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Multitudes Web http://multitudes.samizdat.net/Qu’est-ce qu’une pensée relationnelle ? Qu’est-ce qu’une pensée relationnelle ? jeudi, 5 mai 2005 Debaise, Didier La modernité se constitue, selon Simondon, à partir d’un paradigme qui traverse tous les domaines de l’expérience : l’être-individuel. Elle se définirait comme un ensemble d’opérations, de techniques, de connaissances visant à extraire les dimensions individuelles de ce qui, dans la réalité, se présente comme essentiellement attaché, relié et changeant. Dès lors, une des possibilités pour sortir de certains problèmes (liés à la connaissance, à l’expérience, au social) qui ont accompagné la pensée moderne pourrait se situer dans ce que nous avons appelé une « pensée relationnelle », dans laquelle la relation occuperait une place centrale. Whitehead écrit que « la philosophie ne revient jamais à une position antérieure après les ébranlements que lui ont fait subir un grand philosophe »( [ 1]). L’histoire de la philosophie serait faite de chocs, de ruptures sous l’apparence d’une continuité de problèmes. Dès lors, interroger la « nouveauté » d’une pensée revient à demander quel « ébranlement » elle a suscité, quelle irréversibilité elle a introduit dans un champ. On peut dire que Simondon produit quelque chose de proche d’un ébranlement lorsqu’il place comme une proposition centrale que « l’être est relation » ou encore que « toute réalité est relationnelle ». Cette proposition n’est pas neuve ; on la retrouve, chaque fois différemment, avec Spinoza, Nietzsche( [ 2]), Bergson et Tarde( [ 3]) si bien que d’une certaine manière Simondon ne fait que prolonger un mouvement qui le précède et duquel il hérite l’essentiel de la construction qu’il opère. Mais ce qui est inédit, c’est la mise en place d’une véritable systématisation de la proposition « l’être est relation », la prise en compte explicite de ce qu’elle requiert pour pouvoir être posée et de ces conséquences dans différents domaines - physique, biologique, social et technique. Et c’est un nouveau type de questions qui en émerge et qui s’oppose aux questions mal posées qui ont traversé la modernité : il ne s’agit plus par exemple de demander « quelles sont les conditions pour que deux individus donnés puissent être en relation », mais « comment des individus se constituent-ils par les relations qui se tissent préalablement à leur existence ? » ; de la même manière, au niveau social, il ne s’agit plus de demander qu’est-ce qui fonde l’espace social (les individus ou la société), mais comment s’opèrent des communications multiples qui forment de véritables êtres-collectifs ? Il peut paraître étonnant de traiter des éléments aussi différents que des éléments physiques, biologiques, collectifs et techniques, en les reliant dans une pensée de l’être comme relation. Le risque est certainement de niveler les différences de ces domaines par une proposition trop générale à laquelle rien ne résisterait. L’ « être est relation » ne signifie nullement qu’on puisse faire l’économie des spécificités d’existence de ces domaines, ni des problèmes qu’ils posent. C’est une proposition qu’on peut appeler « technique »( [ 4]) au sens où elle n’a de portée que dans son fonctionnement toujours local, situé, lié à des contraintes ; elle n’a de sens que dans le cadre d’une construction élargie d’un problème à partir duquel ces domaines peuvent être repensés à la fois dans leurs communications, nécessairement transversales, et dans leurs spécificités. L’être-relationnel et l’être-individuel Mais cette proposition a surtout un effet prioritaire : la remise en question d’un paradigme qui a traversé la modernité et qui se déploie, plus ou moins implicitement, à tous les niveaux de la connaissance, dans les orientations données aux pratiques, dans la manière de se rapporter à l’expérience. Ce paradigme, c’est celui de l’ « être-individuel ». On peut dire, très schématiquement, que la modernité aura été, selon Simondon, une recherche presque exclusive sur les conditions d’existence, les raisons, les modalités et les caractéristiques de l’individu, accordant par là même, implicitement ou explicitement, « un privilège ontologique à l’individu constitué »( [ 5]). C’est « l’individu en tant qu’individu constitué qui est la réalité intéressante, la réalité à expliquer »( [ 6]). D’une certaine manière, on peut dire qu’il est donné, car on ne cherche nullement à en décrire la genèse, la venue à l’existence, ce que Bergson appelle la « réalité se faisant »( [ 7]). Mais d’un autre côté, on peut dire que cet « être-individuel » est produit par un ensemble de pratiques, de découpages qui visent à extraire de l’expérience cette part d’individualité. Ce qui caractérise ce paradigme, c’est cette manière de présenter ces productions de « l’être-individuel » comme des choses données ou rencontrées dans l’expérience. Il s’agit Qu'est-ce qu'une pensée relationnelle ? http://multitudes.samizdat.net/spip.php?page=imprimer&id_article=1570 1 de 5 07/12/2010 10:36

