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Psychologie et essentìalisme : un inquiétant renouveau Author(s): Marie-Claude Hurtig and Marie-France Pichevin Source: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 16, No. 3, PSYCHOLOGIE ET ESSENTIALISME (1995 AOÛT), pp. 7-32 Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40619610 . Accessed: 15/06/2014 07:31 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Questions Féministes. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 07:31:47 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

PSYCHOLOGIE ET ESSENTIALISME || Psychologie et essentìalisme : un inquiétant renouveau

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Psychologie et essentìalisme : un inquiétant renouveauAuthor(s): Marie-Claude Hurtig and Marie-France PichevinSource: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 16, No. 3, PSYCHOLOGIE ET ESSENTIALISME (1995AOÛT), pp. 7-32Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions AntipodesStable URL: http://www.jstor.org/stable/40619610 .

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Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin

Psychologie et essentìalisme : un inquiétant renouveau

Résumé

Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin: "Psychologie et essentialisme: un inquitéant renouveau". Les liens entre caractéristiques psycholo- giques féminines etmasculines etcatégories de sexe ont été depuis les débuts de la psychologie objet de débats et de contro- verses et alimentent à intervalles réguliers la presse grand public et la vulgarisation scientifique. Les recherches des années 70 avaient amené à dissocier sexe et genre. Mais, probablement en relation avec la crise sociale actuelle, on assiste à une recrudescence de l' idée de natures féminine et masculine irréductiblement différentes, idée qui privilégie une dichotomie rigide à fondements biologiques et qui a tendance à nier les déterminants sociaux. Dans cet article, nous avons cherché à montrer comment des faits et arguments scienti- fiques sélectionnés et détournés viennent soutenir cette pensée sociale. Son décalage avec les arguments scientifiques est analysé au regard de sa fonction idéologique. Enfin, nous avons recherché dans la littérature scientifique récente les origines et/ou les échos du discours social.

Abstract

Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin: "Psychology and Essentialism: A Disturbing Resurgence". Since the beginning of psychology, the link between sex categories and feminine and masculine psychological character- istics has been ahighly controversial issue, which has regularly appeared in both popular science and general public publications. Following the research of the seventies, the necessary dissociation of sex and gender became widely accepted. But probably due in part to the current social crisis, we are seeing a resurgence of the belief that the feminine and masculine natures are irreducibly different. This idea is based on a strict, biological dichotomy which denies virtually all social deter- minants. The aim of the present paper is threefold: (1) to show how this social ideology is in fact only supported by a selection of scientific arguments, (2) to discuss the ideological function of these deviations and resulting distortions, and (3) to attempt to pinpoint the roots and/or echoes of this social discourse in the recent scientific literature.

Stephanie Shields (1975), analysant la littérature psychologique du début du siècle sur les différences entre les sexes, constatait que "certaines

questions cessent d'intéresser, non parce qu'elles ont été résolues, mais plutôt parce qu'avec l'évolution du milieu scientifique et social, elles perdent toute crédibilité en tant que 'mythes' scientifiques. Les temps changent, et avec

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eux les mythes" (p. 31 de la trad, franc.). H en était ainsi, par exemple, de l'étude comparée de la morphologie cérébrale et de ses liens avec l'intelligence des hommes et des femmes, des bases biologiques des tempéraments masculin et féminin et de l'instinct maternel.

Mais il faut croire que certains mythes scientifiques ont la vie dure, car après des éclipses, ils sont toujours là en cette fin de siècle et continuent d'alimenter régulièrement la presse de vulgarisation scientifique, font l'objet de la rubrique scientifique de quotidiens ou d'hebdomadaires, et sont repris en écho dans la presse féminine sous forme d'articles ou de tests destinés à saisir la féminité et/ou masculinité de ses lectrices et lecteurs.

Pourquoi parler de "mythes" scientifiques? La science produit des descriptions de l'état des choses et des liens de causalité qui les lient tels que les avancées scientifiques permettent de les décrire à un moment et dans un contexte social donnés. C'est lorsque ces découvertes débordent le strict milieu scientifique qu'elles peuvent devenir des mythes: elles passent dans le savoir commun, l'alimentent, s'y autonomisent sans avoir pour autant perdu le prestige de leur origine. Et de son côté, la production scientifique est infil- trée par les idées sociales dominantes. Ce mouvement de va-et-vient entre science et pensée sociale, ce processus de fécondation réciproque créateur de mythes, ne s'observe pas pour toutes les découvertes scientifiques. Quels sont les résultats de recherche qui passent les frontières de la presse spécial- isée? Quelles en sont les caractéristiques? Quels sont ceux qui résistent au temps, c'est-à-dire continuent d'intéresser, et pour quelles raisons? Quels échos du discours social trouve-t-on dans la littérature scientifique? Ceux-ci sont-ils objet de polémiques? Trouve-t-on dans l'évolution des problématiques scientifiques un quelconque reflet de l'histoire sociale?

LES DIFFÉRENCES ENTRE LES SEXES OU LA SEMPITERNELLE QUESTION DE LEUR ORIGINE DANS LES PUBLICATIONS DESTINÉES AU GRAND PUBLIC

Parmi ces mythes scientifiques, il est une question que Stephanie Shields signale comme un des objets mouvants, abandonnés puis repris, qui continuent à hanter sous des formes rénovées la recherche autour des

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différences de sexe ainsi que l'imagerie scientifique véhiculée par les médias. Cette question récurrente à succès est celle de l'origine des différences entre les sexes.

Lorsque cette question est abordée aujourd'hui par la presse ou dans des ouvrages destinés au grand public, quelle forme prend-elle, et après quels cheminements? C'est ce que nous avons d'abord cherché à savoir.

Sans prétendre à l'exhaustivité, nous nous sommes appuyées sur deux "bases de données": a) des articles parus pendant la période 1980-1992 dans la presse de vulgarisation scientifique et dans les pages scientifiques de

quotidiens ou d'hebdomadaires (cf. en annexe liste et titres des principaux articles recensés); b) le dernier ouvrage d'Elisabeth Badinter, publié en 1992, XY: de l'identité masculine.

