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Alain Ballabriga L'invention du mythe des races en Grèce archaïque In: Revue de l'histoire des religions, tome 215 n°3, 1998. pp. 307-339. Résumé On semble considérer d'ordinaire que, dans les "Travaux et les jours" d'Hésiode, les deux grands mythes successifs de Prométhee et des races sont deux vieux mythes de même nature. On peut montrer pourtant que le mythe des races est en fait une sorte de révision critique du mythe de Prométhee, tout comme, dans la Bible, le premier récit de la "Genèse" doit être situé par rapport au deuxième, plus archaïque. Cette démarche comparative permet de voir dans le caractère créatif et critique de la pensée mythique une donnée anthropologique assez générale, longtemps minimisée par les approches structuralistes. Abstract The invention of the myth of ages in Archaic Greece The two great successive myths in Hesiod's Works and Days - the myth of Prometheus and the myth of Ages - are usually seen as two old myths of the same nature. However, it is possible to show that the myth of Ages is actually a kind of critical reassessment of the myth of Prometheus, just as in the Bible, the first narrative of "Genesis" must be placed in relation to the second one, which is more archaic. Thanks to this comparative proceeding, the creative and critical nature of mythical thought will appear as a fairly general anthropological fact, long minimized by the structuralist approach. Citer ce document / Cite this document : Ballabriga Alain. L'invention du mythe des races en Grèce archaïque. In: Revue de l'histoire des religions, tome 215 n°3, 1998. pp. 307-339. doi : 10.3406/rhr.1998.1130 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1998_num_215_3_1130

L'invention du mythe des races en Grèce archaïque

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Alain Ballabriga

L'invention du mythe des races en Grèce archaïqueIn: Revue de l'histoire des religions, tome 215 n°3, 1998. pp. 307-339.

RésuméOn semble considérer d'ordinaire que, dans les "Travaux et les jours" d'Hésiode, les deux grands mythes successifs deProméthee et des races sont deux vieux mythes de même nature. On peut montrer pourtant que le mythe des races est en faitune sorte de révision critique du mythe de Prométhee, tout comme, dans la Bible, le premier récit de la "Genèse" doit être situépar rapport au deuxième, plus archaïque. Cette démarche comparative permet de voir dans le caractère créatif et critique de lapensée mythique une donnée anthropologique assez générale, longtemps minimisée par les approches structuralistes.

AbstractThe invention of the myth of ages in Archaic Greece

The two great successive myths in Hesiod's Works and Days - the myth of Prometheus and the myth of Ages - are usually seenas two old myths of the same nature. However, it is possible to show that the myth of Ages is actually a kind of criticalreassessment of the myth of Prometheus, just as in the Bible, the first narrative of "Genesis" must be placed in relation to thesecond one, which is more archaic. Thanks to this comparative proceeding, the creative and critical nature of mythical thoughtwill appear as a fairly general anthropological fact, long minimized by the structuralist approach.

Citer ce document / Cite this document :

Ballabriga Alain. L'invention du mythe des races en Grèce archaïque. In: Revue de l'histoire des religions, tome 215 n°3, 1998.pp. 307-339.

doi : 10.3406/rhr.1998.1130

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1998_num_215_3_1130

ALAIN BALLABRIGA Centre national de la recherche scientifique

Centre d'anthropologie (Toulouse)

L'invention du mythe des races

en Grèce archaïque

On semble considérer d'ordinaire que, dans les Travaux et les jours d'Hésiode, les deux grands mythes successifs de Prométhee et des races sont deux vieux mythes de même nature. On peut montrer pourtant que le mythe des races est en fait une sorte de révision critique du mythe de Prométhee, tout comme, dans la Bible, le premier récit de la Genèse doit être situé par rapport au deuxième, plus archaïque. Cette démarche comparative permet de voir dans le caractère créatif et critique de la pensée mythique une donnée anthropologique assez générale, longtemps minimisée par les approches structuralistes.

The invention of the myth of ages in Archaic Greece

The two great successive myths in Hesiod's Works and Days - the myth of Prometheus and the myth of Ages - are usually seen as two old myths of the same nature. However, it is possible to show that the myth of Ages is actually a kind of critical reassessment of the myth of Prometheus, just as in the Bible, the first narrative of Genesis must be placed in relation to the second one, which is more archaic. Thanks to this comparative proceeding, the creative and critical nature of mythical thought will appear as a fairly general anthropological fact, long minimized by the structuralist approach.

Revue de l'histoire des religions, 215-3/1998, p. 307 à 339

1. POSITION DU PROBLÈME : L'ANNONCE DU MYTHE DES RACES (TRAV. 106-108)

Après avoir exposé le mythe de Prométhee et de Pandora (Travaux, 42-105), Hésiode annonce le mythe des races (109- 201) par un groupe de trois vers (106-108) difficiles et cruciaux :

« Si tu le veux, je vais développer un autre récit, avec art et savoir ; et toi mets dans ton esprit que dieux et mortels ont même origine. »

Eî 8' èQsXetç, eTîpov toi Xóyov еххорифшсо) eu xaî è~tCTTau.évcoç' au S' èvï фресть [SáXXso afjTtv oje, ÓllÓOsv yeyítXGi Oso!, GvtqtoÍ t' оЬбрсоттои

Laissant pour un développement ultérieur le vers 108 avec son énigmatique allusion à une commune origine des dieux et des mortels, je ferai d'abord remarquer que ma traduction du premier vers s'écarte de celle de Paul Mazon dans son édition des Belles Lettres (1928). En effet, ce dernier rendait le vers 106 par « je couronnerai mon récit par un autre » traduisant le groupe objet « un autre récit » comme s'il était un complément de moyen. Cette traduction résulte sans doute du désir d'établir un lien entre les deux mythes successifs, le mythe de Prométhee et celui des races. Or le texte justement n'offre pas une telle idée et l'altérité du mythe des races y est au contraire affirmée de façon abrupte1.

1. Les problèmes philologiques posés par l'expression ŽTspov Xóyov èxxo - рифлено sont analysés de façon approfondie par Gerry Wakker, Die Ankundigung des Weltaltermythos (Hes. Op. 106-108), Glotta, 68, 1990, 86-90. A mon avis il faut surtout retenir que le verbe еххорифоСл» est seulement attesté une deuxième fois dans un passage du traité hippocratique Des Maladies IV, où un développement (42-48) sur les cycles de trois jours et le caractère critique des jours impairs se trouve conclu par l'expression оСтсо Ы uoi outoç 6 Xoyoç r.iq, еххехорифсотзи « De la sorte cet exposé est complètement achevé ». Dans son édition de ce traité, Robert Joly (Belles Lettres, 1970) signale que cette phrase est comparable à celle qui termine la Nature de l 'enfant : outoç ó Xoyoç &8s eîprjuivoç ï-xç. téXoç e-/£l « Ainsi prend fin mon exposé complet ». En conséquence èxxop^ouv doit simplement être considéré comme un synonyme, peut-être plus imagé, de s

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Elle y est même soulignée avec emphase par les deux adverbes eu kai epistamënos1 « avec art et savoir » alors que le mythe de Prométhee est introduit par un simple gar «en effet» (v. 42). D'emblée on a l'impression que dans l'esprit d'Hésiode le mythe des races possède plus de valeur que le mythe de Prométhee. A ma connaissance cette impression n'a jamais fait l'objet d'une analyse vraiment poussée. Tout semble se passer comme si les hellénistes éprouvaient de la répugnance à envisager qu'un mythe grandiose et fondamental ait pu être mis à distance par un poète archaïque comme Hésiode3.

On possède pourtant quelques exemples de faits analogues dans la littérature grecque archaïque. Ainsi le poète Stésichore rejette le mythe traditionnel d'Hélène (oùx îax è'rjtxoç xoyoç outoç « il n'est pas vrai ce récit ») pour lui substituer une nouvelle version4. D'une façon générale, en Grèce archaïque comme vraisemblablement dans bien d'autres cultures, la critique du mythe est un phénomène précoce et capital. La création mythique est indissociable d'une évaluation critique des diverses versions. La pensée mythique est un phénomène spéculatif complexe et ouvert même là où elle ne se désiste pas en faveur du rationalisme.

Cette donnée anthropologique assez générale permet de relativiser l'importance des discussions lexicales sur l'emploi de muîhos et de logos en grec ancien. Il est vrai et il importe de rappeler qu'en grec archaïque logos ne s'oppose pas à muîhos comme c'est le cas dans certains passages de Platon et d'Aristote : muthos et logos sont deux synonymes signifiant

« achever, mener à terme ». Dans des cas de ce genre, plus nombreux qu'on ne pense, il faut savoir résister à la tentation de considérer le grec épique comme une langue primitive systématiquement différente du grec classique.

2. Dans la translittération du grec, les signes e et о notent respectivement le êta et le oméga et le iota souscrit est adscrit.

3. Le récent travail de Marie-Christine Leclerc, « Poésie et religion chez Hésiode », Discours religieux dans l'Antiquité (Actes du Colloque de Besançon, 27-28 janvier 1995), 1 17-130, est très symptomatique à cet égard. Elle reconnaît à juste titre, comme on tend à le faire de plus en plus, la dimension fictive de la poésie hésiodique mais se refuse à en tirer toutes les conséquences à propos du mythe de Prométhee.

