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© Revue Romane 40 · 2 2005 pp. 257-273 Mensonge, amour et séduction dans Les Fausses Confidences de Marivaux par Maryse Laffitte Récit d'une séduction, celle d'une jeune femme riche entraînée hors du droit chemin social par un manipulateur bienveillant, Dubois, au profit de son maître, amoureux sincère mais ruiné, Dorante, Les Fausses confidences mettent en scène, dans un chassé-croisé dramatique, des complots, des mensonges et des quiproquo qui permettront pourtant à la vérité, celle des personnages révélés à eux-mêmes par leur amour, de triompher. Le caractère baroque de cette pièce ne s'exprime pas exclusivement à travers le recours aux masques et à la dissimulation qu'ils entraînent, ou à travers la versatilité des réactions des personnages. Les personnages masqués de Marivaux per- mettent également à l'auteur d'entraîner son lecteur et son spectateur à s'in- terroger sur la nature des sentiments humains, sur leur caractère connais- sable, sur leur rationalité, leur complexité et leur absence de pureté, mais également sur le rapport existant entre sentiments et langage, entre normes sociales, sentiments et langage, entre esthétique et vérité. L'extrême puis- sance du langage, comme instrument de manipulation des affects humains est évoquée avec insistance. Pourtant, Marivaux, en homme des Lumières et en Moderne, ne désespère pas de ses personnages, et leur reconnaît le droit à un certain bonheur, fondé sur la vérité, même éphémère, de leurs senti- ments. Etrange texte que Les Fausses Confidences (1737) qui mettent en scène explicitement, comme tant d'autres pièces de Marivaux, les liens d'inter- dépendance qui peuvent exister entre simulacre et vérité, amour et amour-propre, sentiment et manipulation, art et séduction. Car il s'agit d'abord d'un texte de séduction, celle d'une jeune femme, magistralement entraînée hors du droit chemin social et sentimental 1 , par un valet homme-orchestre, Dubois, au profit de son maître. Comme l'a souvent relevé la critique depuis la fin du XIX e siècle, le spectateur ou le lecteur peut à juste titre rester perplexe devant le caractère moral douteux de cette manipulation menée de main de maître, qu'il est habilement et insensiblement amené à accepter comme la réso- lution évidente des difficultés qui empêchent la réunion des personnages, et même comme la source de leur bonheur. On peut se poser la question

Mensonge, amour et séduction dans Les Fausses Confidences de Marivaux

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© Revue Romane 40 · 2 2005 pp. 257-273

Mensonge, amour et séductiondans Les Fausses Confidences de Marivaux

par Maryse Laffitte

Récit d'une séduction, celle d'une jeune femme riche entraînée hors du droitchemin social par un manipulateur bienveillant, Dubois, au profit de sonmaître, amoureux sincère mais ruiné, Dorante, Les Fausses confidencesmettent en scène, dans un chassé-croisé dramatique, des complots, desmensonges et des quiproquo qui permettront pourtant à la vérité, celle despersonnages révélés à eux-mêmes par leur amour, de triompher. Le caractèrebaroque de cette pièce ne s'exprime pas exclusivement à travers le recoursaux masques et à la dissimulation qu'ils entraînent, ou à travers la versatilitédes réactions des personnages. Les personnages masqués de Marivaux per-mettent également à l'auteur d'entraîner son lecteur et son spectateur à s'in-terroger sur la nature des sentiments humains, sur leur caractère connais-sable, sur leur rationalité, leur complexité et leur absence de pureté, maiségalement sur le rapport existant entre sentiments et langage, entre normessociales, sentiments et langage, entre esthétique et vérité. L'extrême puis-sance du langage, comme instrument de manipulation des affects humainsest évoquée avec insistance. Pourtant, Marivaux, en homme des Lumières eten Moderne, ne désespère pas de ses personnages, et leur reconnaît le droit àun certain bonheur, fondé sur la vérité, même éphémère, de leurs senti-ments.

Etrange texte que Les Fausses Confidences (1737) qui mettent en scèneexplicitement, comme tant d'autres pièces de Marivaux, les liens d'inter-dépendance qui peuvent exister entre simulacre et vérité, amour etamour-propre, sentiment et manipulation, art et séduction. Car il s'agitd'abord d'un texte de séduction, celle d'une jeune femme, magistralemententraînée hors du droit chemin social et sentimental1, par un valethomme-orchestre, Dubois, au profit de son maître.

Comme l'a souvent relevé la critique depuis la fin du XIXe siècle, lespectateur ou le lecteur peut à juste titre rester perplexe devant lecaractère moral douteux de cette manipulation menée de main de maître,qu'il est habilement et insensiblement amené à accepter comme la réso-lution évidente des difficultés qui empêchent la réunion des personnages,et même comme la source de leur bonheur. On peut se poser la question

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de savoir où Marivaux veut en venir, lorsqu'il met en scène des complots,des mensonges, des quiproquo et des chassés-croisés qui, au-delà de leurvaleur ludique et de leur évidente portée comique au niveau dramatique,engagent l'avenir amoureux et social de ses personnages, sur la base desentiments nés de situations provoquées et préfabriquées par un tiers2.

Les Fausses Confidences dans l'univers théâtral de MarivauxParmi la vingtaine de comédies que Marivaux a écrite (il n'a écrit que descomédies, ce qui est déjà un choix stylistique et moral : il ne semble pasavoir éprouvé de goût pour le pathos tragique, contrairement à Voltaireson contemporain), Les Fausses Confidences, une des pièces les plus jouéesde l'auteur, jouissent d'un statut particulier, car elles sont la dernière deses « grandes pièces » – il n'écrira plus en effet que des « petites » pièces enun acte – , et elles sont également la dernière grande œuvre jouée par lescomédiens italiens.

