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RECHERCHE ET TRAVAIL SOCIAL : ENJEUX SCIENTIFIQUES ET ACADÉMIQUES, PRATIQUES ET PROFESSIONNELS. QUÊTE DE LÉGITIMITÉ ET CONCURRENCES Jean-François Gaspar et Jean Foucart De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31 pages 11 à 23 ISSN 1376-0963 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-11.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gaspar Jean-François et Foucart Jean, « Recherche et travail social : enjeux scientifiques et académiques, pratiques et professionnels. Quête de légitimité et concurrences », Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 11-23. DOI : 10.3917/pp.030.0009 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Queen's University - - 130.15.241.167 - 18/04/2013 16h08. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Queen's University - - 130.15.241.167 - 18/04/2013 16h08. © De Boeck Supérieur

Recherche et travail social : enjeux scientifiques et académiques, pratiques et professionnels. Quête de légitimité et concurrences

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RECHERCHE ET TRAVAIL SOCIAL : ENJEUX SCIENTIFIQUES ETACADÉMIQUES, PRATIQUES ET PROFESSIONNELS. QUÊTE DELÉGITIMITÉ ET CONCURRENCES Jean-François Gaspar et Jean Foucart De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2012/2 - n° 30-31pages 11 à 23

ISSN 1376-0963

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-2-page-11.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gaspar Jean-François et Foucart Jean, « Recherche et travail social : enjeux scientifiques et académiques, pratiques et

professionnels. Quête de légitimité et concurrences »,

Pensée plurielle, 2012/2 n° 30-31, p. 11-23. DOI : 10.3917/pp.030.0009

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Recherche et travail social : enjeux scientifiques et académiques,

pratiques et professionnels. Quête de légitimité et concurrences

Jean-François GASPAR 1 et Jean FOUCART 2

La recherche est, en cet automne 2012, au cœur de très nombreux débats dans l’univers francophone occidental du travail social. Ce numéro double de Pensée plurielle n’en est qu’une manifestation parmi beaucoup d’autres. Ces débats se polarisent sur les questions suivantes. Le travail social est-il une discipline scientifique (hormis pour quelques organisations professionnelles et quelques rares chercheurs, c’est un constat, la réponse est négative) ? Si le travail social n’est (toujours) pas un « objet » noble de recherche, comment et pourquoi, depuis quelques années, a-t-il cependant gagné en légitimité ? Existe-t-il des « spécificités » relatives à la recherche sur cet univers du travail social ? Qu’en est-il de la recherche en travail social ? Qu’en est-il des tenta-tives, souvent vaines, de certains travailleurs sociaux ou formateurs de voir leurs travaux (récits, témoignages, rapports, études) reconnus dans le champ scientifique ? Qu’en est-il des savoirs mobilisés dans cet univers ? Qu’en est-il des mécanismes de défiance académiques vis-à-vis de ces prétendants venus de l’univers du travail social ? Quel est le « capital épistémologique » (et comment le mesurer ?) indispensable à la recherche concernant cet uni-vers ?

Ces questions renvoient, d’une part, aux qualités épistémologiques requi-ses pour qu’une recherche soit qualifiée comme telle et/ou se voie qualifiée de

1 Docteur en sociologie, maître assistant et responsable de la recherche dans le Master en in-génierie et action sociales Louvain-la-Neuve - Namur, membre associé du Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CESSP-Paris).2 Docteur en sociologie, chargé de cours et responsable de l’unité de recherche sur l’intervention sociale à l’école sociale de Charleroi, Haute École Louvain-en-Hainaut. Directeur de la revue Pensée plurielle.

DOI: 10.3917/pp.030-31.0011

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« scientifique » et, d’autre part, aux fondements et aux outils (processus, métho-des, concepts) de la recherche. Elles donnent lieu à des luttes de concurrence, et solidairement de reconnaissance, entre les membres du champ scientifique et/ou les (catégories de) professionnels de l’univers du travail social. Elles sont aussi au cœur de la recomposition du « marché » (entre Universités et/ou entre Hautes Écoles, Centres de formation, etc.) de la formation en travail social, alors même que les Hautes Écoles, les Centres de formation, etc., ont main-tenant aussi pour mission de faire de la recherche ; sans, il est vrai, parfois en avoir les moyens.

Quels sont les principes qui régissent ces luttes ? Quelles sont les attentes et les stratégies de reconnaissance dans ce champ scientifique de plus en plus concurrentiel et dans cet univers du travail social souvent défini par la faiblesse de ses rétributions (particulièrement les rétributions symboliques) ? Voilà les questions qui structurent ce numéro qui se veut une contribution aux, parfois 3, riches débats en cours.

Nous avons voulu ici échapper à deux pièges, même s’il demeure, aujourd’hui encore, difficile de s’y soustraire durablement.

