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André Schaeffner [1895-1980] Ethnomusicologue français (1968) ORIGINE DES INSTRUMENTS DE MUSIQUE Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec Courriel: [email protected] Page web Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Origine Des Instruments de Musique - Andre Schaeffner

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  • Andr Schaeffner [1895-1980]Ethnomusicologue franais

    (1968)

    ORIGINE DESINSTRUMENTS DE

    MUSIQUEIntroduction ethnologique lhistoire

    de la musique instrumentale

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvoleProfesseure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec

    Courriel: [email protected] web

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 2

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  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 3

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec.courriel : [email protected]; [email protected]

    Andr SCHAEFFNER

    Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique lhistoire de la musique instrumentale.

    MOUTON DITEUR Paris, La Haye, New York, 2e dition, 1980, 428pp. Premire dition, 1968. Rdition : Maison des sciences de l'homme.Rdition III.

    [Autorisation formelle accorde par Monsieur Jean Jamin, rdacteur de la revueLHomme, et confirme par M. Jean Benoist, le 29 novembre 2010 de diffuser celivre dans Les Classiques des sciences sociales.]

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    dition numrique ralise dimanche de Pques, le 24 avril 2011 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 4

    Andr Schaeffner(1968)

    MOUTON DITEUR Paris, La Haye, New York, 2e dition, 1980, 428pp. Premire dition, 1968. Rdition : Maison des sciences de l'homme.Rdition III.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 5

    [p. 428]

    TABLE DES MATIRESAVANT-PROPOS

    INDEX DES TYPES D'INSTRUMENTS

    TABLE DES FIGURES

    TABLE DES PLANCHES

    Chapitre I. ORIGINES CORPORELLES

    Chapitre II. DES SONNAILLES DE DANSE AUX CASTAGNETTESRythme et mesure

    Chapitre III. DU BTON DE RYTHME AU XYLOPHONE

    Chapitre IV. ORGANOLOGIE DU THTRE

    Chapitre V. TRAVAIL ET JEU

    Chapitre VI. RELIGION ET MAGIE

    Chapitre VII. CORPS SOLIDES : RIGIDES, FLEXIBLES OU TENDUS

    Cithares primitivesArcs musicauxTambours membranesMatires d'instruments

    Chapitre VIII. FILIATION DES INSTRUMENTS CORDES

    LyresLuths et viles

    Chapitre IX. INSTRUMENTS AIR

    FltesConquesTrompesInstruments ancheInstruments polycalamesInstruments polyphoniques

    Les numros entre accolades rfrent aux numros de pages de ldition papier, M. B.]

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 6

    Chapitre X. LES INSTRUMENTS, L'VOLUTION DE LA MUSIQUEET L'HISTOIRE DE LA CIVILISATION

    Polyphonie primitivevolution ou diffusion des instruments de musique

    APPENDICE : Classification des instruments de musique

    BIBLIOGRAPHIE MTHODIQUE

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 7

    [p. 5]

    Tant de livres nous font ngliger le livre du monde ;ou, si nous y lisons encore, chacun s'en tient sonfeuillet. ... quiconque n'a vu qu'un peuple, au lieude connotre les hommes, ne connot que les gens aveclesquels il a vcu.

    Il y a beaucoup de gens que les voyages instruisentencore moins que les livres ; parce qu'ils ignorent l'art depenser ; que, dans la lecture, leur esprit est au moinsguid par l'auteur ; et que, dans leurs voyages, ils nesavent rien voir d'eux-mmes. c'est grand hasardsi l'on voit exactement ce qu'on ne se soucie point deregarder.

    Jean-Jacques ROUSSEAU, mile, Des voyages.

    ... ce que vous voulez, au fond, c'est que tous lespeuples s'entendent pour apprendre les tours que votrepeuple connat le mieux. Le Bdouin arabe ne sait paslire, aussitt on lui envoie d'Angleterre quelquemissionnaire ou quelque matre d'cole pour luiapprendre lire. Il ne se trouve personne pour dire : Ce matre d'cole ne sait pas monter un chameau :payons un Bdouin pour le lui enseigner. Vous ditesque votre civilisation embrassera toutes les aptitudes ?Mais le fera-t-elle ? Pouvez-vous dire srieusement que,quand l'Esquimau aura appris voter pour le Conseilmunicipal, vous aurez appris harponner la baleine ?

    G. K. CHESTERTON, Le Napolonde Notting Hill, 1-2 (trad. Jean Florence).

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 8

    [p. 421]

    INDEX DES TYPES D'INSTRUMENTS

    Retour la table des matires

    Arc musical pl. XIV ; fig.11 de la p.193 ; pp. 157-160, 197, 202, 226-228.Bton de rythme pl. VIII ; pp. 67-69.Castagnette pl. XV ; pp. 54-57, 59-60.Cithare pl. XII, XIII, XIV, XXIII ; fig. 6, 7, 8, 11 des pp. 147, 148, 152, 193 ; pp.

    146-157, 195, 203-204.Clarinette pl. XXXI ; fig.17 et 18 des pp. 273 et 275 ; pp. 292-293.Classification des instruments pp. 124-130, 371-377.Cloche pl. X ; pp. 110-114.Conque pl. XXVIII ; pp. 257-260.Cornemuse pp. 294-296.Diffusion d'instruments pp.352-369.Flageolet pl. XXXI-XXXII ; fig. 16 de la p. 251 ; pp. 251-254.Flte pl. XXIII ; pp. 228-231, 240-256.Flte nasale pp. 246-247, 292.Flte de Pan fig. 19 et 20 des pp. 283-284 ; pp. 279-289.Frappement du corps pp. 27-30.Frappement des mains pl. 1 ; pp. 30-33.Frappement du sol pl. VIII ; pp. 35 et 80.Friction des instruments pl. XV et XX ; p. 224.Guimbarde fig. 5 de la p. 141 ; pp.141-143.Harpe pl. XXI, XXII, XXV et XXVI ; pp. 186-188.Hautbois pl. XXIX et XXX ; pp. 276-279.Hochet pl. II et III ; pp. 40-51, 120.Instruments cordes pp. 185-224.Luth pl. XXVII ; pp.211-216.Lyre pl. XXIV, XXV et XXVI ; pp. 204-211.Orgue bouche pl. XXXI et XXXII ; pp. 295-301.Phonolithe pl. XIX ; pp. 177-179.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 9

    Pluriarc pl. XXI ; fig. 9 et 10 de la p. 189.Polyphonie d'instruments pp. 342-345.Porte-voix p.25.Rcleur pl. X ; pp. 98-99, 124-126.Rhombe pl. XI ; pp. 131-133.Sanza pl. XII ; pp. 139-141.Sifflement oral, sifflet : pl. XXIX ; fig. 15 de la p. 237 ; pp. 22-24, 235-238.Sistre pl. III ; pp. 50-52.Sonnailles pl. II et XXI ; pp. 36-40.Tambour pp. 69-72.Tambour-de-bois pl. V, VI, VII, XX ; fig. de la couverture, fig. 1 4 des pp. 73, 75,

    77 ; pp. 72-79.Tambour membrane pl. XV, XVI, XVII et XVIII ; pp. 101, 166-177.Tambour de bronze pl. XIX.Trompe pl. XXX ; pp. 261-270.Tuyaux basculants pl. IV ; p. 102.Vile pl. XVIII et XXVII ; fig. 13 et 14 des pp. 217-219 ; pp. 218-224.Xylophone pl. IX ; pp. 81-87.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 10

    [p. 423]

    TABLE DES FIGURES

    Retour la table des matires1. Tambour de bois deux langues (teponastli) : Mexique2. Tambour de bois une langue : le de Roro (Nouvelle Guine britannique). Muse

    du Trocadro, 33.88.8

    3. Tambour de bois une langue : Cameroun, race bafo4. Tambour de bois deux lames : Sngal ( ?). Trocadro.5. Guimbarde en bambou : valle de la Salouen, Tibet. Muse du Trocadro, 31.57.146. Cithare-en-terre annamite (ci-trong-quan) d'aprs dessin de M. Knosp7. Cithare-en-terre annamite (ci-trong-quan) id.8. Harpe-cithare d'corce : Gabon. Trocadro : 33.12.59. Pluriarc : Lokodia, Nigeria. Trocadro : 1128110. Pluriarc : Gabon. Trocadro : 16735.11. Arcs musicaux et cithares sur bton

    a) Basuto, Afrique australe : d'aprs M. H. Balfour,The natural history of musical bow, p. 14.

    b) Zoulouland : ibid., p. 15.c) Rio Verde, Mexique : ibid., p. 15.d) Cambodge. Trocadro : 13.1.1.

    12. Cithare sur bton sakalave (jejy) : Madagascar. Trocadro : 4878413. Viles de Clbes, en coupe : tableau de M. Kaudern14. Vile chinoise : Battambany, Cambodge. Trocadro : 33.111.24415. Embouchures de sifflets ngres :

    a) Mossi, Soudan. Trocadro : 30.29.198.b) N'Gapou, valle du Chari. Ibid. : 34908.c) Kirdi Fali. Circn de Garoua, Cameroun. Ibid.: 31.74.2619.d) Olli Ketou, Dahomey. Ibid. : 32.75.3.

    16. Embouchures compares du flageolet (nasr) des Toba-Pilaga (Gran Chaco,Argentine) et du flageolet sicilien (vues de face et de dos).

    17. Anches d'une double clarinette moderne d'gypte18. Pibcorn europen : le d'Anglesey. D'aprs phot. in Galpin, Old English

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 11

    instrument of music.19. Dispositions des tuyaux dans les fltes de Pan :

    a) Ijca (d'aprs Izikowitz, Musical and other sound instruments of the SouthAmerican Indians, fig. 257).

    b) Birmanie (d'aprs Sachs, Die Musikinstrumente Birmas und Assams, fig.51).c) les Salomon (d'aprs Hornbostel, Die Musik auf den Nord-westlichenSalomo-Inseln, fig. 156)

    20. Id. d) Quito, Equateur (Izikowitz, op. cit., fig. 252).

    e) les Salomon (d'aprs Sachs, G. W. M., fig. 30)

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 12

    [p. 424]

    TABLE DES PLANCHES

    Retour la table des matires

    Couverture : Tambour de bois 2 lvres. Race Yangur. Afrique quatoriale fran.Trocadro : 39.093.

    PLANCHE I. Vibrato vocal par pression sur la gorge ; frappement de mains.Dtail d'un bas-relief : Nineveh Gallery (49), British Museum

    PL. II. 1. Danse conduite par un joueur de hochet (maracca). Peinture sur peau debison. Indiens Sioux, Amrique du Nord. Trocadro 34.33.7.

    2. Danse et fumigation rituelle sonnailles et maracca. Brsil. Extr. de : Dritte BuchAmericae (Francfort, de Bry, 1593, p. 221)

    PL. III. 1. Sistre de coques de fruits, pour attirer les squales. les Schouten (Nlle-Guine holland.). Phot. Kunst.

    2. Sistre de calebasse (wasamba), pour la circoncision. Soudan franais.3. Sistres de calebasse (wandyerma) dans une caverne Songo. Race Dogon

    pignari. Cercle de Bandiagara (Soudan fran.). Missions Griaule.4. Hochet (songw) percutants extrieurs en vertbres de serpent. Race Fon.

    Cercle de Savalou (Dahomey). Trocadro : 31.74.2185.PL. IV. 1. pouvantail sonore oiseaux, dans une rizire de l'est de Madagascar.