Elles font bien entendu partie des comédies dites de la surprise del'amour3, puisqu'elles partent de la naissance du sentiment amoureux nonaccepté, non reconnu explicitement qu'Araminte éprouve pour Dorante,et aboutissent à l'aveu de cet amour, qui marque la fin de la pièce. Pour cequi est de l'action, le point de départ en est la conversation, toujoursdifférée, d'Araminte avec son intendant à qui elle veut demander conseilau sujet du procès qui l'oppose au comte. C'est apparemment tout. Et eneffet cela peut sembler très peu4. Marivaux, en fait, tel un observateurdésillusionné mais affectueux, tente de saisir par l'écriture théâtrale lemoment mystérieux, énigmatique, où l'amour, tel un élément étranger,pénètre l'âme humaine : l'analogie qui traverse toute la littérature, depuisl'antiquité, entre amour et maladie ou folie, n'est pas le fait du hasard ;l'amour s'empare en effet d'un être comme un virus d'un organisme, il enprend possession. Pourquoi tombe-t-on amoureux ? Il semblerait ne pasy avoir de réponse définitive sur ce point. Comment cela se produit-il ?Là, en revanche, l'observation est toujours possible. Le sentiment amou-reux et ses inconséquences, les liens qu'il entretient avec l'amour-propre,l'ambition et l'argent, sont des composantes essentielles de la littératureromanesque, parce que les obstacles intérieurs et extérieurs que le sen-timent amoureux doit franchir pour s'imposer sont non seulement haute-ment représentatifs de l'humain, mais encore fortement caractéristiquesdu romanesque. Ils permettent, au gré de l'imagination de l'auteur,l'accumulation de péripéties ou d'analyses de détails, propices à la pro-gression (ou au ralentissement) de l'action.

Marivaux s'interroge, quant à lui, sur les raisons et les modalités del'énamoration, il pèse les émois humains dans leurs écarts et leurs pro-gressions infimes vers l'état amoureux. Car, entre le moment de la nais-sance d'un sentiment qui ne veut pas s'avouer, pour des raisons diverses,et le moment où ce sentiment accepte de dire son nom, se produisent de

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minuscules mouvements de l'âme, des glissements liés au langage, queMarivaux suit au plus près, par cette écriture théâtrale si originale, fondéesur des dialogues qui progressent par associations de mots, par ruptures etpar revirements, dont la vivacité et l'apparent naturel, si proche des jeuxd'improvisation de la comedia dell'arte, doivent beaucoup aux comédiensitaliens.

Pourtant, bien que relevant de la catégorie « surprise de l'amour », LesFausses Confidences, tout comme les autres comédies de Marivaux, ne sé-parent pas la naissance de l'amour, toute universelle qu'elle soit dans saphénoménologie, de l'état de la société et de son mode de fonctionne-ment. En effet, les abus de l'autorité politique, l'injustice des différencesde fortune qui séparent les personnages amoureux, l'absence de liberté desjeunes filles devant le mariage, ou encore les préjugés de classe et de for-tune, sont autant d'éléments présents dans tout le théâtre marivaudien.L'analyse du sentiment se double en permanence d'une critique morale etsociale. Et Les Fausses Confidences en sont une preuve éclatante : elles sontune étude de la naissance de l'amour et de son développement chez unpersonnage féminin, Araminte, séparée de l'homme qui l'aime par l'étatde sa fortune et ses hésitations à faire fi des préjugés sociaux5, ainsi que, àun degré moindre, par les ambitions nobiliaires de sa mère.

Deux doubles complots, des fausses confidences, des mensonges et desquiproquoIl y a dans Les Fausses Confidences quatre parties intéressées qui organisentdeux doubles complots : d'une part, Dorante, secondé par Dubois, et lecomte, secondé par Madame Argante, qui intriguent tous deux pour épou-ser Araminte. C'est là le double complot majeur, dont la « victime » estl'héroïne de la pièce, Araminte : il s'agit en premier lieu d'un complotamoureux, bienveillant, dans la mesure où il veut inspirer à Araminte dessentiments susceptibles de faire son bonheur, et en second lieu d'un com-plot ambitieux, malveillant, puisqu'il transforme l'héroïne en instrumentde satisfaction des ambitions sociales de sa mère. D'autre part, MonsieurRémy et Marton, qui intriguent pour que Dorante épouse soit une femmeriche, soit Marton elle-même, se livrent à un double complot mineur.Dans ce cas, c'est Dorante la victime du complot. Nous assistons, en tantque spectateurs, à un chassé-croisé conflictuel de sentiments et d'intérêtsqui se font écho. Toutefois, le double complot mineur et le second com-plot majeur se solderont par un échec qui servira en fait à favoriser le pre-mier complot majeur, qui lui réussira.

De ces deux doubles complots, nous retiendrons essentiellement ici lecomplot majeur amoureux, bienveillant, qui se développera au fil des »fausses confidences » des personnages.

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Mensonge et séductionDorante aime sincèrement Araminte et veut l'épouser. Or, pour l'épouser,il faut la séduire, c'est-à-dire lui faire quitter le » droit » chemin social etl'amener à préférer l'amour à son statut social, c'est-à-dire, également, àpréférer une logique de dépense, de non-sens et d'irrationalité, à unelogique d'accumulation, de sens et de rationalité sociale, pour reprendre laterminologie de Georges Bataille6. Mais comment séduire Aramintejusqu'à en faire la victime consentante d'un sentiment dont elle ignorel'existence et l'objet au début de la pièce ? C'est là qu'intervient Dubois,l'adjuvant de Dorante, le personnage manipulateur de la pièce, qui prenden charge l'aspect machiavélique de cette subornation. Si Dorante était àla fois juge et partie, s'il était à la fois l'amoureux et le manipulateur, lasincérité de ses sentiments pourrait être sujette à caution et il ne serait nicrédible comme « amant » de comédie, ni sympathique. Marivaux luiprête donc un double ambigu et inquiétant, à la profonde acuité psycho-logique, qui va construire un stratagème par étapes, destiné à faire suc-comber Araminte au charme de Dorante.