Le premier est de se laisser enfermer dans une opposition stérile entre un anti-intellectualisme ressassé, souvent véhiculé par la doxa professionnelle (« les recherches ne servent qu’aux chercheurs », « les théories c’est beau, mais ça ne sert à rien », « se la jouer intellectuel », etc.) et un mépris vulgaire vis-à-vis des pratiques concrètes de travail social et des travailleurs sociaux (« incapables d’expliquer ce qu’ils font », « inconscients des effets de leurs actions », etc.). Dans cette opposition, nul espace pour la délibération démo-cratique, nul espace pour s’atteler à la compréhension véritable de cet univers multiforme traversé par de nombreuses disciplines. Il faudrait montrer (pour-quoi pas dans un prochain numéro ?) combien les termes de cette opposition stérile sont complémentaires, combien ils doivent aux trajectoires, souvent déçues, de ceux qui les profèrent et combien, enfin, ces formes de paresse intellectuelle (qui s’installent dans certaines trajectoires) fragilisent et décré-dibilisent un univers récent et toujours en formation, mais surtout un univers essentiel à l’État social, de plus en plus soumis au dictat de la « compétition généralisée » (Dardot, Laval, 2009), qui protège et défend les franges les plus précarisées des classes populaires (Castel, 2005).

Le second piège serait de se laisser enfermer dans les termes franco-français du débat sur la recherche : « conférence du consensus », « doctorat professionnel » en travail social, place de la recherche dans les écoles socia-les et les IRTS, concurrence des IUT… projet de mise sur pied des Hautes Écoles Professionnelles en Action sociale et de Santé (HEPASS). Ce débat, comme tous les débats – on le sait –, est marqué par les tensions entre insti-tutions concurrentes et/ou partenaires, par les jeux d’influence et de pouvoir, par la recherche, individuelle et institutionnelle, de légitimité (et de reconnais-sance) académique, scientifique, politique, professionnelle. Bien évidemment, il convient de ne pas nier la place importante que ce débat français (il sera lar-gement abordé dans les pages qui suivent) occupe dans l’univers francophone

3 Ici, comme ailleurs, de longs et foisonnants débats peuvent « accoucher d’une souris » et des débats peuvent se résumer à la énième répétition de dogmes catégoriels.

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du travail, mais il convient d’être attentif aux modalités, aux apports et aussi aux impasses, aux particularités des débats suisses, québécois et belges 4.

Quatre parties structurent ce numéro. Les deux premières s’attellent à la lecture critique des fondements et des outils. La troisième met en évidence comment et combien l’enquête contribue à la production de la connaissance. La quatrième enfin analyse les enjeux au cœur de la concurrence sur le mar-ché de la formation et de la recherche concernant le travail social.

Des fondements1.

Les trois premiers textes permettent de faire le point sur des questions qui sont posées et se posent encore au travail social depuis les débuts de son ins-titutionnalisation au tournant du dix-neuvième au vingtième siècle.

Effectuant une lecture critique (bienveillante) de Nouvelle théorie sociologi-que des professions (Champy, 2011), Didier Vrancken repose à nouveaux frais la question : le travail social est-il une profession ou un métier ? La question n’est pas purement scolastique – loin s’en faut –, elle permet de mieux com-prendre non seulement les pratiques – leur(s) objet(s) – de travail social, mais aussi les professionnels et le type de relations qu’ils entretiennent avec les usa-gers. Les mutations qui ont touché les politiques publiques (et particulièrement sociales), la « déstabilisation généralisée (…) des univers professionnels », notamment sous la pression « d’un nouveau mouvement de rationalisation managériale et budgétaire », etc., et, plus largement, l’État social, ont affecté et affectent encore l’univers du travail social. L’auteur propose de qualifier le travail social d’« activité prudentielle » ; Florent Champy est plus réservé sur cette qualification du travail social. La caractéristique majeure de cette activité est une « irréductible incertitude » liée au « matériau humain », pour repren-dre la formule d’Erving Goffman (1968). L’incertitude concerne aussi bien les diagnostics professionnels, les savoirs (leur absence relative de formalisation), les décisions (et leurs modalités), les relations à l’usager, etc. Le travailleur social se trouve ainsi « en situation permanente de réflexibilité ». Celle-ci s’arti-cule avec des processus de délibération tant avec la hiérarchie (de plus en plus imprégnée – contrainte – par les logiques managériales), qu’avec les pairs, qu’avec les usagers. Ainsi, selon Didier Vrancken, « on assisterait aujourd’hui à l’émergence d’un nouveau type de travail social qualifié de “travail social d’in-termédiation” ».

S’appuyant sur l’histoire et les outils de la philosophie et de la sociologie, Daniel Verba s’interroge quant à lui sur « les conditions de possibilité scien-tifique et sociale d’une science du travail social ». Il relève cinq éléments qui participent à la construction d’une science positive et, à leur lumière, met en évidence de manière précise et nuancée les éléments qui permettent d’appré-hender les aspirations scientifiques présentes dans l’univers du travail social. Ainsi, si le travail social (sa formation notamment) s’appuie sur un ensemble de

4 Il ne s’agit pas ici d’un occidentalo-centrisme… mais le débat sur la recherche et le travail social et, plus largement, sur le travail social lui-même se pose en des termes très différents dans les pays francophones émergents et dans les pays du Sud.

