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5/15/15 1:05 PM Michelle Perrot, Histoire de chambres Page 1 of 4 http://clio.revues.org/9944 Clio. Femmes, Genre, Histoire 32 | 2010 : Relectures Clio a lu Michelle PERROT, Histoire de chambres Paris, Éditions du Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2009, 454 pages ANDRÉ BURGUIÈRE p. 277-280 Texte intégral Texte intégral en libre accès disponible depuis le 31 décembre 2012. « L’ordre de la chambre reproduit l’ordre du monde dont elle est la particule élémentaire », écrit Michelle Perrot en conclusion du bel essai qu’elle vient de consacrer à l’histoire de la chambre comme lieu de vie. Mais son livre dément ou du moins déborde cette proposition trop générale par la complexité sinueuse et aléatoire des transformations dont il reconstitue le cheminement. Dans l’histoire de l’habitat, la chambre individuelle ou conjugale constitue moins une particule élémentaire qu’une pièce rapportée. Pendant longtemps, les sociétés ont voulu ignorer cette formule d’isolement ; la masse des paysans pauvres ont connu jusqu’au XXe siècle le régime de la pièce unique, à la fois salle commune de jour et lieu de couchage la nuit. L’artisanat urbain mais aussi l’artisanat rural inséré dans l’output system, associaient lieu de travail et lieu d’habitation dans une même pièce plurifonctionnelle. 1 Les vastes logis eux-mêmes que se faisait construire l’aristocratie, du château fort 2

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    Clio. Femmes, Genre,Histoire32 | 2010 :RelecturesClio a lu

    Michelle PERROT, Histoire dechambresParis, ditions du Seuil, La librairie du XXIe sicle, 2009, 454pages

    ANDR BURGUIRE

    p. 277-280

    Texte intgral

    Texte intgral en libre accs disponible depuis le 31 dcembre 2012.

    Lordre de la chambre reproduit lordre du monde dont elle est la particulelmentaire , crit Michelle Perrot en conclusion du bel essai quelle vient de consacrer lhistoire de la chambre comme lieu de vie. Mais son livre dment ou du moinsdborde cette proposition trop gnrale par la complexit sinueuse et alatoire destransformations dont il reconstitue le cheminement. Dans lhistoire de lhabitat, lachambre individuelle ou conjugale constitue moins une particule lmentaire quunepice rapporte. Pendant longtemps, les socits ont voulu ignorer cette formuledisolement ; la masse des paysans pauvres ont connu jusquau XXe sicle le rgime de lapice unique, la fois salle commune de jour et lieu de couchage la nuit. Lartisanaturbain mais aussi lartisanat rural insr dans loutput system, associaient lieu de travailet lieu dhabitation dans une mme pice plurifonctionnelle.

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    Les vastes logis eux-mmes que se faisait construire laristocratie, du chteau fort2

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    mdival au palais de la Renaissance, ne comportaient aucune pice o lon put sisoler.En affirmant que le manoir anglais avait invent au dbut du XVIIe sicle le corridor quipermet daccder chaque pice sans avoir traverser les autres, Lawrence Stone apeut-tre trop vite attribu aux lites anglaises un rle pionnier dans la gense delindividualisme. Car si cette invention avait consacr lapparition dune sensibilitnouvelle, le besoin de privacy cest--dire dintimit, qui se serait diffuseprogressivement jusquau bas de lchelle sociale, comment expliquer que VirginiaWoolf, une femme de la haute socit londonienne, habitue vivre dans des demeuresspacieuses, rclame encore, trois sicles aprs, le droit davoir une chambre soi ?

    La chambre individuelle nest pas ne une fois pour toutes dune innovation danslarchitecture dintrieur qui aurait rendu les cohabitants plus indpendants les uns desautres. Conqute ou sanction, dsire ou subie, la chambre comme espace de viesoustrait au regard des autres, a t mille fois rinvente. Cest justement parce queMichelle Perrot associe troitement lhistoire de la chambre celle de lintimit et delindividualit quelle ne peut se satisfaire de la vision linaire et stratifie duchangement social suggre par Lawrence Stone. Le temps de cette histoire na pas lacontinuit intgrative des transformations qui affectent les structures socio-conomiques ; celles dont Ernest Labrousse, il y a plus dun demi-sicle, invitait dgager et mesurer la tendance en concentrant lobservation sur un territoire et unetranche chronologique bien dlimits. Le temps des usages qui enferment nos faons devivre, de ressentir et de penser est au contraire rptitif et discontinu. Il innove en separaphrasant.

