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Armand Colin Le conteur dans Un cœur simple Author(s): DOMINIQUE RABATÉ Source: Littérature, No. 127, L'OREILLE, LA VOIX (SEPTEMBRE 2002), pp. 86-104 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704880 . Accessed: 15/06/2014 13:21 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.20 on Sun, 15 Jun 2014 13:21:03 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

L'OREILLE, LA VOIX || Le conteur dans Un cœur simple

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Armand Colin

Le conteur dans Un cœur simpleAuthor(s): DOMINIQUE RABATÉSource: Littérature, No. 127, L'OREILLE, LA VOIX (SEPTEMBRE 2002), pp. 86-104Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704880 .

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LITTÉRATURE N° 127 - SEPT. 2002

■ DOMINIQUE RABATÉ, UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE-BORDEAUX 3, INSTITUT UNIVERSITAIRE DE FRANCE

Le conteur

dans Un cœur simple^

Je mettrai en exergue au parcours que je voudrais proposer ď Un cœur simple ces deux citations de Flaubert. La première est tirée de la Correspondance , dans une lettre du 14 janvier 1857 à Élisa Schlésinger: «Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures et où je ne recueille d'autres fleurs que des métaphores»2. La deuxième est une note de régie qui se trouve dans les premiers plans du conte; l'écrivain note à propos de Félicité: «Une phrase résumant toute sa vie»3.

Dans leur sillage, j'essaierai donc de parler des rapports entre une «pauvre vie» et les phrases qu'on peut en faire, quand il s'agit de les vivre comme des «aventures» ou de les mettre en forme de conte.

CONTE OU CONTEUR?

L'idée initiale de ma réflexion - d'où son titre - a été d'étudier les modes d'inscription de la voix narrative dans le célèbre récit de Flaubert, de voir ainsi ce qui en ferait en effet un «conte». Autrement dit, regarder les modes de manifestation ou de mise en avant d'un narra- teur à la fois proche et familier, dont la présence gestuelle crée la sym- biose avec l'auditoire. Le narrateur du conte, on aura reconnu les thèses de Walter Benjamin que je résume à grands traits 4, raconte pour trans- mettre une morale pratique; il est un «homme de bons conseils» (p. 59). Il assoit son autorité sur un commerce avec la mort, qui n'est pas conçue comme une séparation définitive mais comme ce qui permet le legs d'une leçon, la transmission d'une mémoire collective qui passe «de

1. Je tiens à remercier Odile de Guidis pour les précieux renseignements bibliographiques qu'elle a mis à ma disposition. Après tant de lectures remarquables du conte de Flaubert Je sais le risque de psittacisme que je dois assumer, et que le texte semble, ironiquement, programmer. Je m'inspirerai donc, on le verra, des travaux de Raymonde Debray Gennette, de Juliette Frölich et de Jacques Neefs. Je citerai le texte des Trois contes dans l'édition Folio (édition de S. de Sacy, Gallimard, 1990). 2. Page 320 de la Correspondance , dans l'édition de Bernard Masson (Folio, Gallimard, 1998). J'abrégerai désormais en Corr., suivi du numéro de page. Roland Barthes commente en passant la même citation dans son étude: «Flaubert et la phrase»; voir p. 142 de Nouveaux essais critiques (édition Points Seuil, précédé par Le degré zéro de l'écriture , 1972). 3. Voir p. 7 de l'indispensable ouvrage dirigé par Giovanni Bonaccorso : Corpus Flaubertianum I : Un cœur simple , Les Belles Lettres, 1983. 4. Je cite la version: «Le narrateur», in Essais : 1935-1940, traduit par M. de Gandillac, Denoël/Gonthier, 1983. Retraduit plus exactement par «Le Conteur», in Œuvres III , Folios Essais, 2000.

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bouche en bouche». Car son récit est tout entier tendu vers la «morale de l'histoire» (p. 74).

Avec une évidente mélancolie, Benjamin définit le narrateur au moment où sa fonction disparaît, sous une double pression: celle, d'abord, de la presse et de l'information qui se substituent aux récits oraux; celle, ensuite, que crée le développement du roman. Ces deux phénomènes caractérisent ce que Benjamin nomme une «crise de l'expérience» - dont la caractérisation prêterait à une discussion de fond qui n'est pas ici mon propos. Je note seulement que Benjamin met très justement l'accent sur le type de communication qui fonde le roman, car il met en relation deux solitudes en individualisant le «sens d'une vie». Comme il le note page 60: «Le romancier se tient à l'écart. Le lieu de naissance du roman est l'individu solitaire, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui est en lui le plus essentiel, car il ne reçoit plus de conseil et ne sait plus en donner. Écrire un roman, c'est mettre en relief, dans une vie, tout ce qui est sans commune mesure».

Le philosophe allemand souligne ainsi ce qui me paraît un axe capital et je me servirai de l'opposition suggestive qu'il propose entre conte et roman pour tenter une lecture pour ainsi dire benjaminienne ďUn cœur simple. Le texte de Flaubert apparaîtra comme lieu de ten- sions entre ces deux formes schématiques dont il offrirait, pour ainsi dire, une résolution originale. Il est, en effet, frappant de constater que ces lignes de Benjamin pourraient apparemment convenir tout à fait au récit flaubertien. Voici ce que «Le narrateur» dit de Leskov: «On trouve sous sa plume toute une série de narrations en forme de légende; elles ont pour centre un personnage de juste, rarement un ascète, en général un homme simple et laborieux, qui semble devenir un saint le plus natu- rellement du monde» (p. 58). Cette description semble faite pour Féli- cité, même si la phrase suivante nuance évidemment la justesse du parallèle. Benjamin ajoute: «Leskov ignore l'exaltation mystique» - ce qui n'est pas, on le sait et j'y reviendrai, le cas de Flaubert...

L'article de Benjamin permet, en tout cas, d'inscrire le conte flaubertien dans un paradigme intéressant, où il voisine peut-être plus avec Tolstoï (grand lecteur de Flaubert) qu'avec Leskov proprement dit. Tout un ensemble de textes de la fin du dix-neuvième siècle semble en effet occupé à raconter comment «devenir un saint le plus naturellement du monde». Je ne serai pas le premier à souligner le côté volontairement hagiographique de l'écriture à' Un cœur simple. Flaubert l'avoue explici- tement dans la très célèbre lettre à Edma Roger des Genettes, lorsqu'il évoque les Fioretti de Saint François , dont il vient de faire «l'édifiante lecture» (Corr., p. 676, lettre du 19 juin 1876). Il ajoute que s'il conti- nue, il aura sa «place parmi les lumières de l'Église», et qu'il ne sort pas des saints. C'est dans la même lettre, écrite juste après la mort de

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George Sand, qu'il donne cet extraordinaire résumé de son conte. Je le reprends ici, à la fois pour le plaisir de la citation et parce qu'il est essentiel à la question de la définition générique:

«L'Histoire d'un cœur simple est tout bonnement le récit d'une vie obscure, celle d'une pauvre fille de campagne, dévote mais pas mysti- que, dévouée sans exaltation et tendre comme du bon pain. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu'elle soigne, puis son perroquet; quand son perroquet meurt, elle le fait empailler et, en mourant à son tour, elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n'est nullement ironique comme vous le sup- posez, mais au contraire très sérieux et très triste. Je veux apitoyer et faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même.» (p. 675) Je reviendrai, on s'en doute, sur l'ironie qu'ici Flaubert attribue à sa seule correspondante. Ce remarquable résumé insiste sur le côté «récit de vie», de vie simple et pauvre, racontable en une seule phrase (ou presque).