• Les articles de vulgarisation scientifique

Depuis le début des années 1980, la presse de diffusion et de

vulgarisation scientifique non spécialisée, française comme américaine -

telles les revues La Recherche, Science et Vie, Science, Scientific American

(et son édition française Pour la Science) - , a publié divers articles de

synthèse sur la question des différences de sexe et de leur origine. Cette

question a été abordée également par le très sérieux quotidien Le Monde qui présentait en novembre 1982 dans ses pages "Le Monde de la médecine" un dossier intitulé "Le sexe du cerveau" - expression à succès que l'on a

conju-guée à loisir quelle que soit la thèse qu'on défende (on a parlé par exemple du "sexe du travail")1. Ce dossier donnera lieu à une

correspondance importante et polémique, témoignant de la vivacité du débat. Les hebdomadaires non plus n'ont pas été en reste; L'Événement du Jeudi, L'Express, Le Nouvel Observateur réservent de temps en temps quelques pages à des informations scientifiques sur les différences entre sexes, cependant que la presse féminine aide régulièrement ses lectrices à tester leur féminité. Il est probable que la publication au début des années 80 de

quelques articles à orientation environnementaliste a été consécutive à

l'explosion de recherches en ce domaine aux États-Unis, explosion elle- même provoquée par l'ampleur de la remise en question féministe de tous les

préjugés ou de tous les biais sexistes sur les différences entre les sexes.

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Dans une première période en effet coexistent aussi bien des articles qui mettent en avant les substrats biologiques de la différenciation

psychologique des sexes que des articles qui en présentent les déterminants sociaux (la socialisation différentielle, le sexisme des manuels scolaires, par ex.). Mais par la suite le champ se restreint pour ne plus présenter qu'une sélection de données ou de résultats issus pour la plupart de sciences "dures", des sciences de la vie, comme la biologie, l'endocrinologie, l'embryologie, la neurophysiologie. Certes, il y a quelques exceptions: dans un numéro récent de La Recherche (juillet-août 1992), la parole est laissée à un anthropologue (Bernard Saladin d'Anglure, spécialiste des Inuits) qui construit la présentation de ses données ethnologiques autour de la notion de sexe social et conteste clairement l'existence de deux sexes en tant que pure donnée biologique. Signalons aussi un numéro spécial de Science et Vie (juin 1990) qui présente un dossier pluridisciplinaire englobant l'examen des données biologiques et celui des rôles des hommes et des femmes dans la société.

Si on analyse le contenu de la majorité des articles, ce qui frappe c'est le fait qu'ils ne présentent qu'une thèse biologisante qui tend à démon- trer l'intangibilité de la dichotomie sexuée. Un événement scientifique est construit - ce que Shields appelle un mythe: le cerveau a un sexe; il pré- sente, tout comme les organes génitaux des mâles et des femelles, des dimor- phismes anatomiques et fonctionnels, "ce qui fait dire à certains savants, comme l'américain Gorski, que le cerveau fait partie des caractères sexuels au même titre que l'utérus ou la prostate" {Sciences et Vie, nov. 1980, p. 34).

Cette conclusion, qui n'est pas vraiment nouvelle puisque au xixe siècle le phrénologue Franz Joseph Gall affirmait que "si on lui avait apporté, dans deux bocaux, deux cerveaux frais d'une espèce animale quelconque, l'un mâle, 1* autre femelle, il aurait été capable de les identifier" (cité par Shields, 1975, p. 32 de la trad, franc.), est cependant présentée comme une découverte: "découverte capitale" titre Science et Vie de novembre 1980. Certes, avec les progrès des méthodes d'investigation cérébrale, on a aban- donné des indices grossiers tels que le poids ou la taille des hémisphères cérébraux, des lobes temporaux ou pariétaux, pour les régions plus fines de l'aire préoptique, de l'hypothalamus ou de l'amygdale. Mais le soi-disant événement scientifique, la découverte capitale, ne constitue qu'un pseudo-

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événement. En effet, la sexuation du cerveau, déjà découverte mais toujours à redécouvrir, traverse le temps et l'espace scientifique, souveraine, identique à elle-même malgré les mises au goût du jour.

L'actuel habillage de cette "découverte" tient en grande partie à la

place prépondérante accordée aux données relatives au rôle des hormones sexuelles au cours de l'embryogenèse, à leur action dans la différenciation . sexuelle, voire dans l'identité de genre, et à leur relation avec les comporte- ments sexuels, mais aussi avec certaines aptitudes intellectuelles qui sont

présentées comme différenciatrices des deux sexes.

On notera que l'hypothèse d'une différence dans la spécialisation hémisphérique des cerveaux masculin et féminin, la question de la dominance cérébrale et de ses liens avec des aptitudes, l'aptitude visuo-spatiale notam- ment, hypothèse qui alimente dans la même période nombre de revues de

question dans les revues spécialisées (par exemple, celle de Jeannette McGlone en 1980 dans The Behavioral and Brain Sciences; voir Alper, 1986), n'occupe pas la place correspondante dans les revues de vulgarisation, alors qu'il semble

que dans les années 70, cette question ait agité aussi bien les médias que les milieux scientifiques (en 1973, par exemple, un article de Doreen Kimura dans

Scientific American y était consacré). Est-ce parce que cette hypothèse pourrait apparaître comme démodée, sorte de résidu des localisations à la Broca? Est-ce

parce qu'elle ne permet pas d'être totalement affirmatif et que, les désaccords y étant plus vifs que les accords, elle laisse place au doute (cf. un article de L'Événement du Jeudi en juin 1986, qui prend le contre-pied du courant dominant en présentant un article polémique "Le cerveau est unisexe")? Si ces

aspects ne sont pas à négliger, nous serions tentées de penser que la faible prise en compte des recherches sur l'asymétrie cérébrale dans la presse de

vulgarisation tient plus à la place potentielle qu'elles laissent à des explications de type façonnement ou modelage par l'acquis, les expériences, l'éducation, les renforcements sociaux, etc., aux dépens de l'exclusivité d'explications biologiques innéistes. En effet, si montrer qu'il y a des dispositions naturelles

apparaît un point important, dans le récit qui se construit il semble qu'il faille

plus: introduire le doute quant aux hypothèses explicatives qui font appel à la socialisation. En constituant un meilleur argument d'opposition à celles-ci, l'idée de prédisposition semble plus satisfaisante.