La première étape sera, bien entendu, celle de la rencontre, car siDorante connaît Araminte, cette dernière ne le connaît pas. Le momentoù les amants en puissance se rencontrent est, dans la littérature, lemoment fondateur de toute relation amoureuse. Il obéit à certaines règlesdont Jean Rousset a proposé une analyse7. Le futur objet aimé doit immé-diatement attirer l'attention du futur amant par certains traits distinctifsqui marqueront son imaginaire et le feront entrer dans un processusd'énamoration. Jean Rousset parle de » soudaineté de l'effet », fondée surune « fascination », suivie d'une « commotion », puis d'une « mutation ».L'amour est en effet une métamorphose de la personnalité, composanteessentielle de l'univers marivaudien. J'y reviendrai.

Comment Dorante va-t-il immédiatement fasciner Araminte ? Au direde Dubois, si Dorante est pauvre (il semblerait qu'il soit de bonne famille,mais ruiné, comme Marivaux), il a pourtant une richesse « fascinante »,un atout majeur qui vaut tous les titres de noblesse :

Dubois. – ... Votre bonne mine est un Pérou. [Notons au passage le doublesens du mot « mine », associé à « Pérou »]. Tournez-vous un peu, que jevous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez ; il n'y apoint de plus grand seigneur que vous à Paris ; voilà une taille qui vauttoutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolumentinfaillible : il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'apparte-ment de Madame (I, 2).

En d'autres termes, Araminte ne peut qu'être séduite par l'aspect physiqueavantageux de Dorante, et Dubois, avec la hardiesse de langage permiseaux valets de comédies, envisage déjà une situation d'intimité érotique. Ilest sûr de son fait (« notre affaire est infaillible ») et du résultat (à savoir le

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mariage8) qu'obtiendra son stratagème, dont le spectateur ignore encoretout. Lorsque Dorante exprime sa peur de se voir rejeté et de perdre toutespoir :

Dorante. – Je l'aime avec passion ; et c'est ce qui fait que je tremble.

Dubois s'impatiente :

Dubois . – [...] vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mislà [i.e. dans sa tête]. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutesnos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votremérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera, touteraisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est ; et on vousenrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse,il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître et il parlera(I, 2. C'est moi qui souligne).

Dubois, le stratège de cette campagne amoureuse, lance donc un tripledéfi (à la nature humaine et au destin, pourrait-on penser) et s'apprête àmener un combat qui doit conduire à la reddition d'Araminte et despréjugés sociaux (« il faudra que tout se rende ») : non seulement il rendraAraminte amoureuse de Dorante, mais encore elle ira jusqu'au mariage etpar là, elle fera la fortune de son époux (... et probablement celle deDubois !).

Deux mondes s'opposent, dans le raisonnement de Dubois : celui de sonintentionnalité, de sa volonté ou de son vouloir-faire, fermes et stables,fondés sur sa connaissance des êtres d'une part, et celui de ces êtres-mêmes d'autre part, dont les caractéristiques psychologiques et matérielles(fierté, raison, richesse) sont instables : leur instabilité même les rendramalléables, modifiables au gré de sa volonté. Si Dubois n'était pas dévouéà Dorante et à la cause qu'il a embrassée, celle de l'amour et du bonheur,cause sympathique par excellence, il serait franchement odieux. Pourtantle credo qu'il exprime devant Dorante relève d'une pensée dynamique quiest celle du XVIIIe siècle : si l'être humain n'est pas définitivement marquépar le péché originel et la volonté de Dieu, il est un matériau plastique,influençable, en bien et en mal, au contact des êtres et des circonstances.Les bienfaits – ou méfaits – de l'éducation s'inscrivent dans cette logique,l'instabilité des sentiments également, et la malléabilité peut aisémentcéder le pas à la manipulation : c'est une question de degré. C'est ce queMarivaux semble observer dans le domaine des affects et des sentiments.D'autre part, un autre trait propre à la sensibilité du XVIIIe siècle, et quiapparaît dans cette tirade, est la confiance que Dubois a dans l'amour(« Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera ») : le sentimentamoureux n'est pas un sentiment condamnable, quintessence de l'aveu-glement humain, comme on l'affirmait dans certains grands textes de la

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fin du XVIIe siècle, imprégnés de pessimisme augustinien ou janséniste,mais un sentiment qui, dans sa puissance, révèle à l'être humain sa vraienature. Il y a en effet chez Marivaux une équation : amour égale vérité. Enoutre, l'amour obéit à une logique propre, capable de soumettre toutesautres formes d'intérêts (ici, essentiellement sociaux). Enfin, l'amour« parle » : au-delà de la métaphore langagière, l'amour, chez Marivaux,parle littéralement, car c'est par le langage qu'il parvient à la consciencedu sujet qui résiste.

Mais revenons au texte. Dubois ne s'est pas trompé : lorsque Araminteaperçoit Dorante pour la première fois, sa « bonne mine » éveilleimmédiatement son intérêt.

Araminte (à Marton). – Marton, quel est donc cet homme qui vient de mesaluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? Est-ce à vous qu'il enveut ?

Marton. – Non, Madame, c'est-à vous-même.Araminte, d'un air assez vif. – Eh bien ! qu'on le fasse venir [...]

Apprenant qu'il s'agit là du neveu de Monsieur Rémy, elle commente :

Araminte. – Il a vraiment très bonne façon.Marton. – Il est généralement estimé ; je le sais.Araminte. – Je n'ai point peine à le croire ; il a tout l'air de le mériter. Mais,

Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelquescrupule à le prendre ; n'en dira-t-on rien ? (C'est moi qui souligne)

Marton. – Et que voulez-vous qu'on dise ? Est-on obligé de n'avoir que desintendants mal faits ?

Les deux femmes, déjà rivales sans le savoir, puisque la fausse confidencede Monsieur Rémy a fait croire à Marton que Dorante s'intéressait à elle,glissent, dans leurs propos évaluateurs de Dorante, entre le niveauphysique du personnage et sa valeur intellectuelle et morale. « Estimé »fait immédiatement écho à « très bonne façon », et Araminte fait la syn-thèse des deux niveaux par l'expression « il a tout l'air de le mériter ».Dorante est bel homme, par conséquent, il est clair qu'il a toutes lesqualités requises pour faire un bon intendant ! Ce manque de logiqueapparent, qui fait sourire le spectateur, est le premier indice du processusd'énamoration qui se déclenche. Araminte cache son émoi, se ment etment à son interlocutrice. Marton, qui voudrait que Dorante soit retenucomme intendant, insiste sur l'estime dont jouit ce dernier, alors qu'ellene le connaît pas. Les deux femmes se mentent aussi, par conséquent, etleur dissimulation favorise un discours d'idéalisation de Dorante.

