7

Click here to load reader

Pour Lever Les Inquiétudes

Embed Size (px)

DESCRIPTION

le débat

Citation preview

  • Alain Caill Jean-Louis Laville

    Pour lever les inquitudes

    lire les commentaires de nos interlocuteurs il apparat que notre invite ne pas entrer reculons

    dans le XXIe sicle a donn lieu incomprhension et malentendu. Peut-tre cause de la concision laquelle

    nous aspirions et dobscurits que nous navons pas su lever. Peut-tre aussi en raison du fait que la ligne

    de raisonnement que nous esquissions, tentant en effet dexplorer certaines manires possibles de sortir des

    sentiers battus dont il apparat de plus en plus quils ne mnent nulle part ou pas assez loin, se laisse diffi-

    cilement apprhender selon les catgories convenues du discours conomique standard. Do, nous semble-

    t-il, beaucoup de procs dintention.

    Rassurons donc tout de suite nos critiques. Nous ne sommes pas les Fourier dune idologie anti-

    marchande subreptice qui entendrait remplacer lconomie de march par une conomie du don .

    Jamais nous navons utilis cette expression, que seuls nos critiques conomistes nous prtent. Pas plus

    navons-nous cru utile de disserter longuement sur la question de savoir si le ralentissement de la crois-

    sance impliquait ncessairement et tous coups la fin du plein-emploi, puisquil nous paraissait suffisant

    de constater que tel est bien le cas dans le cadre des politiques conomiques actuelles et que cest juste-

    ment la raison pour laquelle il convient den imaginer dautres. Faut-il prciser encore que notre but nest

    nullement de mettre ltat-providence la place de lemploi ou dinstaurer une socit de

    cranciers ?

    Cest ici sans doute que nous touchons aux raisons les plus profondes de lincomprhension de nos sug-

    gestions. Assurment, favoriser des flux financiers en direction de lconomie solidaire ou rendre le R.M.I.

    plus gnreux et moins rpressif implique la mobilisation de fonds publics importants. Mais, dune part,

    une partie apprciable viendrait se substituer des dpenses actuellement existantes. Avantageusement,

    croyons-nous. Dautre part et surtout, ce que nos conomistes semblent avoir du mal percevoir, cest que

    si ces dpenses contribuent de faon effective, lencontre de ltat assistantiel qui rgne actuellement,

    la mobilisation des nergies de tous et la prise gnrale dinitiative, alors ces sommes ne reprsenteront

    pas une soustraction sur lconomie marchande, mais une forme de dmultiplication. Non une dpense

    improductive, mais un investissement tant dans le march que dans la socit elle-mme.

    Cest cette incomprhension, probablement, qui pousse linquitude se transformer en soupon.

    Passe encore quon nous impute le projet dinstaurer un revenu minimum universel , quoique nous ne

    recourions aucun moment cette expression. En revanche, nous ne pouvons que regretter que Robert

    Castel, avec lequel nous partageons de toute vidence nombre danalyses et de larges zones daccord, croie

    Cet article est paru en mars-avril 1996 dans le n 89 du Dbat (pp. 106-118).

  • 2

    Alain Caill Jean-Louis Laville

    Pour lever les inquitudes

    pouvoir crire : Accepter un revenu dexistence mme baptis revenu de citoyennet, cest accepter

    quune partie de la population capable de travailler soit mise hors jeu au prix dun misrable revenu de sub-

    sistance. Nous prte-t-il vraiment une telle intention ? Cest, aux antipodes de notre texte et de ce quil

    connat dailleurs de nos positions, vouloir nous transformer en mules dun no-libralisme la Milton

