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Mesdames, messieurs, chers amis de Gensac et d’ailleurs, Vous me permettrez, en avant-propos, de revenir un instant sur la convention d’aménagement de bourg et, à travers son inauguration, vous conter une anecdote toute simple mais d’une peu contestable réalité et rendre ainsi hommage à Raymond Farré , l’infatigable bâtisseur gensacais. En 2004, un jeudi du mois de mai, nous sommes partis tous les deux à Bordeaux, Raymond pour des démarches administratives et apparemment urgentes au Conseil Général, moi aux archives départementales pour tenter d’établir une fois pour toutes la filiation du seigneur de Pardaillan. Au bout d’une heure trois quarts de route, après force embouteillages et moult slaloms, Raymond finit par garer son automobile rue Judaïque. Fataliste, il me dit : « tu vois, il ya quarante ans, une heure suffisait pour rallier le centre de Bordeaux. De nos jours il en faut presque deux fois plus. Les villes commencent à me faire peur. Si j’étais architecte ou urbaniste comme l’on veut, je construirais des villes neuves, des villes où l’homme aurait vraiment sa place, des villes gaies, pleines de couleurs, de chansons d’enfants et de musiques jolies. Tu comprends, Claude, ce que je veux dire ? – Oui, Raymond, je comprends. » De retour chez moi, je me suis mis au travail. Trois jours plus tard, je suis revenu chez Raymond et je lui ai simplement remis le poème qui suit, intitulé Ville neuve, en lui disant : « l’architecte en question, c’est toi Raymond » VILLE NEUVE Ne cherchez plus ! Je suis l’homme providentiel, L’architecte génial, le maçon séraphique. Je vous bâtirai une ville magnifique Où rien, je le dis, ne sera superficiel. Je vous bâtirai une ville en P.V.C. En carbone, en carton recyclé, en titane, En papier Japon, en coton, en tarlatane, En fibre de verre, en denim clair ou foncé. Je vous bâtirai une ville avec des ponts Maçonnés de lune bleue et de camélias, Avec un fleuve couleur safran en amont Et, en aval, doré comme des acacias. Je vous bâtirai une ville sans trottoir, Sans rue, sans place, boulevard ou avenue, Une ville avec des portes dont les heurtoirs, En riant, vous souhaiteront la bienvenue. Je vous bâtirai une ville sans clameur. A peine entendrez-vous les orphéons du vent Accompagner le chant lumineux et frondeur De quatre cent mille soleils pulvérulents. Je vous bâtirai une ville où les autos, Les bus, les tramways et les métros Seront des satyres dont l’échine velue

Raymond et la Médiathèque

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Conte écrit par Claude Pigeon pour le baptême de la Médiathèque municipale de Gensac, du nom de Raymond Farré

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Mesdames, messieurs, chers amis de Gensac et d’ailleurs, Vous me permettrez, en avant-propos, de revenir un instant

sur la convention d’aménagement de bourg et, à travers son inauguration, vous conter une anecdote toute simple mais d’une peu contestable réalité et rendre ainsi hommage à Raymond Farré , l’infatigable bâtisseur gensacais. En 2004, un jeudi du mois de mai, nous sommes partis tous les deux à Bordeaux, Raymond pour des démarches administratives et apparemment urgentes au Conseil Général, moi aux archives départementales pour tenter d’établir une fois pour toutes la filiation du seigneur de Pardaillan. Au bout d’une heure trois quarts de route, après force embouteillages et moult slaloms, Raymond finit par garer son automobile rue Judaïque. Fataliste, il me dit : « tu vois, il ya quarante ans, une heure

suffisait pour rallier le centre de Bordeaux. De nos jours il en faut presque deux fois plus. Les villes commencent à me faire peur. Si j’étais architecte ou urbaniste comme l’on veut, je construirais des villes neuves, des villes où l’homme aurait vraiment sa place, des villes gaies, pleines de couleurs, de chansons d’enfants et de musiques jolies. Tu comprends, Claude, ce que je veux dire ? – Oui, Raymond, je comprends. »

