13
Qu’est-ce qu’une particule Cltmentaire ? * par Jean REIGNIER Les particules de la physique moderne sont-elles Clbmentaires ? Voilk un problime qui a beaucoup prtoccupk les physiciens au cours des dix dernikres anntes et c’est sans doute pourquoi on renonce de plus en plus B parler de physique des particules << tlkmentaires B : on dit physique des particules ou physique des hautes tnergies. Le titre de cet expos6 rCvtle le doute des physiciens quant au caracthe << tlementaire >) par opposC k <c compost )) des nombreux corpuscules que la physique des hautes energies nous a fait dtcouvrir. I1 montre aussi que distinguer tltmentaire de compost est devenu trts difficile pour les physiciens et il est bien entendu hors de question de reprendre ici l’une ou l’autre des 4c definitions B qui ont t t t proposkes : elles ne peuvent i3re com- prises qu’au travers du formalisme mathtmatique assez lourd des thCo- ries actuelles dtcrivant les interactions des corpuscules. Nous nous contenterons donc provisoirement d’associer au mot u tltmentaire )) les caractkres : permanent, ayant des caractkristiques incalculables et posCes a priori, dont l’existence m&me est en quelque sorte arbitraire, et par oppost, d’associer au mot << composC n les caractires : constructible (ou destructible), calculable, dont l’existence est nkcessaire. Comment en est-on arrive A se poser cette question, alors que I’Cvolution de la phy- sique semblait se faire sans difficult& dans le sens d’une tltmentaritt croissante : construction des molCcules avec les atomes, des atomes avec les tlectrons et les noyaux, des noyaux avec les protons et les neu- trons? I1 est A ce propos intkressant de reprendre d’abord l’histoire de cette Cvolution parce que l’on peut y trouver les germes de la crise actuelle. * ConfCrence faite B la SociitC belge de Logique et de Philosophie des Sciences, i Bruxelles, le 21 mars 1970. Dialectica Vol. 25, No 2 (1971)

Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Qu’est-ce qu’une particule Cltmentaire ? * par Jean REIGNIER

Les particules de la physique moderne sont-elles Clbmentaires ? Voilk un problime qui a beaucoup prtoccupk les physiciens au cours des dix dernikres anntes et c’est sans doute pourquoi on renonce de plus en plus B parler de physique des particules << tlkmentaires B : on dit physique des particules ou physique des hautes tnergies. Le titre de cet expos6 rCvtle le doute des physiciens quant au caracthe << tlementaire >) par opposC k <c compost )) des nombreux corpuscules que la physique des hautes energies nous a fait dtcouvrir. I1 montre aussi que distinguer tltmentaire de compost est devenu trts difficile pour les physiciens et il est bien entendu hors de question de reprendre ici l’une ou l’autre des 4c definitions B qui ont t t t proposkes : elles ne peuvent i3re com- prises qu’au travers du formalisme mathtmatique assez lourd des thCo- ries actuelles dtcrivant les interactions des corpuscules. Nous nous contenterons donc provisoirement d’associer au mot u tltmentaire )) les caractkres : permanent, ayant des caractkristiques incalculables et posCes a priori, dont l’existence m&me est en quelque sorte arbitraire, et par oppost, d’associer au mot << composC n les caractires : constructible (ou destructible), calculable, dont l’existence est nkcessaire. Comment en est-on arrive A se poser cette question, alors que I’Cvolution de la phy- sique semblait se faire sans difficult& dans le sens d’une tltmentaritt croissante : construction des molCcules avec les atomes, des atomes avec les tlectrons et les noyaux, des noyaux avec les protons et les neu- trons? I1 est A ce propos intkressant de reprendre d’abord l’histoire de cette Cvolution parce que l’on peut y trouver les germes de la crise actuelle.

* ConfCrence faite B la SociitC belge de Logique et de Philosophie des Sciences, i Bruxelles, le 21 mars 1970.