Dans la scène suivante (I, 7) a lieu le premier « face-à-face » entreAraminte et Dorante. Dorante entreprend une cour très indirecte, puis-qu'il ne peut se permettre de courtiser ouvertement une femme qui est sa« maîtresse », c'est-à-dire, pour l'instant, son employeur.

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Dorante. – Oui, Madame ; mon père était avocat, et je pourrais l'être moi-même.Araminte. – C'est-à-dire que vous êtes un homme de très bonne famille, et

même au-dessus du parti que vous prenez ?Dorante. – Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends,

Madame. L'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de quique ce soit, et je n'envierai la condition de personne. (C'est moi quisouligne)

Araminte, quant à elle, se démarquant là de sa mère, s'avère très sensibleau malheur de Dorante :

Araminte. – Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d'honnêtes genssans fortune, tandis qu'une infinité de gens de rien, et sans mérite, en ontune éclatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes deson [sic] âge ; car vous n'avez que trente ans tout au plus.

Le rapprochement entre malheur et jeunesse est une manière habile des'informer sur l'âge de Dorante !

Dorante. – Pas tout à fait encore, Madame.Araminte. – Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le tempsde devenir heureux.

En quoi le bonheur de son intendant intéresse-t-il Araminte ?

Dorante. – Je commence à l'être aujourd'hui, Madame.Araminte. – On vous montrera l'appartement que je vous destine ; [...]

Araminte change de sujet sans transition, car le propos devient tropintime. Le dialogue d'Araminte et de Dorante est un échange de curiositédissimulée de la part d'Araminte et, de la part de Dorante, d'expressions àdouble-sens, de sous-entendus amoureux qu'Araminte perçoit suffisam-ment pour manifester une certaine gêne. Ce maniement de l'allusionamoureuse est une constante du personnage de Dorante à travers toute lapièce, pour le plus grand plaisir des spectateurs, d'ailleurs, qui sont misdans le rôle de complices bienveillants. Cette connivence entre le person-nage de Dorante et le public est fondée sur le partage implicite du men-songe par omission que Dorante cultive face à Araminte.

Araminte a choisi Dorante sur sa bonne mine, elle le garde contre l'avisde sa mère – ce qui est un second indice marqué du processus d'énamora-tion en cours – , et désormais, elle lui fait confiance pour la défense de sesdroits face au comte.

Si l'on veut filer la métaphore guerrière utilisée par Dubois dans sadéclaration programmatique du début de la pièce, on peut dire que « le(doux) ennemi » est dans la place, place qui est géographique, locale – lamaison d'Araminte – et qui commence à devenir sentimentale – le cœur

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d'Araminte. Dubois, le stratège, intervient alors, lance son attaque demanière explicite à fin du premier acte (I,14). Cette scène est un chef-d'œuvre de manipulation psychologique et d'art dramatique (nousassistons là à la seconde fausse confidence ou au second mensonge – oupresque, car cette « confidence » a un fondement tout à fait réel). Dubois,en effet, a l'air embarassé en apercevant Dorante et il déclare à Aramintequ'il connaît bien Dorante qu'il a servi avant d'entrer chez elle. Mais il l'aquitté, car ce dernier se comportait de manière déraisonnable : c'est un« démon », affirme Dubois. Araminte s'alarme : Dorante serait-il malhon-nête ? Non, bien sûr, c'est un modèle de probité. L'inquiétude d'Aramintegrandit. Non, la rassure le valet, son mal est tout autre : il est fou d'amour.

Dubois. – Il y a six mois qu'il est tombé fou ; il y a six mois qu'il extravagued'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu ; [...]

Dubois recourt à quatre expressions différentes pour bien faire saisir lanature de la « maladie » de Dorante à Araminte. Cette dernière, boudeuse,décide de le renvoyer : il n'est pas fiable, puisqu'il est certainementamoureux d'une femme « qui n'en vaut pas la peine ». Et Dubois de s'ex-clamer que cela n'est absolument pas le cas, que « sa folie est de bongoût ». Araminte ne peut alors résister :

Araminte. – N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cettepersonne ?

Dubois. – J'ai l'honneur de la voir tous les jours, c'est vous, Madame.Araminte. – Moi, dis-tu ?Dubois. – Il vous adore ; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa

vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voirqu'il a l'air enchanté quand il vous parle.

Araminte. – Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordi-naire. Eh ! juste Ciel ! le pauvre garçon, de quoi s'avise-t-il ?

Araminte, à cette présentation de Dorante en amoureux transi etrespectueux, qui nourrit son amour de la simple vue de sa belle (noussommes loin des sous-entendus érotiques de la première scène), réagit parl'attendrissement et la pitié, et non l'indignation ou le mépris ; elle relèvetoutefois, par l'expression « de quoi s'avise-t-il ? », la distance sociale quisépare Dorante d'elle (ou bien s'agit-il de souligner qu'elle ne répond pasaux sentiments que Dorante nourrit à son égard ?). Mais elle est surpriseet flattée, veut savoir où Dorante l'a vue et Dubois lui fournit volontiersde nombreux détails sur cet amour malheureux : depuis six mois queDorante est amoureux d'Araminte, il multiplie les actes insensés ; il achangé de caractère, cette passion malheureuse est une obsession qui a faitde lui un mélancolique. Sa situation matérielle ne s'améliore pas, car il arefusé la main de plusieurs femmes riches qui ne demandaient qu'à

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l'épouser. C'est pour cette raison qu'il a quitté son service. Et maintenant,Dorante a même réussi à s'introduire chez elle ! Dubois conseille àAraminte de renvoyer son intendant, sous peine d'en faire un « incu-rable ». Mais Araminte refuse maintenant :

Araminte. – Oh ! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je nesaurais me passer d'un intendant ; et puis, il n'y a pas tant de risque que tucrois. Au contraire, s'il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme,c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait ; ce serait même un service àlui rendre.