    Friedman ou la Hayek, contre lequel nous nous battons avec une nergie qui nous paraissait suffisamment

    manifeste

    De mme, et pour en finir avec la liste des prcisions sur ce que nous ne sommes pas, ne voulons pas ou

    navons pas dit, nous ne sommes pas ces ennemis de la socit salariale que campent nos critiques. Notre

    souci est, au contraire, de prserver et de reconstituer, pour reprendre les termes mmes de Robert Castel que

    nous citions dans notre texte, un continuum de positions en procdant une redistribution effective des

    attributs de la citoyennet , au premier rang desquels figure, bien videmment, lemploi salari. Cest

    pourquoi nous insistons, comme lui, sur limportance du partage de lemploi. La socit salariale est loin

    davoir disparu, conclut Castel. Simplement, elle seffrite. Voil trs exactement ce que nous disions nous-

    mmes, et dans les mmes termes. Mais reste en tirer les conclusions. On ne saurait en effet se borner le

    regretter en se voilant la face. Encore faut-il proposer des voies de sortie de la crise permettant de prserver

    et de revigorer lesprance dmocratique qui est alle de pair avec le salariat. Cest ce que nous avons tent

    de faire. Ayant maintenant rassur, du moins lesprons-nous, nos critiques sur la puret de nos intentions,

    revenons brivement sur six points qui nous paraissent essentiels dans cette discussion.

    Problme europen ou effritement du salariat ?

    Le premier vrai dbat avec nos critiques porte sur lidentification du problme. Jean-Luc Grau et

    Denis Olivennes ont en commun de considrer que nous sommes confronts un problme uniquement

    europen ou franais, auquel sopposerait la relative russite amricaine . notre sens, au contraire, les

    tats-Unis constituent lexemple emblmatique dun pays qui na su sattaquer au problme de lemploi

    quen amplifiant la crise de lintgration sociale par le travail. Le rsultat, qui peut sembler favorable pre-

    mire vue, en termes demplois, a des contreparties en termes de disparits sociales que nous avions

    notes dans notre texte et sur lesquelles Olivennes comme Grau restent des plus discrets. Si lon prenait

    en compte les chmeurs dcourags et les travailleurs involontairement temps partiel , le taux de

    sous-emploi ainsi rectifi dpasserait les 10 % alors que le chmage amricain (au sens du B.I.T.) est

    revenu 6 % en 1994. Les salaires des 10 % des travailleurs les moins pays ont diminu de 30 % en termes

    rels depuis vingt ans1.

    En somme, la voie adopte pour relancer lconomie entretient des pathologies sociales qui deviennent un sujet dinquitude majeur aux tats-Unis. De nombreuses publications tirent la sonnette dalarme en

    montrant quune sous-classe sest forme, que la classe moyenne est tire vers le bas, que laccroisse-

    ment des ingalits est tel quil contribue la monte de linscurit2. Pour ne citer quun chiffre, un tiers

    1. Chiffres cits par B. Perret, LAvenir du travail (Paris, d. du Seuil, 1995), qui montre pourquoi le chmage ne peut tre confondu avec un problme seulement europen (pp. 41-49).

    2. Cf., par exemple, louvrage qui fait rfrence de W. J. Wilson, The Truly Disadvantaged (University Press of Chicago), traduit en franais sous le titre : Les Oublis de lAmrique, Paris, Descle de Brouwer, 1994.

  • 3

    Alain Caill Jean-Louis Laville

    Pour lever les inquitudes

    des jeunes Noirs entre vingt et trente ans sont sous contrle de la justice (emprisonns, en priode de pro-

    bation ou librs sur parole). Les experts pourtant orthodoxes de lO.C.D.E. pensent que de telles volutions

    remettent en cause lavenir conomique long terme de la nation , ce sur quoi saccordent de nombreux

    auteurs qui ont attir lattention sur la dilapidation du capital social hypothquant le devenir des tats-Unis.

    De ce point de vue, nous sommes, rptons-le, entirement daccord avec Castel : la question fondamentale

    est celle de leffritement du salariat.

    La question de la tertiarisation

    La dgradation de la condition salariale constitue une tendance lourde qui est lie certains traits des

    mutations en cours. Or lanalyse de la spcificit des bouleversements contemporains nous semble en par-

    tie manquer sous la plume de nos interlocuteurs. Limitons-nous une illustration : nos deux conomistes

    voquent bien la mondialisation mais pas la tertiarisation des conomies. Pourtant, celle-ci modifie la

    nature de la croissance. Les secteurs potentiellement les plus crateurs demplois se retrouvent maintenant

    dans un tertiaire relationnel (services sociaux, de sant, services aux personnes, ducation...), relativement

    autonome vis--vis du systme industriel et de lespace des biens. Comme la montr Robert Reich3, les

    tats-Unis sont tout aussi touchs par cette volution que les pays europens, mme si la voie quils ont

    choisie pour en tenir compte consiste multiplier les bad jobs. Ce qui leur a permis dobtenir un niveau

    moindre de chmage apparent.