De retour chez moi, je me suis mis au travail. Trois jours plus tard, je suis revenu chez

Raymond et je lui ai simplement remis le poème qui suit, intitulé Ville neuve, en lui disant : « l’architecte en question, c’est toi Raymond »

VILLE NEUVE Ne cherchez plus ! Je suis l’homme providentiel, L’architecte génial, le maçon séraphique. Je vous bâtirai une ville magnifique Où rien, je le dis, ne sera superficiel. Je vous bâtirai une ville en P.V.C. En carbone, en carton recyclé, en titane, En papier Japon, en coton, en tarlatane, En fibre de verre, en denim clair ou foncé. Je vous bâtirai une ville avec des ponts Maçonnés de lune bleue et de camélias, Avec un fleuve couleur safran en amont Et, en aval, doré comme des acacias. Je vous bâtirai une ville sans trottoir, Sans rue, sans place, boulevard ou avenue, Une ville avec des portes dont les heurtoirs, En riant, vous souhaiteront la bienvenue. Je vous bâtirai une ville sans clameur. A peine entendrez-vous les orphéons du vent Accompagner le chant lumineux et frondeur De quatre cent mille soleils pulvérulents. Je vous bâtirai une ville où les autos, Les bus, les tramways et les métros Seront des satyres dont l’échine velue

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Vous portera sans que vous ayez à dire hue ! Je vous bâtirai une ville où les boxons Seront pleins de putes attentives et chastes. Elles vous chanteront l’histoire de Jocaste Qui épousa celui qui fut son nourrisson. Je vous bâtirai une ville où tous les gueux, Les faméliques, perchés sur des tabourets, Seront nourris par des girafes maître-queux A l’enseigne du Jean Richepin cabaret. Je vous bâtirai une ville avec des toits D’où descendront des gargouilles vêtues de vert, Des chimères portant des caleçons étroits, Qui enverront les sots, les fats chez Lucifer. Oui, je vous la bâtirai cette ville neuve, Avec ses palais de vent, ses murs de brouillard, Ses édifices d’écume jaillis du fleuve. Alors dépêchez-vous ! Sortez-moi du placard !

Mais si Raymond Farré fut l’infatigable rénovateur de son village, il serait fâcheux de limiter son action à ce seul domaine. On le sait : les faits sont têtus et parlent d’eux-mêmes, l’Histoire ne donne jamais prise à l’illusion ou, pire, au mensonge.

J’aimerais, maintenant, par affection profondément

réelle, m’adresser plus particulièrement à Emmanuelle, à Sébastien, à Mathieu et à Vincent et leur dire simplement ceci : « Je vais vous conter la véritable histoire de votre père que je suis le seul à connaître. Je la tiens d’un poète d’origine toulousaine, Paul Degonice, qui partit de la ville rose en 1943 et vint s’établir à Pellegrue pour travailler quotidiennement à l’écriture de son monumental recueil de poèmes intitulé : « A

l’embouchure de l’aube ». Il était très fréquent que Paul Degonice arpente de son pas lent les chemins, les sentiers,

s’arrêtant, observant, écoutant, humant tout le sel magique de la vie au plus près de la nature. Un jour, alors qu’il se promenait à la recherche d’une quotidienne source d’ inspiration,

il vit un enfant s’approcher de lui et dire : « Dis-monsieur, dessine-moi un livre.

-Te dessiner un livre ? - Oui, s’il te plaît, dessine-moi un livre. » Alors Paul arracha une feuille du cahier dans lequel il

notait ses observations, ses embryons de poèmes, ses essais de rimes et il dessina un livre. L’enfant fit la moue.

« Non, c’est pas un livre ! Dessine-moi un livre ! » Paul reprit une feuille et, cette fois-ci, dessina un un

livre ouvert à plat, symbolisa rapidement les lignes écrites numérota les deux pages apparentes en écrivant 24 et 25 au bas

de celles-ci et tendit le dessin à l’enfant. Paul n’eut pas plus de succès que la première fois.