4. Stésichore, fr. 192 Davies = Platon, Phèdre, 243 A.

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« parole, récit »5. Il est vrai également qu'en grec ancien l'opposition muthos vs. logos n'a pas le caractère systématique et tranché qu'elle a dans le vocabulaire savant de l'Europe moderne. Mais le phénomène essentiel et universel est bien celui d'un pluralisme critique par lequel les hommes des cultures archaïques sont parfaitement capables de critiquer les récits traditionnels formant l'ossature de la «charte mythique », pour reprendre la célèbre formule de Malinowski. De la sorte il y a pour ainsi dire un travail originel de la « raison » au sein de la « pensée mythique ».

Ces réalités sont reconnues depuis longtemps et, dans le cas particulier du mythe des races, certains auteurs n'ont pas manqué de signaler le caractère spécifique d'un mythe moins mythique et traditionnel que d'autres mythes6 et difficile à concilier avec le mythe de Prométhee7. Mais ces observations n'ont pas fait l'objet d'une exploitation un peu poussée. La raison principale de cette inhibition me semble résider dans une conception structurale ou structuraliste (dans un sens large et imprécis et non comme terme d'une école particulière) de la mythologie grecque telle qu'elle s'imposa au cours des années 1960-1970, sans pour autant régner sans partage8.

5. Selon Marie-Christine Leclerc, « Le mythe des races : une fiction aux sentiers qui bifurquent», Kernos, 6, 1993, 207-224 (220-221), logos dans l'épopée serait à prendre au sens de « mensonge, fiction ». A mon sens il ne s'agit là que de valeurs contextuelles et le mot logos lui-même est neutre.

6. « En un certain sens le mythe des races n'est pas un véritable mythe. Il est trop abstrait... D'évidence, il s'agit ici d'une nouvelle forme de pensée, encore à ses débuts, poétique et non systématique, qui ne se poursuit pas dans le reste du poème, et n'est même pas correctement reliée à lui ; néanmoins cette forme de pensée marque les débuts d'une tentative intellectuelle entièrement neuve, qui s'écarte du mythe et de l'épopée » (M. I. Finley, Mythe, mémoire, histoire, Flammarion, 1981 (1965), p. 18). «The myth of the races cannot safely be taken as representative of Greek belief ; it is a highly individual invention, made to demonstrate a theory, which found few echoes in later tradition » (Hugh Lloyd- Jones, The Justice of Zeus, University of California Press, 1971, p. 34).

7. Joseph Fontenrose, « Work, Justice, and Hesiod's Five Ages », Classical Philology, 69, 1974, 1-16(1-2); Richard Buxton, La Grèce de l'imaginaire. Les contextes de la mythologie, traduit de l'anglais (Cambridge, 1994), La Découverte, 1996, p. 194.

8. On doit à cet égard rappeler l'œuvre de Paul Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique, Seuil, 1969.

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Dans une telle optique on privilégie les parallélismes et homologies morphologiques au sein d'une stabilité sémantique et d'une synchronie. Néanmoins, si Ton ne s'en tient pas à un structuralisme dogmatique et extrême, on ne peut éliminer la diachronie et les problèmes du changement et de l'innovation. Jean-Pierre Vernant lui-même, dans les dernières pages de sa célèbre analyse structurale, écrivait : « Pourquoi Dikè occupe-t-elle dans les préoccupations d'Hésiode et dans son univers religieux cette place centrale?... La réponse ne relève plus de l'analyse structurale du mythe, mais d'une recherche historique visant à dégager les problèmes nouveaux que les transformations de la vie sociale, vers le vne siècle, ont posés au petit agriculteur béotien et qui l'ont incité à repenser la matière des vieux mythes pour en rajeunir le sens. »9 A la suite de ces lignes Vernant analysait en conclusion la dévaluation de l'activité guerrière qui est effectivement un des traits les plus saillants du mythe des races.

Pour ma part je suis arrivé à la conclusion que l'innovation hésiodique est beaucoup plus radicale que Vernant ne pouvait l'admettre. Je vais essayer de montrer qu'elle porte non seulement sur la fonction guerrière mais aussi sur la logique du mythe de Prométhee et sur le culte des héros. A terme il apparaîtra que le mythe des races n'est pas simplement un remaniement d'un vieux mythe préexistant mais plutôt, selon toute apparence, l'invention d'un nouveau mythe, comme l'avaient pressenti Lloyd-Jones qui parle, on Га vu, d'une highly individual invention et H. C. Baldry dans un article pionnier sur lequel reviendra la dernière partie de cette étude (voir infra, n. 47, p. 337).

9. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 1985 (1965), p. 44. Ce souci historique a été largement repris par Jean-Claude Carrière. Voir en dernier lieu de cet auteur « Le mythe prométhéen, le mythe des races et l'émergence de la Cité-État », dans Le métier du mythe. Lectures d'Hésiode, sous la direction de Fabienne Biaise, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 393-429. Mais son interprétation du mythe des races reste très différente de ce que je vais proposer et je ne peux qu'inviter les lecteurs intéressés à confronter nos deux démarches.

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2. LA CRÉATION DES HOMMES ET LA PATERNITÉ DE ZEUS

Avant de faire quelques observations sur la race d'or, il convient de souligner une donnée récurrente du mythe des races dont la portée est souvent minimisée. A quatre reprises (vers 110, 127, 144, 158) Hésiode emploie le verbe poieîn « créer » pour signifier justement que les races successives d'or, d'argent, de bronze et des héros sont des créations divines. On enseigne d'ordinaire, à juste titre, que les traditions grecques ne font pas une place centrale à la notion d'une création de l'humanité par les dieux, à la différence de ce qui se passe au Proche-Orient. Ce n'est pas une raison pour minimiser cette idée attestée dans le mythe hésiodique des races, qui est après tout un grand texte de la littérature mythologique de la Grèce ancienne10.

Le problème est donc de se demander pourquoi Hésiode a éprouvé le besoin de faire intervenir une notion qui semble effectivement contredire l'ensemble des autres traditions archaïques. Il est toujours difficile de répondre à ce genre de questions. Mais on peut commencer par observer que le verbe poieîn doit se différencier intentionnellement du verbe plàssein « modeler » utilisé à propos de Pandore : cette dernière est en effet modelée par Héphaïstos avec de la terre mouillée d'eau, comme une statuette d'argile faite de main d'homme (vers 61 et 70).

Une semblable opposition entre poieîn et plàssein se retrouve dans la Septante, la Bible grecque. Le verbe poieîn est employé, dans le premier récit de la Genèse, à propos de la création par Dieu du ciel et de la terre puis de la création de l'humanité {Gen. 1, 1 et 1, 27). Par contre c'est plàssein qui est employé dans le deuxième récit de la Genèse, qui conte

10. On doit signaler l'heureuse exception constituée par les remarques de Reynal Sorel, « Finalité et origine des hommes chez Hésiode », Revue de métaphysique et de morale, 87, 1982, 24-30 et Les cosmogonies grecques, PUF, « Que sais-je ? », 1994, p. 44.

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l'histoire d'Adam et Eve (Gen. 2, 7). Le grec rend ainsi l'opposition entre deux termes hébreux : bârâ ' « créer » et yâsâr « façonner ». De la sorte les auteurs hébreux de l'Ancien Testament ont sans doute, tout comme Hésiode, voulu différencier une mystérieuse création divine de l'action trop humaine suggérée par le façonnage ou modelage.

Tout ceci pose des problèmes complexes que l'on ne peut ici qu'effleurer. D'abord il convient de rappeler, si brièvement que ce soit, que le premier récit de la Genèse est postexilique (après la première moitié du vie s. av.) et plus récent que le second. Il traduit un effort pour éviter des images archaïques trop anthropomorphiques. Ce qui n'implique pas pour autant que les penseurs hébraïques les plus anciens aient pris à la lettre l'idée d'un façonnage ou modelage. Bien avant les Hébreux et les Grecs archaïques, les théologiens de l'Egypte ancienne témoignent d'une claire prise de conscience du caractère figuratif du langage mythique même s'ils éprouvent aussi le besoin d'y substituer à l'occasion une métaphysique spiritualiste11.

De façon générale il faut en ces matières éviter de durcir des évolutions historiques réelles et significatives en un évolu- tionnisme absolu et rigide, c'est-à-dire en la notion d'un saut qualitatif qui ferait passer d'une mentalité primitive à une pensée radicalement différente. Cette importante réserve faite, on n'en est que plus à l'aise pour constater un parallélisme remarquable entre l'effort de la pensée hébraïque pour dépasser le mythe archaïque de la création d'Adam et celui d'Hésiode pour dépasser celui de Prométhee et Pandore. Dans le mythe des races la transcendance du divin est beaucoup plus marquée que dans le mythe de Prométhee où, en fin de compte, deux dieux s'affrontent pour le partage d'une victime sacrificielle.

