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Mercier - homme du théâtre

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Orbis Litterarum (1974), XXIX, 306-315

Mercier - homme du thestre S. F. Davies, University College, Cardiff, U. K .

Si Mercier n'est pas aujourd'hui un auteur tout B fait rkhabilitt, sa rkhabilitation est bien en cours. Auteur de la deuxieme moitik du 180 sikle, intime de nombreux philosophes ckl&bres, Mercier est un utile point de rep&re si l'on veut prCciser le c h a t tant littkraire que philosophique de la fin de l'Ancien RCgirne. En tant qu'homme de lettres, Mercier juge nCcessaire de se servir du thkSLtre pour instruire son public, pour l'kdifier. I1 tient B sournet- tre la sdne non seulement B des intentions rnoralisatrices, mais aussi B des intentions politiques. I1 existe, croyons-nous, un c6t6 totalitaire de sa dramaturgie qUi rappelle B certains Cgards le thkatre communiste contemporain. A tout prendre Mercier mCrite toujours de retenir notre attention par l'accent qu'il a mis sur l'engagement social de l'Ccrivain et par sa participation enthou- siaste It la cr6ation du drame, arme indispensable dans la lutte philosophique au sBcle des 1urnBres.

Louis-SCbastien Mercier n'est plus cet auteur mCconnu qui a trouvC une place parmi les subalternes de la littkrature dans le catalogue dress6 par Monselet au dix-neuvikme sikcle.1 Non seulement on a consacrC des Ctudes critiques B ses oeuvres, mais on commence aujourd'hui a en ttablir des Cditions pour la premiere fois depuis le sikcle des Lumikres.2 Toujours est-il qu'on ne cesse de considher Mercier avant tout sous l'angle du prbcurseur du romantisme sinon du realisme balzacien, et on a tendance B oublier l'im- portance de son theatre et de ses theories dramatiques.

De son vivant, le public connut Mercier par son theatre. Tout d'abord son thCiitre ne connut de sucds qu'en province et qu'B l'ktranger, mais dans les annCes '80 ses drames furent m i s B l'affiche B Paris et remportkrent un suc&s marque dans la capitale.3 Ce theatre n'est certes pas un des titres de gloire de la littCrature franGaise, mais ce qui nous intCresse ici, c'est la prtCe des thCories de Mercier et de ses rkalisations dramatiques.

l'influence cormptnce de la civilisation. Au contraire, il estime comme Denis Diderot que l'homme est un &re fonci6rement sociable:

Bien que lecteur et ami de Rousseau, Mercier ne croit pas

Le vrai citoyen n'est pas un &tre solitaire. (lenneval, 1769, acte 3, sc. 3)

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Non seulement sociable mais encore bon, telle est l’optique de Mercier sur la nature de l’homme. Etant donnbes ces conceptions de base, il ren- chtrit sur beaucoup de ses contemporains qui pr6nent une amblioration morale et mattrielle de l’homme pour ttmoigner de sa foi dans la perfec- tibilitt du genre humain. En vue de cette perfectibilitb, l’auteur doit jouer un rale sacrt. En sa qualitb de philosophe, l’auteur ressemble au mage, idte si chhre aux poktes romantiques.

I1 est du devoir de l’homme de lettres de s’appliquer Ir ranimer les moeurs et les principes de chaque condition; il affermit ainsi la base de la soci6t6 dans laquelle il vit, et il contribue autant qu’il est en h i , Ir maintenir l’ordre public, source de tout avantage particulier. (Le Juge, 1774, prkfuce, p. 111.)