Dialectica Vol. 25, No 2 (1971)

Page 2: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

154 J. Reignier

La premiltre table de particules kltmentaires moderne est la table de MendCltev (1869-1871). Avec les atomes qui sont les particules elk- mentaires de 1’Cpoque et B propos desquels on ne se pose pas de pro- bltmes de structure, on construit toutes les molecules composkes con- nues. Les forces liant ces atomes entre eux sont ma1 connues (forces de valence), les modkles molCculaires sont simplistes, mais les ingrkdients fondamentaux y sont et la relation

(elements) + (forces) = (composts)

est la base de notre comprehension des structures moltculaires et aussi des structures atomiques et nucltaires. La distinction entre particules et forces est Claire dans la science du temps, c’est celle de la mkcanique classique de Newton. La table de MendelCev est particuliltrement inte- ressante parce qu’elle a tt6 construite en tenant compte des regularitb constatkes dans les propriktts chimiques des PlCments et MendelCev n’a pas hksitk B inverser au besoin I’ordre nature1 croissant des poids atomiques des elements et mCme i laisser des cases vides correspon- dant B des 61Cments A dkcouvrir, afin de maintenir la regularit6 des propriktks chimiques. Cette demarche est exactement celle des physi- ciens actuels quand ils rangent le muon (aussi appelk meson mu) parmi les leptons dont il a les propriktks physiques alors que sa masse est proche de celle des mesons (masse du muon = 205 fois la masse de l’klectron, masse du meson Pi = 273 fois la masse de 1’Clectron) ou quand, suivant en cela Gell-Mann (1953, 1960), ils inventent des par- ticules nkcessaires B la survie d’une symCtrie des propriktks. Mais lais- ser des cases vides implique que l’on a reconnu l’existence d’une loi rendant nkcessaire l’existence de certaines particules et l’on peut dejh s’interroger quant au caractltre <( ClCmentaire D de tous les Cltments de l’ensemble. En ce qui concerne les atomes, le doute n’a pas subsist6 longtemps : la dkcouverte de l’klectron et la reconnaissance de sa pre- sence au sein de l’atome entrahent l’invention de nombreux modtles atomiques dlts la fin du siltcle passe. Ces modkles sont c o n p selon la formule kcrite ci-dessus et c’est notamment le cas du celltbre modltle de Bohr (1913) pour lequel la formule est maintenant prkciske :

(electrons + noyau) + (forces tlectromagnktiques) = (atome).

Le modkle de Bohr donne une explication statisfaisante de nom- breuses propriktts des atomes ; complktk par le principe d’exclusion de Pauli, il explique la table de MendtlCev qui cesse d’etre une table de particules ClCmentaires. I1 contient par ailleurs les germes d’une phy-

Page 3: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Qu’est-ce qu’une particule ClCmentaire ? 155

sique future, la physique nuclkaire, qui s’intkressera & la structure du noyau de l’atome et le rkduira A son tour au r61e de particule composke.

Mais les difficultks apparaissent rapidement dans cette image trts simple de l’atome : les effets physiques plus fins ne sont pas calculables et les efforts en vue d’amkliorer le modtle selon les lignes trackes par Bohr et Sommerfeld ne sont guere fructueuses. C’est alors qu’appara?t la mkcanique ondulatoire de Broglie et Schredinger (1923-1926)’ qui tout en donnant une explication vraiment satisfaisante de la structure atomique (aux effets relativistes prts), fait apparajtre une notion tout B fait rkvolutionnaire : le dualisme onde-corpuscule de l’tlectron. Dans l’ancienne physique on avait d’une part des corpuscules, d’autre part des forces lesquelles sont ttroitement connectkes aux ondes (Cf. la thko- rie de Maxwell [1855]).

Einstein introduit en 1905 Ie dualisme photon-onde tlectromagnk- tique et ce dualisme est maintenant complktk par de Broglie pour l’klectron. Bohr tnoncera bient6t (1927) son grand principe de complk- mentaritk : pour tous les objets de la physique microscopique il faut toujours tenir compte des deux aspects onde et corpuscule qui sont des aspects complkmentaires d’une rkalitt qui kchappe A une description classique plus intelligible.

On conGoit dts lors que tout objet de la microphysique peut B la fois subir des forces (aspect corpusculaire) et ttre l’agent de propaga- tion de ces forces (aspect ondulatoire). Pour developper pleinement cette idke, il faut bien entendu mettre au point un formalisme qui per- mette de dkcrire I’tmission et l’absorption de ces objets microscopiques, et ce formalisme c’est la thtorie quantique des champs (Dirac, Heisen- berg, Pauli, ... vers 1930).