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« Je te dis que c’est pas un livre. Sois gentil, monsieur, dessine-moi un livre. » Paul était partagé entre le désir de faire plaisir à l’enfant et une certaine irritation

devant l’entêtement du jeune garçon. De guerre lasse, le poète traça rapidement une planche de bois et dit :

« Tiens ! C’est une étagère couverte de livres. » L’enfant bondit de joie. « C’est ça que je voulais ! Oui, oui, je sais bien que c’est ça. » Paul n’osait plus rien dire de peur de décevoir l’enfant. Il se risqua pourtant à

demander : « Comment t’appelles-tu ? Je m’appelle Raymond, mon père s’appelle Joseph et ma mère Marie. Joseph et Marie ? Dis-donc petit, tu ne te moquerais pas un peu de moi ? Tu ne vas pas

me dire aussi que ton père est charpentier. Non, il n’est pas charpentier, mais moi, je veux le devenir. Ah !C’est un bien beau métier, mais pourquoi veux-tu être charpentier ? Parce que j’aurai beaucoup de planches et dessus, je mettrai plein de livres. » Le vieux poète sentait que montaient en lui émotion et inquiétude. Et si ce petit

Raymond ne savait pas ce qu’était un livre, « Viens, Raymond, viens avec moi. » En chemin, l’enfant demanda à Paul : « Qu’est-ce que c’est ce cahier que tu portes avec toi ? - C’est presque comme un livre Raymond. C’est des choses que j’écris parce que je trouve

que ça me fait comme de la musique à l’oreille. - Ça te fait de la musique ? C’est vrai ce que tu dis ? - Oui, je crois bien que c’est vrai. Si tu veux, c’est ma musique à moi. - Dis monsieur, fais-moi de la musique à l’oreille. » Paul ne sut ou ne put résister à cette prière et, chemin faisant, il lui déclama le Myosotis.

LE MYOSOTIS J’ai marché, ce matin, dans l’odeur des chardons Et l’ocre innocence des chemins compagnons. La vie qui ruisselait comme un théâtre d’eau Déchirait, devant moi, son quotidien rideau. Un aigle roux planait haut, fier de ses prouesses, Épiant le fou qui violerait sa forteresse. Et la terre transpirait de désirs violents, Frissonnait de courses et de cris insolents. Un monde tout neuf éclatait en folles gerbes : Pierres amoncelées, enchevêtrements d’herbes, Chanson de la corneille et du geai sans soucis, Œil mi-clos du renard au mensonge aguerri. Le soleil dorait l’eau et les arbres songeurs D’un lent et délicat pinceau d’enlumineur. La soif de vivre me prit dans cet oasis Et je l’étanchai aux lèvres du myosotis.

« Ah ! je crois que je comprends ta musique dit Raymond ; ça fait deux fois le même bruit puis encore deux fois un autre bruit.

-C’est vrai dit Paul, je t’expliquerai tout ça, mon petit ; c’est ce qu’on appelle la rime.

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Parvenu chez lui, Paul emmena l’enfant dans son bureau, prit sur les étagères de sa bibliothèque quelques livres qu’il mit dans un sac et qu’il tendit à l’enfant. « Tiens, Raymond, c’est pour toi. »

L’enfant n’en croyait pas ses yeux. Comment était-ce

possible ? Il regardait alternativement la dizaine de livres que lui avait donnés le vieil écrivain et les centaines d’ouvrages qui meublaient les étagères.

« Dis monsieur, comment ça s’appelle tous ces livres ? -Tous ces livres, comme tu dis, s’appellent une

bibliothèque. Plus tard, j’en suis sûr, tu en auras une. -Ça fait beaucoup de livres, hein, monsieur ? Si tu veux, mais tu apprendras qu’il ya eu des

bibliothèques incroyablement grandes et riches comme celles de Bagdad, d’Alexandrie ou du Caire où les livres s’entassaient par milliers.

- Grandes comme le ciel, tu veux dire et où les étoiles sont des livres.