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Dans cette perspective, les gènes et les hormones se présentent comme d'excellents candidats pour accréditer la thèse du prédispositionnel, même si pour ce faire ne sont présentés que des résultats expérimentaux sur les rats ou autres espèces animales non humaines; tout résultat qui montre

que les cerveaux masculin et féminin s'organisent différemment dès le début de la vie, et que les hormones sexuelles commandent cette différenciation au cours même du développement embryonnaire, mérite d'être mis en avant. "Les différences démarrent dans les gènes, elles déclenchent les hormones, façonnent le cerveau et régissent le comportement" (Science, sept. 1982, p. 54; c'est nous qui traduisons). Cette formulation, sous-titre d'un article intitulé "She & He" et écrit par un professeur d'anthropologie physique formé à Harvard, Melvin Konner, résume et illustre bien à notre sens l'essentialisme d'une pensée qui passe dans la presse de vulgarisation et qui la gouverne. Les différences sont, elles sont dès le départ, elles ne sont pas produits ou conséquences, elles sont par essence, précèdent l'existence et sont inscrites dans le biologique. Leur existence n'est pas historique, elles n'ont pas d'histoire, hormis celle, naturelle, de l'espèce humaine: "Pour comprendre les fonctions intellectuelles humaines, et notamment les différences entre les hommes et les femmes, on doit oublier leur rôle dans la vie moderne et rechercher plutôt les mécanismes évolutifs qui les ont façonnées; la sélection naturelle n'a pas sélectionné les individus pour qu'ils puissent lire ou travailler sur des ordinateurs, et les différences cognitives liées au sexe ont certainement procuré jadis des avantages évolutifs. Progressivement élaboré au cours des générations par la sélection naturelle, le cerveau humain ressemble à celui de nos ancêtres d'il y a 50 000 ans", écrit Kimura dans "Le sexe du cerveau" (Pour la Science, nov. 1992, p. 107). Et cela pour en arriver à la conclusion que "les différences parfois notables de fonctionnement du cerveau selon les sexes font penser que les capacités et intérêts différents sont indépendants des influences sociales" (id.).

Ainsi, grâce à ce choix réducteur parmi les résultats scientifiques disponibles sur la question de l'origine des différences entre les sexes, est construit un mythe scientifique à la hauteur d'une époque où l'"homme neuronal" et les neurosciences tiennent le haut du pavé. Le débat autour de la part que joue le biologique dans les différences comportementales et

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cognitives entre l'homme et la femme - débat qui avait agité les milieux des neurosciences et mobilisé les médias au cours des années 70 - est présenté aujourd'hui comme un débat tranché, et non comme un débat dépassé ou

déplacé comme le pensaient, il y a peu encore, Michel Habib et Sylvie Faure (Science et Vie, juin 1990). Tout se passe comme si les polémiques entre chercheurs, les contradictions entre faits établis, n'existaient pas. A quelques exceptions près, la presse de vulgarisation ne laisse pas place aux' controverses.

n y a toutes chances dès lors pour que, jouant sur le rôle singulier, porté par toute une imagerie populaire, qu'occupe le cerveau dans les

représentations courantes du biologique (Deconchy, 1987), certains pans des récits scientifiques "prennent", et viennent soutenir et alimenter un discours social conservateur qui prend le contre-pied de l'idéologie féministe et

progressiste des années 70. La constatation que Thomas Laqueur fait dans

Making Sex (1990) à la suite de son examen historique de la notion de sexe est valable pour la période actuelle: "la manière dont on a pu imaginer dans le passé la différence sexuelle ne devait pratiquement rien à ce que l'on savait vraiment de telle ou telle bribe d'anatomie, de tel ou tel processus physiologique, mais dérivait plutôt des exigences rhétoriques de l'heure" (p. 282 de la traduction française).

L'exigence rhétorique de l'heure, quelle est-elle? Une première réponse s'impose: la nécessaire démonstration de la différence radicale entre les deux sexes, en réaction à un contexte historique où les idées dominantes en matière de différence des sexes avaient été partiellement déstabilisées, avec de solides arguments. En effet, depuis les années 70, la

conception dualiste a vacillé - on parle de "troisième sexe"; la notion de sexe social est venue se superposer à celle de sexe biologique, puisque on insiste sur les effets différenciateurs de la socialisation - dans la famille, à l'école, parmi les pairs - qui n'est pas la même pour les garçons et pour les filles; et enfin, l'affirmation de ressemblances, de similitudes entre les sexes

accompagne désormais celle de différences.

Dans le sillage de tous ces bouleversements, un nouvel objet est

apparu sur la scène scientifique, puis médiatique: Pandrogynie

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psychologique. Aux États-Unis dans les années 70, plus tardivement en France, il a fait couler beaucoup d'encre, a provoqué à la suite des travaux de Sandra Bern (1974) d'innombrables recherches, a mobilisé les théoriciennes féministes, a envahi la mode, la publicité, le cinéma. L'androgyne, figure mythique classique et mythe littéraire souvent exploité, devient mythe scientifique et bonne forme sociale. L'androgynie psychologique, comme fait et comme idéal, rencontrera un vif succès. Les recherches de Bern et ses propositions passent les murs des laboratoires, sont largement vulgarisées, de plus en plus déformées aussi (l'idéal androgyne a été présenté récemment dans un article de Science et Vie de janvier 93 comme un idéal d'homosexualité ou de transsexualisme sain !). Pourtant la notion d'androgynie psychologique est objet de critiques sérieuses du point de vue théorique (pour une revue de ces critiques, voir Hurtig & Pichevin, 1985, 1986), dans la mesure où elle maintient intactes les notions de masculinité et de féminité, et leur présuppose un contenu distinct et réel. Ces réserves ne seront entendues que de quelques spécialistes. Et les vieux concepts de masculinité et de féminité sortiront confortés et réifiés de la période d'engouement pour l'androgynie psychologique, malgré certaines mises en garde de Bem elle-même (1978, 1985, 1987)2.

• XY: de l'identité masculine. Un essentialisme asymétrique ou le retour de l'éternel féminin

Elisabeth Badinter est en France celle qui va apparaître aux yeux des éditeurs, des chroniqueurs, des médias comme la porte-parole, si ce n'est la théoricienne, de cet idéal androgyne. Dans la période 80-92, trois de ses ouvrages montent au hit-parade des best-sellers: L'amour en plus: histoire de ï amour maternel (1980); L'un est Vautre: des relations entre hommes et femmes (1986); et enfin, XY: de r identité masculine (1992).

Le premier attaque une conception naturaliste de l'amour maternel: les femmes ne sont pas naturellement féminines, maternantes, sou- cieuses de leur progéniture. Le deuxième, L'un est l'autre, aborde la question de la complémentarité des rôles et des fonctions entre les hommes et les femmes et essaie de montrer que la distinction millénaire entre les sexes est en train de s'abolir sous nos yeux: dans le passé, l'homme dominait la

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femme; maintenant, Tun et l'autre aspirent à l'égalité; dans l'avenir, l'un et l'autre ne se distingueront plus. Ces deux premiers ouvrages seront considérés comme explosifs, bouleversant les idées reçues, renversant des tabous.