Quel est le meilleur moyen de convertir le public a des idbes justes et tclai- rtes? Sant doute l’usage de la d n e . Dans son Du Thkdtre ou Nouvel Essui sur I’Art Dramatique, 1773, Mercier souligne les avantages du thbiitre:

. . . le moyen le plus actif et le plus prompt d‘armer invinciblement les forces de la raison et de jeter tout B coup sur un peuple une grande masse de l u m i h s , serait, B coup snr, le thatre . (p. V)

I1 veut absolument que le peuple assiste a m spectacles en raison de leur valeur instructive:

. . . l’art dramatique, rassemblant et parlant B tout un peuple, est une espke d’instruction publique qui est de la plus grande cons6quence dans ses effets. (Moli;re, 1776, prkface)

En fait l’auteur dramatique qui veut se faire le prtcepteur de l’humanitb doit s’assurer que son thtiitre n’est pas le divertissement privilbgit des riches:

Un drame, quelque parfait qu’on le suppose, ne saurait trop &re A la port6e du peuple; il ne pourrait meme paraEtre parfait qu’en parlant Bloquemment B la multitude. (Du Thkijcitre ou Nouvel Essai etc., p. 200)

Au besoin, le gouvernement peut organiser des reprbsentations a l’intention du peuple, ce qui arrive dans son roman d‘anticipation, L’An deux miZ2e quatre cent quurunte, 1770. Ayant dormi six cent soixante-dowe ans, le hbros de ce roman s’tveille dans un Paris tout a fait mtconnaissable. Heureusement qu’il rencontre un citoyen qui s’offre B &re son cicerone et qui l’amkne au thtgtre, LA le guide lui apprend que:

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Nous avons quatre salles de spectacles au milieu des quatre principaux quartiers de la ville. C‘est le gouvernement qui les entretient, car on en fait une kcole publique de morale et de goat. (p. 224)

D’ob vient le pouvoir de theatre en matikre de propagande? De la sensibilitk. L‘apologie de la nature humaine, trait si caractCristique du dix-huitikme sikcle, a revendiqu6 non seulement les droits de la raison mais aussi ceux de nos impulsions inttrieures. Nos impulsions intkrieures, autrement dit notre sensibilit6, tdmoignent de la bontC de l’homme. En effet la sensibilit6 s’avkre comme un point de refire siir dans 1’6valuation de l’excellence humaine. Mercier met en evidence les liens Ctroits qui existent entre une sensibilith dClicate et une vie morale:

Cette sensibilitb prBcieuse est comme le feu s a c k I1 faut veiller 8 ne jamais le laisser Cteindre. I1 constitue la vie morale. On pourrait juger de l’lme de chaque Stre par le degrC d’kmotion qu’il manifeste au Thatre. (Du Thkhtre ou Nouvel Essai etc., p. 12)

Selon I’esthCtique du nouveau genre dramatique, le drame, une pikce est dkfectueuse si elle ne rCussit pas a attendrir les spectateurs; le critkre du jugement est 1’Cmotion ressentie par l’auditoire. Vanglenne, le htros bien- faisant de L’Habitant de la Guadeloupe, 1782, prCcise cette notion:

. . . je juge pour moi; mon juge supreme est ma sensation, et je n’admire que lorsque je suis affect& (acte 3, sc. 5 )

La raison meme n’occupe qu’un rang secondaire dans la nouvelle hiCrarchie esth6tique et morale, le r81e accord6 B la sensibilitb l’emporte sur tout:

. . . c’est 18 [au thC8treI que la voix du p d t e r6pond A cette voix intCneure qui nous avertit de respecter tout &tre sensible; c’est I8 que la vertu qui dCcoule de la sensibilitC obtient le suffrage des hommes assemblCs: c’est que les pr6jugBs les plus orgueilleux tombent, et que I’homme citC au tribunal de la nature, BgarC souvent par la raison, ce sophiste ingknieux, trouve le vrai, par le coup Blec- trique du sentiment. (Du Thkdtre ou Nouvel Essai etc., p. 8)

Les sentiments naturels de l’homme sont bons et le grand auteur est celui qui sait les remuer au MnCfice de I’humanitC.