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    Cest pour faire ressortir cette particularit que Michelle Perrot a donn son livrelallure dun rcit clat. La premire partie, consacre la chambre du Roi, est un clindil Michel Foucault et lvocation du supplice, la forme ancienne du chtiment,qui introduit Surveiller et punir. En faisant de sa chambre coucher, o il dort seul,une scne ouverte sur le monde qui expose son corps, ds le lever, au regard des autres,le Roi soleil saccorde, par la rversibilit du devoir de transparence, le droit dentrerdans le secret des chambres coucher de tous ses sujets. Cette absorption de toute lasocit dans la privance du roi nest pas, proprement parler, un trait darchasme.Elle dcoule de la monarchie de droit divin conue par labsolutisme et sexprime dansla symbolique solaire que Louis XIV a choisie pour mettre en scne son pouvoir. Elle nelui survivra gure. Mais ce degr zro de lespace priv a t le levier dune reconqutede lintimit dans lensemble du corps social.

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    Lagonie du mourant a mis plus de temps sexclure de la scne publique que le rveildu monarque. Les trs belles pages que Michelle Perrot consacre la mort de GeorgeSand doivent se comprendre comme un lointain cho au dbut du livre. Celle qui futune pionnire du fminisme avant de sinstaller vieillissante dans le rle rassurant de bonne dame de Nohant , saccorde une mort lancienne : la bonne mort o lafamille entoure le chevet du mourant pour laider prparer son dernier voyage. Maisen laissant le monde des lettres et de la politique venir la saluer sur son lit dagonie,George Sand accepte doffrir le spectacle de sa souffrance et de sa dgradation physiquecomme un souverain du Grand Sicle. Ce nest quune rminiscence. Car lusage vabientt simposer de mourir lhpital. La veille thrapeutique des mdecins varemplacer les prires des proches. Les mourants ont gagn le droit de garder pour euxlangoisse et les souffrances des derniers instants. Conqute amre de la solitude.

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    Dclinant la diversit des usages de la chambre et leur histoire selon la classe sociale,la classe dge ou le genre avec une minutie dentomologiste, Michelle Perrot retrouvepartout luvre la mme ambivalence : ce quon a construit comme refuge delintimit peut devenir espace de la solitude. Ce quon a dsir comme lieu disolementpour se retrouver soi-mme peut devenir un lieu denfermement.

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    Dans cette construction historique de lintimit, tous les itinraires et surtout tous lesacteurs ne se valent pas. On ne stonnera pas quune grande historienne des femmesqui a contribu plus quaucune autre promouvoir en France la rflexion sur lesquestions de genre, accorde dans son Histoire de chambres une place privilgie au rledes femmes. Mais ce nest pas par dformation professionnelle que Michle Perrot avoulu sattarder ici tout particulirement sur des parcours fminins. Lassociation de lafemme lintimit et lintriorit est un trait culturel de longue dure quon retrouvedans la plupart des civilisations.

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    Cette association est problmatique. Lpisode du salon des Prcieuses tel que leretrace Michelle Perrot, le souligne remarquablement. Cest parce que sa sant fragilelobligeait garder la chambre, loin de la Cour, que la marquise de Rambouillet pritlhabitude de convier ses amies venir converser dans sa ruelle . Cest entransformant leur chambre en salon, en faisant de leur pouvoir sur lordre intrieur dela maison le point dappui dune critique du monde extrieur et de la sociabilit que lesPrcieuses ont invent un nouveau modle de civilit. Ce modle a colonis la Cour etplus tard les classes populaires par le truchement des manuels de civilit purile enusage dans les petites coles des lasalliens.