Le dernier ouvrage, XY, sera dans l'ensemble accueilli avec moins d'adrénaline. D. semble même aller dans le sens de l'air du temps. Avec moins d'adrénaline mais pas avec moins de tapage, car il présente les

ingrédients d'un nouveau mythe scientifique et social. Par l'originalité de son

objet, les hommes, il représente un événement social après l'apparente saturation qu'aurait provoquée le harcèlement féministe des années 70 sur la nécessité d'étudier les femmes. Cet événement est reflété par le nombre élevé de ventes ainsi que par les multiples commentaires qu'il a suscités, notamment dans la presse féminine. Ce succès éclatant peut être comparé à celui remporté aux États-Unis par le livre de Carol Gilligan, In a different voice: A psychological theory and women* s development (1982), qui, lui, est un livre de spécialiste mais qui a été lu et commenté bien au delà du milieu

scientifique (voir le forum interdisciplinaire sur ce livre publié dans la revue

Signs; Kerberet al., 1986).3

Quelles sont les qualités qui valent ce statut à XY? Nous ne

développerons pas ici le contenu de l'ouvrage mais tenterons d'analyser ce

qui à nos yeux a fait son succès médiatique et comment il permet aux thèses les plus biologisantes et essentialistes sur le masculin et le féminin de se réaffirmer - les commentaires critiques parus dans Science et Vie de janvier 1993 sous le titre "L'homme est-il une femme ratée?" en fournissent un

exemple particulièrement caricatural.

Apparemment dans la continuité de l'ouvrage précédent, XY défend la thèse de la nécessaire androgynie des hommes. Androgynie originelle que le patriarcat s'est efforcé d'éradiquer, faisant des hommes des êtres mutilés, androgynie qu'il faut reconstruire, réinventer si l'on veut

parvenir à "une forme inédite d'harmonie entre les sexes" (4ième de couverture). D. y a déjà là, dans cette perspective annoncée, de quoi satisfaire les esprits: finie la guerre des sexes ! Une femme, étiquetée comme féministe, dépose les armes. Mais là n'est pas l'essentiel.

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C'est dans les faits scientifiques mis en avant et dans

l'interprétation que Badinter en donne que se trouve le coeur du succès. Tout d'abord, le poids accordé aux arguments biologiques. Premier élément révélateur: le choix du titre, XY, alors même que l'exposé des données relatives au chromosome sexuel spécifique du sexe masculin, le chromosome Y, "qui symbolise la différence sexuelle masculine", et au processus de différenciation embryologique, n'occupe que quelques pages. Deuxième élément: l'argument biologique permet à Badinter d'ancrer la thèse selon laquelle puisque il y a féminité première de l'embryon, devenir un mâle est une lutte de tous les instants. Sont posés, dans cette reprise des propos déjà anciens du biologiste Alfred Jost (1978), les fondements d'un modèle sur lequel va s'élaborer l'essentiel de sa thèse: la féminité est définie génétiquement, se développe naturellement par un processus dans lequel les étapes se succèdent sans rupture, alors que la masculinité, la virilité en tant que trait consubstantiel du sexe masculin, doit se construire, dans les efforts et les aléas. La féminité est un programme tranquille parce que continu, du chromosome X jusqu'à l'identité de la personne; la masculinité est un puzzle où les ajouts successifs sont nécessaires pour qu'il y ait différenciation de sexe parfaite et achevée.

Ces ajouts ont besoin de relais: ceux-ci sont normalement trouvés au cours de la différenciation psychologique soi/autrui - besoin vital et nécessité archaïque - qui pour le garçon prend une forme particulière, l'arrachement à la protoféminité du milieu qui le nourrit (entendons par milieu l'utérus de sa mère, puis la dyade mère-fils). Badinter s'appuie pour défendre ce point de vue sur les analyses de deux scientifiques féministes américaines, la sociologue Nancy Chodorow (1978) et la psychologue Carol Gilligan (1982). Les relais sont aussi fournis par l'extérieur, le regard des parents et d'autrui, et par la société à travers sa culture et ses rites d'initiation. Et c'est là, nous semble-t-il, le deuxième point sensible de l'argumentaire qui rencontre le consensus social: l'idée que les cultures ne font que prendre le relais de la nature. La thèse de Badinter n'est pas une thèse environnementaliste, ni culturaliste. Les faits de société (sociétés modernes ou sociétés primitives) comme les faits d'histoire (antiquité ou xxe siècle) ne sont présentés et analysés que pour montrer la permanence, la constance, les

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"invariants" de ce processus de construction. Comme le dit Josyane Savigneau {Le Monde, 18 sept. 1992), "XY propose un discours essentialiste, biologisant, excluant la notion de classes sociales, s'appuyant sur des repères historiques tout en évitant de formuler des questions à partir de l'histoire".

Autre point qui a toutes chances d'être bien reçu et d'avoir les faveurs du public, c'est l'invocation du mystère de la communication mère/ enfant: en effet dans le discours du dernier ouvrage de Badinter, la féminité

première de l'être mâle XY, qui n'est donc pas encore un homme, "est commandée par une donnée naturelle, universelle et nécessaire: son lieu de naissance maternel" (p. 73). Or ce ventre, en tant que milieu - au sens

d'espace matériel présentant des conditions physiques, chimiques, hormonales qui entourent et influencent un organisme vivant - , ce ventre de femme où se développe un individu humain, peut imprégner de féminin le foetus. Le terme de contamination est d'ailleurs très souvent utilisé dans le texte pour décrire la genèse de cette partie première, la protoféminité de l'enfant mâle. Chimie des humeurs, voie du sang, continuum des humeurs du

corps, il y a là appel à un système de représentations que Françoise Héritier-

Augé appelait récemment une "génétique sauvage" (Le Monde, 6 avril 1993) et qui est une façon collective de penser les manifestations biologiques et

physiologiques.

Enfin, dernier point susceptible d'emporter l'adhésion: on ne trouve chez Badinter aucune remise en cause de la conception traditionnelle de la complémentarité des qualités féminines et masculines. Sa concep- tion de l'androgynie pour les hommes, "l'homme réconcilié", est une concep tion qui n'affirme ni la fusion, ni la neutralité d'un "genre flou" (Chabot, 1992), mais qui prône l'alternance des rôles et des qualités, d'autant plus aisée que la qualité féminine est disponible, enfouie, et qu'elle place les pères à égalité avec les mères devant le maternage. La nurturance, les capacités relationnelles, la chaleur continuent d'être les vertus de l'éternel féminin; "elles conservent le monde". Les vertus masculines "en font reculer les limites": agressivité, maîtrise de soi, goût du risque et du défi, bref, les vertus masculines de toujours. Des années de recherche qui ont montré la fragilité de ces notions (parmi les plus "fumeuses" des notions scientifiques, selon Anne Constantinople, 1973) ne sont pas parvenues jusqu'à l'érudition de

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Badinter. Il faut croire que là encore, la permanence et l'universalité du contenu de certains termes empruntés tels quels au savoir du sens commun - et qui désignent ces "traits relativement permanents, plus ou moins enracinés dans l'anatomie, la physiologie et l'expérience précoce, et qui servent en général à distinguer, dans l'apparence, les attitudes et le

comportement, les individus de sexe masculin des individus de sexe féminin"

(Constantinople, 1973, pp. 227-228 de la trad, franc.) - ont plus de poids que la déconstruction plus ou moins sophistiquée de chercheurs et chercheuses qui s'entêtent à contre-courant de la sagesse populaire...