De façon peut-être encore plus significative, Raymonde Debray- Genette relève cette note écrite par Flaubert en marge du manuscrit ďUn cœur simple 5: «Son genre de bonheur, son calme. Pour que ce soit la moralité de l'histoire, qu'on ait envie de l'imiter.» On est exactement dans l'un des traits définitoires du conte, selon Benjamin. Si cette inten- tion a pu présider à la rédaction du récit, la version finale est beaucoup plus ambiguë et Debray Genette nuance aussitôt avec fermeté: «Le texte final ne cautionne plus cette moralité, mais d'un autre côté refuse une lecture purement sociale et politique.» (p. 100)

Il y a donc bien, dans l'écriture ďUn cœur simple , voulu et reven- diqué, un effet de conte, un choix affiché de simplicité et de dépouillement. C'est d'ailleurs cela qui explique la rapidité (relative mais exceptionnelle chez Haubert) de rédaction des Trois contes , et malgré les circonstances pénibles des années 1875-1876 le caractère heureux de leur composition. La simplification du titre est une conséquence de ce dépouillement: «L'Histoire d'un cœur simple» devient «Un cœur simple», sans plus de thématisation du récit lui-même, pour insister sur son élément central: le cœur, qui articule heureusement l'âme et le corps, le sentimental et le physiologique. Cette apparence de conte que renforce la brièveté de chaque nouvelle n'élimine pourtant pas l'étonne- ment relatif que provoque en moi ce titre, à la fois évident et discutable. Il est à remarquer que Flaubert ne commente nulle part son choix - comme si rien n'y avait fait concurrence. Sans doute s'impose-t-il plus évidemment dans l'ordre de la rédaction, qui commence par La Légende de Saint- Julien l'Hospitalier. On se souvient de l'hapax final de la pre- mière personne: «Et voilà l'histoire de Saint-Julien l'Hospitalier, telle à

5. Page 100, in «La technique romanesque de Flaubert dans Un cœur simple. Étude de genèse» (in Langa- ges de Flaubert , dirigé par M. Issacharoff, Minard, Lettres Modernes, 1976).

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peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'église, dans mon pays». S. de Sacy a raison de voir, dans ce «mon pays» terminal, une recherche de «ton oral des anciens conteurs» (p. 163). C'est le récit le plus «à la manière de», avec un effet naïf auquel Flaubert tenait beaucoup puis- qu'il avait envisagé la reproduction du vitrail de Rouen pour une édition limitée.

Le statut ďUn cœur simple et ďHérodias est plus incertain, même si la dénomination générique de «conte» reste hésitante au dix-neuvième siècle. La première partie du siècle est dominée par la vogue du conte fantastique, héritée d'une mauvaise traduction de Hoffmann; un regain de l'étiquette apparaît autour des années 1870, avec Erckman-Chatrian, Villiers ou Daudet qui publie Les Contes du lundi en 1873, sans parler de Maupassant. L'appellation de conte, à la fin de siècle, met plutôt, me semble-t-il, l'accent sur la personnalité du narrateur, sur la première per- sonne du témoin qui rapporte ce qu'il a vu ou vécu. L'anecdote se charge par là d'une portée morale allégorique, qui en fait une fable significative. Daudet l'illustre de façon typique. Le conte se signale aussi par les pro- cédés d'ouverture et de fermeture pour la prise de parole, dessinant un cadre d'énonciation généralement fortement marqué. Tous ces éléments sont notablement absents ď Un cœur simple !

Le conte flaubertien continue de s'inscrire dans le credo de l' impersonnalité développé depuis Madame Bovary. Le retrait du narra- teur est, une nouvelle fois, mis en pratique. Il s'agit, à la différence de Daudet, de ne pas rendre audible le «Sieur Gustave», comme le rappelle une lettre de fin décembre 1875 à George Sand. S'inquiétant des «enseignements» que délivre la précédente lettre de sa «chère maître», Flaubert note qu'il fait tout ce qu'il peut pour «élargir (s)a cervelle» et ajoute: «je travaille dans la sincérité de mon cœur» (Corr., 664). Il dis- cute ainsi sur les «manques de conviction» que lui reproche Sand. «J'éclate de colères et d'indignations rentrées. Mais dans l'idéal que j'ai de l'Art, je crois qu'on ne doit rien montrer, des siennes, et que l'Artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. L'homme n'est rien, l'œuvre tout! Cette discipline qui peut partir d'un point de vue faux, n'est pas facile à observer, et pour moi, du moins, c'est une sorte de sacrifice permanent que je fais au Bon Goût. Il me serait agréable de dire ce que je pense, et de soulager le sieur Gustave Flaubert, par des phrases. Mais quelle est l'importance dudit sieur?» (p. 664)

Dans cette même lettre, très célèbre, Flaubert refuse d'être assimilé à son «école». Lui, il «recherche par-dessus tout, la Beauté». Il note: «Des phrases me font pâmer qui leur paraissent fort ordinaires. Goncourt, par exemple, est très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu'il peut coller dans un livre. - Et moi très satisfait quand j'ai écrit une

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page sans assonances ni répétitions.» (p. 665) Il cite ensuite comme modèle un vers de «Booz endormi» et un paragraphe de Montesquieu, et déclare magnifiquement: «Enfin, je tâche de bien penser pour bien écrire. Mais c'est bien écrire qui est mon but, je ne le cache pas.» On voit combien Flaubert ne cesse d'insister sur la phrase, sur la beauté des phrases ordinaires et combien son système esthétique est décidé. Il est tout à fait intéressant de remarquer que, dans la suite de cette lettre, le débat se tourne vers un autre reproche de George Sand. «Il me manque "une vue bien arrêtée et bien étendue de la vie". Vous avez mille fois raison.» Flaubert retourne l'accusation et avoue, polémiquement, que rien - ni dans la religion, ni dans la politique ou l'idéologie - ne peut lui donner une telle vue. «Je ne vois pas le moyen d'établir, aujourd'hui, un Principe nouveau, pas plus que de respecter les anciens.» (p. 666)

Cette remarque est essentielle car elle explique pourquoi Flaubert n'occupe pas le rôle du narrateur de conte, pourquoi le sieur Gustave se tait, et ne délègue la narration à aucune instance attribuable. Si Un cœur simple est un conte, ce ne sera pas au sens où Benjamin lui attribue une «vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie». Ce défaut de point de vue moral (défaut qui est, bien sûr, pour nous, une qualité fondamentale) donne au conte flaubertien sa duplicité (pour parler comme Ross Chambers), son ambiguïté indécidable; «entre misérabilisme et hagiographie, Flaubert opte pour le récit neutre, qui laisse à penser et à méditer» comme le dit excellemment Raymonde Debray Genette 6. Le conte a perdu son univo- cité morale, sa prétention à l'exemplarité édifiante. Dans une autre étu- de, Debray Genette s'est attachée au travail de Flaubert pour finir Un cœur simple . Voici ses conclusions:

«Si l'on résume, Flaubert part de deux éléments coexistants dans sa pensée générale sur la religion comme dans le scénario primitif : les pulsations sensuelles qui animent toute religiosité (et il hésitera jusqu'à la mise au net entre joie , volupté et sensualité) et le dépouillement ascé- tique qui permet d'accéder à une forme de mysticisme tout en douceur. Le passage de l'un à l'autre repose sur l'expression de la confusion du registre corporel et du registre spirituel [...] Finalement, c'est en jouant sur le mot "cœur", en réinscrivant pour ainsi dire son titre (trouvé très tôt) dans sa fin qu'il invente un troisième terme qui inclut la lecture réaliste et la lecture spirituelle. Il est alors impossible au lecteur de se décider pour l'une ou pour l'autre. Ce dernier est amené à faire l'une et l'autre lecture. Ainsi ne se pose plus la question de l'ironie de Flaubert ou de son adhésion à l'égard de Félicité. Toute trace de jugement du type: "elle meurt saintement", ou "soit qu'elle priait mentalement ou que c'était convulsif ', est effacée au profit de ce qu'on voudrait appeler une

6. Voir p. 105 de «La technique romanesque...», op. cit. L'article de Ross Chambers auquel je viens de faire allusion est plus daté et contestable mais son angle ď attaque est intéressant: voir «Simplicité de cœur et duplicité textuelle. Étude ďUn cœur simple », in Modem Language Notes 96, 1981.

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"exacte incertitude". En cela, Yexcipit à' Un cœur simple est peut-être exemplaire et marqué de la double fonction d'une fin de roman: fermer la diégèse, ouvrir la réflexion. » 7

L'EFFACEMENT DU NARRATEUR: LES EFFETS D'À PLAT

Raymonde Debray Genette a raison de souligner la neutralité du récit et d'inscrire Un cœur simple du côté des techniques romanesques. Le premier des Trois contes efface systématiquement tous les effets de diction ou d'oralité, privilégiant une narration en retrait qui est l'apanage du roman. En ce sens, le parallèle, si souvent noté, avec Madame Bovary est éclairant. Le choix même du prénom de Félicité vient du personnage de la bonne d'Emma et la scène de remise de médaille, lors des Comices agricoles, à Catherine Leroux 8 évoque bien entendu la condition de Féli- cité dans la nouvelle. L' intertexte ďUn cœur simple est constamment nourri par le premier grand roman de Flaubert, qui commence ainsi par nommer, dans un brouillon, un personnage secondaire d'un patronyme déjà utilisé pour Madame Bovary. L'écrivain est d'ailleurs conscient du risque de redite et soucieux de se démarquer de sa manière antérieure.

Il me semble que l'ouverture ďUn cœur simple s'inspire du même procédé que celui, trouvé très tardivement, qui a présidé au début de Madame Bovary. Le «nous» initial permet au narrateur un premier foyer de focalisation, dessine vaguement un personnage collectif qui prend en charge l'apparition inaugurale de Charles dans le roman, avant de s'effa- cer rapidement. Le même besoin d'une sorte de relais narratif se mani- feste dans la première phrase du conte: «Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Evêque envièrent à Madame Aubain sa servante Félicité.» Aucun narrateur ne se met ici en avant; au contraire, il semble fondre sa voix avec celle, indéterminée, d'un groupe social dont il se tient à distance. Cette identification distanciée et provisoire est nécessai- re au repli du narrateur derrière des effets de citation qu'il n'assume pas directement. C'est ainsi, je crois, qu'il faut analyser le «cependant» du deuxième paragraphe, dont l'énonciation doit plutôt dépendre du juge- ment de ces bourgeoises provinciales: «elle (Félicité) resta fidèle à sa maîtresse, - qui cependant n'était pas une personne agréable».

Ce placement en retrait de la voix narratrice permet, ensuite, de faire entendre, par les italiques ou entre guillemets, les mots des person- nages de la fiction. C'est le cas, dès le début, du mot salle page 19 ou des expressions: «Madame» et «Monsieur» (p. 20), qui reflètent un dis-

7. Pages 1 1 1-1 12 de «Comment faire une fin». Cette étude indispensable se trouve maintenant in Raymon- de Debray Genette: Métamorphoses du récit, autour de Flaubert , Seuil Poétique, 1988. 8. Jacques Neefs fait le rapprochement dans sa précieuse édition de Madame Bovary (Classiques de poche, Le Livre de Poche, 1999). Voir p. 251.

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cours socialement impressionnable mais nettement distinct de la voix et du jugement du narrateur. L'effet est ainsi, dès l'incipit, de produire une proximité géographique, linguistique même par l'usage de termes régionaux9, et, en même temps, une distance temporelle (puisque cin- quante ans tiennent en un syntagme), aussi bien qu'affective.

Ce désengagement de la voix narrative contribue à ce que j'appel- lerai l'assourdissement des discours dans ce conte, et qui me paraît l'une de ses caractéristiques remarquables. Il y a dans Un cœur simple très peu des paroles rapportées 10, même si les bribes de dialogue ont un rôle important. Félicité reste, pour nous, plus une silhouette qu'une présence vocale. On sait que Flaubert a, dès les premiers plans, voulu que le per- sonnage soit affligé d'une déficience physique mais il avait d'abord attribué à Madame Aubain la surdité qu'il donnera, plus logiquement, ensuite à la bonne de campagne - qui, elle, était frappée d'une forte myopie. La raison de ce changement me paraît évidente: il faut préserver pour la fin du récit l'effet de vision, capital dans l'économie du conte. Il est, en revanche, mieux accordé au mutisme de l'héroïne de la rendre sourde, sur la fin de sa vie.

Cette surdité pourrait mal expliquer toutes les notations sonores du dernier chapitre, même si les bruits les plus éclatants peuvent encore parvenir à la conscience de Félicité. On lit pourtant, page 60: «Bientôt, on distingua le ronflement des ophicléides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes». Flaubert a besoin de remplir le tableau final des différentes harmoniques de la procession et il utilise habilement le «on» dont il avait éprouvé la formule dans Madame Bovary. La foca- lisation reste flottante mais peut s'appuyer sur le personnage-relais de la Simonne, qui permet de motiver diégétiquement ces perceptions auditives. Le paradoxe de Félicité est, dès l'ouverture du récit, d'être en même temps un personnage à la fois silencieux et doté d'une «voix aiguë» (p. 21). Une curieuse variante, rapidement effacée, est donnée par l'édition Bonaccorso: on lit, page 42, dans une des versions initiales, à propos du portrait de Félicité: «voix de masque», qui complète la voix aiguë. Même si le sens exact de l'expression me reste assez opaque, je suppose qu'il désigne une voix comme étrangère, qui sonne comme dans un mas- que. Haubert supprime cet élément, sans doute parce qu'il introduirait une nuance de jeu, ou de théâtre, peu en accord avec la simplicité essen- tielle de son héroïne. Les manuscrits montrent, en tout cas, que, tout au long de la rédaction, l'écrivain associe ces deux éléments: la surdité pro- gressive et l'arrivée du perroquet - comme si c'était Loulou qui allait prendre la parole que Félicité perd, comme si la parole changeait de lieu.