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connaissances, de savoirs (vs des croyances, le sens commun), bref sur une démarche rationnelle, il demeure impossible de « délimiter un objet autonome sur lequel le travail social établirait son expertise et son contrôle ». De surcroît, la reconnaissance académique du travail social, en France (et ailleurs – selon des intensités différentes – dans l’espace francophone occidental) demeure faible. Selon Daniel Verba, il paraît plus pertinent de « faire la synthèse exi-geante [de la pluralité des savoirs que les travailleurs sociaux mobilisent] pour mieux structurer leurs pratiques » que de « prétendre (…) à fonder une disci-pline scientifique ».

Actant « l’impossib[ilité] de faire du travail social une science », Michael Pouteyo plaide pour que les travailleurs sociaux développent un « discours théorique », un « champ de connaissance ». L’ambition de ce discours serait de « ne pas subir la colonisation d’un discours scientifique sur le travail social » ; les discours scientifiques (essentiellement psychologiques et sociologiques) « ceinturant », voire conditionnant, le travail social « de l’extérieur ». Selon lui, la philosophie peut être d’un grand secours dans l’élaboration de ce dis-cours. Il convient cependant alors, selon l’auteur, que la philosophie ne soit pas cantonnée dans la production d’un discours portant sur l’éthique du travail social, ni soumise à la « “question du sens”, antienne omniprésente léguée de génération de travailleurs sociaux en génération de travailleurs sociaux ». Si la philosophie s’avère être un outil adéquat, plaide Michael Pouteyo, c’est parce que le travail social est baigné dans le langage (il y est soumis et en produit) ; étudier, interroger avec la philosophie la « grammaire et les jeux de langage » propres au travail social permet ainsi d’augmenter les connaissances à son propos.

Des outils pour la compréhension 2. des pratiques de travail social

Certains estiment que le travail social est « colonisé » par des disciplines scientifiques « extérieures ». D’autres par contre, mettent à profit, souvent au prix d’une relecture et d’une adaptation critiques, les « boîtes à outils » particulièrement fournies des disciplines qui, historiquement, ont contribué à la professionnalisation, à la reconnaissance et à la constitution de l’univers du travail social. Les cinq textes présentés dans cette partie ont tous pour caractéristique de proposer une réflexion, de partager une expérimentation sur des outils qui augmentent l’imagination (Lahire, 2005) du chercheur et sur des modalités de production de la connaissance sur le travail social. Ces outils peuvent être aussi des moyens de comprendre les pratiques de travail social et/ou les pratiques de recherche et/ou le type d’engagement dans la recherche.

Comment, s’interroge Catherine Felix, les professionnels produisent-ils ensemble de la connaissance – « une expertise sociale » – dans leurs activités quotidiennes ? S’appuyant sur des travaux anglo-saxons portant sur l’analyse conversationnelle et partant du constat que « personne ne détient une connais-sance totale sur quelque sujet que ce soit », Catherine Felix remet en cause le partage traditionnel entre celui supposé savoir (le « maître d’apprentissage »

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dans les métiers du social) et celui qui aurait tout à apprendre (« le novice », i.e. l’apprenti, l’étudiant). Une première implication de cette remise en cause est de ne plus considérer la connaissance comme un donné – « un état de fait » – mais comme « un processus dynamique ». Décortiquant des conver-sations, en apparence anodines, elle montre comment s’élaborent aussi bien l’action que le savoir sur cette action. Il s’agit d’une interaction inscrite dans un contexte qui façonne l’action : ce travail résulte ainsi d’un « processus incer-tain » qu’il devient impossible de réduire, selon l’auteure, aux positions et aux intentions des protagonistes. Souvent galvaudé, le concept de co-construction est ici utilisé de manière claire pour traiter d’un « objet » difficile dans un cadre rigoureusement défini ; il devient ainsi un outil de compréhension – un concept – de ce qui s’opère dans ces conversations.

Annie Fontaine met en évidence la richesse d’une perspective anthropo-logique au cœur d’une recherche en travail social. Plus particulièrement, elle montre combien cette perspective peut être heuristique pour une étude de cas sur le travail de rue entreprise à Montréal. Selon elle, la recherche en tra-vail social constitue « une position privilégiée pour étudier la construction du lien social ». Son regard, au travers d’une observation participante, se porte particulièrement sur les enjeux socioculturels de ces liens : il s’agit alors de rendre compte de ce qu’un univers social produit et reproduit comme signi-fications sur ce qui est vécu. Dressant un riche répertoire des avantages et des précautions à adopter dans cette démarche de l’observation participante, l’auteure montre combien une posture réflexive sur la démarche de recherche produit également des connaissances sur l’objet même de la recherche, sur l’univers étudié.

