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Canadian Journal of Philosophy Réalisme et théorie Russellienne des descriptions Author(s): François Lepage Source: Canadian Journal of Philosophy, Vol. 13, No. 2 (Jun., 1983), pp. 209-226 Published by: Canadian Journal of Philosophy Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40231314 . Accessed: 16/06/2014 18:31 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Journal of Philosophy is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Journal of Philosophy. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.17 on Mon, 16 Jun 2014 18:31:20 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Réalisme et théorie Russellienne des descriptions

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Canadian Journal of Philosophy

Réalisme et théorie Russellienne des descriptionsAuthor(s): François LepageSource: Canadian Journal of Philosophy, Vol. 13, No. 2 (Jun., 1983), pp. 209-226Published by: Canadian Journal of PhilosophyStable URL: http://www.jstor.org/stable/40231314 .

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CANADIAN JOURNAL OF PHILOSOPHY Volume XIII, Number 2, June 1983

Réalisme et théorie Russellienne des descriptions

FRANÇOIS LEPAGE, Université du Québec à Montréal

La théorie des descriptions de Bertrand Russell est sans aucun doute l'une des thèses philosophiques qui, au vingtième siècle, ont donné lieu au plus grand nombre de commentaires, de critiques, voire de querelles. Portée aux nues par certains-Ramsey Ta qualifiée de 'paradigme de philosophie'1-elle sera violemment contestée par d'autres, en particulier par Strawson qui s'avisera, quelque quarante- cinq ans plus tard, qu'elle comporte des 'erreurs fondamentales.'2

Il n'est pas dans notre intention de reprendre ici cette querelle, ni de la résumer, ni même de prendre position.3 Ce que nous nous proposons

1 Ramsey utilise cette expression dans The Foundations of Mathematics/ cité par R. Jager dans DBRP, 226.

2 'On Referring' par P.F. Strawson, Mind 59, repris dans EBR, 1 47 à 1 72: citation p. 148

3 L'ouvrage de L. Linsky Referring, traduit en français sous le titre de Le problème de la référence, est consacré presque exclusivement à cette question.

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est plus simplement de réexaminer le contexte de l'argumentation philosophique qu'utilise Russell pour justifier sa théorie, et ce dans sa présentation originale c'est-à-dire telle qu'elle est proposée dans 'On

Denoting' paru dans Mind en 1905. Ce projet mérite, nous semble-t-il, quelques explications.

Schématiquement, ce que nous propose Russell dans son article est la chose suivante: étant donné une expression A (une phrase) d'un cer- tain type (ce type étant déterminé par la forme grammaticale), la théorie des descriptions décrit dans la langue naturelle, en l'occurrence l'anglais, comment construire une expression A' équivalente à A en ce sens qu'elle possède la même valeur de vérité, et qui puisse ainsi lui être substituée aux fins de l'analyse logique du discours. Cette équivalence tient au fait, pour Russell, que les deux expressions A et A' renvoient à la même proposition. L'intérêt de la théorie des descriptions est que cette

expression A', et ce contrairement à A, exhibe la structure logique de la

proposition commune à laquelle les deux expressions renvoient. Ceux qui contestent la validité ou encore la pertinence de la théorie

des descriptions contestent cette équivalence entre A et A'. Comme nous l'avons déjà dit, nous n'avons pas l'intention d'intervenir dans cette discussion. Notre intervention se situera plutôt à un autre niveau.

La théorie des descriptions s'insère dans un projet d'ensemble qui, au moment de la parution de 'On Denoting,' occupe Russell depuis plus de cinq ans et l'occupera encore pendant plus de dix ans,4 et qui peut se résumer simplement par la thèse suivante: les mathématiques sont réductibles à la logique. 'On Denoting' est un article assez court qui fait

explicitement et souvent implicitement référence à des textes antérieurs de l'auteur. Or beaucoup d'idées avancées et discutées par Russell, en- tre autres sa méfiance envers la structure grammaticale des phrases, la notion de structure logique des propositions et enfin la notion même de

proposition et de ses composants, doivent pour être comprises être

replacées dans le contexte de ces écrits antérieurs. Plus précisément, nous allons tenter de montrer que l'interprétation

classique selon laquelle Russell, en proposant sa théorie des descrip- tions, a voulu effectuer un grand ménage au royaume de l'ontologie en sabrant les identités indésirables de son rasoir d'Occam, mérite d'être sérieusement nuancée.5

4 Ce découpage contient, bien sûr, une certaine part d'arbitraire. La période que nous voulons mettre en relief est celle du logicisme le plus pur, par opposition à la période idéaliste qui l'a précédée et celle du monisme neutre qui l'a suivie.

5 La plupart des auteurs qui se sont penchés sur la question de l'ontologie de 'On

Denoting' avancent cette interprétation. Par exemple, W.V. Quine dans

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Nous n'aurons donc pas à supposer que cette théorie est valide ni à supposer qu'elle ne l'est pas. Nous nous contenterons d'examiner sa signification ou plutôt la signification que semble lui prêter son auteur. Bref, nous examinerons comment s'inscrit la théorie des descriptions dans le cadre général de la philosophie du langage prônée par Russell à cette époque.