    Extr. d'un film de Roger Mourlan.2. Instrument tuyaux basculants (angkloung). Parties montagneuses de Java

    PL. V. Grand tambour de bois 2 lvres (long. : 3 m. 50). Race bri. Cted'Ivoire. Trocadro : 30.5.1.

    PL. VI. 1. Tambour de bois vertical ou tambour-arbre, 2 lvres. le Sandwich(Nlles-Hbrides). Trocadro : 26.700.

    2. Grand tambour de bois 2 langues (long. : 3 m. 54). Bansa (Cameroun).Staatliches Museum fr Vlkerkunde, Berlin .

    PL. VII. Tambours de bois 2 lvres. Indiens de l'Amazone. Extr. du film deWavrin

    PL. VIII. 1. Tambour de terre. Prov. de Wollo (Abyssinie). Mission Griaule 1929.2. Auge riz frappe sur les deux bords. Ngoc-Lac, Thanh-Hoa (Annam). Mission

    Olov Jans.3. Percussion du bord d'une pirogue. Pays baya. Bac de la Mambr Carnot (A. E.

    F.). Clich J. C. Paulme.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 13

    PL. IX 1. Xylophone sur jambes. Race sakalave. Ouest de Madagascar. FilmRoger Mourlan.

    2. Montage d'un xylophone. Race mandingue. Kita (Soudan franais). MissionsGriaule.

    [p. 425]PL. X. 1. Rcleur, servant accompagner le travail de la forge. Race myanka.

    Mpesoba (Soudan fran.). Trocadro : 31.74.1815.2. Soc de charrue employ comme instrument de musique. Pays de Quidt

    (Annam). Trocadro : 31.6.18.3. Cloche double. Rives de la Mambr et de l'Equela (A. E. F.). Trocadro : 33.478.

    PL. XI. Rhombes :1. en bois. Race dogon. Sanga, cercle de Bandiagara (Soudan fran.). Trocadro :

    31.74.2046.2. en fer. Race dogon. Tuyogu, ibid. Ibid. : 31.74.1989.3. en bois de renne. Fouilles de La Roche, commune de Lalinde (Dordogne). Muse

    des antiquits nationales, Saint-Germain-en-Laye.4. en bois. Rgion de la rivire Fly (Nlle-Guine britann.) Trocadro : 31.49.21

    PL. XII. 1. Sanza (timbiri). Race babout. Circonser. de Tibati, Cameroun.Trocadro : 31.74.2791.

    2 et 3. Cithares tubulaires une ou deux lanires d'corce souleves. Race PhouTha. Tran Ninh (Laos). Trocadro : 32.1.819 et 820.

    PL. XIII. Jeu de valiha. Madagascar. Clich Inst. de phontique de l'Univ. deParis.

    2. Cithare d'corce plante en terre, joue par enfant Kirdi Monon. Garoua(Cameroun). Missions Griaule.

    PL. XIV. 1. Joueur d'arc musical. Race wolof. Tambacounda (Sngal). MissionsGriaule.

    2. Cithare tubulaire (me-me-ra-jan), 2 cordes mtalliques ; chevilles entrecroises.Race Sora. Prov. de Madras (Inde). Trocadro : 33.42.3.

    PL. XV. 1. Tambour friction, avec bton (ximbomba). Majorque. Trocadro :35.67.1.

    2. Tambour boules fouettantes (damarou) : peaux humaines tendues sur deuxhmisphres crniennes. Rgion du Mkong (Tibet). Trocadro : 31.57.49.

    3. Paire de grosses castagnettes. Ibiza (Balares). Trocadro : 34.4.1.PL. XVI. 1. Tambour membrane. Race baga. Guine franaise. Trocadro :

    33.40.84.2. Id. Race koba. Ibid. Trocadro : 33.40.90.

    PL. XVII. 1. Tambour membrane, rapport par l'amiral Dupetit-Thouars. Tahiti.Trocadro : 30.44.1.

    2. Id. Race Baoul. Kong (Cte d'Ivoire). Trocadro : 36.376.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 14

    PL. XVIII. 1. Paire de tambours mle et femelle. Race pila-Pila. Cercle deDjougou, Dahomey. Missions Griaule.

    2. Joueurs de timbales et de vile, appartenant la musique du lamido Boukar. RaceMandara. Mora (Cameroun septentr.). Missions Griaule

    PL. XIX. 1. Phonolithe dans la Pagode des phonolithes. Prov. de Thanh Hoa(Annam.). Clich Musum national d'hist. naturelle, Paris.

    [p. 426]2. Tambour de bronze. le d'Alor (arch. de la Sonde). Photo Kunst.3. Tambour de bronze. Race muong. Hoa Binh (Tonkin). Trocadro : 32.41.113.

    PL. XX. L Tambour de bois en forme de grelot (mokugyo). Japon. Trocadro :33.52.6.

    2. Kotze : sifflet quintuple fix la queue des pigeons. Chine. Trocadro.3. Nounout ou bloc de bois frott. Nouveau Mecklembourg. Coll. Ratton.

    PL. XXI. 1. Harpe arque. Stle chinoise ancienne.2. Pluriarc. Race toma. Guine fran. Trocadro : 34.143.5.3. Harpe arque. Race peule. Fonta-Djalon. Trocadro : 33.40.300

    PL. XXII. 1. Joueurs d'harpes angulaires. Bas-relief assyrien : British Museum.2. Harpe arque anthropomorphe. Ht-Oubanghi. Trocadro : 51.994

    PL. XXIII. 1. Cithare d'corce en radeau (sar-kad-rjan). Race sora. Prov. deMadras (Inde). Trocadro : 33.42.1.

    2. Cithare sur cuvette (kisango) ; corde unique. Archicounda (Afrique centr.).Trocadro 05.7.7.

    PL. XXIV. Lyres asymtriques1. Bagana. Prov. du Choa (Abyssinie). Hauteur : 1 m. 08. Trocadro : 85.22.121.2. Instrument plus ancien (le chevalet manque). Trocadro.

    PL. XXV. 1. Lyre sumrienne. Fouilles d'Ur (1928-1929). British Museum (n121199).

    2. Harpe birmane (saun). Coll. particulire.PL. XXVI. 1. Harpe fourchue (boudoma). Cercle de Kanidougou (Guine fran.).

    Mission Waterlot.2. Lyre symtrique. Abyssinie. Trocadro : 33.13.1.

    PL. XXVII. 1. Luth ngre. Race peule. Fouta-Djalon. Trocadro : 33.40.302.2. Luth marocain. Trocadro : 34.85.11.3. Joueur de rebab malais.

    PL. XXVIII. 1. Piroguier vezo jouant de la conque. Madagascar. Film RogerMourlan.

    2. Joueur de flte traversire. Race somba. Natitingou, Dahomey. Missions Griaule.PL. XXIX. 1 et 2. Sifflet-statuette en terre cuite du Yucatan. Trocadro : 8059.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 15

    3. Tontarde vendenne, en corce de frne. Exposition des vieilles danses deFrance, aux Arch. Intern. de la Danse, Paris (1935-1936).

    PL. XXX. 1. Joueur de trompe. Kirdi de Mora (Cameroun). Missions Griaule.2. Joueur de hautbois (algita ou algalita). Peul de Garoua (Cameroun). Id.

    PL. XXXI. 1. Nasr, instrument intermdiaire entre la flte et le flageolet. RaceToba pilaga. Territoire de Formosa, Grand Chaco (Argentine). Trocadro :33.72.566.

    [p. 427]2. Le mme instrument, vu de dos.3. Flageolet double. Tchatchak (Vieille-Serbie). Trocadro 29.2.2.4. Triple clarinette. gypte moderne. Trocadro : 33.165.133.5. Orgue bouche (cheng). Chine. Trocadro : 33.52.46.6. Harpe et orgue bouche. Peinture murale, de style dit grco-bouddhique, dans un

    temple de Qum Tra, Asie centrale (Extr. de l'ouvr. de von Le Coq, Diebuddhistische Sptantike in Mittel-Asien, t. II, 6e part., pl. 22).

    PL. XXXII. 1. Joueurs de flageolets triple et double. Badjawa, ouest de Flors(archipel de la Sonde). Clich Kunst.

    2. Joueurs de khnes. Race Mo. Laokay, Tonkin. Photothque du Trocadro.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 16

    [p. 7]

    AVANT-PROPOS

    Retour la table des matires

    Certains raccourcis dont use le prsent livre ne prtent composer aucunsystme. La modestie n'est point de l'auteur mais d'une science qui fait toujours sespremiers pas. Malgr d'minents travaux ceux d'abord de M. Henry Baltour, duprofesseur Curt Sachs et du regrett E. M. von Hornbostel , malgr un certainnombre dobservations dues, il faut bien l'avouer, beaucoup plus l'ethnologie qu'la musicologie, l'tude entire des instruments ou organologie offre un champ decomparaison trop rduit pour que la question d'une origine quelconque puisse treaborde avec sret. Le temps n'a pas rendu nos tudes exhaustives. Il est mmeimprudent de prsumer que nous connaissions les limites de l'imagination actuelledes primitifs en matire d'instruments de musique : des missions ethnologiques noussignalent des quelques points du globe o elles s'aventurent l'usage dinstrumentsencore inconnus. Des faits organologiques de premire importance nous restent sansdoute ignors ; peut-tre suffira-t-il d'un hasard pour que nous les dcouvrions unjour. Un indigne, quelque part, dans des rgions que nous qualifions de lointaines, aconserv le secret d'un instrument que nous n'avons jamais ou ; des enfants dans labrousse ont parmi leurs jeux saisonniers un mode trange de produire des sons : maisil faut qu'un informateur vienne l'heure prcise o de pareilles choses se rvlent.Dans un monde peine observ le dsir, ds maintenant, de conclure quoi que ce soitdes aires de rpartition de tel ou tel instrument, de telle ou telle manire d'en jouerpeut paratre prmatur 1. Nous n'identifions pas tous les instruments figurs sur lesmonuments archologiques. De mme un folklore volue sous nos oreilles qui luirestent fermes. Nous ne savons mme pas comment est n le jazz, il y a quelque vingtans. Entre musicologues qui en cela fidles continuateurs des thoriciens grecs etarabes ne redoutent rien autant que le vivant et ne trouvent jamais une musiquesuffisamment distingue pour leur tude ; entre critiques ou esthticiens qui nes'abaissent aucune technologie ; entre physiciens et luthiers qui ne s'accordentpoint sur la jonction exacte des oues, des roses ou mme des vernis sur les tablesd'instruments ; entre ethnologues eux-mmes qui se disputent [p. 8] fauted'observations concluantes sur l'usage rel de tous les tuyaux ouverts ou fermsdes fltes de Pan, quoi d'tonnant si l'organologie et la musicologie compare

    1 Dans son ouvrage sur la Pense chinoise (p. 116), M. Marcel Granet parle des dangers de lapreuve par l'absence .

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 17

    (vergleichende Musikwissenschaft) ont pniblement progress ? Un seul exemple entmoignerait ici : l'arc musical constitue ainsi que nous le montrerons l'un desinstruments les plus importants par sa naissance, par les mythes qui s'y attachent, parsa diffusion et par sa longue descendance qui ne s'arrte qu' notre violon ; or l'unedes premires figurations non quivoques de cet instrument se rencontre dansl'Itinerario publi par Jean-Hughes de Linschot en 1596 ; mais il faut attendre troissicles aprs pour que M. Henry Balfour consacre l'arc musical, entre temps oublipar les organographes, la premire tude d'ensemble. Que dire des origines del'orgue, de la flte nasale ou d'organes aussi essentiels que le chevalet ou lacheville ?

