Psychologie Et Morale Dans La Conscience Contemporaine

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  • Psychologie et moraledans la conscience contemporaine

    A. INTERFRENCES ENTRE PSYCHOLOGIE ET MORALEDANS LA CONSCIENCE CONTEMPORAINE 1

    Etudier les interfrences entre psychologie et morale -dans laconscience contemporaine, c'est tenter de cerner un sujet lafois brlant et bien dlimit. Le problme est important, car nom-breux sont ceux qui pensent que la psychologie, et plus gnralementles sciences humaines, ont dfinitivement discrdit la moralecomme instance rpressive et culpabilisante. D'autre part, ce thmen'est pas vaste au point de paratre inaccessible la rflexion.Dans le monde contemporain, en effet, il s'agit de la rencontreentre la psychologie scientifique et la morale au sens d'une attitudemorale, le tout mesur plutt son influence dans notre vie qu'l'aune des dbats exclusivement thoriques. Mon propos consiste dterminer quels rapports les thoriciens et les gens ordinairestablissent en ralit (et non dans les discours seulement) entrel'explication psychologique du comportement et son valuationmorale. Ma thse sera que les explications psychologiques tendent se substituer au jugement moral, entranant un affaiblissementde celui-ci. Cette volution emprunte deux chemins que l'on peuttenir provisoirement pour distincts : ou bien l'explication psycho-logique est considre comme exclusive du jugement moral ; oubien elle est leve, subrepticement la plupart du temps, la dignitdu jugement moral auquel elle substitue ses propres critres.

    Ce dbat n'est pas neuf et il a connu une intensit particulireau moment de la diffusion de la psychanalyse. Dans diffrentsmilieux, celle-ci tait tenue pour dissolvante sur le plan moral.Cette accusation exige une distinction trs nette. Autre chosed'imputer la psychanalyse des prceptes comme : Librezvotre libido ! 2 ; autre chose d'y dnoncer une thorie de la

    1. Pour la simplicit de l'expression, j'utiliserai des formules comme laconscience , l'homme , et la science >. Je n'ignore pas que de telles d-nominations peuvent recouvrir des simplifications dangereuses. Mais le contexteest suffisamment clair pour exclure celles-ci et la rigueur vraie n'est pas dansle formalisme.

    2. La psychanalyse n'a jamais formul de prceptes aussi grossiers que dansl'imagination de ses dtracteurs. Au point que la position ultime de Freud prfrer le progrs de civilisation la diminution de la censure ou du Surmoi a pu tre taxe d'hyper-moralisme.

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    conscience morale rduisant celle-ci sa dimension purementpsychologique. En effet, la contestation n'est valide que dans lesecond cas. Comme mta-psychologie, la psychanalyse a le droitd'noncer de pareilles thses. Mais il faut voir aussi que l'oppo-sition se situe alors sur le terrain de la thorie de la morale, cequ'on nomme ordinairement la morale fondamentale, et non auplan de l'thique normative ou moins encore du comportementmoral. Cette discussion se rvle donc thorique, et dissolvant en vient signifier rducteur . A moins que l'on prtende voirdes normes se dduire de cette position de principe, ce qui nousramne la premire interprtation. Or, celle-ci est intgralementfausse, parce qu'elle confond ce qui doit absolument demeurerdistinct. Un discours qui se veut scientifique, nous y reviendrons,ne peut contenir de normes morales ni en fonder. Ds lors, trouverde tels prceptes dans la psychanalyse revient ni plus ni moins transformer cette dernire en une morale, tout en continuant la discuter comme une science. Du fait de cette contusion, ledbat perd toute signification ds le dpart.

    Discours moral et discours scientifiqueLa question semble donc claire sur le plan thorique (ce qui ne

    prjuge pas de ses rpercussions, mme accidentelles, sur le planpratique). Considre de l'extrieur, comme elle doit l'tre ici, unemorale est un systme de normes et de valeurs qui prescrivent l'homme les comportements qui lui conviennent en tant qu'homme.D'un point de vue subjectif, la morale de chacun est l'ensemblede valeurs par lequel il donne sens son action et de normes quien rsultent pour celle-ci. Le discours moral au sens propre estdonc un discours prescriptif ; son mode grammatical est l'impratif,mme si celui-ci peut tre traduit l'indicatif l'aide d'expressionscomme tu dois ou il faut , II en rsulte qu'un principe moraln'est pas susceptible d'valuation en termes de vrai et de faux.Sans doute un nonc driv dans une morale peut-il tre fauxpar rapport ses prmisses dans cette mme morale, mais lesnoncs premiers expriment des options qui ne peuvent tre pensesdans leur concordance (la vrit est concordance) avec le rel. Ilsn'expriment pas plus ou moins fidlement ce qui est, mais plus oumoins bien ce qui doit tre.

    Le discours scientifique, par contre, se prsente comme descriptif ;il est constitu de propositions dclaratives au mode indicatif. Ilprtend exprimer la ralit telle qu'elle est, c'est--dire qu'il sefonde sur la fonction assertive du langage. Quand je dis que le cielest bleu, le mot est ne sert pas seulement tablir un lienlogique, intra-langagier, entre deux concepts ; il signifie aussi que

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    la situation dcrite existe vritablement ainsi dans la ralit ext-rieure moi. De telles propositions peuvent videmment trevrifies, values en termes de vrai et de faux. La phrase laneige est blanche est vraie si et seulement si la neige esteffectivement blanche.

    Aucune confusion ne semble possible entre deux univers sidiffrents du discours humain. Pourtant une tentation va surgirimmdiatement qui induira un dbut de contusion. En effet, lemoraliste souffre de devoir reconnatre l'acte de foi (simplementpratique au sens kantien) dans quoi s'enracine son discours. Il re-doute tort qu'un tel aveu n'entrane le subjectivisme et lerelativisme moraux. Et, pour leur part, le savant et le mtaphysicienpeuvent difficilement se borner exposer le vrai sans en tirerd'implications pratiques. Le premier pour garantir ses paroles etles rendre convaincantes et le second pour appliquer ses dcouverteset chapper la pure thorie vont tenter d'tablir un point depassage entre les deux domaines. Nous verrons le moraliste dduiresa morale d'une mtaphysique et le savant dcouvrir des normesde comportement moral dans son explication de la ralit naturelleou humaine3. Mais cette tentation, comme la tentative qui enrsulte, ne donne lieu qu'au sophisme, ce qu'on appelle le sophisme dductif . Celui-ci consiste dduire un impratif d'unindicatif et c'est un sophisme parce que la chose est logiquementimpossible, comme l'ont montr les philosophes anglo-saxons (Humeet nos contemporains) 4. Aristote tait beaucoup plus sage quela plupart de ses successeurs Kant est une exception , luiqui assignait des points de dpart diffrents la mtaphysiqueet la morale, la cause pour celle-l, le fait pour celle-ci.