Pour rendre compte du terrain en tant que « praticien chercheur », il importe, selon David Puaud, de partir de ce qu’il nomme ces « presque rien » (qui dérivent sur des « pratiques routinières et [des] conversations ordinai-res », selon la formule d’Annie Fontaine). L’observation de la situation, mais aussi de l’engagement du chercheur, est particulièrement adéquate dans leur recensement. Ces « presque rien » permettent de produire une « connais-sance anthropologique appliquée » sur/en (le) travail social. En ceux-ci se mêlent l’émotion et la professionnalité caractéristiques, selon lui, de l’action sociale. Ils sont « un outil » pour le chercheur et pour le professionnel : il est néanmoins indispensable, comme l’auteur le souligne, que ces « données sensibles » soient articulées à des savoirs scientifiques. Dans cet article, l’analyse d’une situation permet de mettre en évidence ce qu’un tel type d’ap-proche peut apporter à la connaissance. La « posture empathique » au cœur de l’observation participante (devenant peu à peu participation observante) contribue à la construction de la relation en favorisant la relation de confiance, au décentrement, à la focalisation sur le rapport subjectif des enquêtés à la situation et, dans le même mouvement, à la réflexivité et à la prise de distance (notamment rétrospective) propres et indispensables à toute recherche.

L’implication de l’acteur est au centre de l’article coécrit par Christine Mias et Michel Lac. Prenant appui sur leurs expériences de formation de profes-sionnels du travail social, dans le cadre d’une convention entre une université et des écoles régionales formant des éducateurs spécialisés, ils montrent combien l’implication dans la construction d’un objet de recherche et dans

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le processus de recherche est un facteur essentiel qu’il convient de « maî-triser » non seulement pour faire la part entre l’attachement professionnel à l’objet et le nécessaire travail de distanciation, mais aussi comme moda-lité de connaissance de l’objet lui-même. Ce travail sur l’implication permet ainsi de préciser ce qu’il en est du statut de la recherche en travail social. Un des intérêts de cet article est de mettre en lumière la nature différente des savoirs professionnels – ce que les auteurs nomment une « connaissance intérieure » – et des savoirs scientifiques. Les auteurs examinent ensuite comment peut s’opérer l’articulation d’un projet d’intervention sociale à un projet de recherche scientifique ; la finalité étant « la production de connais-sances utiles à l’action par la formation scientifique ». Ils plaident ainsi pour un travail sur l’implication du chercheur engagé sur un terrain de recherche qui est aussi son terrain professionnel : il s’agit alors, dans une temporalité longue (différente de celle de l’activité professionnelle quotidienne) d’« ex-pli-quer » l’« im-pliqué ».

C’est dans la collection « Le sens commun » qu’il dirigeait aux Éditions de Minuit que Pierre Bourdieu a publié la traduction française des travaux d’Erving Goffman ; au premier titre desquels Asiles en 1968. Cet ouvrage et, plus largement, l’œuvre de Goffman ont eu et continuent d’avoir une influence majeure sur l’interprétation de ce qui se trame au cœur des interactions. Isa-belle Lacourt, prenant appui sur les relations entre travailleurs sociaux et usa-gers dans cinq Centres Publics d’Action Sociale (CPAS) à Bruxelles, montre combien le concept de « relation de service » peut apporter à la compréhen-sion non seulement de la relation entre usagers des services sociaux et tra-vailleurs sociaux, mais aussi des « enjeux d’une politique publique » visant à l’« activation des usagers » et à la « responsabilisation de leur parcours ». La richesse d’un concept peut sans doute se mesurer, d’une part, à sa capacité de qualifier précisément un fait social, mais aussi d’autre part, à sa capacité d’être utilisé, adapté en fonction de l’évolution conjointe des connaissances et des contextes socio-historiques ; l’auteure retrace comment des chercheurs se sont emparés de ce formidable outil, l’ont précisé, lui ont donné de l’en-vergure… bref l’ont enrichi. À la suite d’autres chercheurs (heureusement de plus en plus nombreux à l’instar des auteurs des deux textes précédents), se défiant de prendre « les intentions des acteurs » pour « la réalité », elle attache une grande importance aux activités quotidiennes du travail social, jugées trop souvent « triviales » que pour être dignes d’être énoncées (Schwartz, 1993). Dans son travail de recherche, sa préoccupation porte sur la « jonction » des trois éléments constitutifs, selon Erving Goffman, de la relation de service ; relation qui ne peut se réduire à un face-à-face entre le travailleur social et l’usager, relation qui s’inscrit dans un contexte (organisationnel, institutionnel, politique, historique). Elle examine plus particulièrement comment se posent et s’opérationnalisent des notions utilisées au sein de ces organisations concer-nant la « stabilité » ou l’« instabilité » des usagers : comment est prise en compte la « capacité » (matérielle, corporelle, langagière, cognitive) des usa-gers (on pourrait très bien aussi se poser ce type de question s’agissant des travailleurs sociaux et des chercheurs) et ce faisant de son impact, au travers des dispositifs mis en place, dans l’intervention, mais aussi dans la décision d’octroi ou de refus de l’aide.