    Nous ne pouvons donc apporter ici que fort peu. Notre seul dsir est de prparerun terrain qui manquait en France et d'o l'on puisse avoir accs en des tudes plusparticulires, passes ou futures. En toute matire de technologie la vulgarisationn'est point si commune qu'elle doive tre mprise. Il est vain de dire que lacomplexit de chaque dtail appellerait un travail plus approfondi : si ce derniernous est connu nous ne manquons pas d'y renvoyer. Pour notre modeste dessein ilnous suffit d'chapper deux prils certains : une manire de syncrtisme quiconfonde musiques europenne et extra-europenne, moderne et primitive ; dehasardeux raccords culturels entre tels instruments de musique et tels autres objetsmatriels ou tels phnomnes sociaux, quoi se livre la mthode des cycles decivilisation (Kulturkreise) 1.

    La place que prennent ici les instruments primitifs peut paratre hors deproportion : mais leur aire de diffusion dans l'espace et dans le temps est la plusvaste. Et grce eux maints chanons organologiques se rejoignent qui chappent l'tude restreinte de la musique antique et mdivale. De mme, les quelquesproblmes qui occupent une bonne partie du livre et touchent plus particulirement l'ethnologie nous font entrevoir dans quel bloc de ralits sociales notre musique elleaussi s'est trouve prise 2.

    1 Dfinissant chaque civilisation par un trait dominant, on en tudie presque exclusivementl'extension gographique et, occasionnellement, la chronologie. On parle de Bogenkultur, deZweiklassenkultur, de Freivicer-rechtliche Kultur, de culture de l'arc, de culture deux classes(socits divises en deux moitis matrimoniales), de civilisations descendance masculine sansexogamie. Et on finit par des absurdits, mme verbales, comme celles de la hache totmique (Marcel Mauss, Les Civilisations ; lments et formes).

    2 En tte de sa classification des machines, M. Jacques Lafitte fait cette remarque qui pourrait trela ntre ici : Dans les machines, le savant ne doit faire, entre les objets de ses recherches,aucune diffrence fonde sur leur plus ou moins grande utilit. Pour lui tous prsentent un galintrt, et la hache primitive, comme la machine calculer la plus complexe, doivent galementfaire l'objet de ses dterminations. Bien plus, toutes les machines tant galement dignes de sonattention, c'est dans l'observation des plus simples et des plus primitives que le savant trouverales enseignements les plus profitables et les matriaux les plus prcieux pour la dterminationdes caractres essentiels, des diffrences et des causes de diffrences qui s'observent dans lesmachines. Car celles qui sont trs simples, qui diffrent de peu des corps bruts de la nature, qui,dans les formes les plus primitives, ne prsentent avec eux que des diffrences presqueindiscernables, sont bien de nature lui montrer, sans rien autre qui puisse garer, ce qui en fait

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 18

    [p. 9]

    Pouvons-nous dfinir le terme d'instrument de musique ?Autant peut-tre nous demander s'il existera jamais une dfinition de la musique,

    qui soit prcise et valable en tous les cas, qui rponde galement toutes les poqueset tous les usages de cet art Le problme des instruments ne touche-t-il pas celuides limites de la musique ? Un objet est sonore ; quoi reconnatrons-nous qu'il estmusical ? Pour quelle sorte de qualits la musique le mettra-t-elle au rang de sesautres instruments ? Mais ces derniers mmes, la musique en fait-elle bien sesinstruments ? Tend-elle rduire les carts naturels de leur jeu, rgularisercelui-ci ? Ou bien la pratique croissante des instruments ne l'a-t-elle pas dtourned'imaginer au del de leurs imperfections, et la musique n'est-elle partout qu'unproduit de leur hasard ?

    Quel mode de relation s'tablit-il ainsi entre la musique et les objets sonores oubruyants dont elle provoque l'emploi ? De combien leur est-elle dbitrice ; est-ellefaite de tous les sons, de tous les bruits qu'ils peuvent produire ? Ou n'aurions-nouspas restreint le nombre et le registre des instruments aux seuls qui nous paraissent lemieux figurer ce que nous appelons musique ? S'est-elle constitue selon la disparatede tous les procds sonores, et se reconnat-elle auprs de chacun d'eux ? Ou bienest-ce l'exemple de quelques-uns, rputs plus musicaux, qui a limit le choix detous ? Bref, la musique est-elle luvre de ses instruments, ou n'ont-ils t construitsque selon son image ?

    Quand Alain, parlant des instruments de musique, considre seulement les plusparfaits 1 et c'est selon lui le violon, l'orgue et le piano qu'ignorent au moins lesdeux tiers de l'humanit , une branche de la musique, toujours la mme l'art dechambre et d'glise de l'Europe occidentale est ainsi arbitrairement dtache de lavie musicale du monde, prfre ce qui partout mle la musique, non plus objet deluxe, des gestes populaires, privs ou publics. C'est s'en tenir toujours une imageconventionnelle, noble, sans proportion aucune avec la place multiple qu'occupe cetart dans les actes et dans les sentiments des hommes. Ailleurs, en un ouvragesynthtique sur la musique ngre d'Afrique 2, les instruments se trouvent diviss en instruments de rythme (tambours, trompes, sifflets, hochets) et en instruments demusique proprement dits : cette distinction entre musique et rythme [p. 10] estd'autant plus force qu'il s'agit d'arts archaques ; mais surtout apparat dnue desens l'opposition entre une musique proprement dite et une autre qui ne leserait point : ds lors que serait celle-ci ; et quelle signification donner au terme demusical s'il ne s'applique dj pas aux sons purs des trompes et des sifflets ou aubruit rythm des tambours ? Musique parfaite ou proprement dite , ce sont lexpressions qui ludent tout ce qui des origines mles, des emplois bas et utilitaires,

    prcisment des machines. (Rflexions sur la science des machines, in Cahiers de la NouvelleJourne, n 21, p. 57).

    1 Alain, Systme des beaux-arts (Paris, N. R. F.), liv. IV, ch. V.2 S. Chauvet, Musique ngre (Paris, Soc. d'ditions gogr., maritimes et coloniales, 1929).

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 19

    des tnbres de la musique survit en l'art que nous considrons comme ntre. Deplus, c'est mconnatre quel point ces origines mmes, ces fonctions aberrantes dela musique, ces vhmences primitives de sons et de rythmes participent de ce quifigure pour nous le propre de cet art. Accessoires du rythme, de la danse, du thtre,du culte, de la magie, il n'en est sans doute aucun dont le pur battement ne noustouche par ses correspondances musicales et ne puisse pntrer en un art de formesavante. De simples disques de gramophone reproduisant les bruits de talons et decastagnettes, les claquements de doigts d'une danseuse ou d'une chanteuse espagnole,les coups plat de la main sur la guitare, la rumeur soudainement proche despectateurs (ou d'acteurs) invisibles, nous feraient saisir combien d'humbles dtails,d'une ralit parfaitement isolable, peut s'tendre la cause musicale de notremotion. Il semble que ce soit justement le propre de toute musique primitive etcelle de l'Espagne l'est demeure certain gard d'extraire le plus des moindreschoses ; de faire participer la musique les choses mmes 1.

    1 Qui pourrait noter ces tranges mlodies des Ioways qui consistent en cris des hommes et desenfants, en frappements sur une peau tendue, et en une seule note tire d'un mauvais sifflet ? Riende plus sauvage et de moins harmonieux ; cependant le batteur de tambour s'anime, ses roulementssaccads augmentent de vitesse et de sonorit, le sifflet devient plus aigu, vous comprenez cefroce chant de guerre. (Champfleury, Le Ralisme, Paris, Michel Lvy, 1857, p. 187). Aumme instant, le son qui lui causait toujours un arrt du cur, retentit dans l'air. C'tait le rapideroulement des toms-toms. Elle avait entendu ce mme son, dans la pnombre tropicale de Ceylan,d'un temple o elle se trouvait au coucher du soleil. Elle l'avait entendu venant de la lisire desforts du Nord, quand les Peaux-rouges dansaient autour du feu. C'tait le son qui veille d'antiqueset graves chos dans le cur de chaque homme, le battement du monde primitif... Deux tamboursrsonnaient contre-temps. Peu peu le roulement se ralentit et prit un rythme ingal, trange,jusqu' ce qu'enfin il n'y et plus que la rptition lente et continue d'une seule note, monotone,tombant lourdement, rgulirement, telle une norme goutte d'obscurit sur le matin clair. (D. H.Lawrence, Le Serpent plumes, trad. Clairouin, Paris Stock, 1932, p. 339). Soudain, l'hommede la guitare donna un signal, et ils commencrent. On ne distinguait d'abord que le rythme de laguitare, manie avec une telle violence qu'une corde se rompit, selon une cadence peu rapide maisd'une rgularit telle, d'une telle mcanique et invariable scurit, qu'elle paraissait frntique. Puison s'apercevait que le violon ne demeurait pas inactif et mesure qu'on coutait sa chanson frle etacide, on arrivait en oublier le tumulte de la guitare ; ou plutt les deux se confondaient en un seulcourant sonore, d'une plnitude qui nous atteignait jusqu'au cur. prsent on ne savait plusdepuis combien de temps cela durait, on tait emport comme par un charme, commel'engourdissement qui vous saisit couter un moteur qui tourne rond ou l'avance rgulire d'unelocomotive. [...] Je regardai les deux hommes : tous deux, les yeux fixes, tourns dans le vague,vers l'ombre, ne regardaient ni leurs doigts ni leurs instruments, suivant le droulement d'une forceinflexible, et l'on avait l'impression qu'on ne pourrait pas plus les faire arrter que dvier un obus desa trajectoire. [...] Parfois un indigne du cercle levait brusquement la voix et chantait trois ouquatre vers sur un ton aigu d'incantation, sans que personne part l'entendre. En fait, personne nesemblait rien entendre ni faire attention rien, nous tions tous comme ptrifis, laissant aller nospenses emportes par le vent au gr des deux musiciens. [...]. Quand ils s'arrtrent, aussiabruptement qu'ils avaient commenc, je regardai ma montre : cela n'avait dur qu'un quartd'heure. (J. Soustelle, Mexique terre indienne, pp. 66-67).

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 20

    [p. 11]

    Ce livre laisse entrevoir la diversit d'imagination dont la musique fait galementpreuve dans la structure de ses instruments : prsence continue d'un art sincessairement ml nos actes qu'il se traduit en dpit de tout et avec une fantaisieou avec une tmrit de moyens matriels qui nous confond. Tant que la musique des conservatoires , musique trop souvent de papier, n'empche point qu'en certainslieux de la terre le mme art serve encore chasser les dmons, garder lessanctuaires d'initiation et couvrir les cris des animaux malfiques, la diversit desinstruments nat de l'union relle de la musique et de la vie. Il semble qu' cettecondition de matrialit notre sens de la musique s'largisse. Trop limite au seulaspect de ses uvres, la musique gagne tre vue galement sous le naturalisme deses instruments.