    Evitons cependant les conclusions htives et sceptiques. Je neveux absolument pas dire que le discours moral est irrationnelou, dans une perspective post-cartsienne, qu'il n'y a pas desavoir moral au sens propre. Il faut seulement admettre qu'unedmonstration thorique des premiers principes moraux est im-possible, ce qui n'exclut nullement le recours des dveloppementsthoriques dans un but d'explication ou de justification, c'est--direla dmonstration pratiques. Inversement le savoir scientifique ne

    3. Voir trs rcemment : P. CHAMBADAL, Savoir/Devoir/Pouvoir : la sciencemoderne et les fondements de l'thique, Paris, Copernic, 1979. P.ex. p. 197 : Une action morale est une action conforme la nature ; et c'est pour cetteraison que l'thique ne peut avoir d'autre fondement que celui qui est fourni parl'tude et l'interprtation de la ralit physique.

    4. Voir l'excellent ouvrage de synthse : Th is/ought Question, edit. by W.D.HUDSON, London, Macmillan, 1969.

    5. Songeons la manire admirable dont Kant lucide le fait de la raisonpratique et comment, sans dmontrer l'existence de la libert, il en tire laconscience partir de la conscience du devoir.

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    peut fonder immdiatement une thique : prendre la nature commenorme, c'est faire de la nature une norme, c'est poser une optionen rupture radicale d'avec le discours descriptif prcdemmenttenu.

    Cette discontinuit n'est pas exclusive de rapports fconds entreles deux disciplines. D'une part, comme activit humaine, le travailscientifique est bien entendu soumis la morale. Bien plus, il estaujourd'hui vident que les recherches scientifiques elles-mmess'enracinent dans des options dont certaines sont morales. D'autrepart, si la morale part du fait, elle a besoin de la meilleure con-naissance possible de celui-ci, que lui fournit le savoir thorique,philosophique et scientifique.

    Ceci vaut des rapports de la psychologie et de la morale. Ilest clair qu'il y a un problme moral exprimenter sur l'hommeet utiliser des miroirs sans tain. Que penser des expriencesamricaines o, dans une reconstitution de l'univers carcral, desvolontaires-prisonniers, dment arrts au pralable par de vraispoliciers, sont soumis toutes les vexations imaginables par d'autresvolontaires-gardiens6 ? Et chacun se rend compte de ce que lesprincipales thories psychologiques s'enracinent au plus profonddans des systmes moraux : le stocisme pour Freud, l'thiqueprotestante du travail pour Skinner, un certain rousseauisme pourRogers, D'un autre ct, l'thique de la violence doit beaucoupaux thologistes, tandis que les progrs de la psychiatrie imposentde revoir la formulation de problmes thiques essentiels.

    B. CATGORIES PSYCHOLOGIQUES ET NORMES MORALES

    II s'en faut de beaucoup, hlas, que, dans notre vie quotidienne,nous maintenions fermement ces distinctions indispensables. Noustransformons les catgories psychologiques en jugements de valeur,dans le mme temps o l'explication psychologique nous parat devoirtre substitue au jugement moral. Examinons sparment cesdeux oprations contraires et pourtant gnratrices du mme r-sultat fcheux, savoir le confusionnisme moral.

    1. Transformation des catgories psychologiques en jugementsde valeur

    Les catgories psychologiques et psychopathologiques ont uneporte purement descriptive et pour ainsi dire taxinomique. Schizo-

    6. Voir l'expos et la critique dans : E. FROMM, La passion de dtruire, Paris,T atf^rrf 107';

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    phrne , dbile , caractre anal , surdou , autant de con-cepts qui permettent de synthtiser, la manire des constructs,un ensemble de comportements effectifs dment observs selonla mthode exprimentale. Le psychologue donnerait dans l'absurdequi voudrait user de ces caractrisations scientifiques pour mesurerla valeur des personnes en tant que telles. Mais qu'en est-il duprofane qui, grce aux mdia et aux revues de vulgarisation,connat toujours assez de psychologie pour croire la possdertoute? Dans son esprit (puis dans son comportement), ces catgo-ries deviennent des jugements de valeur, des instruments per-mettant de situer les personnes et de les juger. Que signifientdes phrases souvent entendues comme : il est dvou, mais c'est unobsessionnel ou quel acteur ! mais il est exhibitionniste , sinonque des syndromes psychologiques viennent contrebalancer desapprciations morales ou esthtiques ? Comment expliquer autre-ment que, dans le milieu universitaire par exemple, le caractreobsessionnel soit valoris aux dpens de la structure hystriqueou que l'on puisse se voir fliciter par les psychiatres d'tre hystro-paranoaque ? Pourquoi, dans la psychologie laEysenck, trouve-t-on runis les caractres : fumeur, extraverti etmasculin, qui sont quasi opposs : religieux, dpressif et soumis 7 ?

    Il faut reconnatre que certains aspects des thories psycho-logiques sont bien faits pour favoriser de telles dviations aber-rantes. En premier lieu, le vocabulaire de certains chercheurs com-porte des connotations morales videntes. Quand on use de termescomme : pervers , asocial , immature , ou mme psycho-pathe dans notre contexte culturel, on favorise l'interprtationaxiologique, moins de prendre de srieuses prcautions trsrares, hlas ! pour l'viter. En second lieu, il est assez vident et le problme de vocabulaire que nous venons de signaler entmoigne que les doctrines psychologiques comprennent souventun aspect axiologique, mme si celui-ci est tranger touteperspective morale. Songeons la psychologie dynamique dontle foyer est constitu par le dveloppement de la personnalitadulte et autonome. Il est invitable que soient prns ici, au moinsformellement, certains types de comportement ; que des obstaclessoient dfinis qui retardent ou empchent p/us ou moins le progrset la maturation ; que des dviations p/us ou moins graves soientcatalogues, avec leurs chances respectives de rcupration. End'autres termes, impossible de traiter du comportement la lumired'un idal sans laborer des rgles de conduite et des moyens