• Les thèses scientifiques créatrices de mythes

On vient de voir qu'articles de vulgarisation et ouvrages à succès ne s'alimentent pas au hasard, mais élaborent subtilement leur contenu à partir de faits scientifiques qui sont susceptibles de capter les intérêts d'une époque. Si bien qu'aujourd'hui, toute thèse qui pour proposer un modèle simplifié de la réalité met l'accent sur les différences en consonance avec les stéréotypes de sexe, et qui se rattache à des systèmes culturels de croyance sur les sexes, est un chant de sirènes dont nous devrions avoir toutes raisons de nous méfier, comme le disent Catherine Greeno et Eleanor Maccoby (1986) dans un commentaire du livre de Gilligan (1982) à l'occasion du Forum interdisciplinaire organisé à son propos par la revue Signs. Les scientifiques féministes américaines, et parmi elles beaucoup de psychologues, sont en effet particulièrement vigilantes face aux possibles conséquences d'une rechute de certains travaux scientifiques (émanant parfois de chercheuses se déclarant féministes) dans le différencialisme essentialiste, qui avait été si laborieusement battu en brèche dans les années 70. Des textes qui favorisent la tendance à sous-estimer le rôle des situations comme déterminants des comportements, à produire ce qu'en psychologie sociale on appelle de "l'erreur fondamentale"4 en forçant l'importance des facteurs dispositionnels et personnels, trouvent facilement un écho dans la pensée du sens commun. Ils créent des bandwagons, pour reprendre l'expression imagée et difficilement traduisible de Martha Mednick (1989); ils servent de bannières de ralliement aux opinions et aux croyances. De telles thèses acquièrent vite une grande popularité. Même si elles quittent la scène, elles auront eu de l'influence et donc des effets: en particulier celui,

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grave, de nous faire oublier les inégalités au nom des différences (Fine & Gordon, 1989).

En fin de compte, si on devait caractériser les textes de vulgarisation de la période 80-92, on pourrait dire qu'on y trouve une constante: la mise en avant des substrats biologiques de la différenciation entre les sexes. Si cette mise en avant a coexisté dans un premier temps avec la prise en compte de déterminants sociaux et l'affirmation d'un certain flou dans les frontières entre les sexes (de nombreux articles que nous n'avons

pas analysés ici en témoignent), ces dernières années semblent marquées par le renouveau d'une pensée essentialiste qui s'appuie quasi exclusivement sur la neurobiologie avec pour but de donner à voir l'intangibilité de toutes les dichotomies selon le sexe.

Cette référence privilégiée aux neurosciences appelle deux

questions. Les seuls faits nouveaux viendraient-ils de ces sciences? Des revirements auraient-ils eu lieu dans la recherche en psychologie tels qu'ils permettent d'abandonner les perspectives psychosociales? Dans le domaine de la psychophysiologie, si l'influence du sexe continue à être objet de débats, les derniers résultats versés au dossier n'ont pas à notre connaissance totalement bouleversé, ni dans un sens ni dans l'autre, les points de vue

théoriques. Reste donc à regarder du côté des sciences sociales et en

particulier du côté de la psychologie sociale qui a été à la fin des années 70 et au début des années 80 la grande pourvoyeuse de données sur la socialisation des sexes et sur l'androgynie psychologique. Y observe-t-on des

changements dans la façon de traiter de la variable sexe en général et du masculin/féminin en particulier? Y trouve-t-on des indices annonciateurs ou des échos du relatif "revirement" observé dans la littérature grand public qui le légitimerait ou à tout le moins l'expliquerait?

QUE TROUVE-T-ON DANS LA LITTÉRATURE PSYCHOLO- GIQUE SCIENTIFIQUE DE LA MÊME PÉRIODE?

C'est vers la presse scientifique américaine que nous nous sommes tournées, puisque la littérature psychologique française est quasi muette sur la question du sexe (Hurtig & Pichevin, 1985) et que les

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publications grand public vont chercher essentiellement leurs sources, comme le font les chercheurs français, dans la littérature américaine. Nous avons dans un premier temps examiné les articles publiés entre 1989 et 1992 dans trois grandes revues américaines5 dans lesquelles les divers courants de recherche en psychologie sociale nous ont semblé bien représentés. C'est dans le Journal of Personality and Social Psychology - principale revue de référence au niveau international en psychologie sociale fondamentale - que nous avons trouvé le plus d'articles portant sur le sexe ou le genre: 59 pour la période 89-92. Pour pouvoir repérer d'éventuelles évolutions scientifiques pendant la période étudiée pour la presse de vulgarisation (1980-1992), les

publications de ce même journal ont été examinées pour deux années antérieures, 1979 et 1984 (soit un échantillon d'une année tous les cinq ans).

Nous avons recensé dans l'ensemble de ce corpus les articles portant sur les dimensions de personnalité masculinité/féminité et sur

l'androgynie (quels que soient les labels utilisés: sex role identity, sex role orientation, sex typing,..), sur les différences liées au sexe {gender differences), et enfin sur la catégorisation sociale selon le sexe.

• Tendances générales

Dans aucune de ces trois revues, la tendance générale n'est à l'essentialisme, loin de là. Bien au contraire, quelques articles théoriques fortement polémiques de American Psychologist - pour la plupart écrits par des chercheuses féministes - signalent les risques de dérive vers l'essential- isme de certains travaux scientifiques menés dans le courant même des Women's Studies. Ainsi, l'article de Mednick de 1989, déjà cité, s'inquiète du succès populaire de certaines notions avancées par des psychologues qui se réclament du féminisme, telles que la peur du succès, l'androgynie, ou ce que Gilligan a appelé la "différence de voix". Pour Mednick, on retrouve au travers de ces notions l'"erreur fondamentale" signalée plus haut: elles re- lèvent en effet d'une analyse qui privilégie les attributs de la personne et les explications intrapsychiques des phénomènes psychologiques aux dépens d'une prise en compte de l'influence de facteurs situationnels ou sociaux, no- tamment des positions dans la hiérarchie sociale. En ce sens, elles expriment une pensée essentialiste. Selon cette pensée, le sexe est en soi un principe

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explicatif, et les femmes ne peuvent que rester "le deuxième sexe"; elles sont d'ailleurs fermement réassignées à leurs rôles les plus traditionnels, comme

l'exige le renouveau des valeurs familiales du conservatisme américain. Mednick oppose cette conception maximalste de la différence (qui paraît s'affirmer de plus en plus) à une conception minimaliste. Cette dernière refuse le postulat implicite selon lequel les femmes en tant que groupe de sexe sont une "masse homogène" et met l'accent sur les facteurs socio- structuraux. On retrouve les grandes lignes de cette analyse critique chez d'autres psychologues américaines féministes (Crawford, 1989; Fine & Gordon, 1989; Hare-Mustin & Marecek, 1988; Kerber et al., 1986; Riger, 1992; Romero & Major, 1991; Unger, 1983, par exemple).