- Tu n’es pas loin de la réalité, Raymond. N’oublie jamais cela : une bibliothèque, mon petit, c’est l’un des plus beaux paysages du monde, c’est le carrefour de tous les rêves de l’humanité. Maintenant, repars vite chez toi, tes parents pourraient s’inquiéter de ton absence. Reviens demain si tu veux.

Raymond, cette nuit-là connut le merveilleux. Les livres, dans une ronde incessante, tournaient autour de lui comme autant de soleils, lui chuchotaient à l’oreille d’incroyables histoires, le transportaient dans un monde nouveau, lui chantaient des mots tous plus jolis les uns que les autres. Il était lui-même devenu un livre ; les fées, les lutins, les elfes, les trolls se le passaient de main en main et Raymond trouvait cela très drôle d’appartenir un instant à quelqu’un puis à quelqu’un d’autre l’instant suivant. Il aimait par-dessus tout cette sorte de partage, cette disponibilité publique où personne n’est propriétaire mais où tout le monde a droit de regard, droit de manipulation, droit d’emprunt. Plus son rêve se poursuivait, plus Raymond sentait qu’il se métamorphosait en bibliothèque.

Au matin, il courut chez le vieux poète et lui raconta ce qu’il avait vécu en rêve. Paul

écoutait, émerveillé, ce que disait l’enfant. Manifestement, le petit Raymond méritait qu’on s’intéresse à lui. La symbolique de son rêve ne laissait aucun doute sur les qualités humaines de cet enfant. Sans le savoir, il venait de donner une définition de ce qu’est une bibliothèque publique, le lieu de l’échange, de l’emprunt gratuit, de la culture, la vraie : celle qui rend l’homme meilleur parce que davantage savant. Paul sentait que Raymond portait en lui toutes les volontés d’être au service du bien publique, tous les désirs d’une culture accessible à tous.

Alors, le vieil écrivain

n’eut d’autre projet que la réussite de cet enfant. Il lui apprit à lire, à écrire, à aimer le beau, il lui perça sur le monde autant de fenêtres que nécessaire pour qu’il continue à développer ses qualités d’humanité, de curiosité et, par-dessus tout, ce formidable sens du partage.

Les années ont passé. On

sait maintenant ce qu’a été la vie de Raymond, sa vie au service des autres, sa vie au service de son village, de la culture, cette

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somme de savoirs multiformes destinés à chacun, la médiathèque, dorénavant médiathèque Raymond Farré, en constitue un magnifique témoignage.

Au terme approchant de ces quelques pages,qu’il me soit simplement permis de

rapporter les dernières paroles qu’adressa le poète à notre ami avant que ce dernier ne quitte Pellegrue pour s’établir dans le village voisin de Gensac :

« Tu vois Raymond, quand les hommes seront devenus bons et généreux, quand ils se parleront et ne se battront plus, quand ils auront accédé au savoir que seul permet le livre, alors sois en sûr, ce sera un matin neuf sur la terre, oui mon enfant, ce sera un beau matin.

UN BEAU MATIN Ce sera un matin de citronnelle, Un matin bleu à traîne de buisson. Endimanchée, une pie sentinelle Fera se lever les pleines moissons. Ce sera un matin de profondeur, Un matin doux à senteurs émeraude. Les champs de myrtilles, pleins de pudeur, Vêtiront les digitales penaudes. Ce sera un matin pomme d’amour, Un matin à chevelure aubergine. Un mimosa, comme un vrai troubadour, Ajustera sa livrée baladine. Ce sera un matin lent d’abondance, Un grand matin de chansons travailleuses. Les lavandes, fardées d’insouciance, Réveilleront leurs épaules dormeuses. Ce sera un matin de seigle nu, Un matin de pleine fécondité. Des châtaigniers, abondants et chenus, Diront des histoires d’éternité. Ce sera un matin d’enluminures, De musiques, de parfums pèlerins, Un matin sans cri, sans nulle écorchure. Ce sera, sois-en sûr, un beau matin.