En fait, la thkorie quantique des champs a rencontrk d’emblte de grands succts et de graves difficultts ; elle explique d’une manikre trts satisfaisante les interactions entre la matikre et le rayonnement, mais elle est incapable d’amkliorer ses rtsultats parce que le calcul d’une seconde approximation est rendu impossible par l’apparition de rksul- tats infinis. C’est ainsi que les tentatives faites en vue de calculer la masse de l’klectron ou tout au moins une contribution B la masse due B l’interaction klectromagnttique ont systtmatiquement Cchouk. Ces dif- ficultks n’ont ktk rtsolues qu’A l’aide d’une technique particulitre dite de (< renormalisation >> (1948) qui exige de renoncer au calcul des gran- deurs caractkristiques de l’klectron et du photon. A l’heure actuelle, on

Page 4: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

156 J. Reignier

peut dire que l’klectrodynamique quantique, c’est-8-dire la thkorie quantique des champs klectromagnktique et leptonique (photon, klectron et muon) est une thborie fjarfaite en ce sens que l’on n’observe aucune diffkrence entre la thkorie et l’expkrience A la limite des prtcisions actuellement atteintes (au dix-millionikme prts !) d condition de consi- dkrer que ces particules sont Ble‘mentaires. Par 18 nous entendons que I’on doit donner leurs caracttristiques a firiori (masse, charge ilectrique) et que ces caractkristiques sont dans la thtorie complktement arbitraires. En particulier, un monde oh le rapport des masses de l’tlectron et du muon serait autre est parfaitement concevable et aussi <t logique )) que le nbtre : dans le cadre de l’klectrodynamique quantique, il n’existe aucune raison pour que ce rapport soit celui que nous observons.

Revenons maintenant A la physique du noyau dont nous avons sou- lignk la naissance virtuelle avec l’atome de Bohr. La physique nuclkaire nous a rkvklk la complexitk des noyaux qui apparaissent comme formks de protons et de neutrons maintenus ensemble par des forces d’une nature nouvelle que l’on appelle a forces nuclkaires D. Suivant 1’idCe de complkmentaritk, qui dit force dit corpuscule et il ktait nature1 de rechercher le corpuscule associk aux forces nuclkaires. C’est ainsi que le mCson Pi fut invent6 par le thkoricien Yukawa (193.5) puis dkcouvert expkrimentalement par Lattks, Occhialini et Powell (1947). Cependant, la physique nuclkaire ne s’est gutre soucike du dualisme corpuscule- force et elle s’est largement dkveloppte selon la formule kcrite au debut de cet article et qui devient ici :

(neutrons et protons) + (forces mksoniques) = (noyaux)

On peut se demander pourquoi ce dualisme corpuscule-force semble si peu important en physique atomique (pensons aux succts de I’atome de Bohr !) et en physique nuclkaire. C’est que, dans les deux cas, les constituants fondamentaux (Clectrons et noyau pour l’atome, protons et neutrons pour le noyau) se manifestent quasi exclusivement en tant que corpuscules, et cela parce que les forces auxquelles ces constituants sont soumis sont relativement faibles. Les constituants sont si peu dkran- gks par ces forces que l’on peut presque les considkrer avec leur <( carte d’identitk )) de particules libres, c’est-6-dire avec une masse, une charge klectrique, une charge mtsonique, ... etc., bien dktermintes. Une parti- cule ne se comporte comme force que lorsque sa perte d’identitk est grande, par exemple, lorsque l’indktermination de sa masse est de l’or- dre de la masse au repos elle-meme. Voyons ce qu’il en est en physique atomique et en physique nuclkaire. Considkrons les deux systkmes les

Page 5: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Qu’cst-ce qu’une particule C1Cmentaire ? 157

plus simples qui sont respectivement l’atome d’hydrogtne et le noyau de deuterium (le deuton). La perte d’identitt des constituants de ces systtmes peut etre estimte par le rapport de l’tnergie de liaison (c’est- 8-dire, l’tnergie minimum E qu’il faut fournir pour stparer les cons- tituants) & l’itnergie de masse de chacun de ces constituants (mc2). On obtient ainsi :