En outre la lecture de la Genèse hébraïque a le mérite de nous sensibiliser à une autre difficulté du mythe de Prométhee

11. Voir l'excellent commentaire de Jean Bottero, Naissance de Dieu. La Bible et l'historien, Gallimard, 1986, p. 184.

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et Pandore. Cette dernière fait figure de supplément nécessaire et maléfique, un peu comme l'Eve biblique. Alors qu'Eve est tirée d'une côte d'Adam, Pandore apparaît alors que les hommes existent déjà. Cela semble signifier que l'Eve grecque, à la différence de l'Eve biblique, n'est pas la première femme au sens biologique mais au sens sociologique. Elle est la première épouse. Avec Pandora s'instaure le mariage et la reproduction réglée de l'humanité. Implicitement le stade préprométhéen devait connaître une sexualité sauvage de promiscuité. Autrement dit le comportement des mâles et femelles de l'espèce humaine était analogue à celui des animaux12.

A cet égard le mythe grec est différent du mythe biblique puisque Eve ne peut y être que la première femme biologique. Mais les deux traditions possèdent en commun le souci bien connu de faire passer, par le biais d'un mythe d'origine, les femmes pour des êtres inférieurs, maléfiques et de légitimer la domination masculine. Pourtant un autre souci ultérieur, celui donc d'accroître la transcendance du divin, conduisit les penseurs hébraïques à modifier le mythe primitif. Au lieu d'imaginer que Dieu façonne Adam à partir de la terre puis Eve à partir d'une côte d'Adam, on préféra imaginer que Dieu créa l'homme à son image et qu'il le créa homme et femme (Gen. 1,27). Le mythe des races est moins explicite mais le plus vraisemblable est que les diverses races sont composées d'hommes et de femmes à parité. On remédie ainsi, au moins implicitement, à la curieuse dissymétrie que le mythe de Prométhee semblait suggérer entre des mâles incréés, non terreux et une femme créée, terreuse. C'est sans doute moins une préoccupation féministe qui amena ces transformations qu'un certain désir de rationalité dans la représentation de l'action divine, qui apparaît à la fois plus transcendante et plus réa-

12. Je suis sur ce point de l'avis de Jean Rudhardt, Du mythe, de la religion grecque et de la compréhension ď autrui, Genève, 1981, p. 275. De son côté Jean- Pierre Vernant, après avoir repris l'idée platonicienne que les premiers hommes naissaient spontanément du sol en l'absence de femmes (Mythe et société en Grèce ancienne, Maspero, 1974, p. 185), a plus justement opposé mariage monogamique et promiscuité sexuelle dans une version ultérieure de son travail {La cuisine du sacrifice, Gallimard, 1979, p. 107-114).

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liste si l'on postule dès le départ une parité homme-femme. . C'est ce que faisait déjà d'ailleurs à sa façon la mythologie mésopotamienne : dans le poème ďAtrahasis (le Supersage), les dieux créent sept couples primordiaux à partir de l'argile et de la chair d'un dieu sacrifié..

Maintenant, comment concilier l'idée d'une création des races successives par les dieux et l'énigmatique vers 108 qui, on l'a rappelé d'emblée, attirait notre attention sur le fait que « dieux et hommes ont même origine »? La difficulté est considérable et n'a pas trouvé de solution vraiment satisfaisante dans la littérature philologique. Couramment on propose deux types d'explications. On songe d'abord au fait que la Terre peut être considérée comme la mère des dieux et des hommes (Pindare, VIe Néméenne, 1) ou que dieux et hommes descendent des Titans {Hymne homérique à Apollon, 335-336). En deuxième lieu certains arguent du fait qu'avant le partage prométhéen dieux et hommes n'étaient pas séparés : la commune origine devrait alors s'entendre d'une condition commune régnant avant la séparation {Théogonie, 535). Ces deux hypothèses ont leurs partisans et peuvent se défendre mais cela n'a jamais dissuadé les sceptiques de considérer le vers 108 comme une interpolation13.

Pour ma part je crois que nous devons plutôt regarder dans la direction suggérée par Peter Walcot dans une remarque fugitive, glissée en note et qui de ce fait n'a pas su attirer l'attention des commentateurs ultérieurs14. Cet auteur proposait en effet de rapprocher le vers 108 de la formule épique courante « Zeus père des dieux et des hommes », qui apparaît souvent aussi sous la forme réduite « Zeus père ». Le premier mérite de cette hypothèse est de s'appuyer sur une importante notion épique présente dans les Travaux (au

13. C'est la position de Jean-Claude Carrière, « Mystique ou politique dans les Travaux et les Jours d'Hésiode. L'authenticité et les enjeux du vers 108 », Mélanges Etienne Bernand, Besançon-Paris, 1991, p. 61-1 19, qui présente le dossier complet de la question.

14. Peter Walcot, « The composition of the Works and Days », Revue des études grecques, 14, 1961, 1-19 (n. 1, p. 7).

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vers 59 par ex.), alors que les explications usuelles sont plus lointaines.

En principe « Zeus père » a une valeur métaphorique et renvoie au fait que Zeus est le chef de la grande famille des dieux et des hommes. Mais des glissements et des ambiguïtés sans doute calculées se produisent à l'occasion entre paternité biologique et symbolique. Ainsi la race de bronze c'est « Zeus père » qui la créa (poiese 144). Et la race des héros c'est encore « Zeus père » qui, après l'avoir créée, en place certains représentants dans les îles des Bienheureux (168). Un groupe de vers interpolés et mutilés, placés à la suite de la race des héros (173 a-e), permet de voir en Zeus à la fois un père et un dieu créateur15.

Mais le passage sans doute le plus pertinent pour notre propos est le suivant : « Songez aussi qu'il existe une vierge, Justice, née de Zeus (Dike Dios ekgegauîa) , qu'honorent et vénèrent les dieux, habitants de l'Olympe. Quelqu'un l'offense-t-il par de tortueuses insultes ? Aussitôt elle va s'asseoir au pied de Zeus père (Diipatri), fils de Cronos, et lui dénonce le cœur des hommes injustes » {Travaux, 256-260). Dans ce passage Zeus apparaît indissolublement comme père biologique de la déesse Justice et comme père symbolique des hommes et des dieux en tant que souverain juste16.

Je crois que c'est une spéculation du même ordre qui se cache sous le vers 108 et la notion de commune origine des

15. Voir à ce propos l'édition de Martin West, Oxford, 1978, p. 195-196. Selon M. van der Valk, « On the God Cronus », Greek, Roman and Byzantine Studies, 26, 1985, 5-11, il s'agirait de vers authentiques mais athétisés par les grammairiens anciens. A mon sens, dans des cas de ce genre, il est de meilleure méthode de considérer que nous avons bien affaire à une interpolation mais que cela n'empêche pas le passage d'être dans le droit fil d'une certaine logique de la pensée archaïque.

16. Un jeu à la fois semblable et antithétique s'observe dans un passage de V Odyssée. Le brave bouvier Philoitios, se lamentant sur le sort d'Ulysse déguisé en mendiant, s'adresse à Zeus : « Zeus père, il n'est pas un dieu plus terrible que toi ; tu n'as pas pitié des humains : après les avoir fait naître (epên de geineai autos), tu les accables de malheurs et de souffrances cruelles » (20, 201-203). Certes Zeus est ici un mauvais père et non le bon père des Travaux mais on note le même glissement de la paternité symbolique de « Zeus père » à une expression qui suggère une causalité divine dans la naissance des hommes.

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hommes et des dieux. En elle-même la notion d'une création des hommes par les dieux risque de distendre la parenté hommes-dieux et d'exiler l'humain au sein de l'ordre des créatures. Le sentiment de la parenté est partout présent dans l'idéologie aristocratique puisque les grandes familles nobles aiment à se croire descendants des dieux. La suggestion que l'agent divin créateur - Zeus - est aussi le père des dieux et des hommes réintroduit la notion de parenté entre l'humain et le divin.

C'est un sentiment analogue qui s'exprime dans le passage cité de la Genèse hébraïque selon lequel Dieu créa l'homme «à son image». Ici c'est la notion de similitude qui élève l'homme au-dessus des choses créées17. Mais, comme le fait encore observer Paul Ricœur, on doit relever dans ce cas une évolution de la figure du père vers un symbolisme supérieur.

On retrouve un sol plus élémentaire dans le domaine indoeuropéen : les dénominations parallèles bien connues du grand dieu céleste en sanscrit (Dyaus pitar), en grec (Zeus patér) et en latin (Juppiter) montrent l'ancienneté et l'étendue de la notion de paternité divine.

Une dialectique complexe entre les notions de filiation et de ressemblance avec les dieux peut enfin s'observer dans la pensée égyptienne, qui fait d'abord bénéficier le Pharaon de telles spéculations pour ensuite les étendre à toute l'humanité18.

Ces difficiles notions théologiques, nécessairement évasives dans le cadre de l'épopée grecque, jouent donc différemment selon le contexte religieux. Dans le cas hésiodique, le penseur grec a apparemment voulu corriger la trop grande transcendance de la création divine par une paternité de Zeus, à la fois réelle et symbolique, qui faisait des créatures de Zeus les enfants d'un père juste et devant obéir à la Justice, fille de Zeus.

17. Sur ce thème de la paternité voir Paul Ricœur, op. cit., p. 458-486 (476). 1 8. Voir à ce propos François Daumas, La civilisation de l 'Egypte pharaon

ique, Arthaud, 1987 (1965), p. 269 et Erik Horaung dans L'homme égyptien, Sergio Donadoni (éd.), Seuil, 1992, p. 358.

