfois, les parents disent : « je ne veux pas que monenfant serve de cobaye » et les enfants demandent à l’ infir-mière : « cela te fait plaisir de me faire mal ? » Éric, enradiothérapie, a dessiné une cible devant son visage. Il sedemandait si le but du traitement était de le guérir ou de letuer. Les soignants qui ont confiance dans leur compétencen’ont pas à se défendre mais à dialoguer car il ne s’agit pasd’une accusation mais d’une question cruciale pour l’enfantqui cherche ainsi à retisser l’alliance thérapeutique.

3.12. Douter de la guérison

Les enfants connaissent les risques parfois vitaux de lamaladie et des traitements et ne sont pas dupes de l’opti-misme excessif. Ludovic (Fig. 7), avec humour, a dessinéunbonhomme de neige, dans une maison, bien en sécurité, bienau chaud entre la pendule qui marque le temps qui reste et lachaudière. Il allait fondre et le balai qu’ il serrait dans ses brasramassera la poussière qu’ il sera devenu. La vraie vie est audehors, là où on voit un arbre, le soleil, le ciel bleu. Leurdoute est légitime et il faut en comprendre avec eux lesraisons, rationnelles ou irrationnelles, réalistes ou fantasma-tiques, parfois nées du manque d’ information, pour éviter ladocilité passive ou la révolte dangereuse.

Simon, soigné dans la même unité protégée que nousappelons « la Mer », s’est dessinéen skieur nautique tiréparun puissant bateau. Tous semblent contents mais ils vont se

Fig. 7. Ludovic, 5 ans, traité pour un neuroblastome.

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fracasser contre le mur liquide, devant eux, car la véritablesurface de la mer est un niveau au-dessus. Il doutait de l’ issuemalgré l’ importance et la modernité des moyens thérapeuti-ques.

3.13. Contrôler son image

Kévin a donné à son autoportrait un aspect rigide, levisage et les vêtements sévères, cerclés d’une large bandenoire comme pour lutter contre le désordre et le danger que lamaladie avait introduits dans son corps et dans sa vie, contreson désarroi et le sentiment de fragilité. Il devait tenir coûteque coûte, ne pouvait s’autoriser aucune faiblesse. Mais lesdeux sourcils ressemblaient àdeux charognards symétriquespicorant ses yeux, une coulée blanche réussissait à traverserun trait rigide, les fines rides sous les yeux dessinaientcomme une araignée inquiétante : il est illusoire de vouloirtotalement contrôler son image, son comportement, ses pen-sées. Il importe d’aider les enfants et les parents àaccepter lesmoments de faiblesse inévitables, sans crainte, culpabilité,honte, àen comprendre les causes, àne pas y rester enfermés.

3.14. Ressentir la perte et rester soi-même

Mélanie, consciente de l’échec thérapeutique, s’est repré-sentée droite et raide comme un tronc d’arbre vêtu d’une robeaux dessins géométriques stricts, la tête droite. À cotéd’elle,un petit arbre, au tronc semblable, est surmonté d’une bouleverte mais incomplète, comme si une bouche vorace y avaitmordu : double image d’elle-même, des pertes que la maladielui inflige ––avant la perte finale ––et de sa volontéde gardersa dignité. Elle percevait bien.

Déborah a peint son visage beau et serein mais sur sontricot la couleur de la bande horizontale qui va d’une épaule àl’autre est du même bleu clair que le ciel, donnant ainsil’ illusion que la tête est détachée du corps. Elle semble dire :« j’abandonne mon corps à la maladie et à la médecine maisje préserve le plus précieux, mon visage ».

Sébastien n’a représentéque sa tête posée sur ses pieds. Ilexplique que le corps contient la maladie qui pourrait l’enva-hir et le faire mourir, représentation inacceptable. Il préfèredonc s’en amputer pour préserver, comme Déborah, ce quireprésente le mieux son identité. D’autres enfants, confrontésà une amputation, ont dit : « ce n’est pas grave, ma jambeétait de toute façon pourrie ». Mais la perte assumée de ce quia gardé sa valeur, de ce qui reste une partie de nous-mêmeslaisse moins de souffrance traumatique que de ce qui, tou-jours nôtre néanmoins, est devenu mauvais objet.

