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Vincent Jouve Pour une analyse de l'effet-personnage In: Littérature, N°85, 1992. Forme, difforme, informe. pp. 103-111. Citer ce document / Cite this document : Jouve Vincent. Pour une analyse de l'effet-personnage. In: Littérature, N°85, 1992. Forme, difforme, informe. pp. 103-111. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1992_num_85_1_2607

Pour une analyse de l'effet-personnage Vincent Jouve

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Vincent Jouve

Pour une analyse de l'effet-personnageIn: Littérature, N°85, 1992. Forme, difforme, informe. pp. 103-111.

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Jouve Vincent. Pour une analyse de l'effet-personnage. In: Littérature, N°85, 1992. Forme, difforme, informe. pp. 103-111.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1992_num_85_1_2607

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LES MÉTAMORPHOSES D'UN CONCEPT INTROUVABLE

Vincent Jouve, Université de Paris III

POUR UNE ANALYSE

DE L'EFFET-PERSONNAGE

Le personnage est aujourd'hui encore une des notions les plus problématiques de l'analyse littéraire. Le concept, s'il suscite toujours l'intérêt des chercheurs \ semble résister à toute définition ou, pire, accepter n'importe laquelle. Décor, idées, forces abstraites ou collecti

ves : tout, dans le récit, est appelé « personnage » 2. On peut dès lors se demander si le terme lui-même se justifie encore. Acteur, fonction ou rôle thématique, les notions concurrentes, et souvent plus précises, ne manquent pas. La situation, on le voit, est assez embrouillée. Tentons de faire le point.

Les apports théoriques en date les plus intéressants sur le personnage sont à mettre au crédit de la narratologie. Le renouveau des études littéraires opéré par le formalisme et le structuralisme a permis de reconsidérer une notion jusque-là assez indéterminée et tombée en désuétude. Il s'agissait de donner du personnage (du moins, dans une première étape) une définition strictement fonctionnelle qui le constituât en un composant du système narratif.

Les formalistes russes avaient très tôt ouvert la voie. En 1928, Vladimir Propp relevait trente et une fonctions pour les personnages des contes merveilleux 3. Cette réduction du personnage à un simple support des motifs narratifs était reprise à la même époque par des théoriciens comme Tomachevski ou Chklovski 4. Ce dernier écrivait ainsi du héros de Lesage :

Gil Bias n'est pas un homme, c'est le fil qui relie les épisodes du roman ; et ce fil est gris 5.

1. Voir le colloque de Toulouse, Le Personnage en question, Université Toulouse-Le Mirail, 1983- 2. On trouve ainsi des personnages dans les textes philosophiques les plus abstraits. Voir, à ce propos,

l'analyse de Destutt de Tracy par F. Rastier {Idéologie et théorie des signes, La Haye-Paris, Mouton, 1972). 3. Cf. V. Propp, Morphologie du conte, trad, franc., Paris, Seuil, Coll. « Points », 1970. Appréhender le

récit comme une combinaison d'invariants narratifs était déjà un rêve ancien. En France, G. Polti avait proposé dès la fin du siècle précédent un inventaire de séquences-types (Les Trente-Six Situations dramatiques, Paris, Mercure de France, 1895) ainsi qu'une intéressante analyse « morphologique » des personnages (L'Art d'inventer les personnages, Paris, Eugène Figuière, 1912). Citons également Saussure qui, dans ses notes sur les Niebelungen, envisageait d'étudier le personnage comme une combinaison de traits différentiels soumise aux lois de la syntaxe narrative (voir le chapitre « La sémiologie de la narrativité chez Saussure » in D.S. Avalle et al., Essais de la théorie du texte, Paris, Galilée, 1973, pp. 28 et sq).

4. Cf. Théorie de la littérature (textes des formalités russes, présentés et traduits par Tzvetan Todorov), Paris, Seuil, Coll. « Tel Quel », 1965.

5. V. Chklovski, « La construction de la nouvelle et du roman », trad, franc., in T. Todorov, Théorie de la littérature, op. cit., p. 190.