    Il importe plus, dans ces conditions, de sinterroger sur les questions indites engendres par la mon-

    te du tertiaire relationnel que de comparer les performances nationales sur le critre unique de la cration

    nette demplois. Sans parler du ralentissement mcanique du taux de croissance rsultant du poids pris par

    les services relationnels productivit stable, il apparat en effet difficile de ne pas sinterroger sur la valeur

    de services qui pntrent dans lintimit des usagers et sur le contenu des emplois induits, pouvant aboutir

    une remarchandisation de la prestation de travail et cette rindividualisation du rapport salarial

    dont sinquite Castel. Il est cet gard important, pour ne pas tomber dans la no-domesticit , que

    soient redployes dans ces services les garanties au travail. Nanmoins, il nest pas suffisant de se borner

    une rflexion sur lemploi relationnel. La question du rapport lusager mrite une attention aussi

    soutenue. Le souci de lemploi doit tre articul avec la volont dencourager les dynamiques de sociali-

    sation et les dmarches dinscription dans lespace public.

    Cest en tout cas dans une telle optique que se situe la perspective de lconomie solidaire, qui propose

    de ne plus concevoir le tertiaire relationnel comme un simple gisement demplois, mais de le considrer

    comme lespace o peuvent se dployer des actions alliant proccupations de cohsion sociale et de cra-

    tion demplois. Pris dans cette acception plus large, les services concerns peuvent encourager une prise

    de parole dans la socit civile et une responsabilisation des citoyens propres diminuer la dpendance et

    la passivit. La fourniture des services devenant un moyen de stimuler la participation la socit et les

    emplois gnrs ltant sous une forme organise qui privilgie la qualit, ils nont alors plus rien voir

    avec limage demplois prcaires et de tches serviles laquelle ils sont souvent associs.

    3. R. Reich, Lconomie mondialise, Paris, Dunod, 1994 (traduction franaise).

  • 4

    Alain Caill Jean-Louis Laville

    Pour lever les inquitudes

    De lconomie solidaire

    Dans ce champ dactivits comme dans dautres, la perspective de lconomie solidaire plaide pour une

    recomposition des rapports entre conomique, social et politique, ncessaire la sortie des impasses aux-

    quelles conduisent les cloisonnements institus entre politiques sociales et politiques demploi. Bien loin

    de favoriser une socit de cranciers , il sagit de reconnatre un droit linitiative, quelle soit entre-

    preneuriale, associative ou relationnelle4. Mais contrairement ce que martlent les chantres du libra-

    lisme, il ne suffit pas de dtruire les carcans bureaucratiques pour que des forces vives concourrent

    une renaissance entrepreneuriale qui couvre tout lventail des activits marchandes . Dabord, le

    renouveau entrepreneurial ne doit pas tre entretenu par la transformation du salariat en un travail

    indpendant rendu oblig par lexternalisation et la sous-traitance gnralises. Ensuite, linitiative doit

    pouvoir tre le fait de divers types dentrepreneurs, individuels ou collectifs. Ainsi, la figure des entre-

    preneurs sociaux sest-elle impose pendant les annes quatre-vingt, rappelant que lentrepreneuriat

    nest pas motiv uniquement par lintrt matriel et quil peut aussi trouver sa source dans le sens attribu

    aux activits collectives et dans la contribution au bien commun qui en est attendue. On le voit. Le principe

    qui pousse ici laction nest pas dabord ou exclusivement celui de lintrt individuel ou encore celui de

    lintrt public. Il rside dans le dsir dagir en commun, avec dautres, en vue de satisfaire un intrt col-

    lectif partag. Autrement dit dans la rciprocit.

