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  Libre-échange , par Pierre Bourdieu et Hans Haacke La prise de conscience des mécanismes sociaux qui nous gouvernent à notre insu peut avoir un effet libérateur. Contre la conception naïvement et intemporellement « humaniste » qui voudrait que chaque être humain ait une « me » qui soit sensible à l!art en de"à de tout apprentissage culturel# et que chaque cito$en ait une intelligence innée de la société dans laquelle il vit# les propos tenus par %ierre &ourdieu et 'ans 'aac(e prennent en compte les spécificités respectives# et historiquement conquises# du champ artistique et du champ scientifique. %& ) Les musées ont besoin de l!honorabilité et de la respectabilité culturelles pour agir aupr*s des sponsors. +t les peintres aussi. ,l $ a tout un réseau de dépendances... Les peintres ont  besoin d!exposer dans les musées pour avoir des ouvertures sur le marché# pour avoir des aides  publiques. Les musées ont besoin d!être reconnus par les instances publiques pour avoir des sponsors. +t tout "a fait un ensemble de pressions et de dépendances croisées qui# même s!il $ a des résistances# continuent de s!exercer. %& ) -n des grands probl*mes que rencontre toute action de défense des intérêts collectifs des écrivains et des artistes# c!est que# bien souvent# ils n!ont pas conscience d!avoir des intérêts communs et ils s!att achent à défe ndre des intérêts partic uliers qui sont concur rents avec ceux des autres. '' ) ,l est important de distinguer l!idée traditionnelle du mécénat des manuvres de relations publiques qui se parent de ce terme. +n invoquant le nom de /éc*ne# les entreprises d!au0ourd!hui se donnent une aura d!altruisme. Le terme américain de sponsoring explique mieux qu!il $ a en réalité un échange de biens# des biens financiers de la part du sponsor# des biens s$mboliques de la part du sponsorisé. La plupart des hommes d!affaires sont plus directs quand ils  parlent à leurs pairs. %& ) ,l $ a une sorte de censure par le silence. 1i# quand on veut faire passer un message# on ne trouve aucun écho dans le milieu 0ournalistique# si on n!arrive pas à intéresser les 0ournalistes# ce n!est pas diffusé. Les 0ournalistes sont devenus l!écran# ou le filtre# entre toute action intellectuelle et le publi c. 2a ns un li vre intitulé  Prod uire l'opinion# %a tr ic( Champa gn e mont re qu e les manifestations qui réussissent ne sont pas nécessairement celles qui mobilisent le plus de gens# mais celles qui intéressent le plus les 0ournalistes. C!est là que la compétence spécifique de l!artiste est importante. %arce qu!on ne s!improvise pas créateur d!étonnement# de surprise# de déconcertement#

Libre-échange, Par Pierre Bourdieu Et Hans Haacke

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Libre-change, par Pierre Bourdieu et Hans Haacke

La prise de conscience des mcanismes sociaux qui nous gouvernent notre insu peut avoir un effet librateur. Contre la conception navement et intemporellement humaniste qui voudrait que chaque tre humain ait une me qui soit sensible l'art en de de tout apprentissage culturel, et que chaque citoyen ait une intelligence inne de la socit dans laquelle il vit, les propos tenus par Pierre Bourdieu et Hans Haacke prennent en compte les spcificits respectives, et historiquement conquises, du champ artistique et du champ scientifique.

PB: Les muses ont besoin de l'honorabilit et de la respectabilit culturelles pour agir auprs des sponsors. Et les peintres aussi. Il y a tout un rseau de dpendances... Les peintres ont besoin d'exposer dans les muses pour avoir des ouvertures sur le march, pour avoir des aides publiques. Les muses ont besoin d'tre reconnus par les instances publiques pour avoir des sponsors. Et tout a fait un ensemble de pressions et de dpendances croises qui, mme s'il y a des rsistances, continuent de s'exercer.

PB: Un des grands problmes que rencontre toute action de dfense des intrts collectifs des crivains et des artistes, c'est que, bien souvent, ils n'ont pas conscience d'avoir des intrts communs et ils s'attachent dfendre des intrts particuliers qui sont concurrents avec ceux des autres.