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L' effet-personnage

Ce sont cependant les structuralistes français de la fin des années I960 et du début des années 1970 qui ont systématisé les recherches formalistes en les intégrant à différents modèles. Des travaux comme ceux de A.-J. Greimas 6 et de Roland Barthes "

ont, en ce sens, posé les fondements de l'étude narratologique du personnage. Mais, même si le modèle greimassien est grandement simplifié par rapport à celui de Propp (les trente et une fonctions sont réduites à six actants : Sujet/Objet, Destinateur/Destinataire, Opposant/Adjuvant), les personnages n'en continuent pas moins à être saisis à travers leur seul rôle fonctionnel 8. Comme Barthes l'écrivait à l'époque :

L'analyse structurale, très soucieuse de ne point définir le personnage en termes d'essences psychologiques, s'est efforcée jusqu'à présent, à travers des hypothèses diverses, de définir le personnage non comme un « être », mais comme un « participant » '■". Dès lors, la voie était ouverte à l'approche strictement linguistique

que l'on trouve dans un article de Philippe Hamon de 1972 : « Pour un statut sémiologique du personnage. » L'analyse sémiotique, se fondant sur la tripartition de la linguistique en sémantique, syntaxe et pragmatique, y proposait une définition du personnage passant par trois catégories : les personnages-référentiels (renvoyant à des signifiés sûrs et immédiatement repérables) ; les personnages-embrayeurs (représentant le lecteur ou l'auteur) ; et les personnages-anaphores (unifiant et structurant l'œuvre par un système de renvois et d'appels). Le personnage, saisi sur le modèle du signe linguistique, était appréhendé comme

un système d'équivalences réglées destiné à assurer la lisibilité du texte 10. Ce qui rapproche les recherches de Greimas, Barthes ou Hamon,

c'est donc une conception immanentiste : le personnage n'est pour eux qu'un « être de papier » strictement réductible aux signes textuels. Une telle formalisation, au-delà de son intérêt méthodologique incontestable, est le produit du contexte intellectuel de la fin des années I960. Elle a reçu une justification idéologique dans des travaux comme ceux d'Alain Robbe-Grillet n ou de Nathalie Sarraute 12 : l'intention, dans ces textes de l'« ère du soupçon », était de déjouer l'illusion idéaliste du roman traditionnel en donnant le personnage pour ce qu'il est : un tissu de mots, un « vivant sans entrailles » 13.

6. Cf. A.-J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, Coll « Formes sémiotiuues », 1986. 7. Cf. R. Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », in R. Barthes et al, Poétique du récit,

Paris, Seuil, Coll. « Points », 1977. 8. La notion d'« actant » est, à l'origine, empruntée à la linguistique (cf. L. Tesnicrc, Eléments de syntaxe

structurale, Paris, Klincksieck, 1959). Tesnière définit les actants comme des rôles invariants permettant le jeu des fonctions syntaxiques dans l'énoncé élémentaire. Une telle approche, comme le remarque Greimas {Sémantique structurale, op. cit., p. 173), assimile l'énoncé à une sorte de spectacle dont la distribution est toujours identique.

9. R. Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », op. cit., p. 34. 10. Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in R. Barthes et al., Poétique du récit, op.

cit., p. 144. 11. Cf. A. Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées - le personnage », in Pour Un Nouveau Roman,

Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1963. 12. Cf. N. Sarraute, « Ce que je cherche à faire », in Nouveau Roman, hier, aujourd'hui, Colloque de Cerisy,

Pans, U.G.E., 1972, t. II. 13. P. Valéry, Tel Quel, Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1941, t. I, p. 221.