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3. PRIMITIVISME ET ÂGE D'OR

A cette différence importante entre le mythe de Prométhee et celui des races, qui concerne donc le thème de la création des hommes par les dieux, s'ajoute une seconde, relative au thème de l'âge d'or. Relisons d'abord les vers 109-115 : « D'or fut la première race d'hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l'Olympe. C'était au temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarrets toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. » Ces vers offrent la même peinture que les vers 90-92 qui évoquent l'état de l'humanité avant que Pandore ne soulève le couvercle de la jarre : « La race humaine vivait auparavant sur la terre à l'écart et à l'abri des peines et de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent le trépas aux hommes. » Nous avons là affaire à un vieux thème mythique, celui de l'introduction du désordre et du mal dans l'univers et dans la vie humaine, présent dans beaucoup de cultures. Mais les variations que peut subir ce thème sont peut-être encore plus intéressantes. Or, à l'intérieur même de la poésie hésiodique, une importante différence se fait jour dans l'évocation de la vie primitive de l'humanité.

Critiquant les rois qui l'ont lésé en rendant par cupidité une mauvaise justice, Hésiode s'exclame : « Pauvres sots ! ils ne savent pas combien la moitié vaut plus que le tout, ni quelle richesse il y a dans la mauve et l'asphodèle ! C'est que les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ; sinon, sans effort, tu travaillerais un jour, pour récolter de quoi vivre toute une année sans rien faire ; vite, au-dessus de la fumée, tu pendrais le gouvernail, et c'en serait fini du travail des bœufs et des mules patientes. Mais Zeus t'a caché ta vie, le

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jour où, l'âme en courroux, il se vit dupé par Prométhee aux pensers fourbes (vers 40-48). » Ce passage des Travaux est difficile du fait de son caractère allusif. Je crois pour ma part qu'il renvoie à l'idée qu'avant de cultiver les céréales les hommes vivaient de la cueillette de plantes sauvages comme la mauve ou l'asphodèle. On trouve la même représentation dans l'épisode des Lotophages de Y Odyssée : le lotos est une fleur qui vous fait oublier votre patrie non parce qu'elle est une drogue au pouvoir magique mais parce que, comme le lotos du Nil dans Hérodote (II, 92), elle permet de se nourrir à bon compte sans être astreint au dur travail agricole19.

Or le mythe des races nous offre une vision en fait antithétique de l'âge d'or : « Tous les biens étaient à eux : la terre donneuse de blé (zeidoros ároura) produisait d'elle- même (automate) une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs (érg' enémonto) au milieu de biens sans nombre (116-119). » Nous avons d'emblée affaire à une sorte d'agriculture idéale et parfaite qui exige sans doute une certaine forme de travail (érga signifie à la fois « champs » et « travaux ») bien que, de façon quelque peu contradictoire, la terre donneuse de blé produise d'elle-même. A cet égard, comme à propos du lotos, c'est encore Hérodote (II, 14) qui contribue le mieux à éclairer ce genre de représentation. Grâce aux crues du Nil qui arrose de lui-même (automates) les campagnes, le paysan égyptien, avec un minimum d'effort, obtient de belles récoltes. Aux yeux des Grecs, l'Egypte est ainsi un vrai eldorado agricole20 où l'on vit presque aussi facilement que chez les Lotophages des marais du Delta mais en consommant des céréales cultivées et non des plantes sauvages. Ce rêve d'un eldorado agricole se retrouve en deux autres passages des Travaux. Après leur mort, certains héros sont établis par

19. Je développe ce problème dans un chapitre de mon livre Les fictions d'Homère, PUF, coll. « Ethnologies », 1998, p. 67-79.

20. Voir à ce sujet Ricardo A. Caminos, « Le paysan », dans L 'homme égyptien, op. cit., p. 19-20.

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Zeus dans l'île des Bienheureux au bord de l'Océan ; pour eux la terre donneuse de blé (zeídoros ároura) porte trois fois l'an une florissante et douce récolte (172-173). Quant aux habitants de la cité juste, c'est de leur vivant qu'ils bénéficient de telles conditions de vie : « Ils jouissent dans les festins du fruit des champs auxquels ils ont donné leurs soins » (thalieis de memelóta érga némontai, 231).

Ainsi, en passant du mythe de Prométhee à celui des races, on passe aussi d'une vie de cueillette primitive à une agriculture idéale. Cette transformation se comprend assez bien à la lumière d'autres passages de l'épopée. J'ai déjà évoqué les Lotophages de Y Odyssée. Or la vie au lotus est à la fois attirante et dangereuse. Il faut savoir résister à la tentation d'une vie primitive et sauvage pour revenir dans le monde du labeur et de la culture. Par ailleurs la vie primitive des hommes est présentée sous un jour défavorable dans Y Hymne homérique à Héphaïstos: Héphaïstos et Athéna ont appris les nobles travaux (aglaa érga) aux hommes qui « auparavant habitaient des antres comme les bêtes sauvages ». Grâce à eux les hommes vivent désormais facilement (rheïdios) et dans la tranquillité (eukeloi). Ce court hymne homérique présente en fait une inversion du mythe de Prométhee. Alors que le mythe de Prométhee voit une calamité dans le fait d'avoir dû abandonner la vie aux plantes sauvages, Y Hymne à Héphaïstos pense comme un progrès positif et dû aux dieux l'abandon des cavernes pour une vie civilisée. C'est vraisemblablement un sentiment analogue qui a inspiré à Hésiode sa modification de l'âge préprométhéen. Ce dernier était en effet ambigu : la vie primitive était à la fois paradisiaque et bestiale. De la sorte le fait d'être chassé de ce paradis n'apparaissait pas nécessairement à tout le monde comme un châtiment et une perte. Au contraire la peinture de l'âge de Cronos comme un eldorado agricole permettait de voir sans conteste dans la race d'or une humanité de justes vivant dans des conditions idéales et désirables.

Cette dualité de la vie primitive selon Hésiode a généralement été négligée par les commentateurs modernes, bien

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qu'elle se retrouve chez Platon21. La raison principale de cette négligence semble résider dans l'illustre précédent constitué par les Métamorphoses d'Ovide, texte capital pour la postérité et la tradition européenne de l'âge d'or. Nous devons d'abord à Ovide le nom même d'âge d'or (aurea aetas, Met. I, 89) et il faut citer les vers suivants (101-112) : « La terre aussi, libre de redevances, sans être violée par le hoyau, ni blessée par la charrue, donnait tout d'elle-même ; contents des aliments qu'elle produisait sans contrainte, les hommes cueillaient les fruits de l'arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres qui pendent aux ronces épineuses et les glands tombés de l'arbre de Jupiter aux larges ramures. Le printemps était éternel et les paisibles zéphyrs caressaient de leurs tièdes haleines les fleurs nées sans semence. Bientôt après, la terre, que nul n'avait labourée, se couvrait de moissons ; les champs, sans culture, jaunissaient sous les lourds épis ; alors des fleuves de lait, des fleuves de nectar coulaient çà et là et l'yeuse au vert feuillage distillait le miel blond. » Ainsi l'âge d'or d'Ovide se divise lui-même en deux âges : celui des fruits sauvages, suivi de celui des moissons spontanées. Le poète latin présente comme deux phases consécutives les deux faces de l'alternative grecque archaïque. En outre les fleuves de lait et de nectar introduisent enfin une note de détachement enjoué qui fait écho aux parodies de l'âge d'or chez les comiques grecs22, alors que les mythes archaïques évitent ce genre d'irréalisme23.

Une dernière difficulté, rarement explicitée elle aussi, concerne la disparition de la race d'or : « Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont, par le vouloir de Zeus puissant, de bons démons (daimones) sur terre (epikhthónioi), gardiens des hommes mortels, surveillant les sentences et les crimes, vêtus de brume, partout répandus sur la terre, don-

21. L'âge de Cronos est primitif dans le Politique 272 a et modèle idéal dans les Lois IV, 713 a- 714 a.

22. Voir Jean-Claude Carrière, Le carnaval et la politique, Besançon/Paris, 1979, p. 255-270.

23. Voir à ce propos les remarques de G. S. Kirk, Myth. Its meaning and functions in ancient and other cultures, Cambridge, 1970, p. 259.

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neurs de richesses : c'est le royal honneur qui leur fut imparti (121-126).» Pourquoi les dieux ont-ils permis la disparition de cette race d'or après l'avoir créée ? Il faut sans doute comprendre, bien que la piété ordinaire refuse de se l'avouer, que les dieux ont besoin de créer l'humanité pour se sentir pleinement dieux24. Mais si cette humanité est trop proche d'eux leur divinité ne sera pas assez apparente. Voilà pourquoi les hommes de la race d'or, qui vivaient «comme des dieux», ont dû laisser la place à d'autres races. Et cette difficulté était pour un esprit religieux moins troublante qu'une humanité châtiée par Zeus à cause de Prométhee et à propos du partage d'une victime sacrificielle25.

4. LA RACE D'ARGENT ET LE CULTE DES HÉROS

A la suite de cette troublante mais nécessaire disparition de la race d'or, les dieux créèrent la race d'argent, bien inférieure à la première et ne lui ressemblant ni pour le corps ni pour l'esprit. Après une enfance qui se prolongeait durant cent ans, les hommes de cette race succombaient vite du fait de leur démesure (húbris) les uns envers les autres et de leur refus d'offrir un culte aux immortels. «Alors Zeus, fils de Cronos, les ensevelit, courroucé, parce qu'ils ne rendaient pas de cultes (timás) aux dieux bienheureux qui possèdent l'Olympe. Et depuis que la terre a recouvert cette race à son tour, ils sont appelés les souterrains, mortels bienheureux (mákares thnetoí), inférieurs mais un culte (timé) leur est dû néanmoins à eux aussi» (137-142).