HydrogPne = proton + electron Deuton = proton + neutron

= 0.26 x 10-4 m,cz = 0.23 X mNc2

ce qui nous montre que la prtcision relative d’une physique baste sur la conception que ces constituants ne prtsentent que leur aspect parti- cule est de l’ordre du dix-millieme pour la physique atomique et de l’ordre du pourcent pour la physique nucltaire. La considtration de systkmes plus complexes conduit 8 la meme conclusion gtntrale : dans la mesure oh l’on se contente d’une prtcision de cet ordre, il n’est pas ntcessaire de s’embarrasser de modtles compliquts oh tous les consti- tuants montrent & la fois leurs deux aspects force et corpuscule. Bien sQr, tout ne peut pas stre expliquk de cette fason et pour ne citer qu’un exemple, on ne peut comprendre les proprittts electromagnttiques du deuton qu’en introduisant I’idCe que les forces nucltaires agissant entre le proton et le neutron peuvent aussi fournir un troisikme corpuscule par leur aspect dual : le deuton est aussi (( un peu >> compost de trois corpuscules, deux nucltons (proton, neutron) et un mtson Pi. Mais la vieille distinction entre force et corpuscule subsiste en premiere appro- ximation et elle sert de base de dtpart pour la construction de modeles : en physique atomique et en physique nuclkaire on parle de particules eltmentaires et de particules compostes avec la meme aisance qu’au siecle pass&

A cBtC de la physique nucltaire et parallklement A l’tlectrodyna- mique quantique s’est dtveloppee une mksodynamique quantique dont le but est de dtcrire les interactions entre les nucleons (proton et neu- tron) et les mtsons Pi, en faisant jouer pleinement le dualisme force- corpuscule. Nous avons montrt comment les difficultts de 1’Clectrody- namique quantique ainsi que ses immenses succes une fois ces difficultts vaincues ont conduit les physiciens A considtrer les leptons et le photon comme des particules Cltmentaires. On ttait donc en droit de s’attendre i des rksultats semblables pour la mtsodynamqiue. En fait, il n’en a rien t t t et la mtsodynamique quantique construite sur un schtma en

Page 6: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

158 J, Reignier

tous points paralltle A celui de I’Clectrodynamique n’a jamais correc- tement reproduit l’expkrience. Cet insucces permanent contrariait certes beaucoup les physiciens mais c’est un autre phknomtne qui a ament la rtvolution qui devait finalement Cbranler notre attitude de tranquillitk A I’tgard du caracttre << klkmentaire )) des particules de la mksodyna- mique. Ce phknomkne, c’est l’apparition de particules nouvelles par l’ttude du rayonnement cosmique (dkcouverte des mksons et des baryons << Atranges .) et par la mise en service des grands acckltrateurs de par- ticules (dkcouverte des rksonances). Voici en un raccourci dramatique le schema de cette Cvolution.

Annte Nombre de particules connues : M‘ esons Baryons

1948 3 (Pi) 2 (proton-neutron) 1954 5 8 1970 61 118

liste A laquelle il conviendrait d’ajouter kventuellement les antiparti- cules. La plupart de ces nouveaux corpuscules ont une d u d e de vie si courte (de l’ordre de seconde) que l’on n’observe en gknkral que les dCbris de leur dksintkgration, mais il est nkanmoins possible d’ktablir leur existence sans tquivoque. Cette kvolution extr2mement rapide de meme que les symttries des proprittks de ces corpuscules ne laissent subsister aucun doute quant A leur vCritable nature: ce sont des ktats excitts (des niveaux supkrieurs) de sysldmes dont le nuclton et le pion apparaissent comme Ctant les niveaux fondamentaux (niveaux les plus bas). On sait, en effet, que les niveaux observks des systkmes atomiques et nuclkaires sont tres nombreux, t r b instables (avec transitions rapides vers le niveau fondamental) et qu’ils montrent de nombreuses proprittts de symktrie. Mais qui dit spectre de niveaux pense aussit8t systtme composk et les physiciens sont donc bien obligts de considkrer tout autrement les particules de l’ancienne mksodynamique quantique : le pion et le nuclCon ne sont peut-etre pas des particules kltmentaires, mais bien les niveaux fondamentaux de systkmes composts dont la structure est 2 ktudier. En fait, j’adopte ici pour la facilitt de l’exposk, l’hypothtse en quelque sorte extrcme selon laquelle il n’existe que deux systtmes, le mkson et le baryon. Mais on peut penser que la multipli- citt des systemes est plus grande, par exemple qu’il existe deux sys- ttmes baryoniques dont les niveaux fondamentaux sont le nucleon et I’hypCron lambda. On peut aussi penser que certaines particules sont malgrC tout klkmentaires, et il faut alors essayer de dtcouvrir lesquelles,