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    Chez les ouvriers franais du XIXe sicle, lassignation des femmes aux valeurs delintimit a pris les mmes formes contradictoires. Ils ont envi le mode de vie bourgeoiset son modle de femme au foyer. Mais ils ont d attendre longtemps, plus que lesouvriers anglais ou amricains, avant de pouvoir offrir leur bourgeoise , le privilgede rester la maison ; et ils ont pu le lui offrir au moment o elle nen rvait plus. Lesnotables paternalistes, promoteurs du logement social , ont cru galement quenoffrant des logements dcents et spacieux aux familles ouvrires, ils renforceraientlinfluence civilisatrice de la femme, plus attire par les joies de lintimit que par lesrencontres du cabaret. En ralit lhabitat social a plus contribu faire baisser lanatalit des familles ouvrires en inspirant aux femmes la dtestation des logementssurpeupls qu dtourner les ouvriers des runions et des ides subversives.

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    Michelle Perrot montre quel point ces hypothses sur les partages sexus desattitudes lgard du logement doivent tre nuances. Les ouvriers ont t, au XIXe

    sicle, moins indiffrents au confort et lintimit du foyer quon ne la dit. Ce quidtermine le confort et la bonne tenue des logements ouvriers, dcrits par lesenquteurs leplaysiens dans Les ouvriers des Deux Mondes, tient moins linfluence dela femme quau niveau de revenu du foyer. Les ouvrires ont recherch la privaut dunechambre spare pour elles-mmes avant de la rechercher pour leur mnage. Elles ontfui leurs dortoirs collectifs plus vite que les ouvriers leurs chambres . tous lesniveaux de la socit, les femmes ont recherch plus que les hommes un espace privcapable de les rendre elles-mmes, pour travailler, pour rver, pour crire, pour prier,pour retrouver ltre aim ou pour retrouver Dieu. Au lieu du retour soi dsir, ellesont souvent trouv lenfermement et la solitude.

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    Cet essai est compos comme une succession de scnes qui senchanent sinaturellement quon ne peut rsister lenvie de lire le livre dune seule traite, commeun roman. Ce nest pourtant ni un rcit romanesque bien que lauteure, abandonnant lavieille mfiance de lhistoire des groupes et des structures lgard des tmoignageslittraires, emprunte au roman une part non ngligeable de sa documentation, ni unrcit historique si lon entend par l le parcours dune institution dont ltat prsentreprsenterait laboutissement. Les chambres dans lesquelles Michelle Perrot nousintroduit en poussant lune aprs lautre les portes qui protgeaient leur intimit, necomposent pas pour autant un muse imaginaire de lespace priv. Elles proposent unehistoire. Mais laquelle ?

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    La dmarche historienne qua choisie Michelle Perrot pour cet essai en privilgie,12

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    Pour citer cet article

    Rfrence papierAndr Burguire, Michelle PERROT, Histoire de chambres , Clio. Femmes, Genre, Histoire[En ligne], 32 | 2010, 32 | 2010, 277-280.

    Rfrence lectroniqueAndr Burguire, Michelle PERROT, Histoire de chambres , Clio. Femmes, Genre, Histoire[En ligne], 32 | 2010, mis en ligne le 31 dcembre 2012, consult le 14 mai 2015. URL :http://clio.revues.org/9944

    Auteur

    Andr Burguire

    Droits dauteur

    Tous droits rservs

    dans ses analyses, le tmoignage des acteurs eux-mmes et des romans qui ont sutranscrire dans la fiction le vcu de leur poque.

    Il y a quelque chose de mmoriel, au sens proustien du terme, dans cet effort pourretrouver sous les souvenirs des acteurs du pass, la trace des motions et des ides quiont t englouties par le flot du temps. Mais cette dmarche mmorielle ne se confondpas avec la sacralisation de la mmoire collective comme actualisation du pass utile quidferle aujourdhui. Faute de pouvoir dsormais attribuer au mouvement de lhistoireune signification densemble permettant de distinguer dans le pass le dessin dunavenir, lhabitude sinstalle de ne donner sens qu ce qui du pass oblige la mmoire,cest--dire ce qui nous permet de nous sentir victimes ou coupables.

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    Le pass que rveille Michelle Perrot par la reconstitution dune multitudedexpriences personnelles ordinaires qui ont invent ou transform nos usages delespace priv, ne sert pas nourrir les noncs de la mmoire collective par lesquelsnous recherchons laccord avec les autres et le consentement lordre du monde.Extraite de la masse ensevelie de la mmoire inconsciente, cette multitude de fils rougesque tire lhistorienne pour mettre jour leur cheminement et lintrication, nous aide comprendre ce que nous sommes travers les habitudes qui nous ont forms et enadmettre la contingence.

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