    Ainsi se dveloppent toute une srie dactivits productives qui appellent un soutien de la part de la

    puissance publique. Pour reprendre les termes dun appel en faveur de lconomie solidaire crit par les

    membres de diffrents rseaux se rclamant de cette approche, les expriences russies tirent leur crdi-

    bilit de ce quelles refusent le recours systmatique des statuts intermdiaires ou la banalisation des

    emplois domestiques, synonymes de petits boulots, et quelles font porter leur effort sur la structuration des

    activits dans un cadre collectif organis pour garantir la qualit des emplois5 . Pour les signataires de ce

    texte, lhybridation des ressources, provenant dans des proportions variables du march, de ltat et de la

    dmarche associative, doit succder aux multiples statuts intermdiaires actuels entre travail et assistance,

    qui entretiennent les confusions. Cest dire leur attachement au droit du travail et la protection sociale,

    qui devrait les affranchir de toute suspicion quant la perspective qui les animerait de crer une nouvelle

    catgorie de sous-emplois .

    Lune des originalits de lconomie solidaire est en effet de refuser lemploi tout prix et de se concen-

    trer sur la cration demplois dots de garanties et de protections. Dailleurs, si une des deux grandes centrales

    syndicales qubcoises affiche aujourdhui comme priorit le dveloppement de lconomie solidaire,

    cest bien parce que cette perspective a t lave du soupon de bradage des statuts dans un contexte

    national o les contacts frquents entre groupes populaires et militants syndicaux ont permis dexpliciter les

    positions respectives et de les clarifier plus vite quailleurs. On le voit, il ny a, dans cette option de lco-

    nomie solidaire, nul abandon de lintgration par le travail au profit dune intgration par les seules poli-

    tiques sociales, bien au contraire.

    4. Selon les termes de J.-B. de Foucauld et D. Piveteau, Une socit en qute de sens (Paris, Odile Jacob, 1995), avec

    qui les convergences sont grandes sur ces nouveaux horizons de ltat-providence . 5. Extrait de Pour lconomie solidaire , texte publi par Le Monde du 18 octobre 1995.

  • 5

    Alain Caill Jean-Louis Laville

    Pour lever les inquitudes

    De lconomie plurielle

    Pourquoi, alors, cette accusation de prsenter un scnario de rupture avec le travail marchand et de

    marche de retour vers la socit non marchande ? Parce que, pour Olivennes et Grau, comme pour

    tous les conomistes orthodoxes, seule lconomie de march est cratrice de richesses. Productive. On

    comprend alors leur hantise de voir se dvelopper une socit de cranciers taxant sans limites les

    producteurs et les contribuables . Mais cette reprsentation de lconomie de march, comme seule source

    de prosprit pour lensemble dune socit qui vivrait ses dpens, ne peut tre srieusement dfendue

    ds lors que lon procde une analyse empirique des flux conomiques. En ralit, les formes de pro-

    duction et de circulation de richesses sont beaucoup plus complexes que ce que veut nous faire croire une

    ode trop convenue lconomie de march dont on suppose que seule elle soutient le secteur public et

    la protection sociale et assure notre indpendance conomique . Lentreprise utilise une main-duvre

    quelle na ni duque ni forme ; elle bnficie dun environnement naturel quelle ne cre pas ; elle hrite

    dun capital social et moral qui est totalement ignor. De plus, lconomie marchande prlve largement

    sur la redistribution. Par exemple, il a t amplement dmontr que lagriculture productiviste est aussi la

    plus subventionne. tel point que, selon la commission de Bruxelles, le quart des proprits agricoles

    les plus performantes, les plus modernes et les plus riches draine les trois quarts des subventions. Les

    entreprises forte valeur ajoute psent aussi sur la collectivit travers les investissements et les com-

    mandes publics, les prts prfrentiels... Les grandes industries (aronautique, automobile, sidrurgie...)

    sont largement dpendantes de choix politiques, et lon a mme vu depuis 1994 lachat dune automobile

    aid par ltat et rig en acte civique. Bref, lide quil y aurait un secteur de la vraie ralit conomique,

    o les rmunrations seraient proportionnelles leffort, et un reste indiffrenci (ltat, la socit civile

    non marchande) qui vivrait en parasite au dtriment du premier, ne rsiste pas lexamen.

