Pratiques Habitantes Dans Des Logements d'Une Seule Pièce

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  • Mme Cline Rosselin

    Pratiques habitantes dans des logements d'une seule piceIn: Communications, 73, 2002. pp. 95-112.

    AbstractOne-room flats (comprising four walls and a front door) combine multiple material phenomena and social situations : a variety ofinhabitants and life-trajectories, distinct reasons for their choice of this form of accommodation, different architectural contexts,the presence of other forms of accommodation in which to reside, spaces which have become singular. Nevertheless, thearchitectural unity which characterises them leads to interrogations on dwelling in terms of construction and not in terms of the apriori ascription of spaces. Through observation of the action of inhabitants on their objects a complex practice of the multiplespaces contained within a few square metres is brought to light.

    RsumLes logements d'une seule pice (quatre murs et une seule porte) regroupent une multiplicit de phnomnes matriels et desituations sociales : une diversit des habitants et de leur parcours, des raisons distinctes d'habiter ce type de logement, descontextes architecturaux diffrents, la prsence d'autres logements habiter, des espaces devenus singuliers. L'unitarchitecturale qui cependant les caractrise conduit des interrogations sur l'habiter en termes de construction et non dedtermination a priori des espaces. L'observation des actions des habitants sur leurs objets montre une pratique complexe desmultiples espaces contenus dans quelques mtres carrs.

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    Rosselin Cline. Pratiques habitantes dans des logements d'une seule pice. In: Communications, 73, 2002. pp. 95-112.

    doi : 10.3406/comm.2002.2114

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_2002_num_73_1_2114

  • Cline Rosselin

    De la catgorisation a priori la construction des espaces <

    L'observation des pratiques habitantes

    dans des logements d'une seule pice

    Une dizaine de mtres carrs, quatre murs et une seule porte, celle de l'entre. Ces donnes rpondent au signalement de logements tudis entre 1994 et 1997 Paris et en rgion parisienne. Le choix de cet objet d'tude correspondait une dmarche la fois thorique et mthodologique. Il s'agissait d'une rflexion sur un logement dpourvu de cloisons * et d'une mise l'preuve d'hypothses concernant le rle de l'action sur les objets dans la construction des espaces. Je m'interrogeais galement sur les difficults pntrer dans des espaces jugs intimes et sur la reprsentation que le chercheur se fait de ces espaces, sur la mise en place du terrain par rseau de connaissances, et enfin sur la ncessit de pouvoir conduire des observations et des entretiens sur le lieu d'habitation.

    C'est dans ce contexte que les logements d'une pice ont t tudis. J'indiquerai, dans un premier temps, ce que recouvre l'appellation logement d'une pice , pour affiner progressivement la spcification de mon terrain d'investigation. Dans un deuxime temps, je m'attacherai la comprhension de quelques pratiques habitantes et la construction des espaces qui en dcoule.

    DE LA CATGORISATION DES LOGEMENTS D'UNE PICE

    Construction d'un terrain d'enqute.

    Sur la base des donnes de 1980, les statistiques en matire de logement et les analyses qu'elles engendrent procdent de catgorisations qui voient les logements d'une seule pice leur chapper totalement : ces derniers ne sont pas des logements ordinaires 2. Elles alternent ainsi entre leur

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    exclusion pure et simple (Bernard, 1993), la confusion des studios et des pices uniques (Morniche et Bonnaud, 1990), le traitement part des foyers ou cits universitaires, la mise l'cart d'espaces vcus quotidiennement mais auxquels elles ne dlivrent pas l'appellation de logement (la caravane, la cabine de bateau, par exemple) [Eenschooten, Desmond et Morniche, 1990]. Ces diffrentes catgorisations rendent difficile, voire impossible, l'accs des donnes chiffres sur le logement d'une pice.

    partir de 1995, les donnes s'affinent : les foyers d'hbergement pour personnes ges (56 % du parc des locaux d'hbergement ), pour travailleurs (20 %), les rsidences pour tudiants (11 %), les tablissements pour adultes handicaps (9 %) et les centres d'hbergement d'urgence (4 %) sont intgrs la comptabilit3 (Champsaur, 1999a). Sur l'ensemble de la France, la capacit totale des locaux d'hbergement tait de 888 000 lits et 811 000 personnes ont t effectivement accueillies (ibid., p. 69). Au vu de mes propres observations, je peux affirmer que la plupart des logements dcrits ici sont effectivement d'une seule pice. En revanche, le nombre de lits ne fournit pas d'indications sur le nombre de logements.

    Le recensement de la population de 1999 (Champsaur, 1999b, p. 193) donne une ide du nombre d'habitants des collectivits. Pour la rgion Ile-de-France o j'ai conduit ma recherche, 68 860 personnes rsident en foyer de travailleurs, 27 582 en foyer d'tudiants, 45 713 en maison de retraite, 17 104 en hpital pour long sjour, 8 240 en communaut religieuse, 15 006 en centre d'hbergement et 8 199 dans d'autres collectivits. On apprend galement que la population des habitations mobiles est de 19 054 individus et que les dtenus, tudiants et militaires sans autre adresse personnelle reprsentent 16 630 personnes.

    Les logements d'une seule pice ne se retrouvent pas ncessairement dans ls collectivits : par consquent, ls chambres de bonne ne sont pas dnombres. Elles restent confondues avec les studios sous la catgorie rsidences principales d'une seule pice , soit 533 681 logements en Ile-de-France (ibid.), ou sont incluses dans les sous -locations et les meubls.

    A l'origine de l'enqute, la donne architecturale tait l'unique critre de slection des logements tudier. Ainsi, je n'ai personnellement exclu a priori aucun des types de logement - cellule de couvent ou de prison, maison de retraite ou caravane -, condition qu'ils soient effectivement d'une seule pice 4. En revanche, la prise de contact avec le terrain et les objectifs mthodologiques (observation des pratiques habitantes) m'ont conduite plutt vers des logements en foyers de jeunes tudiants, de travailleurs migrants, de femmes, en cits universitaires et vers ce qui est appel de faon restrictive les chambres de bonne . Par consquent,

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    j'ai travaill principalement avec des tudiants et des jeunes travailleurs qui n'taient pas propritaires de leur logement.