Le grand nombre d'articles recensés dans le Journal of Personality and Social Psychology (JPSP) permet une analyse par thèmes de recherche. Le Tableau 1 montre une très nette évolution de ces thèmes entre 1979 et 1992.

^. JIJt ̂ 1979 1984 1989-92 Objet ^. d'études JIJt ̂

n = 21 n = 27 n = 59

Masculinité/fémininité, 3ß4 25 Q2 androgynie psychologique

Différences de sexe ou de genre 36,4 21 ,4 9,8

Approche théorique, étude des processus

9f1 lü>/ ¿1'J

Catégorisation, stéréotypage 0 10,7 11,5

Questions concernant spécifiquement les femmes

Couple hétérosexuel 9,1 17,9 27,9

Tableau 1. Thèmes des articles sur le sexe et le genre dans le Journal of

Personality and Social Psychology entre 1 979 et 1 992 (en %)

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Évolution quantitative d'abord: la fréquence des articles donnant une place centrale à la variable sexe paraît avoir un peu diminué ces dernières années.

Évolution des thèmes, surtout. Cette évolution est en grande partie liée à l'évolution de la discipline au cours de la période considérée. Il en est ainsi par exemple de l'émergence des études processuelles, auxquelles il nous paraît justifié d'adjoindre les recherches sur la catégorisation et le

stéréotypage: ensemble, elles passent de 9 % en 1979 à 33 % pour la période 1989-92 (21 % en 1984). Évolution presqu'aussi importante mais sans doute

plus dépendante de l'idéologie du moment: la forte augmentation (de 9 à 28 %) des publications portant sur les modalités de fonctionnement du couple hétérosexuel. Augmentation aussi (de 9 à 21 %) des thèmes concernant

spécifiquement les femmes, résultat peut-être de la pression des psychologues féministes, très actives aux USA au sein des associations

professionnelles. A l'émergence de ces thèmes correspond la forte diminution des deux thèmes dominants en 1979: les recherches sur les sex differences (devenues entre temps gender differences) passent de 36 à 10 %; et celles sur la masculinité/féminité passent de 36 à 8 %, cette dernière diminution sans doute largement due "à une certaine désaffection à l'égard du thème de l'androgynie, très présent à la fin des années 70 et au début des années 80. Le phénomène est d'autant plus intéressant que les échelles

permettant de mesurer la masculinité et la féminité mises au point pour étudier l'androgynie n'en ont pas pour autant été abandonnées; elles sont encore très souvent utilisées dans des recherches de cognition sociale dont l'objet central n'est pas l'androgynie.

Au chapitre de l'évolution des thèmes dans les publications du JPSP, on peut ajouter qu'un thème qui a pris ces dernières années une importance croissante en psychologie sociale - importance manifeste dans le JPSP même - n'émerge pas dans le corpus recensé: celui des relations intergroupes, c'est-à-dire, sur ce corpus, des relations entre groupes de sexe. On sait que la problématique des rapports sociaux de sexe est d'une façon générale plus européenne qu'américaine. Et en ce qui concerne la psychologie sociale, on trouve en effet l'étude des relations entre groupes de sexe très présente dans une revue anglophone européenne, elle aussi

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reconnue, Y European Journal of Social Psychology.

Dans tout cela, on peut voir des évolutions scientifiques, avec leurs effets de mode, comme il y en a dans tous les secteurs de recherche. Mais pas à proprement parler, et au niveau de ces tendances générales observées dans JPSP, de phénomène parallèle à ce qu'on trouve dans la littérature grand public.

• Un candidat pour un nouveau bandwagon: le couple interdépendance/ indépendance (connectedness/separate-ness)

Un article de 1992 dans JPSP constitue dans une certaine mesure une exception à ce constat: "Gender and self-esteem", article de Robert

Josephs, Hazel Rose Markus et Romin Tafarodi. Dans cet article, qui relève à la fois du thème masculinité-féminité et du thème différences de sexe, est

opérationalisée une conception de la masculinité et de la féminité exposée par Markus dès 1989 (Maikus & Oyserman, 1989). Nous nous arrêterons un

peu sur cette conception, issue de celle des self -schémas (Markus, 1977), car le couple connectedness/ 'separateness, qui lui est central, nous apparaît comme le dernier avatar en date dans la littérature psychologique des notions de masculinité et de féminité, survenant après l'ère de l'androgynie. Ce

couple n'est en fait qu'un nouvel habillage d'une très vieille opposition, qui déjà dans les décennies 50 et 60 avait connu un regain de succès avec d'autres oripeaux scientifiques, expressivité/instrumentalité (Parsons & Bales, 1955), communi alité/agentici té (Bakan, 1966). La nouvelle

conception de Maikus fait d'une certaine façon table rase des réflexions et des acquis de 20 ans de recherche, si l'on prend comme borne initiale l'article de 1973 de Constantinople qui a profondément remis en question les

conceptions alors admises de la masculinité et de la féminité.

Selon cette nouvelle théorie, le concept de soi, structure

comportant un certain nombre de self -schémas, comprend notamment un

self-schema premier et nodal ("first and core self-schema"): celui-ci se mettrait en place aux tout débuts de la vie (référence est faite aux travaux de Chodorow, 1978, et de Gilligan, 1982) et viendrait en première réponse à la

question "qui suis-je?". Ce self-schema serait différent pour les hommes et

pour les femmes, du moins dans le monde occidental (Maikus & Kitayama,

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1991): pour les femmes, ce serait un self-schema d'interdépendance {connectedness self-schema) - le soi serait "collectiviste", "sociocentrique", "élément d'un ensemble social", "communiai", "interconnecté"; pour les hommes, ce serait un self-schema d'indépendance {separaîeness self- schema) - le soi serait "individualiste", "égocentrique", "séparé d'autrui", "indépendant", "autonome". Selon Hazel Markus et Daphna Oyserman (1989), "ces différences dans les structures cognitives peuvent avoir pour conséquence des différences dans les processus de pensée aussi bien du point de vue structurel que des contenus" (p. 101, notre traduction) et peuvent probablement rendre compte de la plupart des différences de sexe dans le domaine psychologique considérées par ces auteurs comme avérées (aptitude spatiale, sensibilité sociale et empathie, mémoire, intuition, raisonnement moral)6.