Page 7: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Qu’cst-cc qu’unc particule kICmentaire ? 159

de meme qu’il faut essayer de construire un modkle pour les particules compostes. I1 n’est bien entendu pas possible de trancher a priori et la conclusion dtfinitive ne peut rtsulter que de la comparaison des mo- dtles associts aux diverses hypothtses avec l’exptrience.

Examinons maintenant la nature du probltme posk et pourquoi il apparaft vraiment formidable. Tout d’abord, c’est bien la premiere fois que les physiciens affrontent des systtmes pour lesquels les difftrences d’tnergie entre les niveaux sont aussi grandes : en unitt de masse de l’tlectron, les energies considkrtes en physique atomique sont de l’ordre de B ii 10, tandis que celles de la physique des particules sont de l’ordre de lo2 B lo3. Mais ce qui est particulitrement grave, c’est que ces diffk- rences d’tnergie sont de l’ordre de grandeur de l’tnergie de masse des particules B prendre en considtration pour la construction de modtles. Nous pouvons bien imaginer par exemple que le pion est compost d’un nuclton et d’un anti-nucleon et rien ne s’y oppose du point de vue des proprittts de symttrie, mais nos raisonnements anttrieurs sur l’hydro- gkne et le deuton conduisent ici B une perte d’identitt totale pour ces constituants : la formule

celles de la physique nucltaire sont de l’ordre de

E mNc2 Pion = Nucleon + Antinuclton : - = 1.86

indique clairement que le nucleon ne peut absolument plus Ctre consi- dtr t sous son seul aspect corpuscule. Dans le meson Pi, le nucleon est tout B la fois corpuscule lit et force de liaison! I1 est B noter que l’intro- duction de nouvelles particules n’aiderait pas A rtsoudre cette difficult6 ; dans le modtle des quarks par exemple (quarks : particules hypotht- tiques avec lesquelles on devrait construire toutes les particules de la mtsodynamique), l’tquation ci-dessus devient

Pion = Quark + Antiquark :T x 2

et l’on peut icrire des relations analogues pour les autres particules. A nouveau, si l’on construit des modtles des particules B l’aide des quarks, ces quarks sont tout i la fois corpuscule lit et force de liaison. I1 n’est donc plus question de partir d’un modkle simple avec des corpus- cules et des forces les uns bien distincts des autres, quitte B l’amtliorer ensuite pour obtenir une meilleure prtcision. Nous devons resolument abandonner les constructions traditionnelles et commencer d’emblte avec des modtles oh tous les constituants apparaissent avec leur dualitt force- corpuscule.

E mQc

Page 8: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

160 J. Reignier

La nouvelle voie d’approche qui doit inttgrer pleinement les deux aspects des particules et qui doit d‘autre part traiter des situations oh les diffkrences d‘knergie sont comparables aux tnergies de masse des particules, ne peut &re que quantique et relativiste. Elle doit donc trou- ver ses racines dans la thkorie quantique relativiste des champs, mais elle ne peut absolument pas utiliser les techniques du calcul des per- turbations si fructueuses en Clectrodynamique. Disons tout de suite qu’h I’heure actuelle cette nouvelle voie n’est pas encore vraiment trouvtie, mais que des propositions inttressantes ont ktk faites. Parmi celles-ci, je voudrais maintenant esquisser l’idke du u bootstrap P (Chew, 1960- 1965) parce qu’elle aboutit A une solution vraiment rkvolutionnaire du probleme de l’kltmentaritk ultime. Le terme <( bootstrap B est l’abrkgk de l’expression << to l i f t oneself by one’s own bootstrap B qui signifie B peu prts u s’klever en tirant sur ses bottes )) ; on peut tout aussi bien dire << principe d’autogCnkration des particules >>. Si les calculs de boot- strap sont en gtntral trks compliquts, l’idke directrice est assez simple et repose essentiellement sur l’exploitation de la dualitk force-corpuscule et sur une dkcouverte de la thiorie quantique des champs, le principe de croisement. Le croisement est la reconnaissance d’un lieu profond entre des reactions nuclkaires obtenues les unes A partir des autres en kchangeant les r6les de certaines particules qui sont d’ailleurs rempla- cCes par les antiparticules correspondantes. Si nous dksignons par A, B, C, D quatre particules quelconques et par A, B, C, D les antiparticules correspondantes, le croisement est la propriktt qu’il existe des relations entre les rkactions