Voici un siècle, dans son admirable Psyché, Erwin Rohde avait sans doute vu l'essentiel en expliquant ces lignes à la

24. Ce point est bien vu dans l'article cité de Reynal Sorel (voir supra, n. 10, p. 312).

25. On trouve un analogue sentiment de jalousie divine en Genèse 3, 22 : « Alors Iahvé Élohim dit : "Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous, grâce à la science du bien et du mal ! Maintenant il faut éviter qu'il étende sa main, prenne aussi de l'arbre de vie, en mange et vive à jamais." » (trad. Dhorme).

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lumière du culte des héros26. En Grèce archaïque et classique le culte des héros est un culte funéraire d'humains divinisés. Vers la fin du vme siècle avant il se produisit un essor de ces cultes dont le principe est sans doute fort ancien dans l'histoire de l'humanité. Il s'agit en effet, sous une forme spécifique à la Grèce, d'un culte des ancêtres et des tombes largement répandu dans de nombreuses cultures. Et le terme même de héros semble déjà attesté en grec mycénien27.

Dans ses Travaux, Hésiode réserve le terme de « héros » aux hommes de la quatrième race, chantée par l'épopée et qui disparut lors des guerres de Thèbes et de Troie. Cette race, nous dit-il, est « plus juste et plus brave », que celle des terribles guerriers de bronze, c'est « la race divine des héros que l'on nomme demi-dieux » (159-160). Mais, pour les raisons ci- dessus avancées, il est vraisemblable que de son temps, c'est-à-dire sans doute au vne siècle, le vieux terme « héros » connaissait un usage beaucoup plus large. En Attique, vers la fin du viie siècle, une loi de Dracon rappelait la nécessité d'honorer « les dieux et les héros locaux »28. Il s'agit là en fait d'une dualité fondamentale des cultes grecs, aussi loin que l'on puisse remonter dans le temps. Au culte des dieux olympiens répond le culte des grands morts du passé. Ces grands morts étaient souvent des rois et guerriers ayant vécu au temps du mythe, avant la guerre de Troie. Après leur mort, souvent violente, ils sont considérés comme des sortes de divinités, inférieures aux Olympiens mais dont le culte est capital et caractéristique de la religion grecque ancienne.

C'est à cet état de choses que fait allusion le dernier vers du passage consacré à la race d'argent avec la notion d'un

26. E. Rohde, Psyché. Le culte de l'âme chez les grecs et leur croyance à l'immortalité, éd. franc, par Auguste Reymond, Payot, 1952, p. 82-84. La première édition allemande remonte à 1894. Dans son livre Le meilleur des Achéens, Seuil, 1994 (éd. orig. 1979), p. 189-212, Gregory Nagy a proposé une reformulation de la lecture d'E. Rohde trop différente de la mienne pour pouvoir être envisagée ici. Je ne peux qu'inviter le lecteur à confronter nos deux lectures.

27. Dans une tablette de Pylos on lit une forme tiriseroe « au triple héros », voir Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. ^p

28. Porphyre, De l'abstinence, IV, 22.

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culte rendu aux « hypochthoniens ». Quant à l'expression « bienheureux mortels » (mákares thnetoí), curieuse et isolée dans la littérature grecque, elle semble signifier, comme l'avait bien vu Rohde, que les héros des cultes funéraires sont des « bienheureux » comme les Olympiens, appelés mákares quelques vers plus haut (makarón 136, makáressi 139), mais qu'ils gardent aussi par-delà la mort leur qualité de mortels29. Ils sont devenus immortels mais ils ne le sont pas de naissance comme les Olympiens. En fin de compte l'expression « bienheureux mortels » signifie à peu près la même chose que « demi-dieux » (hemitheoi) à propos des héros épiques. Cela dit, tout le problème est de savoir pourquoi Hésiode réserve un traitement aussi particulier et aussi défavorable à une bonne moitié des pratiques religieuses de son temps.

A mon sens la raison se trouve dans le caractère souvent négatif des héros, dans cette face noire de l'héroïsme si bien mise en lumière dans le livre fondamental ď Angelo Brelich30. Réagissant contre une vision idéalisante et classique des héros grecs, Brelich a pu montrer que de nombreuses figures héroïques présentaient à la fois des traits supra-humains de force et d'intelligence et des traits infra-humains en violant les codes de conduite et les normes impartis aux humains qu'ils restaient malgré leur proximité et leur parenté avec le divin. Cette ambivalence renvoie en définitive au fait que le temps des héros et du mythe est « condition de l'ordre et source de sacralité, mais en même temps désordre, renversement de l'ordre actuel » (Brelich, p. 383).

Parmi les marques de désordre et de renversement, les témoignages de l'impiété dont firent preuve les héros figurent en bonne place dans le dossier rassemblé par Brelich. Au temps des plus anciens héros, qui sont encore des hommes

29. Certains éditeurs, comme Paul Mazon, adoptent une correction thnêtoîs à la place de thnêtoi et comprennent que les hypochthoniens sont appelés bienheureux par les mortels. A l'heure actuelle la plupart des auteurs s'en tiennent avec raison au texte transmis.

30. Angelo Brelich, Gli eroi greci. Un problema storico-religioso, Roma, 1958, p. 225-283 (278).

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primordiaux, les relations entre hommes et dieux ne sont pas encore fixées et certains héros prétendent rivaliser avec les dieux, les déposséder de leur pouvoir. Cette morphologie générale de la « structure héroïque », pour parler comme Bre- lich (p. 314), explique suffisamment l'impiété de la race d'argent hésiodique. Mais pourquoi cette race est-elle placée sous le signe de l'enfance et de l'inconscience puérile ? Pour rendre compte de ce trait, énigmatique et caractéristique à la fois, il faut prendre en compte le mythe des Aloades, des fils d'Aloeus.

Cet Aloeus était fils de Poséidon et de Kanake, fille d'Éole, l'ancêtre des Éoliens, à ne pas confondre avec le maître des vents as- Y Odyssée. Il s'éprit d'une certaine Iphimédeia qui s'éprit de Poséidon. A ce point le mieux est de laisser la parole à la Bibliothèque du toujours précieux Pseudo-Apollodore (I, 7, 4) : « Poséidon s'unit à elle et engendra deux fils, Otos et Ephialtès, ceux qu'on appelle les Aloades. Tous les ans ils grandissaient d'une coudée en largeur et d'une brasse en hauteur. Quand ils eurent neuf ans et qu'ils furent larges de neuf coudées et haut de neuf brasses, ils se mirent en tête de lutter contre Zeus. Ils mirent l'Ossa sur l'Olympe, puis sur l'Ossa le Pélion et ils menaçaient d'escalader le ciel avec ces montagnes. Ils disaient aussi qu'en comblant la mer avec les montagnes ils allaient faire de la mer la terre ferme et de la terre la mer; Ephialtès voulait obtenir Héra et Otos Artémis. Ils avaient aussi emprisonné Ares. Mais Hermès le délivra furtivement et Artémis par une ruse tua les Aloades à Naxos. Elle se changea en biche et bondit entre eux deux : en voulant atteindre la bête ils se frappèrent mutuellement de leurs javelots. »31

Les traditions relatives aux Aloades ont aussi le mérite de nous ramener au culte des héros. On lit dans Pausanias (IX,

31. Le manuel de mythographie d'Apollodore est d'époque romaine mais la légende des Aloades était déjà bien connue à l'époque archaïque. Elle devait figurer dans le Catalogue des femmes, poème hésiodique faisant suite à la Théogonie (fr. 19 et 20 Merkelbach-West). V Odyssée (11, 305-320) la présente à l'occasion de la mention de leur mère Iphimédeia aux Enfers. L'Iliade (5, 385 ss.) rappelle l'emprisonnement d'Ares et Pindare (IVe Pyth. 88) fait allusion à leur mort à Naxos.

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22, 6) que l'on montrait à Anthédon, en Béotie, les tombes d'Iphimédeia et de ses fils les Aloades. Et un peu plus loin dans le livre de Pausanias consacré à la Béotie (IX, 29, 1), on apprend que ces mêmes Aloades furent les premiers à sacrifier aux Muses sur l'Hélicon et qu'ils étaient les fondateurs d'Ascra, patrie d'Hésiode !

De la sorte les Aloades sont pour ainsi dire un condensé exemplaire de l'ambivalence héroïque mise en évidence par Brelich. Ils sont tout à la fois des héros culturels et fondateurs, articulant l'ordre humain et divin, et des canailles impies qui tentent d'usurper la place des dieux. Ils sont aussi à la fois des héros locaux en Béotie et des héros de renommée panhellénique comme le montrent les allusions de Г Iliade et de Y Odyssée. Je crois que ces traits paradigmatiques nous permettent de conjecturer avec une certaine assurance que la figure des Aloades constitue en fait la source d'inspiration de la race d'argent hésiodique.