    Je veux ds ici dire ce que ce livre doit la documentation de l'ouvragemonumental du professeur Curt Sachs, Geist und Werden der Musikinstrumente,paru en 1929 ; ainsi qu' la prsence, l'amiti et aux ides de son auteur durant desannes d'exil Paris. Je me suis efforc cependant de renouveler sur certains pointscommuns cette documentation. Mais le prsent livre ne saurait prtendre galerl'ampleur de celle-ci, laquelle je renvoie. L'ouvrage du professeur Sachs serapartout dsign sous les lettres initiales G. W. M. Je ne puis taire galement ce quel'laboration mme du livre doit la pense si fcondante du matre de la sociologiefranaise, M. Marcel Mauss. Enfin, je tiens associer dans l'expression de mareconnaissance les noms du professeur Rivet et de G. H. Rivire, qui ont sipuissamment vivifi le Muse d'ethnographie du Trocadro ; de M. D. David-Weill,dont la gnrosit permit de fonder le dpartement d'ethnologie musicale cemuse ; de Marcel Griaule qui m'emmena par deux fois en Afrique. Sans oublier toutce que je dois mes camarades du Trocadro.

    L'ide de ce livre est venue la suite de premires rflexions touchant auxclassifications d'instruments et qui remontent janvier 1930. Mais c'est au coursd'une mission ethnologique en Afrique noire, du Soudan franais au Cameroun(1931-32) que son objet a pu se prciser. Sa rdaction n'en a t interrompue que parune seconde mission, au Sou-[p. 12] dan franais (1935). Les matriaux de ces deuxmissions, dont un petit nombre seulement a t utilis ici, seront verss dans deuxpublications de caractre totalement diffrent et qui paratront sous les titresprobables de : Instruments de musique d'Afrique occidentale et Organographie etrythmique de la musique dogon dans la rgion de Sanga (plateau de Bandiagara,Soudan franais).

    La plupart des notes en bas de page comportent des indications bibliographiques abrges ; ellestrouvent leur complment dans un essai de bibliographie mthodique, plac la fin du livre. Leschiffres en caractres romains dsignent les planches iconographiques ; une table de ces planches etdes figures places dans le texte donne les indications de sources.

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 21

    [p. 13]

    CHAPITRE PREMIER

    ORIGINES CORPORELLES

    ... tu as battu des mains et frapp du pied.ZCHIEL, 25-6.

    Retour la table des matires

    Que la musique ait sa source dans le corps humain, Cela parat vident. Or ladanse aussi. Mais la danse est une, et la musique se divise en musique vocale et enmusique instrumentale. D'un ct, le chant, qui est produit ainsi que le langage par l'appareil vocal ; de l'autre, la musique des instruments, issue avec la danse du mouvement corporel. Loin des problmes confus d'origine et d'antriorit noussaisissons deux couples qui se rpondent symtriquement : langage et chant, danse etinstruments. Le drame-opra ne fera que rassembler nouveau ces lments ns deux deux du corps humain ; et le thtre des Balinais, entre autres, portera ce principe l'extrme, non seulement en mlant le parler au chant et la danse, mais en tenantl'orchestre visible sur la scne, de sorte que les gestes des musiciens formentrellement une part de l'action mime 1. Or c'est un degr plus intime que lamusique instrumentale se trouve originellement unie la danse ; le chant et peut-trepu exister sans l'invention du langage, alors que la musique instrumentale, en sesformes les plus [p. 14] primitives, suppose toujours la danse : elle est danse. L'hommefrappe le sol de ses pieds ou de ses mains, bat son corps en cadence, sinon l'agite enpartie ou en entier afin de mouvoir les objets et ornements sonores qu'il porte. Tellessont les premires musiques instrumentales qu'il y ait sans doute eu ; peu dissociablesde la danse, elles se rvlent d'une essence bien diffrente de celle du chant. L'ide

    1 Nous extrayons des Chroniques de ma vie d'Igor Strawinsky la remarque suivante : ... j'aitoujours eu in horreur d'couter la musique les yeux ferms, sans une part active de l'il. La vuedu geste et du mouvement (les diffrentes parties du corps qui la produisent est une ncessitessentielle pour la saisir dans toute son ampleur. C'est que toute musique cre ou composeexige encore un moyen d'extriorisation pour tre perue par l'auditeur. Autrement dit, elle abesoin d'un intermdiaire, d'un excutant. Si c'est l une condition invitable, sans laquelle lamusique ne peut arriver jusqu' nous, pourquoi vouloir l'ignorer ou tcher de l'ignorer, pourquoifermer les yeux sur ce fait qui est dans la nature mme de l'art musical ? (Paris, Denol etSteele, 1935, p. 157).

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 22

    assez rpandue d'une musique instrumentale qui serait ne de l'imitation du chantn'est gure soutenable. Rien ne prouve que par les instruments on ait jamais cherch imiter la voix. Trs prudemment Lucrce propose qu'avant mme de chanter l'onimita d'abord avec la bouche le ramage limpide des oiseaux , et que le vent dansles roseaux donna l'ide de souffler en le creux de ceux-ci.

    At liquidas avium voces imitarier oreante fuit mulio quam levia carmina cantuconcelebrare homines possent aurisque juvare.Et zephyri, cava per calamorum, sibila primumagrestis docuere cavas inflare cicutas 1.

    Lucrce veut-il dire qu'on aurait siffl avant de chanter, et du sifflement natureldes lvres on aurait pass l'usage du sifflet ou de la flte de roseau ? La musiqueinstrumentale se serait ici modele sur autre chose que la voix humaine. Mme dansle cas problmatique d'une aphasie originelle, le corps a fort bien pu connatre desrudiments de musique, guid par ses premiers gestes de danse ou de travail. Quand,aujourd'hui, le plus primitif des musiciens frappe sur le sol ou sur un bout de bois,nous ne disons pas qu'il est m par le dsir d'imiter la voix, ni mme d'imiter le sonque produit, en la frappant, quelque partie de son corps. Toute une fausse optique del'art musical dcoule d'une ide abusive de l'imitation : il nous serait permis d'en saisirles effets en bien d'autres points. Notre musique instrumentale, malgr ce qu'ellereoit de la musique vocale et rciproquement ce qu'elle lui enseigne a sadestine propre, qui ne se confond point avec celle du chant. Affirmerait-on mmeque le chant a prcd les instruments, l'existence du premier n'en apparatrait pasncessairement avoir command l'invention des seconds. L'autorit thorique duchant sur les instruments vient de la seule importance que l'homme accorde saparole. Mais si nous rejetons ici une [p. 15] notion exagrment vocale de la musique,il s'en faut que nous adoptions, par une fausse analogie avec l'outil prolongeantl'action de la main, la thse inverse d'une origine manuelle de tous les instruments.Pas plus que la voix, la main ne saurait prtendre au rle de prima donna.

    N'abandonnons pas sitt le chant sur lequel les instruments auraient pu semodeler. C'est sans doute l'abstraite unit qu'on lui prte qui fortifie cette apparenterelation de modle copie. Mais de mme que les dbuts de la musique instrumentalechappent l'action restreinte ou des mains, ou des pieds, ou d'aucune autre partie ducorps humain, de mme les procds de chant s'offrent multiples. Nous abusons de ceterme uniforme de chant comme s'il recouvrait un art unique et homogne. Songeonsdj l'infinit de timbres que donnent dans une mme langue la rsonance varie desvoyelles, le frottement ou la vibration des semi-voyelles, la percussion de certainesconsonnes : la souplesse de l'appareil vocal dpasse ici de beaucoup ce quoi la

    1 Lucrce, De Natura, V, v. 1379-83 (d. Ernout ; Paris, les Belles-Lettres, 1920).

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 23

    mcanique peut prtendre jusqu' aujourd'hui. l'existence d'un pareil systmephontique appartenant chaque langue 1 doit correspondre un mode souvent spcialde chant, et d'autant que s'y ajoutent des particularits ethniques de physiologievocale basse profonde des Slaves ou des Ngres, suraigu des Extrme-Orientaux dont la musique tire minemment parti l o elle les rencontre. La castration, parun renversement de l'chelle naturelle des voix selon les sexes ou les ges, provoqueun clat particulier du soprano. Mais, par surcrot, le chant peut tre totalementnasalis ou demeurer la hauteur de la glotte, user abondamment de la voix de tte etdu ioulement (joddle des Tyroliens), annexer son domaine naturel, et notamment celui du chant choral, des sons bouche ferme, des hoquets, des haltements, desgloussements, des chuintements, des sifflements, d'tranges cris ; bref, atteindre uncertain grotesque , qui n'est pas sans nous rappeler l'origine magique du chant 2.Quoi qu'il en soit, ressources phontiques des langues dans lesquelles nous chantons,nationalit ou provincialisme des prononciations, diffrence des registres, varit desbruitismes vocaux, forcement des timbres normaux, une instrumen-[p. 16] tation s'estlabore, tout aussi riche que l'autre, tant par l'ensemble global de ses moyens que parl'immdiate disponibilit de la plupart de ceux-ci. Et cette disponibilit mmepermettrait la voix de surpasser l'instrument si celui-ci n'offrait presque toujours enchange une tendue de registre ou des possibilits harmoniques qui sont refuses lavoix solo. Le chant aura pour lui l'inimitable diversit ou mobilit de ses timbres ; lesinstruments, l'tendue ou la simultanit de leurs sons. L'orgue, malgr la richesse deses jeux, ne prtend tout juste qu' rivaliser avec un orchestre d'instruments vent :du chur il a sans doute la multiplicit des voix, mais non leur fluidit de timbres. Etce passage continu, presque insaisissable mcaniquement, d'un timbre un autre, d'unbruit un autre ne manque pas seulement l'instrument polyphone : l'orchestre leplus divis, le plus souple ne saurait abolir la sensation d'arrt que provoquent leshiatus entre les timbres. Au contraire, la mme voix peut balancer du langage auchant, voire, dans les limites du langage, du parl au dclam, ou encore d'un certaintat naturel du chant un tat violent. Et lorsque les anciens traits de clavecin, deflte ou de violon invoquent le chant comme modle d'interprtation, cet appel l'artdu bel canto n'a de sens que parce que la voix, dmatrialise, arrache unephysiologie parfois monstrueuse, a gard de sa souplesse tout en tant par ailleursinstrument : ainsi mi-chemin, elle offre un idal plus accessible et figure unsymbole dsormais clair. Le caractre chantant l'art cantable comme dit J. S.Bach en tte de ses Inventions 3 d'un instrument ne reflte pas ce que la voixpossde peut-tre de plus spcifique, mais ce qui en elle s'est peu prs converti eninstrument.

    1 Vendryes, Le Langage, 1re part., ch. I et II.2 Ici se place une ide familire au professeur Sachs : notre prtention au naturel dans le chant ne

    remonterait pas trs haut gure au del de la Renaissance et serait le signe, en quelquesorte, d'une lacisation de notre musique. D'o, de nos jours, les peuples archaques ignorent-ilsencore le chant naturel ou profane.

    3 Eine cantable Art im Spielen zu erlangen , introduction aux 15 Inventions de J. S. Bach(1723). Cf. Clavierwerke, t. I de l'dition monumentale de la Bach-Gesellschaft (Leipzig).