3.15. La honte

L’expérience du cancer peut laisser un sentiment de honteet de dévalorisation : de n’avoir pas été àla hauteur, d’avoirmontré sa faiblesse, d’en garder des séquelles négatives,d’avoir été déçu par ses parents, ses amis, d’avoir été passif,pénétré et sali par la maladie. Ceci peut inciter à une viephobique, solitaire, étriquée. Sarah, guérie d’un néphroblas-

tome, a gardé de la radiothérapie une certaine déformation.Elle a représenté une mare qui déverse en permanence soneau sale dans sa maison, devant laquelle elle se tient àcôtédesa mère, toutes deux semblables, salies. Mais la honte peutêtre présente même quand les séquelles sont discrètes voireabsentes. La fin du traitement, pourtant attendue avec impa-tience, n’est pas forcément un moment d’euphorie et peutsusciter l’ inquiétude d’être hors de la protection médicale, dedevoir retrouver la vie quotidienne et les relations sociales.Les séquelles, physiques ou psychologiques, prennent del’ importance une fois la préoccupation vitale en grande partieéliminée, même si la crainte de la rechute persiste longtempset l’enfant comme ses parents confrontent la réalité actuelleau passé, àce qu’elle aurait été sans la maladie. Alors toutesles questions, les doutes, les révoltes qui n’ont pu s’exprimerou se dépasser pendant le temps de la maladie peuventresurgir.

3.16. Désarroi

Moussa (Fig. 8), presque 4 ans, s’efforce de préserver uneimage positive et normale. Il fréquente assidûment l’école duservice mais est par moments débordé par le désarroi etl’angoisse et il mord les infirmières ou son père. Son dessinmontre bien ce clivage : en haut il dessine avec applicationdes chiffres et des lettres mais plus il descend vers le bas de la

Fig. 8. Moussa, 4 ans, traité pour un lymphome abdominal.

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feuille plus les traits deviennent informes et la moitié infé-rieure est envahie par des lignes folles. Ce comportement faithonte à son père qui craint un jugement négatif sur lui dessoignants et ceci le rend intolérant et peu rassurant pourMoussa.

3.17. La préoccupation du temps (du traitement, qui resteà vivre, les repères temporels, l’histoire de la famille àtravers les générations, etc.) apparaît dans les dessins

Jason s’est dessiné, joueur de rugby debout sur une pe-louse dressée derrière lui et qui ne laisse en haut de la feuillequ’une étroite bande de ciel sur lequel se détachent lespoteaux réglementaires qui dessinent le H de l’hôpital. Lapelouse est parsemée de brins d’herbes disposés comme lestraits que les prisonniers tracent sur les murs de leur cellule :quatre traits verticaux barrés par un trait oblique. Cette diffi-culté àse situer dans le temps est souvent exprimée par lesenfants ou les parents : « je vis au jour le jour, entre paren-thèse », « on verra ça plus tard », « je ne veux pas ou je nepeux pas penser au passé, à l’avenir », « j’essaierai de toutoublier quand ce sera terminé » « je ne serai rassuré quelorsque le médecin me garantira à 100 % qu’ il n’y a plusaucun risque, ce qui est impossible évidemment ».

3.18. La distance qui s’est établie entre eux et les autres

Ils disent qu’ ils sont regardés comme des bêtes curieuses,que leurs amis ne veulent plus les voir. Parfois s’exprime lacrainte magique de la contamination ou la difficulté de seconfronter à l’ idée de la mort qu’ ils incarnent, les parentsparfois se sentent honteux et incapables de se confronter auxautres ou leur reprochent leur maladresse et s’enferment dansune solitude de souffrance revendicatrice. Certains ont l’ im-pression d’être des mutants. Daniel s’est dessiné comme unextra-terrestre, comme s’ il n’appartenait plus ànotre société,seulement au cancer.

4. Le regard juste sur ces dessins

Ces dessins peuvent donner, à tort, une image effrayanted’un service de cancérologie pédiatrique. Les enfants peu-vent très bien s’adapter aux traitements, ne montrer aucunsigne de déstabilisation, mais les dessins et les entretiensmontrent qu’ ils traversent une expérience bouleversante.L’ intensité de l’expression ne correspond pas toujours àl’ intensité de ce qui est éprouvé. L’enfant peut accentuer lestraits parce qu’ il se sent en confiance, parce qu’ il craint qu’onne le comprenne pas, ne le prenne pas au sérieux, parce qu’ ilanticipe les difficultés à venir, parce qu’ il concentre dans untemps limité les troubles ressentis dans des périodes plusvastes, parce qu’ il additionne des souffrances différentes. Ilfaut prendre les dessins au sérieux –– et le moindre détail yest important –– mais pas pour argent comptant, considérerqu’ ils ont a priori rapport à l’expérience du cancer mais quel’enfant y investit bien d’autres références. Les dessins sont