La variabilité intra-individuelle, au cours de la vie et des expériences ou à l'occasion de variations de situations, est peu ou pas évoquée; pas plus que la variabilité interindividuelle à l'intérieur de chaque groupe de sexe quant au soi idéal. L'homogénéité de chacun de ces groupes semble postulée: tous les hommes auraient un self-schema idéal de

"séparation et différenciation", plus ou moins bien réalisé selon les individus (et c'est ce qui ferait varier l'estime de soi d'un individu à l'autre); toutes les femmes auraient un self-schema idéal d'"interdépendance et connexion avec autrui", lui aussi plus ou moins bien réalisé. L'estime de soi serait d'autant

plus grande que l'individu - homme ou femme - serait proche, par ses comportements, de l'idéal de son sexe, c'est-à-dire que le genre correspondrait au sexe. Les auteurs valorisent le soi interdépendant, qui, dans la culture occidentale, est la norme féminine et affirment qu'il ne "faudrait" pas que cette norme soit socialement dévalorisée bien que les valeurs générales occidentales privilégient l'individualisme, la compétition, la différenciation. Cela n'est pas le cas dans toutes les cultures. Ainsi, les auteurs présentent le Japon comme le prototype d'une culture où l'interdépendance est une valeur fondamentale. Mais aucune hypothèse fonctionnelle n'est tirée du fait que les valeurs occidentales coïncident avec la norme masculine et non avec la norme féminine, et a fortiori, ce fait n'est pas envisagé dans la perspective des relations hiérarchisées entre les sexes.

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Si les dimensions d'indépendance et d'interdépendance attachées

respectivement aux hommes et aux femmes dans la conception de Maikus

peuvent faire penser à celles de différenciation et d'indifférenciation attachées respectivement aux notions de "groupe collection" et de "groupe agrégat" introduites par Fabio Lorenzi-Cioldi (1988), elles s'en distinguent radicalement parce qu'elles apparaissent comme des dispositions. Et cela, même lorsqu'elles sont présentées comme liées à la socialisation, car elles n'en sont pas moins alors inhérentes à la personne (first and core self- schema). Elles ne sont en particulier situées, ou relativisées, ni en fonction du contexte situationnel, notamment interactif (dont Kay Deaux & Brenda

Major, 1987, ont bien montré l'importance); ni dans la perspective des

rapports entre groupes de sexe, des rapports de domination et de pouvoir que ces groupes entretiennent. La question de ces relations se pose pourtant nécessairement quand il y a contradiction entre les valeurs sociales

"générales" et les nonnes assignées à l'un des groupes, comme c'est le cas dans la culture occidentale. Elle se pose aussi, plus encore peut-être, quand il

y a contradiction entre le modèle général et les relations intergroupes effectives: c'est le cas au Japon, où le modèle général du soi serait la communialité, l'interdépendance, c'est-à-dire le modèle du soi féminin occidental. Comment et où se situent les Japonaises par rapport à ce modèle, dans une société dont on sait qu'elle est particulièrement machiste? Et que font les Japonais de leur communialité dans leur relation de domination sur les femmes? L'absence de réponse à ces questions fait de la conception qu'ont des hommes et des femmes Markus et ses collègues, malgré sa teinture "culturaliste", un point de vue asocial et ahistorique, qui, en ce sens, s'apparente à celui de Badinter.

Dans la théorie des self-schemas d'indépendance et d'interdépendance, il semble bien que les schémas se construisent à partir d'une dimension unique qui oppose "soi-séparé-d 'autrui" à "soi-incluant- autrui", si bien que la présence de l'un des deux self-schemas exclut automatiquement la présence de l'autre avec une stricte correspondance de chacun des schémas avec chacun des groupes de sexe. Sexe et genre coïncident parfaitement à nouveau. La théorie de l'androgynie a-t-elle du moins le mérite de dissocier sexe et genre. En effet, si cette théorie traite le

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plus souvent aussi des dimensions de féminité et de masculinité comme de dispositions (voir les critiques par ex. de Locksley & Colten, 1979; Lorenzi- Cioldi, 1988; Spence, 1985), elle considère masculinité et féminité comme deux dimensions indépendantes, compatibles, et accessible chacune à chaque être humain, qu'il soit homme ou femme.

On peut remarquer en outre que ne sont envisagés dans la nouvelle théorie impulsée par Markus ni 1) le rôle joué par les réponses sociales aux comportements, ce qui est particulièrement surprenant dans des expériences où la variable centrale est l'estime de soi; ni 2) la variabilité en fonction du contexte, pourtant prise en compte par Mariais dans des articles antérieures ne traitant pas, il est vrai, de la variable sexe (Maikus & Kunda, 1986; Markus & Nurius, 1986; Maikus & Wurf, 1987); ni 3) la spécification des "relations à autrui", qui sont pourtant ici au coeur de la définition de la féminité. La notion de relations à autrui apparaît comme une entité monolithique, asexuée, totalement non insérée dans les structures sociales et indépendante des caractéristiques sociales (notamment de statut) des acteurs de la relation.

On ne s'étonnera pas dans ces conditions de trouver cette théorie classée dans les théories "maximalistes" de la différence (Romero & Major, 1991). Celles-ci étaient alimentées jusqu'alors plus par la psychologie clinique - et dans une moindre mesure la psychologie du développement -

que par la psychologie sociale expérimentale. Aucune des questions que nous venons de soulever ne se trouve éclairée, bien au contraire, lorsque, en 1992, Josephs, Markus et Tafarodi appliquent expérimentalement cette nouvelle conception de la masculinité et féminité à l'étude de l'estime de soi. Le système semble s'être encore rigidifié. L'estime de soi paraît être conçue comme exclusivement dépendante des normes propres à chaque sexe, sans aucun impact des valeurs sociales générales et de la hiérarchie sociale. Il est étonnant à ce propos que ne soit citée aucune des très nombreuses recherches dans lesquelles ont été mises en relation androgynie et estime de soi, un grand nombre d'entre elles montrant une nette liaison entre masculinité et estime de soi (Whitley, 1988, par ex.), c'est-à-dire entre caractéristiques du groupe dominant et estime de soi. La question d'une éventuelle influence sur l'estimation et la présentation de soi des positions des individus dans la

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structure sociale (Lorenzi-Cioldi, 1991) et de celle des interactions entre individus n'est même pas posée à l'occasion de l'interprétation des résultats. Le genre comme différence inhérente aux personnes, relevant de l'intrapsychique, trouve dans la conception de Markus une expression extrême puisqu'il permet de dichotomiser l'espèce humaine en deux types d'individus dont le fonctionnement et les contenus mentaux sont affirmés différents. Cette conception va ainsi bien au delà du sens commun.