Nous n’avons pas l’intention d’entrer dam le detail de toute la drama- turgie de Mercier qui n’est B beaucoup d’6gards qu’un remaniement outre de celle de son ami Diderot.4 Comme partisans du drame, ils prtconisent tous les deux des sujets tirCs de la vie domestique et bourgeoise et qui ont rapport B

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la vie contemporaine. Et pourtant il y a un autre genre all% au drame qui enlkve surtout les suffrages de Mercier, le drame historique. Ce drame historique qu’il appelle aussi drame hCroYque ou pibce nationale, repr6sentera les CvCnements importants de l’histoire, surtout rCcente, de la France. I1 ne sera plus question des hCros de l’antiquitk, et qui plus est, on n’oubliera pas l’hCroisme des hommes obscurs - tCmoin le courage de Langlois dans La Destruction de la Ligue, 1782, - trop frkquemment mCprisCs par les historiens traditionnels. Le peuple pourra tirer grand profit de ces esquisses de l’histoire franpise, avant tout parce qu’il s’agit d’CvCnements connus et qui ont une rCalitt effective dans l’esprit du parterre. La prCface de La Destruction de la Ligue exprime les sentiments suivants:

C‘est B la poCsie dramatique . . . de retracer avec pricision et v6ritC les &he- ments les plus faits pour instruire les siecles futurs, en leur exposant les tableaux des calamitCs passbes; calamitks toujours pretes B renaItre et que les hommes ne pourront Cviter qu’en rejettant les opinions absurdes de leurs ancetres, . . . C‘est un miroir immortel, oh l’homme aperGoit combien il lui importe de dis- siper l’erreur, toujours si prompte B dominer la plus nombreuse portion du genre humain. (p. 111)

I1 y a souvent un abime qui sipare la thCorie de la pratique, mais Mercier a su composer piece sur pi&e pour illustrer ses rCformes dramatiques. Ces rkformes techniques sont inskparables des idtes qu’elles sont destinCes a rkpandre. S’il y a une idCe qui importe au premier chef pour Mercier, c’est le sens de la dignit6 humaine. Cette idCe revient avec une particulikre in- sistance travers toute son oeuvre, surtout dans La Brouette du Vinaigrier, (1775), et L’Zndigent, (1772). Dominique @re est un honnbte vinaigrier qui connait bien I’art de vivre qui est pour lui une croyance ferme a la vertu. I1 n’ignore pas que ses hardes redtent un homme qui vaut autant qu’un autre, mais il reconnait que sa situation sociale lui convient et il n’a pas envie de la changer. M. Delomer, homme d’affaires, admire les qualitCs du vieillard et n’hCsite pas a lui dire:

. . . je ne dois voir en vous que mon Cgal; votre &tat ne diffkre du mien que par un extCrieur moins brillant. (acte 3, sc. 4)

Dans L’Zndigent, Joseph, un tisserand, et sa compagne de midre, Charlotte, vivent au jour le jour, mais n’en dkdaignent pas moins toute offre interlope qui menace leur adhCsion a une vie probe et vertueuse. Ailleurs Mercier fait ressortir l’honnbtetC des paysans dans La Mort de Louis XZ, (1783), et

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revendique les droits d’un pauvre laboureur dans Le Juge, (1774). Le public voit que la justice n’est pas seulement l’apanage des riches et des nobles.

C o m e honnete reprksentant du mouvement philosophique, Mercier met en s e n e les nouvelles idCes concernant la religion et l’Eglise. DCiste, sa conception de 1’Etre SuprCme n’a rien de vague; Dieu est avant tout Dieu le @re qui s’intCresse activement B la vie de ses enfants. Dans ce but le Tout-Puissant a accord6 B l’homme un guide sQr et rkconfortant, la con- science. Ce sens moral se rCvkle un frein souhaitable, parce que, dam son for intCrieur, l’homme veut que ses actions soient vertueuses et il gtmit sous le fardeau d’une mauvaise action. On peut citer a titre d’exemple lennevul, adaptation assez libre du London Merchnt de Lillo. Sous I’empire de sa maitresse Jenneval consent assassiner son oncle. Heureusement, il finit par reconnaitre l’iniquitk de son attentat et il proclame sur un ton assagi:

La voix de cette conscience que rien n’Ctouffe, me reprocherait mon forfait; que m’importe le jugement de l’univers, si cette voix terrible qui m’accuse tonne il jamais dans mon coeur. (acte 4, sc. 7)

Jenneval, r61e interprCtC par le @re #Edgar Allan Poe aux Etats-Unis, com- prend que son crime serait contre les lois de la nature, de sa conscience et donc de Dieu.

En outre Mercier souligne l’importance de la voix intkrieure dans le domaine politique. Son drame hCroYque, Olinde et Sophronie, (1771), d6- limite les pouvoirs d’un souverain quand Olinde dCclare:

. . . la Religion commands au coeur de l’homme; . . . c’est 1A que la puissance des rois expire, et que le culte d’un Dieu est l’hommage immuable devant qui tout autre s’abaisse et disparalt. (acte 3, sc. 4)

Ailleurs le dramaturge preche la tolkrance et fait le p r d s du fanatisme re- ligieux, surtout quand on t2che d‘enflammer celui-ci en fonction de raisons politiques; il se fait fort de dbnoncer les abus de ce genre dans Philippe ZZ, roi d’Espugne, (1785). Henri N, dans La Destruction de Zu Ligue, jure que, lors de son avknement au trdne, il Ctablira la tolCrance dans son royaume. DCpourvue de l’esprit de tolCrance, une nation est toujours, selon Mercier, en proie a la discorde intestine, avant tout quand il s’agit de divisions reli- gieuses.

AnticlCrical, Mercier s’en prend aux pGtres ambitieux et aux cknobites qui s’ensevelissent dans des monuments antiques au grand dam de leur

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s a t 6 et du bienCtre de la nation. En revanche il loue la religion naturelle et toltrante pratiqute par le brave prtlat, Jean Hennuyer, dans le drame historique de 1772 qui porte son nom et qui marque le deuxihme centenaire de la Saint-Barthilemy.

En pratiquant la vraie religion, Jean Hennuyer se distingue par sa bien- faisance, idie-force du dix-huiti2me si2cle. Ce terme englobe un sens plus large que celui de charitt; pour Ctre bienfaisant on n’en est pas quitte avec quelques sous donnCs a un mendiant, loin de ti, il faut aider l’infortunt a se rthabiliter dans la sociCt6; bonne lqon pour un public facile tmouvoir. Afin d’illustrer ce point on n’a qu’a citer l’exemple de Vanglenne dans L’Habitant de la Guadeloupe qui dkblatkre contre ses parents riches qui refusent de venir en aide aux indigents. Pourtant il y a un noble gCnCreux dans le thCiitre de Mercier, Montesquieu. Dam le drame, Montesquieu b Marseille, celui-ci vient a la rescousse d’une famille pauvre qui trouve im- possible de payer la ranGon du fire, tenu en esclavage par des corsaires. A l’insu de la famille, Montesquieu s’occupe de faire tlargir le captif, acte de bienfaisance authentique. C o m e la tolirance, la bienfaisance doit 6tre un principe de base pour un gouvernement qui veut poursuivre une politique saine et efficace. Ce n’est qu’a force de traiter le peuple avec humanitt qu’un rCgime Cquitable rCussira a mener B bien ses projets.

En voulant inculquer la tolkrance et la bienfaisance a l’esprit de son public, Mercier a l’a.rri&re-penske de le rCgCn6rer. Les ouailles Cgarkes de l’humanit6 sont toujours susceptibles de revenir au bercail. Vanglenne traduit bien cette idte:

Je sais qu’il ne faut jamais dbesptrer du coeur de l’homme, faible, mais bon, chez le grand nombre. Hdas! nous avons tous trop besoin d’indulgence, pour ne pas apprendre B distinguer la faiblesse du vice et I’erreur de la duretk.. . (L’Habitant de la Guadeloupe, acte 3, sc. 5.)