  • Andr Shaeffner, Origine des instruments de musique (1968) 24

    Faute d'une ductilit comparable celle de l'appareil vocal l'instrument et puencore rechercher dans le chant un timbre gnral auquel se reconnat, mme peruede loin, la voix humaine : or seuls des effets fortuits de vibrato ou de glissando, desrencontres imprvisibles d'harmoniques dans l'orchestre se prtent de fausses etfugitives impressions de voix. Une fois encore nous notons avec combien peu devraisemblance l'instrument se serait appliqu l'imitation de la voix.

    quel point le chant lui-mme cesse de se modeler sur la parole et poursuit unecertaine destine instrumentale, peut-tre l rside un problme vritable. Le mritede l'avoir saisi d'abord [p. 17] appartient aux thoriciens grecs, et principalement Aristoxne de Tarente : puisque la voix est l'organe de la parole et galement duchant, du langage et de la musique, et que ceux-ci se distinguent l'un de l'autre, il fautbien que dans ce que nous dcrivions comme un perptuel lieu de passage la musiquefixe une dlimitation de quelque espce, qui n'aline en rien la libert des timbres etse retrouve peut-tre auprs de la musique des instruments.

    Rsumons donc et interprtons la thorie d'Aristoxne de Tarente dans seslments harmoniques 1. La voix se meut de deux manires diffrentes : si elle nese repose nulle part, nous disons que son mouvement est continu et nous avonsainsi le langage ; mais si aprs s'tre pose quelque part, elle franchit un certainespace et qu'aprs ce mouvement elle se repose en un autre lieu, ce mouvementdiscontinu caractrise le chant. Il est peine utile de marquer ici que les Grecsignoraient la notation diastmatique c'est--dire notre porte de plusieurs ligneshorizontales, qui forcment introduit dans la musique une notion d'espace, et mmefixe les coordonnes de cet espace ; la gravit ou l'acuit des sons dpendait d'unehauteur non pas de notes, mais de cordes sur la lyre, et plus tard d'une position detrous partir de l'embouchure du chalumeau 2 ; l'emploi de termes exprimant le reposen un point ou le mouvement discontinu tait clair l'esprit de qui ne pouvaitcependant tablir de rapprochement qu'entre, d'une part, les efforts musculaires ou lesstations de la voix qui passe d'une note une autre ou s'y pose, et, d'autre part, lessauts ou les arrts des doigts devant les diffrents trous ou cordes des instruments. Leglissando et-il t couramment pratiqu sur les instruments grecs que le thoricienne se serait peut-tre pas tenu une distinction en tel cas moins vidente : bienqu'aboutissant toujours un point de l'chelle mlodique, le glissando forme samanire un mouvement continu. Aristoxne marque expressment que dans le chantl'espace parcouru entre deux notes, l'intervalle saut, demeure inentendu et que toutestation de la voix sur une note prsente un caractre de fermet, de fixit : la voix quichante ne laisse jamais reconnatre l'intervalle qu'elle a parcouru... tandis qu'aucontraire elle articule et fixe bien les sons qui limitent ces intervalles . (Dans lemme sens, le thoricien Nicomaque de Grase crit : Si quelqu'un, en causant ouen plaidant, ou encore en faisant une lecture, vient [p. 18] manifester les grandeurscomprises entre chaque son, en espaant la voix et en la faisant passer d'un son un

    1 Aristoxne, lments harmoniques (26, 30, 31, 32, 40, 60, 62) traduits par Ruelle ; commentspar Louis Laloy (thse sur Aristoxne de Tarente).

    2 Plutarque, De la musique.... d. Weil et Reinach, p. 111, n. 285.

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    autre, on dit qu'il ne parle plus ou qu'il ne lit plus, mais qu'il chante . Et devanantRameau, il ajoute : Quant la rgion discontinue, elle n'est plus notre discrtion,mais soumise la nature ... 1 .) Mme faux, un chant se distingue encore du langagepar sa nette discontinuit ; justesse et fausset n'offrent entre elles qu'une diffrencede combinaison des intervalles . Sage discrimination qui nous permet de concevoirune ordonnance et une justesse toujours relatives des intervalles, sans risque deconfondre leur tranget ou leur barbarie avec le caractre affranchi de la parole.

    Il est au moins curieux qu'un vieux mmoire chinois sur la musique, le Io-Ki,dfinisse le chant par la mme ide de station de la voix : le chant consiste enparoles, c'est--dire en paroles prolonges 2 . Que cette prolongation de la syllabefixe une seule note ou gonfle de notes tout un mlisme, qu'elle appuie l'unitsyllabique sur une ou plusieurs hauteurs de son, et que de proche en proche elleralentisse, d'une faon si clatante au thtre, tout discours et toute action 3 , lamusique apparat perptuellement avec sa puissance restrictive, et dont les mmeseffets s'tendent de la voix aux instruments : ici, interrompant la continuit dulangage ; l, sautant de mornes intervalles de bruit indistinct pour ne mettre envidence que la puret de quelques sons choisis. Toutefois ce pouvoir d'limination,qui nous semble appartenir l'essence mme de la musique, ne s'exerce pasgalement : du langage le chant ne se refuse pas exploiter la diversit des timbres ;en ce qui concerne les instruments, ce sont seules des habitudes, des conventionslocales qui limitent les ressources de timbres autour de l'emploi de quelques matiresprivilgies et fixent la rsonance de celles-ci autour d'un certain degr d'intensit. Ladiscontinuit musicale, qu'il s'agisse, l'origine, de l'escalier des sons ou, pluslargement, de l'irrgularit des intervalles l'intrieur des tonalits, ou bien encoredes coupures du rythme, rien de cela ne transparat dans la diversit sans limite ettoute qualitative des timbres.

    Les musicographes grecs auraient-ils connu des langues tons musicaux, tell'annamite, qu'ils n'auraient peut-tre pas saisi une [p. 19] aussi nette diffrence entrelangage et chant. Si le glissando sur les instruments permettait une continuit dignedu langage, inversement le procd phontique connu sous le nom de ton musicalintroduit dans une langue les caractres spcifiques du chant : l'intonation relative dela syllabe n'est plus indiffrente, elle varie avec l'ide exprime ; elle peut s'lever ous'affaisser au cours du mme mot, et il arrive ainsi qu'un monosyllabe dcrive un brefmlisme que le musicien marquerait par deux ou trois notes sur une porte 4. D'oparfois au thtre annamite cette incapacit pour une oreille occidentale de distinguerexactement entre le chant et le parler des acteurs, d'autant plus que dansl'accompagnement instrumental du mlodrame peuvent tre perues des notes dehauteur identique celle de certains accents syllabiques. Nous songerions alors auxtentatives assez voisines d'Arnold Schnberg dans son Pierrot lunaire. Dans la

    1 Nicomaque de Grase, Manuel d'harmonique (trad. Ruelle), chap. II, 6-7.2 Mmoires historiques de Se Ma Taien, III-286 ; Li-Ki, t. II, pp. 113-114.3 La musique est incapable de parler vite... (Stendhal, Vie de Rossini, Ch. XX.)4 L. Cadire, Phontique annamite (dialecte du Haut-Annam), pp. 79-89.

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    pratique, non seulement les intonations particulires aux langues tons, mais aussinos propres intonations qui nuancent et varient la signification des mots que nousprononons, parfois galement le peu de diffrence sensible entre le chant et le quasiparlando, ou entre celui-ci et la parole, plus encore : la mobilit que les appareilsd'enregistrement ont dcele des sons tenus, tout rend plus flottante unedlimitation que la thorie grecque avait trop rigoureusement fixe 1. Il n'en reste pasmoins que chanteurs et compositeurs, en faussant toujours un peu l'chelle dlicatedes nuances phontiques, marquent la tendance gnrale du chant trancher dans lelangage plutt qu' en suivre le cours, n'y dvelopper peut-tre qu'un devenirinstrumental.

    S'il est vrai qu'en passant du langage au chant quelque chose se retranche dans lavoix, peut-tre par une dgradation d'une nouvelle espce le chant deviendrait-ilmusique instrumentale ? On admet, en gnral, rapporte Combarieu en tte deson ouvrage sur la Musique et la magie 2 que la musique instrumentale est unetransposition et un dveloppement de la posie chante, abstraction faite desparoles. Malheureusement c'est cette abstraction qui demeure trs dlicate expliquer. Par la suppression des paroles, qu'est-ce que le chant aurait pu produire si,d'autre part, n'avait dj exist une musique sans paroles, toute instrumentale ?Nouveau cercle vicieux. Sans doute la vocalise, le solfge constituent des chants sansparoles : mais comment aurait-on pass de la facult de solfier ou de vocaliser unemlodie l'invention des instruments ? Le solfge fait chanter la place [p. 20] duson rel le nom de la note qui correspond cette hauteur : il s'agit d'un nouveau chantsur des syllabes conventionnelles et non d'un travestissement instrumental de lamlodie. Sorte d'algbre chante, le solfge suppose que l'on sache dj dissocier unemlodie de ses paroles, ce qui est peut-tre moins naturel que d'habiller de parolesun motif jou par un instrument. Quant la vocalise, ce n'est qu'une fiorituremlodique tendue un chant entier, un mlisme prolong sur une ou plusieursvoyelles. En elle le chant semble accomplir plus pleinement ses fins ; celles-ci, bienqu'videmment instrumentales, ne peuvent aller jusqu' faire natre de l'exaltationmusicale des voyelles les instruments qui eux-mmes s'y montreraient impropres. Sila musique vocale se dpouillait de tout phonme ce que ne ralise mme point lechant bouche ferme, qui gnralement met une nasale, porterait-elle lamusique instrumentale plus srement que celle-ci n'est capable d'enseigner le chant qui ne le connat encore ? La prudence n'oblige-t-elle pas plutt supposer quel'usage du chant et le jeu des instruments vcurent longuement cte cte sans qu'aitt saisi le lien commun que nous nommons musique ? Nous raisonnons trop commesi de tout temps les hommes confondirent en un mme art la voix et les instruments,sparrent si nettement le langage du chant que celui-ci put tre tel point rapprochdes instruments.

    Toutefois, dfaut de prciser comment s'exera primitivement l'attraction entrele chant et les instruments, nous pouvons relever parmi les procds de la voix tant

    1 Robert de Souza, De la voix parle la voix chante.2 J. Combarieu, La musique et la magie, 1re part., ch. I, p. 3.

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    des emprunts indubitables des effets instrumentaux que des singularits qui, par leurtendance dformer le chant, marquent peut-tre une dsaffection de celui-ci auprofit de quelque chose de peu naturel, et qui serait dj l'instrument, voire, plusgnralement, une dsaffection de la parole au profit de la musique. Un des exemplesles plus typiques cet gard nous est offert par une comparaison entre le chant desMongols du Sud et leur flte dite bihur. Chez les Annamites M. Tricou remarquera le chevrotement continuel de leur chant et la manire dont ils le reproduisent surleurs instruments corde par un lger tremblement ou glissement des doigts 1 . Chezles Mongols du Sud le mme chevrotement et la parente de ce vibrato spcial avec lasonorit d'un de leurs instruments se prtent aux observations plus approfondies dupre Joseph van Oost 2 : lorsque le Mongol chante, il recherche un [p. 21]chevrotement excessif de la voix [...] Il y a l pour le Mongol une expressionartistique qu'il s'efforce de rendre non seulement quand il chante, mais mme quand ilsiffle. Or ce chevrotement ne pose pas la note mais la fait voluer entre les sonsapprochants. [...] Mongols et Chinois de nos contres ignorent la manire de siffler enarrondissant les lvres, ils sifflent entre les dents . Or, jusque dans les lamaseries decette rgion, une flte est employe, dont le son chevrotte galement ; ce serait l'imitation du bihur que les Mongols devraient leur faon particulire de chanter :le son de cette flte poursuit le pre Joseph van Oost a un zzaiement produitpar une petite membrane colle sur un trou supplmentaire pratiqu en dessous del'embouchure. Les instrumentistes ne recherchent pas un son perl, comme nosfltistes europens, mais suivant la mthode chinoise qui consiste couler les sons, les fondre, on cherche obtenir du flou, du lour . Ce timbre, cette rsonance demirliton, l'instrument les possde ici en propre, et la voix s'efforce seulement de lesreproduire ; mais ailleurs on aura recours un organe adventice dont le timbre voilse substitue celui de la voix : c'est le cas de plusieurs instruments des ngres Fan.L'explorateur Savorgnan de Brazza assista le 30 avril 1876, dans le bassin de l'Ogou, une crmonie fan au cours de laquelle une sorte de choryphe se bouche unenarine et garde enfonc dans l'autre un roseau ferm par une de ces pellicules o lesaraignes tiennent leurs ufs : ce mirliton trange donne un son nasillard avec lequelil colore son rle 3 . Ce mirliton nasal que le lieutenant Avelot dnomme abgnen'est pas le seul instrument de ce genre chez les mmes Fan : ailleurs, le chorypheporte, plant dans une de ses narines, un morceau de corne (fame) qui prte savoix un son nasillard et lointain ayant quelque chose de mystrieux 4 . Lenyastaranga hindou va plus loin encore : il se substitue totalement la voix. Ayanttoutes les apparences d'une simple trompette en cuivre 5, il se pose, seul ou par pairs,non pas sur les lvres mais sur la gorge du musicien ; l'embouchure perce de huit oude neuf petits trous est recouverte d'une lgre membrane faite d'un fragment de