L'engagement ontologique.

Les thèses présentées dans 'On Denoting' doivent donc être replacées dans le contexte d'une entreprise plus vaste pour prendre leur pleine signification. Commençons tout d'abord par préciser la position de ce texte dans la chronologie de la production du jeune Russell:

-1900 Russell rencontre Peano au congrès international de philosophie à Paris. L'application que fait Peano du for- malisme logique aux mathématiques l'impressionne et con- firme Russell dans sa rupture avec l'idéalisme.6 Il rédige en quelques mois la première version des Principles of Mathematics.

-1901 II découvre la contradiction et rédige l'appendice des Prin- ciples qui lui est consacré.7

-1 902 Russell écrit à Frege pour lui soumettre son paradoxe et rédige le second appendice des Principles consacré à la doctrine frégéenne.

-1 903 Publication des Principles sans que le problème des paradoxes soit résolu.

'Russell's Ontological Development/ dans EBR, 3 à 14; M.S. Gram dans 'On-

tology and the Theory of Description/ dans EBR, 118 à 143; et R. Jager dans DBRP, en particulier pp. 230 et suivantes.

6 Voir les commentaires de Russell lui-même dans AB, 170 et 185-186 ainsi que MPD, 81 et suivantes.

7 Pour des commentaires de Russell sur la contradiction, voir MPD, 94.

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-1 904 Russell travaille avec acharnement sur le paradoxe et ne trouve rien à dire sur le sujet.8 Il commence la publication dans Mind d'un long compte-rendu des travaux d'Alexius Meinong et de son école.

-1905 II publie dans Mind The Existential Import of Propositions' (juillet) et 'On Denoting' (octobre).

-1906 Russell élimine les classes de ses théories et propose une théorie des types qui résoud le problème de la contradiction.

-1908 II publie 'Mathematical Logic as Based on the Theory of Types.'

-1910- 1913 Publication de Principia Mathematica.

Cette chronologie nous semblait nécessaire pour justifier ce que nous allons entreprendre. En effet, il ressort déjà de ce tableau que ce que propose Russell dans 'On Denoting' se veut une extension des thèses exposées dans les Principles. Le cheminement de la pensée russellienne peut se schématiser de la façon suivante. En 1900, Russell entreprend un colossal projet de réduction des mathématiques à la logi- que. Dans un premier temps, il s'agit de montrer comment cela est possible et de justifier philosophiquement une telle entreprise. Ce seront les Principles of Mathematics.9 Cependant, une telle tâche ne peut s'effectuer sans rencontrer de graves difficultés et effectivement, Russell en rencontre une de taille là justement où il s'y attendait le moins: non pas que certaine partie des mathématiques se révèle rebelle à son entreprise de réduction mais plutôt que les principes mêmes de la logique s'avèrent être vicieux, permettant d'engendrer des contradic- tions.

Russell perçoit l'importance du problème et l'urgence qu'il y a à le résoudre. Mais bien que les voies qu'il propose pour sortir du dilemme

8 'Je m'évertuais à résoudre les contradictions mentionnées plus haut. Chaque matin je m'asseyais devant une feuille blanche. Toute la journée, avec un bref entracte pour le déjeuner, je regardais cette feuille fixement. Souvent, quand venait le soir, elle était encore blanche. [ ... ] mais il était de

plus en plus

vraisemblable que le reste de ma vie se passerait devant une feuille blanche' (AB, 194). Voir aussi MPD, 98-99 pour des remarques analogues.

9 'L'autre objet de ce livre, qui occupe la partie I., est l'explication des concepts fondamentaux que les mathématiques acceptent comme indéfinissables. Ceci est une tâche purement philosophique ... '

(POM, xv)

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ressemblent au moins superficiellement à la solution qu'il apportera quelques années plus tard à cette question,10 il publie ses Principles en laissant le problème en suspens. C'est donc à cette question qu'il travaille lorsqu'en 1905, il publie 'On Denoting.' Aussi il s'avère nécessaire de présenter le système philosophique développé par Russell dans les Principles.

On comprendra que dans le cas de cet article, il ne peut être ques- tion que d'une brève présentation11 qui, nous l'espérons, ne trahira pas trop notre auteur. Les Principles ont donc comme prétention entre autres, de justifier la possibilité de réduire les mathématiques à la logi- que. Cette justification se fera en développant une théorie du langage dont le rôle est d'exhiber les mécanismes et les entités premiers du monde. L'ontologie interne à cette théorie du langage est réaliste, pluraliste et excessivement libérale. Quine la qualifiera d'outrancière (unrestrained).12 Chaque mot réfère à quelque chose, ce quelque chose faisant partie du monde de l'être. 'Les mots ont tous un sens, du simple fait qu'ils tiennent la place de quelque chose d'autre qu'eux-mêmes/13 Ces entités auxquelles renvoient les mots, Russell les appelle des termes:

Tout ce qui peut être un objet de pensée, ou encore avoir des occurrences dans n'importe quelle proposition vraie ou fausse, ou encore être compté comme un, je l'appelle un terme. C'est donc le mot le plus général du vocabulaire philosophique.

