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5/15/15 1:03 PM L'histoire de Michelle Perrot Page 1 of 16 http://www.cairn.info/article_p.php?ID_ARTICLE=TGS_008_0005 5-20 Distribution électronique Cairn pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit. L’histoire de Michelle Perrot Entretien avecMargaret Maruani etChantal Rogerat Mon féminisme 1 Jeune étudiante, Michelle Perrot voulait faire son mémoire de maîtrise sur le féminisme. Simone de Beauvoir l’avait séduite, mais son professeur l’orienta vers le monde ouvrier. De fait, la problématique des classes sociales précéda chez elle celle des rapports de sexe. 2 Cette marche incessante de l’histoire entre le présent et le passé que Michelle Perrot connaît bien l’entraîna, au sortir des mouvements féministes des années 70, à mettre en questions ce que l’on appelait "l’histoire des femmes". Cette expression ambiguë, écartée quelques années plus tard par les historiennes elles-mêmes, a cependant contribué à remettre en cause la conception même de l’histoire. Michelle Perrot accepterait-elle alors que l’on dise d’elle qu’elle est une "médiatrice" pour plus d’une génération ? 3 Margaret Maruani et Chantal Rogerat 4 Margaret Maruani : Comment êtes-vous devenue féministe ? Quel événement, au singulier ou au pluriel ? Quelles situations ? Quels processus ? Est-ce que ça s’enracine dans votre biographie personnelle, professionnelle ? Est-ce que ce sont vos lectures ? 5 Michelle Perrot : Cela dépend de ce qu’on entend par "féministe"… Mon

L'Histoire de Michelle Perrot

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    5-20

    Distribution lectronique Cairn pour La Dcouverte La Dcouverte.Tous droits rservs pour tous pays. Il est interdit, sauf accord pralableet crit de lditeur, de reproduire (notamment par photocopie)partiellement ou totalement le prsent article, de le stocker dans unebanque de donnes ou de le communiquer au public sous quelque formeet de quelque manire que ce soit.

    Lhistoire de Michelle Perrot

    Entretien avecMargaret Maruani

    etChantal Rogerat

    Mon fminisme

    1Jeune tudiante, Michelle Perrot voulait faire son mmoire de matrise sur lefminisme. Simone de Beauvoir lavait sduite, mais son professeur lorienta vers le

    monde ouvrier. De fait, la problmatique des classes sociales prcda chez elle celle

    des rapports de sexe.

    2Cette marche incessante de lhistoire entre le prsent et le pass que Michelle Perrotconnat bien lentrana, au sortir des mouvements fministes des annes 70,

    mettre en questions ce que lon appelait "lhistoire des femmes". Cette expression

    ambigu, carte quelques annes plus tard par les historiennes elles-mmes, a

    cependant contribu remettre en cause la conception mme de lhistoire. Michelle

    Perrot accepterait-elle alors que lon dise delle quelle est une "mdiatrice" pour

    plus dune gnration ?

    3Margaret Maruani et Chantal Rogerat

    4Margaret Maruani : Comment tes-vous devenue fministe ? Quel vnement, ausingulier ou au pluriel ? Quelles situations ? Quels processus ? Est-ce que a

    senracine dans votre biographie personnelle, professionnelle ? Est-ce que ce sont

    vos lectures ?

    5Michelle Perrot : Cela dpend de ce quon entend par "fministe" Mon

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    "fminisme" fut dabord une rbellion contre la condition faite aux femmes, que je

    ressentis fortement en terminale, au moment des choix dcisifs. Javais t duque

    dans un collge religieux, trs traditionnel en la matire. Lors dune confrence

    faite aux "dames" nos mres -, un certain Pre de Grand Maison leur avait dit :

    "une femme doit tre leve la premire et couche la dernire". Ma mre avait t

    scandalise. Fille de fonctionnaires laques, ancienne lve du lyce Fnelon, elle ne

    partageait pas du tout cette manire de voir. Pas plus que mon pre, du reste, qui

    moffrait un tout autre modle. Bizarrerie dune ducation compltement

    contradictoire.

    6MM : Quel tait ce modle paternel ?

    7MP : Mon pre tait moderne, sportif, amateur de chevaux et de voitures decourses, lecteur de littrature amricaine. Il tait rentr de la guerre (14-18), quil

    avait faite dans les tranches, rvolt, sans illusion et sans engagement,

    irrespectueux, un peu anar. Ctait un pre fantaisiste et anti-conformiste, qui me

    traitait comme le garon quil aurait sans doute voulu avoir.

    8MM : Vous ntiez pas en quelque sorte le garon manquant ?

    9MP : Oui, probablement. Et ce fut une chance. Trs attentif mes rsultatsscolaires, mon pre me parlait travail, profession : pourquoi pas la mdecine ? Il me

    poussait faire du sport, voyager, surtout avoir une vie indpendante. "Ne te

    mets pas un homme sur le dos", me disait-il, ce qui ne ressemblait gure au langage

    des religieuses du Cours Bossuet, rue de Chabrol, Paris.

    10Chantal Rogerat : Il a exist des collges religieux trs diffrents Plus ou moinsouverts sur le monde. Le vtre ?