    1 Tricou et Bellan, Chansons cambodgiennes, p. VIII.2 P. Joseph van Oost, La Musique chez les Mongols des Urdus, pp. 358-396.3 Savorgnan de Brazza, Voyages dans l'Ouest africain, pp. 318-319.4 Avelot, La Musique chez les Pahouins, p. 287. Selon le professeur Sachs (G. W. M., pp. 106-

    107) la dformation de timbre par le mirliton est pour le chant ou pour la dclamation ce que lemasque est pour la danse.

    5 Mahillon, Catalogue descriptif, t. I, p. 118, n 49.

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    cocon d'araigne et qui vibre sous les respirations fortes ou sous les fredonnements duporteur de nyastaranga. Il s'agit en quelque sorte [p. 22] d'un chant bouche ferme,mais qui n'est rendu audible que grce l'apposition d'un instrument sur la gorge. Inversement, la mme partie du corps peut produire sous des chocs extrieurs untremblement de la voix : la gorge ne fait plus vibrer par sympathie une membraned'instrument la manire d'un diaphragme de phonographe, elle donne directementdes saccades la voix. Comme le rapporte Pierre Aubry 1, chez les chanteurs duTurkestan les deux mains jouent un rle dans l'excution vocale : la gauche,d'ordinaire, fait office de cornet acoustique prs de l'oreille correspondante, tandis quela main droite par des petits battements sur la pomme d'Adam sert produire untrmolo artificiel aux endroits pathtiques . Encore que nous aurions ici beaucoup dire sur l'emploi de la main replie en cornet acoustique les populations Kirdi(c'est--dire paennes) des montagnes septentrionales du Cameroun usent du mmegeste en sifflant dans de petites cornes 2 c'est un peu partout que nousretrouverions ce battement de la main sur la gorge. Il sert produire le fameuxyouyou des ngresses, et il est pleinement reconnaissable sur un bas-relief assyrien duBritish Museum (pl. I) 3. Mais avec le frappement de la pomme d'Adam et avec letrmolo vocal qui en rsulte nous nous rapprochons de ces cas singuliers o le chantpriv de toute parole, le son inintelligible ou le pur bruit mis par la boucheparticipent plus de la musique instrumentale que d'aucune autre. Ce sont notamment,chez les Canaques, des ch ch rpts ou des ssff, par expiration et aspirationsuccessives, que produit une partie du chur ; chez les Maoris, des expirationsbrusques, joues gonfles, ainsi que des coups d'haleine, des rles et des sanglots 4. Lerire, le sifflement, le clappement des lvres (ou poppsyme) et peut-tre de la langueapparaissent dans le rituel religieux ou magique de bien des civilisations. De mme,le chant des voyelles et toute forme de galimatias sacr.

    Le thoricien Nicomaque de Grase, cit par dom Leclercq dans son article surl'Alphabet vocalique des gnostiques 5, dit ce sujet : [p. 23] les thurges, lorsqu'ilshonorent la divinit, l'invoquent symboliquement avec des poppsymes et dessifflements, avec des sons inarticuls et sans consonnes. G. Maspero explique pareilusage en rappelant que dans les religions orientales le simple son de la voix et mmetout bruitisme vocal possdent une efficacit suprieure celle qu'aurait le seulcontenu des formules 6. Sans doute le rire, le clappement, le sifflement du Crateursont encore des faits matriels, mais leur matrialit est rduite un minimum : toutce qu'ils expriment est enferm en un son unique, indivisible, produit sans effortapparent, durant un temps trs bref, exprimant tout ce qu'on veut y mettre, parce que

    1 P. Aubry, Au Turkestan, p. 107.2 Documents de la mission Dakar-Djibouti. Chez les Pedi du Transvaal, les joueurs de sifflets

    bouchent leur oreille gauche avec la main gauche voir pl. 32 in Kirby, The Musicalinstruments of the native races of South Africa.

    3 Bertholet, Histoire de la civilisation d'Isral, p. 342.4 Max-Anly, Voix mortes : musique maori, p. 1011.5 Dom Cabrol, Dictionnaire d'archologie chrtienne et de liturgie.6 G. Maspero, Sur l'Ennade, in Revue de l'hist. des religions, t. 25 (1892), pp. 30-36.

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    de lui-mme il ne marque pas comme la parole quelque chose de dtermin. D'oune rgression assez rapide des formules rituelles vers un galimatias inintelligible,que la musique exploite d'autant plus l'aise. Chaque formule destine agir sur lesdieux crit G. Maspero est rdige au dbut en langage humain et contient lesnoms humains des dieux. mesure qu'on s'loigne de l'poque o elle fut compose,le sens s'en obscurcit [...] : il semble alors que les dieux exigent, pour tre touchs, unlangage inintelligible au reste des humains et veuillent tre interpells par des nomsqui ne soient pas ceux que le vulgaire leur attribue. La formule se complique doncd'un galimatias de syllabes et de mots, dont les uns sont emprunts des languestrangres et les autres sont forms de toutes pices avec des sons qui ont l'air de nepouvoir sortir d'un gosier humain : parmi ces derniers les interjections brves, lesvoyelles finissent par l'emporter, d'autant plus qu'elles constituaient une vritablenotation musicale... Nous n'avons pas lieu de nous demander ici jusqu' quel pointl'tude gnrale des religions primitives corrobore l'ide d'une pareille rgression ; ilnous suffit de noter qu' ct du caractre inintelligible, abracadabrant, des formulesrituelles dont aucune ne sort pour cela des limites normales du chant trouventgalement place diverses espces de bruitismes vocaux qui rejoignent la musiqueinstrumentale par les formes infrieures de la percussion.

    Le chant se prte d'autres effets de bruit : nous pouvons nous demander, sansessayer de rsoudre une question aussi dlicate, comment les langues annamite etchinoise ponctuent le chant d'une percussion continue, martellent les phonmes ainsique de vritables gongs et s'apparentent de la sorte au caractre bruyant de la musiquede thtre extrme-orientale. Si fragiles que soient de tels rapprochements, nous yvoyons un signe plus probant de rapports concrets entre instruments et chant que dansl'hypothse d'une imitation , jamais rversible, de la voix par les instru-[p. 24]ments. Les alentours instrumentaux de la voix, tout ce qui dans l'mission vocalerelve dj de l'ordre instrumental, tout ce que dforme un procd externe (main surla gorge), l se trouve une matire authentique d'tude.

    L'usage, dans la langue purement parle, de tons musicaux et par ailleurs lesvarits de sifflements prteraient aussi d'intressantes observations. Nous avons vule pre Joseph van Oost marquer une diffrence entre notre manire de siffler et celledes Mongols du Sud : le chevrotement auquel se complaisent leur chant et leur fltese retrouve dans leur sifflement avec lvres releves et dents serrs. GntherTessmann observe chez les ngres bubi de l'le de Fernando Poo 1 que les tonsmusicaux de leur langue sont exactement reproduits dans les appels siffls dont usentprincipalement les chasseurs en fort. Le sifflement tire ici parti des propritsexceptionnellement musicales de la langue. Mais ces dernires ont leur cho jusquesur les membranes des tambours accoupls, voire sur les lvres ingales des tamboursde bois, tous instruments que les ngres frappent pour transmettre des messages longue distance : R. S. Rattray 2 a longuement tudi les langages tambourinsqu'emploient les Achantis de la Cte de l'Or sur leurs ntumpan ou tambours apparis

    1 G. Tessmann, Die Bubi auf Fernando Poo, p. 31.2 R. S. Rattray, Ashanti, ch. XXII, pp. 242-286 et fig. 101-102.

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    du genre de ceux que reprsente la planche XVIII ; la diffrence de tons entre lesdeux instruments reproduit approximativement l'intervalle entre les tons hauts et basdes voyelles ngres ; et il est digne d'intrt que l'un des deux tambours, le tambourmle, possde, attache au centre de sa membrane, une petite pice mtallique(akasa) qui, brimbale, ajoute un timbre consonantique aux tons des voyelles et faitqu'aux oreilles des indignes les tambours parlent vraiment 1. Tout cela montrenon plus seulement un passage de la voix au sifflement mais un rel saut de la voix la percussion, et suppose que l'indigne a galement peru et rapproch les valeursmusicales de l'une et de l'autre ; si mme il a pu transcrire les tons de sa langue c'estque les valeurs musicales l'ont emport sur les valeurs phontiques 2.

    [p. 25]

    L'usage du porte-voix, de toute espce d'amplificateur ou de rsonateur mritegalement notre attention. Il suffit dj de rappeler comme l'emploi du porte-voixdans la Flte enchante, dans Siegfried et dans le jazz, ajoute d'tranget, doubleinexplicablement le chant d'un timbre tout instrumental. Expression surhumaine,chthonienne, et qui nous apporterait peut-tre quelque tnbreuse lumire sur laquestion si controverse, laquelle nous aurons l'occasion de revenir, des masques dela tragdie grecque : contribuaient-ils par surcrot dformer la voix des acteurs ?l'amplifiaient-ils dans la mme proportion o toute stature sur la scne se trouvaitagrandie ? L'amplification sonore, le moindre rudiment de rsonateur estd'importance capitale : la classification des instruments nous le montrera ; mais surl'origine mme de ceux-ci n'aurions-nous pas l matire de curieuses hypothses ?Si l'amplification de la voix ne semble dj obir qu' un principe instrumental, lastructure de beaucoup d'instruments n'apparat-elle pas commande et complique parle dsir de grossir leur son ou d'en altrer le timbre originel ? Dans tous les cas ils'agit bien moins d' imiter que d'outrepasser quelque chose le dj connu,l'ordinaire, le relativement modr, le naturel. D'o d'invraisemblables inventions,une propension aux monstruosits acoustiques, qui drouteront les physiciens. Ainsices Germains dont nous parle Tacite et qui, se couvrant la bouche de leur bouclier

    1 Rattray, op. cit., pp. 251-252.2 Toutefois M. Ebou va beaucoup plus loin : l'une des langues de l'Oubanghi-Chari, le banda,

    est une langue musicale qui peut se parler, se siffler, soit avec la bouche, soit au moyen desifflets en bois et en corne, ou encore se reproduire au [tambour de bois] linga. De fait, lesBanda font un usage journalier du langage tambourin, qui est la reproduction fidle de lalangue avec toute sa richesse et toutes ses nuances, et au moyen duquel on peut exprimerabsolument toutes les ides qu'il est possible d'mettre avec la langue parle (les Peuples del'Oubangui-Chari, p. 80). Nous fmes, un soir, la mprise de confondre une conversationd'un groupe de porteurs s'entretenant mi voix, avec l'appel lointain du linga. Nous fmesfrapps de la similitude des deux impressions et, depuis nous n'emes aucun doute sur laconcordance parfaite entre le langage parl et le langage tambourin. D'autant plus que lesindignes que nous questionnions rpondaient toujours que, taper sur le linga, pour dire quelquechose, revenait parler avec la bouche... (p. 82). Il s'agit d'une paire de tambours de bois (voirau chap. III de quel instrument il est question), le tambour mle ou okolinga donnant le tonlev, le tambour femelle ou eyilinga les tons moyen et bas (pp. 81-82).