Et plus loin:

Un homme, un moment, un nombre, une classe, une relation, une chimère ou

n'importe quoi d'autre pouvant être mentionné est certainement un terme: et nier que telle ou telle chose soit un terme doit toujours être faux.14

10 L'appendice B des Principles s'intitule The Doctrine of types.' Curieusement, l'idée de type ne réapparaîtra qu'à la fin de 1905 (après 'On DenotingO et le mot

type lui-même au printemps 1906 (dans 'On the Substitutionnal Theory of Classes and Relations*). On pourra lire à ce sujet les remarques de D.P. Lackey dans sa présentation du chapitre IV de EIA, 127 à 134.

1 1 Pour une discussion plus détaillée de cette question, le lecteur pourra consulter l'article 'La notion de proposition dans les Principles de Russell: un exemple de

conception réaliste du langage' par F. Lepage, Dialogue, 18 (1979) 538 à 555.

12 'Russell's Ontological Development/ dans EBR, 4

13 POM, 47

14 POM, 43

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La substance du monde est ainsi bien définie: elle consiste en tout ce qu'il est possible de formuler et même d'imaginer. De plus ces 'entités' seront, pour Russell, immuables, indestructibles, etc. Mais revenons à la notion de sens. Nous venons de voir que le sens d'un mot c'est sa référence. Cependant, comme ce phénomène est universel et que la

correspondance mot-terme est directe et simple, l'étude du sens ne sera

pas intéressante en soi. 'Ainsi, le sens, à la manière dont les mots ont un sens, n'est pas pertinent en logique.'15 Ce monde de l'être et cette cor-

respondance directe mot-terme constituent le fondement du réalisme russellien. Nous allons maintenant examiner le deuxième aspect significatif de la philosophie de Russell à cette époque, que nous pour- rions appeler doctrine de la forme logique.

Le monde de l'être tel que décrit par Russell est en fait plus qu'un amoncellement ou qu'un agrégat de termes, il possède une structure et cette structure est fournie par les propositions.

Afin d'éviter toute confusion, il est nécessaire d'insister sur le fait que pour Russell à cette époque une proposition n'est pas une entité

linguistique, ni même une entité symbolique. ' ... une proposition, sauf

si elle est linguistique, ne contient pas de mots: elle contient les entités

désignées par les mots.'16 Autrement dit elle n'est pas quelque chose qui renvoie, mais quelque chose à quoi l'on renvoie. Mais, bien que Russell soit très explicite à ce sujet à plusieurs endroits et bien que l'hypothèse inverse rende son texte totalement incompréhensible, certains abus de

langage qu'il commet pourraient laisser croire dans quelques passages qu'une proposition est une entité linguistique.17 Cette confusion est, à notre avis, purement verbale et une lecture attentive la dissipe rapide- ment. D'ailleurs, dans son étude critique de Meinong, publiée un an

après les Principles, Russell identifie les propositions avec les faits.18 Il serait pour le moins étonnant que Russell ait jamais identifié les faits à des entités linguistiques. Mais revenons à notre problème.

Ainsi donc dans le monde de l'être, il y a des entités qui ne sont pas des termes et qui possèdent une certaine structure, les propositions. Mais comment cette idée de structure peut-elle être compatible avec sa

15 POM, 47

16 POM, 47

17 'Un verbe, et un seul, peut avoir une occurrence comme verbe dans chaque proposition: [ ... ]' (POM, 52). il est évident qu'ici il faudrait remplacer partout le mot Verbe' par l'expression 'réfèrent du verbe.' De tels abus sont très fréquents dans les Principles et contribuent à en rendre la lecture difficile.

18 'Meinong's Theory of Complexes and Assumptions,' dans EIA, 54 et 75

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théorie de l'être et ce sans tomber dans le mentalisme? C'est Ici qu'inter- vient la théorie dite des relations externes.

Nous avons vu que le monde de l'être était constitué de termes qui sont les entités auxquelles renvoient les mots. Mais de même qu'au niveau des mots il est possible de distinguer des catégories gram- maticales, au niveau des termes il sera possible de distinguer des catégories conceptuelles correspondantes. Russell distingue donc trois catégories fondamentales et leur pendant dans le monde de l'être.19

noms propres » termes simples

adjectifs » prédicats \ > concepts

verbes » relations j

La théorie des relations externes peut ainsi se résumer de la façon suivante. Toute structure dans le monde de l'être est due à la présence de termes particuliers, les relations. Ces termes-relations n'affectent pas les termes qu'ils relient ou si l'on veut les relations sont purement ex- ternes. Nous avons donc une théorie combinatoire de la proposition, la structure d'une proposition résultant de la présence d'un terme-relation

parmi les termes dont la combinaison donne cette proposition. Nous arrivons ainsi à la formulation de la doctrine de la forme logi-

que telle qu'elle se présente dans les Principles: la structure gram- maticale d'une phrase est le reflet fidèle de la structure logique de la

proposition à laquelle elle renvoie. Et de même qu'une phrase possède une certaine unité (elle est plus qu'un amoncellement de mots), une

proposition possède elle aussi une certaine unité. De plus, comme c'est le verbe qui, pour Russell, confère cette unité à la phrase, ce sera le réfèrent du verbe, la relation, qui conférera l'unité à la proposition.20

On peut essayer de résumer schématiquement la théorie de Russell de la façon suivante:

19 II semble que pour Russell, les noms communs ne soient qu'une utilisation par- ticulière des adjectifs. Voir POM, 42-3.