9. Voir le relevé qui en est fait dans l'introduction du Corpus flaubertianum I : Un cœur simple , op. cit. 10. Sur ces silences, et plus généralement sur l'ambiance sonore ďUn cœur simple , je renvoie au beau cha- pitre que Juliette Frolich lui a consacré dans Au parloir du roman : de Balzac à Flaubert (Didier Érudition/ Solum Forlag, 1991). Voir «Langages d'un cœur simple», p. 105-120.

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Il y a donc, dans Un cœur simple , très peu de paroles dites par Félicité. De façon concertée et remarquable, le premier discours direct du personnage est un très laconique «Ah!», en réponse aux avances de Théodore... Deux pages plus loin, nous avons les mots qu'elle prononce rituellement pour congédier M. de Grémanville, paroles de domestique dans l'une de ses fonctions. L'épisode du taureau rend Félicité un peu plus loquace, comme il se doit pour ce qui est le seul morceau de bra- voure de son existence. Elle s'exclame: «Non! non! moins vite!», et inversement plus loin: «Dépêchez- vous! dépêchez- vous ! » (p. 27) Ce fait d'arme devient automatiquement un «sujet de conversation», plutôt qu'un discours pris en charge par son «héroïne»; le narrateur prend soin de préciser que Félicité n'y voit rien d'extraordinaire: «Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Evêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu'elle eût rien fait d'héroïque.» (p. 28)

Être peu discursif, Félicité fuit la remarque de Liébard concernant Mme Lehoussais (p. 29), semble plongée dans la stupeur par le cathé- chisme. La longue question qui traduit sa perplexité ne peut être qu'à la charge du narrateur, qui donne une forme verbale à ce qui reste pré- langagier chez la bonne: «Pourquoi l' avaient-ils crucifié, lui qui chéris- sait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier d'une étable?» (p. 33) Ce passage est remarquable parce qu'il met le narrateur en position de traduction à la fois empathique (il a accès aux représenta- tions mentales du personnage et il les verbalise) et cependant distante: l'explication naïve de la Nativité «par douceur» ne peut venir que de Félicité. Le narrateur s'efface pour rendre compte de paroles dont le contenu revient au personnage, mais dont la forme lui incombe n.

Après la mort de Virginie, le narrateur cite deux expressions de Félicité entre guillemets: «elle n'entendait à rien, avait perdu le som- meil, suivant son mot était "minée"» (p. 36). Le paragraphe suivant met en relief la conséquence: «Pour "se dissiper", elle demanda la permis- sion de recevoir son neveu Victor.» Dans les deux cas, la pauvreté dis- cursive rend encore plus touchant le caractère abrupt de ce qui n'est pas une explication. Félicité évoque un processus souterrain, qui agit loin d'elle, et elle seule peut imaginer appeler les visites de son neveu une «dissipation»... On notera que le narrateur, même s'il reste à distance, emploie comme par contagion la curieuse expression: «entendre à rien» qui est un provincialisme, un tour de phrase que la bonne aurait pu employer.

11. On trouve le même effet dans le début de la nouvelle «Argile», dans Dubliners de Joyce. Je l'ai com- menté dans le chapitre: «Les voies de la parole dans Dubliners », in Poétiques de la voix , Corti, 1999.

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Le seul véritable échange discursif avec Madame Aubain a lieu page 39, lorsque Félicité se permet de faire remarquer à sa maîtresse qu'elle n'a pas reçu de nouvelles de son neveu depuis six mois. L'inéga- lité des deux femmes est patente mais la bonne «réplique doucement» et ne tient pas grief à Madame Aubain, puisqu'il «lui paraissait tout simple de perdre la tête à l'occasion de la petite», c'est-à-dire Virginie. La pau- vreté verbale se manifeste à l'annonce de la mort de Victor, seulement saluée d'un «Pauvre petit gars» répété (p. 40) et suivi d'une des seules constatations amères de Félicité sur son entourage, lorsqu'elle remarque: «ça ne leur fait rien à eux». Le narrateur ne commente pas le ton, et n'introduit cette réplique que par le très neutre verbe «dire».

Le mode exclamatif est l'une des caractéristiques des prises de parole de Félicité. Page 57, apprenant qu'elle a une pneumonie, elle accueille la nouvelle d'un: «Ah! comme Madame.» Cette parole spontanée n'est jamais développée, elle reste vouée à la diction de l'émotion. La simpli- cité discursive se signale aussi par la fréquence des répétitions, d'autant plus sensibles que les énoncés en discours direct sont rares. Il est probable que Flaubert a déjà voulu y faire entendre un signe de rapprochement avec le perroquet, animal voué à la répétition mécanique des mots appris, comme Félicité dont le portrait s'achève par cette note: elle «semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique» (p. 21).

Les quelques paroles de Félicité sont très tôt indiquées sur les plans et les brouillons ďUn cœur simple. Comme le fait observer Debray Genette, ce sont là de véritables lieux d'invention que Flaubert conserve le plus souvent. Le «pardon» à Fabu, injustement soupçonné d'avoir empoisonné Loulou ou le «Est-il bien?» final - dont on ne sait trop s'il désigne l'animal empaillé dans le reposoir ou si Félicité croit que Loulou est encore vivant - sont mentionnés dans les premiers brouillons. Si les discours restent, ils peuvent changer d'énonciateur. C'est le cas de la phrase: «Que vous êtes bête, Félicité», phrase impor- tante car elle fait système avec tout le réseau qui animalise la bonne, avec son côté littéralement bestial. Elle était d'abord attribuée à la sœur de Félicité avant de passer à madame Aubain et de trouver sa place plus loin dans le texte (un peu modifiée, p. 50). De même, le «Eh bien, faites-le empailler» est donné très tôt comme embrayeur narratif.

Ce qui est remarquable, c'est que, du brouillon à la version finale, ces bribes de parole ou ces phrases très courtes ne reçoivent aucun déve- loppement. Elles restent à la fois banales et inaptes à susciter un véritable dialogue. Cette rareté des échanges contraste étrangement avec l'enva- hissement de l'écrivain par des phrases, pendant la phase d'écriture ďUn cœur simple . Il confie ainsi à sa nièce, Caroline, cette extraordinaire impression nocturne: «La nuit, les périodes qui roulent dans ma cervelle,

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comme les chars d'un empereur romain, me réveillent en sursaut par leurs cahots et leur grondement continu.» 12 Le travail d'écriture définitif gomme plutôt les expansions discursives. L'exemple le plus net est bien analysé par Debray Genette dans «Comment faire une fin.» Flaubert avait d'abord imaginé cette réplique pour Félicité:

«il m'a semblé que les chaînettes des encensoirs étaient le bruit/ de sa chaîne - est-ce un péché mon père/ - non mon enfant/ & elle expira» (voir la retranscription p. 91).