HH: Il est important de distinguer l'ide traditionnelle du mcnat des manuvres de relations publiques qui se parent de ce terme. En invoquant le nom de Mcne, les entreprises d'aujourd'hui se donnent une aura d'altruisme. Le terme amricain de sponsoring explique mieux qu'il y a en ralit un change de biens, des biens financiers de la part du sponsor, des biens symboliques de la part du sponsoris. La plupart des hommes d'affaires sont plus directs quand ils parlent leurs pairs.

PB: Il y a une sorte de censure par le silence. Si, quand on veut faire passer un message, on ne trouve aucun cho dans le milieu journalistique, si on n'arrive pas intresser les journalistes, ce n'est pas diffus. Les journalistes sont devenus l'cran, ou le filtre, entre toute action intellectuelle et le public. Dans un livre intitul Produire l'opinion, Patrick Champagne montre que les manifestations qui russissent ne sont pas ncessairement celles qui mobilisent le plus de gens, mais celles qui intressent le plus les journalistes. C'est l que la comptence spcifique de l'artiste est importante. Parce qu'on ne s'improvise pas crateur d'tonnement, de surprise, de dconcertement, etc. L'artiste est celui qui est capable de faire sensation. Ce qui ne veut pas dire faire du sensationnel, la faon de nos saltimbanques de tlvision, mais, au sens fort du terme, faire passer dans l'ordre de la sensation, qui, en tant que telle, est de nature toucher la sensibilit, mouvoir, des analyses qui, dans la rigueur froide du concept et de la dmonstration, laissent le lecteur ou le spectateur indiffrent.

HH: Dans son rapport sur le mcnat au ministre de la Culture (c'tait Franois Lotard l'poque), M. Perrin cet expert de la communication, en parle clairement: L'efficacit de cette stratgie de communication ne se limite pas crer l'vnement, encore faut-il le savoir: les mdias doivent tre un partenaire. Le mcnat est mdiatique... C'est un mdia qui utilise les autres mdias comme support. Pour lui, la cible immdiate, c'est la presse. Sa sduction de l'opinion publique ne russit pas sans la collaboration de la presse. L'opinion publique est un champ de bataille qu'il ne faut pas dserter. Il faut apprendre de son adversaire.

PB: Paradoxalement, c'est au nom de tout ce que lui assure l'autonome de son univers que l'artiste, l'crivain ou le savant peut intervenir dans les luttes du sicle. Et nous sommes d'autant plus somms d'intervenir dans le monde des hommes de pouvoir, d'affaires, d'argent, qu'ils interviennent de plus en plus, et de plus en plus efficacement dans notre monde, notamment en jetant dans le dbat publique leur philosophie de pacotille. Ds maintenant, les philosophes et les savants sont victorieusement concurrencs, dans leur effort pour dire le vrai propos du monde, et tout particulirement propos du monde social, par les journalistes. Ceux-ci ne se content plus de diffuser l'information; ils entendent la produire.

PB: Les sociologues et les historiens sont pays pour produire une analyse scientifique du monde social. Or, comme dit Gaston Bachelard, il n'est de science que du cach. C'est dire que, ds le moment o l'on a une science du monde social, elle rvle invitablement du cach et en particulier ce que les dominants n'ont pas envie de voir dvoil.

PB: Il y a un certain nombre de conditions de l'existence d'une culture critique qui ne peuvent tre assures que par ltat. Nous devons attendre (et mme exiger) de ltat les instruments de la libert l'gard des pouvoirs, conomiques, mais aussi politiques, c'est--dire l'gard de ltat lui-mme. Lorsque ltat se met penser et agir dans la logique de la rentabilit et du profit, en matire d'hpitaux, d'coles, de radios, de tlvisions, de muses ou de laboratoires, ce sont les conqutes les plus hautes de l'humanit qui sont menaces: tout ce qui ressortit l'ordre de l'universel, c'est--dire de l'intrt gnral, dont ltat est le garant officiel. Il faut viter que le mcnat dtat, obissant une logique trs semblable celle du mcnat priv, puisse permettre aux dtenteurs du pouvoir dtat de se constituer un clientle (comme on l'a vu rcemment dans les achats de peintures ou dans l'attribution d'avances sur recettes pour le cinma) ou mme une vritable cour d' crivains, d' artistes et de chercheurs. C'est la condition de renforcer la fois l'aide de ltat et les contrles sur les usages de cette aide, et en particulier sur les dtournements privs des fonds publics, que l'on pourra chapper pratiquement l'alternative de l'tatisme et du libralisme dans laquelle les idologues du libralisme veulent nous enfermer.