    Ce dtour par le traitement statistique des logements d'une seule pice rvle que ces espaces font problme au regard de la question de l'habiter. Toutefois, les pratiques habitantes qui s'y rencontrent imposent que ces logements soient effectivement pris en compte, ce que semblent admettre progressivement les statisticiens. Pour autant, les logements d'une pice ne se laissent pas enfermer facilement dans les typologies existantes. Sans doute vhiculent-ils encore un imaginaire de la marginalit, dont le roman raliste du XIXe sicle a pu poser les jalons et qui validerait une stigmatisation des habitants (en l'occurrence, des marginaux, des laisss-pour- compte, des hors-la-loi). Or les habitants des logements d'une pice rencontrs ressemblent plus aux personnages des deux derniers tages du 11, rue Simon- Crubellier dcrits par Perec dans La Vie mode d'emploi qu' ceux de Zola dans Pot-Bouille, de Sue dans Les Mystres de Paris ou d'Hugo dans Les Misrables.

    Un logement marginal, des habitants marginaliss ?

    Au regard de mon terrain, habiter une seule pice aujourd'hui n'est marginal ni d'un point de vue quantitatif ni d'un point de vue qualitatif. Le logement d'une pice est considr comme un espace de vie provisoire5 : les habitants ne demeurent pas, et ne souhaitent pas demeurer, dans ce type de logement, l'instar de Laye : pour moi, ici, c'est un tremplin . Ce provisoire peut tre plus long que ce qui tait envisag initialement, mais l'absence de projet plus long terme a videmment des consquences importantes sur l'amnagement des logements 6. Ce caractre provisoire explique en partie ma rencontre avec des habitants aux situations conomiques, professionnelles, familiales diffrentes et appartenant des classes d'ge, des catgories sociales et culturelles varies 7.

    Le logement d'une pice n'est pas forcment le logement d'une famille nombreuse et pauvre, mais il peut l'tre 8. Il n'est pas non plus systmatiquement celui d'une seule personne 9 : loin d'tre une exception, la vie plusieurs y est monnaie courante. La pratique peut tre institutionnalise (la pice contenant deux ou trois lits individuels,' ou le dortoir ) ou interdite (hbergement d'une personne alors que les rglements intrieurs ou le voisinage s'y opposent10), durable ou provisoire (hbergement d'un compatriote en attendant qu'il trouve une place dans un autre foyer).

    Les pices uniques tudies (en foyers d'tudiants, de jeunes travailleuses, de femmes, et en cits universitaires notamment) sont principalement occupes par des jeunes de 18 30 ans et par des tudiants. Cependant,

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    rduire la population des logements d'une pice une classe d'ge ou la vie estudiantine masquerait la diversit des habitants : par exemple, Jeanne, veuve, a 50 ans et deux fils adultes qui ne vivent pas avec elle ; Lassana (35 ans) est mari au pays , clibataire en France.

    Les origines gographiques, culturelles et sociales des personnes sont galement , diffrentes : Sngalais, Yougoslaves, Taiwanais, Nigrians,* Bretons, Franciliens, filles d'ouvriers, d'instituteurs ou fils de notables provinciaux, etc. L'habitation dans un logement d'une seule pice n"est donc pas propre un groupe social ou culturel." Il n'est pas non plus rserv la frange de la population la plus dfavorise ou en passe de l'tre. -

    En effet, les loyers, (ou redevances) mensuels .vont del 300 francs11 (pour un foyer de travailleurs migrants) 3 .700 (pour un foyer de jeunes tudiants) 12. Parmi les tudiants, certains doivent payer seuls l3 leur hbergement en travaillant (par exemple comme livreur de journaux, serveuse dans la restauration rapide), soit parce que le dpart de chez les parents implique, aux yeux de ces derniers, une indpendance financire que les jeunes doivent assumer, soit parce que les parents ne peuvent pas financer le logement de leurs enfants. En revanche, . d'autres tudiants sont totalement pris en charge financirement par leurs parents.

    La diversit dcrite ci-dessus tend, cependant, s'effacer au profit d'une situation transitoire que les habitants partagent. Ainsi, les travailleurs ont majoritairement des emplois dure dtermine (par exemple : secrtaire dans un grand hpital parisien, veilleur de nuit-artiste peintre, dame de compagnie, htesse d'accueil dans un ministre, plongeur dans un restaurant). Ce n'est pas tant le niveau de qualification requis pour ces emplois qui importe que leur caractre provisoire. Cette situation, tant en matire d'emploi qu'en matire de logement, n'tant pas dfinie une fois pour toutes, il devient ncessaire d'enregistrer le parcours de vie de chacun pour comprendre quel moment' s'inscrit ce passage dans le logement d'une pice.'

    Parcours d'habitants.

    La venue dans ce type de logement correspond une rupture juge importante par les habitants, mme si, majoritairement, ils estiment ne pas avoir fait le choix de vivre dans une seule pice. Le baccalaurat obtenu, une migration vers la capitale devient ncessaire pour la poursuite des tudes. Ces jeunes bacheliers (les habitants d'un foyer de jeunes tudiants tudi ont entre 18 et 20 ans) voquent souvent le rle trop actif des parents, pour lesquels le cadre du foyer offre un gage de scurit

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    tant physique qu'affective et s'inscrit comme relais une ambiance familiale . C'est dans ce contexte que les jeunes font l'exprience d'une indpendance, celle-ci pouvant dpasser les dsirs parentaux et engendrer des conflits lorsque les tudiants, de retour chez les parents en fin de semaine, se doivent de retrouver leur juste place dans la famille.