Qu'est-ce qu'une pensée rel

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  • Multitudes Web http://multitudes.samizdat.net/Quest-ce quune pense relationnelle ?

    Quest-ce quune pense relationnelle ?jeudi, 5 mai 2005 Debaise, Didier

    La modernit se constitue, selon Simondon, partir dun paradigme qui traverse tous les domaines de

    lexprience : ltre-individuel. Elle se dfinirait comme un ensemble doprations, de techniques, de connaissances

    visant extraire les dimensions individuelles de ce qui, dans la ralit, se prsente comme essentiellement

    attach, reli et changeant. Ds lors, une des possibilits pour sortir de certains problmes (lis la connaissance,

    lexprience, au social) qui ont accompagn la pense moderne pourrait se situer dans ce que nous avons appel

    une pense relationnelle , dans laquelle la relation occuperait une place centrale.

    Whitehead crit que la philosophie ne revient jamais une position antrieure aprs les branlements que lui ont

    fait subir un grand philosophe ( [1]). Lhistoire de la philosophie serait faite de chocs, de ruptures sous lapparence

    dune continuit de problmes. Ds lors, interroger la nouveaut dune pense revient demander quel

    branlement elle a suscit, quelle irrversibilit elle a introduit dans un champ.

    On peut dire que Simondon produit quelque chose de proche dun branlement lorsquil place comme une

    proposition centrale que ltre est relation ou encore que toute ralit est relationnelle . Cette proposition

    nest pas neuve ; on la retrouve, chaque fois diffremment, avec Spinoza, Nietzsche( [2]), Bergson et Tarde( [3]) si

    bien que dune certaine manire Simondon ne fait que prolonger un mouvement qui le prcde et duquel il hrite

    lessentiel de la construction quil opre.

    Mais ce qui est indit, cest la mise en place dune vritable systmatisation de la proposition ltre est relation ,

    la prise en compte explicite de ce quelle requiert pour pouvoir tre pose et de ces consquences dans diffrents

    domaines - physique, biologique, social et technique. Et cest un nouveau type de questions qui en merge et qui

    soppose aux questions mal poses qui ont travers la modernit : il ne sagit plus par exemple de demander

    quelles sont les conditions pour que deux individus donns puissent tre en relation , mais comment des

    individus se constituent-ils par les relations qui se tissent pralablement leur existence ? ; de la mme manire,

    au niveau social, il ne sagit plus de demander quest-ce qui fonde lespace social (les individus ou la socit), mais

    comment soprent des communications multiples qui forment de vritables tres-collectifs ?

    Il peut paratre tonnant de traiter des lments aussi diffrents que des lments physiques, biologiques, collectifs

    et techniques, en les reliant dans une pense de ltre comme relation. Le risque est certainement de niveler les

    diffrences de ces domaines par une proposition trop gnrale laquelle rien ne rsisterait. L tre est relation

    ne signifie nullement quon puisse faire lconomie des spcificits dexistence de ces domaines, ni des problmes

    quils posent. Cest une proposition quon peut appeler technique ( [4]) au sens o elle na de porte que dans

    son fonctionnement toujours local, situ, li des contraintes ; elle na de sens que dans le cadre dune construction

    largie dun problme partir duquel ces domaines peuvent tre repenss la fois dans leurs communications,

    ncessairement transversales, et dans leurs spcificits.