20 Cette idée de conférer au verbe et à son réfèrent, la relation, un rôle central sera assez constante dans l'œuvre de Russell. Voir MPD, 188.

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phrases » propositions

grammaire grammaire philosophique

propres termes simples ï verbes » relations > termes adjectifs prédicats j

Ce que la théorie de Russell affirme est simplement que le diagramme commute, c'est à dire qu'à la combinatoire qui à partir des mots génère des phrases (flèche verticale de gauche) correspond une combinatoire dans le monde de l'être qui à partir des termes génère des propositions: c'est la 'grammaire philosophique.'21 De plus cette grammaire philosophique nous est accessible du fait que les flèches horizontales représentent à peu de choses près un isomorphisme.22

Nous n'irons pas plus loin dans l'exposé de la théorie russellienne du langage dans les Principles, sauf sur un point particulier pour montrer les difficultés rencontrées par cette théorie et ainsi montrer la direction dans laquelle se sont engagées les recherches de notre auteur après la rédaction des Principles.

Mais pour l'instant, nous aimerions revenir sur le projet général de Russell et le réévaluer à la lumière des considérations philosophiques que nous avons dégagées.

La première question que l'on peut se poser est sans doute celle-ci: que vient faire une théorie de l'être et une théorie de la représentation de l'être par le langage dans un livre consacré au fondement des mathématiques? Il n'y a bien sûr pas de réponse explicite à cette ques- tion dans les Principles. Il est quand même possible d'apporter sinon

21 POM, 42

22 Ce genre de diagramme résume assez bien la thèse réaliste en général en

philosophie du langage. Dans les théories réalistes contemporaines, par exem-

ple chez Montague, Lewis et ceux qui s'en inspirent, la grammaire philosophi- que n'est plus une combinatoire sur des termes du monde de l'être mais sur des

'meanings' c'est à dire des fonctions de l'ensemble des mondes possibles dans le monde de l'être. Voir par exemple 'General Semantics' par D. Lewis in Semantics of Natural Language, Davidson et Harman éd. (Dordrecht; Reidel 1972).

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une réponse du moins une indication sur les motivations de l'auteur. L'entreprise des Principles est essentiellement réductionniste: réduire la dynamique aux mathématiques (géométrie et analyse), réduire l'analyse à l'arithmétique, réduire l'arithmétique à la logique. Et nous ajouterons réduire la logique à la grammaire, mais pas à n'importe quelle gram- maire, la grammaire philosophique dont il a été question plus haut. N'écrit-il pas:

L'étude de la grammaire est à mon avis capable de jeter beaucoup plus de lumière sur les questions philosophiques qu'il ne l'est habituellement supposé par les philosophes. Même si une distinction grammaticale ne peut sans discernement, être présumée correspondre à une véritable différence

philosophique, l'une est une évidence première de l'autre et peut souvent être le plus utilement utilisée comme source de découverte.23

Et plus loin:

En gros, la grammaire me semble nous amener beaucoup plus près d'une logi- que correcte que ne le supposent couramment les philosophes; et dans ce qui suit, la grammaire, tout en n'étant pas notre maître, sera considérée comme notre guide.24

Ainsi donc nous pouvons dire que si la justification de l'entreprise de réduction de Russell réside dans T'existence'25 d'une combinatoire au sein du monde de l'être, la justification méthodologique, elle, tient dans cette aptitude qu'a le langage à représenter fidèlement cette com- binatoire et à nous y donner ainsi accès. Ce que nous allons essayer de montrer, c'est que la théorie des descriptions introduit une rupture non pas dans la conception russellienne du monde de l'être et de la com- binatoire mais dans l'aptitude que la langue naturelle a à la représenter. Nous reviendrons plus tard sur cette question lorsque nous aurons présenté la théorie des descriptions. Pour l'instant, nous allons examiner quelques difficultés qu'engendre la théorie des Principles.

23 POM, 42

24 POM, 42

25 Existence doit ici être pris dans un sens large (il y a une combinatoire) car, com- me nous le verrons un peu plus loin, l'existence est, pour le Russell de cette épo- que, une propriété empirique.

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L'impasse des Principles

En plus du problème de la contradiction, qu'on pourrait qualifier de pro- blème externe, le système des Principles rencontre des difficultés qui lui sont plus intimement liées et que l'on pourrait qualifier d'internes. Nous allons examiner trois de ces difficultés qui sont, comme nous le verrons, trois facettes d'un même problème fondamental.