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Réflexions critiques

L'approche immanentiste, si productive soit-elle pour tout regard technique sur le récit, ne résiste pas sitôt que l'œuvre est abordée en termes de communication. Le roman, fait pour être lu, ne peut se passer d'une illusion référentielle minimale. Les formalistes russes l'avaient déjà compris. Comme le notait Tomachevski dès 1925 :

Sachant bien le caractère inventé de l'œuvre, le lecteur exige cependant une certaine correspondance avec la réalité et il voit la valeur de l'œuvre dans cette correspondance. Même les lecteurs au fait des lois de composition artistique ne peuvent se libérer psychologiquement de cette illusion '■*. Cette évidence a été peu à peu reconnue par les structuralistes

français qui, parfois avec un certain embarras, ont sérieusement modulé leur conception immanentiste. L'on peut ainsi lire à l'article « personnage » du Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage de Ducrot et Todorov que si

le problème du personnage est avant tout linguistique I5, il n'en reste pas moins vrai que

refuser toute relation entre personnage et personne serait absurde : les personnages représentent des personnes, selon des modalités propres à la fiction l6. Philippe Hamon, à l'intérieur même de sa problématique sémiolo-

gique, reconnaissait ainsi que l'« effet de réel » important du personnage ne fendait pas absurde son assimilation à une personne 17. Les personnages historiques sont, à cet égard, exemplaires. On sait que, selon Barthes,

tels des aïeuls contradictoirement célèbres et dérisoires, ils donnent au romanesque le lustre de la réalité, non celui de la gloire : ce sont des effets superlatifs de réel 18. De même, pour Hamon, les personnages historiques demandent

simultanément à être compris (à travers la fonction qu'ils assument dans l'économie particulière de chaque œuvre) et reconnus (c'est-à-dire corré- lés au monde de la réalité) 19. Ce que nous pouvons savoir de Louis XI ou de Napoléon influe nécessairement sur notre lecture de Notre-Dame de Paris ou des Misérables. L'immanentisme absolu mène à l'impasse : le personnage, bien que donné par le texte, est toujours perçu par référence à un au-delà du texte. Catherine Kerbrat-Orecchioni n'a guère eu de mal à dénoncer le mythe de l'auto-représentation du texte littéraire :

Tout texte réfère, c'est-à-dire renvoie à un monde (pré-construit, ou construit par le texte lui-même) posé hors langage 20. L'œuvre, quoique verbale, débouche toujours sur autre chose que du

verbal (faute de quoi, le langage ne serait qu'une suite de sons vides). L'insuffisance du discours narratologique sur le personnage est

14. B. Tnmachevski, « Thématique », trad, franc., in T. Todorov, Théorie de la littérature, op. cit., p. 285- 15. O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, Coll.

« Points », 1972, p. 286. 16. Ibid. C'est la thèse essentielle de M. Zéraffa pour qui le personnage est « le signifiant de la personne »

(Personne et personnage, Paris, Klincksieck, 1971, pp. 461-462). 17. Cf. Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », op. cit., p. 168, note 4. 18. R. Barthes, SjZ, Paris, Seuil, Coll. « Points », 1970, p. 109. 19- Cf. Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », op. cit., pp. 127-128. 20. C. Kerbrat-Orecchioni, « Le texte littéraire : non-référence, auto-référence, ou référence fictionnel-

le ? » in Texte, 1, Toronto, Trinity College, 1982, p. 28.

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donc patente. Les lacunes de la poétique, toutefois, sont largement explicables par l'optique qui a toujours été la sienne : s'attachant à définir avec le maximum de précision une syntaxe du récit 21, il était normal qu'elle s'intéressât aux formes narratives les plus closes où, fort logiquement, les personnages ont une fonction référentielle extrêmement faible. Ajoutons que, pour des raisons tactiques, la volonté de rompre avec l'histoire littéraire, discours dominant des années 1965- 1970, imposa souvent de forcer le trait.