le support et la scène d’un dialogue évolutif qui fait leva-et-vient entre l’expérience du cancer et les autres expé-riences qu’ il a pu connaître, entre les préoccupations pourson corps et sa vie et d’autres préoccupations. Ils peuventexprimer ses questions mais aussi transmettre celles de sesparents. L’accompagnement de tous ces enfants tout au longdu déroulement de leur traitement, la connaissance suffisantede leur maladie et de leurs traitements, dans leur grandediversité, aident à être plus attentif au dessin et à sa richesse,àne pas y trop projeter ses propres fantasmes sur le cancer, àêtre plus disponible au dialogue, pendant le temps du traite-ment mais aussi après quand parfois les éléments insuffisam-ment dépassés de l’expérience traversée resurgissent, désta-bilisants, aux moments significatifs de leur vie ultérieure.

Il importe de les aider à faire le lien entre l’expérienceexceptionnelle qu’ ils traversent et les expériences plus bana-les qu’ ils ont connues, que les autres connaissent, mais aussid’aider ceux-ci à la comprendre suffisamment sans pourautant la banaliser.

5. Comment travailler avec ces dessins ?

Le dessin n’est ni description figée ni question uniquemais support évolutif d’un dialogue, scène de théâtre auxmultiples acteurs. Si l’on connaît suffisamment l’enfant etl’oncologie pédiatrique — ses maladies, ses traitements, lesfaçons de faire et de penser des soignants — il est plus faciled’être réceptif à tous les aspects du dessin sans être fascinépar tel détail particulièrement intense ou effrayant, sans pas-ser à coté de l’ indication discrète que l’enfant y met, sansattribuer à l’enfant seul ce qui appartient àsa famille ou àsessoignants, sans donner une valeur durable, voire de structureàun moment du désarroi ou de questionnement de l’enfant, àfaire le lien entre la réalité qu’ il décrit et ses fantasmes. Demême, il importe de faire le va-et-vient entre le corps del’enfant dans sa réalité connue et visible et l’ image qu’ il enmontre dans ses dessins, entre notre regard sur lui et ce qu’ ila touchéen nous, entre tel aspect partiel et la permanence deses traits fondamentaux. Connaissant suffisamment sa situa-tion médicale — sans phobie de ce savoir ni aliénation à lui— nous pouvons être disponibles à son va-et-vient entrecraintes et espoirs, doutes et certitudes, provocations et pu-deur. Se construit ainsi une relation qui se déroule dans satemporalité, différente de celle de la maladie, des traite-ments, non événementielle. Il peut refuser de dessiner parpeur de l’ insuffisance de l’ interlocuteur à l’accompagnersuffisamment loin, d’un regard de pitié, de fausse sympathie,par refus de montrer sa dégradation, par impuissance àexpri-mer la complexité et la violence de son expérience, parcequ’ il est écrasé par l’ impensable. Les gribouillis peuventreprésenter la colère, des mouvements pulsionnels, l’ incapa-cité àaller plus loin, son univers psychique, la défense contrel’envahissement par un imaginaire excessif, stérile. L’ana-lyste doit éviter autant le sentiment de déception dû à l’ab-sence de représentation que la fascination face à un imagi-naire riche et séduisant mais qui font un écran et toujours être

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attentif à la question : « qui suis-je pour lui, comment mevoit-il ? » L’enfant attend qu’ il transmette son questionne-ment à ses autres interlocuteurs privilégiés mais en respec-tant l’opacité relative de son discours, afin de préserver sajuste relation àeux — chacun dans sa fonction spécifique —en atténuant les malentendus et les incompréhensions.

Le psychanalyste n’est pas un observateur neutre mais estpris dans une relation transférentielle intense avec l’enfantqui s’adresse à lui comme interlocuteur unique –– compre-nant suffisamment ses questions et sa réflexion, capable desupporter leur violence derrière la séduction apparente desdessins et de l’accompagner aussi loin qu’ il le souhaite —,comme membre de l’équipe soignante, comme membre de lasociété àlaquelle tous deux appartiennent, comme support debeaucoup d’autres interlocuteurs réels ou fantasmatiques,proches ou lointains.

6. Conclusion

Les dessins et les entretiens psychothérapeutiques partici-pent aux efforts de l’enfant pour se déprendre de la violencedu cancer, échapper aux logiques contraignantes dans les-quelles il peut être pris (« destin » familial ou individuel,explication médicale, etc.), construire une histoire de sa vieet de celle de sa famille qui est la sienne, qui lui convientsuffisamment, qui donne sens et valeur à sa vie.

Remerciements

Merci à Lorna Saint Ange pour son aide à la traduction.

Références

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