_ - - -

A + B - - . . C + D (1)

A + C - - B f D (2) A + 5 - B - + c (3)

-

(c’est une propriCtC nouvelle, analogue B l’invariance pour la conjugai- son particule-antiparticule, au renversement du temps, etc.). Le calcul du passage de la reaction physiquement observke (1) h la reaction phy- siquement observke (2) peut &tre t r b compliquk mais est en principe possible. Le bootstrap repose alors sur le principe fondamental suivant : si une particule X joue un r81e important en tant que force dans une &action telle que (1)’ elle joue nkcessairement un rBle important en tant que particule dans l’une des rkactions croisCes (2) ou (3), et elle y joue trks exactement le r6le d‘un ktat lit, compose de A et c et de B et D s’il s’agit de (2), ou de A e t 3 et de et C s’il s’agit de (3). Jouer le r81e d’un Ctat lik s’entend : dans le calcul de la rCaction croiske

-

Page 9: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Qu’est-ce qu’une particule ClCmentaire ? 161

en question, la particule X apparaPt exactement comme le deuton par exemple apparait dans le calcul des collisions proton-neutron. Dans cette conception, la dualit6 force-corpuscule est pleinement exploit& et c’est seulement dans les calculs pratiques que l’on commence par mettre en evidence l’un des aspects (force dans la rCaction [l]) pour utiliser ensuite l’autre (corpuscule dans la reaction [Z]) en itkrant d’ail- leurs le calcul ad infinitum afin de trouver une auto-consistance entree- sortie (input-output).

Prenons maintenant un exemple simple pour illustrer ces rtgles : imaginons que nous voulons traiter le probleme du meson Pi cornme Ctat lie nucleon-antinucleon. On part de la reaction

oh l’on introduit le mtson Pi sous son seul aspect <force>> (comme le photon dans l’ttude des collisions entre Clectrons en Clectrodynamique) . Le meson Pi est en fait reprtsentk par deux parametres, sa masse miB et sa charge mCsonique gin (in signifie parametre d’input). Une fois la reaction calculCe, on calcule par croisement la rkaction

N + N - N + N (4)

N + N - N + N (5) oh l’on trouve alors un effet identifiable comme Ctant dli i un Ctat lit nucleon-antinuclkon. Cet Ctat lie est caractCrisC par deux parametres, sa masse mout et sa charge mesonique gout (out signifie parametres d’output) qui sont calculables en fonction des paramktres d’input :

mout = M ( ~ N , mi,, gi) gout = G (mN 9 min 9 gin)*

L’idCe du bootstraj est d’identifier ce corpuscule (cet Ctat liC nucleon- antinuclton) au mCson Pi et donc d’exiger

- mout = mi, 9 gout - gin

c’est-&-dire, de rtsoudre les deux Cquations ci-dessus qui dkfinissent alors les parametres du meson Pi. Si l’on y parvient, le meson Pi est calculable : c’est une particule composke des particules plus ClCmentaires que sont le nuclCon et l’antinuclkon dont la masse mN a CtC donnee (I priori.