    Ltre-relationnel et ltre-individuel

    Mais cette proposition a surtout un effet prioritaire : la remise en question dun paradigme qui a travers la

    modernit et qui se dploie, plus ou moins implicitement, tous les niveaux de la connaissance, dans les

    orientations donnes aux pratiques, dans la manire de se rapporter lexprience. Ce paradigme, cest celui de l

    tre-individuel . On peut dire, trs schmatiquement, que la modernit aura t, selon Simondon, une

    recherche presque exclusive sur les conditions dexistence, les raisons, les modalits et les caractristiques de

    lindividu, accordant par l mme, implicitement ou explicitement, un privilge ontologique lindividu

    constitu ( [5]). Cest lindividu en tant quindividu constitu qui est la ralit intressante, la ralit

    expliquer ( [6]). Dune certaine manire, on peut dire quil est donn, car on ne cherche nullement en dcrire la

    gense, la venue lexistence, ce que Bergson appelle la ralit se faisant ( [7]). Mais dun autre ct, on peut

    dire que cet tre-individuel est produit par un ensemble de pratiques, de dcoupages qui visent extraire de

    lexprience cette part dindividualit. Ce qui caractrise ce paradigme, cest cette manire de prsenter ces

    productions de ltre-individuel comme des choses donnes ou rencontres dans lexprience. Il sagit

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  • vritablement dune abstraction au sens littral : abstraire une partie de lexprience. Ds lors, toutes les situations

    hybrides, les existences plus ou moins ralises, virtuelles ou relles, les prolongements des lments les uns dans

    les autres devraient, toujours selon ce paradigme, se rduire au final une multiplicit dindividus stables,

    invariants et autonomes. Simondon rejoindrait certainement W. James lorsque celui-ci crit que tout ce que nous

    distinguons et isolons conceptuellement se trouve dans la perception comme embot et fondu avec tout ce qui est

    voisin, dans une entire compntration. Les coupures que nous oprons sont purement idales ( [8]), cette

    diffrence prs que Simondon sintresse lexistence et non uniquement la perception.

    Si nous voulons nous dfaire de cette abstraction, il est alors ncessaire de passer sur un autre plan, de reposer les

    problmes - quel quen soit le champ - un autre niveau. Dans les termes de Bergson, on dira quil faut passer

    dune approche exclusive sur une ralit faite une approche gnrale de la ralit se faisant . Il faut

    reposer le problme au niveau de lensemble des processus, des fabrications, des mergences des ralits dont

    nous faisons lexprience, cest--dire passer de ltre-individuel lindividuation.

    Nous voudrions montrer quil faut oprer un retournement dans la recherche du principe dindividuation en

    considrant comme primordiale lopration dindividuation partir de laquelle lindividu vient exister et dont il

    reflte le droulement, le rgime, et enfin les modalits, dans ses caractres. ( [9])

    Ce sont ces rgimes dindividuation qui permettent de donner la question de lexistence individuelle une

    dimension plus large, plus profonde laquelle elle participe et dont elle ne peut tre abstraite. Ce plan plus large,

    ncessaire pour construire une pense de lindividuation qui soit en mme temps une pense-relationnelle - les

    deux devant sidentifier -, Simondon lappelle la nature prindividuelle .