    11MP : Cet ordre "de la Retraite", dont la maison-mre tait Angers, domicile de magrand-mre qui lavait conseill pour que je reoive une ducation religieuse

    convenable, tait fort traditionnel. Au moment de Vichy, les "scularises" avaient

    repris avec bonheur le costume religieux, sauf une, visiblement hostile, et dont la

    famille (nous lapprmes plus tard) fut trs rsistante. Ainsi, il savrait difficile

    dchapper aux conflits dans ce Paris de lOccupation. Dans cet externat, les

    influences extrieures pntrrent de toutes parts. Ainsi, par les tudiantes

    auxquelles les religieuses faisaient appel pour enseigner les sciences et les langues.

    Elles tranchaient singulirement et nous apportaient lair du dehors. Telle Benote

    Groult, qui nous enseignait langlais et voquait avec humour ses lves, "trente

    deux fillasses en ge ingrat, qui ricanent de tout ce qui nest pas parfaitement banal[1]

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    La condition ouvrire

    ". Ces tudiantes, nous les aimions bien et cest avec lune dentre elles que jai le

    plus parl des tudes futures, des choix possibles et de cette vie dtudiante qui

    mattirait tellement

    [1]

    12CR : A la fin de vos tudes secondaires, votre choix de lhistoire, tait-ce un choixfministe ?

    13MP : Non. Pas du tout. Dun ct, ctait un choix ngatif : ce que je pouvais fairedans un maquis de routes barres par le niveau mdiocre des tudes au Cours

    Bossuet, du moins en sciences, ou en philosophie, rduites un thomisme

    envahissant (mon intrt pour Bergson stait heurt aux rticences de mon

    professeur). Dun autre, ctait un choix positif, suggr par mon incroyable esprit

    de srieux et par lexprience de la guerre, vcue en spectatrice de plus en plus

    passionne et inquite. La littrature me paraissait futile. Lhistoire me semblait

    plus en prise avec mon temps. Peut-tre permettait-elle de comprendre quelque

    chose ce monde violent, opaque, excitant.

    14MM : Et la politique, ce moment-l ?

    15MP : Je ny pensais pas directement. Certes, ma mre avait vot, avec beaucoup desatisfaction, en 1945, pour la premire fois ; et elle fut, toute sa vie, une lectrice

    dcide. Mais je ne pensais pas quune fille pouvait "faire de la politique". Ce qui

    mattirait, ctait lactualit, le social, le monde ouvrier.

    16CR : Justement, pourquoi cette attirance pour le monde ouvrier, vous qui n tiezpas directement en contact avec

    17MP : La classe ouvrire sest en quelque sorte impose moi comme la figure delAutre la plus absolue, et ceci de plusieurs manires. Par lactualit : le Front

    Populaire, vcu Paris, dans le Paris du Centre mon pre avait un magasin de

    cuirs en gros rue Saint-Denis et nous demeurions rue Grenta populaire et vivant.

    Dans ce quartier du Sentier, il y avait beaucoup de fabriques occupes, ornes de

    rouge, o lon chantait. Lt suivant, ma famille se dchirait propos des congs

    pays ; mon pre tait pour, ma tante contre et les enfants comptaient les coups

    durant les repas qui nallaient pas jusquau dessert

    18Par la morale chrtienne qui exigeait que nous soyons utiles et gnreuses, elle

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    La grve

    cultivait le sentiment de culpabilit, que jprouvais trs fortement, exaltait le

    dpassement et le don de soi, que la guerre portait leur paroxysme. Le Cours

    Bossuet avait deux terrains de prdilection : loutre-mer Afrique Extrme-

    Orient vangliser (que de petits chinois nai-je pas "rachets" avec du papier

    dargent de chocolat assaisonn de quelques "sacrifices") ; la classe ouvrire

    secourir et reconqurir, la fois figure du pauvre et terre de croisade. En 1943,

    parut un livre de labb Godin, France, pays de mission, o il montrait la classe

    ouvrire exploite, abandonne, athe, perdue de Dieu et pour Dieu. On

    commenait parler des prtres-ouvriers que soutenait le cardinal Verdier, familier

    du Cours. Ils travaillaient en usine. Des femmes y allaient aussi, telle Simone Weil,

    dont un peu plus tard lexprience et les livres La pesanteur et la grce, La

    condition ouvrire me fascinrent. Jai un temps pens travailler en usine. Mais

    vellitaire, je ne le fis jamais.

    19Jeus cependant, quelques annes plus tard, jeune professeur Caen, loccasion detravailler avec des prtres de la Mission de France, curs des paroisses ouvrires du

    Plateau Mondeville, Giberville, Colombelle site dimportantes usines

    mtallurgiques Schneider (aujourdhui dmanteles). Avec Jean-Claude Perrot et,

    un moment, Jean Cuisenier, futur directeur du Muse des Arts et traditions

    populaires, nous avons men des enqutes sur les pratiques religieuses,

    dmographiques et culturelles des ouvriers de La Socit Mtallurgique de

    Normandie, la manire de Gabriel Le Bras et Henri Lefebvre.

    20Paralllement, je militais dans un groupe de chrtiens progressistes (expression delpoque), fond par Jacques Chatagner, qui publiait un mensuel, La Quinzaine. En

    l955, Rome suspendit lexprience des prtres-ouvriers, considrs comme des

    fouriers du communisme. La Quinzaine protesta et fut condamne. Du coup, je

    rompis avec lEglise et avec la foi de ma jeunesse.

    21MM : Avez-vous t attire par le communisme ?