En r6alitC le probleme n’est malheureusement pas aussi simple et nous devons maintenant faire une sCrie de remarques qui vont toutes dans le sens de la complication. Si nous examinons le systeme d’equa-

Page 10: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

162 J. Reignier

tions associt A ce bootstrap, nous rencontrons la discussion traditionnelle en mathtmatique de l’existence et de l’unicitt des solutions (nous tcar- tons ici le cas d’un systkme identiquement satisfait qui ne se prtsente jamais en pratique). Une solution unique correspond bien entendu A l’idte simple exprimke ci-dessus du mtson Pi particule composte d’un nucleon et d’un antinuclton. Mais n’oublions pas que la Nature nous donne les caracttristiques du mtson Pi et que notre calcul n’a de sens que s’il reproduit effectivement ces caracttristiques. Ce n’est en fait jamais le cas, ce qui est interprttt comme un argument en faveur d’une structure beaucoup plus complexe du mtson Pi qui ne serait que par- tiellement formt d’un nuclton et d’un antinuclkon, ainsi que nous l’ex- pliquerons plus loin. En fait, on trouve en gtntral plusieurs solutions aux equations du bootstrap, ce que les physiciens accueillent trks favo- rablement parce que cela leur permet de comprendre du mtme coup le n et quelques-uns de ses niveaux excites. Mais il importe de repren- dre aussit6t le problkme et de faire un bootstrap plus compliqut oh l’on introduit au depart plusieurs particules (le R et les quelques niveaux excitks trouvts) sous leur aspect I( force>> dans la rtaction nucleon- nucleon (4)’ pour construire autant d’ktats lies dans la rtaction nuclton- antinuclton (5). I1 faut alors recommencer le calcul autant de fois que ntcessaire avec comme input l’output de la phase prtctdente jusqu’h ce que le systkme se forme et devienne auto-consistant. Enfin, il y a le cas malheureux oh l’on ne trouve pas de solution au bootstrap et oh l’on rencontre l’alternative : ou bien le mtson Pi est une particule 616- mentaire, non calculable, ou bien le meson Pi n’est pas tltmentaire mais les forces qu’il engendre ne sont pas suffisantes pour lier A elles seules le systkme nucleon-antinucleon et Yon ne peut calculer le mi- son Pi par un bootstrap plus compliqut.

Le lecteur serait maintenant en droit de conclure que, somme toute, les partisans du bootstrap formulent simplement autrement le problkme de construire les particules compostes A partir de particules tlemen- taires, comme le nucleon. I1 n’en est rien cependant et comme nous allons le montrer maintenant, le nuclton hi-mCme doit &re considtrt comme une particule composte. Bien siir, dans les calculs prtctdents nous avons dQ donner sa masse mN a priori, mais elle a seulement servi de masse de rkfkrence pour fixer l’tchelle du phtnomtne et on aurait pu tout aussi bien en donner une autre. On peut parfaitement envi- sager de calculer le nuclkon comme &at lie d’autres particules et c’est d’ailleurs ce que l’on fait dans le bootstrap esquisst ci-dessous oh l’on

Page 11: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Qu’est-ce qu’une particule Cltmentaire ? 163

calcule simultankment le nucleon, un ou plusieurs de ses Ctats excitts, (en tout cas le premier de ses Ctats excitks, N:: [1238]) et Cventuellement un &at excite du mCson Pi (le meson rho).

On considhe les reactions croisCes :

n + N - n + N - - ( 6 ) n i- N - z -i- N ( 7 ) N + N - n + n (8)

-.

et I’on introduit le nucleon u force B dans (6) ; calculant ensuite les Ctats lies de (7), on trouve le nucleon et le N“, qu’il faut alors reintro- duire comme cc forces B dans la rtaction (6) , et ainsi de suite ; on consi- dkre aussi la reaction (8) oh l’on trouve l’ttat lie rho qu’il faut Cgalement introduire comme force dans (6) B l’ttape suivante. Ici encore, il faut se donner une masse au depart pour fixer l’tchelle du phknomkne mais il est parfaitement indiffkrent que ce soit celle du nucleon, celle du n ou toute autre. Le rtsultat de ce calcul est que le nucleon apparalt comme &at liC du mkson Pi et ... de lui-meme ! Evidemment, nous ne devons pas nous laisser abuser par les mots et il n’y a ici aucun para- doxe B considkrer que le nuclton est composk de lui-mtme et d’autre chose. I1 faut seulement comprendre que l’existence meme de la par- ticule nucleon depend critiquement de l’existence de l’aspect force atta- cht A cette particule, et c’est cela la grande nouveautk de la physique des particules.