On ne doit jamais se montrer trop s M r e envers son prochain, on convertit I’homme dur par la douceur, par la sinciritC, et surtout par le bon exemple. Ducr6ne est rCgtn6rt dans Jenneval, Saint-Maxandre p$re dans 20.4, (1782); les familles Montaigu et Capulet se rkconcilient dans Les Tombeaux de Vkrone, (1782)’ en dtpit de leur inimitit s6culaire. La rCgtn6ration de ces personnages a 6th provoquhe par des actes bienfaisants qui visent B rkhabiliter l’homme et non a le chillier ni a l’icarter. Cette attitude est r6sumCe par Molikre dans la pKce qui porte son nom (5):

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C‘est le vice que je hais, non le vicieux. Pour celui-ci, je me contente de le plaindre.. . (Molidre, 1776, acte 5 , sc. 7)

Dans le thC5tre de Mercier, les considCrations humanitaires doivent passer avant toute autre chose; ni le vrai philosophe, ni le bon chrCtien n’a le droit de d6sespCrer de la conversion d‘un CgarC endurci.

Des considCrations d’ordre humanitaire ont Cgalement la priorit6 sur les dCcisions pratiques suscitCes par les contingences politiques. Tout porte

croire que Mercier donnait son suffrage A la monarchie constitutionnelle, malgrC quelques vCllCitds rCpublicaines. A ses yeux un souvrain ne doit jamais oublier les droits de l’humanitk. Faisant allusion a Charles IX, Jean Hennuyer met l’accent sur les devoirs d’un monarque envers son peuple:

L’humanit6 . . . a ses droits bien avant ceux de la royaut6. Qui ne parle plus en homme ne peut plus commander en roi . . . (Jean Hennuyer, acte 3, sc., 3.)

C’est bien le cas dans Philippe ZZ, roi d’Espugne oh le monarque exploite ses sujets pour rCaliser ses ambitions personnelles au lieu de chercher B aug- menter leur bonheur. En revanche, dans La Destruction de la Ligue, il y a un portrait flatteur du bon roi Henri qui a change de culte pour rkconcilier les int6fits de la nation quoiqu’il Cprouve des remords personnels par la suite. Toujours est-il que la mise au point de la politique monarchique de Mercier se trouve dans son drame hdroique, Childkric l e t , roi de France, (1774). La parution de cette piece en 1774 est fort significative; cette annCe a vu 1 avknement de Louis XVI, et ce drame a CtC compod a son intention. On fondait sur le nouveau monarque des espoirs qui furent d@us et on formulait des voeux que ne furent pas exaucts. Par la bouche de ChildCric, Mercier exprime des aspirations dont les pierres de touche sont les int6rets du peuple. Childdric dresse le bilan des devoirs royaux:

. . . la moderation est la premiere vertu des souverains; . . . form6 par l’adver- sit6, ce grand maitre de l’homme, rien ne peut m’6branler . . . je ne veux Qtre roi que pour Qtre juste; le bonheur de mes sujets, voila mon ambition. (acte 2, sc. 7.)

De meme que Dieu est le e r e du roi, le roi est le @re de ses sujets. Si le roi se montre bienfaisant et vertueux, les citoyens suivront son exemple.