    22MP : Oui. Trs fortement. Il me paraissait incarner la classe ouvrire, la lutte pourla justice sociale et dessiner lavenir. Et puis, en 1955, dbute la guerre dAlgrie et

    je pensais que le parti communiste serait la principale force dopposition cette

    guerre injuste, dont nous avons su trs vite la cruaut, les tortures. Pierre Vidal-

    Naquet tait assistant luniversit de Caen et nous lavons soutenu dans laffaire

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    Audin. Dans la foule, jai adhr au PCF o je suis reste trois ans, de 1955 1958,

    srieusement refroidie par le rapport Kroutchev et linsurrection hongroise de 1956.

    Lorsque nous avons quitt Caen pour Paris, je nai pas repris ma carte. Mais durant

    longtemps, je me suis sentie "compagnon de route", la manire de Sartre,

    rpugnant non seulement lanticommunisme, mais mme la critique du

    communisme. A cet gard, jai particip "lillusion" de ma gnration.

    23MM : Et vous avez fait votre thse sur les ouvriers ? Pour vous, tait-ce un acteengag ?

    24MP : Oui. Et pour le comprendre, il faut revenir la Sorbonne des annes 1947-1951, o je fus une tudiante heureuse. Tandis que Fernand Braudel rgnait sur

    lEcole des Hautes tudes, Pierre Renouvin et Ernest Labrousse rgnaient sur la

    Sorbonne. Successeur de Marc Bloch lInstitut dhistoire conomique et sociale,

    socialiste engag, Labrousse attirait les tudiants par son loquence et par sa

    rigueur. Partisan dune histoire quantitative des conjonctures et des structures,

    introducteur de lhistoire du mouvement ouvrier, il correspondait aux engagements

    et aux exigences dalors. Il fut mon matre et je lui dois beaucoup. Jai fait avec lui

    ma matrise (sur les "coalitions" ouvrires de la Monarchie de Juillet), puis, aprs

    lagrgation, ma thse. En vrit, je naurais pas fait ce travail sans la vive incitation

    de Labrousse, dont jai t lassistante, quelques annes plus tard, la Sorbonne.

    25CR : Quand vous criviez dans les annes 1980 que le monde ouvrier taitcomplexe, ambigu et contradictoire, vous alliez lencontre des thses

    communistes les plus rpandues. Est-ce que vous vous sentiez cependant bien

    entoure, au sein dun petit groupe efficace dhistoriens, entoure par dautres

    collgues qui eux aussi travaillaient dans ce sens ?

    26MP : Oui. Le dsir de fonder une histoire ouvrire "scientifique", cest--diremarxiste, mais dgage des prsupposs idologiques du parti communiste, que

    nous critiquions svrement, tait une volont labroussienne, partage par de

    nombreux intellectuels et chercheurs. Contribuer donner la classe ouvrire une

    histoire digne de ce nom, ctait une manire de la rejoindre et de la servir sans

    servilit. Ctait faire apparatre dans un horizon qui ignorait un acteur historique

    de premire grandeur, dont nous pensions quil dtenait les clefs de lavenir. Le

    naufrage politique et laffaiblissement sociologique de la classe ouvrire rendent

    aujourdhui cette perception difficile comprendre.

    27Autour de lInstitut dhistoire conomique et sociale de Labrousse, dont je

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    Lhistoire des femmes

    moccupais, et de lInstitut franais dhistoire sociale, anim par Jean Maitron,

    auteur dune thse sur lhistoire de lanarchisme en France et fondateur de cette

    immense entreprise qua t le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier

    franais, vritable "lieu de mmoire" que Pierre Nora a du reste inclus dans son

    clbre ouvrage , les rencontres, les colloques, taient nombreux. Jean Maitron et

    moi avons organis en 1960 un colloque sur "le militant ouvrier", do est sorti Le

    Mouvement Social, principale revue dhistoire ouvrire, depuis largie lensemble

    du social, aux femmes et, dsormais, ouverte au genre .

    [2]

    [3] [4]

    28Tandis que je faisais ma thse sur les grves ouvrires, Rolande Tremp travaillaitsur Les mineurs de Carmaux et Yves Lequin, sur Les ouvriers du Lyonnais .

    Lcole anglaise tait encore plus dynamique, autour de la revue Past and Present,

    et le grand livre de E.P. Thompson, The making of the English Working Class

    (Londres, 1964). Lhistoire sociale, et notamment ouvrire, correspondait une

    interrogation, voire une conviction, collectives. Elle tait alors son apoge.

    [5] [6]

    29MM : Vous faites donc votre thse sur les ouvriers en grve. Et les ouvrires ?

    30MP : Dans les annes 1960, on voyait la classe ouvrire comme une formationsociale masculine et, plus encore, le mouvement ouvrier. Les travaux de Madeleine

    Guilbert faisaient exception. Pour ma part, je rencontrais les femmes dans les

    grves et leur ai consacr un chapitre , qui est mon premier texte sur lhistoire des

    femmes. Jtais frappe par leur place minoritaire et seconde. En effet, si lmeute

    de subsistance est fminine, parce quon attend des femmes quelles veillent au pain

    et son prix , la grve, acte de producteurs, est virile et les femmes y sont presque

    considres comme dplaces. Patrons et policiers ont leur gard une attitude

    paternaliste et souvent mprisante et les ouvriers naiment pas voir leurs femmes

    dans la rue. Mal organises, peu soutenues, les grves de femmes chouent plus que

    les autres. La diffrence des sexes dans la pratique de la grve mavait surprise et je

    la souligne. Mais javais tendance y voir lexpression du consentement des femmes

    leur rle. "Univers de dfaite et de soumission", ai-je crit. La "conscience de

    genre" me manquait.