Dubois. – Oui, c'est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous diramot ; jamais vous n'entendrez parler de son amour.

Araminte. – En es-tu bien sûr ?Dubois. – Oh ! il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt. Il a un

respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n'est pas concevable.Est-ce que vous croyez qu'il songe à être aimé ? [...]

Araminte a donc trouvé un prétexte ingénieux pour garder Dorante sanss'avouer qu'elle s'intéresse à lui : l'habitude de la voir le guérira de sa folieamoureuse ! Elle semble croire, pour recourir à une métaphore anachro-nique, qu'un processus de décristallisation sera engendré par la présencerégulière de Dorante à ses côtés. La réaction de Dubois, qui approuveimmédiatement la proposition, avertit le spectateur : Araminte continue àse mentir, à s'illusionner sur les mobiles de ses décisions.

Cette scène est décisive dans la mesure où Dubois y entreprend unemanipulation finement graduée d'Araminte : il pique tout d'abord sacuriosité envers l'état « pathologique » de Dorante, il éveille sa jalousie engardant cachée l'identité de la femme aimée et il amène Araminte àdemander elle-même quelle est l'identité de cette femme ; il cultive cettejalousie en laissant entendre que Dorante est un homme sollicité pard'autres femmes ; il flatte sa vanité de femme en insistant sur laprofondeur du mal dont est frappé Dorante et sur sa durée – mal dont elleest la source – , il provoque son esprit de contradiction en lui conseillant derenvoyer Dorante. Lorsqu'il quitte la scène, Araminte trahit son absenced'indifférence en ces termes :

Araminte. – La vérité est que voici une confidence dont je me serais bienpassée moi-même. (I, 15).

Pourquoi, si ce n'est parce qu'elle n'est pas insensible au charme deDorante ?

Marivaux met donc en scène une seule et même séduction menée pardeux séducteurs, Dorante et Dubois, l'un visible et l'autre caché9. D'uncôté, nous avons le charme physique et la pudeur d'un amoureux timide,de l'autre côté le pouvoir des mots, du langage. La séparation entre ces

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deux niveaux de séduction, physique et verbal, permet une approchemoins brutale de la « proie ». Dubois peut entamer une narration au sujetde Dorante, créer de lui une image idéalisée par la mise à distance de cerécit à la troisième personne. Dubois joue le rôle d'un témoin « objectif »,dont les propos renforcent l'ampleur et la qualité de l'amour que Doranteéprouve pour Araminte. Les demi-mensonges, les exagérations, la mise enscène calculée des événements, tout est permis, puisque ce n'est pasDorante qui parle. Et Dubois insiste : « jamais vous n'entendrez parler deson amour ». Dorante devient, grâce au récit de Dubois, un êtreamoureux idéal, doté de toutes les qualités courtoises, dont la repré-sentation ne peut que frapper l'imaginaire d'Araminte. Cet aveu d'amourindirect est destiné à accélérer le processus amoureux qui a déjà démarré,dans la mesure où le fait de se savoir aimée doit, dans la logique implicitede Dubois, amener Araminte à aimer à son tour : il y a interaction entre ledestinataire de l'amour et son destinateur. Et Araminte, tout en refusantde s'avouer qu'elle aime Dorante jusqu'à l'avant-dernière scène de lapièce, reprochera à Dubois à plusieurs reprises de l'avoir informée del'amour de Dorante, se justifiera de devoir le protéger contre les attaquesde sa mère et n'aura de cesse qu'elle n'obtienne un aveu direct de Dorante.Elle va lui tendre un piège, lui mentir pour l'acculer à l'aveu, le pousserdans ses derniers retranchements à l'aide de la lettre fictive adressée aucomte et du portrait peint par Dorante (II, 13 et 15). C'est là la preuvequ'elle aime sans le savoir ni le dire (ce qui est identique chez Marivaux).Tout le monde ment et se ment, dans l'univers marivaudien, pourparvenir à la vérité. Et le moment de l'aveu, c'est-à-dire le moment de laprise de conscience et de son énonciation, est le moment de l'accès à lavérité, dans toute sa simplicité et sa rapidité.

Dans l'avant-dernière scène (III, 12), Araminte a décidé de convoquerDorante pour lui signifier son renvoi : avoir un intendant amoureux d'ellen'est pas socialement acceptable. Dorante et Araminte, paralysés detimidité, échangent tout d'abord des propos insignifiants, puis entrentdans le vif du sujet :

Araminte. – Il n'y a pas moyen, Dorante ; il faut se quitter. On sait que vousm'aimez, et on croirait que je n'en suis pas fâchée.

Dorante. – Hélas, Madame, que je vais être à plaindre !Araminte. – Ah ! allez, Dorante, chacun a ses chagrins.Dorante. – J'ai tout perdu ! J'avais un portrait et je ne l'ai plus.Araminte. – A quoi vous sert de l'avoir ? Vous savez peindre.Dorante. – Je ne pourrai de longtemps m'en dédommager ; d'ailleurs, celui-

ci m'aurait été bien cher ! Il a été entre vos mains, Madame.Araminte. – Mais vous n'êtes pas raisonnable.Dorante. – Ah ! Madame, je vais être éloigné de vous. Vous serez assez

vengée, n'ajoutez pas à ma douleur.

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Araminte. – Vous donner mon portrait ! Songez-vous que ce serait avouerque je vous aime ?

Dorante. – Que vous m'aimez madame ! Quelle idée ! Qui pourrait sel'imaginer ?Araminte, d'un ton vif et naïf. – Et voilà pourtant ce qui m'arrive.Dorante, se jetant à ses genoux. – Je me meurs !Araminte. – Je ne sais plus où je suis : modérez votre joie ; levez-vous,Dorante. (C'est moi qui souligne)

Araminte évoque son amour comme sentiment de désorientation10, samétamorphose amoureuse comme changement d'espace, ce qui est uneconstante dans le cas d'affects profonds : la transformation du sujet qui nese reconnaît plus est exprimée en termes de perte de repères spaciaux.