    7. Voir par exemple : G. WILSON et D. NIAS, Loves Mysteries, London,

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    d'valuation. Exemple tir de la psychologie industrielle : M.D.se situe dans les 20 % infrieurs d'une population de cadresmoyens ... en ce qui concerne la fluidit verbale... Il est possiblecependant que, grce sa persvrance, il puisse atteindre unniveau honorable 8 . . . Mais il importe essentiellement de com-prendre que les impratifs de la psychologie dynamique sont desimpratifs hypothtiques ou techniques : si vous voulez la maturittelle que je la dfinis, alors faites ceci ou cela . Leur porte esten outre limite par deux autres faits : la maturit qui est prneest dfinie sur le plan purement psychologique, que l'on ne peuttenir sans rduction pour le seul constituant de l'humanit ; etcette dfinition, tant premire et sur le plan de l'idal, apparattout ce que l'on voudra sauf rigoureusement scientifique . Lesjugements de valeur techniques sont donc lgitimes l'intrieurde la psychologie, pour autant que leur ambition soit strictementlimite. Mais vient s'ajouter parfois un troisime facteur qui rendillusoires les prcautions souhaites ci-dessus. Je vise ici le psycho-logisme des thories psychologiques, c'est--dire la tendance plus frquente chez les disciples que chez les crateurs trans-former leur savoir en idologie, considrer que leur psychologierend compte en dernire instance de l'ensemble des phnomneshumains 9. Qu'il s'agisse de Jones expliquant par la psychanalyseles diffrences entre les Franais et les Anglo-Saxons ou de Skinnerlui-mme, qui propose une rforme globale de la socit sur basedu conditionnement oprant, la mme conclusion s'impose : c'estune rduction effrayante que de ramener la totalit singulireen quoi consiste l'homme sa seule dimension psychologique. Carla psychologie devient alors le savoir absolu, ses impratifs hypo-thtiques deviennent catgoriques et elle acquiert le droit decondamner ceux qui font montre d'un comportement atypique etqu'elle taxe de perversit. A ce moment, l'attitude du profane quijuge autrui au nom de la psychologie n'est plus une interprtation

    8. M. DE MONTMOLLIN, Les psychopifres, Paris, P.U.F., 1972, p. 11. Autreexemple dans le registre analytique : le caractre gnital est le caractre hypo-thtique ou idal d'une personne qui a t compltement analyse, qui a tout faitrsolu son complexe d'Oedipe, qui est parvenue la perlaboration de son ambi-valence prgnitale et a dpass le niveau gnital postambivalent du dveloppe-ment psychosexuel (C. RYCROFT, Dictionnaire de psychanalyse, Paris, Hachette,1972).

    9. Voir ce passage clbre et pour le moins ambigu de M. ORAISON (Unemorale pour notre temps, Paris, Payard, 1965, p. 191 s.) : Le schizode, lui,ne peut entrer librement en relation avec tout autre que lui-mme. Une angoissetrop primitive et trop profonde, inscrite dans ses toutes premires expriencesaffectives d'enfant, l'en empche tout moment. Alors, s'il philosophe, il vamettre en question la relation elle-mme, puisque c'est elle qui fait surgirl'angoisse. Il se demandera si ce qui existe devant lui existe vraiment indpendam-ment de sa propre pense. Il n'en est pas sr, et la limite il finira par affirmercette non-existence afin de se rassurer. C'est l'idalisme.

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    fausse des donnes scientifiques, mais l'application logique desprtentions d'une idologie.

    Il est un point crucial sur lequel s'effectue principalement la perversion des catgories psychologiques, c'est celui du nor-mal . En psychologie scientifique, est dit normal le comportementstatistiquement le plus rpandu. Il est normal que l'enfant con-naisse une crise d'angoisse huit mois, que l'adolescent rejetteses identifications ses parents, qu'un individu change d'avisquand il est seul de cet avis face un groupe solidaire. Et si l'onveut poursuivre dans cette veine : il est normal, les travaux deMilgram 10 le montrent, d'accepter de faire souffrir un autre trehumain pour la seule raison que l'exprimentateur le demande ;il est normal que les professeurs survaluent les tudiants auphysique avantageux et sous-valuent les autres (travaux de Clif-ford et Wester11) ; il est normal que le mariage se termine par ledivorce puisqu'on 1970 le taux de divorce tait, en Californie, de66 pour 100 mariages 12. Nul psychologue digne de ce nom n'auraitla prtention de transformer ce statistiquement normal en un moralement ou socialement souhaitable . C'est pourtant ce quiadvient souvent dans l'esprit du profane et le pousse, avec d'autresfacteurs bien entendu, copier le comportement majoritaire, voire l'lever la dignit d'un idal13. Voyons ces parents persuadsque leur enfant vaut moins que les autres parce qu'il est handicap,ces jeunes se lanant dans des expriences contraires leurs prin-cipes parce qu'ils courent aprs une maturit dfinie par lesstatistiques, ces jeunes filles se mprisant elles-mmes d'tre encorevierges vingt ans. Cela peut aller jusqu' un absurde qui esttragique, comme lorsque l'on regrette de ne pas tre manifestementnvros alors que nous sommes tous des nvross ou de nepas voir son enfant connatre les multiples crises recenses parles psychologues des diffrentes coles. Ce processus est parfoistrs vident chez le vieillard qui, convaincu par son entouragesocial qu'il doit connatre tel ou tel dficit, consacre des trsorsd'nergie compenser des dficits imaginaires et cre par l, end'autres domaines, des dficits rels. J'ai aussi rencontr plusieurstudiants trs inquiets de ne pas ressentir de pulsions homosexuelles.Et l'un des arguments les plus courants en objection mon coursde morale s'nonce : cela ne peut pas tre mal puisque tout le

    10. Voir St. MILGRAM, La soumission l'autorit, Paris, Calmann-Lvy, 1974 ;et la critique dans : E. FROMM, op. ci.

    11. Voir G. WILSON et D. NIAS, op. cit.12. Voir C. ROGERS, Rinventer le couple, Paris, Laffont, 1972.13. Rares sont ceux qui semblent percevoir combien, sur le seul plan culturel,

    pareil idal serait source d'immobilisme, voire de rgression. Que dire alors duplan moral ?