    La construction dun plan de nature

    Quest-ce que la nature prindividuelle ? Simondon revient une notion de nature proche de la physis des

    grecs, cest--dire une nature source de toute existence, principe de gense, plan unique. Il dcrit dans un passage

    essentiel de lIndividuation Psychique et Collective ce quest cette nature au sens de physis :

    On pourrait nommer nature cette ralit pr-individuelle que lindividu porte avec lui, en cherchant retrouver

    dans le mot de nature la signification que les philosophes prsocratiques y mettaient ; les philosophes ioniens y

    trouvaient lorigine de toutes les espces de ltre, antrieure lindividuation : la nature est ralit du possible,

    sous les espces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme individue : la nature nest pas le

    contraire de lhomme, mais la premire phase de ltre, la seconde tant lopposition de lindividu et du milieu,

    complment de lindividu par rapport au tout. ( [10])

    Simondon ne retient de la pense de la physis que cette exigence : se placer un niveau de ralit pralable aux

    choses et aux individus, source de leur engendrement. On dira que lindividu provient de la nature ou encore

    participe de la nature. La nature nest pas lensemble des choses qui existent, mais le principe de leur existence, le

    transcendantal de toute existence individuelle. Mais ce qui nous parat fondamental, cest justement la

    diffrence que Simondon marque par rapport une pense de la physis que lon pourrait dire romantique . Pour

    lui, et cest en cela quil nous intresse particulirement, la nature prindividuelle nest pas quelque chose que nous

    devrions retrouver, laquelle nous devrions chercher tre le plus adquat possible, elle nest pas le fondement de

    tous les lments de notre exprience, une sorte dtalon ou de principe slectif ; elle est une pure construction. La

    nature prindividuelle est construire pour pouvoir rendre compte de chaque individuation en la reliant et en lui

    donnant des dimensions plus larges. Cest le principe mthodologique de la dmarche de Simondon : chaque

    situation rencontre dans lexprience, il sagit dinventer et de construire un plan qui en largisse les dimensions et

    qui permette de mettre en perspective la manire par laquelle elle se constitue et se relie aux autres lments de

    lexprience. Quel que soit le domaine envisag - physique, biologique, psychique, collectif ou technique -

    Simondon construit un plan (une surface) quil pose comme pralable leurs diffrenciations et qui lui permet de

    partir de ce qui les lie avant de les diffrencier. Cest la condition pour que le problme de lindividuation ne soit pas

    le simple miroir dune pense de ltre-individuel, quelle nen gnralise pas les caractristiques.

    On peut ds lors dfinir lindividuation comme le passage de la nature lindividu, mais trois conditions :

    1. Elargir le concept de nature. La nature doit tre pense comme lensemble des choses existantes et des ralits

    pralables lindividuation. Ces ralits pralables lindividuation, mais source de toute individuation, quel quen

    soit le niveau de complexit, Simondon les appelle les singularits prindividuelles. Quest-ce quune singularit

    prindividuelle ? Toute dfinition est toujours locale car le propre dune singularit, cest quelle ne se dfinit que

    par sa fonction : elle brise un quilibre( [11]), elle suscite une transformation ou une individuation. Elle peut tre

    la pierre qui amorce la dune, le gravier qui est le germe dune le dans un fleuve charriant des alluvions ( [12]).

    On pourrait dans tous les domaines tablir les singularits dun champ partir desquelles une situation devient

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  • instable, se transforme, suit une nouvelle trajectoire qui se propagera de proche en proche (propagation

    transductive( [13])) lensemble du champ. Le propre dune singularit cest quon ne peut pas en dfinir les effets

    avant quils ne stablissent, quon ne peut a priori dlimiter le territoire dans lequel sopreront ses effets (un objet

    technique pouvant faire rupture dans un champ et propager quelque chose de son fonctionnement dans dautres

    champs). Mais ces exemples ont des limites car ils renvoient des ralits dj constitues, alors que la notion de

    singularit se pose un niveau prindividuel ; il est donc ncessaire de limaginer en de de la constitution de

    nos exemples, cest--dire pralablement au grain de sable, lobjet technique ou la pierre( [14]), bien quil

    sapplique aussi cette chelle. On distinguera, ds lors, radicalement, la notion de singularit de celle dindividu

    (laquelle suppose lidentit, lautonomie et une relative invariance).