    D'autres exemples illustrent parfaitement la dimension transitoire du logement. Pour Catherine, une querelle avec ses parents s'accompagne de la ncessit de trouver un logement la hauteur de ses maigres conomies ; l'obtention d'une bourse lui ouvre les portes d'une cit universitaire. Jeanne, quant elle, est venue habiter dans une chambre de bonne Neuilly suite au dcs de son mari et un emploi de dame de compagnie retrouv. La guerre de Yougoslavie a entran l'exil et l'arrive clandestine Paris de Dayan ; il est log gratuitement par sa belle-famille dans une chambre de bonne. Il en va tout autrement pour ces Sngalais qui ont fui le chmage, en qute du paradis occidental , ou ont t contraints l'exil politique : certains n'ont pas de famille en France ou ses membres prsents sur le territoire franais, essentiellement des hommes, habitent dj des foyers d'immigrs. son arrive, Lassana s'est demand : O sont les Africains ? pour se rassurer, prcise-t-il. .

    Les emmnagements, qu'ils soient contraints ou choisis, sont donc lis des changements de -vie: l'autonomisation progressive pour les tudiants, le dbut de la vie active pour les jeunes travailleurs, le deuil pour Jeanne, l'arrive dans un pays tranger pour les immigrs. Aussi, la venue dans les logements d'une pice peut s'apparenter un rite de passage. L'ambigut de statut se manifeste travers un double objectif donn au logement : assumer, dans le mme temps, une fonction de catgorisation des habitants comme tant en marge de la situation sociale dominante et une fonction de socialisation.

    La plupart des habitants rencontrs ont aujourd'hui quitt le logement tudi. Les raisons, multiples, de leur dpart renvoient la fin de la phase de transition. Ainsi, Lassana ne supportait plus l'inscurit et le bruit et souhaitait faire venir sa famille en France, ce qui tait inenvisageable durant son sjour au foyer. Pascale, jeune travailleuse, a dmnag aprs avoir trouv un nouvel emploi. ( dure indtermine) et rencontr un compagnon. C'est en ce sens que les logements d'une pice sont de vritables espaces de transition et correspondent une phase de vie .

    Le logement d'une pice prend donc videmment sens dans un parcours, un avant et un aprs. Il s'inscrit galement dans un rapport un ailleurs habit ou habitable : le logement parental dans lequel certains tudiants rentrent en fin de semaine ou pour les vacances, les logements des deux. parents spars, la maison reue en hritage en province, la maison de campagne familiale, la maison construite au pays par les

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    immigrs, les logements des autres membres de la famille galement immigrs en rgion parisienne, celui de l'ami(e) constituent d'autres espaces vivre. Ils peuvent tre eux-mmes des logements d'une pice : chambre d'htel, caravane pendant les vacances. Cette multiplicit des logements, habits ou habitables montre que le systme d'habitat14 de la personne ne se limite pas un espace donn.

    Diversit des logements.

    Nous ne pouvons nous contenter de la caractrisation approximative donne en introduction. Les logements tudis se distinguent- par leurs habitants et par leur superficie. Une dizaine de mtres carrs n'est qu'une moyenne : dclare dans le but d'obtenir les aides de la Caisse d'allocations familiales, c'est une moyenne mathmatique. Dans les faits, les logements varient de 6 m2 22,5 m2 (pour une pice occupe officiellement par trois personnes).

    Au-del de cette comptabilit, les logements observs s'inscrivent dans un contexte architectural, voire institutionnel, diffrent. Les chambres de bonne se trouvent aux derniers tages des immeubles haussmanniens (ou au rez-de-chausse des immeubles plus rcents de la banlieue ouest parisienne), tandis que d'autres sont situs dans un btiment contenant des centaines de logements d'une pice. Dans ces institutions, un rglement intrieur prcise les conditions d'hbergement : un contrle du temps (heure d'extinction des feux, fermeture possible des portes du btiment) et des espaces (les espaces communs et privatifs font l'objet de restrictions d'usage comme l'interdiction des appareils lectriques, la prsence d'un verrou extrieur que le grant peut condamner dans le cas o le loyer n'aurait pas t pay, l'impossibilit de dplacer le mobilier ou de mettre des affiches au mur l'aide de colle ou adhsif , l'interdiction d'hberger, voire d'accueillir, une tierce personne). Les chambres de bonne ne sont pas en reste quant ce contrle possible : mme le voisinage se croit autoris intervenir dans la dfinition d'un ce qui doit tre de principe, c'est--dire, par exemple, dans la possibilit ou non de partager la pice avec quelqu'un15.

    Le versement mensuel d'un loyer autoriserait penser que les locataires bnficient d'un droit sur l'espace. Ce droit est en fait trs limit ; il l'est d'autant plus dans ls institutions de type foyer : les habitants n'y sont pas considrs comme des locataires, mais comme des rsidents , et ils ne paient pas un loyer, mais une redevance . Tout est mis en uvre pour que les habitants ne s'approprient pas un espace dans lequel ils ne doivent tre que de passage 16.

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    Les habitants des chambres de bonne comme ceux des autres logements tudis partagent des espaces avec d'autres personnes : je ne parle pas ici des couloirs, escaliers ou hall d'entre propres tout immeuble, mais des W.-C, parfois des douches et, pour les institutions de type foyer, des cuisines communes, voire des, rfectoires, des salles de tlvision. Ces espaces sont extrieurs aux logements et peuvent tre considrs comme des extensions, plus ou moins exploites par les habitants. Ces extensions rejettent du logement les pratiques non seulement plus collectives mais aussi plus intimes (les- W.-C. sur le palier), et donc leurs contrastes qui participent de la dfinition de l'habiter. Pour autant, les rglements intrieurs et la prsence du voisinage ne contribuent pas faire de ces logements des lieux de discipline au sens de Foucault17.