Et c’est prCcisCment pour ses concitoyens que Mercier compose son

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thCatre. Au terme de cette enqu2te on peut se demander quel a CtC rapport de Mercier B l’histoire du thCBtre. On sait que ses devanciers dans la thCorie du drame sont Diderot et Beaumarchais (6), mais la dramaturgie de Mercier diff6re de celle de ses illustres prCdCcesseurs par l’accent Cnergique qu’il met sur la portte sociale de ses doctrines. I1 est persuade que les gouvernements trouveront une arme des plus utiles pour la diffusion de lois dans les rCalisa- tions de pihces bien montCes. Aussi bien un rCgime peut inculquer la morale it ses sujets en raison de leur sensibilitd:

I1 y un unisson moral, auquel nous obCissons tous involontairement et B notre insu, c’est un principe de determination plus fort que l’amour-propre. DBs que le sens et l’imagination sont affect&, nous ne sommes plus . . . que des btres passifs . . . qui suivons les impressions donnies. L’art du pdte est de s’attacher de prkfkrence B cette propri6tC essentielle de la nature humaine, B la manier avec souplesse, B faire du spectateur une espkce d’instrument qu’il fera rksonner B son gr6: une fois maitre du coeur, I’esprit et la raison obkissent. (Du Thkiirre ou Nouvel Essai etc., 234-35.)

Mercier croit qu’on peut inspirer une Cmotion collective oh les individus perdent leur identit6 personnelle dans I’extCriorisation des sentiments com- muns, et fait un pas vers l’unanimisme. Le dCterminisme qui n’est que trop explicite dans ce passage va a l’encontre de sa prise de position normale en ce qui concerne la conscience morale, mais trahit bien les dangers d’une morale esthCtique fondCe sur 1’Cmotion.

maintes reprises que les thtories dramatiques d’un Mercier portkrent leurs fruits au cours du sikle suivant et trouvh-ent une expression plus heureuse dans les pieces a th&se d’auteurs tels que Brieux, Augier, Dumas fils. Mais on n’a pas relevC que par surcroit la dramaturgie de Mercier se rattache a quelques tendances du thtltre du vingtibme sikcle.

Mercier, nous l’avons dit, prCconise l’intervention gouvernementale dans le thChre, en effet il l’invite dans la prtface du Nouveau Doyen de Killerine, (1790). Nous n’entendons pas par la qu’il soit le premier a vouloir soumettre la sdne a des intentions politiques, loin de la, mais nous tenons a signaler les rapports de quelques-unes de ses rCformes dramatiques avec la drama- turgie communiste contemporaine, non d‘une fagon causale mais d‘une f a p n analogique. Selon Mercier le thCBtre doit se mettre au service de l’Etat et doit presenter le modde du citoyen idCal pour que le peuple ait envie de l’imiter. En outre Mercier juge ltgitime de fausser au thCBtre l’exactitude historique d’un CvCnement ou de la vie d’un homme cCBbre, non pas pour mieux mettre

On a rCp6tC

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en relief des aspects essentiels d’ordre moral et politique mais pour appuyer des intCrets sectaires. Bref, a notre avis, tout c o m e on a soutenu que la pensCe politique de Rousseau a abouti B la dkmocratie liMrale et 21 la d 6 mocratie totalitaire7, on p u t soutenir que la nouvelle orientation du thCiitre esquissCe par un Mercier a abouti tant a la libCration du thCiitre qu’B son contr6le rigoureux.

En conclusion on peut se demander quelle est l’importance de l’oeuvre de Mercier? A notre sens il voulait agir sur son temps non pour satisfaire k des abstractions intellectuelles mais dans l’espoir d‘amkliorer la condition humaine. I1 ne saurait envisager l’homme B l’Ctat primitif; selon son op- tique, l’homme est incapable de se passer de la civilisation, il doit trouver son bonheur dans le contexte de la sociCtC. Sur le plan littiraire, il se peut que Mercier ait contribuC B l’abrogation d’un dCcret qu’il jugeait par trop skvkre. Le Dkserteur, (1770), est ax6 sur un plaidoyer en faveur de l’abolition de la peine de mort pour les dCserteurs et a peutdtre inspirC au gouverne ment l’annulation de cette sentence rigoreuse. Futur dtputC ti la Convention, Mercier est un des auteurs les plus en vue a la fin du sBcle, et a contribu6 dans une large mesure A dormer une nouvelle impulsion au thtiitre. I1 a reconnu l’influence de la s&ne, et en pr6nant la supCrioritC du drame, il a compris que son th6btre n’est pas essentiellement une Ctude de la nature humaine, mais plut6t des rapports entre des individus, autrement dit, entre des citoyens.