La première de ces difficultés est celle que posent les expressions dénotantes en général. Une expression dénotante est une expression du genre: 'tous les hommes,' 'un homme,' etc. qu'on rencontre dans des phrases du genre: Tous les hommes sont mortels' ou 'J'ai rencontré un homme' etc. Les expressions dénotantes se comportent, au point de vue grammatical, comme des noms propres. Pour sauver l'ensemble de sa théorie et le parallélisme strict entre le langage et le monde de l'être, Russell suppose que ces expressions dénotantes renvoient à des con- cepts dénotants qui eux-mêmes renvoient à des 'termes complexes'26 qui sont d'étranges combinaisons de termes simples.

Le second problème est un cas particulier du premier et servira donc à l'illustrer. Il mérite une attention particulière et donc une place à part car il concerne la notion de classe, notion importante pour le fonde- ment des mathématiques. Pour Russell, une classe est le terme com- plexe auquel renvoie le concept dénotant qui est lui-même le réfèrent de l'expression dénotante 'tous les A,' comme par exemple dans l'ex- pression Tous les hommes sont mortels.' Dans les cas finis, il est possi- ble de trouver une expression qui renverrait au même terme complexe mais sans passer par le concept dénotant.27 Considérons la classe des hommes et l'expression 'tous les hommes.' Une expression qui renver- rait directement au même terme complexe que l'expression 'tous les hommes' mais sans passer par un concept dénotant serait l'expression 'h1 et h2 et ... et hn,' où les 'h{ sont les noms des hommes. Ainsi la notion même de classe pose à Russell un problème. Est-ce que la donnée des hommes est la même chose que la donnée de la classe des hommes? Autrement dit, une classe est-elle réductible à la donnée de ses éléments? Si oui, à quoi sert la notion de classe? Tous les mots ne doivent-ils pas correspondre à un terme? Ou encore une classe est-elle une ou multiple?28 Ce problème semble pour Russell le plus fondamen-

26 POM, 55

27 Voir POM, 59. On remarquera que cette limitation aux cas finis est, pour Russell, liée à notre condition humaine et donc n'est pas logiquement per- tinente. Voir POM, 69.

28 Quine dans 'Russell Ontological Development; dans EBR, 6 résume fort bien le

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tel. Il ne se départira jamais de sa méfiance envers les classes et les éliminera par une retraduction en 1906.

Le troisième problème est lui aussi un cas particulier du premier. Il

s'agit des expressions dénotantes du genre le tel et tel. Par exemple, l'auteur de Waverley dans 'Scott est l'auteur de Waverle/ ou le roi de France dans le roi de France est chauve'; dans les Principles, Russell ne consacra pas beaucoup de temps à l'analyse de ces expressions. Il nous dit:

Le mot le au singulier est correctement utilisé uniquement lorsqu'il y a un con-

cept classificatoire qui n'a qu'une instance.29

Il ne nous dit pas ce qu'il advient lorsqu'il n'est pas correctement utilisé. On peut ainsi trouver plusieurs exemples différents de mauvaise utilisation: 'Le père de A est chauve' (qui peut être vraie ou fausse); 'Le frère de A est chauve' (alors que A a plusieurs frères); 'Le roi de France est chauve' (alors qu'il n'y a pas de roi de France) et enfin: 'le plus petit nombre premier multiple de 6' (objet impossible).

Ces différents cas posent des problèmes extrêmement délicats. D'abord, pour Russell, ces expressions ont-elles un réfèrent? Il semble bien que oui et pour deux raisons: (a) avoir un réfèrent est une propriété universelle et (b) l'existence est une propriété empirique des êtres. Autrement dit, exister, c'est avoir une relation externe avec l'existence.

L'existence, au contraire, est la prérogative de quelques uns seulement parmi les êtres. Exister, c'est avoir une relation spécifique à l'existence, -une relation soit dit en passant, que l'existence elle-même n'a pas.30

Cela soulève un problème car on retrouve dans la même catégorie les objets qui n'existent pas empiriquement et les objets impossibles. A ce problème que l'on pourrait qualifier de strictement ontologique, se greffe un problème plus 'concref en ce qui concerne la logique et les mathématiques.

Considérons en effet la phrase: 'Le roi de France est chauve'. Cette

problème de Russell: 'Comme la classe n'est pas le concept classificatoire, Russell en conclut que ce n'est pas un concept du tout: donc elle doit être une chose. Mais alors il eut l'impression qu'elle ne devait pas être plus que la somme des choses qui la constituent; voila quel était son problème de l'un et du multi-

ple/

29 POM, 62

30 POM, 449

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affirmation considérée dans le contexte du début du vingtième siècle, est pour Russell visiblement fausse. L'ennui est que si elle est fausse, sa négation doit être vraie. Mais sa négation 'il est faux que le roi de France soit chauve' semble pouvoir s'exprimer aussi par le roi de France n'est pas chauve' de la même façon que la négation de la phrase le roi d'Angleterre est chauve' s'exprime par 'le roi d'Angleterre n'est pas chauve,' dans le contexte que nous avons spécifié.