    [7]

    [8]

    [9]

    31MM : Mais alors comment tes-vous passe lhistoire des femmes ?

    32MP : Par 1968 et surtout par le mouvement des femmes. 1968, je lavais vcu la

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    Sorbonne, intensment. Les femmes y taient trs prsentes, mais au second plan,

    comme dailleurs les questions de sexe et de sexualit. En 1969, javais opt pour

    Paris 7, universit nouvelle qui me tentait par sa volont pluridisciplinaire et anti

    hirarchique. En 1971, jai soutenu ma thse et jtais en quelque sorte libre,

    disponible pour de nouvelles aventures. En loccurence, celle du mouvement de

    libration des femmes, dont Jussieu (Paris 7) allait tre justement un picentre. Je

    participai comme militante de base la plupart des manifestations, ptitions,

    meetings. Avec Franoise Basch, ma collgue Paris 7, nous avons fond

    lautomne 1974, un "Groupe dtudes fministes" (GEF), non mixte, espce de

    groupe dauto-conscience lamricaine, trs anim, trs actif pendant quelques

    annes, o lon abordait toutes sortes de questions : avortement, viol,

    homosexualit, prostitution, travail domestique, psychanalyse Les discussions y

    taient trs vives, voire conflictuelles, notamment autour de Psych et Po, fond par

    Antoinette Fouque. Grce Franoise Basch et ses collgues de lInstitut danglais

    Charles V, les contacts avec les Womens studies furent intenses.

    33Dun autre ct, je me demandais comment inflchir mon travail propredhistorienne du ct des femmes. Dautant plus que, titularise comme professeur,

    javais des responsabilits et des possibilits nouvelles, dans une universit qui

    nous encourageait linitiative. Cela se fit rapidement. Au printemps 1973, je

    proposai Pauline Schmitt (actuellement professeur Paris l) et Fabienne Bock

    (professeur Marne la Valle) de lancer un cours sur les femmes. Dans notre

    incertitude thorique et pratique, nous lavions intitul : "Les femmes ont-elles une

    histoire ?". Dpourvues de matriaux, nous avions sollicit des sociologues au

    premier semestre : Andre Michel ouvrit le cours, dans une atmosphre houleuse

    (les garons, gauchistes surtout, chahutaient le cours). Et des historiens au second :

    Pierre Vidal-Naquet, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy-Ladurie, Jean-Louis

    Flandrin, Mona Ozouf, Marc Ferro acceptrent de sinterroger sur la place quils

    avaient faite aux femmes dans leurs recherches. Ce fut passionnant. Par la suite,

    nous prmes notre sort en mains pour parler de "Femmes et famille", "Femmes et

    travail", "Histoire des fminismes" etc.

    34Enfin, jorganisai des sminaires sur divers thmes de lhistoire des femmes,largement ouverts sur lextrieur, et qui connurent un grand succs, y compris

    ltranger. Les chercheuses italiennes, grecques, amricaines ou autres, savaient

    que le lundi de 18 20 heures, on pouvait toujours passer et je prenais soin de

    garder le mme lieu. Les demandes de matrises et de thses affluaient (jai fait

    soutenir prs de 50 thses sur des sujets touchant lhistoire des femmes). Ainsi

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    sest constitue une "accumulation primitive" qui a permis dexplorer et de baliser

    un domaine, en attendant des synthses plus ambitieuses.

    35MM : Et puis vous avez fait, je me souviens, en 1978, ce colloque Vincennes avecMadeleine Rebrioux ?

    36MP : Oui, ctait le temps aussi des premiers colloques. En 1975, il y avait eu Aix-en-Provence, linitiative dYvonne Knibiehler une pionnire de lhistoire des

    femmes une rencontre sur "Femmes et sciences humaines", o javais prsent un

    premier tat des travaux : "O en est en France lhistoire des femmes ?". En 1978,

    Madeleine Rebrioux avait organis ce colloque de Vincennes sur "Femmes et

    classe ouvrire". Jy ai parl de la mnagre, qui me proccupait beaucoup alors.

    37MM : L, vous teniez les deux sujets : femmes et classe ouvrire. Je me souviens dece colloque. Il a t un moment fort de la fin des annes 70.

    38Mais voil, il y a une question un peu plus rcurrente quon souhaitait vous poser.Pour vous, quels sont les liens entre engagement, militantisme, travail

    scientifique, travail de recherche Est-ce que le fminisme a chang votre point de

    vue l-dessus ?

    39MP : Oui, et de manire forte. Tant quil sagissait du monde ouvrier, dont je ntaispas, le travail de recherche tait une chose et lengagement, une autre. Travailler

    avec les prtres-ouvriers, rejoindre le parti communiste, militer contre la guerre

    dAlgrie sont des engagements dans la cit o les frontires sont plus nettes. Elles

    autorisent la dichotomie, voire une certaine schizophrnie. Lorsque je travaillais

    sur les grves ouvrires, javais parfois un sentiment dtranget et dinutilit. Je me

    demandais pour qui et pour quoi je travaillais. Ceci nintressait ni les ouvriers, ni

    mme le syndicalisme ouvrier, indiffrent, voire mfiant vis--vis des recherches

    universitaires perues comme inutiles et ventuellement critiques. Et comme

    lhistoire dite "ouvrire" navait pas bonne rputation dans le milieu universitaire

    parce quon la souponnait dtre entache de militantisme, justement, alors, quoi

    bon se donner tant de mal ? Avec le fminisme, cest tout fait diffrent.