NOTES

1. C. Monselet, Les Oubliks et les Dkdaigds, Paris, 1883, vol. 1. 2. H. Temple Patterson, “Poetic Genesis; S6bastien Mercier into Victor Hugo.” Studies on

Vdtaire and the Eighteenth Century, XI-XII, 1960. H. F. Majewski, The Preromantic Zmagination of L.S. Mercier, New York, Humanities Press, 1971. L’An deux mille quatre cent quaranfe, 6d. R. Trousson, Bordeaux, Ducros, 1971. La Brouette du ViMigrier, M. R. Aggkri, Paris, Larousse, 1972. Nous pdparons une Mition d’un drame de Mercier, Le Dberteur, qui doit voir le jour en 1974.

3. Voir L. =lard, Louis-Skbastien Mercier, sa vie, son oeuwe, son temps, d’aprb des docu- ments inCdits, Paris, 1903, passim. Voir 6galement F. Gaiffe, Le Drame en France au 18e si2cle. Paris, 1910, p. 215 et suiv. Pour ses succ&s B l’ttranger, voir, W . Pusey, L . S . Mercier in Germany, his vogue and influence in the eighteenth century. Columbia University Ger- manic Studies, vol. 15, 1939; et 2. Libera, “Le th6htre de M& en Pdogne”, dam

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Mblanges de Litthature Compmbe et de Philologie offerts d Mieczyslaw Brahmer, VarsoVie, 1 %7.

4. Eniretiens sur le Fils Naturel, 1757, et Discours sur la poisie dramatique. 1758. Mercier recomait volontiers qu'il est redevable B Diderot de bien des rCformes dramatiques qu'il prkonise. En fait Diderot l'encourage h suivre son programme: "Continua, monsieur et cher conf&re, B faire des ouvrages qui nous rendent meilleurs; qui redressent nos t&es tantbt frivoles, tantbt fausses et mkhantes, et qui exercent nos imes B la sensibilitk qui conduit toujours h la bienfaisance; et soyez bien siir &&re toujours heureux vou+mEme, par I'utile emploi de votre tems (sic) et de vm talents." Denk Diderot, Correspondance. vol. XV, Cd. Ctablie par J. Varlmt, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, lettre en date de juimjuillet 1777. En revanche Diderot a empruntb des passage B l'oeuvre de Mercier comme l'a bien vu Yves Benot, Diderot, de l'athbisme d l'anricolonialisme, Paris, Francois Maspero, 1970, p. 214.

5. L'introduction de littkrateurs comme personnages dans le thCltre de cette Cpoque a Ct6 le sujet d'une etude par E.H.Kadler, Literary Figures in French Drama (17844834). The Hague, Martinus Nijhoff, 1969.

6. C'est en 1767 que Beamarchais a h i t son Essai sur le genre dramatique sirieux. Mercier a eu quand m6me plus d'audace que ses conf&res. Dam L'Zndignent, par exemple, Mercier p r b t e ses personnages dans un "logis pauvre et dClabrY, et se soucie peu de l'unit6 de lieu; Diderot n'a pas os6 en faire autant. Celuici avoue h p r o m de son P2re de Famille, 1758):

. . . croya-vous que sans la &gle de l'unitC de lieu, j'aurais manqu6 B vous montrer Sophie et Mme Hebert dans leur grenieff (Riponre d Mme Riccoboni, dans les Oeuvres Compl2tes de Diderot, &I. A&zat-Tourneux, Pans, 1875, vol. 7, p. 405.)

7. Voir J.L.Talmon, The Rise of Totalitmian Democracy, Boston, Beacon Press, 1952; et J. W . Chapman, Rousseau - Totalitmian or Liberal?, Columbia U.P., New York, 1956.