L'impasse des recherches formalistes n'autorise cependant pas un retour aux théories psychologistes qui ont longtemps prévalu. Car, si le personnage est plus qu'une matière à aventure, une simple fonction textuelle, on ne voit pas pour autant comment il serait doté d'une vie autonome. L'illusion de personne, aussi efficace soit-elle, n'en demeure pas moins une construction du texte. François Mauriac semble l'avoir oublié qui, dans Le Romancier et ses personnages, considère un peu naïvement ses propres créatures comme autant d'individus libres et imprévisibles :

Le héros du Nœud de vipères ou l'empoisonneuse Thérèse Desqueyroux, aussi horribles qu'ils apparaissent, sont dépourvus de la seule chose que je haïsse au monde et que j'ai peine à supporter dans une créature humaine, et qui est la complaisance et la satisfaction. Ils ne sont pas contents d'eux-mêmes, ils connaissent leur misère —. Ces propos rappellent curieusement ceux de l'avocat impérial

Ernest Pinard qui, dans le procès intenté à Flaubert en 1857, accusait le personnage d'Emma Bovary de ne pas avoir aimé son mari 2i.

La psychanalyse, fort heureusement, a su montrer ce qu'avait d'illusoire la prétendue autonomie des personnages. Productions d'un imaginaire, les créatures fictives sont strictement déterminées. Cette idée essentielle est formulée par Freud dans « La création littéraire et le rêve éveillé » :

Le roman psychologique doit en somme sa caractéristique à la tendance de l'auteur moderne à scinder son moi par l'auto-observation en « moi partiels », ce qui l'amène à personnifier en héros divers les courants qui se heurtent dans sa vie psychique 2t. Cette étude « génétique » du personnage, qui le saisit dans ses

relations avec le moi de son auteur, reste très pratiquée aujourd'hui. Michel Ramond distingue ainsi trois types de rapports du sujet-écrivain à ses créatures. L'auteur, mû essentiellement par des pulsions incons-

21. Un cas-limit formalises à l'extrême déroutante.

22. F. Mauriac, Le Romancier et ses

te est Logique du personnage de S. Alexandrescu (Paris, Marne, 1974) où les acteurs du récit, e, sont appréhendés à travers des formules mathématiques d'une abstraction parfois

de désir, c'est, explique Freud, parce que cette matière (fade, grise, sans éclat) représente la mort. L'auteur a rendu dans sa pièce la mort désirable pour conjurer sa hantise de la mort dans la vie réelle. On trouve la même formation réactionnelle dans Le Roi Lear où Cordelia, la plus aimante des trois filles, se signale également par ses traits morbides : effacement, modestie, goût pour le silence.

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Kéflexions critiques

L'INTERET D'UNE APPROCHE EN TERMES

D'EFFETS

cientes, peut procéder par délégation (vivant des expériences substitutives par personnage interposé) ; identification (se mettant lui-même en scène comme être exceptionnel) ; ou imaginarisation (laissant surgir dans le jeu narratif silhouettes opaques et figures régressives) 25. De telles recherches, si elles permettent de rendre compte de la genèse des personnages, nous renseignent assez peu sur le fonctionnement en texte des créatures littéraires. La psychanalyse, jusqu'ici, s'est principalement efforcée de répondre à la question : qu'est-ce que le personnage pour l'auteur ? Or, la vraie question, la seule qui puise apporter quelque lumière sur l'efficace du texte littéraire, est : qu'est-ce que le personnage pour le lecteur ?

Les figures construites par le texte ne prennent sens qu'à travers la lecture. Le sujet lisant est, en dernière instance, celui qui donne vie à l'œuvre. Rappelons ces propos, déjà anciens, de Michel Charles :

L'intervention du lecteur n'est pas un épiphénomène. Dans la lecture, par la lecture, tel texte se construit comme littéraire ; pouvoir exorbitant, mais compensé par ce fait que le texte « ordonne » sa lecture 26.

Une description formelle, voire fonctionnelle, du personne n'est plus suffisante. A la question de savoir ce qu'est un personnage doit succéder cette autre : qu'advient-il de lui dans la lecture ? Ou encore : comment et à quelle(s) fin(s) le lecteur l'appréhende-t-il ? 27

Le principal danger qui guette une telle approche est de voir, plus ou moins rapidement, le discours critique se diluer en une série de remarques empiriques et subjectives. Est-il possible, en effet, de modéliser la lecture ? La réception d'un personnage ne varie-t-elle pas inévitablement avec chaque sujet lisant ? On peut se soustraire à ces objections en distinguant la part individuelle de la lecture d'une part, disons, « intersubjective », qui serait déterminée par la structure du texte.