Cette ébauche de dialogue avec le prêtre saute par la suite car il faut que seule subsiste la vision, avec son indécidable ambiguïté. Il faut que le texte se finisse par «elle crut voir». Si Félicité parle peu, les autres personnages ne sont pas plus bavards dans le récit, c'est-à-dire dans ce que le narrateur rapporte de leurs discours. J'insiste donc sur cet effet de sourdine (pour pasticher Spitzer) particulier qui baigne Un cœur simple. Comme si les paroles étaient entendues de loin. Seules les scènes de mort de personnages appellent, automatiquement, un commentaire -

indigent et stéréotypique - en discours direct de la part d'un des per- sonnages. Les paroles se raréfient, mais il est intéressant de remarquer que, symétriquement, le narrateur s'exclame de plus en plus souvent à partir du chapitre IV, soit après l'introduction du perroquet. Si plusieurs occurrences peuvent être rattachées à du style indirect libre plus ou moins facilement attribuable 13, on sent nettement que le narrateur occupe la place de Félicité, prenant pour ainsi dire par sympathie ce tic excla- matif qui caractérise la pauvre héroïne.

Quel est l'effet de tous ces procédés qui concourent à l'assourdis- sement vocal? L'éloignement proche du narrateur produit une sorte d'égalisation des paroles, une mise à plat des événements (aussi bien réels que discursifs). Ce n'est pas que la vie de Félicité manque de drames: son existence, comme le montre bien le résumé qu'en fait Flaubert dans la lettre à Edma Roger des Genettes que j'ai déjà citée, est une suite de décès, de déceptions. Mais dans cette liste, chaque événe- ment perd sa singularité. Ce qui prime alors, c'est le sentiment d'un écrasement dans et par le temps, d'un écoulement monotone qui évide chaque fait marquant de sa valeur de rupture ou de changement. Le rôle - si souvent commenté que je n'y reviendrai pas - de l'imparfait, omniprésent, y est évidemment pour beaucoup.

12. Cité par Debray Genette in «La technique romanesque. . . », op. cit., p. 107. Elle assure que c'est pendant la rédaction d'Un cœur simple, même si les chars romains évoquent plus pour nous l'ambiance ďHérodias. On reste rêveur devant l'incroyable théâtre sonore que devait être l'inspiration flaubertienne. 13. C'est le cas page 48 pour «On le comparait à une dinde, à une bûche: autant de coups de poignard pour Félicité ! Étrange obstination de Loulou ne parlant plus du moment qu'on le regardait ! ». Les exclamatives qui rythment la scène de disparition du perroquet sont évidemment à mettre au compte de l'émotion de Félicité. Mais le «au contraire!» (p. 49) qui commente l'attitude de Fabu à l'égard de l'animal est plus difficilement assignable; de même, la fin de l'énumération des objets qui peuplent la chambre, «tout à la fois chapelle et bazar» est ponctuée par: «et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche ! ». Le ryth- me semble traduire, par l'attente du sujet en fin de phrase, l'attitude d'un narrateur qui visiterait alors la pièce.

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«Une phrase résumant toute sa vie», notait Haubert dans un brouillon. Cette phrase est à la fois donnée dans la lettre de juin 1876 et en même temps impossible, refusée dans le conte lui-même. Dans le premier chapitre, le portrait de Félicité éclate en énumération, en juxta- position d'actions dont seule la somme, dont seule l'infinie répétition arrivent à constituer une vie, un personnage. Si le paragraphe qui lui est consacré page 20, après ceux qui traitent de Madame Aubain, commence par donner une vue unitaire de la bonne, prise «dès l'aube» et s'endor- mant «devant l'âtre, son rosaire à la main», cette saisie générale s'émiette dans les marchandages, sa manie de la propreté, son goût de l'économie, ses habitudes vestimentaires, etc. Félicité ne se résume pas, elle devient une interminable liste vide d'actes ordinaires, d'habitudes médiocres.

L'originalité du travail d'écriture de Flaubert, bien notée par Debray Genette, est dans le double mouvement contradictoire qui l'ani- me, et que je caractériserai ainsi: à la fois un travail de liaison et de déliaison. On voit nettement dans les brouillons préparatoires à Un cœur simple que l'écrivain prend un soin particulier à la préparation des épiso- des. L'arrivée du perroquet est ainsi patiemment anticipée par le séjour du sous-préfet et de sa femme. Le narrateur ne manque pas de remar- quer, à la fin du chapitre 3, que le cadeau n'est d'ailleurs qu'une façon déguisée de se «débarrasser» de l'animal. De la même façon, le parallèle entre le Saint-Esprit et Loulou est esquissé dès les séances de cathéchisme, et par la curiosité éveillée par Victor pour les îles. Mais Flaubert ne cesse, dans le même temps, d'effacer les liaisons trop explicites, de creu- ser dans le fil de son texte des trous ou des blancs. Debray Genette commente ainsi la disparition du «cependant» qui ouvrait le chapitre 2. «Et cependant elle avait eu comme une autre son histoire d'amour» devient, plus laconiquement: «Elle avait eu comme une autre son histoire d'amour.» Entre le manuscrit et la version définitive, s'effectue donc un travail de déliaison, qui poursuit ce que Flaubert a inventé avec Madame Bovary.

Jacques Neefs le souligne dans son introduction. Ce qu'il dit à pro- pos des Comices peut être, je crois, généralisé: «C'est parce que, esthé- tiquement, le tout est emporté dans une sorte de matière commune, qui lie et délie les choses et les personnages, que l'effet est cinglant.» 14 Et il ajoute: «L'extraordinaire précision qui arrime le texte de Flaubert à la densité des sensations et des perceptions, et, par de lointaines et très subtiles associations, à la totalité du texte, emporte littéralement les dif- férences figées dans un même impalpable espace.» Cette description me paraît très juste: l'infini émiettement des choses et des événements est pris dans une trame monotone et égalisatrice. L'effet est à la fois, para-

14. Page 36 de son introduction à Madame Bovary {op. cit.). Je souligne.

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doxalement, de fragmentation et d'unification. Le récit semble se trouer d'innombrables punctum , pour parler comme Barthes dans La Chambre claire (ou faut-il dire punctal). Dans le cours de l'histoire, un détail arrête, s'extrait du récit. Jacques Neefs a déjà signalé 15, à la suite de Gérard Genette, le fameux paragraphe au présent, qui rompt la descrip- tion narrativisée de la ferme de Geffosses, passage que l'on ne se lasse jamais de reciter:

«La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tâche grise. » (p. 26)

Un autre détail étonnant se trouve page 30, alors que le narrateur évoque les promenades autour de Trou ville: «A la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient; çà et là, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches.» L'image fait brèche, dessinant une sorte d'arbre japonais en contre-jour, mais dans le bleu de l'air (ce même bleu qui règne dans Madame Bovary pour ces minuscules extases). L'étrangeté du détail est encore accentuée par la répétition improbable du motif. Flaubert a supprimé d'autres notations aussi fugacement poétiques: on en trouvera la liste dans l'article de Ray- monde Debray Genette, «La technique romanesque de Flaubert dans Un cœur simple », à la page 105. Voici celui que je trouve le plus beau. Il s'agit d'une évocation des moments heureux entre Félicité et les enfants de Madame Aubain: «elle leur prêtait même son parapluie pour se pro- mener dans la rue. Leur corps de la tête au pied disparaissait sous ce petit dôme de toile bleue, et le vent quelquefois les faisait tituber, ce qui amenait des rires, dont les éclats pénétraient au fond de la salle». On peut imaginer que Haubert n'a pas voulu une image aussi positive, aussi heureuse et qu'il a, pour cette raison, coupé cette vision du bonheur d'une enfance protégée sous le «petit dôme» et riant aux éclats.