Dans un mythe du Banquet (190 c), Platon imagine des hommes primordiaux androgynes, sphériques et pourvus de deux fois plus de membres que les hommes actuels : «C'étaient en conséquence des êtres d'une force et d'une vigueur prodigieuses ; leur orgueil était immense : ils allèrent jusqu'à s'en prendre aux dieux. L'histoire que raconte Homère d'Ephialtès et Otos, leur tentative d'escalader le ciel, c'est les hommes d'alors qu'elle concerne : ils voulaient en effet s'attaquer aux dieux. » Je cite ce parallèle pour suggérer qu'en dépit de la spécificité de la fabulation platonicienne il n'y a pas une distance incommensurable entre les façons dont s'y prennent Hésiode et Platon pour inventer des mythes. On n'a pas d'un côté une invention individuelle et de l'autre la simple remémoration d'une tradition immémoriale. Le poète archaïque et le philosophe classique universalisent, de façon certes différente, des traits épars dans la tradition mythique pour brosser le portrait synthétique d'une humanité primordiale.

La race d'argent doit donc être une innovation par rapport à des traditions antérieures tout comme la race d'or

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hésiodique semble bien en être une par rapport à la notion différente d'une vie primitive préprométhéenne. Si l'on ajoute que la notion même de création des hommes par les dieux semble secondaire en Grèce archaïque, on est déjà amené à soupçonner que l'ensemble du mythe des races pourrait être un mythe récent par rapport à de vieux mythes comme celui de Prométhee. Mais n'anticipons pas et essayons pour l'heure de comprendre la logique qui a pu présider à l'invention des deux premières races.

Dans ce but il faut commencer par s'aviser de la profonde différence qui semble bien avoir existé entre d'une part le mythe de Prométhee et d'autre part l'histoire des descendants de Prométhee dans le Catalogue des femmes. Ce dernier était un poème généalogique posthésiodique (début vie s. av.), dont on ne possède que des fragments, mais les légendes qu'il rapportait devaient dans l'ensemble être connues du temps d'Hésiode (vne s. plutôt que vnie s.). Dans le mythe de Prométhee l'histoire des hommes est partagée en deux ères : l'ère préprométhéenne, paradisiaque et primitive, et l'ère postpro- méthéenne de la condition humaine actuelle.

Or les choses étaient présentées sous un jour tout différent dans le Catalogue. Les premiers vers de ce poème font état d'une commensalité entre dieux et hommes : « Communs étaient alors les festins et communes les assemblées pour les dieux immortels et les hommes mortels» (fr. 1, vers 6-7). Et cette commensalité ne s'interrompt que lors de la guerre de Troie (fr. 204, vers 102-103). Là encore il faut éviter, comme on le fait trop souvent, de rabattre cette notion de commensalité sur le mythe de Prométhee ou celui des races. Cette notion est propre au Catalogue. Elle renvoie d'abord à des traditions qui faisaient assister les dieux aux noces de Cadmos et d'Harmonie ou à celles de Thétis et de Pelée. Cette période d'intimité et de familiarité entre hommes et dieux ne laissait pas de présenter des risques pour les dieux : un roi d'Arcadie, Lycaon, tenta de servir de la chair humaine à Zeus (fr. 163). C'est dans cette ambiance de trop grande proximité entre les hommes et les dieux que se situent aussi l'histoire des Aloades

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ou encore celle, tout à fait comparable, de Salmonée, roi impie qui voulut se faire passer pour Zeus (fr. 30).

Dans cette histoire mythique des héros, qui s'étend des premiers descendants de Prométhee à la veille de la guerre de Troie, il n'y a pas de place pour une ère préprométhéenne ou un âge d'or au sens strict. La séparation hommes-dieux survient à la fin du poème et de l'âge des héros et non au début, qui insiste au contraire sur la familiarité des hommes et des dieux.

Nous pouvons donc conjecturer maintenant que le mythe des races articule avec ses deux premières races deux logiques différentes qu'il fait se succéder dans le temps. La première race, d'or, constitue, on l'a vu, une transformation de la vie préprométhéenne primitive et sauvage en un eldorado agricole plus conforme à une vie idéale et juste. La deuxième race « bien inférieure » (pólu kheiróteron) transpose l'histoire des descendants impies de Prométhee dont les Aloades représentent un modèle repoussant à souhait. Ces modifications et inventions ne doivent pas être le simple jeu gratuit de l'imagination poétique.

Étant donné en effet que les Travaux ont une dimension éthique et politique essentielle qui se marque en particulier par la critique des rois et de la façon dont ils rendent la justice, on est amené à soupçonner que les innovations du mythe des races doivent avoir une intention politique. D'une façon générale d'ailleurs les mouvements de réformes religieuses sont souvent l'expression de problèmes sociopolitiques : le religieux c'est souvent en fait plutôt du politico-religieux.

Dans son livre La naissance de la cité grecque, François de Polignac insiste à juste titre sur la dimension politique du culte des héros : « L'enjeu de ces cultes, généralement aristocratiques, est la souveraineté, la légitimité de l'autorité publique, plutôt que la propriété au sens strict. »32 Au temps d'Hésiode (vne s.), le pouvoir politique est généralement monopolisé dans les diverses cités grecques par une étroite

32. François de Polignac, La naissance de la cité grecque, La Découverte, 2e éd., 1995, p. 169.

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élite aristocratique que l'on appelle, en style poétique, des « rois » (basileîs). La critique des basileis par Hésiode a son répondant dans le traitement négatif réservé à la race d'argent et au culte des héros.

Ce culte, objet d'enjeux politiques pour les basileîs, est en fait celui de rois impies et d'une inconscience puérile. Au contraire les démons de la race d'or ont un « privilège royal» (géras basiléion), celui de surveiller la justice. Cette idée, brièvement évoquée dans le mythe des races, se trouve développée plus loin dans un passage capital. Après avoir évoqué les maux qui s'abattent sur une cité gouvernée par des rois injustes, Hésiode s'exclame : « Et vous aussi, rois, méditez sur cette justice ! Tout près de vous, mêlés aux hommes, des Immortels sont là, observant ceux qui, par des sentences torses, oppriment l'homme par l'homme et n'ont souci de la crainte des dieux. Trente milliers d'Immortels, sur la glèbe nourricière, sont, de par Zeus, les surveillants des mortels ; et ils surveillent leurs sentences, leurs œuvres méchantes, vêtus de brume, visitant toute la terre» (248-255). Les deux derniers vers, soulignés, reprennent deux vers du mythe des races (254-255 = 124-125). Les 30 000 Immortels qui surveillent les rois-juges sont les démons de la race d'or. Alors que le culte des « souterrains, bienheureux mortels » correspond au culte réel des héros, les 30 000 démons justiciers sont vraisemblablement une invention poétique-théologique sans réfèrent cultuel. A cet égard le mythe des races semble bien exprimer une profonde contestation politico-religieuse puisqu'il rabaisse le culte officiel des héros au profit de nouveaux héros saints et justes, débarrassés de tout l'aspect négatif des héros traditionnels de la religion établie.

5. LA CRITIQUE DE L'IDÉOLOGIE GUERRIÈRE

A la race d'argent succède la race de bronze, terrible race guerrière, toute vouée à Ares et qui se détruit elle-même : « Ils succombèrent, eux, sous leurs propres bras et partirent pour

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le séjour de l'Hadès frissonnant, sans laisser de nom sur la terre. » Curieusement le texte dit que Zeus fît naître (poiese) cette race « des Méliennes» (ek Meliân), c'est-à-dire des nymphes des frênes33. Hésiode semble ici vouloir combiner la notion de création des hommes par les dieux, peu familière en Grèce, avec de vieilles traditions, à vrai dire assez obscures, selon lesquelles les hommes primordiaux naissent d'arbres ou de nymphes, divinités liées aux arbres34.

La quatrième race est la race des héros chantée par l'épopée. Elle est plus juste et meilleure que la race de bronze. Mais elle est aussi une race guerrière qui périt sous les murs de Thèbes et de Troie. Seule une minorité d'élus échappe à la mort et est établie dans l'île des Bienheureux au-delà d'Océan35.

On s'est assez tôt avisé (Mazon, 1914, p. 62) que la troisième et la quatrième race formaient un couple de races guerrières tandis que les deux premières devaient constituer un premier groupe. Dans ce premier groupe il y a une décadence de l'or à l'argent, inversement il y a progrès du bronze aux héros. Pour citer encore l'excellent commentaire de Mazon (1914, p. 69) : « L'uppi; a perdu la race des hommes compagnons des dieux créée par Kronos ; la justice a relevé la race des hommes, fils des frênes, créée par Zeus : des Géants brutaux elle a fait des héros et des justes. »

De son côté Jean-Pierre Vernant, dans une analyse structurale qui a fait date, a proposé une lecture dumézilienne de l'ensemble du mythe des races. Les deux premières races renverraient à la fonction de souveraineté, les deux suivantes à la fonction guerrière et la race de fer à la troisième fonction (fécondité, reproduction). Cette analyse a été critiquée de

33. Certains comprennent que Zeus fit naître cette race des frênes eux- mêmes. Je crois que nous aurions eu alors meliôn tandis que le génitif pluriel en an nous oriente plutôt vers les nymphes. Voir le commentaire de West, op. cit., p. 187.