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Construction de l’enquête, construction 3. de la connaissance

La prise en compte de la situation d’enquête est, on le sait, indispensable à la démarche de recherche (e.g. Mauger, 1995). Pour l’énoncer très simple-ment, l’analyse du contexte de l’enquête doit être redoublée par une analyse du type de rapports que l’enquêteur entretient à l’objet et aux enquêtés ; bref, de son intérêt à être intéressé par la recherche dans laquelle il s’engage ou est engagé (Bourdieu, 1993, 1997). Ces deux types d’analyse ne peuvent faire l’économie d’une mise en perspective historique ; il convient ainsi de faire la sociogenèse des objets, des institutions, des organisations, des catégories, des pratiques, des relations, des agents concernés dont, bien évidemment, le chercheur lui-même (i.e. de son engagement, même s’il est présenté comme « distancié »). Ce travail permet ainsi de donner de l’intelligence à l’enquête (au processus), mais aussi à son objet même.

L’interrogation épistémologique, au cœur du texte d’Isabelle Csupor et de Laurence Ossipow, porte sur une étape – facultative pour certains, devenues indispensable pour d’autres – de la recherche : la restitution des résultats. Depuis quelques années, les travaux se multiplient à ce propos. Ils mettent notamment en lumière la tension entre l’autonomie du chercheur dans son travail (i.e. les enquêtés n’ont pas à « peser » sur l’interprétation), d’une part et, la crainte des enquêtés, en vérité de certains d’entre eux (ceux qui dispo-sent du capital scolaire pour accéder aux travaux de recherche et du capital symbolique légitimant cet accès) sur ce qui est fait des données (réponses à des questionnaires, entretiens, observations, etc.) qui les concernent, d’autre part. On sait que la situation d’enquête produit des résultats ; les deux auteu-res montrent combien le regard critique sur la restitution des analyses aux enquêtés fournit des éléments aussi bien pratiques (conduite de la démarche de recherche), qu’épistémologiques (nature du savoir produit) et scientifiques (connaissance et compréhension de l’objet). Elles s’interrogent sur les condi-tions d’impossibilité (partielle, totale ?) de cette restitution aux « bénéficiaires » des services sociaux. Alors que les travailleurs sociaux, souvent à la différence des usagers, sont dans les conditions pour interagir avec les chercheurs tantôt en utilisant les résultats de recherche comme moyen de connaissance sur leur professionnalité, tantôt comme moyen de résister à des résultats dont ils réfu-tent l’interprétation et/ou l’utilisation, elles constatent que l’enquête participe à la reproduction de « l’asymétrie » qui caractérise la relation de travail social et s’interrogent sur les moyens pour ne pas renforcer cette asymétrie.

Les relations entre les sociologues qui font des recherches sur le travail social et les travailleurs sociaux sont, Sylvain Bordiec et Joan Cortinas le rappellent, fréquemment tendues. Souvent socialement proches, leur capital scolaire respectif marque cependant une frontière que les travailleurs sociaux entendent peu respecter, alors que les sociologues défendent un espace dans lequel ils se sont insérés au prix d’un investissement scolaire conséquent. Cette tension est un élément qu’il convient de prendre en compte et d’analyser lors d’une recherche ; l’objectiver est non seulement un gage de rigueur scien-tifique, mais aussi une voie de compréhension de ce qui se joue dans l’univers du travail social (et donc aussi des concurrences avec les univers qui lui sont

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voisins, qui le dominent ou qu’il domine). Contribuer à la compréhension de l’univers du travail social consiste notamment, pour ces deux auteurs, à mettre en lumière ce qui « fait courir les sociologues contre les travailleurs sociaux ». C’est en analysant leur trajectoire d’accès à la sociologie qu’ils mettent ainsi en évidence les raisons de cette course ; elles tiennent aux effets de l’origine de classe, de génération et de contexte et se traduisent dans les attentes de reconnaissance ; certes, parfois, sur des scènes différentes.

C’est sur un travail de conceptualisation de l’accompagnement, dont la finalité est l’autonomisation, dans le cadre d’une recherche-action (rebaptisée « recherche accompagnement ») que se centre le texte de Martine Beauvais et Agathe Haudiquet : « il s’agit d’une recherche par et sur l’accompagnement en même temps qu’un accompagnement à et par la recherche ». Cette concep-tualisation s’accompagne d’un travail de précision du préfixe « co » qui tend à se multiplier aujourd’hui dans certains types de recherches en sciences humai-nes. Selon les auteures, celui-ci renvoie prioritairement au caractère engagé non seulement de certaines recherches, mais aussi de certains chercheurs. L’engagement des chercheurs peut ici se traduire par un effacement au profit des enquêtés (« sujets ») : retranscription rigoureuse des propos, bienveillance de l’écoute, etc. Comme le soulignent de nombreux autres auteurs dans ce numéro, l’incertitude occupe ici aussi une place importante dans le processus de recherche ; elle naît des tensions et incompréhensions, toujours possibles, dans un processus collectif.