Tous ces instants suspendus, arrachés au temps ne rompent pour- tant jamais la trame lisse de l'histoire. Leur brièveté, leur fugacité mélancolique vient même de ce qu'ils sont fondamentalement entraînés dans l'immense indifférence égalisatrice du temps - où ne surnagent que quelques images, où ne subsistent que quelques objets dérisoires. Ces effets de punctum sont le charme irréfutable de l'écriture flauber- tienne. J'aurai envie de dire: c'est là qu'est pour moi la voix du conte. En quelque sorte, il me semble que nous y entendons la voix de l'écriture (si cette expression a vraiment un sens), qui met tout à distance mais ressaisit chaque détail dans l'effet de tout que procure le récit en entier. Si je précise un peu mieux ce sentiment, il me faut ici souligner combien l'art de Flaubert, dans Un cœur simple , dépend de l'essence même de la littérature, combien il est archi-littéraire, c'est-à-dire ne dépendant que 15. En particulier dans «Les silences du récit», in Resonant Themes. Literature, History and the Arts in Nineteenth- and twenteeth-Century Europe. Essays in Honor of Victor Brombert, edited by Stirling Haig, North Carolina Studies in the Romance Languages & Literatures, n° 263, 1999.

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d'effets qui sont ceux du texte, et que seul un lecteur peut apprécier à leur juste valeur.

À la différence du conte oral, qui n'exige aucunement cette percep- tion de la nature écrite du récit, Un cœur simple orchestre avec une sub- tilité et une maîtrise impressionnantes des émotions qui viennent de l'arrangement des paragraphes (le paragraphe au présent, isolé dans la description de la ferme), de l'art des fins ou des débuts de chapitres, où le récit compose avec des procédés de chute et de relance. Je pense par exemple à l'attaque du chapitre 2, ou à celle du chapitre 4: «Il s'appelait Loulou.» D'une manière générale, la composition en éventail du conte (selon l'expression de Jacques Neefs), qui distribue autour du chapitre 3 le plus long, des chapitres décroissant en longueur, relève d'un art pure- ment littéraire. Et en cela, plus lucide, plus perfectionniste que Balzac, Flaubert me paraît inventer ce raffinement d'art auquel, après lui, seront sensibles des écrivains comme James, Proust, Joyce, Borges ou Nabokov.

Cette capacité à faire résonner l'ensemble du texte, à rendre attentif à ses échos, à ses croisements est une des choses que Flaubert importe dans le roman. Barthes a raison de souligner «le vertige d'une correction infinie» 16, qui porte de proche en proche sur un syntagme quasi infini, tant la mémoire que l'écrivain a de son texte s'étend à ses moindres détails, et puisqu'elle s'attache aussi, on le sait par la Correspondance, aux phénomènes infimes des assonances et des allitérations qui rendent Flaubert comme fou. Cette extraordinaire mémoire textuelle joue sur des pages et des pages, et me paraît se transporter au lecteur lui-même. Elle l'entraîne dans un type de mémorisation qui n'a plus rien à voir avec celle que le conte oral développe. Même si c'est dans une optique un peu différente, je retrouve ici une autre distinction fondamentale intro- duite par Walter Benjamin entre conte et roman. Il note en effet: «Elles (les invocations aux Muses) annoncent la mémoire éternisante du roman- cier, par opposition à la mémoire brève du narrateur.» (p. 73 du «Narrateur») Mémoire moins directe, moins greffée sur le par cœur, la mémorisation du roman, c'est-à-dire du texte écrit, suppose la relecture, l'attention toujours plus exercée aux entrelacements de motifs.

LE SENS D'UNE VIE?

Cette voix de l'écriture se signale particulièrement dans les moments du texte où apparaît ce que je nommerai ses «effets de bric à brac». Si, comme j'ai essayé de le montrer, l'écriture réussit à la fois à mettre en série, à égaliser dans le flux monotone du temps et du récit chaque événement au point qu'il s'y dilue, tout en sauvegardant sa part émouvante de punctum singulier, son irréductible spécificité, c'est alors

16. Page 140, in «Flaubert et la phrase», op. cit.

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dans les descriptions d'entassement d'objets que cet art montre le mieux sa véritable nature. Trois moments ď Un cœur simple le montrent exem- plairement, faisant justement série, s' inscrivant dans un paradigme répé- titif. Le premier est l'inventaire douloureux des objets ayant appartenu à Virginie, que Madame Aubain et Félicité se décident finalement à ranger. C'est un paragraphe admirable, et il ne faut pas oublier qu'il prépare le seul épisode de véritable communion entre les deux femmes, la seule effusion sentimentale qui les réunit «dans un baiser qui les égalisait» (p. 46).

Je rappelle ces lignes: «Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches avant de les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisant voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps. L'air était chaud et bleu, un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron; mais il était tout mangé de vermine.» (p. 46)

C'est bien le sentiment poignant du bric à brac à quoi se résume une vie que donne ce passage: l'énumération de la première phrase pointe ces «pauvres objets», devenus inutiles, fétiches d'une présence enfuie, même si elle se devine encore aux plis des anciens habits. Signe de cette qualité «profonde» de recueillement; l'air est «bleu», la scène silencieuse. Mais l'émotion perceptible du moment reste pourtant subtilement indéci- dable, tant la description du «petit chapeau» concentre de traits négatifs, potentiellement ironiques. La même distance se retrouve, quelques pages plus loin, avec le retour du «petit chapeau de peluche!», «au clou du miroir» de la chambre de Félicité (il en est, en effet, le clou...). Cet objet improbable - car il tient plus de la chose que de l'habit - rappelle évidemment la célèbre et extravagante casquette de Charles Bovary dans l'ouverture du roman. On y trouve le même hétéroclite ridicule, la disgrâce des couleurs, l'étonnement qu'on puisse ainsi affubler un enfant de «longs poils». Mais autant la charge comique est nette dans Madame Bovary , autant l'évocation ďUn cœur simple reste, plus même qu'ambi- guë, indécidable.

Cette indécision (qui est celle du narrateur et du lecteur) vient de ce que cet objet concentre, de manière poignante, toute l'émotion d'un deuil mal guéri. C'est dans cet objet dérisoire que doit ressurgir l'image vive de l'enfant mort, dans ce punctum insignifiant (ou dont le mode d'être excède tout régime de signifîance, sociale ou symbolique) que se donne à comprendre que toute vie, d'une manière ou d'une autre, se réduira ainsi à une collection dépareillée et vidée de sens d'objets - d'objets qui se remplissent d'émotions d'être les maigres fétiches qui

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voudraient nous faire croire que la mort n'est pas le dernier mot. Ce n'est pas par hasard si la description dit en son milieu: «Tout semblait vivre».