34. Voir par ex. Pierre Chuvin, La mythologie grecque, Fayard, 1992, p. 47- 48 ; Ludwig Koenen, « Greece, the Near East and Egypt : Cyclic Destruction in Hesiod and the Catalogue of Women », Transactions of the American Philological Association, 124 (1994), 1-34 (4).

35. Pour le problème philologique des vers 166-167 voir l'excellent commentaire de Paul Mazon, Paris, 1914, p. 73.

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divers côtés. Par exemple par Jean Rudhardt qui fait observer en particulier que dans l'évocation de la race de fer rien ne paraît désigner clairement la fonction de reproduction et que l'humanité du temps d'Hésiode comprend toutes les classes connues des sociétés grecques36.

En tout état de cause, ce que les analyses structurales et duméziliennes - de Vernant et surtout de Francis Vian sur qui nous allons revenir - ont bien établi c'est l'analogie qui existe entre la race de bronze du mythe hésiodique et d'autres races guerrières de la mythologie grecque, telle d'abord que les Spartes (Semés) des traditions thébaines.

Selon la légende de fondation de Thèbes, Cadmos, le héros fondateur, fut amené à occire un dragon qui gardait la source d'Ares puis, sur les conseils d'Athéna, à en semer les dents. Pour laisser encore la parole au Pseudo-Apollodore (III, 4, 1) : « Quand elles furent semées (sparénton) surgirent de la terre des hommes tout armés qu'on appela les Spartes. Ils s'entretuèrent, les uns en se défiant volontairement, les autres par inconscience. Mais Phérécyde [mythographe du Ve s. av.] dit que Cadmos, lorsqu'il vit que des hommes tout armés poussaient de la terre, leur jeta des pierres et que, chacun croyant être mitraillé par les autres, ils commencèrent à se battre. Il en survécut cinq : Echion, Oudaios, Chthonios, Hyperénor et Pélôros. »

Les sources classiques - et tout particulièrement le théâtre d'Euripide37 - font ressortir avec toute la netteté voulue que le génos guerrier des Spartes s'est prolongé dans les rois de Thèbes aux temps mythiques. Les aristocrates combattants de la fière Thèbes devaient leur noblesse et leur bravoure aux guerriers issus du sol et des dents du dragon. Cette idéologie guerrière est encore bien vivante au iv e siècle, soit trois siècles après le temps probable d'Hésiode. Ainsi, selon Pausanias (VIII, 11, 8), le tombeau du général Epaminondas, artisan de la grandeur thébaine au IVe siècle, érigé sur le site de la bataille de Man-

36. Jean Rudhardt, op. cit., p. 246-247; Vemant, op. cit., 1985, p. 89, a reconnu que la troisième fonction faisait problème.

37. Voir Francis Vian, Les origines de Thèbes. Cadmos et les Spartes, Paris, 1963, p. 167-169.

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tinée, en Arcadie, portait comme emblème un bouclier décoré d'un dragon du fait qu'Épaminondas passait pour un descendant des Spartes. Quant aux soldats thébains morts en luttant contre Alexandre le grand, ils furent ensevelis non loin de l'endroit où Cadmos avait semé les dents du dragon38.

Cette idéologie patriotique ne saurait masquer qu'un génos guerrier comme celui des Spartes ne peut être envisagé uniquement sous des couleurs positives. Ainsi Penthée, le roi de Thèbes dans les Bacchantes d'Euripide, fils du Sparte Echion, apparaît comme un être de violence et de démesure qui prétend s'opposer au culte de Dionysos et précisément comme « un vrai Géant sanguinaire en révolte contre les dieux » (vers 537-538). En effet les Géants sont dans la mythologie grecque des figures très proches des Spartes. Ils sont eux aussi nés en armes de la terre qui les suscita contre les dieux pour venger les Titans39. Mais une différence essentielle sépare les Géants et les Spartes. Les Géants ne se détruisent pas entre eux, ils sont exterminés par les dieux. Et ils meurent sans descendance. Comme l'écrit Francis Vian : « Ils n'occupent donc aucune place dans une hiérarchie sociale. »40

Par ces traits donc les Géants s'écartent des Spartes mais ils se rapprochent des Phlégyens d'Orchomène, vieille cité béotienne rivale de Thèbes. Ces Phlégyens ne purent rester intégrés dans le corps social d'Orchomène ; ils firent sécession et se constituèrent en bandes armées vivant de violences et de rapines jusqu'à ce que leur génos soit complètement détruit par les dieux41.

Dans les analyses structurales du type de celles proposées par Vian ou Vernant, la race de bronze hésiodique est un élément ou une variante qui vient se ranger dans une classe comprenant les Géants, les Spartes, les Phlégyens. Différemment,

38. Pausanias, IX, 10, 1. La signification de ces deux passages de Pausanias est bien mise en lumière par Vian, op. cit., p. 226.

39. Pseudo-Apollodore, I, 4, 1-2. 40. Fr. Vian, « La fonction guerrière dans la mythologie grecque », dans

Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, J.-P. Vernant (éd.), Paris, 1968, p. 53- 68 (62).

41. Pausanias, IX, 36, 2-3 ; Vian, op. cit., 1968, p. 61.

L'INVENTION DU MYTHE DES RACES 333

selon l'hypothèse historique-génétique que je défends ici, on peut être amené à considérer la race de bronze comme un mythe secondaire, une invention plus récente que les autres races guerrières. Plus précisément la race de bronze apparaît comme un amalgame des trois autres races guerrières. Elle s'autodétruit comme les Spartes et disparaît sans laisser de descendance, comme les Phlégyens et les Géants.

Il est vraisemblable qu'ici encore Hésiode est guidé par le même esprit de critique sociale et religieuse que celui qui lui a déjà permis de critiquer l'injustice des rois et l'impiété du culte des héros. L'idéologie guerrière est une composante essentielle de l'idéologie civique en Grèce ancienne : le citoyen des cités archaïques et classiques est un paysan- soldat. Mais quel que soit le cadre social et historique, l'idéologie guerrière menace toujours l'équilibre du corps social. Et le corps social secrète pour ainsi dire comme un antidote une critique de l'idéologie guerrière, qui va de traits mythiques isolés, dans la mythologie grecque et diverses mythologies indo-européennes, à une théologie réformée d'ensemble comme le mazdéisme en Iran42. A cet égard la position d'Hésiode est intermédiaire. Son refus du monde guerrier ne peut avoir la radicalité du prophète zoroastrien mais il va plus loin que la mythologie traditionnelle. Les leçons que l'on peut tirer du sort des Phlégyens et des Géants peuvent sembler manquer de pertinence pour l'ensemble de l'humanité. Par contre dire qu'un jour toute l'humanité fut semblable à ces Spartes dont s'enorgueillit l'aristocratie thébaine et qu'il ne subsiste rien de cette humanité, c'est signifier on ne peut plus clairement que la cité juste et idéale devrait exclure les valeurs guerrières de la Thè- bes réelle et des autres cités grecques. Tout comme à propos des héros impies Hésiode stylise et universalise, de façon quasi philosophique, des thèmes mythiques préexistants.

42. Voir Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Flammarion, 2e éd. remaniée, 1985, 136-160, 180.

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Différemment la race des héros qui périt sous les murs de Thèbes et de Troie, pourtant guerrière, est présentée sous des couleurs plus positives : elle est « plus juste et plus brave » (v. 158). Selon toute vraisemblance cette différence de traitement est due au fait que la matière épique - les guerres de Thèbes et de Troie - tenait dans l'imaginaire grec une place beaucoup plus importante et relevée que les histoires des Phlé- gyens, des Spartes ou des Géants. Alors que ces races sont formées de guerriers sauvages et primitifs, les héros de Thèbes ou de Troie sont sentis plus proches de l'humanité actuelle et sources de valeur43.

Cette donnée grandiose et incontournable des traditions grecques fut sans doute cause d'un certain embarras pour le réformateur religieux qu'était dans une certaine mesure Hésiode. Dans le fond les guerres de Thèbes pour les troupeaux ď Œdipe et de Troie pour récupérer Hélène ne sont pas plus édifiantes que la tradition des Spartes. Mais ici Hésiode dut composer. Malgré d'indéniables accents prophétiques, sa position n'était pas rigoureusement analogue à celle d'un prophète biblique ou mazdéen ou d'un renonçant orphico- pythagoricien. Il était un poète épique et un citoyen de la Béotie archaïque. Comme sans doute beaucoup de citoyens des cités archaïques, il était tiraillé entre de nouvelles exigences de justice et de paix, conduisant à une critique de l'idéologie aristocratique, et l'adhésion au code de valeur héroïque et aristocratique qui constituait l'ossature idéologique des cités archaïques.