Le récit, en effet, ne se conçoit pas sans destinataire implicite. Les théoriciens de la littérature se sont essayés à conceptualiser ce lecteur inscrit dans la structure de l'œuvre. G. Prince, élargissant une notion originellement due à Genette 28, propose de repérer dans tout texte un « narrataire extradiégétique » : il s'agit du lecteur supposé par le texte et dont la fonction est de servir de relais de communication avec le lecteur réel 29. Le narrataire extradiégétique (à ne pas confondre avec le

25. Cf. M. Ramond, « Le déficit, l'excès, l'oubli », in Le Personnage en question, op. cit., pp. 141-151. La délégation suppose un individu en état de dépossession de lui-même ; l'identification relève d'un « je » mégalomane et hypertrophié ; V imaginarisation , enfin, est le fait d'un sujet qui, se détournant de son moi, choisit de donner libre cours à son imaginaire.

26. M. Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, Coll. « Poétique », 1977, p. 9. 27. Pour reprendre une distinction due à W. Iser, il est temps de remplacer le point de vue artistique par

le point de vue esthétique dans l'analyse du personnage : « on peut dire que l'œuvre littéraire a deux pôles : le pôle artistique et le pôle esthétique. Le pôle artistique se réfère au texte produit par l'auteur tandis que le pôle esthétique se rapporte à la concrétisation réalisée par le lecteur » (L'Acte de lecture - théorie de l'effet esthétique, trad, franc., Bruxelles, Pierre Mardaga, Coll. « Philosophie et langage », 1985, p. 48). En termes linguistiques, il s'agit d'étudier la force perlocutoire du texte (sa capacité à agir sur le lecteur) plutôt que son aspect illocutoire (l'intention manifestée par l'auteur).

28. Cf. G. Genette, Figures III, Pans, Seuil, Coll. « Poétique », 1972, pp. 265-267. 29. Cf. G. Prince, « Introduction à l'étude du narrataire », Poétique, 14, avril 1973.

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U effet-personnage

narrataire intradiégétique qui, lui, est un personnage du récit) se présente ainsi comme le lecteur virtuel posé à l'horizon de l'œuvre comme hypothèse indispensable.

Ce rôle romanesque, dont l'existence nous paraît évidente, reçoit sa définition la plus convaincante dans l'œuvre de Iser sous le nom de « lecteur implicite ». Débarrassée de tout empirisme, la notion de « lecteur implicite » renvoie à la somme des instructions d'un roman sur la façon dont il doit être lu. Iser, aspirant à une description objective de la réception, a compris qu'il n'existait qu'un seul lecteur- type sur lequel on puisse fonder l'analyse, celui présupposé par le texte parce qu'inscrit dans la structure du texte :

A la différence des types de lecteurs dont il a été question jusqu'ici, le lecteur implicite n'a aucune existence réelle. Rn effet, il incorpore l'ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu 30. Le lecteur implicite, que nous préférons nommer « lecteur virtuel »,

se distingue bien entendu du lecteur réel. Le sujet qui tient le livre entre ses mains peut très bien ne pas accepter le rôle que lui assigne le texte. On remarquera cependant que, même dans les cas-limites (le sujet referme le livre pour protester contre le rôle qu'on lui fait jouer), la réaction du lecteur réel reste déterminée par la position du lecteur virtuel. C'est à travers le rôle romanesque qui lui est réservé que le lecteur individuel réagit au texte. Nous sommes donc enclins à postuler une corrélation entre la situation du lecteur virtuel (supposé par l'œuvre) et celle du lecteur réel.