    40CR : Il tait moins extrieur vous ?

    41MP : Oui. Il lgitimait des questions personnelles et prives que javais toujoursrefoules comme hors jeu de lhistoire et dont il montrait et revendiquait la

    centralit. Ctait une libration, des retrouvailles avec les femmes et avec la femme

    en moi. Ctait la possibilit de concilier un projet politique le mouvement des

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    La question de la lgitimit

    femmes, un projet intellectuel crire lhistoire des femmes et un projet

    existentiel et personnel. Ctait la subjectivit autorise ou du moins instrument

    privilgi. Do laspect ludique de la chose, si vivement ressenti par la plupart et en

    tout cas, par moi. Au point que je me demandais parfois si ce ntait pas un peu

    excessif et peut-tre menteur.

    42MM : Vous vous disiez : c est un peu trop ?

    43MP : En fait, ultrieurement, je me suis pos cette question. Mais dans ces dbutsallgres, jprouvais au contraire un sentiment de lgitimit et dunit en mme

    temps que de comprhension renouvele.

    44CR : Vous tiez dans un milieu universitaire qui vous encourageait ?

    45MP : Oui. Universit nouvelle, la manire de Paris 8-Vincennes, mais moinspolitise, Paris 7-Jussieu encourageait les initiatives, la pluridisciplinarit, les

    enseignements nouveaux. Professeure, je pouvais faire un peu ce que je voulais et

    jen ai profit pour dvelopper les recherches sur les femmes. Yvonne Knibiehler

    Aix-en-Provence, Rolande Tremp Toulouse o oeuvrait Marie-France Brive,

    prmaturment disparue, faisaient de mme. En 1982, le colloque de Toulouse sur

    les recherches fministes fut un moment important de lgitimation et de

    cristallisation. Jy prsentai un rapport sur ltat de la recherche sur les femmes

    dans les sciences sociales et humaines, remis par ailleurs Maurice Godelier, futur

    directeur du CNRS. Une ATP (action thmatique programme) fut instaure au CNRS.

    Puis, Yvette Roudy obtint la cration de quelques postes dtudes fministes (dont

    un en sociologie Paris 7). On entrait dans une phase de reconnaissance et de

    relative institutionnalisation.

    46CR : Ainsi lenvironnement masculin ne vous a pas gne parce que vous tiez enposition de pouvoir ? Mais ne vous a-t-on pas reproch dtre fministe dans votre

    secteur professionnel ?

    47MP : Paris 7 tait, encore une fois, un lot favorable et les collgues masculinstaient trs solidaires. La conjoncture tait ouverte. Ainsi, au colloque de Saint-

    Maximin, en 1983, sur le thme "Une histoire des femmes est-elle possible ?",

    Roger Chartier, Jacques Revel et Alain Corbin se joignirent nous pour une

    rflexion commune qui esquissait celle du genre. Toutefois, il sagit l dhistoriens

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    novateurs et attentifs ces problmes. Pour le plus grand nombre, lhistoire des

    femmes navait pas lieu dtre. Pour certains, ctait mme un abandon. Quitter le

    mouvement ouvrier au profit des femmes apparaissait comme farfelu, voire

    vaguement scandaleux.

    48MM : Auriez-vous pu avoir la lgitimit que vous avez acquise sur lhistoire desfemmes si vous naviez pas crit, auparavant, "les ouvriers en grve" ?

    49MP : Probablement pas. Cest aux ouvriers en grve que je dois ma lgitimit. Cettethse dhistoire sociale mavait permis de jouer dans la cour des grands. Aprs, libre

    moi dentreprendre autre chose, mme si ctait dommage.

    50Je pense que la gnration suivante, celle de mes "lves" par exemple, qui acommenc demble par lhistoire des femmes, ont eu plus de difficults sintgrer

    luniversit ou la recherche et surtout, obtenir une position reconnue et des

    moyens convenables. On a tendance les marginaliser, considrer quelles

    travaillent dans un sous-secteur.

    51CR : Vous ne diriez tout de mme pas que, comparativement ce que vous avezvcu, lors de la cration des cours et sminaires Paris 7, la marginalit sest

    accrue ?

    52MP : Non. Mais la situation est ambigu et contradictoire. Dun ct, il y areconnaissance dun domaine, considr au besoin comme dynamique, surtout

    grce lHistoire des femmes en Occident, et la lgitimit que la co-direction avec

    Georges Duby lui a apporte . Colloques, publications, numros spciaux de

    revues se sont multiplis et les collgues pensent dsormais inclure "la question

    des femmes" dans leur agenda. Mais dun autre ct, la considration demeure

    souvent teinte de condescendance et dune certaine dfiance pour le militantisme

    initial, ou latent, qui a marqu cette recherche. Les bases institutionnelles, en

    histoire particulirement, restent faibles. Ni postes flchs, ni centres de recherche.

    Rien danalogue au foisonnement des Womens Studies et des Gender Studies

    amricains. On allgue toujours en France le risque de communautarisme. Il est

    vrai aussi que nombre de femmes universitaires ny tiennent pas et que la tradition

    universaliste, qui cimente lhistoire et lhistoriographie franaises, nous a rendues

    timores. La crainte du "ghetto" nous a freines dans la revendication des

    structures minimales ncessaires. Sous cet angle, lhritage est maigre et la tche

    des nouvelles gnrations nest pas facile.