PB: Au point o nous en sommes, il faudrait rflchir au fait que le processus d'autonomisation du monde artistique (par rapport aux mcnes, aux acadmies, aux tats, etc.) s'est accompagn d'un renoncement aux fonctions, politiques notamment. Ce qui conduit au problme de la perception des uvres: il y a ceux qui s'intressent la forme et qui ne voient pas la fonction critique, et ceux qui s'intressent la fonction critique et qui ne voient pas la forme, alors qu'en ralit la ncessit esthtique de luvre tient au fait que l'on peut dire des choses, mais dans une forme aussi ncessaire, et subversive, que ce que l'on dit.

HH: Le public de ce que nous appelons l'art est rarement homogne. Il y a toujours une tension entre ceux qui s'intressent avant tout ce qui est racont et ceux qui privilgient la manire. Ni les uns ni les autres ne peuvent comprendre et apprcier luvre d'art sa juste valeur. Les formes parlent et le sujet s'inscrit dans les formes. L'ensemble est invitablement imprgn de significations idologiques. Dans le groupe qui s'intresse plutt la forme, il y a un nombre important d'esthtes qui pensent que toute rfrence politique contamine l'art, en y introduisant des ingrdients extra-artistiques. Pour ces esthtes, ce n'est que du journalisme, ou pire, de la propagande, comparable l'art stalinien ou celui des Nazis. Ils ignorent que ce travail est loin d'tre apprci par le pouvoir.

HH: Les conservateurs ont beaucoup plus de ressources. Ils sont mieux organiss. Ils sont peut-tre plus capables de concilier leurs divergences internes et ils sont au pouvoir. Il nous faut admettre aussi qu'ils utilisent un langage qui parat tre normal. Ce qui nous manque probablement, c'est le sens pratique. Souvent nous restons dans l'ordre de la spculation thorique, sans bases dans la vie relle. Et a risque de mener la paralysie quand il faut agir. Souvent les publications intellectuelles, qui se prtendent de gauche, utilisent un langage sotrique. Mme si ce n'est pas l'intention de ses usagers, ce langage ne sert que des initis, les gens distingus, et il perptue leur isolement. Il faudrait plutt laborer des stratgies et un langage qui aident insrer leurs ides dans le discours gnral.

PB: Ceci dit, le langage esthtique des uvres d'art reste assez sotrique... Il faut tre trs averti de l'histoire de l'art pour en comprendre la logique... C'est une des contradictions. C'est la mme chose en sciences sociales. On nous dit toujours: c'est trs bien, mais les gens qui votre sociologie pourrait servir ne la lisent pas; et ceux qui la lisent s'en servent souvent, mais pour faire encore mieux ce que vous voudriez empcher. C'est une contradiction trs profonde. On ne peut pas la fois utiliser des langages qui supportent des annes et des annes d'accumulation et tre accessible au premier venu.

PB: Une des solutions au problme de la coupure avec le public pourrait tre de produire des messages plusieurs niveaux, la faon des potes dans les traditions orales: ils avaient un discours qui pouvait tre entendu par tout le monde, mais qui pouvait aussi faire l'objet d'une interprtation sotrique, accessible seulement quelques-uns. C'est un peu ce qui a t tent dans la revue Actes en essayant d'exprimer une analyse (celle de la haute couture par exemple) de deux faons: par des photographies (organises selon une certaine structure) et par le texte analytique. Je crois qu'on peut faire a de faon trs gnrale. Mais c'est une recherche spciale, laquelle les intellectuels ne sont pas prpars. Et puis, ils ont fini par admettre que la coupure entre la recherche et le grand public tait invitable.

PB: Pour faire des actions la fois symboliquement efficaces et politiquement complexes, rigoureuses, sans concessions, ne faudrait-il pas runir des quipes dans lesquelles il y aurait des chercheurs, des artistes, des gens de thtre et des spcialistes de la communication (publicitaires, graphistes, journalistes, etc.); et mobiliser ainsi une force quivalente aux forces symboliques qu'il s'agit d'affronter?

HH: Ce qui est trs important, c'est que ce soit amusant. Il faut en tirer du plaisir, et il faut que a donne du plaisir au public. Bertolt Brecht l'a bien dit.