Selon Sylvie Mezzena et Kim Stroumza, le travail social n’a pas à être considéré comme une science : il est une pratique ; c’est dans ce lieu, avec les professionnels, que « s’y construit la connaissance ». S’inscrivant à la suite des travaux de la philosophie pragmatiste de John Dewey, de ceux sur l’action d’Albert Ogien et de Louis Quéré, ainsi que de ceux de Claude de Jonckheere sur le travail social, les auteures « présuppos[ent] que la connais-sance et sa construction sont logées dans l’activité même ». L’intérêt de leur contribution est de montrer que les conditions dans lesquelles sont immergés les professionnels constituent, si ce n’est le point de départ, du moins un élé-ment essentiel dans la constitution des problèmes qu’ils ont à résoudre. Par-tant de leurs référents théoriques, d’une part, elles (ré)affirment, à la suite de nombreux autres chercheurs, la puissance heuristique, dans un dispositif de recherche, du croisement de l’observation (l’action en train de se faire) et de l’entretien (le rapport subjectif à ce que l’on fait). D’autre part, elles montrent comment, dans ce dispositif, s’articulent leur recherche et la recherche de solutions qu’opèrent les professionnels du travail social ; dans leur recherche comme dans celles des travailleurs sociaux, la connaissance n’est pas définie a priori (à rebours de conceptions dominantes) mais a posteriori dans et à la suite de l’action.

Analysant une expérience d’une année qui a visé à « faire travailler ensem-ble » différents intervenants du secteur de la santé mentale à Bruxelles, Naoual Boumedian met en évidence les enjeux sociaux au cœur des relations entre les professionnels ; plus spécifiquement les « luttes pour la reconnaissance ». La quête de légitimité et de réciprocité est au principe de ces luttes : les tra-vailleurs de première ligne bénéficient en effet, de fait, d’une légitimité moindre que celle des travailleurs de deuxième ligne (généralement mieux dotés en

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capital scolaire) et, souvent, de peu de reconnaissance de la part de ces der-niers. Naoual Boumedian dissèque ce constat et s’interroge sur les conditions objectives de possibilité ou d’impossibilité de travail entre ces professionnels, présentés comme « complémentaires », autour de la problématique relative à la prise en charge de patients souffrant d’assuétudes. Elle montre comment les « intervenants sociaux », engagés dans « la lutte pour la reconnaissance » investissent dans des stratégies pratiques et langagières dont ils espèrent une (re)valorisation de leurs pratiques et, plus fondamentalement, de ce qu’ils sont professionnellement (pour le moins). Les attributions prestigieuses de ceux qui sont hauts dans la hiérarchie des professions font face aux assignations fai-bles de ceux qui sont situés plus bas ; ainsi, le « savoir noble » s’oppose au « savoir d’exécution ». Ce que l’auteure qualifie de « snobisme de terrain » et de l’« auto-désignation » en tant qu’« intervenant » de certains professionnels permet alors d’insister sur ce que les pratiques ont de commun plutôt que sur la différence (i.e. la hiérarchie) des diplômes et des qualifications ; et de la reconnaissance sociale et professionnelle qui leur est associée. Ensuite, de façon très salutaire, elle met en question la doxa portant sur la « co-construc-tion des savoirs », aujourd’hui très en vogue dans l’univers du travail social : il s’agit, selon elle, à l’instar de la DEQ (Démarche d’Évaluation Qualitative) mise en place par l’Administration de la Commission communautaire française à Bruxelles, « d’un “leurre”, d’une idéologie, voire d’une mécompréhension du travail d’objectivation nécessaire au dialogue interdisciplinaire ». De plus, cette « idéologie » méconnaît et/ou occulte les effets d’imposition, les rapports de forces, entre agents en présence (et ce faisant les renforce au bénéfice de ceux qui possèdent les schèmes et les codes de compréhension). Il s’agit alors de se déprendre de telles intrusions (langagières, pratiques, méthodologiques) importées et imposées, souvent sans aucun travail d’adaptation, de l’univers du management où domine « la logique du résultat ».

Le reproche est fréquent : les travailleurs sociaux n’écrivent pas (ou peu… trop peu) et laissent ainsi aux autres le soin de parler de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font. Certes, dans le cadre de leurs pratiques, ils doivent produire des « écrits professionnels » ; comment parviennent-ils alors à rendre compte de ce qu’ils estiment souvent être de l’ordre de l’indicible et, souvent, de l’invisible : les relations qu’ils entretiennent avec les usagers, ce qu’ils font pour/avec eux, ce que vivent les usagers ? Leurs rapports à ces écrits sont habités de ten-sions ; ils connaissent l’enjeu, le poids de leurs mises en mots et sont inquiets de la manière dont seront reçus leurs écrits ; d’une part, par ceux qui ont le pouvoir de décider (e.g. les juges, les décideurs) et d’autre part, par ceux qui sont « l’objet » de ces écrits. Ayant mené une large enquête, en France, dans le secteur de l’Action Éducative en Milieu Ouvert (AEMO) sur les références qui sont au cœur de ces écrits, Claudine Manier en dégage quatre principales : la Loi, la famille, l’enfant et la subjectivité. C’est bien évidemment la dernière qui produit le plus de tensions chez les praticiens : de sa revendication radicale, à son occultation, à son rejet tout aussi radical. La subjectivité est ainsi perçue par les praticiens comme le pendant inverse de l’objectivité, l’absence de prise de distance, le contraire de l’objectivité. Selon l’auteure, la formation à l’écri-ture des travailleurs sociaux – à sa forme, à ses effets aussi bien sur l’usager, que sur ceux qui prennent les décisions, que sur eux-mêmes – s’avère être une nécessité.