    [10]

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    Recherche fministe, recherche sur les femmes

    53MM : Au fait, comment dites-vous ? Recherche fministe, sur les femmes, sur legenre ?

    54MP : Recherche "fministe", non, si lon sous-entend un point de vue normatif, un"politically correct" militant. Mme si je me sens redevable et solidaire de la

    rflexion fministe. Mais mme si la domination masculine est une hypothse

    majeure, cela ne veut pas dire par exemple -que "les femmes ont toujours raison",

    que les Amazones sont une ralit, que le matriarcat tait ltat originel du monde

    ou que le droit de cuissage tait lordinaire de la fodalit. Strotypes, contre-

    vrits et langue de bois me paraissent de redoutables cueils, qui empcheraient

    de chercher, voire de penser. Et puis, lhistoire est une discipline construite, avec

    des pratiques solidement implantes, qui ont conduit Marc Bloch parler du

    "mtier" dhistorien. Un legs difficile rcuser, mme si ltrange silence qui pse

    sur les femmes a men la qute dautres sources, induit des mthodes et des

    approches diffrentes. Mais comme souvent en histoire, cest la question pose qui

    introduit novation et ventuellement rupture. "Rupture pistmologique" ? Ctait

    lambition des annes l975-85. Mais je ne suis pas certaine quon lait opre.

    55Recherche sur les femmes, donc. Et cest toujours ncessaire, tant il y a dedcouvertes faire, mme au niveau de la description empirique. Lapprhension

    dun lieu, dune activit, dun mtier, dune vie sont toujours des chemins

    pertinents. Mais une histoire rsolument relationnelle, qui pose la question du

    genre, cest--dire de la diffrence des sexes socialement construite.

    56Et lhistoire du genre, directement apprhende, en elle-mme, comme objetprincipal, me parat ouvrir des perspectives nouvelles, dj largement empruntes.

    57CR : Avez-vous dans votre rflexion et votre manire dapprhender la question,modifi votre problmatique tout au long de ces annes ?

    58MP : Oui, srement. Mme sil a t clair ds le dpart quon ne pouvait fairelhistoire des femmes sans tenir compte de lautre sexe, sans poser la question de la

    diffrence des sexes. Mais on peut le faire de manire plus ou moins directe, plus ou

    moins explicite. A Saint-Maximin, en 1983, on posait la question du pouvoir, ligne

    de fracture et de rencontre entre hommes et femmes ; Alain Corbin parlait du "sexe

    en deuil" et de la souffrance masculine ; Jacques Revel invitait sortir de

    lopposition binaire du masculin/fminin, pour aborder les frontires indcises, les

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    inversions de rle, voire de sexe lhermaphrodisme, lhomosexualit, tels quils

    avaient t perdus et penss dans les sicles passs . Ctait une invitation

    prendre le genre bras-le-corps.

    [11]

    59MM : Les historiennes sen sont saisies les premires

    60MP : Peut-tre. Grce Simone de Beauvoir qui, dans Le Deuxime sexe (1949), adconstruit la soi-disant naturalit du genre, de manire lumineuse. Mais il a fallu

    du temps pour se lapproprier. Et la mdiation amricaine. Les historiennes

    amricaines comme Joan Landes et Joan Scott, qui de surcrot travaillaient sur la

    France, ont dvelopp cette problmatique du genre et en ont fait, comme dit Joan

    Scott, une catgorie utile de lanalyse historique . Franoise Thbaud a analys

    ce "temps du Gender", plus conceptualis, mieux thoris et un colloque rcent a

    montr les nouveaux dveloppements quil entrane, notamment du ct du

    masculin, de la dconstruction de la virilit . Ainsi, une histoire des hommes, en

    tant quidentit, est dsormais possible.

    [12]

    [13]

    [14]

    61CR : Vous parliez de Simone de Beauvoir. On ne la reconnat toujours pas commephilosophe.

    62MP : En effet. Les programmes de philosophie parlent peu ou pas delle et leshistoriens des intellectuels, plus encore les biographes de Sartre, continuent la

    situer dans lombre de Jean-Paul. Pourtant le Deuxime sexe a sans doute eu

    autant, voire plus dinfluence dans le monde que lEtre et le nant . Mais il est

    toujours difficile aux femmes dtre admises au rang des penseurs et par

    consquent des philosophes.

    [15]

    63CR : Comment se fait-il que vous vous soyiez intresse lhistoire carcrale ?Quel rapport avec lhistoire ouvrire, celle des femmes ?

    64MP : Il y a, me semble-t-il des raisons de fond et de conjoncture. De fond (maiscest peut-tre une vue a posteriori) ; je me suis intresse surtout aux domins,

    quil sagisse des ouvriers, des prisonniers ou des femmes. Cest au bout du compte

    le trait commun que je trouve entre ces catgories de personnes. Pourquoi ? Est-ce

    le rsultat de mon ducation chrtienne ? du fort sentiment de culpabilit qui

    mhabite et qui a sans doute t un de mes moteurs dans lexistence ? Je ne sais. En

    tout cas, les silences, les ombres, la nuit, le secret, le cach, mattirent. Quant aux

    raisons conjoncturelles, elles senracinent dans lhorizon post-1968 dont Paris 7-

    Jussieu est une caisse de rsonance. On y traite de la marginalit, du vagabondage,

    de la rsistance et de la rbellion. Puis, surviennent en 1971-72, les rvoltes des

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    Agir pour son temps

    prisons, la fondation du GIP (Groupe dinformations /prisons) par Michel Foucault,

    dans une dmarche caractristique de "lintellectuel spcifique" quil prconisait.