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    monde agit ainsi . Argument que l'on retrouve dans un rcentRapport sur la sexualit de la femme marie: 100.000 femmesamricaines ne peuvent pas se tromper (en partageant le mmeavis), et encore moins agir mal, faut-il comprendre en sous-entendu 14.

    C'est donc un fait sociologique que les catgories psycho-logiques sont transformes en normes morales ou recouvrent desjugements moraux. Nous avons vu que certaines thories psycho-logiques poussent cette dviation dans leur propre utilisation.Mais l'explication globale est ncessairement plus complexe quela simple imputation des torts aux psychologues. Pour la dvelopper,il nous faut encore tudier un second aspect de notre sujet, savoirla substitution de l'explication psychologique au jugement moral.

    2. Substitution de l'explication psychologique au jugement moralCe second aspect ne recouvre pas le premier. Dans celui-ci, nous

    voyons le jugement moral s'autoriser de donnes psychologiquesprises tort pour des normes. Dans celui-l, nous dcouvrironsune tendance croire qu'un comportement expliqu par la psycho-logie cesse du mme coup d'tre justiciable de la morale. La psycho-logie est donc prise pour ce qu'elle est vraiment, une thorie ex-plicative du comportement. L'erreur consiste penser que le com-portement explicable en termes de causalit n'a plus trevalu en termes moraux.

    Que signifie, par exemple, le recours l'expertise psychiatriqueou psychologique en justice ? Bien entendu, il est ncessaired'tablir que le criminel n'tait pas dment au moment deson acte, faute de quoi sa responsabilit juridique serait diminue,voire annule. Mais cette dmarche juste risque de connatre desdviations sous forme d'extensions abusives. En premier lieu, etles experts sont les premiers le regretter, la dmence qui annulela responsabilit est dfinie de manire archaque et beaucouptrop vague. Ensuite, nous assistons une multiplication des facteursattnuateurs de responsabilit : la dbilit, l'hrdit, une enfancemalheureuse, sans compter que, dans certains pays, plaider lafolie passagre, concernant un crime passionnel par exemple, estdevenu un systme de dfense applicable quel que soit l'tatmental du prvenu. Enfin, cette pratique engendre dans le publicune redoutable confusion, dont tmoignent les deux faits contra-dictoires suivants : d'une part, l'opinion publique est scandalise(au sens fort) de voir certains criminels dclars irresponsables,

    14. C. TAVRIS et S. SADD, Rapport sur la sexualit de la femme marie, Paris,Seghers, 1979. Cet argument peut aussi tre lu dans le sens d'une substitution de

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    alors que leur crime choque la conscience morale ; d'autre part, lanotion mme de responsabilit s'effrite dans la rduction de laresponsabilit juridique et morale la seule responsabilit psycho-logique, c'est--dire la conscience d'tre responsable de ce quel'on fait : je n'tais pas moi-mme cet instant , donc je n'airien fait de mal.

    Ce qui se produit ici, c'est une interprtation de plus en plusabusive de l'ide, exacte au dpart, selon laquelle le jugement moralporte sur les actes humains conscients et libres. De l'vidence quel'agressivit animale ou l'attraction universelle ne sont pas va-luables en termes moraux, nous glissons, via une lecture causalistedu comportement humain, vers une position hautement dterministe :comme tout phnomne naturel, le comportement rsulte de causesefficientes qui suffisent l'expliquer et ne laissent place aucunelibert. Ds lors, le criminel n'est plus qu'un malade psychologiqueou social ; et la morale apparat comme une survivance mythiquede l'ge pr-scientifique. On ne dit pas autre chose, d'ailleurs,quand on condamne la morale du chef de ses effets culpabilisantspour le psychisme humain.

    Mais, dira-t-on, vous exagrez ! Nous ne sommes pas causa-listes ; nous croyons la libert et, si nous faisons appel lalecture psychologique, c'est prcisment pour tablir quand cettelibert et la responsabilit qui en dcoule sont relles ; d'ailleurs,tous les prvenus ne sont pas acquitts et vous dites vous-mmeque l'indignation morale existe encore ! L'objection est forte etil faut y rpondre. D'abord, je souligne ici une tendance et non unesituation gnralise et pousse au bout de sa logique. Mais, ceque je voudrais faire voir, c'est justement ce qu'entrane cettelogique. L'explication scientifique ne peut procder que par lescauses efficientes. Cela vaut pour la psychologie dans la mesureo celle-ci revendique la scientificit comme son titre de gloire.Or il est clair que le mcanisme des causes efficientes exclutl'ide mme de libert. Donc, pour la psychologie, les tres humainsne sont pas libres. Est-ce faux ? Pas ncessairement, car il estparfaitement possible qu' un certain niveau l'homme soit aussidtermin que les autres phnomnes du mme ordre (n'oublionspas, toutefois, que le dterminisme auquel sont soumis les organis-mes complexes est infiniment plus probabiliste que celui quiprside un systme mcanique simple). Mais affirmer quel'homme n'est pas libre du tout et donc annuler sa responsabilit,c'est faire un saut immense en dehors de la science pour direque l'homme se rduit ce que la science peut en expliquer. Ainsiquand une explication psychologique nous convainc d'une absenceradicale de resnonsabilit. nous admettons du mpnn rnnn mit

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    l'homme se rduit sa dimension psychologique telle qu'elle estapprhende par cette science. Alors nous sommes dterministeset rducteurs. Telle est la logique de l'option que manifestent lesattitudes voques plus haut.

    Il est clair toutefois que, dans la pratique, nous n'avons pasencore tir ces consquences logiques en toute rigueur. Et l'on peutdemander d'autres exemples de cette vacuation de la morale parl'explication psychologique.