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    afin de renforcer le son de leur voix, mettaient par ce dtour moins un chant qu'unesorte de grondement propre exciter leur courage.

    Adjectatur praecipue asperitas soni et fractum murmur, objectis ad os scutis, quoplenior et gravior vox repercussu intumescat 1.

    [p. 26]

    Sans tomber dans le travers que devient l'abus de ce terme nous dirons que lamusique est de nature essentiellement baroque. La ligne irrgulire de la plupart deses instruments, la superposition de leurs organes dont les fins souvent paraissentcontradictoires l'un attnuant ce que l'autre renforce, la mimique parfoisdconcertante de ses musiciens, tout ce qu'il y a d'outr et de fictif dans un art quenous croirions uniquement attach aux ralits sonores, figure un lan par endroitsinachev, aux nigmatiques replis, aux retours trompeurs et qui est la destineincohrente, de signe tout de mme ascendant, de la musique.

    Laissons ces artifices destins amplifier ou dformer le son de la voix humaineet qui prtent au chant un caractre dj instrumental. Logiquement nous devrionsmaintenant renverser les rles et considrer la bouche non plus dans sa liaison avecl'appareil vocal, mais dans son pouvoir de renforcer les sons qui viennent frapper sacavit naturelle : des instruments l'arc musical et la guimbarde, que noustudierons tout loisir usent ainsi de la bouche entr'ouverte comme rsonateur. ce moment la bouche ne parle plus, ou peine ; mais sans l'action amplificatricede sa cavit rien de bien perceptible n'manerait d'instruments si discrets. Toutefois lalogique nous dit ici qu'avant d'envisager des instruments o la subtilit du sons'accompagne d'une action modre, presque immobile et tout au moins silencieusedu corps, nous devons nous arrter au bruit que fait ce mme corps mouvant, soit qu'ilse frappe, soit qu'il batte ce qui l'avoisine immdiatement (le sol sous le pied), soitqu'il secoue ce qui ceint l'une ou l'autre de ses parties et, en dernier lieu, ce que tient

    1 Tacite, La Germanie, III, d. Goelzer (Paris, les Belles-Lettres, 1922), pp. 176-177. Procheencore du bouclier germain, cette faon de chanter observe dans l'Arige en 1805 : faute dehautbois, un paysan chante l'air de bourre particulier ces montagnes, mais avec unevolubilit de langue difficile imaginer. J'ai vu, l'poque d'une fte locale, un de ceschanteurs. Il se tenait, immobile, regardant uniquement ceux qui dansaient. Ce jeune homme,selon l'usage du pays tenait les doigts de la main droite applique sur la joue du mme ct et,avanant la paume de cette main jusqu'au devant de la bouche, il obtenait par ce moyen un chantplus volumineux et moins fatigant pour lui. Il chanta plus d'une heure de suite et, pendant tout cetemps, on le vit peine respirer. (Comte Begouen, Coutumes arigeoises en 1805 d'aprs unmmoire indit de Pierre Dardenne, pp. 48-49). peu prs mi-chemin du bouclier germainet de l'instrument nasal des Fan, citons au Ruanda (Afrique orientale), dans une scne dedivination, le cas d'une jeune fille cache dans une hutte et qui contrefait son timbre en parlantdu nez, en se mettant devant la bouche une petite courge, un petit vase d'argile (umunoga) oumme une cruche entire o les ondes se rpercutent riches et trs sensibles. P (Arnoux, LaDivination au Ruanda, p. 48). Les enfants thonga chantent en s'aidant d'un modeste instrumentnomm chiwaya et compos d'une coque de fruit perce de deux trous : ils appliquent leurbouche contre l'un de ceux-ci, tandis qu'ils ferment et ouvrent tour tour le second trou : Lersultat est un monotone wou-wou-wou... (Junod, Murs et coutumes des Bantous, Payot,Paris, t. II, p. 230.)

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    sa main. Mais il est difficile de procder avec ordre au milieu de faits si divers et quisollicitent, tous galement, un examen de faveur.

    [p. 27]

    Nous avons dj signal l'action de la main sur la gorge et comment elle setraduisait par un trmolo de la voix. Plusieurs exemples emprunts diffrentscontinents vont nous montrer le frappement d'une partie du buste ou du bras. Lecomte de Gobineau a vu en Perse, durant les dix jours du moharrem, des fidlesrunis se battre ainsi la poitrine : De leur main droite ils font une sorte de coquille etse frappent violemment et en mesure au-dessous de l'paule gauche. Il en rsulte unbruit sourd qui, lorsqu'il est produit par beaucoup de mains, s'entend une trs grandedistance 1 ... La mme scne, prs d'Ispahan, est dcrite par Pierre Loti sous de plusviolentes couleurs :

    ... une centaine d'hommes, rangs en cercle autour d'un derviche qui psalmodie,poussent des gmissements et se frappent la poitrine. Ils ont tous mis nu leur pauleet leur sein gauches ; ils se frappent si fort que la chair est tumfie et la peau presquesanglante ; on entend les coups rsonner creux dans leur thorax profond. [...] De plusen plus il s'exalte, le vieux derviche au regard de fou ; voici qu'il se met chantercomme les muezzins, d'une voix fle qui chevrote, et les coups redoublent contre lespoitrines nues. [...] Le cercle des hommes se resserre, pour une sorte de danseterrible, avec des bonds sur place, des trpignements de frnsie. Et tout coup, ilss'treignent les uns les autres, pour former une compacte chane ronde, chacunenlaant du bras gauche son voisin le plus proche, mais continuant se meurtrirfurieusement de la main droite, dans une croissante ivresse de douleur. ... lafte de deuil va bientt finir ; par dix, par vingt ou trente, ils s'avancent en massecompacte, enlacs et courant, tte renverse en arrire, ne regardant rien ; on voit leblanc de leurs yeux, ouverts dmesurment, dont la prunelle trop leve semble entrerdans le front. Les bouches aussi sont ouvertes et exhalent un rugissement continu ;toutes les mains droites frappent grands coups les poitrines sanglantes. [...] Dans uncoin, un vieillard, abrit du remous humain par le tronc d'un mrier centenaire, frappecomme un possd sur un monstrueux tambour : trois par trois, des coupsassourdissants, et battus trs vite comme pour faire danser on ne sait quoi d'norme ; or, la chose qui danse en mesure est une sorte de maison soutenue en l'air, au boutde longs madriers, par des centaines de bras, et agite frntiquement malgr salourdeur. La maison dansante est toute recouverte de vieux velours de Damas et desoies aux broderies archaques ; elle oscille dix pieds au-dessus de la foule, au-dessus des ttes leves, des yeux gars, et par instants elle tourne, les fidles qui laportent se mettant courir en cercle dans la mle compacte, elle tourne, elle tour-[p.28] billonne donner le vertige. Dedans, il y a un muezzin en dlire, qui secramponne pour ne pas tomber et dont les vocalises aigus percent tout le fracas d'endessous ; chaque fois qu'il prononce le nom du prophte de l'Iran, un cri plus affreuxs'chappe de toutes les gorges, et des poings cruels s'abattent sur toutes les poitrines,

    1 Comte de Gobineau, Les Religions et les philosophies dans l'Asie centrale, t. II, ch. XIII, pp.123-124.

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    d'un heurt caverneux qui couvre le son du tambour. [...] prs de moi, un jeune garon,pour s'tre frapp trop fort, vomit une bave rouge dont je suis clabouss 1.

    Max Radiguet qui en 1842 dbarqua aux les Marquises, et principalement cellednomme Tahuata, nous a dcrit de grandes actions danses et chantes en plein air,vrais opras-ballets auxquels participent des populations entires : un jour, desfemmes entonnrent sur un rythme assez vif un comumu accompagn duclaquement de mains ordinaire. Les hommes eux-mmes y prirent part. Le brasgauche soud au corps et le poignet venant couvrir la clavicule droite, de faon mnager un creux entre l'angle du bras et le sein, ils frappaient coups redoubls deleur main ouverte ce creux, qui dtonait en mesure sous le choc intelligent . Uneautre fois la fougue du comumu fut telle que le sang jaillit sous les coups ports comme dans le rcit de Loti : Plusieurs individus l'accompagnaient en frappant avecune telle furie de la main droite l'angle form par leur bras gauche demi pli et coll la poitrine, que la peau meurtrie s'enlevait, et que le sang finissait par jaillir sous leschocs multiplis avec une ardeur de plus en plus frntique. Une scne delamentation nous ramne au procd du trmolo par frappement d'une partie ducorps : Le repas des hommes s'interrompit et les convives, se tournant vers la mer,poussrent l'unisson leur clameur plaintive, puis des gmissements suivirent, durantlesquels chacun se frappait, petits coups, l'estomac et le gosier pour produire dessons entrecoups 2. D'Asie et d'Ocanie passons en Afrique. Chez les Bangala,population de l'actuel Congo belge, se pratique le frappement du biceps : LeBangala danseur, au lieu de s'accompagner de claquements de mains, croise les brassur sa poitrine et, de sa main droite, se frappe le biceps gauche, ce qui, grce au creuxdu coude, donne un battement trs sonore, sec ou sourd, volont 3. Le mme faitse trouve confirm par un autre tmoin : Ils tapent vigoureusement sur le bicepsavec la main [p. 29] en creux et produisent un bruit particulier appel isango. Chezune autre population du Congo belge, les Mayomb, c'est le ventre que l'on bat : Lesspectateurs cooprent en accompagnant la danse par un battement de mains, ou en sefrappant le ventre, etc. sur un rythme trs cadenc. [...] Les danseurs se frappent aussile ventre de la main gauche 4 Dans leur danse Henebedda les Veddas de l'le deCeylan se frappent le flanc 5. Dans son Voyage au Congo et dans l'Afriquequinoxiale fait dans les annes 1828, 1829, 1830, Douville note aux environs deLoanda une danse o le ngre court vers une femme dont il frappe le ventre avec lesien ; la femme qui le voit venir tient le sien si tendu, que le choc des deux corpsretentit plus haut que le son de la musique qui cependant est tourdissante 6.