    En effet, l'observation montre que, aussi contraignants que puissent paratre ces espaces de vie quotidienne (par leur superficie restreinte, par le mobilier 18 standard que fournit le propritaire ou l'institution d'accueil et, certains gards, par le voisinage) et les faons juges correctes de les utiliser, les habitants mettent en uvre des .pratiques surprenantes. Comme je l'ai l'expos ailleurs (Rosselin, 1999), les rglements sont sans cesse contourns, voire dtourns, les espaces, singulariss, aboutissant ainsi rintroduire du collectif et de l'intime dans les logements. Lorsque l'(es) habitant(s) accueille(nt) un visiteur - l'accueil est une des multiples faons de renouer avec des gestes socialement valoriss , celui-ci ne peut qu'tre tonn de ce qui se cache derrire ces portes aux couleurs sombres croises dans les couloirs. Tentures, lit transform en canap couvert de coussins et de tissus, affichs, plantes vertes, tapis, mezzanine, frigo, tlvision, table basse, mais aussi la disposition du mobilier, contribuent rendre singulier chacun de ces logements. Dans une mme institution, les mmes pices peuvent n'avoir de commun que la surface habitable et le mobilier d'origine. Mais c'est surtout la pratique quotidienne de l'espace qui offre l'observateur les moyens d'tudier la diversit relle des manires d'habiter, masque par l'unit architecturale apparente.

    Les logements d'une seule pice renvoient donc une multiplicit de phnomnes : une diversit des habitants et de leur parcours, des raisons distinctes d'habiter ce logement, des contextes architecturaux diffrents, la disponibilit d'autres logements habiter, des espaces devenus singuliers. L'unit architecturale, avec les nuances apportes plus haut, conduit une interrogation essentielle : habiter une seule pice, est-ce pour autant habiter un seul espace ?..

    Les noms donns l'espace de vie quotidien par les occupants s'avrent emprunts au vocabulaire du logement de plusieurs pices ou un registre smantique en rupture avec l'ide communment admise du logement :

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    c'est le couloir , le cagibi , la salle de bains , la cellule , la turne ou encore la cage lapins . Cet usage de substituts nominatifs montre que la pice unique est perue comme une atteinte possible l'humanit des habitants, au moins dans un premier temps19. De plus, les occupants font correspondre une dnomination unique la pice : le couloir ou l salle de bains.

    Les appellations couramment employes rvlent la difficult identifier et dfinir cet espace. Chez Agns, le lavabo trnant sur un des cts de la pice l'a terriblement choque son arrive : Avant, j'avais un lavabo qui faisait un coin quand mme ! L, le lavabo au milieu... Je me suis dit : "C'est une prison", je ne voyais que le lavabo ! Pour cette habitante, la surface restreinte n'a pas pos d problme elle m'a expli-*

    que qu'elle avait dj vcu dans un foyer l'anne prcdente -, mais la localisation du lavabo, l'absence de coin sanitaire dans lequel le rapport intime au corps serait respect, l'a perturbe : C'est une partie intime ! Il y a mes produits pour me laver, il y a mes gants [de toilette]. Les gens voient quand ils arrivent et a me gne un peu. Les catgories du propre et du sale, de l'intime et du public, la distinction (intriorise dans d'autres contextes) entre les diffrentes fonctions des pices se trouvent subitement chamboules, le logement ramassant entre ses quatre murs diffrents espaces qui seraient spars, ailleurs, par des cloisons.

    DE LA DTERMINATION < LA CONSTRUCTION DES ESPACES

    Des coins .

    L'absence de cloisons ne peut pas conduire considrer cette pice unique comme une chambre, quoique la prsence proportionnellement imposante du lit (80 x 180 cm ou 90 x 190 cm) puisse faire natre cette impression premire. Des donnes matrielles prexistantes contredisent dj une dfinition univoque de cet espace ; ainsi en est-il des coins .

    Lorsque les habitants pntrent pour la premire fois dans la pice, il existe des coins dj constitus. Ils sont prconstruits par la proximit spatiale de meubles et d'objets, ainsi que par la prsence ou l'absence de prises lectriques, d'arrives d'eau, de prises de tlphone et de tlvision qui gnrent autant de contraintes que de potentiels d'amnagement. La dfinition de ces coins est ici imprgne de l'ide fonctionnelle de pice, reprenant son compte les propos de Georges Perec (1985, p. 41) :

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    une chambre, c'est une pice dans laquelle il y a un lit ; une salle manger, c'est une pice dans laquelle il y a une table, des chaises, et souvent un buffet [...].

    Le coin contient sans enfermer. Ainsi, le coin salle de bains , quand il existe, correspond un espace ouvert sur la pice, contenant un lavabo, parfois un bidet ou un bac douche, aux environs desquels est fix un miroir ou une armoire de toilette. La prsence de ces coins , donns aux habitants au moment de leur installation, puis nomms et amnags par ceux-ci, laisse entendre une tentative de diffrenciation d'espaces distincts au sein d'une pice unique.

    Dans un premier temps, l'emmnagement des objets des habitants rpond cette premire identification de la pice : la lessive, le linge sale, le savon, le liquide vaisselle, la vaisselle, la brosse dents, la serviette de toilette trouvent une place normale vers le point d'eau. Puis les habitants, en dplaant du mobilier (que ce soit permis ou non), semblent s'orienter vers une fragmentation de l'espace, voire un assemblage de coins . Ainsi, Anne a recompos son antre - l'quivalent pour elle d'un bureau dans un logement de plusieurs pices en coinant sa table dans un angle form par deux pans de mur et en plaant proximit un meuble-tagre qui lui appartient. Sapho, en fixant un foulard transparent entre l'espace devant la porte d'entre et l'alcve dans laquelle se situe son lit, a cr le coin d'une intimit qu'elle sentait menace. Cette volont de raliser des sparations dans l'espace unique se retrouve chez tous les habitants.

    L'explication immdiate de cette organisation spatiale serait bien sr d'y voir un dcoupage de l'espace model par la pratique de logements de plusieurs pices,. et sans doute est-ce une interprtation pertinente. Mais elle ne l'est que partiellement. En effet, la sparation des espaces correspond aussi chez les habitants une ncessit ressentie de combler des vides. Aussi tonnante que puisse paratre cette ncessit, ils sont nombreux l'exprimer, l'instar de Marie, qui comparait son nouvel espace de 16 m2 celui qu'elle occupait l'anne prcdente : Je n'touffe pas dans cette pice-l. Justement, Je la trouvais trop grande au dbut. Heureusement, on m 'a donn des tagres pour combler un peu. Mais avec une armoire, un bureau et un lit, a faisait trs vide. Cependant, ces espaces vides sont rapidement affects : faire scher ou repasser le linge, accueillir des objets en transit.