    2. Considrer la nature comme ralit du possible cest--dire comme ce qui est susceptible de faire exister

    quelque chose. En disant que la nature est ralit du possible, Simondon entend faire une diffrence importante

    entre le possible et lactuel. Le possible, ce sont les singularits prindividuelles qui peuvent entraner une

    individuation, alors que lactuel, cest lindividu produit par lindividuation. Cette contrainte implique une valorisation

    du possible, cest--dire des singularits dont lactuel nest quune expression ou un effet. Cela nous permet de

    prciser et de faire varier notre dfinition de lindividuation : elle est le passage de la nature lindividu, ce qui

    signifie prsent quelle est le passage du possible lactuel, ou encore des singularits aux individus. Il nous faut

    nanmoins tre trs prudent sur ce rapport possible/actuel, car il pourrait laisser entendre que le possible contient

    dj lactuel, ou encore que la nature comprend virtuellement tous les tres-individuels, et que ceux-ci ne seraient

    que la ralisation dune nature dj donne. Or, cest exactement le contraire que Simondon entend mettre en

    vidence en distinguant le possible et lactuel : si le possible est ce qui donne naissance lindividuation, lindividu

    qui en surgit diffre du possible qui a suscit son individuation. Produire ou susciter ne signifie pas contenir : le

    possible ne contient pas dj lactuel avant que celui-ci nmerge, car tout individu, nous y reviendrons, est un

    vnement qui ne peut tre rductible lensemble des lments requis par sa gense.

    3. Prolonger lindividuation au-del de ltre-individuel. Lindividuation ne sarrte pas lindividu. Lerreur des

    penses de lindividuation en gnral est de faire de lindividu la phase finale, qui mettrait fin au processus

    dindividuation. Comme si partir du moment o un individu est constitu il ny avait plus de place pour une

    nouvelle individuation le concernant. Au contraire, lindividuation se prolonge lintrieur et au-del de lindividu. Et

    ce qui surgit de lindividuation, ce nest pas un individu pleinement autonome et qui exclurait prsent la nature de

    laquelle il provient - cette nature prindividuelle, source de possible -, cest une forme hybride, mi-individuelle

    mi-prindividuelle. En tant quindividu, il est le rsultat dune individuation et, en tant que porteur de dimensions

    prindividuelles, il est acteur de nouvelles individuations, de nouvelles actualisations de possibles. Cest comme si

    lindividu se prolongeait au-del de lui-mme - jamais en totale adquation - vers une nature plus tendue, plus

    indiffrencie quil porte avec lui. Les frontires de lindividu, qui le dfinissent dans son identit et qui le

    diffrencient de tout autre individu, sont plus floues, plus dilates quil ny parait de prime abord. Il y aurait dans

    lindividu ce quon pourrait appeler des franges qui ltendent une nature plus large et qui participent son

    identit. Simondon parle dun individu-milieu , forme hybride, charge de potentialits et de singularits.

    Lindividu, provenant dune individuation de la nature, semble ntre finalement quune sorte de plissement qui,

    dpli, redploierait lensemble de la nature.

    Les lments dune pense relationnelle

    Quapportent ces contraintes de lindividuation au niveau dune pense des relations ? Tout dabord : que la

    question des relations, quel que soit le domaine dans lequel elle se pose, doit tre replace dans le contexte dune

    gense de ltre-individuel (que celui-ci soit un objet technique, du vivant ou encore du physique), toute relation

    vritable tant essentiellement processuelle. Cest parce quelle a coup la relation et lindividuation que la pense

    moderne na pu que reproduire des faux problmes comme ceux de savoir comment des individus peuvent former

    des groupes, comment des sujets peuvent entrer en relations avec des objets, etc. On suppose que la relation vient

    aprs la constitution des termes (sujets, individus, objets, groupes). Or, ce que la construction du plan de nature

    permet, cest de placer la relation antrieurement au terme, lintrieur mme de lindividuation. Les individus

    communiquent dans des groupes parce quils sont pris chacun dans des individuations, des devenirs. De la mme

    manire, des sujets sont en relation des objets parce quils tendent chacun quelque chose dautre queux-

    mmes, quelque chose qui participe leur identit. Ce qui communique, ce ne sont pas des sujets entre eux mais

    des rgimes dindividuations qui se rencontrent.