    En 1975, il publia Surveiller et Punir. Naissance de la prison (Paris, Gallimard) ; un

    grand livre sur lhistoire du carcral et plus largement de la discipline. De mon ct,

    javais entrepris ds 1972 des recherches sur lhistoire des prisons. Jeus loccasion

    de rencontrer Foucault et de travailler avec lui. Plus tard, avec Robert Badinter :

    durant six ans (1986-92), nous avons organis un sminaire lEHESS sur "la prison

    rpublicaine", o venaient beaucoup dtudiants de Jussieu (curieusement, les

    garons soccupaient de la pnalit et des prisons, et les filles, davantage de

    lhistoire des femmes).

    65CR : En quelque sorte, vous avez refus dappartenir au seul ple fminin ?

    66MP : Je ne voulais abandonner ni le monde du travail, dans lequel javais beaucoupinvesti, ni le carcral que je dcouvrais. Je voulais croiser ces directions, et bien

    dautres encore (comme celle des ges de la vie, de la jeunesse surtout, qui ma un

    temps retenue). Pourtant, laxe dominant est devenu lhistoire des femmes et celle

    du genre, qui correspondait la demande la plus forte et mon intrt majeur.

    67MM : Aujourdhui, si vous veniez juste de passer lagrgation et que vous deviezchoisir un sujet de thse, sur quoi travailleriez-vous ?

    68MP : Quelle question ! Sur les femmes, peut-tre. Mais peut-tre aussi sur desmondes plus lointains : lAfrique ; les migrations ; les enjeux stratgiques ou, au

    contraire, lart, la cration. Plutt sur la priode contemporaine, voire le temps

    prsent. Mais peut-tre que je ne choisirais pas lhistoire, qui a t malgr tout un

    choix sous contrainte. Mais quelque chose de plus actif : le journalisme en

    commenant par le grand reportage. Jadmire beaucoup les jeunes femmes

    aujourdhui "grands reporters" et au contact avec lvnement. Encore que, le nez

    sur la vitre, on ne voit pas ncessairement grandchose. Ou alors, loppos, la

    philosophie, que je naurais jamais ose.

    69En vrit, jaurais aim un don artistique, tre cantatrice par exemple. Fairequelque chose de vritablement crateur, tre une vritable crivaine. Lhistoire,

    cest de lartisanat quon fabrique avec des matriaux On interprte, plus quon ne

    cre.

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    70CR : Mais vous avez cr lhistoire des femmes ?

    71MP : On peut dire a. Mais lhistoire est trs vite obsolte. Que lit-on des historiensdil y a cinquante ans ? A peu prs rien. Mme les mauvais romans tmoignent plus

    sur leur temps. Pont fragile entre le pass et le prsent, le rcit historique est

    particulirement fugace. Je me souviens avoir fait vivement ragir mon matre

    Labrousse, auquel je disais : "Monsieur, on ncrit que pour son temps". "Non", me

    dit-il (et je noublierai jamais son regard bless) ; "Michelle Perrot, on crit pour

    lternit". Sans doute traduisait-il le dsir et langoisse de lhistorien, plus que

    dautres aux prises avec lcoulement du temps.

    72Bref, si je pouvais choisir, maintenant, je ne ferai pas dhistoire ; mais quelquechose de plus crateur. Mais encore faut-il en avoir le talent et cest un vu pieux.

    73MM : Au-del de lhistoire ma question est double -, la fois en termes derecherche et aussi en termes de droit pour les femmes, est-ce quil vous semble

    quon a vraiment avanc ? Est-ce qu il vous semble qu il y a des angles morts, qu

    il y a des clous enfoncer, des choses qui ne bougent pas ?

    74MP : Jprouve des sentiments contradictoires. Dabord, spontanment, lesentiment vif dun changement dans la "condition" et surtout la place des femmes

    dans les socits occidentales : dans ma socit, ma famille, ma vie mme.

    Lavnement des femmes comme sujet, il me semble lavoir prouv. Mais nest-ce

    pas un effet du discours mme de cette histoire que jai contribu construire ? A la

    rflexion, dans un second temps, je vois les frontires des savoirs et des pouvoirs

    qui sans cesse se recomposent, avec toujours cette "valence diffrentielle" que

    souligne Franoise Hritier comme une structure quasiment invariable et selon

    laquelle le masculin toujours est suprieur au fminin. Ce qui se vrifie, par

    exemple, dans les secteurs professionnels qui se fminisent. Et puis, il y a le

    spectacle du monde, les violences faites aux femmes, premires victimes des

    guerres, qui touchent dsormais plus les civils que les combattants, des pandmies

    (ainsi le sida, en Afrique surtout), de la misre, de la pauvret qui contraint la

    prostitution. Alors, est-ce que cela a tellement chang ? Et pourtant, la

    mondialisation peut tre une chance pour les femmes. Et de toutes faons, cest

    lhorizon de nos vies.

    75MM : Et l, quest-ce quon fait ?

    76MP : Ne pas lcher le quotidien, limmdiat, ce quil est possible de faire. Rflchirsur le symbolique et le moyen de changer sa reprsentation.