    Les logements d'une seule pice ne sont pas conus pour satisfaire certaines pratiques pourtant -courantes dans les autres logements. Par consquent, des espaces et des objets, prvus initialement pour remplir

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    une fonction, sont transforms : la majorit des habitants possde un matelas supplmentaire - cach sous le sommier, des couvertures, pour hberger un ami de passage alors que cela peut tre interdit ; un bidet rempli d'eau froide sert de rfrigrateur.

    Le dtournement d'espaces ou d'objets s'explique autrement que par un manque de place ou de rangements : les espaces laisss vides permettent au corps de se mouvoir sans se cogner et d'accueillir, plus ou moins provisoirement, des objets qui n'ont pas de place dfinitivement assigne ou qui sont en situation de transition (le linge en train de scher est entre la machine laver et l'armoire ; le sac main, le manteau de saison ou le parapluie sont considrs comme tant de passage dans la pice).

    La constitution des coins par les habitants se ralise donc dans une recherche d'quilibre entre combler l'espace et laisser des espaces libres. Si. le regard ne se porte que sur les coins forms par un ensemble d'objets, si l'observation fait abstraction des habitants en train de vivre dans leur pice,, il est impossible de faire merger l'ide qu'un espace donn se pratique toujours selon deux modalits : en relief, par le contour- nement des objets rassembls en coin , en creux pour les espaces vides, laisss libres pour pouvoir tre ponctuellement occups.

    Des espaces -temps partags.

    L'occupation de la pice par plusieurs habitants est une bonne illustration de la ncessaire distinction faire entre une observation photographique de la pice et la prise en compte des actions habitantes. Ici, des coins individualiss sont immdiatement visibles : le nombre de meubles (lit, table, chaise, armoire) indique le nombre de cohabitants dfini par le propritaire ou l'institution d'accueil ; la disposition de ces objets trace des lignes imaginaires entre le coin d'un habitant et celui de l'autre. Les habitants dfinissent bien ce qu'ils appellent leur coin , mais celui-ci varie sans cesse en fonction de la prsence ou de l'absence des autres. Ainsi, lorsque Galle et Virginie se trouvent ensemble dans la pice, les objets et les corps passent d'un espace l'autre sans qu'aucune des deux ne s'en plaigne. En revanche, si l'une quitte la pice en ayant mis en cause la sparation tacitement reconnue des objets et des espaces, l'autre estime qu'il y a dsordre : un cahier venu se perdre sur le bureau de l'une, des vtements jets sur sa chaise ncessitent soit un rajustement du corps l'espace, soit un effort de rangement.

    L'ide d'un territoire possd et dlimit une fois pour toutes n'est donc pas seule en cause. Lorsque, l'anne suivante, Galle partagera une pice avec deux autres rsidentes,- elle se rjouira: /ta un avantage cette

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    anne, parce qu ''elles vont rentrer chez elles tous les week-end. Ce week- end, c'est ma chambre ici. Je n 'aurai pas que ce petit coin. La dimension temporelle intervient donc fortement dans le partage des espaces. Adam's a momentanment hberg un cousin qui travaillait la journe alors que lui est veilleur de nuit : la rpartition de l'espace se faisait moins dans la dtermination de coins respectifs que, l aussi, dans le temps.

    Contrairement ce qui est donn voir immdiatement au visiteur, les logements d'une pice sont plus qu'un assemblage de coins visant reproduire les sparations existant dans un logement de plusieurs pices. Ainsi, le dplacement des objets et des meubles n'est pas une mince affaire : quand un meuble bouge, l'ensemble de la pice se transforme, l'ensemble de l'espace est reconsidrer, redfinir. Catherine en a fait l'exprience lorsqu'elle a dplac sa. table de travail pour accueillir- un groupe d'tudiants : il restait, selon elle, un espace vide, et d'autres espaces taient trop pleins. Elle a compris que le seul dplacement de la table touchait le coin cuisine : J'ai rapidement trouv la fonction table de cuisine une fois que je l'ai mise l. De mme, Adam's a chang plusieurs fois la place de son lit : tant que le lit tourne, la table tourne aussi .

    Les tudes menes par Y. Bernard (1993) montrent que huit mnages sur dix n'ont jamais modifi l'usage de leurs pices depuis leur installation et six sur dix jamais chang leurs meubles de place. Les habitants des logements d'une pice ne se retrouvent pas dans cette analyse. En effet, l'espace habit est sans cesse remani : les meubles sont dplacs, des objets disparaissent, d'autres arrivent, et ce, durant tout le temps d'occupation du logement. Les institutions de type foyer, lorsque la mixit existe, sont un lieu propice aux rencontres amoureuses. L'un des logements peut alors tre partag, certains moments de la journe ou de la semaine, par le couple. Marie commente ainsi cette situation : Cette anne, il m'arrive de passer une semaine l-haut, chez lui. Alors les objets se baladent: la tlvision, la cafetire, certains dermes habits. Dans le mme temps, l'autre pice reste plus l'espace d'un seul des membres du couple. La localisation du logement du couple peut changer ainsi d'une semaine sur l'autre l'activit de chaque habitant un moment donn de l'anne (les priodes d'examen, par exemple) influenant le choix de la pice rserve au couple -, pour disparatre lorsque chacun regagne ses quartiers pour une dure plus ou moins longue. Ce n'est donc pas toujours le mme logement qui accueille le couple pour des moments partags, comme manger, dormir, regarder la tlvision, et l'un des logements n'est pas forcment celui du couple. Le partage frquent de la vie quotidienne avec l'autre entrane des dplacements d'objets et de meubles entre les deux pices. En outre, d'une anne sur l'autre, l'un des membres du couple peut quitter la cit universitaire ou le foyer. Aussi l'habitant

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    restant rcupre-t-il bien souvent des objets et meubles de son ami(e) parti(e). Ces transformations dans la disposition et mme la prsence des meubles. et des objets et, par consquent, dans la pratique quotidienne des espaces ne se limitent pas au cas dcrit ici : les changements de situation professionnelle, les dmnagements de voisins qui se dbarrassent, disent-ils, d'objets dont ils n'ont plus besoin, la qute d'un espace inexistant offrent l'observateur de ces logements une ralit extrmement mouvante.