Ce sont ces problèmes qui, en plus de la contradiction, occuperont Russell après la publication des Principles. Et ce sont ces problèmes que la théorie des descriptions prétendra résoudre.

La théorie des descriptions

Entre les Principles et 'On Denoting' Russell publiera deux textes qui traiteront des questions que nous venons d'évoquer.31 Le premier de ces deux textes est une critique des travaux de Meinong d'où il ressort clairement que les positions théoriques de Russell ont peu changé. Son étude critique débute ainsi:

Que chaque présentation et chaque croyance doit avoir un objet autre qu'elle- même et extra-mental, sauf pour certains cas où il est question d'existants men-

taux; que ce qui est communément appelé perception a comme objet une

proposition existentielle, dans laquelle entre comme constituant ce dont l'exist- ence est en question et non l'idée de cet existant; que la vérité et la fausseté

s'appliquent non pas aux croyances mais à leurs objets; et que l'objet d'une

pensée, même si cet objet n'existe pas, a de l'Être qui ne dépend en aucune

façon de ce qu'il est un objet de pensée: voilà des thèses qui, bien que généralement rejetées, peuvent néanmoins être appuyées par des arguments qui sont au moins dignes de réfutation.32

Sont-ce là des thèses de Meinong vues par Russell ou plutôt les thèses de Russell lui-même? Notre auteur répond à cette question par une note de remerciement à CE. Moore à qui il accorde la paternité de ces idées ainsi que le mérite de l'avoir convaincu de leur justesse.33

31 II y a aussi deux textes inédits datant de 1 904 où la théorie de la denotation que nous venons d'évoquer est reprise et développée.

32 'Meinong's Theory of Complexes and Assumptions,' 21

33 'Meinong's Theory of Complexes and Assumptions,' 21 . Les auteurs qui se sont intéressés à la question s'entendent pour dire que les idées que Russell prête à

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Réalisme et théorie Russellienne des descriptions

Ce texte sur Meinong comporte peu d'apports originaux par rapport au système développé dans les Principles. Cependant, les complications qu'amènent ses conceptions très strictes du parallélisme entre la langue et le monde de l'être sont examinées avec une grande acuité. Par exem- ple, qu'en est-il de la différence entre a et b lorsque a et b sont identi-

ques? Cette différence n'existe bien sûr pas, mais en vertu de l'universalité du phénomène de la référence, cette différence est certainement un terme appartenant au monde de l'être. Curieusement, Russell ne semble

pas suggérer ni même envisager que la source de ces difficultés soit liée au phénomène de la dénotation. La question est examinée au niveau du monde de l'être et de sa combinatoire et le principe même du parallélisme n'est absolument pas remis en cause.34 A ce point de vue, nous pourrions aller jusqu'à dire que ce texte se révèle, plutôt qu'une étape intermédiaire entre les Principles et 'on Denoting,' une régression vers une interprétation très stricte et très orthodoxe des thèses développées dans les Principles.

Le second texte que Russell publiera sur ces questions s'intitule The Existential Import of Propositions.' Cet article indique clairement que Russell commence à remettre en doute l'aptitude de la grammaire à refléter correctement la grammaire philosophique.

Prenons un cas simple: "L'actuel roi d'Angleterre" est un concept complexe dénotant un individu; "L'actuel roi de France" est un concept complexe similaire ne dénotant rien. L'expression tente de désigner un individu mais échoue dans sa tentative: elle ne désigne pas un individu irréel mais pas d'in- dividu du tout.35

L'essentiel de la distinction entre la philosophie des Principles et celle de 'On Denoting' est là: certaines expressions semblent, de par leur structure grammaticale, renvoyer à un individu du monde de l'être. Or cette position s'avère insoutenable à cause des difficultés qu'elle en-

Meinong dans cet article sont plutôt les siennes. Linsky dans Le problème de la référence remarque à la page 16: 'Je crois que le Meinong de Russell n'est pas le vrai Meinong. Cependant, il y a un philosophe qui a effectivement soutenu les théories attribuées par Russell à Meinong, et c'est Russell lui-même dans les Prin- ciples of Mathematics de 1903/ Dans son ouvrage Meinongs Theory ofObjects aux pages 83 et 84, Findlay parle d' 'une conception plutôt trompeuse de la doc- trine de Meinong qui est imputable à M. Russell.' Quant à Moore, il a effective- ment inspiré Russell, en particulier par son article The Nature of Judgmenf publié en 1899.

34 Voir 'Meinong's Theory of complexes and Assumptions/ 61-2.

35 The Existential Import of Propositions/ 100

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traîne. Donc ce phénomène de renvoi n'est qu'une illusion et la structure grammaticale des expressions n'est pas toujours un aussi bon, guide de la structure du monde de l'être qu'on pourrait le croire à première vue. Toute cette question a besoin d'un sérieux réexamen, ce que fera 'On Denoting.'