    1 Loti, Vers Ispahan, pp. 171-177.2 Max Radiguet, Les derniers sauvages, pp. 54, 145 et 50.3 Lemaire, in Congo illustr, III (1894), et Hamlet, in Belgique coloniale, III (1897), cits par

    Cyr. van Overbergh, Les Bangala.4 Claessens, in Cyr. van Overbergh, Les Mayomb, p. 332.5 C. G. et Brenda Z. Seligmann, The Veddas, pl. XXVI, fig. 1 et 2, ainsi que p. 214.6 M. Douville, Voyage au Congo... t. I, p. 56.

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    Mentionn par Aristophane dans le chur final des Gupes 1, le frappement du ventrese retrouve dans les lgendes de la Chine ancienne auxquelles se rfre M. MarcelGranet 2 : le Premier Crocodile, en frappant de sa queue son ventre, avait produitune plnitude d'harmonie ; La Bte du Tonnerre a le corps d'un dragon et une ttehumaine ; (tout comme le Premier Crocodile) elle joue du tambour sur son ventre et elle clate de rire ; on voit des fous furieux qui frappent leur ventre commetambour en matire de jeu... . Si nous ne ressaisissons point quelle ralit a pu trerecouverte par de tels mythes les rcits vdiques nous rapportent dans l'Inde que le tambour de terre , qui est frapp lors de la fte du solstice d'hiver, se compose de la peau d'un animal de sacrifice, tendue sur un trou de rsonance creus en terre etqu'il est battu avec la queue du mme animal . Ici se retrouve entre autres l'ided'une peau que frappe la propre queue de l'animal. Il existe encore de par le mondedes petits tambours dont un bout de la corde qui les suspend a son extrmit noue etforme la queue battante de l'instrument. Mais un rapprochement entre la peau duventre et celle du tambour nous est fourni par le rcit effrayant que M. Raould'Harcourt emprunte aux Memorias antiguas historiales y politicas del Peru deMontesinos : dans le cortge triomphal de l'Inca [p. 30] Sinchi-Roca apparurent sixtambours de forme humaine, faits des peaux des caciques et des capitaines (ennemis),qui s'taient distingus dans la bataille. Leurs peaux avaient t corches tandis qu'ilsvivaient encore, puis gonfles d'air de sorte qu'elles reprsentaient leurs propritairesd'une manire trs relle, et on leur frappait le ventre avec des baguettes par mpris.En dernier lieu, venait le tambour fait du chef d'Andahuaillas, qui avait t tupendant le combat 3.

    La peau soit roule et tenue entre cuisses 4 soit tendue sur celles-ci 5 serapprocherait le plus de ce tambour humain que les lgendes et les supplices taientles seuls nous figurer. Elle forme l'un des plus primitifs instruments membrane : lapeau ne supportant encore aucune tension fixe. Instrument moins de danseur que despectateur, elle reste distincte du corps ; nous y reviendrons donc ce titre.

    Le frappement des cuisses par les mains se produit-il en dansant plutt qu'enregardant danser ? Le danseur espagnol ou tyrolien use de ce geste ; les dansescomiques figures sur les vases grecs laissent supposer que l'imagination burlesque del'antiquit ne connaissait aucune limite : aprs le frappement du ventre parodi dansles Gupes, voici le frappement des fesses, ou plutt du coussin qui les couvre. Une

    1 Tournoie, dfile en cercle, frappe-toi le ventre, lance ta jambe au ciel ; faites-voustourbillons. (Aristophane, les Gupes, d. Van Daele, Paris, les Belles lettres, 1924, p. 24, v.1529-1530.)

    2 Marcel Granet, Danses et lgendes de la Chine ancienne, t. I, pp. 263 et 326 ; t. II, p. 510.3 R. et M. d'Harcourt, La Musique des Incas et ses survivances, p. 17.4 E. J. Eyre Journals of expeditions of discovery into Central Australia..., t. II, p. 228 ; N. W.

    Thomas, Natives of Australia, p. 126.5 E. Eylmann, Die Eingeborenen der Kolonie Sdaustralien, pp. 375-377.

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    lgende aranda du centre de l'Australie, celle des hommes-canards (ibiliakua),rapporte un frappement des cuisses l'aide de deux petits btons 1.

    Le claquement des mains et des doigts se trouve compter parmi les procdsd'accompagnement les plus rpandus travers le monde. Le claquement des doigts enparticulier est pratiqu par des danseuses, entre autres les Espagnoles, mais ne diffrepas essentiellement du jeu des castagnettes. Cook surprit ce geste du pouce et dumdium chez des chanteuses maori de Tonga-Tabu 2 ; de mme, le chevalier Chardin,lors de ses voyages en Perse, vit les chanteurs animer les danseuses en faisant claquer leurs doigts si fort, qu'on dirait qu'ils ont des Os, ou des Castagnettes lamain 3 . Nous retrouverons encore ailleurs ce moyen de marquer le rythme ou lamesure.

    [p. 31]

    Notons au pralable combien il est dlicat de distinguer entre les gestes quin'appartiennent qu'aux danseurs et ceux qui sont abandonns aux spectateurs. Le faitd'tre spectateur n'implique pas pour cela l'immobilit, la non-participation auspectacle. Parlant de la musique maori, Max-Anly, qui nous avons dj empruntdes citations, voque cette participation dans son intgralit du spectateur de fte la fte elle-mme [...]. Le spectateur ou l'auditeur tel que nous le connaissons autourde nous, tel que nous le personnifions par coutume et par docilit, apparat une sorted'tre artificiel et contraint. Il vit dans la gne et dans la dissimulation. Ankylos sousune posture pleine de rserve, il va subir des incitations magiques 4 . Laissons cedernier point auquel Barrs a touch dans son adaptation d'un conte chinois, laMusique de perdition 5 ; il est du reste possible qu'avec l'harmonie crite, infinimentfouille de la musique d'Occident, avec sa perptuelle mobilit d'expression aient tentirement transposes sur un registre intrieur ces forces que le corps s'appropriaitavec trop de sauvagerie ; il y aurait report, sublimation, mais non point tant perte : iln'est qu' voir au concert le dsordre de quelques visages. Mais dans le paroxysme decertains spectacles et pas seulement primitifs l'assistance ne se compose plusque d'acteurs-danseurs et d'acteurs-spectateurs, tous plus ou moins acteurs-musiciens ; un degr de plus, et ces genres se trouvent confondus dans une totaleparticipation une crmonie qui ne semble ddie qu' un spectateur idal,surnaturel, dominant la scne. Or jusqu' quel point ce paroxysme suscite chez lesspectateurs des mouvements spontans, inappris, rellement improviss ou n'veilleau contraire que des gestes et des cris attendus, rgls d'avance, ce problme nousdemeure inaccessible. Il est certain que devant la danseuse ou devant la chanteusel'Espagnol ne criera pas autre chose que son habituel oll ! oll ! et qu'il le crieramme si le paroxysme n'est pas atteint, uniquement parce qu'il le doit faire dans tel

    1 C. Strehlow, Mythen, Sagen und Mrchen des Aranda-Stammes in Zentral-Australien, pp. 74-76.

    2 Cit par Max-Anly, in Voix mortes : musique maori, p. 10 11.3 Voyages de M. le Chevalier Chardin en Perse.... t. II (1711, in-4), ch. VII, p. 115.4 Max-Anly, op. cit., pp. 1024-1025.5 Barrs, Le Mystre en pleine lumire, pp. 69-92.

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    cas, tel moment. Mais nous ne saurons jamais si le signe extrieur de l'excitation laprovoque autant qu'il est provoqu par elle ; comment dans tout le spectacle, chez lesacteurs comme dans l'assistance, se mlent la rgle et le drgl ; quel pointpour d'autres yeux et pour d'autres oreilles que les ntres, cette rgle s'accommode deflottements de dtail ; dans quelle mesure ce qui nous semble inordonn a toutes ses[p. 32] lignes arrtes ou ce qui s'avre tel point fix superpose chez chacund'expression non individuelle et d'motion intimement ressentie. Ce que M. MarcelMauss dit des manifestations collectives d'affliction trouve son prolongement ici-mme 1. Prvisible, escompt ou rgl, aucun geste musical de l'assistance ne sauraittre considr comme une superftation ; il s'ajoute aux autres lments del'excution ; comme tel, il relve de toute tude d'esthtique musicale.

    Revenons au frappement des mains l'une contre l'autre. Nous n'avons pasjusqualors prcis qu'il se faisait de deux manires : l'une, avec les mains plat ;l'autre, avec les mains en creux. La premire, plus rythmique, sera examine part,avec d'autres procds de rythme ou de mesure. La seconde est videmment plusorchestrale ; voici comment, selon Max Radiguet, elle se pratiquait chez lesMarquisiennes de l'le de Tahuata 2 :

    Le regard perdu dans les espaces, l'une d'elles se mit tout coup psalmodierune phrase qu'on pouvait prendre pour un verset de nos hymnes funbres ; puis,rassemblant les doigts comme une personne qui s'apprte puiser de l'eau, elle frappaen cadence ses deux mains formant le creux l'une contre l'autre, et fit ainsi sa voixun accompagnement sonore. Ses compagnes suivirent son exemple, et une mlopes'leva, lente, plaintive, accompagne par le choc des mains, qui, de grandeursingales et ingalement fermes c'est nous qui soulignons panchaient des tonsde valeur diffrente. Nous coutmes d'abord avec tonnement, puis avec une sortede charme, cette bizarre lamentation musicale, qui dans son ensemble ne manquaitpas d'une certaine harmonie...

    Ce clapotement, comme l'appelle Max-Anly 3, s'entend dans toute l'Afriquenoire ; c'est par lui que, le soir, les filles s'excitent danser. Nous croyons inutile deciter des textes rapportant un fait aussi connu : comme l'crivait Mungo-Park quivoyagea au centre de l'Afrique de 1795 1797, dans toutes leurs danses, tous leursconcerts, le battement des mains semble faire une partie ncessaire du chur 4 . Maisnous relaterons ici un cas plus singulier, o le creux des mains vient frapper l'eau.Dans sa Route du [p. 33] Tchad, Jean Dybowski note que lorsque les femmesouaddas, aux heures chaudes de la journe, s'en viennent, toutes la fois, se baigner

    1 Marcel Mauss, L'Expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funraires australiens),pp. 425-434 : Remarquons que cette conventionalit et cette rgularit n'excluent nullement lasincrit ... Tout ceci est la fois social, obligatoire, et cependant violent et naturel ...

    2 M. Radiguet, Les Derniers sauvages, p. 12.3 Max-Anly, op. cit., p. 1012.4 Mungo-Park, Voyage dans l'intrieur de l'Afrique..., ch. XXI.

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    dans l'Oubangui, trs habiles nageuses, elles s'amusent des jotes diverses, qui seterminent presque toujours par un exercice bien particulier. Frappant toutes ensemblel'eau, de leurs mains dont elles runissent les doigts pour en former une sorte decuiller, elles arrivent obtenir des sons modulations varies, qui s'entendent de fortloin. On dirait la voix d'un de ces gros tambours de bois dont les indignesaccompagnent leurs danses 1 . Nous avons ds lors franchi le premier stade de notretude des musiques corporelles. Ce ne sont plus les parties du corps seules quirsonnent ; le bruit est dsormais provoqu par le choc de celles-ci contre une matireenvironnante. Avec les mains, nous avons frappement de l'eau ; avec les pieds nousaurons pitinement du sol. Et dans aucun des deux cas il n'y a usage, proprementparler, d'instrument de musique 2.

    Le pitinement de la terre : nous ne croyons pas qu'il soit possible d'imaginer unmoyen plus primitif de produire un bruit. Nous remontons ici trs haut dans lesorigi