    Ensuite : que la relation porte sur une partie de lindividu qui nest pas elle-mme individuelle. Elle porte sur ces

    singularits prindividuelles, cette charge de nature et de possibles que porte tout individu avec lui et qui lui

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  • permettent de prolonger son individuation et den produire de nouvelles. Les relations entre les individus ne portent

    que trs rarement sur ce quils sont mais sur cet espace dindtermination, cette zone de prindividuations qui les

    relient une nature plus large. Ds lors, nous pouvons faire lhypothse que, si la nature prindividuelle prcde

    toute distinction de domaines ou de modes dexistence, lindividu se constitue et prolonge des lments qui sont

    la fois physiques, biologiques, techniques et sociaux, et qui forment un milieu lintrieur mme de lindividu.

    Enfin que la relation nest ni antrieure ni postrieure aux rgimes dindividuation, mais simultanes (a

    praesenti( [15])) ceux-ci. Cette simultanit des relaions et de lindividuation est importante car elle implique que

    toute relation est un vnement immanent lindividuation dont nous ne pouvons a priori tracer les contours et les

    formes. Nous ne savons pas ce que peut donner la mise en relation effective dlments htrognes, ce quon peut

    appeler un tre-collectif au sens large ( la fois compos dobjets, de choses, dindividus, dides, etc.), puisque

    cette mise en relation entrane ncessairement un rgime dindividuation, cest--dire lmergence de quelque

    chose qui ne peut tre rduit aux lments qui le composent ni une totalit quelconque.

    Comment se rapporter des individuations ?

    Ds lors que nous disons que toute individuation est singulire, un vnement dont on ne peut a priori dterminer

    les limites, les formes et les consquences, se pose une question : comment dcrire ou se rapporter un rgime

    dindividuation ? Il y a pour Simondon une limite lintelligence qui le rapproche de Bergson : toute approche

    exclusivement thorique des rgimes dindividuation, et donc de relation, transforme ncessairement, en les

    dcoupant ou les stabilisant, leur nouveaut. Comme lcrit Bergson : parce quelle cherche toujours

    reconstituer, et reconstituer avec du donn, lintelligence laisse chapper ce quil y a de nouveau chaque

    moment dune histoire. Elle nadmet pas limprvisible. Elle rejette toute cration ( [16]). Lintelligence a

    ncessairement pour Bergson un rapport une ralit toute faite, car elle ne sintresse qu une action possible

    sur les choses, cette action requrant, selon cette vision de lintelligence, ncessairement une simplification de

    celles-ci. Pour pouvoir agir sur les choses, les matriser, il faut les identifier et les placer distance du sujet. Mais, si

    Simondon rejoint Bergson sur les limites de lintelligence (lies aux qualits mmes de celle-ci) il sen spare en

    mettant en vidence toutes les zones de savoir-faire , mi-thoriques mi-pratiques, ces oprations et ces gestes

    quon retrouve notamment, mais pas exclusivement, dans les oprations techniques. Il y a une sorte dintelligence

    immanente des savoir-faire de ce que Polanyi appelle des savoirs tacites , qui ne peuvent tre rduits aux

    formes discursives de la connaissance. Et si lon peut rejoindre Bergson sur sa critique de lintelligence, comme ce

    qui transforme lexprience au profit de ltre-individuel stable et homogne, il nest cependant pas ncessaire de

    se rfrer pour autant une intuition . Lopposition de lintelligence et de lintuition tend ignorer cette partie

    fondamentale dune intelligence immanente qui sexplique dans le fonctionnement des pratiques dans lesquelles elle

    est prise, engage, et qui se transmet par participation collective (transmissions de savoir-faire). Ces formes de

    savoir nous placent au plus prs de ce quest une individuation en ne distinguant pas le processus de la ralit

    produite, lopration de son rsultat.