    En l'absence de cloisons, le moindre changement se rpercute donc sur l'ensemble de la- pice. Sapho a pos le problme autrement, mais est arrive aux mmes conclusions : Si on a plusieurs pices [;..] un salon, on peut changer le salon et pas changer la chambre. Mais ici, c'est tout. Tous ces matriaux [elle tient une nappe entre les doigts], a fait longtemps que je les ai. Ds que je rentre ici, je sais que tous les objets me sont familiers. Si je veux changer, il faut que je change tout.

    Les extensions aux logements, lorsqu'elles sont exploites, peuvent remplir partiellement la fonction dvolue habituellement d'autres pices : la salle de tlvision, le rfectoire, les sanitaires. Cependant, aucun des habitants ne considre le btiment comme une grande, maison dans laquelle il aurait sa chambre. Les logements tudis ne sont donc pas des pices destination unique : ni salon, ni cuisine, ni chambre, ni salle de bains. Les propos de Lawrence montrent bien la complexit de cet espace, complexit issue en partie de la rfrence d'autres normes spatiales : C'est vrai que tout est dans le mme espace : la chambre, la cuisine, le salon. Tout est l, mme si ce n 'est pas un salon. La pice unique ne saurait tre qualifie une fois pour. toutes :, tout espace y est potentiellement prsent et susceptible d'merger grce aux pratiques 20, mais celles-ci, doivent aussi compter avec la .prsence permanente d'objets trangers la dfinition habituelle de certains espaces. Comment faire de cette pice une chambre quand les odeurs du dernier repas subsistent ? Comment faire.de cette pice un salon si la prsence d'un lavabo au milieu rappelle sans cesse que cette pice n'est justement pas un salon ?

    La construction des espaces.

    Le choc d'Agns devant le lavabo a correspondu, dans un premier temps, la question d'une intimit corporelle et de sa prservation face un visiteur potentiel. Autre chose cependant la troublait : une surface laisse libre devant l'objet et qui le rendait d'autant plus visible., Ds lors que la pratique de l'espace est devenue naturelle , pour reprendre ses termes, qu'elle a. pu hberger un ami sans avoir honte de montrer, ses

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    affaires de toilette, le lavabo s'est progressivement. fondu dans le dcor. La prsence de celui-ci ne l'a finalement pas empche d'habiter l'espace. Chez de nombreux habitants, j'ai relev ainsi une progression dans le rapport la pice unique/ Choqus, troubls ou amuss durant les premiers temps de l'occupation de la pice, ils entrent ensuite dans une phase de dcouverte de ses potentialits travers leurs propres pratiques ; puis, lorsque, le dpart est imminent; ils expriment une lassitude : le lavabo rapparat dmesurment volumineux, le lit, inconfortable, la pice, trop petite.

    C'est sur la. deuxime phase que je voudrais insister prsent. Pour passer d'un espace un autre, l'habitant ne peut pas changer de pice : il cre son espace de vie quotidien soit en bougeant les meubles de place, soit en se dplaant dans la pice, soit en manipulant les objets sans avoir se mouvoir. Aussi, le placement des objets n'est pas uniquement tributaire de la surface restreinte du logement21 et d'une. organisation que celle-ci imposerait : il offre galement une toile de fond partir de laquelle les pratiques habitantes dessinent de nouveaux espaces/

    Le placement des objets doit, apparemment, satisfaire une ncessit de commodit : porte de main . L'espace dans lequel les habitants se trouvent le plus souvent ( leur bureau ou sur leur lit) contient un nombre suffisant d'objets qu'ils peuvent atteindre par une simple extension du bras, afin de rpondre aux diffrentes actions ralisables dans cet espace. Au-del de sa dimension pratique, cette organisation permet de transformer l'espace vcu grce la proximit d'objets divers favorisant le passage d'une action une autre. L'action sur les objets participe ainsi de. la construction des espaces vcus.

    Cette analyse des espaces et des objets dans l'action est le fruit de plusieurs s. observations, dont certaines ont t menes dans des logements de plusieurs pices 22. J'ai voulu m'interroger sur le fait, simple en apparence, d dbarrasser une table, par exemple, la suite d'un geste qui' avait particulirement attir mon attention. Ce geste est celui de Ccile, pratiquante bouddhiste. L'autel qu'elle avait rig dans sa pice, situ droite de la porte, formait un espace par lequel il! tait ncessaire de passer pour- pntrer plus avant chez elle. Lorsque je frappai la porte, le jour o. nous avions fix notre rencontre, personne ne me rpondit; Un long silence m'encouragea signaler nouveau ma prsence. Tandis que je me dcidais attendre Ccile, que je croyais sortie, la porte s'ouvrit. Aucun commentaire ne fut mis : j'tais peut-tre en avance et je l'avais drange. En entrant dans la pice, je vis qu'une chaise tait tourne vers l'autel. Je compris les raisons de mon attente : elle tait en train de prier lorsque j'avais frapp la porte23. Tout en me parlant, Ccile vint prs de moi alors que je me tenais un mtre de

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    cette chaise, et dplaa le sige de quelques centimtres. Dans un premier temps, cette manipulation, sans consquence apparente sur l'organisation de l'espace, venait clore une action passe en liminant de la chaise les traces d'une pratique spirituelle et corporelle antrieure., Dans un deuxime temps, le sige pouvait nouveau servir, immdiatement ou plus tardivement, * d'autres fins. L'espace constitu par l'autel et la chaise tait prt tre redfini : le logement pouvait devenir un espace entirement consacr la discussion sans pour autant que des . objets aient t vraiment dplacs.