On peut bien entendu multiplier les bootstraps partiels de ce genre et calculer par exemple

n + N - 2: + K + N __t 2 +

input : output : A et 2 comme Ctats lies

output : K et V comme ttats lits

force A et Z:

K N et 2;

K n et N Z

-

- - 2’ + N - n + K

mais on s’aperfoit que le gros problkme est en fait de traiter simulta- nCment toutes ces reactions. Si I’on tient compte du fait que la seule voie dentrte n- + p par exemple dkbouche sur toutes les voies de sor- ties suivantes :

Page 12: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

164 J. Reignier

n - + p - - - + n - S p ---+no f n ---+ K” + 2 0

---+ KO + A0 - K+ + 2- - + n - e - + P

. . . etc. pour lesquelles il faut simultandment considerer les diverses voies croi- stes, il faut bien reconnaitre que le problkme du Grand Bootstrap per- mettant d’engendrer toutes les particules ii interactions fortes (les hadrons) est vraiment formidable. Ajoutons que le bootstrap souffre actuellement d’un grave dtfaut : il ne nous dit rien quant au traitement des Ctats liCs trois corpuscules (ou plus) parce que les tquations dyna- miques correspondantes ne sont pas connues.

Tout ceci nous montre qu’il faut accueillir la nouvelle voie d’appro- che vers une physique des hadrons avec un optimisme modere: c’est une approche fascinante et ambitieuse mais les difficult& sont loin d’etre rtsolues. Quoi qu’il en soit, nous pouvons maintenant donner les rCponses de la physique actuelle ii la question poste dans le titre.

- Les particules Mmentaires, si elles existent, sont Ei rechercher 2 l’dchelle subnucltaire oh les images classiques et en particulier la dis- tinction entre force et corpuscule n’ont plus aucun sens. - L’dectrodynamique quantique dans sa formulation actuelle est

une thtorie de particules ClCmentaires dont les caractkristiques sont arbitraires et doivent &re donntes a priori ; dans ce sens, les leptons (neutrinos, electron et muon) et le photon sont des particules ClCmen- taires. - Les hadrons ne peuvent &tre tous ClCmentaires et il est meme

vraisemblable qu’aucun hadron n’est Cltmentaire (thtorie du boot- strap). Les proprietks de masse, de charge mesonique, de symktrie d’isospin ... etc. des hadrons sont des consCquences auto-consistantes de leurs interactions. L’Cdifice hadronique est un ch$teau de cartes parfait dont on ne peut enlever ou modifier aucun des constituants sans que l’kdifice ne s’tcroule.

Dans cette vision optimiste des choses, nous aurions atteint les limites de l’klementaire d’une manitre tout A fait inattendue mais au fond

Page 13: Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ?

Qu’est-ce qu’une particule Clkmentaire ? 165

aussi sinon plus satisfaisante que l’ancienne image des corpuscules instcables.

RESUME,

Les modeles de moltcules, datomes et de noyaux atomiques conservent l’idCe classique que les structures complexes sont formkes de particules plus simples main- tenues par des forces de liaison. A l’tchelle subnuclkaire, la distinction entre particule et force disparalt et ces modeles perdent leur signification. La physique moderne conduit a une solution originale du probleme des particules K klkrnentaires n, celles-ci apparaissant comme compostes les unes des autres.

ABSTRACT

Models of molecules, atoms and nuclei maintain the classical idea that complex structures are built with simple elements bound together by forces. In the subnuclear world, the distinction between particle and force disappears and these models become meaningless. Modern physics gives an original solution to the problem of u elemen- tary )) particles, which ultimately appear as composite of each others.

ZUSAMMENFASSUNG

Die Modelle von Molekiilen, Atomen und Atomkernen behalten die klassische Idee bei, dass zusammengesetzte Struktnren aus einfacheren Teilchen bestehen, die durch Bindungskrafte gehalten werden. Im Bereich des Kerninneren verschwindet der Unterschied zwischen Teilchen und Kraften und solche Modelle verlieren ihren Sinn. Die moderne Physik hat eine originelle L k n g des Problems der (( Elementar >>- teilchen die hier auseinander zusammengesetzt erscheinen.

Jean Reignier Institut de Physique Universitk Libre de Bruxelles 1050 Bruxelles

Dialectica Vol. 25, No 2 (1971)