Nous arrivons donc (enfin!) à la théorie des descriptions. Dans 'On

Denoting' Russell commence par établir une distinction entre deux

types de connaissance: la connaissance directe et la connaissance par description.36 La première concerne la connaissance que nous avons des choses qui nous sont présentées alors que la seconde concerne la connaissance que nous avons des choses au moyen d'expressions dénotantes. Ces deux notions sont fondamentales pour la théorie des

descriptions définies. Mais malheureusement, si Russell nous donne des

exemples de connaissances par description, il ne donne explicitement aucun exemple de connaissance directe. Il est cependant possible de recueillir quelques indications qui peuvent nous éclairer partielle- ment.

Dans la perception, nous avons une connaissance directe des objets de la

perception, et dans la pensée, nous avons connaissance directe d'objets d'un caractère logique plus abstrait; mais nous n'avons pas nécessairement con- naissance directe des objets dénotés par les expressions composées des mots dont nous avons connaissance directe du sens. [ ... ] Toute pensée doit partir de la connaissance directe: mais il est possible de penser à beaucoup de choses dont nous n'avons pas connaissance directe.37

Reprenons notre question: quelles sont ces choses dont nous avons connaissance directe même dans la connaissance par description? Si nous revenons à notre exemple, nous pouvons dire que, pour Russell, pour la phrase 'Le roi d'Angleterre est chauve' il n'y a pas de terme cor-

respondant à l'expression le roi d'Angleterre' dans la proposition qui est associée à la phrase. Par contre, cette phrase renvoie à une proposition qui n'a pas une structure qui ressemble à celle de la phrase. Ce que veut

apporter la théorie des descriptions, c'est la méthode de construction d'une nouvelle phrase, dans une langue plus rigoureuse, dont la struc- ture reflétera celle de la proposition, et dont les mots représenteront les

36 Nous avons choisi de traduire 'knowledge by acquaintance' et 'acqua intance'

par 'connaissance directe.' Ce choix n'est pas très heureux car 'acquaintance' est

beaucoup plus imagé que 'connaissance directe/ mais il nous semble assez délicat de trouver un mot français dont on pourrait prétendre qu'il traduit

l'image.

37 'On Denoting/ dans EIA, 104

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véritables constituants de la proposition. Car

Les difficultés concernant la dénotation sont [ ... ] toutes le résultat d'une mauvaise analyse des propositions dont l'expression verbale contient des ex-

pressions dénotantes.38

Ainsi, la bonne formulation de la phrase 'Le roi d'Angleterre est chauve' est 'il y a une et une seule entité qui soit maintenant roi d'Angleterre et chauve/ cette formulation étant bonne au sens où la proposition com- mune à laquelle renvoient ces deux phrases a la forme de cette deu- xième phrase. Autrement dit, cette phrase donne explicitement les con- ditions qui doivent être remplies pour que la phrase 'le roi d'Angleterre est chauve' soit vraie, soient (a) qu'il y ait au moins un individu qui soit roi d'Angleterre, (b) qu'il y en ait pas plus d'un et (c) que cet individu soit chauve.

Ainsi que nous l'avons signalé dès le début, nous n'avons pas l'inten- tion de discuter ici la justesse de l'équivalence entre les deux phrases que nous propose Russell. Examinons plutôt en quoi le système décrit dans 'On Denoting' diffère de celui des Principles. Ce que nous avons

essayé de montrer est que cette différence porte essentiellement sur l'abandon du principe du parallélisme entre le langage ordinaire et le monde de l'être. Ce n'est pas tant la structure du monde de l'être telle

qu'élaborée dans les Principles qui est remise en question que l'aptitude de la langue naturelle à nous la révéler. L'idée d'une grammaire philosophique régissant la structure du monde de l'être reste valable; cependant les termes ultimes qui servent de support à cette com- binatoire sont ces entités dont nous avons connaissance directe.

Un résultat important de la théorie de la dénotation que nous venons d'ex-

poser est le suivant: lorsqu'il y a une chose, quelle qu'elle soit, dont nous n'avons pas une connaissance directe immédiate mais seulement une défini- tion par des expressions dénotantes, alors les propositions dans lesquelles cette chose est introduite au moyen d'une expression dénotante ne contien- nent pas réellement cette chose comme constituant, mais contiennent plutôt les constituants exprimés par les différents mots de l'expression dénotante. Ainsi dans chaque proposition que nous pouvons comprendre [ ... ], tous les constituants sont de vraies entités dont nous avons une connaissance directe immédiate.39

Le réalisme qui a inspiré les Principles est donc bien celui qui a in-

38 'On Denoting,' dans EIA, 105

39 'On Denoting,' dans EIA, 118-19

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spire 'On Denoting/ La méfiance envers la structure superficielle du langage qui se dégage en 1905 et l'idée d'une reformulation pour cer- taines phrases afin d'exhiber la véritable structure logique d'une pro- position, auront pour conséquence, à moyen et long terme, de ramener le monde de l'être à un nombre restreint de sortes d'entités, soient les données des sens et les constantes logiques40 et plus tard, les événements élémentaires. Ce sera la belle époque du principe de par- cimonie ou rasoir d'Occam.