    Cet exemple illustre le rle des gestes dans l'articulation des espaces : le geste de Ccile sur la chaise permet d'articuler un espace-temps de prire solitaire un espace-temps de discussion (l'entretien venir). De mme, une des premires tches ralises le matin par les habitants aprs, pour beaucoup d'entre eux, l'ouverture de la fentre concerne le lit. Faire son lit dans un espace d'une seule pice s'explique en partie, et, en partie seulement, par le caractre trs intime de ce meuble. Pour Nadine, le lit fourni par le foyer de jeunes travailleuses tait son lit : Ici, rien n'est moi sauf le lit.. C'est mon lit. Au lever, recouvrir le lit d'une couette bariole, d'une couverture, d'un simple tissu, et parfois de coussins, transforme le meuble en canap. Cette action, sans doute oblige socialement, permet aussi le passage de dans le ht sur le lit et le rend utilisable pour accueillir, ventuellement; d'autres personnes, et, srement, l'habitant lui-mme, d'autres moments de la journe. A partir du lit, allongs ou assis, les habitants lisent, apprennent leurs cours, regardent la tlvision, discutent, gotent ou mangent, dorment, rvent, aiment. Ces diffrentes actions dfinissent. autant. d'espaces. vcus distincts. L'espace se limite au lit lorsqu'une action, comme lire, n'implique pas d'objets loigns. Il s'tend ds lors que d'autres objets ou des personnes s'y intgrent : la tlvision allume, la musique plus ou moins forte d'un gnrique de feuilleton se rpandant l'ensemble de la pice, la table basse sur laquelle reposent les pieds de l'habitant, les odeurs d'un plat cuisin apport par un .voisin.

    Les objets placs certains endroits de la pice pour dlimiter des coins rvlent une organisation spatiale proche de celle rencontre dans une architecture cloisonne. Cependant, la prsence conjointe d'objets qui peuvent entrer en dissonance avec un espace dfini un moment donn . (par exemple, le lavabo et le salon) rend complexe la construction d'espaces clairement dlimits. Ce sont donc les actions sur les objets et le dplacement des habitants dans l'espace qui viennent se substituer aux cloisons, en rendant fluides les espaces, les temporalits, les relations l'autre et, par l, en redfinissant les espaces vcus24.

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    Les logements d'une seule pice permettent de mettre en cause une vision fige des espaces. Il existe des catgories dterminant des oppositions spatiales, comme celles du sale et du propre, du jour et de la nuit, du fminin et du masculin, de l'intrieur et de l'extrieur25. Ces oppositions mriteraient, cependant, d'tre considres comme les deux ples d'un continuum entre lesquels les espaces subissent des transformations. La pice unique offre ainsi des conditions idales d'observation des passages d'un espace un autre.

    Il n'est pas toujours ais de reconnatre l'influence effective que peut avoir la pratique, antrieure ou simultane, de logements de plusieurs pices dans la construction des espaces au sein d'un logement d'une seule pice. De mme, il est trs difficile de dfinir avec exactitude ce qui, des contraintes matrielles, spatiales, temporelles, de voisinage ou institutionnelles, et ce qui, des actions des habitants, l'emporte dans la dfinition des espaces. Sans doute la question est-elle d'ailleurs mal formule tant il semblerait que les logements d'une pice se nourrissent d'une vritable alchimie : jeu avec le jeu des autres personnes en prsence, entre imposition et construction des espaces.

    Le statut infrioris par la location ou la rsidence , les rglements imposant des devoirs et donnant peu de droits, la surface restreinte des logements n'empchent finalement pas que se ralise, au moins partiellement, la construction de soi par et dans l'espace, au moyen du dcor, des meubles et de l'action sur les objets.

    Cline ROSSELIN [email protected]

    Universit d'Orlans, UMR 8099, CNRS-Paris V

    NOTES

    1 . la diffrence des studios, qui comportent une salle de bains ou des W.-C. Le logement d'une pice entendu ici ne correspond donc pas exactement ce que les statistiques nomment galement logement d'une seule pice .

    2. Les tablissements o rsident les personnes comptes part, les populations des habitations mobiles et les mnages collectifs en taient donc exclus (Champsaur, 1999a, p. 77).

    3. Les pourcentages sont issus d'une tude de 1997. 4. Il ne s'agit pas de dire ici que les mmes modalits gouvernent l'occupation de tout espace

    pourvu qu'il soit d'une seule pice. Mon terrain aurait t totalement modifi si, par exemple, j'avais pu tudier galement des cellules de prison. Mes changes avec G. Rostaing, spcialiste de l'univers carcral, m'ont permis de constater que certaines de mes observations pouvaient tre

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    transposes ce contexte, mais les risques encourus (tant politiques que thoriques) par une dmarche comparative entre mon terrain et le sien ne nous ont pas chapp.

    5. Les rglements intrieurs de certaines institutions de type foyer (les cits universitaires sont incluses dans cette appellation) imposent une dure d'occupation des logements soit en fonction du nombre d'annes passes dans l'tablissement, soit en fonction du changement de statut de l'habitant (arrive d'enfants, fin des tudes, par exemple).

    6. Les diffrents modes d'acquisition des objets qui s'y trouvent illustrent le dsir de crer des espaces singuliers tout en contentant un refus de s'installer : peu d'achats pour la pice, rcupration (dans les poubelles, par le dmnagement d'autres habitants partis de l'tablissement, par l'apport d'objets issus du logement prcdent), achat d'objets pour un logement futur, travaux toujours remis plus tard.

    7. Il tait pourtant permis de penser que cette diversit serait minimise par la mthode employe.

    8. Je dois prciser ici que je n'ai pas travaill avec des familles reprsentes par plusieurs gnrations.

    9. Ces deux cas de figure (la famille et la personne isole) correspondent deux moments de l'histoire de la conception des logements d'une seule pice en milieu urbain. Le logement populaire d'une seule pice du XIX' sicle est un logement majoritairement considr comme insalubre et que les gens occupent par dfaut. A la toute fin de ce mme sicle, les philanthropes et les hyginistes se sont intresss aux meubls et ont envisag des programmes de construction rservs aux clibataires (voir Eleb- Vidal, 1994). Mais, comme le souligne R.-H. Guerrand (1989), la pice unique est le lot de la famille ouvrire jusque dans les annes 1930.