Dorante avoue alors à Araminte que seuls sa passion et le portraitétaient vrais, mais que Dubois a monté un stratagème de séduction.Araminte, charmée par les efforts que Dorante a faits pour la conquérir,lui pardonne volontiers. Et la pièce se termine sur une note comique : si lecomte, en effet, en galant homme, accepte sa défaite, Madame Argante enrevanche se montre mauvaise joueuse. Elle déclare à sa fille :

Madame Argante. – [...] Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira ; mais ilne sera jamais mon gendre.

Et le dernier mot revient aux valets, maîtres de la comédie, qui com-mentent l'avenir conjugal et maternel de leur maîtresse :

Dubois. – Ouf ! ma gloire m'accable. Je mériterais bien d'appeler cettefemme-là ma bru.

Arlequin [le valet attribué à Dorante par Araminte]. – Pardi, nous noussoucions bien de ton tableau à présent ! [Il fait allusion à une querelleentre Dubois et lui, au sujet d'un portrait d'Araminte]. L'original nous enfournira bien d'autres copies.

Cette pièce fondée sur les fausses confidences, sur la séduction par le sous-entendu, la demi-vérité et le mensonge, se termine sur une allusion unpeu leste, mais qui introduit étrangement l'idée de l'artifice, du rapportentre le vrai et le faux en art, de l'« original » et de la « copie .

Le jeu baroqueL'univers de Marivaux est dominé par l'étude du sentiment amoureux,fondement premier de toute l'esthétique humaine, dans ses déploiementspsychologiques et moraux. Pourtant la sensibilité littéraire de Marivauxest particulière, comme cela a été souvent commenté, puisqu'elle relève del'esthétique baroque. Après avoir menti, joué avec eux-mêmes et l'autre11,s'être dissimulés, les personnages marivaudiens parviennent en un « mo-ment-éclair »12 à la révélation de leur être. En effet, dans le théâtre de

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Marivaux, seul l'ultime moment de la pièce présente une adéquation entrel'apparence et la vérité : c'est celui de l'aveu, qui dévoile la vérité et quiinverse radicalement le moment initial, qui met en scène une stratégie deséduction, c'est-à-dire un mensonge, un « faux », au sens où l'on parle de« faux tableau ». Dans Les Fausses Confidences, ce qu'échangent Araminteet Dorante, jusqu'à l'avant-dernière scène, ce sont des simulacres, desfaux-semblants, issus d'une double simulation, symbolique et iconique :d'une part, Dorante, qui veut donner son amour et sa personne àAraminte, lui accorde une compétence juridique (avis sur le procès et lafortune, lettres écrites, déclarations voilées), qui relève donc du registresymbolique13 ; d'autre part, Araminte, qui veut un intendant, s'intéresse àl'aspect physique de Dorante, refuse de rendre le portrait qu'il a peint. Aumoment de l'aveu, en revanche, et c'est là l'inversion, c'est Araminte quioffre du langage, donc du symbolique à Dorante, lorsqu'elle lui déclare :« Et voilà pourtant ce qui m'arrive » ; quant à Dorante, il passe dans leregistre iconique en réclamant à Araminte son portrait, signe visible etvéritable de son amour pour elle, puisqu'il en est l'auteur. Entre ces deuxmoments, initial et ultime, les déguisements, les masques, les jeux demiroirs, les mensonges que l'univers dramatique de Marivaux met enscène, sont destinés à mettre à « l'épreuve » des personnages qui secherchent et finissent par se trouver dans l'amour14. Mais la naissance dusentiment amoureux provoque une crise d'identité chez le personnage quine se reconnaît plus, qui ne sait plus qui il est, qui refuse avec irritation dechanger, car l'invasion d'une âme par l'amour entraîne une métamor-phose15.

Le caractère baroque du théâtre de Marivaux vient de ces composantesmêmes, mais également de l'analyse du sentiment qu'il présente. Les per-sonnages ne tombent pas amoureux, comme on le dit, ils ne sont pasfrappés par un coup de foudre qui de crapaud ou de souillon en fait desprinces ou des princesses. Ils sont de prime abord émus, c'est-à-dire misen mouvement, et ils accèdent au sentiment à travers une lutte entre desforces contradictoires, qui les modèlent. C'est ce qu'expriment lesmensonges qu'ils se font à eux-mêmes – le spectateur étant le témoin et lejuge de la vérité et du mensonge. Araminte, après avoir remarquéDorante, va être le lieu d'un conflit, celui de son attirance sentimentale etde ses sentiments sociaux. C'est l'« épreuve » de l'amour, qui laisse néces-sairement des traces, car elle est ici un combat de nature éthique, entre unêtre (la vérité du personnage qui se découvre dans le sentiment amou-reux) et un avoir (le supplément de statut social et de fortune que le ma-riage avec le comte apporterait).

Une autre composante baroque serait, en outre, la rationalité du senti-ment, dont l'interprète est ici Dubois. Le sentiment, tout irrationnel qu'il

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puisse paraître, obéit à des lois. Reprenons la déclaration initiale du maîtrestratège (Acte I, scène 2) :

Dubois. – Je m'en charge, je le veux […] Je connais l'humeur de ma maîtresse,je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera[...] ; on vous épousera [...] ; et on vous enrichira [...]. (C'est moi quisouligne)

Ces lois sont objectives, ce qui signifie susceptibles de connaissance : ils'agit ici de la réaction d'une femme qui a été mariée (donc qui connaîtl'amour physique) devant un bel homme ; de la sensibilité au « mérite »de l'autre, c'est-à-dire de la confiance que l'on peut avoir en lui ; de lasatisfaction narcissique que fait naître le désir de l'autre et par là de lacomposante narcissique de l'amour féminin ; de la vanité que fait surgir larivalité avec d'autres femmes ; du non-sens que constitue l'esprit decontradiction : Araminte veut ainsi affirmer sa liberté contre Dubois et samère. Et si Dubois est inquiétant, entre autres, c'est que, lorsqu'il affirmeconnaître les lois qui régissent le comportement humain, il s'exprimecomme le faisaient les libertins du XVIIIe siècle qui, combinant étrange-ment universalisme et perversion, pensaient que l'être humain pouvaitnon seulement être éduqué (car malléable), mais encore manipulé, etmême dominé et maîtrisé, grâce à la connaissance que l'on pouvait acqué-rir des causes de sa conduite. La combinaison de la rationalité du sen-timent et du délire de la volonté est un mélange particulièrement dange-reux dans une perspective éthique. En effet, si le déterminisme affectif etsentimental qui, selon les libertins, régit le comportement humain, estutilisé contre les personnes, il est une négation de la liberté des indi-vidus16. Dans Les Fausses Confidences, le complot ourdi par Dubois estbienveillant, mais on peut se poser la question de savoir ce qu'il serait ad-venu de ses « protégés », si le valet stratège avait mis sa volonté et sesconnaissances au service d'un complot malveillant.