    Envisageons le cas des parents tyranniques , de ces parentsqui martyrisent leurs enfants. Telle cette jeune mre franaise qui,ayant enferm ses deux enfants dans une chambre, les y laissemourir de faim et de soif, pendant qu'elle se distrait en fr-quentant dbits de boissons et lieux de plaisir. Le crime parataffreux, mais les sciences humaines vont avoir leur mot dire.Freeman a bien recens les diffrentes thories tendant expliquerpareil geste, en distinguant les modles psychologiques, socio-logiques, culturels et structurels 15. Tous nous apparaissent commerduisant rien l'autonomie du sujet en cause. Kempe et Helfer 16,par exemple, diront que les parents tyranniques sont eux-mmesles enfants de parents trop exigeants et ont essay, durant leurenfance, de raliser les volonts irralistes de leur entourage. In-capables d'atteindre cet idal, ils en ont conu un sentiment d'in-dignit qui les a pousss au repli sur soi. Quand ils deviennentparents leur tour, ils placent dans leurs entants des esprancesexcessives, attendant en quelque sorte de ceux-ci qu'ils russissentleur vie leur place. Comme cet espoir ne peut tre satisfait et queleur complexe d'infriorit les empche de demander de l'aide, ilsvont tre frustrs et dpasss par les tches ducatives. Il suffiraalors d'un facteur dclenchant minime (pleurs de l'enfant, pannede tlvision, etc.) pour que se dchane la violence. Les parentstyranniques sont donc des tres infantiles, immatures, affectivementpauvres, qui agissent quasi involontairement sous la pression deforces internes incontrlables. On comprend que ce genre d'ex-plication soulve l'indignation de P. Leuillette " et qu'il tienne raffirmer que ces personnes font le mal et qu'elles doiventtre considres comme responsables du caractre intrinsquementmauvais de leurs actes. Il reste bien vident que le psychologuen'a pas juger les actes en termes moraux. Mais il est clair gale-ment que de telles thories infantilisent l'homme /es parentstyranniques sont des enfants irresponsables , en font le jouet de

    15. Voir M.D.A. FREEMAN, Violence in th Home. London, Saxon House, 1979.16. C.H. KEMPE et R.E. HELFER, L'enfant battu et sa famille, Paris, Fleurus,

    1977.17. P. LBUILLETTB. Les enfants marturs. Paria. Seuil. 1978.

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    ses pulsions aveugles et de son pass, et rendent compte du com-portement d'une manire telle que, dans les faits, on ne voit pas opourrait intervenir une dimension morale authentique, c'est--dire nonrduite sa ralit psychologique. Nous voyons nettement sur cetexemple comment l'explication psychologique de certaines Ecoles peutter toute transcendance la perspective morale et donner par ll'impression fausse que le progrs de l'explication scientifiquerestreint progressivement le champ d'application de la morale.

    Nous trouvons un autre exemple excellent dans le domaine dela sexualit. Chacun sait le mal qu'ont fait mdecins et moralistesen prsentant la masturbation comme la source de maux innom-brables, tant physiques que psychiques. Depuis lors, la psychologiedveloppementale et dynamique a pu clairer le sens psychologiquedu recours la masturbation chez l'enfant et chez l'adolescent.Mais cela entranait-il scientifiquement que l'on tombt dansl'extrme inverse et que la masturbation ft prsente comme leremde pas excellence divers troubles, sexuels notamment18 ?Le langage qu'aujourd'hui nous entendons tenir est peu prs lesuivant. La masturbation joue un rle positif (dcouverte ducorps, rassurance affective, libration motionnelle) dans la con-stitution de la personnalit. Elle est de plus une pratique univer-sellement rpandue ou presque (du moins chez ceux qui rpondentaux enqutes sur la sexualit). Par consquent, comme facteurde dveloppement, elle ne pose pas plus de problme moral quel'apprentissage de la station debout ou les lubies du pr-adolescent.Bien au contraire, ce qui pose un problme moral (sic), ce sontles discours des moralistes contre l'onanisme. Car ceux-ci conflictua-lisent la pratique de la masturbation, engendrent la culpabilit etempchent ce facteur de dveloppement de jouer son rle. Dansla mme optique, on trouvera des auteurs, mme chrtiens, poursuggrer que des relations extra-conjugales peuvent tre morale-ment bonnes si elles contribuent l'accomplissement des personnesconcernes ". Cette position rduit manifestement l'accomplissementpersonnel son aspect psychologique et soutient implicitement quece qui est psychologiquement profitable est aussi recommandabledu point de vue moral. Ce qui, de nouveau, n'est faux que dansla mesure exacte de la rduction. Il est clair que l'accomplissementpsychologique fait partie de la ralisation de la personne totale.

    18. Voir C. TAVRIS et S. SADD, op. cit., et p.ex. M.F. DE MARTINO, HwnanAutoecotic Practices, New York, Human Sciences Press, 1979. On notera, parailleurs, que le discours contre la rpression de la masturbation est en train dedevenir une obsession littraire : voir p.ex. J.P. ARON et R. KEMPF, Le pnis etla dmoralisation de l'Occident, Paris, Grasset, 1978.

    19. Voir G. FOUREZ, Choix thiques et conditionnement social, Paris, Centu-rion, 1979, p.185.

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    Et l'on voit mal comment une morale pourrait faire de l'crasementpsychologique des personnes la condition de la vertu et de laperfection. Cependant, c'est tout autre chose d'valuer la valeurmorale d'un acte son retentissement affectif, puisque cela revient inverser la relation entre les termes du problme.

    C. CONSQUENCES DE LA CONTAMINATION DE LA MORALEPAR L'APPROCHE PSYCHOLOGISANTE

    II est temps de synthtiser les consquences, dj esquissesci-dessus, de la contamination de la morale par l'approche psycho-logisante.

    1. Tout d'abord, dans quoi s'engage-t-on, en ralit et non enparoles, quand on rige les catgories psychologiques en critresmoraux ? En fait, loin de donner notre morale un caractre ouun fondement scientifique, nous adoptons comme morale des con-sidrations scientifiques. C'est--dire que nous faussons complte-ment la dmarche scientifique et la transformons en une doctrinethique. Mais non sans implications srieuses pour cette thiquemme et pour la conception gnrale de l'homme, qui en estsolidaire (une thique est toujours solidaire d'une anthropologie,mme si elle ne s'en dduit pas}. Lorsque nous soutenons quel'agression intra-spcitique ne peut tre mauvaise puisqu'elle con-tribue la survie de l'espce ou l'laboration de l'identit per-sonnelle, nous adoptons le raisonnement technicien comme raison-nement moral, nous tombons dans le pragmatisme thique et nousacceptons une anthropologie rductrice, immanentiste, matrialisteet dterministe. Car ce que nous tenons pour moralement bon, c'estdsormais ce qui russit psychologiquement, voire biologiquementparlant. Par quoi nous supprimons la spcificit du critre moralet, avec elle, l'autonomie (mme relative) de la conscience morale.Si ce qui est moralement bon pour l'homme est en dernire analysece qui assure son dveloppement psychologique, alors la totalithumaine se ramne en dernire instance sa dimension psycho-logique. Et comme psychologique est ici dfini au sens scien-tifique, l'homme n'est plus rien d'autre que ce que la science psycho-logique peut saisir de lui.