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Le marché des formations et de la recherche : 4. luttes et partenariats

Pour beaucoup, le partenariat demeure une forme d’organisation valori-sée. Fantasmé comme échange équilibré vierge de rapports de pouvoir et de forces, le partenariat nourrit – voire sature – les discours d’intention ; souvent, il est accompagné du qualificatif « vrai ». Cette insistance quant à sa véracité tendrait-elle à mieux occulter son actualité dans l’univers du travail social… comme ailleurs ? Il y a les partenariats souhaités (mais dans lesquels les par-tenaires potentiels sont sourds les uns aux autres), les partenariats de néces-sité (dans lesquels le « choix » d’association résulte – quasi – mécaniquement des contraintes), les partenariats obligés (qui répondent à une injonction légale et entérinent un rapport de forces), les partenariats unilatéralement désirés, etc. Que ces partenariats soient rêvés, souhaités, craints, contraints, etc., il est salutaire qu’ils soient l’objet d’un travail réflexif ; c’est à ce travail, produc-teur de connaissances, que sont consacrés les quatre textes qui suivent. Ils nous informent sur les modes d’organisation du faire de la recherche, du faire science dans l’univers du travail social.

Faisant retour sur un partenariat, centré sur un dispositif de formation en travail social (plus spécifiquement en ingénierie sociale), entre une université et un IRTS et s’inspirant des travaux de Jean Rémy sur le concept de « tran-saction », Frédérique Streicher montre comment « recherche en travail » et « recherche sur le travail social », entre pratiques professionnelles et pratiques scientifiques, peuvent « s’hybrider ». L’hybridation est, selon elle, un savoir nouveau ; ni un consensus, ni un compromis, encore moins encore une com-promission. L’article montre comment, au travers d’« un dispositif négocié », les professionnels du travail social qui suivent cette formation passent de leur posture professionnelle à « une posture de chercheur engagé dans la produc-tion de connaissances objectivées à l’aide de concepts et de théories choi-sies » : l’auteur évoque ainsi « un espace de conversion professionnelle ». Ce dispositif négocié prend appui sur les caractéristiques (les forces) des deux organisations partenaires et permet, dans le même mouvement, de clarifier la nature de ce qui est en jeu : « la recherche expérimentale et […] l’épistémolo-gie des sciences sur des objets de l’intervention sociale […], en procédant en amont à l’observation et l’investigation empirique en situations professionnel-les […] et en aval à de la recherche-action en milieu d’intervention ou à de l’ex-pertise ». L’analyse du dispositif met aussi en évidence comment et combien un lieu post-formation peut soutenir la réflexivité et contribuer à asseoir le gain en crédibilité scientifique. La richesse de cet article tient à ce que l’analyse du dispositif permet non seulement de montrer les enjeux au cœur du partenariat, mais aussi contribue à définir l’objet même de celui-ci – l’ingénierie sociale – : « un hybride, issu d’une “invention permanente, à partir d’injonctions contra-dictoires” (Rémy, 1998, p. 35) de solutions méthodologiques, de traductions conceptuelles, de compromis pratiques, d’attitudes éthiques, de convictions valorielles ».

S’agissant de la formation aux métiers du travail social, Manuel Boucher revient sur les facteurs historiques qui ont conduit à la création, en France dans les années 1980, des IRTS (Instituts régionaux de travail social). Les missions

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de recherche et d’animation des milieux professionnels complètent la mission de formation dévolue à ces instituts qui sont en contact étroit avec « les acteurs du champ social ». Les rapports avec les universités se définissent alors tantôt « en creux » et/ou sont marqués par l’asymétrie, et les formes de partenariat se font « par défaut ». Comment, s’interroge alors l’auteur, construire « un par-tenariat équitable » avec les universités ? D’une part, les universités propo-sent un cadre (celui du processus de Bologne 5) qui favorise la circulation des étudiants, la formation au long de la vie, mais ce cadre peut aussi « se payer par une normalisation excessive des contenus de formation au détriment de l’expérience et de la mise en pratique difficile à évaluer et à valoriser ». D’autre part, les instituts de formation en travail social favorisent la professionnalisation par « la pédagogie de l’alternance » (i.e. travail d’articulation entre les stages / la pratique, les cours / la théorie). Cependant, selon l’auteur, les formations restent trop segmentées, isolées. Le projet de création, en France, des Hau-tes Écoles Professionnelles en Action sociale et de Santé, « enraciné dans l’histoire du travail social et de son appareil de formation » devrait, selon lui, contribuer à la réaffirmation de l’identité de ces formations. Sur cette base, les collaborations, que l’auteur appelle de ses vœux, entre les universités et les formations au travail social, devraient se multiplier. Elles bénéficieraient non seulement aux HEPASS et aux universités, mais aussi aux étudiants, aux pro-fessionnels et aux milieux professionnels.