    Considrer lconomie de march comme le lieu unique de cration de richesses, cest confondre les

    faits conomiques avec une lecture qui naturalise lconomie de march, pose comme synonyme de

    la modernit et de lefficacit. Cette conception rductrice reprend les arguments dont Karl Polanyi6 a mis

    en vidence, ds 1944, les consquences nfastes. Sous la nouveaut que dcle Grau dans la conver-

    sion profonde de nos compatriotes la normalit de la production marchande se cache la position librale

    habituelle qui confond conomie et march. Sopposant cette vision idologique, Polanyi indiquait au

    contraire quil existe dans les socits humaines une pluralit de principes conomiques, et il distinguait

    en particulier le march, la redistribution et la rciprocit. Il est indniable, comme le montrait Franois

    Perroux7, que la rpartition entre ces trois principes varie considrablement dans lhistoire. Et chacun dentre

    eux a t profondment inflchi par lavnement de la dmocratie moderne. Cependant, les nombreux

    changements advenus dans lapplication de ces principes ne peuvent tre assimils la seule diffusion du

    principe de march. Dune part, les trois principes conomiques perdurent, mme si leur pondration

    fluctue ; dautre part, la rciprocit ne peut tre folklorise sous la forme de rituels relevant de la sphre

    prive. Bien plus fondamentalement, elle sexprime aujourdhui dans ces multiples pratiques associatives,

    fondes sur lesprit du don moderne et qui se trouvent au cur de lconomie solidaire, dont la persistance

    est une constante des socits dmocratiques.

    6. Dans son livre rfrence, La Grande Transformation. Aux origines politiques et conomiques de notre temps (tra- duction franaise), Paris, Gallimard, 1983.

    7. Dans conomie et socit ; contrainte-change-don, Paris, P.U.F., 1960.

  • 6

    Alain Caill Jean-Louis Laville

    Pour lever les inquitudes

    La reconnaissance dune conomie trois ples ne suppose aucun rejet de lconomie de march et

    ntablit entre eux aucune fausse symtrie. Il ny a donc, dans notre position, aucun ostracisme vis--vis

    de lconomie de march qui a partie lie avec le mouvement dmancipation individuelle et de progrs du

    niveau de vie. Lconomie marchande prsente une force dattraction puissante en raison de la simplicit

    des modes de rgulation qui la caractrise. Mais les deux autres ples, celui de la redistribution tatique et

    de la rciprocit, doivent absolument tre intgrs la rflexion pour ouvrir le champ des possibles dans

    la recherche de solutions la crise. Aucun principe conomique ne doit tre nglig ou mythifi. Pas

    plus la rciprocit quun autre. Et les avantages et les inconvnients de tous doivent tre examins avec

    attention et sans exclusive. Aujourdhui comme hier la rflexion sur les rapports entre conomie et socit

    gagne sinscrire dans une perspective plus raliste et moins idologique que celle de lconomie de

    march : celle dune conomie avec march, autrement dit dune conomie plurielle dans laquelle le mar-

    ch, tout en jouant le rle de composante majeure, napparat en rien comme lunique mode de production

    des richesses.

    Du revenu minimum inconditionnel

    II est maintenant possible daller beaucoup plus vite puisque lesprit dans lequel nous avons rdig le

    texte soumis la critique doit commencer apparatre plus clairement et puisque sur le dtail de nos propo-

    sitions nous navons vu apparatre aucune critique prcise et argumente. Tel est notamment le cas de la

    proposition de rendre le R.M.I. irrvocable (et donc inconditionnel sous condition de ressources) et cumu-

    lable. Que de points discuter, pourtant, et quil faudra bien discuter prochainement. Car si nos critiques

    sopposent sans le dire lpouvantail dune allocation universelle, que nous ne dfendons pas, et dont

    dailleurs les principaux dfenseurs se trouvent actuellement en net retrait par rapport leurs propositions

    initiales, ils se gardent bien de saventurer sur le terrain des formes et des modalits de laide distribuer

    aux plus dmunis. Cela signifie-t-il quils jugent satisfaisant lactuel R.M.I. ? Ou, conformment lvo-

    lution catastrophique partout constate, notamment aux tats-Unis, quils souhaitent passer au stade de

    lobligation du travail en change de laide (workfare) ? Sur tous ces points, le silence est total. Le pari qui

    prside au souhait de rendre irrvocable le R.M.I., quand bien mme linsertion naurait pas abouti, et

    cumulable officiellement (et non au noir et clandestinement) avec dautres ressources, est un pari de confi-