    2. Que faisons-nous, ensuite, en radiquant le jugement moralau nom de l'explication scientifique ? D'une part, nous adhronsimplicitement la mme anthropologie immanentiste et dterministe.D'autre part, nous entrons dans l'illusion la plus dangereuse, savoir celle de croire que nous avons effectivement suspendu tout

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    jugement moral en la matire. C'est une illusion parce que,l'exprience le montre tous les jours, la proccupation morale estindracinable : elle ne peut tre place qu'entre parenthses, dansun domaine restreint et pour un temps ; il est vain de vouloirla suspendre et plus encore de vouloir l'annuler 20. Si bien que nousen venons poser des jugements moraux sans nous en rendrecompte, ce qui est le comble de la dgnrescence pour le jugementmoral. Pourquoi, par exemple, ce dluge de publications sur laviolence domestique, sinon parce que les comportements en causesont jugs inconcevables non d'un point de vue scientifique (l'ex-pression elle-mme n'a pas de sens), mais d'un point de vue moral ?Pourquoi tant de livres de thanatologie scientifique, sinon en raisond'une inquitude morale, souvent inconsciente de sa vritable na-ture ? Pourquoi, dans un registre plus gnral, cette leve deboucliers contre la technocratie, sinon parce que nous percevonsque les soi-disant critres scientifiques de l'action des technocratesne sont que le camouflage, dlibr ou non, d'options morales,sociales et politiques, qui n'osent plus dire leur nom ? Cela estredoutable, car le jugement moral est uvre de raison au sensfort. S'il se construit inconsciemment, nous devons craindre qu'aux meilleures raisons sur lesquelles il doit se fonder ne viennentse substituer les motivations les plus puissantes, voire les sentimentsles plus vifs tel moment donn. Par o la conscience morale,que l'on n'a pas russi faire taire, se pervertit en se noyant dansle psychologique immdiat. Donc, loin que la conscience soit horsjeu, elle est toujours en jeu, mais ne respecte plus les rglesdu jeu.

    D. MOTIFS DE CETTE DVIATIONDANS L'USAGE DES SCIENCES HUMAINES

    A quoi devons-nous attribuer cette dviation dans l'usage dela science psychologique et plus gnralement des sciences hu-maines ? Il est ais de faire appel la crise de civilisation ou d'in-voquer une corruption des murs et des consciences. Mais ces explications sont tellement vagues et font rfrence desprocessus tellement globaux qu'elles n'expliquent pas grand-choseet laissent la rflexion dmunie devant des causes insaisissables.Je pense quant moi qu'il faudrait plutt incriminer l' irrsistible

    20. Particulirement rvlateur est le dsarroi de certains travailleurs sociaux qui on a enseign, au cours de leurs tudes, que la non-directivit et l'authenti-cit exigeaient d'eux qu'ils suspendissent leur jugement moral dans tout le champde leur pratique professionnelle.

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    ascension des sciences exprimentales dans notre modle culturelet l'tiolement des discours thiques traditionnels, que rien ne vientremplacer dans notre univers o les moralistes s'engagent de moinsen moins. Ces deux facteurs sont d'ailleurs troitement relis.

    1. Irrsistible ascension des sciences exprimentales dans notreunivers culturel

    La recherche systmatique de la domination technicienne de lanature merge la Renaissance. Elle prend place dans le mouve-ment culturel qui volue du thocentrisme au naturalisme et l'anthropocentrisme. L'homme entreprend de se considrer commele centre de l'univers et, corrlativement, de se rendre matre decet aspect du rel auquel il se confronte au premier chef. Cettemutation culturelle appelle deux remarques. D'abord, il serait vainde tenir cette volution pour une fatalit historique ; elle rsultebien plutt de ce qu'il faut appeler une option socio-culturelle, quel-que difficile manier que soit cette notion. Ceci ne signifie videm-ment pas qu'une telle option soit un acte unanime, pos en unmoment prcis de l'histoire, dans une conscience parfaite et dansl'indpendance absolue par rapport au pass et aux conditionsinfra-structurelles. Mais invoquer la fatalit incontournable re-vient soutenir la pire des mtaphysiques de l'histoire : cellequi prtend la fois que le cours de l'histoire est totalement pr-dtermin et implicitement qu'il est cependant possibled'adopter le point de vue de Sirius. Ensuite, l'option pour lamatrise technique de la nature constitue une manire trs parti-culire d'envisager le rapport de l'homme la nature. Si l'on peutconsidrer comme absolument invitable que les humains sesituent par rapport la nature et mme qu'ils l' humanisent , ilne s'ensuit pas pour autant que ce processus doive revtir le mode agressif de la domination et de la production. En celles-ci, ils'agit de mettre la nature au service (dans le sens d'esclavage) del'homme ou plus exactement au service d'une certaine dimension del'homme, qui est celle du besoin. En dcoule que l'homme estconu avant tout comme tre de besoin, ce qui mne au dualismecartsien de la substance tendue et de la substance spirituelle,dans lequel il n'est pas sr que la prpondrance de la secondesoit ce qui est culturellement vrai.

    Le savoir scientifique est devenu toujours plus oprant. Nousen avons conu une vritable fascination pour notre pouvoir, aupoint de faire de la productivit et de l'efficacit un vritable idalpour l'homme. Notre confiance en nous s'en est accrue sur uneliasp sinnuliprpmpnt restrirtivp. il faut l'avouer et le mvthe du

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    progrs matriel l'infini est devenu quasiment une constantede la pense.