L’intérêt de la contribution d’Ana Paula Levivier et de Catherine Tourrilhes à la démarche de la recherche-action est d’introduire la formation dans ce processus. Prenant appui sur une expérience menée depuis 2008 entre un collège, des structures sociales d’un quartier et un IRTS, elles définissent la recherche-action-formation comme un « cadre pédagogique » possible dans la formation de jeunes travailleurs sociaux. L’installation de la recherche dans la durée favorise non seulement la production de nouvelles connaissances, mais aussi le croisement des partenaires et le développement de leurs relations. Ils contribuent ainsi à l’émergence de nouveaux modes d’intervention. Selon les auteures, la recherche-action s’inscrit dans un « parti pris démocratique » La désacralisation de la recherche participe à la régulation des échanges entre les « acteurs » sans « transiger » avec la réalité. Par ailleurs, aux articulations habituelles de ce type de recherche (entre théorie et pratique, entre proximité et distance et entre « acteurs » concernés) s’ajoute ici la focale psychanaly-tique (particulièrement centrée sur le poids, la portée, l’origine, le sens des mots) qui interroge l’articulation entre l’investissement psychique et l’investis-sement physique dans la recherche.

« Quel est l’intérêt de construire des connaissances si les acteurs concer-nés par les actions que nous analysons, ne peuvent se saisir des connais-sances produites », s’interrogent Philippe Lyet et Dominique Paturel. Ils plaident ainsi pour un type de recherche située : la recherche participative 6, collaborative. Partant du constat que la recherche est un champ dominé par

5 Pour rappel ou information, à la différence de la France, les formations au travail social se sont très vite inscrites en Suisse comme en Belgique dans ce cadre, précédant souvent les universi-tés.6 Sur ce thème, se reporter à « La recherche participative dans le champ du travail social. Aspects épistémologiques », Pensée plurielle, n° 19, 2008.

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les chercheurs, régi par des luttes pour s’approprier des ressources limitées et pour affirmer la légitimité et la toute-puissance de courants théoriques, ils dressent les contours d’un type de recherches qui tend à la co-construction avec « les acteurs sociaux » (qui n’entendent plus rester les supports inertes des interprétations des chercheurs) sans rien concéder aux exigences scien-tifiques. Le paradigme constructiviste leur apparaît le plus à même de soutenir cette démarche : il attribue une place essentielle à l’épistémologie, accorde autant d’importance au processus de production de la recherche qu’à son contenu et permet d’accéder à des « connaissances actionnables ».

Enfin, Jean Foucart conclut ce numéro en s’interrogeant sur la place, la position occupée par le chercheur qui se donne pour objet « le travail social ». Qualifiée d’« intermédiaire », elle est caractérisée, selon lui, par l’incertitude. Cette notion, souvent présente dans les textes composant le numéro, renvoie tantôt aux « matériaux » étudiés, aux savoirs mobilisés (consciemment ou non), à la « nature » de la relation travailleur social-usager (mais aussi enquêteurs-enquêtés), aux processus qui se nouent dans les interactions, etc. Selon lui, cette position – l’entre-deux comme stratégie de recherche – ouvre de riches perspectives tant pour la recherche (tout particulièrement pour la sociologie) que pour les pratiques d’intervention sociale. Ce constat permet ainsi de ne pas, de ne plus se laisser enfermer dans de vaines et fausses questions tour-nant autour de la protection de dogmes catégoriels, « identitaires ».

Loin de prétendre à une vision légitime de la recherche sur le travail social, ce numéro double présente ainsi un ensemble de dix-neuf textes qui mettent en débat (et contribuent ainsi au débat sur) et en tension les fondements de la recherche, les nombreux outils qui peuvent être utilisés, les types de légitimi-tés présentées, les dispositions mobilisées pour faire de la recherche sur cet univers, les types d’engagement qui lui sont liés, les modalités de production de connaissances. Venant de Suisse, du Québec, de France et de Belgique et prenant appui sur des cadres théoriques et des concepts, parfois loin d’être compatibles, ils dessinent un vaste espace réflexif et contribuent à la néces-saire discussion autour du travail social ; ce faisant, ce numéro a pour ambition de contribuer, dans le contexte de l’affaiblissement de l’État social, à la légiti-mation et à la valorisation de l’« objet » travail social : les pratiques concrètes de travail social, les travailleurs sociaux, les recherches qui leur sont consa-crées. Ce numéro a ainsi une dimension politique et prétend contribuer « à l’action », notamment par le développement de supports à l’objectivation, à la réflexivité (Lebaron, Mauger, 2012), des travailleurs sociaux et des chercheurs en sciences sociales intéressés par cet univers.

Bibliographie

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