    ance signifie par ltat et la socit ceux qui ne sont pas inscrits dans le cadre des contrats dure

    indtermine. Un tel pari de confiance peut tre la clef symbolique qui permet douvrir la voie de linitia-

    tive et du dveloppement des activits bnvoles qui, en symbiose avec le motif du profit et lencourage-

    ment de ltat, se trouvent au cur de lconomie solidaire. Car quel engagement bnvole est-il permis

    de sattendre sil est en fait rendu obligatoire ? Ne rvons pas. Un tel engagement, un tel regain de lesprit

    dinitiative ne sont pas susceptibles dclore spontanment partout et chez tous. Il restera donc un rle trs

    important jouer aux travailleurs sociaux, crivions-nous. Mais insistons surtout sur un autre point. Ce qui

    fait le plus peur, dans la perspective dune volution gnreuse du R.M.I., cest le risque du dveloppement

    de lesprit dassistance, du dsuvrement, de lautodestruction des jeunes et de la dlinquance. Cest, en

    un mot, la monte de limmoralisme. Voil pourquoi on nentend plus parler que de la ncessit dquili-

    brer les droits par les devoirs. Or cest l, croyons-nous, mettre la charrue avant les bufs et prendre le

    problme lenvers. Car quelle exigence de moralit adresser ceux qui on na rien donn ou qui on a

    tout pris, commencer par lemploi et les sources de lestime de soi ? Si lon veut rendre crdibles certaines

  • 7

    Alain Caill Jean-Louis Laville

    Pour lever les inquitudes

    exigences morales et civiques minimales, et la tche est en effet urgente, il faut se persuader quon ne

    pourra le faire quaprs avoir tmoign confiance et gnrosit. Si, au contraire, on prtendait faire

    prcder le don de lexigence dun contre-don en travail a priori, alors on ne pourrait sengager que dans

    une spirale vicieuse dans laquelle lirralisme de la demande exigera toujours plus de contrles et de

    rpression. En vain.

    De la dmocratie

    Pour finir, il nous faut insister encore une fois sur un point fondamental qui semble avoir chapp nos

    interprtes : linterdpendance troite qui doit exister entre les trois sries de rformes que nous prco-

    nisons. Ce nest pas de lune ou lautre dentre elles que nous attendons quoi que ce soit, mais de leur arti-

    culation dlibre. Prise isolment, chacune dentre elles est en effet grosse de multiples effets pervers

    potentiels. Lassouplissement du R.M.I. dans un sens plus gnreux et confiant, lencouragement au

    dveloppement de lconomie solidaire ne feront sens que sils saccompagnent dune pleine prise de

    conscience des mutations majeures qui doivent tre effectues aujourdhui dans notre reprsentation du tra-

    vail et de son organisation tout au long des cycles de vie. Cest dans cet esprit que nous avions insist, pour

    commencer, sur la ncessit de combiner une redistribution permanente de lemploi et des revenus

    affrents avec une politique de rduction rgulire du temps de travail. Il est curieux que nos lecteurs ne

    soufflent pas mot de ce point pourtant essentiel. Il est vrai quil semblait avoir t disqualifi lors de la

    rcente campagne pour les prsidentielles, avant de se retrouver soudain propuls nouveau sur le devant

    de la scne. Pour tre une nouvelle fois abandonn dici peu ? Npiloguons pas sur ltranget des modes

    intellectuelles et politiques. Et concluons sur un point que les grves et manifestations de dcembre 1995

    ont rendu vident. Aucune srie de mesures de rforme isoles nest susceptible dtre adopte et de pro-

    duire des effets fconds en France actuellement. Tout appelle la reformulation dun nouveau contrat

    social densemble. Et ce dernier, son tour, ne suscitera dadhsion que si chacun voit en quoi lensemble des

    mesures proposes, par leur interdpendance, vont dans le sens dun approfondissement de lexprience

    dmocratique.

    Remercions nos critiques de nous avoir convaincus que la tche tait encore plus urgente que nous le

    pensions de reprendre nouveaux frais lidal dmocratique et daller dans le sens non de son canton-

    nement ou de sa mise entre parenthses, comme on nous le suggre insidieusement, mais de son

    universalisation et de sa radicalisation.

    Alain Caill, Jean-Louis Laville.