    Il nest donc pas ncessaire de sortir des individuations pour les dcrire. Bien au contraire, comme lindique

    Simondon dans un passage essentiel de lIndividuation Psychique et Collective :

    Nous ne pouvons au sens habituel du terme, connatre lindividuation ; nous pouvons seulement individuer, nous

    individuer, et individuer en nous ( [17]).

    Nous pouvons tendre ce principe, au-del de la connaissance, toute forme de participation des rgimes

    dindividuation : ils impliquent lindividuation de lensemble des lments qui les composent. Un collectif nest rien

    dautre que la rencontre dune multiplicit dindividuations psychiques, techniques, naturelles qui se prolongent les

    unes dans les autres. Le collectif nest pas une ralit suprieure lindividu, ni celui-ci le fondement de toute

    existence collective. Ce qui est premier, ce sont des rgimes dindividuation la fois psychiques et collectifs,

    humains et non-humains.

    [1] A. Whitehead, Procs et Ralit, Paris, Gallimmard, 1994, p. 9.

    [2] Voir notamment P. Montebello, Nietzsche. La volont de puissance, Paris, Puf, 2001, particulirement le

    chapitre Ltre comme relation et B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, Puf, 2001.

    [3] La substitution de la question de lavoir celle ltre chez Tarde renvoie elle aussi une pense de la relation

    pralable toute ontologie au sens classique comme la montr M. Lazzarato dans Puissance de linvention, Paris,

    Le Seuil, 2002.

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  • [4] Voir ce sujet lidentification quopre I. Stengers entre technique, spculatif et construction de problme dans

    Penser avec Whitehead, Paris, Le Seuil, 2003.

    [5] G. Simondon, Lindividuation psychique et collective (IPC), Paris, Aubier, 1989, p.10.

    [6] IPC, p. 9.

    [7] Pour que notre conscience concidt avec quelque chose de son principe, il faudrait quelle se dtacht du tout

    fait et sattacht au se faisant , H. Bergson, Lvolution cratrice, Paris, Puf, 1948, p. 238.

    [8] James, Some problems of philosophy, Nebraska, Nebraska University Press, 1996, pp. 49-50

    [9] IPC, p. 12.

    [10] IPC, p. 196

    [11] La notion dquilibre renvoie ici ce que Simondon appelle un quilibre mtastable , cest--dire un

    quilibre tendu, au-del de la stabilit, li par une forte nergie potentielle. Sans cet quilibre mtastable, une

    singularit ne pourrait en aucun cas briser un quilibre . Cest le caractre fragile, instable dune relation

    htrogne qui donne la singularit la possibilit de transformer lquilibre.

    [12] G. Simondon, Lindividu et sa gense physico-biologique (IPB), Paris, PUF, 1964, p. 36.

    [13] Nous entendons par transduction une opration, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une

    activit se propage de proche en proche lintrieur dun domaine, en fondant cette propagation sur une

    structuration du domaine opre de place en place : chaque rgion de structure constitue sert la rgion suivante

    de principe et de modle, damorce de constitution, si bien quune modification stend ainsi progressivement en

    mme temps que cette opration structurante (IPC, p. 25).

    [14] Lindividualit de la brique, ce par quoi cette brique exprime telle opration qui a exist hic et nunc,

    enveloppe les singularits de ce hic et nunc, les prolonge, les amplifie. (IPB, p.46)

    [15] Simondon utilise cette ide da praesenti pour rendre compte de relations au prsent, produites simultanment

    lindividuation. Il crit au niveau des concepts quils ne sont ni a priori ni a posteriori mais a praesenti, car il est

    une communication informative et interactive entre ce qui est plus grand que lindividu et ce qui est plus petit que

    lui. (IPC, p. 66).

    [16] H. Bergson, op. cit., p. 164.

    [17] IPC, p. 30

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