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    77CR : Vous avez dit rcemment dans le Monde, quil y avait une crise de lidentitmasculine.

    78MP : Il me semble en effet (et les politologues comme Pascal Perrineau et MarietteSineau pensent de mme) que la crise didentit masculine redouble celle de la

    classe ouvrire et explique, en partie, le vote pour le Front National. Les hommes

    votent plus volontiers pour Le Pen le Menhir que les femmes. Le Pen, cest le

    chef, lordre patriarcal dans la cit, la maison. Lnergie virile que, dautre part,

    clbre le sport de manire exacerbe, devant les femmes, spectatrices de lexploit.

    79CR : Vous avez crit ctait un trs beau titre sur "la femme populaire rebelle".Comment rflchir aujourdhui sur cette question de la diversit entre les femmes ?

    80MP : Dun ct, il me semble que lextension du salariat a rapproch les femmes quirencontrent les mmes problmes de rpartition des tches et sont affrontes la

    domination masculine, la violence directe ou mdiatise (de la publicit par

    exemple). Le fminisme, pourtant rcus comme ringard, concerne plus de

    femmes. Dun autre ct, il est vrai quil y a son gard des rticences ou des

    rsistances accrues. Que signifie lidal galitaire du fminisme pour des femmes du

    Quart-Monde, par exemple, qui ralisent leur identit dans la maternit ? Ou pour

    des femmes dAfrique critiques vis--vis du modle occidental ? Ce modle, qui

    nous parait si li la dmocratie la dimension sexue de la dmocratie est-il

    universel et universalisable ? Je le pense, mais au fond je nen sais rien.

    81MM : Cest vrai que si lon regarde les 50 dernires annes, les choses ontbeaucoup boug. Le droit de vote, lavortement, la contraception, la parit, la

    fminisation du salariat, ce sont l de vraies avances, de mme que linstruction,

    la russite scolaire des filles. Quand on met tout a bout bout, cela fait beaucoup

    et en mme temps, il reste une espce de noyau dur quon ne sait pas comment

    attaquer.

    82MP : Oui. On prouve le sentiment dune rsistance au changement et de la fragilitdes acquis. Pour les femmes et les rapports de sexes, comme pour le monde en

    gnral. Le monde daujourdhui est la fois impressionnant (les techniques, la

    productivit, lintensit des communications, etc.) et effrayant. Le mur de Berlin est

    tomb, la guerre froide est finie. Et il y a plus de quarante foyers de guerre dans le

    monde. Lhistoire nest ni cumulative ni linaire. Alors comment penser les

    rapports entre les sexes dans ce temps segment ? Comment les transformer ?

    Comment transmettre ? Peut-tre nagit-on que pour son temps.

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    [1] Benote et Flora Groult, 1962, Journal quatre mains, Denol, Paris, rdition 2002, p. 185 (excellenttmoignage sur une jeunesse fminine de la guerre).

    [2] Michelle Perrot, 1993, "Vies ouvrires", in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de Mmoire, III, Les France,vol. 3, De larchive lemblme, pp. 87-129, Gallimard, Paris.

    [3] Numros spciaux du Mouvement Social, "Travaux de femmes", oct-dc. 1978 ; "Mtiers de femmes",juillet- dcembre 1987.

    [4] "Fminin et Masculin", sous la direction dAnne-Marie Sohn, Le Mouvement Social, 198, janvier-mars2002.

    [5] Rolande Tremp, 1971, Les mineurs de Carmaux (1848-1914), Editions ouvrires, Paris.

    [6] Yves Lequin, 1977, Les ouvriers de la rgion lyonnaise (1848-1914), Presses universitaires, Lyon.

    [7] Madeleine Guilbert, 1966, Les femmes et lorganisation syndicale avant 1914. Prsentation etcommentaires de documents pour une tude du syndicalisme fminin, CNRS, Paris.

    [8] Michelle Perrot, 1974, Les ouvriers en grve (1870-1890), Mouton, Paris, 2 vol. Le chapitre sur les"grves fminines" a t repris dans le recueil intitul Les femmes ou les silences de lhistoire,Flammarion, 1998 ; en poche, coll. Champs, 2001.

    [9] Jean Nicolas, 2002, La rbellion franaise, Fayard, Paris, et Nicolas Bourguinat, 2002, Les grains dudsordre, EHESS, Paris, ont particulirement tudi le rle, la place des femmes, la nature de leurrpression dans les meutes frumentaires des 18 et 19mes sicles.

    [10] Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), 1991-1992, Histoire des femmes en Occident. De lAntiquit nos jours, Plon, Paris, 5 volumes ; dition de poche, Perrin, 2002.

    [11] Michelle Perrot (dir.), 1984, Une histoire des femmes est-elle possible ?, Rivages, Paris.

    [12] Joan W. Scott, 1988, Gender and the Politics of History, Columbia University Press.

    [13] Franoise Thbaud, 1998, Ecrire lhistoire des femmes, ENS Editions, Fontenay (la meilleure mise aupoint historiographique ce jour).

    [14] Anne-Marie Sohn et Franoise Thlamon (dir.), 1998, Une histoire sans les femmes est-elle possible ?,Perrin, Paris.

    [15] Christine Delphy et Sylvie Chaperon (edit.), 2002, Cinquantenaire du Deuxime sexe, colloqueinternational Simone de Beauvoir, Editions Syllepse, Paris.