La même nostalgie distante habite la description de la chambre de Félicité. Le narrateur donne lui-même le régime de l'inventaire qui va suivre, en notant que «cet endroit» tient de la chapelle et du bazar, «tant il contenait d'objets religieux et de choses hétéroclites» (p. 53). «Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de la fenêtre sur- plombant le jardin, un œil-de-boeuf regardait la cour; une table, près du lit de sangle, supportait un pot à eau, deux peignes, et un cube de savon bleu dans une assiette ébréchée». La machine énumératrice est lancée et donne toute sa mesure dans la phrase suivante: «On voyait contre les murs: des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco; sur la commode couverte d'un drap comme un autel, la boîte de coquillages que lui avait donnée Victor; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d'écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche ! »

La piété de Félicité lui fait conserver tout ce que Madame Aubain lui a cédé (et on se souvient que c'est de cette façon qu'elle devient la maîtresse de Loulou). L'hétéroclite de ses possessions porte évidemment à sourire, notamment le «bénitier en noix de coco». On sait l'inépuisable goût satirique de Flaubert pour le kitsch de son époque. Mais ce sourire compose avec quelque chose d'autre. Ce texte est aussi un extraordinai- re lieu de mémoire textuelle, puisqu'y sont évoqués, concentrés tous les objets qui ont donné lieu à des scènes dans les chapitres antérieurs. La chambre de Félicité devient un sanctuaire de dévotions à ceux qui sont morts, et il n'y a rien là de risible. Toute vie, semble nous redire ce passage, avec une conscience lucide qui anticipe par exemple sur le livre de Pierre Michon: Vies minuscules , se résume au pluriel de ses traces inutiles. C'est dire, une fois de plus, qu'elle se résume et se pluralise dans l'énumération, que tout se place au même rang, dans la même lumière égalisatrice de ce qui doit nécessairement disparaître un jour.

Le troisième moment de bric à brac, si je puis dire, concerne évi- demment le reposoir du chapitre cinq. Ces entassements de «choses hétéroclites» forment ainsi la matière de nos vies, leur substrat réel. Dans cet amoncellement d'objets, ne se donne pas à lire le sens d'une vie (et je reviendrai à cet enjeu capital, en continuant de suivre le fil lancé par Walter Benjamin, même si l'expression dans sa plate grandilo- quence intimide évidemment), mais les restes de ce qu'elle fut. Et c'est bien, je crois, ce que Flaubert cherche à représenter. Je retrouve ici une autre remarque de Jacques Neefs, dans la fin de son introduction à Madame Bovary , alors qu'il vient de rappeler, à la suite de Claude Duchet, combien ce roman était aussi un roman des objets: «Le roman

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de Flaubert absorbe ainsi de façon profondément mélancolique, pour en être le tombeau et l'exposer à la fois, ce qui disparaît, ce qui échoue et dessine une profonde impossibilité "moderne".» (p. 43)

C'est ce qui m'a le plus frappé, en relisant dernièrement Un cœur simple : son extrême mélancolie. J'avais gardé d'une lecture ancienne l'idée du résumé du conte, c'est-à-dire cette énorme mystification qui fait qu'une vieille bonne de campagne peut prendre son perroquet empaillé pour le Saint-Esprit. Il me semble aujourd'hui, et c'est sans doute un effet de l'âge, que je suis plus sensible à cette image que le récit donne de la vie, à son indécidable hésitation entre ironie et apitoie- ment. Ce sentiment qui infuse le conte tient, on le sait, aux circonstances de la vie de Flaubert dans les années 1875-1876, lui qui peut écrire le 2 août 1875: «Je passe mon temps à me désoler sur le sort de ma pauvre nièce. Je me retourne vers le passé, éperdument. Et l'avenir m'épouvante.» (Corr., 656) La critique a, d'autre part, bien analysé tout ce que les décors du récit devaient à l'enfance, à la famille de Flaubert, la somme d'échos personnels qu'il y concentre.

La tristesse comme la douceur mélancoliques qui émanent du récit ont leur source dans la conscience que la vie se réduit à presque rien. De l'existence précisément, il restera une somme de petits riens, colifi- chets, babioles qui sont les cadeaux reçus, les monuments sans grandeur des êtres chers. Le presque rien n'est en aucune façon le rien. Si c'était la conscience du vide ou du néant qui présidait au texte, nous ne serions pas dans un climat mélancolique: il y aurait nihilisme, désespoir ou neu- rasthénie. L'émotion (littéraire) devant la vie est justement l'appréciation pour ce qu'ils sont de ces objets, de ces souvenirs, de ces instants singu- liers pris dans la série morne de l'habitude. La vie de Félicité se réduit à une suite de dates: celles des plans de travail, celles de la fin du chapitre 3, mais elles sont toutes hors Histoire, à l'écart des événements qui font le monde. La vie de Félicité est une suite d'amours ratées, de relations avortées - mais le tout de cette existence est réuni dans la chambre bazar, condensé en souvenirs pieux.

On se souvient du passé simple qui ouvre Un cœur simple. Tout commence dans la fermeture, et pourtant la fin du récit réouvre le texte 17 . L'excipit du conte est capital car la vision indécidable du «perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête» ne permet pas de trancher entre grotesque et sublime, entre mystification et extase, entre ironie et sérieux. En un sens, l'indécidabilité de l'image finale est aussi celle de la vie entière de Félicité. Elle ne permet pas de la résumer en un message, en une morale pratique, ni même en une illumination qui puisse avoir de valeur pour qui que ce soit d'autre. Ce n'est pas La Mort d'Ivan Ilitch de Tolstoï.

17. L'article de Raymonde Debray Genette: «Comment faire une fin» {op. cit.) le montre très bien.

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Cet indécidable est certainement la grande conquête de Flaubert à partir des années 1870. D'une certaine manière, c'est ce qu'il lègue à la postérité - à Joyce notamment qui saura s'en souvenir. Il est, à ce titre, intéressant de rappeler que les Trois contes sont écrits dans une sorte de parenthèse à Bouvard et Pécuchet , livre où l'idée de série devient verti- gineuse, livre qui invente une voix indécidable entre encyclopédie dérisoire des savoirs et conscience ahurie des deux bonshommes.

Pour Walter Benjamin, ce qui nous retient, ce qui nous attire, nous entraîne dans la lecture d'un roman, c'est d'y chercher jusque dans le plus extrême, jusque dans la mort ď autrui telle que le roman peut nous la figurer, le sens d'une vie, son mystère incommensurable et intrans- missible, c'est-à-dire impartageable sauf d'une conscience solitaire à une autre. Ce sens reste avec le roman (désespérément, heureusement) ouvert 18. Il n'est sans doute plus dicible, ou envisagé sous la forme de cette question, pas articulable. Même si c'est bien lui que l'on cherche, que le personnage de roman ne cesse de vouloir trouver, la quête demeure sinon vaine, du moins incertaine. C'est bien ce sens d'une vie que Mau- passant laisse osciller à l'intérieur d'un véritable jugement de normand, dans le roman qui porte sobrement pour titre: Une vie (qui pourrait être le titre de tant de romans du dix-neuvième siècle). La conclusion est laissée à Rosalie, l'ancienne bonne de Jeanne, par qui elle a été recueillie. C'est à elle qu'il revient, et non au narrateur qui préfère rester muet sur le sujet, d'énoncer ce jugement terrible parce qu'il ne permet même plus d'être pessimiste: «La vie, voyez- vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit.»