On saisira mieux cette interdépendance en se fondant sur la distinction établie par H.R. Jauss entre effet et réception :

Ce sont les deux composantes de la concrétisation ou élément constitutif de la tradition : l'une-1'effet-est déterminée par le texte, et l'autre-la-reception-par le destinataire-^'.

Dans notre perspective (phénoménologique), nous sommes donc en droit de distinguer entre un fonctionnement de surface de l'œuvre (qui s'adresserait au lecteur virtuel) et un fonctionnement profond (qui s'adresserait au lecteur comme sujet, c'est-à-dire comme support des réactions psychologiques et pulsionnelles communes à tout individu).

Nous avons conscience des réticences que peut soulever une telle vision du lecteur. Pourtant, certains concepts de la psychanalyse freudienne, comme celui de « fantasme originaire » 32, supposent l'existence de faits psychiques transhistoriques 33. L'idée d'un niveau achro-

30. W. Iser, h' Acte de lecture, op. cit., p. 70. Voir aussi la notion de « Lecteur Modèle » chez U. Eco : figure assumant l'ensemble des compétences prévues par le texte pour être actualisé de façon maximale (Lector in fabula, trad, franc., Paris, Grasset, Coll. « Figures », 1985, pp. 78 et sq.).

31. H.R. Jauss, Pour Une Esthétique de la réception, trad, franc., Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des idées », 1978, p. 246.

il. Voir la définition donnée par j. Laplanche et J.-B. Pontalis [Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967, p. 157) : « Structures fantasmatiques typiques (vie intra-utérine, scène originaire, castration, séduction) que la psychanalyse retrouve comme organisant la vie fantasmatique, quelles que soient les expériences personnelles des sujets ».

33. Freud, bien que très hésitant sur la question, écrira sans ambiguïté : « Nous demandons : comment notre inconscient se comporte-t-il à l'égard de la mort ? La réponse s'impose : presque exactement comme l'homme des origines. De ce point de vue, comme de tant d'autres, l'homme des premiers âges survit inchangé dans notre inconscient » (« Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », in fusais de psychanalyse, trad, franc., Paris, Payot, 1981, p. 35).

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Réflexions critiques

nique de la signification, constamment défendue par la sémiotique, va d'ailleurs dans le même sens : les affinités structurelles des mythes archaïques et des romans contemporains militent implicitement en faveur de constantes psychologiques atemporelles 34.

L'analyse du lecteur virtuel (destinataire implicite des effets de lecture programmés par le texte) devrait ainsi permettre de dégager les réactions du lecteur réel (sujet bio-psychologique).

Une telle approche conduit naturellement à entendre la notion de « personnage » avec d'importantes restrictions par rapport aux définitions usuelles. L'extension du concept à des acteurs abstraits (l'Esprit hégélien, la grâce dans les œuvres de Mauriac ou de Bernanos), voire à des objets ou des plantes (le basilic et l'ail, adjuvants éventuels du programme narratif « recette de cuisine » 35), légitime dans la mise en place d'une grammaire textuelle, se justifie moins dans une optique comme la nôtre centrée sur les réactions affectives du lecteur. Nous ne retiendrons donc comme personnages que les figures anthropomorphes, étant entendu qu'un extra-terrestre ou un animal « humanisés » (Micromégas chez Voltaire, Cadichon dans Les Mémoires d'un âne) participent de cette catégorie.

L'effet-personnage, c'est donc l'ensemble des relations qui lient le lecteur aux acteurs du récit.

Pour ordonner l'étude, on pourra distinguer trois domaines de recherches.