La complexité du sentiment amoureux et de son absence de « pureté »relève également d'une esthétique baroque. Ce sentiment, en effet, n'existejamais seul, car des passions fondamentales comme la haine, la jalousie,l'envie, la peur, l'ambition, viennent s'articuler à lui, l'intégrant à unréseau de forces contradictoires, qui peuvent le corroborer, le faire triom-pher ou l'affaiblir et même le détruire.

C'est là que le langage, en tant que dimension autonome, devient uninstrument redoutable. Le langage n'est pas l'expression d'une cohérenceabsolue entre être et paraître, ou bien l'expression d'un paraître faux oc-cultant un être vrai, ou encore un pur paraître exprimant un non-être,comme le croyait Roland Barthes et comme le théorisait égalementGreimas avec son modèle de véridiction. Il permettrait en effet de créerdes constructions discursives « produisant un effet de sens « vérité » : de

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ce point de vue, la production de la vérité correspond à l'exercice d'unfaire cognitif particulier, d'un faire paraître vrai que l'on peut appeler,sans aucune nuance péjorative, le faire persuasif »17. Mais ce que Greimassemble ignorer, c'est que le faire paraître vrai peut conduire à un faire êtrevrai, grâce à la force symbolique du langage, qui peut également fairesurgir de la vérité.

Nous avons vu comment Dubois, le sujet par excellence, dans la pièce,de cette rationalité connaissante, use de la confiance d'Araminte pour la« conduire » vers l'amour. L'amour parle et triomphe, pour la plus grandesatisfaction du spectateur, mais un certain malaise subsiste. Ce que Mari-vaux, en effet, met en scène, ce n'est pas seulement la naissance del'amour, mais le pouvoir de manipulation que permet le langage dans lerapport fiduciaire, le rapport de confiance qui existe entre deux inter-locuteurs. L'existence implicite d'une nécessité de croire à la vérité de laparole de l'autre, donne au langage une puissance extrême, qui peut êtreconstructive, comme c'est le cas dans Les Fausses Confidences, maiségalement destructrice (on peut penser aux commérages, à tout ce quipeut ternir, sans fondement réel, la réputation ou la vie d'une personne).Marivaux, en « Moderne » qu'il était, semble s'interroger, comme leferont les philosophes des Lumières, sur les rapports entre langage etpensée, langage et sentiments. Ses personnages, à l'instar du Dom Juan deMolière18, sont des sujets expérimentaux, soumis au danger de l'enjeufiduciaire contenu dans le langage19, mais explorant les limites du langagehumain et se révélant à eux-mêmes à travers leurs tâtonnements verbaux.

ConclusionLes « fausses confidences » dont Marivaux explore le champ dans cettepièce sont l'occasion d'une méditation sur le rapport existant entrerationalité des sentiments et langage, entre normes sociales, sentiments etlangage, entre esthétique et vérité. Marivaux semble constater, sans dis-tance ironique, au premier degré, mais avec la légèreté discrète qui lui ap-partient en propre, que les sentiments humains sont « impurs » etinstables, qu'ils sont dépendants du rapport fiduciaire à l'intérieur duquelévolue le langage et qu'ils peuvent également être pervertis, déstabiliséspar le langage ou bien, comme c'est le cas dans Les Fausses Confidences,révélés et stabilisés par lui. Son théâtre, tout de finesse, de mouvementspresque imperceptibles, est à l'image de l'affectivité hésitante et incertainede ses personnages.

L'affectivité humaine est fragile, toujours en mouvement, influençable,et par là, aisée à déstabiliser, ce qui peut expliquer le pessimisme pro-testant et janséniste et son insistance sur la petitesse de l'homme face à lagrandeur divine. Mais Marivaux, en homme des Lumières qui se refuse àcondamner l'imperfection humaine et son lot d'erreurs, fait un pari,

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1. Pour Jacques Schérer en effet, « ce qui sépare Araminte de Dorante estuniquement la différence de leurs fortunes. […] La pauvreté au temps deMarivaux n'est pas seulement sentie comme un manque ; elle est aussi, sansqu'on ose trop le proclamer, un défaut moral ; on éprouve encore le besoinde répéter que pauvreté n'est pas vice ; elle ne laisse pas d'être un vice inavouédans la mesure où la fortune, au même titre que la noblesse, est respectéecomme une valeur que seule la naissance devrait donner. Pour épouserDorante, Araminte doit vaincre une sorte de pudeur sociale. C'est à quoi lesartifices de Dubois vont l'aider. L'obstacle à surmonter n'est pas objective-ment réel, à la manière d'un fait ; il est de l'ordre du sentiment. Il suffira doncà Dubois, pour donner à Araminte la force d'imposer son désir à une sociétéqui le réprouve, d'employer des moyens sentimentaux. Ces moyens sont aunombre de quatre : des » fausses confidences », des visages d'autres femmes,un portrait, une lettre. » Schérer, 1960, cité par Michel Gilot, 1992, pp. 191-192.