    Au dix-neuvime sicle surtout, le savoir concernant l'hommea commenc d'adopter la dmarche des sciences exprimentales.Songeons l'oeuvre de Cl. Bernard ( 1865 ) en ce qui touche lamdecine. En psychologie, W. Wundt ouvre le premier laboratoirede psychologie exprimentale Leipzig en 1879. La mthodeintrospective est aussitt rpandue par les Ecoles associationnisteet fonctionnaliste, pour susciter la raction behavioriste au dbutdu sicle prsent. Pour quelle raison cet ancien fief de la philo-sophie est-il pass sous le contrle de l'institution scientifique ?Les psychologues ont manifestement voulu atteindre la rigueurdans un sens trs prcis, c'est--dire cette rigueur propre auxsciences, qui leur vient de ce que toute observation doit tre re-productible pour d'autres observateurs et suscite donc en principeleur accord. Il et t si rconfortant de s'entendre enfin sur uneconception de l'homme ! Mais en adoptant la mthode scientifique,les sciences de l'homme ont galement ratifi le but de celle-ci, savoir la prvision des faits l'aide des /ofs. Car il est in-dubitable que le but ultime de la dmarche exprimentale est depouvoir prvoir les faits en se rendant capable de les produire.de les prvoir pour les dominer et les manipuler (au sens noblede ce mot, si l'on veut). La pense scientifique, dit B. Russell,est essentiellement pense-puissance, c'est--dire pense dont lebut, conscient ou inconscient, est d'armer son possesseur d'unepuissance21. Ds lors, en accdant au statut de science, lapsychologie se fixait comme tche de prvoir des faits humains,ce qui devait lui permettre aussi de les contrler. Ce projet auraitpu revtir une porte profondment comprhensive et respectueusede la totalit humaine, s'il avait t labor comme tentative decontrle de l'extriorit par l'intriorit, de l'homme comme naturepar l'homme comme projet, comme ex-istence. Malheureusement,la coupure radicale avait dj t opre entre sujet et objectivit,entre corps comme substance matrielle et esprit22. Si bien qu'ilaurait fallu une modestie extrme aux psychologues pour re-connatre qu'ils ne cernaient qu'un aspect de l'objet de leurs re-cherches et mme qu' certains moments, l'application de la mthodeexprimentale les empchait de saisir le sens de ce qu'ils dcrivaientet expliquaient . Au lieu de cela, le champ de la psychologiescientifique a t envahi par le behaviorisme, c'est--dire par la

    21. B. RUSSELL, L'esprit scientifique et la science dans le monde moderne,Paris, Janin, 1947, p. 81.

    22. Voir les heureux dveloppements de C. BRUAIRE dans : Une thique pourla mdecine, Paris, Fayard, 1978, passim.

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    rduction du psychisme au comportemental, tandis que d'autreschercheurs tiraient la psychologie dans le sens de la biologie, parexemple les fondateurs de l'thologie comme K. Lorenz 23. Le r-sultat en est que le comportement humain est devenu manipulable,toutes proportions gardes, comme fait physique ou comme faitbiologique, donc indpendamment du sens qui le fait humain 2i.

    Sans doute est-il sduisant de concevoir l'homme comme unemachine ou comme un planaire volu, que l'on peut gouverner sa guise. Nous sommes sduits parce que cela nous rassure. Etd'un double point de vue : d'une part, l'homme peut tre fier d'treparvenu, au moins inchoativement, s'expliquer lui-mme sur lemode de la science, c'est-dire efficacement : d'autre part, il estrassurant de penser que les problmes humains ont des solutionstechniques, que le comportement peut devenir variable dpendanted'un systme environnemental dont toutes les autres variables se-ront un jour rendues indpendantes par la science. Quelle mer-veille d'imaginer qu'un jour, je pourrai rendre mon voisin aimableen stimulant lectriquement certaine zone de son cerveau, qu'enamnageant les contingences de renforcement , j'terai monfils toute vellit de s'opposer moi, et ainsi de suite ! Je penseque le succs de l'image scientifique du monde s'explique assezradicalement par son caractre rassurant et pour ainsi dire anxio-lytique. Car la libert est un risque et notre poque de garanties,de mutuelles et d'assurances n'aime plus gure le risque. Il taitds lors tentant de substituer la rude tche de la vie moraleet la certitude incertaine (au regard des mathmatiques) dujugement de conscience la plate et tranquille application de for-mules technico-scientifiques.

    2. Etiolement des discours thiques traditionnels

    Paralllement l'essor des sciences, les doctrines thiques tradi-tionnelles, religieuses ou laques, se sont maintenues tant bien quemal jusqu' la seconde guerre mondiale environ. Il semble, parexemple, qu'un consensus trs large ait exist en thique mdicalejusqu' cette poque, pour disparatre ensuite rapidement. Deuxfaits revtent ici une porte explicative majeure. La seconde guerremondiale a marqu une croissance fulgurante dans le recours auxtechnologies et a constitu le point de dpart d'un nouvel essor

    23. Il faut citer ici, au titre d'une curiosit, l'ouvrage de Wickler o desarguments d'ordre thologique sont opposs Humanae Vitae. Voir W. WICKLER,Les lois naturelles du mariage. Paris, Flammarion, 1971.

    24. Voir, cam grano salis, V. PACKARD, L'homme remodel, Paris, Calmann-Lvy, 1978.

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    de la recherche scientifique. D'un autre ct, elle a rvl qu'il n'ya pas de limites la barbarie dont l'homme est capable et qu'il peutperptrer notamment l'aide des technologies les plus sophistiques.La bombe atomique mrite vraiment le caractre paradigmatiqueque lui a accord Heidegger 25. A elle seule, elle explique la montedu scepticisme moral, le dferlement de l'angoisse l'chelle plan-taire et le succs de plus en plus universel des savoirs sdatifs. Cedernier ne se dveloppe d'ailleurs qu'au prix d'une inconsquencegrave, puisque la bombe rvle en fait jusqu'o peut mener la logiqueinterne de la recherche.

    Les doctrines thiques traditionnelles ont reu un autre coup fataldans la tourmente de Mai 1968 et ses squelles. Cette fois, cesont surtout l'thique sociale et l'thique sexuelle qui ont t prises partie. Il me semble que ce mouvement, travers une expressionbrouillonne et non exempte elle-mme de contradictions, a au moinspressenti la contradiction majeure qui cartle le comportementthique de bon nombre de nos contemporains. Je ne parle pas duhiatus entre thorie et pratique, si volontiers qualifi d' hypo-crisie . Ce que je vise est la coexistence d'une utilisation effectivede critres scientifiques (au sens large) ou techniques et du main-tien, spcialement dans certains domaines de l'thique comme l'thi-que sexuelle, de fondements authentiquement moraux 26. Peu im-porte en la matire que ce maintien soit prtendu ou rel. La contra-diction nat de l'incompatibilit entre le raisonnement technique,focalis sur ce qui russit, et le raisonnement moral, centr sur cequi doit tre. Et c'est juste titre que Mai 1968 l'a dnonce. Laconclusion qui en a t tire l'poque s'impose toutefois avecmoins d'vidence. Il n'est pas vrai qu'une pareille contradictionnous enferme dans cette alternative : ou bien fonder son action surune thique, mais en acceptant que celle-ci soit irrationnelle ; ou bienadopter en tout le raisonnement technique et renoncer la di-mension morale de la vie. Car, dans un cas comme dans l'autre,on se trompe sur les lumires que la raison peut nous apporter.Le premier les juge trop faibles; le second les surestime ; et tousdeux se retrouvent dans le noir.