Jeanne passe sa vie à se poser la question du bonheur, et d'une certaine façon ne cesse de se demander quel sens, quelle vocation, quel dévouement affectif pourrait remplir son existence. C'est aussi le cas de Madame Bovary : Emma est précisément hystérique parce qu'elle ne cesse de projeter dans le réel l'imaginaire panoplie de figures romanti- ques qui sont pour elle les réalisations pleines d'une Vie. Il me semble que le mystère ne se dissipe pas autour ďUn cœur simple. Il habite le suspens final de tout message, même dérisoire. La vision du perroquet est une ascension. Je crois que l'on peut alors dire les choses ainsi: l' indécidable de la fin est justement que Félicité, elle (contrairement à Emma) ne se pose jamais la question du sens de la vie. Ce serait là précisément sa simplicité. Ce serait le secret de son nom, de son bonheur opaque malgré les malheurs. Tout repose dans «la bonté de son cœur» (p. 46). Mais sans pour autant qu'on puisse jamais congédier l'ironie, car il faut lire en même temps l'article du Dictionnaire des idées reçues qui

18. Benjamin reconnaît lui-même sa dette envers Lukàcs, dont on mesure en effet ici l'influence. C'est dans La Théorie du roman que l'ouverture indéfinie est pensée comme le critère spécifique du roman, contre l'épopée.

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LE CONTEUR DANS UN CŒUR SIMPLE M

fait de Félicité le nom par excellence de la domestique, article qui exhibe l'aliénation de la bonne réduite à être heureuse à cause de son nom.

J'en reviens à mon point de départ, ou plutôt je vais tenter de mieux formuler la tension dont j'avais voulu partir, entre roman et conte dans Un cœur simple. Il y a, à la fois, une technique romanesque, qui emprunte à Madame Bovary ou à L'Éducation sentimentale la distance narrative, le recul, mais aussi l'adresse solitaire, l'indécidabilité de tout message moral. Mais cette technique romanesque est au service d'un récit sans romanesque, d'un conte donc selon une modalité très particulière. Il n'y a pas de secret dans la vie de Félicité, pas de secret comme moteur d'une intrigue ou d'un drame; même les malversations de M. Bourais, connues après sa mort, n'ont pas le poids d'un secret enfin révélé: plus prosaïquement, elles n'entraînent que des conséquences économiques ruineuses. Il n'y a, en fait, pas d'angoisse du sens. Félicité n'a pas de destin, ne peut en avoir, puisqu'elle accepte son sort naturel- lement, selon son cœur. Félicité se résume, se reconnaît dans sa condition. Elle ne peut donc accéder au statut d'héroïne romanesque, parce qu'elle ne cherche pas à s'identifier au trajet de vie qu'elle déciderait, ou aurait l'illusion de choisir. Elle incarne un état, dont son prénom 19 est le signe ambigu: entre aliénation et acceptation, faute de penser à une autre exis- tence.

L'indécidabilité admirable qui régit l'économie narrative et esthéti- que du premier des Trois contes tient, peut-être finalement, à une dernière hésitation, que je voudrais évoquer pour finir. La difficulté viendrait de l'impossibilité où nous sommes pour Un cœur simple à trancher entre une hallucination vécue (la vision du perroquet est le délire du personnage) et ce que Flaubert lui-même nomme la «vision poétique», ce que je pourrais appeler: l'hallucination littéraire. Ce qui est en cause avec cette deuxième catégorie est bien l'étrange pouvoir que les mots ont de susciter des choses vues, des images mentales. Et on sait combien l'inspiration de Flaubert joue des deux registres: discours et représentations visuelles (paysages, scènes, objets à décrire). Cette puissance visionnaire demeure un des mystères de la littérature. Je retrouve, par cet apparent détour, le fil de ma réflexion sur la phrase chez Haubert: pour lui, précisément, la phrase juste permet de faire voir, et la rigueur maniaque que l'écrivain lui consacre est à la mesure de cette adéquation impalpable.

Parler d'hallucination vécue ou d'hallucination littéraire, c'est bien sûr impliquer la relecture de la magnifique lettre de Flaubert à Renan, où, répondant aux questions du savant, l'écrivain tente de définir la nature des deux types d'images. J'extrais du premier échange ce passage saisissant: «Du reste, n'assimilez pas la vision intérieure de l'artiste à 19. Je remarquerai, après bien d'autres critiques, que Félicité se réduit à son prénom; elle est privée de nom - comme si toute sa condition, toute sa félicité par défaut étaient contenues dans ce signifiant, hésitant entre la fonction singularisante, déictique du nom propre, et la signification étymologiquement ironique du mot.

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LITTÉRATURE N° 127 - SEPT. 2002

■ L'OREILLE, LA VOIX

celle de l'homme vraiment halluciné. Je connais parfaitement les deux états; il y a un abîme entre eux. - Dans l'hallucination proprement dite, il y a toujours terreur, on sent que votre personnalité vous échappe, on croit qu'on va mourir. Dans la vision poétique, au contraire, il y a joie. C'est quelque chose qui entre en vous. - Il n'en est pas moins vrai qu'on ne sait plus où l'on en est?» (Corr., 495)

Il semblerait que Félicité, à l'intérieur de la fiction, relève du pre- mier cas, sauf (exception capitale) qu'elle est précisément en train de mourir et donc que ce n'est donc plus de l'ordre de la croyance, ni de la terreur. Son hallucination, sa vision («elle crut voir») est certainement heureuse par ce fait même: elle voit et meurt en même temps, confon- dant les deux verbes. Sa félicité ultime, ce qui fait d'elle vraiment Féli- cité, vient de cette conjonction providentielle. Mais l'artiste, lui, et par conséquent le lecteur à son tour, de quel côté de l'hallucination se tien- nent-ils? La réponse laconique et magnifique est dans cette lettre: ils sont dans la joie.

Malgré le poids de mélancolie, ou plus exactement avec le poids de mélancolie qu'exige l'absorption dans l'autre qu'est profondément la littérature (absorption de l'écrivain dans l'univers imaginaire, dans les personnages; absorption du lecteur dans cette projection), au plus loin de ce que cette absorption implique de souci pour le plus infime, le plus ténu, et même le plus ridicule d'une vie quasi nulle, «dans la vision poétique», il y a joie. Flaubert énonce lapidairement ce qui me paraît devoir être un des articles fondamentaux de toute théorie esthétique: l'émotion, le transport de la vision s'effectue dans la joie 20. Même si, comme le rajoute par honnêteté Flaubert, brouillant d'un coup la distinc- tion tranchée qu'il venait d'établir, «on ne sait plus où l'on est». Mais je crois que nous touchons au fondement même de cette joie que procure la vision poétique: ne plus savoir où nous sommes (mais sans mourir bien sûr); ne plus savoir si je suis ici tenant mon livre à la main, suspendu un instant à sa dernière page, ou là-bas, assistant à la mort pieuse de Féli- cité, imaginant ce qu'elle voit alors qu'elle agonise d'une mort extraor- dinairement douce.

Alors, sans doute, dans de pareils moments, une pauvre vie, plate et tranquille, peut, en effet, devenir l'endroit où «les phrases sont des aventures».

20. Je retrouve un motif, pour moi, très important - et que j'avais voulu souligner dans la lecture que j'ai proposée de l'épisode des Clochers de Martinville chez Proust (voir p. 146-173 de mon livre: Vers une lit- térature de l'épuisement , Corti, 1991).

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