Un examen de la perception tentera d'analyser la représentation qui supporte le personnage au cours de la lecture. Il s'agira de montrer comment l'identité de l'être romanesque est le produit d'une coopération entre le texte et le lecteur 36. L'image mentale du personnage a en effet une spécificité qui la distingue aussi bien de la vision optique que de la représentation onirique 37. Elle apparaît comme tributaire de la

34. Le transhistorique de la psychanalyse freudienne et Vachronique de la sémiotique greimassienne se rejoignent dans leur aspiration à dégager des modèles sémantiques universels. Greimas, malgré des réserves concernant la méthodologie de la critique psychanalytique (qu'il étudie essentiellement à travers la psychocritique de Charles Mauron), est parfaitement conscient de la parenté des deux approches : « le modèle actantiel, dans la mesure où il pourrait prétendre recouvrir toute manifestation mythique, ne peut qu'être comparable, ou entrer en conflit, avec les modèles que la psychanalyse a élaborés. Ainsi le désir, retrouvé tout aussi bien che2 Propp que chez Souriau, ressemble à la libido freudienne établissant la relation d'objet, objet diffus à l'origine et dont l'investissement sémantique particularise l'univers symbolique du sujet. (...) L'intrusion du linguiste, c'est-à-dire, en somme, du profane, dans ce domaine quelque peu sacralisé ne peut se justifier que par les ambitions affichées de la psychanalyse de proposer ses propres modèles à la description sémantique, dont Freud, le premier, a donné l'exemple » {Sémantique structurale, op. cit., p. 187).

35. Voir, sur ce point, la brillante analyse de Greimas, « La soupe au pistou ou la construction d'un objet de valeur», in Du Sens II, Paris, Seuil, 1983, pp. 157-169.

36. En raison de l'incomplétude textuelle (le récit ne peut pas tout décrire), l'image du personnage trouve son achèvement chez le lecteur. Le principe est celui de l'« écart minimal ». Selon M.-L. Ryan (« Fiction, non factuals and the principle of minimal departure », Poetics, VIII, 1980, p. 406), il demande que « nous interprétions le monde de la fiction (...) comme étant aussi semblable que possible à la réalité telle que nous la connaissons ». Voir aussi U. Eco (Lector in fabula, op. cit., p. 171) : « Le texte oriente, sauf indications contraires, vers l'encyclopédie qui règle et définit le monde 'réel'. »

37. La vision optique demeure extérieure au sujet (le récepteur n'a aucune part dans sa production) ; la représentation onirique est entièrement déterminée par le fantasme propre (elle se constitue de bout en bout à l'intérieur de l'appareil psychique) ; tandis que {'image littéraire, fantasme propre élaboré à partir d'éléments du fantasme d'autrui, est une production mixte. On pourra affiner ces distinctions en se reportant aux travaux de Th. Pavel : pour le linguiste roumain, il est en effet possible de décrire sémantiquement une réalité textuelle en déterminant ses frontières par rapport au « réel » et à l'« irréel », les dimensions de sa fictionalité, la distance qui la sépare du monde du lecteur, et la façon dont se résorbe son incomplétude structurelle (cf. Univers de la fiction, Paris, Seuil, Coll. « Poétique », 1988, pp. 95-143).

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-L 'effet-personnage

compétence du lecteur dans deux registres fondamentaux : l'« extratextuel » et l'« intertextuel ». La dimension extra-textuelle du personnage est indiscutable : le lecteur, pour matérialiser sous forme d'image les données que lui fournit le texte, doit puiser dans l'encyclopédie de son monde d'expérience. La fonction pratique (ou référen- tielle) du langage demeure toujours sous-jacente à sa fonction poétique (ou littéraire). Le destinataire est obligé d'actualiser la référence du texte au hors-texte 38. Le second facteur qui influe sur l'image mentale est ce qu'on pourrait appeler l'« épaisseur intertextuelle ». Du point de vue du lecteur, en effet, la figure romanesque est rarement perçue comme une créature originelle, mais rappelle souvent, de manière plus ou moins implicite, d'autres figures issues d'autres textes. Le personnage ne se réduit pas à ce que le roman nous dit de lui : c'est en interférant avec d'autres figures qu'il acquiert un contenu représentatif. S'il est donc exact que le lecteur visualise le personnage en s'appuyant sur les données de son expérience, cette matérialisation optique est corrigée par sa compétence intertextuelle. L'intertextualité du personnage est d'autant plus intéressante qu'elle a un champ d'action très large. Elle peut faire intervenir dans la représentation non seulement des personnages livresques (romanesques ou non), mais aussi des personnages fictifs non livresques (personnages de cinéma, par exemple), voire des personnages « réels », vivants ou non, appartenant au monde de référence du lecteur.