Certaines allusions biographiques montrent bien à quel point le monde d'Hésiode est un monde aristocratique et guerrier. Dans la section du poème consacrée à la navigation, Hésiode évoque sa seule expérience maritime. Elle a consisté à franchir le détroit de l'Euripe entre Aulis en Béotie et Chalcis en Eubée, à l'occasion des funérailles d'un aristocrate chalci- dien, Amphidamas, qui mérite les épithètes héroïques de

43. Voir Rudhardt, op. cit., 1981, p. 257, n. 66 et déjà Mazon, op. cit., 1914, p. 67.

L'INVENTION DU MYTHE DES RACES 335

« valeureux » (daiphronos) et « magnanime » (megalétoros) (vers 654-656). Ces épithètes étaient préparées par l'aura héroïque qui entoure le nom d'Aulis « où jadis les Achéens attendirent la fin de la tempête, aux temps où ils avaient rassemblé une vaste armée pour aller de l'Hellade sacrée contre Troie aux belles femmes» (651-653). Lors du concours funèbre Hésiode remporta la victoire. Le signe de cette victoire était un trépied qu'il consacra aux Muses de l'Hélicon, qui l'avaient mis sur la route des chants harmonieux. On montrait encore ce trépied du temps de Pausanias (IX, 31, 3), neuf siècles après ! Ainsi l'appel des Muses ne suffit pas. La consécration humaine doit venir en retour et laisser un monument qui franchira les siècles et figurera en bonne place dans ce haut lieu poétique qu'est l'Hélicon.

Or cette consécration humaine vient d'une cité en guerre. En effet le valeureux et magnanime Amphidamas était sans doute un chef de guerre de la cité de Chalcis en lutte contre sa vieille rivale Érétrie pour la possession de la plaine Lélantine. De la sorte Chalcis et Érétrie sont bien loin du modèle de la cité juste : « Sur leur pays s'épand la paix nourricière de jeunes hommes et Zeus au vaste regard ne leur réserve pas la guerre douloureuse » (228-229).

Le poète épris de justice et de paix doit se compromettre en allant chercher la gloire poétique parmi les princes de cités en guerre. Cette ambiguïté se retrouve dans l'évocation de la race des héros. La rupture n'est pas aussi marquée entre la race des héros et celle du fer qu'entre les héros et la race du bronze. Hésiode évite de dire clairement que Zeus a créé une cinquième race de fer ; il dit simplement qu'il regrette de vivre dans la cinquième race. Cette ambiguïté est sans doute calculée. On peut y voir la volonté d'accroître la distance entre le présent et un monde héroïque proche du divin, de façon à se démarquer d'une idéologie aristocratique de la continuité entre le présent et le passé héroïque44. Mais la façon détournée

44. P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir, Maspero, 1981, p. 74-75.

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et précautionneuse de le dire peut aussi faire droit, à contrecœur, à une certaine continuité entre les deux âges45.

Quant au fait que certains héros jouissent à jamais d'une vie fortunée dans l'île des Bienheureux au bord de l'Océan, cette donnée semble bien à son. tour couper le monde héroïque du présent, alors que au contraire les démons de l'âge d'or surveillent partout les cités des hommes46. Dans l'ensemble donc la gloire épique semble bien une concession à l'idéologie ambiante dont la valeur est fortement relativisée par le contexte.

6. LOGIQUE D'UNE INVENTION: ESSAI DE SYNTHÈSE

Un problème tout différent et également capital se trouve posé par l'insertion d'un âge des héros non métallique dans une série métallique à quatre termes : or, argent, bronze, fer. On considère assez généralement que la série métallique est une vieille donnée mythique à laquelle la tradition grecque aurait ajouté l'indispensable âge des héros. Néanmoins les traditions indiennes et iraniennes que l'on rapproche du mythe grec sont très différentes et postérieures à Hésiode. Dans son commentaire aux Travaux, déjà cité, Paul Mazon avait admirablement exposé le problème. Pour lui les diverses traditions sont en fait des réélaborations indépendantes : « La véritable source du mythe, c'est un sentiment pessimiste qui se retrouve dans toutes les littératures ; l'humanité vit avec le regret d'un paradis perdu, la conscience douloureuse d'une déchéance » (op. cit., p. 59). Il faut nuancer une telle affirmation. Dans la tradition mésopotamienne, les hommes sont créés pour remplacer les dieux travailleurs de l'origine. De la sorte l'homme est d'emblée soumis au labeur et il n'y a pas de place pour une période paradisiaque. Mais surtout il n'y a aucune néces-

45. J. Fontenrose, art. cité, p. 10 ; J. Rudhardt, op. cit., p. 248 et 256-257. 46. Phénomène déjà relevé par E. Rohde, op. cit., p. 69.

^INVENTION DU MYTHE DES RACES 337

site de développer un mythe des races métalliques à partir de la simple notion d'un paradis perdu.

A mon sens c'est H. C. Baldry qui a proposé le meilleur schéma génétique47. Selon lui, Hésiode doit être considéré comme le créateur du mythe des races. Se tournant vers le passé, il pouvait d'abord considérer que l'histoire de l'humanité consistait en trois périodes : la présente marquée par l'usage généralisé du fer, la période des héros et la période de l'usage exclusif du bronze. Ces trois périodes il aurait eu l'idée assez naturelle de les faire précéder d'une race d'or et d'une d'argent (op. cit., p. 91). En ces termes cela peut paraître un peu abrupt et on comprend que Baldry n'ait généralement pas été suivi. Je crois pourtant que mes analyses conduisent à penser que sur le fond l'intuition de Baldry était juste.

Il a d'abord raison de penser que l'âge des héros n'est pas un intrus entre le bronze et le fer. Nous avons inconsciemment tendance à prêter aux Grecs de l'Antiquité des notions d'âge du bronze et du fer analogues aux nôtres. Mais pour eux l'âge du fer commençait bien plus tôt que pour nous : l'âge des héros connaît le fer pour les outils comme le montrent les références à ce métal (sideros) dans l'épopée homérique. On peut donc le considérer comme un âge bi-métallique intermédiaire entre les âges du bronze et du fer48.

Quant à la notion d'âge du fer elle-même, elle permet de considérer l'ensemble du mythe comme « récent » par rapport aux vieux mythes de l'âge du bronze au sens moderne (IIIe- IIe millénaires av.), tels que, vraisemblablement, le mythe de Prométhee. Dans mon optique, je serais plus précisément conduit à avancer que ce mythe récent, non antérieur au début du Ier millénaire, est tout simplement une création d'Hésiode, auteur du vne siècle.

47. H. C. Baldry, « Who invented the golden age ? », The Classical Quarterly, 1952, 2, 83-92.

48. Voir à ce propos les remarques de Moses Finley, op. cit., p. 22, qui signale aussi qu'Hérodote (II, 125) croyait qu'on avait construit les pyramides (au IIP millénaire !) en utilisant des outils de fer.

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Pour reformuler l'hypothèse de Baldry, Hésiode savait par les traditions mythiques que la dernière génération des héros épiques, les combattants de Thèbes et de Troie, avait été précédée de races (gène) guerrières comme les Spartes, au temps de la fondation de Thèbes. Mais ces races guerrières ne sont elles-mêmes qu'une partie d'un vaste légendaire héroïque dans lequel les héros fondateurs des cités archaïques apparaissent comme des êtres ambigus et souvent impies. A son tour ce légendaire héroïque peu édifiant pouvait être situé par rapport à la notion d'un état paradisiaque et prépolitique. Transformée en une race d'or, la période paradisiaque fut alors pensée comme suivie d'une période de déchéance, la race d'argent, tandis que les races guerrières étaient fondues dans la notion d'une phase humaine générale adonnée à la guerre primitive et sauvage sous le nom de race de bronze.

Cette vaste construction est le reflet de toute une conjoncture politico-religieuse et des aspirations du démos des cités archaïques. Un puissant désir de paix et de justice sociale conduit à critiquer ouvertement l'idéologie guerrière incarnée par le mythe des Spartes thébains tout en se démarquant plus subtilement de l'éloge épique de la valeur héroïque. Parallèlement la critique de l'injustice royale conduit à lier l'injustice et l'impiété et à dévaluer tout le culte des héros au profit de nouveaux héros, les démons issus de l'âge d'or. Planant au ciel de cette nouvelle théodicée, la justice de Zeus se trouve accrue du fait que les Olympiens sont situés dans une plus grande transcendance par rapport à une humanité qu'ils ont créée et non plus simplement mise à sa place.

Pour les raisons déjà exposées Hésiode ne pouvait se permettre le radicalisme des présocratiques et des sectes orphico- pythagoriciennes, mais la liberté d'invention critique des poètes grecs, dès les plus anciens textes connus, est un facteur capital qui annonce celle des penseurs ultérieurs. Ces évolutions enfin ne sont pas propres à la Grèce : la contestation des religions établies par les prophètes bibliques ou par un Zarathoustra est une donnée du même ordre. Et ces phénomènes rentrent dans la notion ď « époque axiale » (Achsenzeit) pro-

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posée par le philosophe Karl Jaspers49. Si la pensée épique participe déjà à sa façon à ces renouveaux religieux et intellectuels, c'est qu'au vif siècle on est justement déjà entré dans cet âge axial et que l'on peut de ce fait prendre ses distances par rapport à la religiosité millénaire de l'âge du bronze.

Le Clos Fleuri 57, chemin de la Pélude 31400 Toulouse

49. Voir Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, traduit de l'allemand (1949) par Jeanne Hersch, Pion, 1951, p. 131-150. Selon Jaspers, l'époque axiale, autour de 500 avant l'ère, se marque, entre autres caractères, par une transformation de la pensée mythique en philosophie, par une prise de conscience de l'histoire qui peut aboutir parfois à un sentiment de décadence et par une critique des conditions sociales. Tout cela s'applique parfaitement au mythe des races hesiodique.