    25. Voir Martin HEIDEGGER, Rponses et questions sur l'histoire et la politique.Paris, Mercure de France, 1977, p. 42-54 et spcialement p. 45-46: Toutfonctionne. C'est bien cela l'inquitant, que a fonctionne, et que le fonctionnemententrane toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujoursdavantage l'homme la terre, l'en dracine... Nous n'avons plus besoin de bombeatomique, le dracinement de l'homme est dj l. Nous ne vivons plus que desconditions purement techniques. Ce n'est plus une terre sur laquelle l'homme vitaujourd'hui. (Nous soulignons.)

    26. J'entends par l des fondements dont la nature est effectivement morale,

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    Voil un ensemble de donnes qui me paraissent clairantesquant la tendance prsente de rsorber la morale dans la psycho-logie. L'effet le plus immdiat de cette tendance est d'introduireun dsarroi de plus dans des consciences qui n'en ont vraimentpas besoin. Car, avec l'inspiration authentiquement morale, il y vade la finalit de l'existence et du sens de notre action. Quandse voile le regard moral, la vie parat absurde, mme et surtoutsi le regard scientifique est appel la rescousse. Car s'il est bien undomaine o ce dernier est aveugle, c'est celui de la valeur et dela finalit. N'oublions pas que la science exprimentale s'est consti-tue du refus du finalisme.

    E. NECESSITE DUNE FERME DOCTRINEET D'UNE DUCATION COMPRHENSIVE EN MORALE

    Qu'en conclure ? Que la ncessit d'une ferme doctrine et d'uneducation comprhensive en morale se fait sentir comme jamais.Non seulement parce que l'on postulerait chez l'homme une di-mension morale autonome et irrductible. Non seulement commeremde traditionnel un dsarroi gnral dont certains aspectssont neufs. Mais comme conclusion d'une rflexion tout faitcontemporaine sur le statut du savoir humain et spcialement dessciences. Cette rflexion nous montre, en effet, que nul savoir humainn'est absolu, c'est--dire ne peut prtendre expliquer en instanceultime la vritable nature des choses en soi. Comme disent lespsychiatres (rendons Csar...), les systmes auto-rfrencielssont pathologiques. En la matire, le savoir qui se veut absolune peut se donner l'apparence d'tre tel que par un coup de forceintellectuel, en dcrtant possder lui seul la rationalit entire.Et l'on devine ce que peut devenir ce coup de force quand il setranscrit dans la ralit, dans l'organisation de la socit parexemple. En fait, tout savoir constitue un territoire de rationalitcohrente, juxtapos d'autres. Et la totalit des territoires cou-verts ne recouvre videmment pas la totalit de ce qu'il faut appeler le rel . De plus, ce qui assure la cohrence de ces domainesde rationalit, ce sont des choix, des options. Qu'on baptise ceux-ci postulats ne change rien l'affaire : comme le dit Schelling, iln'est de postulat que pratique. La dfinition de la science expri-mentale elle-mme n'est pas une proposition scientifique, mais laformulation d'une option culturelle et donc sociale. D'o il ressortque tout systme de savoir est toujours ouvert par le bas, par lect de ses fondements, o il mane d'une foi.

    Dpfinir l'c-xacte nature et le rle de cette foi dborda Ip- nrnnns

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    de cet article. Mais il est clair qu'en dehors de la foi religieuse,on ne voit gure que la foi pratique pour tenir cette place. Et cecisuffit donner de nouvelles raisons la recherche la plus intenseet la plus srieuse en morale. Non seulement de grce ! enmorale fondamentale et en mta-thique, mais surtout en moralenormative ou applique, de mme qu'en pdagogie de la morale.

    Peut-tre le temps est-il venu enfin ! o l'hritage kantienpourra tre reu dans sa richesse, o l'on pourra penser non la mortde Dieu mais la mort de la mtaphysique 2, et o les philo-sophes retrouveront le chemin du cur des hommes, en se souvenantque ceux-ci ont un cur et celui-ci des aspirations fondamentales.C'est ce que nous sommes fonds attendre d'eux dans la crise dece temps.

    B5000 Namur P.-Ph. DRUETrue Graf, 4 Professeur aux Facults Universitaires

    Notre-Dame de la Paix

    27. Nous appelons mort de la mtaphysique l'aventure fatale qui est advenue la mtaphysique classique, rationaliste et idaliste, ds aprs la disparition deHegel. Il est apparu alors que pareil discours ne pouvait plus tre tenu et quel'image radieuse du cercle systmatique cachait la ralit triviale du serpentqui se mange la queue. Comme nous l'avons dmontr propos de G. Gentile{La politisation de la mtaphysique idaliste : le cas de Gentile, dans I^evuephilosophique de Louvain 74 (1976) 68-95), la mtaphysique classique en estvenue progressivement son aboutissement logique oblig, i.e. la dissolutionde tout objet de pense dans l'acte pur du penser, laquelle exige du philosopheconsquent qu'il se taise. Il convient de noter que les matres du soupon ontgrandement contribu la prise de conscience de cet chec. D'autre part, cette mort tout fait relle a reu de certains, M. Heidegger par exemple, uneinterprtation abusive, qui tend faire de toute la mtaphysique occidentale un oubli de 1 Ktre . Cela revient ignorer que toute mtaphysique n est pasidaliste par nature et oublier, entre autres, Thomas d'Aquin et Kant. Mais,pour tre fausse, cette interprtation n'en est pas moins ltale, dans la mesure oelle pousse nos contemporains renoncer la rflexion mtaphysique. Si bienque le suicide par autophagie de la mtaphysique idaliste entrane parerreur le risque de l'anantissement de toute mtaphysique, par cachexie cettefois.