    10. Ici, les statistiques ne peuvent pas comptabiliser le nombre rel d'habitants logs dans une seule pice.

    11. Les prix sont de 1998. . 12. Dans ce foyer, la demi-pension est comprise dans le prix. 13. Dans ce cas, la plupart des tudiants sont aids de bourses ou d'allocations logement. 14. On trouvera ce concept dvelopp dans Bonnin et Villanova (dir.), 1999. 15. Valrie s'est vu rprimander, le lendemain d'une soire passe chez elle avec un ami,

    par un mot dans sa bote aux lettres lui signifiant qu'une chambre de bonne devait tre occupe par une seule personne.

    16. C. Quiminal (1991^ p. 84) avait relev cette distinction en travaillant sur le foyer pour Africains : Logement sans titre, les habitants n'y sont pas locataires, mais rsidents, on les hberge, ils n'y ont aucun droit, ils peuvent tre expulss tout moment. Ils ont des devoirs : payer leur loyer, respecter le rglement. A un degr moindre toutefois, j'ai retrouv ce dsquilibre entre droits et devoirs dans tous les logements tudis.

    17. M. Foucault (1975, p. 168) crivait : L'espace des disciplines est toujours, au fond, cellulaire.

    18. Tous les logements tudis taient dj en partie meubls leur arrive (lit, armoire ou tagre, table, chaise).

    19. Ces noms initialement donns tendent disparatre progressivement du discours des habitants : par la suite, ces derniers dcrivent leur logement comme tant sympathique , mignon , voire douillet .

    20. La recherche de Ph. Bonnin (1983, p. 287) sur l'Ostal en Margeride, analysant cette forme ancienne de la pice unique des maisons rurales, a montr que toute pratique n'a pas son espace spcifique, et, inversement, tout espace n'est pas le lieu d'une pratique spcifique .

    21. Dans 6 m2 comprenant un lit simple, une armoire, un lavabo et un bureau, Ccile a install un rfrigrateur.

    22. Voir Rosselin, 1994. 23. Elle me le confirma quelques minutes plus tard. 24. Pour une analyse de l'espace d'entre dans les mmes termes, voir Rosselin, 1995. 25. Cette opposition est nuancer pour les pices situes dans des institutions de type foyer.

    Les portes sont frquemment ouvertes ou entrouvertes, les frontires entre le collectif et l'individuel extrmement labiles. .

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    RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

    BERNARD, Y., 1993, La France au logis , tude Insee, Paris, Architecture + Recherches-Mardaga. BONNIN, Ph., 1983, L'Ostal en Margeride, Paris, d. du CNRS. BONNEV, Ph., et VlLLANOVA, R. de (dir.), 1999, D'une maison l'autre. Parcours et mobilit rsi

    dentielle, Grane, Craphis. * CHAMPSAUR, P. (d.), 1999a, Synthse. Comptes du logement : dition 1999, n '31 (octobre), Paris,

    Insee. - 1999b, Recensement de la population 1999. Tableaux, rfrences et analyses. Exploitation principale. Dpartements-Rgions, Paris, ministre de l'conomie, des Finances et de l'Industrie-Insee.

    ELEB- Vidal, M., 1994, L'Apprentissage du chez-soi : le Groupe des Maisons Ouvrires, Paris, avenue Daumesnil, 1908, Marseille, Parenthses.

    Eenschooten, M., DESMOND, N., et Morniche, L., 1990, Les Conditions de logement des mnages en 1988, Paris, Insee Rsultats, p. 36-37.

    FOUCAULT, M., 1975, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard. GUERRAND, R.-H., 1989, Cent Ans d'habitat social: une utopie raliste, Paris, Albin Michel. MORNICHE, P., et BNNAUD, C, 1990, L'habitat en France en 1988 , Insee Cadrage, Consom

    mation-Modes de vie, n 3 (avril). PEREC, G., 1985, Espces d'espaces, Paris, Galile. QuiMlNAL, C, 1991, Gens d'ici, gens d'ailleurs : migrations Sonink et transformations villageoises,

    Paris, Christian Bourgois. ROSSELIN,C., 1994, La matrialit de l'objet et l'approche dynamique instrumentale *,in J.-P. War-

    nier (d.), Le Paradoxe de la marchandise authentique, Paris, L'Harmattan, p. 147-177. - 1995, Entre, entrer. Approche anthropologique d'un espace du logement , Espaces et Socits, n 78, Paris, L'Harmattan, p. 83-96.

    - 1999, L'habiter, un concept normatif ? propos de l'appropriation des logements d'une seule pice , in Alina, Grenoble, Trapzes Editions, p. 39-54.

    RSUM "

    Les logements d'une seule pice (quatre murs et une seule porte) regroupent une multiplicit de phnomnes matriels et de situations sociales : une diversit des habitants et de leur parcours, des raisons distinctes d'habiter ce type de logement, des contextes architecturaux diffrents, la prsence d'autres logements habiter, des espaces devenus singuliers. L'unit architecturale qui cependant les caractrise conduit des interrogations sur l'habiter en termes de construction et non de dtermination a priori des espaces. L'observation des actions des habitants sur leurs objets montre une pratique complexe des multiples espaces contenus dans quelques mtres carrs.

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    SUMMARY

    One-room flats (comprising four walls and a front door) combine multiple material phenomena and social situations : a variety of inhabitants and life-trajectories, distinct reasons for their choice of this form of accommodation, different architectural contexts, the presence of other forms of accommodation in which to reside, spaces which have become singular. Nevertheless, the architectural unity which characterises them leads to interrogations on dwelling in terms of construction and not in terms of the a priori ascription of spaces. Through observation of the action of inhabitants on their objects a complex practice of the multiple spaces contained within a few square metres is brought to light. ,

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    PlanDe la catgorisation des logements d'une pice Construction d'un terrain d'enqute. Un logement marginal, des habitants marginaliss ? Parcours d'habitants. Diversit des logements.

    De la dtermination la construction des espaces Des coins . Des espaces-temps partags. La construction des espaces.

    Bibliographie