CONCLUSIONS

La résurgence systématique et en force, à différentes périodes, du biologisme ou plus généralement du naturalisme, ainsi que du genre conçu comme différence (Hare-Mustin & Marecek, 1988), tient sans doute à certaines caractéristiques du contexte sociohistorique qui fragilisent les acquis sociaux antérieurs et qui majorent la difficulté récurrente à penser les articulations entre le biologique, le psychologique et le social (Unger, 1983)7.

Il faut en effet noter que cette résurgence essentialiste est concomitante de phénomènes sociaux plus généraux, manifestes en France comme ailleurs dans la période de crise et d'insécurité actuelle, phénomènes de régressions politiques très divers - dont font partie la contestation du droit à l'avortement et le fort chômage féminin, par ex. - et phénomènes de repli sur l'individualisme et la cellule familiale. Affirmer la valeur de caractéristiques "naturelles", ou du moins inhérentes à la personne et donc relativement stables, serait-il sécurisant? Cette interprétation doit évidemment être articulée avec des explications à valeur plus permanente, en ternies de rapports de pouvoir et de domination. Son intérêt est de permettre de comprendre la virulence actuelle de la dénonciation des "excès" et du "terrorisme" féministes qui auraient soi-disant mené à un véritable détournement des faits observés, dénonciation qu'on rencontre, clairement présente ou en filigrane, dans certains des articles de vulgarisation récents que nous avons analysés. Sur le terrain de la science, comme sur le terrain politique et social, tout rentre ainsi dans l'ordre.

Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin

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NOTES

1. Ce type de formulation paraît une spécialité française. Ainsi, la revue Pour la Science, édition française de Scientific American, titre "Le sexe du cerveau" un article dont le titre original était tout simplement "Sex differences in the brain".

2. On peut noter qu'en littérature également l'exploration du mythe de l'androgyne n'a fait que renforcer la conception la plus traditionnelle du masculin et du féminin.

3. Ce succès lui a d'ailleurs valu d'être traduit en français (1986) sous le titre Une si grande différence.

4. Cette "erreur" consiste à privilégier systématiquement des facteurs internes au sujet comme causes d'un événement ou d'une performance, en négligeant la possibilité d'une causalité externe.

5. Journal of Personality and Social Psychology, American Psychologist, Social Cognition. Les deux premières de ces trois revues, plus anciennes, ont été le support de bien des articles novateurs sur le sexe et le genre de la décennie 70-80.

6. On reste rêveur devant cette liste, salmigondis d'objets de débats scientifiques non encore tranchés (comme l'aptitude visuo-spatiale) et de lieux communs éculés (comme l'intuition féminine). Elle est pourtant présentée par une chercheuse de renom comme un résumé de l'état scientifique de la question aujourd'hui.

7. On en arrive à des excès terminologiques: par exemple, dans l'exposé de recherches expérimentales construites sur des paradigmes des plus traditionnels en psychologie, la classique variable "sexe du sujet" peut être appelée "morphophénotype" aussi bien que "catégorisation de genre", sans que cela soit justifié par une quelconque pertinence par rapport à la problématique. On voit à quelles confusions notionnelles peuvent se prêter ces pratiques langagières.

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Annexe

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Titre du même article à l'intérieur de la revue: Découverte capitale: le cerveau a un sexe!

Le Monde du 3 novembre 1982. Le cerveau a-t-il un sexe? Titre-annonce du dossier du "Monde de la médecine" en première page.

Titre du dossier à l'intérieur du journal: Le sexe du cerveau.

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Science, vol. 3, n° 7, 1982. She & He. Different brains? (titre-annonce de la 1ère page de couverture).

Titre du même article à l'intérieur de la revue: She & He. The differences start in the genes, trigger the hormones, shape the brain and direct behavior.

L'Événement du Jeudi, n° 83, 5 juin 1986. Hommes et Femmes. Mais où est donc la différence? (titre-annonce de la première page de couverture).

Titre à l'intérieur du journal: Le cerveau est unisexe.

Science et Vie, n° 171, juin 1990. L'un et l'autre sexe. L'homme et la femme. De leur biologie à leurs rôles dans la société; ce qu'ils partagent, ce qui les fait différents (titre-annonce de la première page de couverture).

Titre de l'article relatif au cerveau à l'intérieur de la revue: Cerveau masculin, cerveau féminin. Les croyances, les hypothèses, et les certitudes.

La Recherche, n° 245, 1992. Titre de l'article: Le "troisième" sexe. Sous-titre: L'existence de deux sexes dans l'espèce humaine n'est pas une pure donnée biologique: c'est aussi une donnée sociale.

L'Express, 15 octobre 1992. Le sexe et la science (titre-annonce de la première page de couverture). Pourquoi fait-on l'amour? hommes et femmes ont-ils le même cerveau? Enquête sur des tabous (sous-titre de la première page de couverture).

Titre de l'un des articles à l'intérieur du journal: Où commence Adam, où commence Eve.... Sous-titre: L'homme et la femme ont-ils les mêmes circuits de neurones? Les différences entre leurs comportements sont-elles acquises ou innées? On avait fini par clore le débat. Sans doute un peu vite.

Pour la Science (Édition française de Scientific American), n° 181, novembre 1992. Titre de l'article: Le sexe du cerveau, (titre original: Sex differences in the brain). Sous-titre: Certaines différences cognitives entre les hommes et les femmes semblent résulter de l'action des hormones sur le cerveau. En étudiant l'origine de ces différences, les neurologues précisent l' organisation du cerveau.

Science et Vie, n° 904, janvier 1993. Titre de la page de couverture: L'homme est-il une femme ratée?

Sous-titre de l'article à l'intérieur de la revue: Certains - ou certaines - voudraient nous faire croire que les différences entre la femme et l'homme sont, somme toute, négligeables. Que l'histoire, et non les gènes, serait responsable des caractères les plus apparents du dualisme sexuel. Que l'homme est une femme qui s'ignore. Bref que notre idéal inconscient serait une sorte d' andrò gynie. Nous présentons la synthèse de ce que nous disent aujourd'hui la biologie et l'anthropologie sur ce sujet "chaud" .(...)

N.Q.F. 1995 Vol 16, N° 3

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