Mais il serait erroné de croire que des considérations économiques de ce genre ont joué dans la formulation de la théorie des descriptions. Les constructions théoriques des Principles et de 'on Denoting' se situent d'emblée dans le monde de l'être où il ne saurait être question de découvrir que quelque chose n'est pas; ce que Russell découvre avec la théorie des descriptions, c'est que sa confiance en la grammaire l'a in- duit en erreur en lui faisant croire à tort qu'il faisait de la grammaire philosophique.41

L'ambitieux projet commencé dans les Principles peut donc se pour- suivre et se poursuivra. La théorie des descriptions fournit une méthode

générale permettant de se débarrasser des pseudo noms propres que sont les descriptions définies, éliminant les problèmes posés par les ex- pressions dénotantes. La pratique de la grammaire philosophique est maintenant possible.

Nous arrivons à la situation suivante, situation pour le moins curieuse. Les considérations ontologiques sur lesquelles la théorie des

descriptions doit, selon son auteur, s'appuyer, sont finalement relative- ment indépendantes des raisons qui nous incitent à l'accepter ou la re-

jeter. Nous avons déjà fait remarquer que ce que nous propose finale- ment la théorie des descriptions est une méthode pour construire une

phrase qui ait la même valeur de vérité qu'une autre phrase contenant

40 En 1918, dans The Philosophy of Logical Atomism/ repris dans LK, Russell écrira: 'Les choses que nous appelons réelles, comme les tables et les chaises, sont des systèmes, des séries de classes de particuliers, et les particuliers sont les choses réelles, les particuliers étant les données des sens (sense-data) lorsqu'il ar- rive qu'elles nous sont données. Une table ou une chaise sera une série de classes de particuliers, et donc une fiction logique' (274). Et six ans plus tard, dans 'Logical Atomism' repris dans LK: 'Le monde consiste en un nombre, peut- être fini, peut-être infini, d'entités qui ont différentes relations entre elles, et

peut-être aussi différentes qualités. Chacune de ces entités peut-être appelée un "événement".'

41 L'expression de 'grammaire philosophique' réapparaît chez Russell même après 'On Denoting.' Par exemple dans The Philosophy of Logical Atomism,' repris dans LK, 269.

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des expressions dénotantes. Or l'on peut très bien être d'accord avec la pertinence de la théorie des descriptions sans pour autant partager le moins du monde les conceptions ontologiques de son auteur. On en prendra pour preuve que la théorie des descriptions est toujours d'ac- tualité alors que lesdites conceptions ontologiques sont démodées depuis longtemps. Ce que propose Russell dans les Principles et dans 'On Denoting' et sert de fondement philosophique à son entreprise est une 'sémantique réaliste naïve' permettant la réduction théorique de la logique à la grammaire et permettant la reconstruction du savoir à partir de ces règles de grammaire et, à partir d' 'On Denoting/ de con- naissances directes.

Il semble bien que pour Russell cette entreprise ait eu un caractère proche de celui des sciences empiriques. Dans la préface des Principles ne compare-t-il pas son entreprise à celle qui conduisit à la découverte de Neptune, à la différence qu'ici son télescope est 'mental.'42 Même en 1919, il affirmera que '... la logique est en rapport avec le monde réel tout autant que la zoologie, malgré son caractère plus abstrait et plus général.'43

Cette hypothèse, qui cadre bien avec le réalisme naïf de Russell, permet de voir sous un jour nouveau la réponse de Russell à Strawson.44 En effet, et nous terminerons là-dessus, la fin de non-recevoir qu'il op- pose à son critique est celle que la rigueur oppose au flou, la science au sens commun. Il existe une bonne logique véritable que le philosophe se doit de découvrir; et lorsque c'est chose faite, la langue naturelle doit y plier sa syntaxe.

September, 1981

42 POM, xv

43 IMP, 202

44 'Mr. Strawson on Referring/ dans EIA, 120 à 126

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Bibliographie et abréviations

Findlay J.N., Meinongs Theory ofObjects (Oxford 1933)

DBRP Jager R., The Development of Bertrand Russell's Philosophy (Londres 1972)

EBR Klemke E.D. (éditeur) Essays on Bertrand Russell (Urbana 1970). Linsky L., Referring (Londres 1967), traduction française de S. Stern-Gillet, P. Devaux et P. Gochet, Le problème de la référence (Paris 1 974)

Moore G.E., The Nature of Judgment/ Mind (1899.)

POM Russell B., The Principles of Mathematics (Londres, 1903), deuxième édition avec une nouvelle introduction (Londres 1937)

IMP Introduction to Mathematical Philosophy (Londres, 1919), traduction française par G. Moreau, Introduction a la philosophie mathématique (Paris 1961)

LK Logic and Knowledge, édité par R.C. Marsh (Londres 1956)

MPD My Philosophical Development (Londres 1959), traduction française par P. Devaux, Histoire de mes idées philosophiques (Paris 1961)

AB The Autobiography of Bertrand Russell, vol I (Londres 1967), traduction française par M. Berveiller, Autobiographie (Paris 1968)

EIA Essays in Analysis. édité et commenté par D. Lackey (Londres 1973)

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