2. « Tout est truqué, faux », remarque Michel Deguy, » mais d'une étrangefausseté : devant les spectateurs, comme par un prestidigitateur qui, d'unsingulier tour de main alliant le ralenti à l'accéléré, montrerait ses tours en lesaccomplissant : donnant à voir l'illusion, parce que c'est l'illusion du mariaged'amour comme telle que le spectateur veut voir pour y croire. » (Deguy,1981, p. 92)

3. L'histoire et la critique littéraires divisent, on le sait, les comédies deMarivaux en deux types, à savoir d'une part les comédies à caractère essen-tiellement social et politique, et qui, sous couvert d'une utopie, avancent unecritique de la manière dont les privilèges et les pouvoirs sont distribués etmaintenus dans la société, par exemple L'Ile des esclaves, de 1725, d'autre partles comédies plus précisément consacrées à l'étude du sentiment amoureux,qui en notent les fines variations et les subtiles contradictions, et que l'onappelle les comédies de la surprise de l'amour.

4. « Du rien qui se réfléchit à l'intérieur de rien, des reflets dans un miroir, voilàla littérature marivaudienne », note Georges Poulet, 1962, p. 1.

5. Voir plus haut, note 3, les remarques de Jacques Schérer.

6. Voir L'Erotisme, 1957, essai consacré à l'étude de la phénoménologie del'amour et de la sexualité, dans une perspective anthropologique.

7. Voir Rousset, 1984.

8. Michel Deguy voit dans le mariage la loi générale qui régit le théâtre deMarivaux : « […] n'est-ce pas toujours cette loi générale qu'expose le Baron deLa Surprise de l'amour (I,VIII) selon laquelle Nature et Culture veulent lemême, à savoir qu' « on s'épouse quand on s'aime […] ? » » Op. cit., pp. 9-10.

fiduciaire également, celui d'une vérité, peut-être provisoire, peut-êtremenacée, mais extrêmement puissante, celle de l'amour et du bonheur,malgré tout.

Maryse LaffitteUniversité de Copenhague

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Notes

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9. On peut penser à Cyrano de Bergerac et à Christian de Neuvillette, dans lapièce d'Edmond Rostand (1897), bien que la situation soit ici tout autre,puisque Dubois et Dorante ne sont pas rivaux.

10. Georges Poulet souligne, quant à lui, l'écart temporel du sentimentd'imprévu qui s'empare du personnage : » C'est comme si un nouveau moiusurpait imprévisiblement la place de l'ancien qu'il a cessé d'être. Il prend oureprend vie, mais en se découvrant autre. D'un coup, toutes les attaches qu'ilavait, même avec son passé le plus récent, tombent à ses pieds comme desformes vaines. Il ne sait plus, il ne peut plus se rattacher à rien. […] Tel estl'extraordinaire nouveauté introduite par l'événement dans le mondemarivaudien ; si extraordinaire qu'il a pour effet de produire, chez celui quil'éprouve, un bouleversement indescriptible. La nouveauté du présent, ainsiallégé du passé, est absolue. D'un coup, l'être nouveau se trouve dépouillé deses anciens attributs, sans d'ailleurs en acquérir nécessairement de meilleurs.Il ne peut plus compter que sur ce qu'il est dans la minute présente. »(Poulet, 1985, pp. 148-149)

11. C'est ce que Bernard Dort choisit d'appeler » l'épreuve » (reprenant là leterme même de Marivaux : cf. L'épreuve, 1740) : » Plutôt que de marivau-dage, parlons donc d'épreuve : déchiré entre ce qu'il est et ce qu'il a été, entreson moi et son sur-moi social, entre ce qu'il voudrait dire et ce qu'il dit, lepersonnage marivaudien joue pour éprouver l'autre et s'éprouver lui-mêmeface à l'autre. C'est par des « routes un peu détournées » qu'il trouve le« chemin du cœur* » [*Note : « La formule est de Voltaire : « Je lui [àMarivaux] reprocherais au contraire de trop détailler les passions, et demanquer quelquefois le chemin du cœur, en prenant des routes un peudétournées » », Dort, 1967, p. 54.

12. L'expression est de Georges Poulet, op. cit., 1962, p. 4.

13. Le terme de « symbolique » est utilisé ici au sens suivant : pratique sémio-tique par laquelle il est possible de produire la vérité ou la validité de ce quel'on signifie ou, autrement dit, de créer du réel (niveau performatif).

14. On a souvent rapproché Marivaux de Pirandello, mais les personnages de cedernier restent jusqu'au bout déchirés et incapables d'appréhender leur moivéritable.

15. Ce sont là des aspects commentés par Georges Poulet dans les textes citésplus haut.

16. La lettre 81 que la marquise de Merteuil écrit au vicomte de Valmont, dansLes Liaisons dangereuses de Laclos, reste un manifeste inégalé de philosophielibertine.

17. A. J. Greimas et J. Courtés, 1979, p. 418.

18. Voir Laffitte, 1996, pp. 55-66.

19. Danger que Dom Juan, quant à lui, contourne, par l'exercice de l'ironie, quilui permet d'échapper au contrat fiduciaire et de retourner littéralement lelangage contre ses interlocuteurs.

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BibliographieMarivaux (1949) : Théâtre complet, texte préfacé et annoté par Marcel Arland.

Bibliothèque de la Pléïade.Marivaux (1737/1992) : Les Fausses Confidences, édition présentée, annotée et

commentée par Michel Gilot. Classiques Larousse.

Textes critiquesBataille, G. (1957) : L'Erotisme. Les Editions de Minuit.Laclos, Choderlos de (1787) : Les Liaisons dangereuses. Folio Classique, 1970.Deguy, M. (1981) : La machine matrimoniale ou Marivaux. Gallimard.Dort, B. (1967) : Théâtre public, 1953-1966. A la recherche de l'amour et de la

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Poulet, G. (1962) : Marivaux. La distance intérieure II, Librairie Plon.Poulet, G. (1985) : Marivaux. La pensée inderterminée I. De la Renaissance au

Romantisme. PUF.Rousset, J. (1984) : Leurs yeux se rencontrèrent. La première scène de vue dans le

roman. José Corti.Schérer, J. (1960) : Analyse et mécanisme des Fausses Confidences. Cahiers de la

Compagnie Renaud-Barrault, nE 28, janvier.