Une étude de la réception examinera ensuite les relations -■■- conscientes ou inconscientes — qui se nouent entre le lecteur et les personnages. A partir des travaux de Michel Picard 39, on pourra distinguer trois régimes de lecture : l'attitude critique et distanciée (le lectant), l'investissement affectif (le lisant) et l'investissement pulsionnel (le lu) 4°. Le lectant appréhende le personnage comme un instrument entrant dans un double projet narratif et sémantique ; le lisant comme une personne évoluant dans un monde dont lui-même participe le temps de la lecture ; et le lu comme un prétexte lui permettant de vivre par procuration un certain nombre de situations fantasmatiques. En

38. J.P. Kilpatrick note, à propos de la perception visuelle, que la représentation est déterminée par le modèle des expériences antérieures. Le choix de la configuration à actualiser parmi le nombre illimité des configurations possibles s'opère à partir de ce que le vécu présente comme le plus probable : « ce que nous voyons est certainement fonction d'une moyenne tirée de nos expériences antérieures. 11 semble que nous mettions ainsi en rapport le réseau présent des stimuli et des expériences antérieures par une intégration complexe de type probabihste. Les perceptions résultant d'une telle opération ne constituent donc pas des révélations absolues sur ce qu'il y a au-dehors, mais des prédictions ou des probabilités, basées sur nos

percept telle qu'il l'a héritée de son expérience personnelle.

39. Cf. La Lecture comme jeu et Lire le temps, Paris, Minuit, Coll. « Critique », 1986 et 1989. 40. Nous reformulons ici la tripartition de M. Picard qui distingue, quant à lui, le liseur (part du sujet

qui, tenant le livre entre ses mains, maintient le contact avec le monde extérieur), le lu (inconscient du lecteur réagissant aux structures fantasmatiques du texte) et le lectant (instance de la secondante critique qui s'intéresse à la complexité de l'œuvre). Le concept de liseur nous paraît en effet peu opératoire pour une analyse proprement textuelle et nous pensons gagner en précision en détachant du concept de lu celui de lisant (part du lecteur piégée par l'illusion référentielle et considérant, le temps de la lecture, le monde du texte comme un monde existant).

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Page 10: Pour une analyse de l'effet-personnage Vincent Jouve

Réflexions critiques

d'autres termes, le lectant considère le personnage par rapport à l'auteur, le lisant le considère en lui-même, et le lu ne l'appréhende qu'à l'intérieur de scènes. On nommera respectivement ces trois lectures du personnage : l'effet-personnel, l'effet-personne et l'effet-prétexte. Le personnage sera ainsi à étudier comme élément du sens (fonction narrative et indice herméneutique), illusion de personne (objet de la sympathie ou de l'antipathie du lecteur) et alibi fantasmatique (support d'investissements inconscients).

Enfin, on dégagera les prolongements concrets de l'effet- personnage. Le texte nous semble avoir recours à trois grandes stratégies : la persuasion, fondée sur l'effet-personnel ; la séduction, fondée sur l'effet-personne ; et la tentation, fondée sur l'effet-prétexte. Chacune de ces stratégies peut se révéler positive ou négative selon la structure de l'œuvre lue. Le risque majeur est celui de la régression : le lecteur peut ainsi être conduit à l'acceptation passive, l'aliénation ou la répétition névrotique de scènes fantasmatiques. Le bénéfice est un surcroît d'expérience : l'interaction avec les personnages signifie, dans ce cas, apport intellectuel, enrichissement affectif ou possibilité de revivre pour s'en libérer les scènes angoissantes de la petite enfance.

Ces travaux menés à bien, le personnage apparaîtra alors pour ce qu'il est vraiment : une figure de l'altérité qui fait de toute lecture une rencontre exemplaire.

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