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Mémoire original Regard phénoménologique sur le noyau sensitif Phenomenological aspects of the sensitive pole J.-M. Henry a, *, A. Prosperi b , S. Giudicelli c a Psychiatre, praticien hospitalier, Service du Professeur Giudicelli, CHU La Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385Marseille cedex 5, France b Psychiatre, Chef de Clinique, Service du Professeur Giudicelli, CHU La Timone, 264, rue Saint-Pierre 13385 Marseille cedex 5, France c Psychiatre, Chef de Service, Service du Professeur Giudicelli, CHU La Timone, 264, rue Saint-Pierre 13385 Marseille cedex 5, France Reçu le 10 novembre 2001 ; accepté le 11 janvier 2002 Résumé En 1927, Ernst Kretschmer publie la deuxième édition allemande de Paranoïa et sensibilité : contribution au problème de la paranoïa et à la théorie psychiatrique du caractère. Kretschmer s’y oppose à Kraepelin et renonce à l’idée d’un délire de revendication surgissant d’un point isolé, évoluant inexorablement vers la chronicité suivant un schéma paranoïaque rigide et progressif. À cette implacable évolution qui témoigne pour Kraepelin de la marche progressive d’une maladie, Kretschmer oppose l’instabilité du délire, l’occurrence fréquente d’une paranoïa « abortive » : sensible au contexte, variable dans le temps. Par ailleurs, cet auteur renonce à identifier un seul caractère sensitif, décrivant des formes asthéniques, psychopathiques, expansives. Il dégage néanmoins un type essentiel d’existence, cherchant derrière cette variabilité clinique un trait commun : la rétentivité des affects. Cette démarche clinique n’est pas sans rappeler la méthode phénoménologique : l’époché de toute théorie sur la paranoïa et la libre variation sur les caractères sensitifs permettent de dépasser la facticité des tableaux cliniques et d’identifier les caractéristiques eidétiques d’un type paranoïaque. Nous nous proposons de dégager d’autres manifestations d’essence d’un tel type existentiel et d’envisager leurs rapports avec le type mélancolique et le type schizophrénique. Nous examinerons particulièrement les motifs essentiels de l’échec de la rencontre du sensitif avec autrui, nous référant à la phénoménologie de la rencontre de Buytendjik. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract In 1927, Ernst Kretschmer published the second German edition of “Paranoia and sensitivity: contribution to the problem of paranoia and psychiatric theory of character” in which Kretschmer opposes Kraepelin and abandons the idea of a persecutory delusion arising from an isolated point, evolving inexorably to the chronic state according to a rigid and progressive paranoid schema. In opposition to this implacable evolution, which for Kraepelin shows the progressive advance of an illness, Kretschmer posits the instabililty of the delusion and the frequent occurrence of an “abortive” paranoia: sensitive to the context, variable over time. Moreover, this author abandons the idea of identifying a single sensitive character, describing asthenic, psychopathic, expansive forms. He does nevertheless bring out an essential type of existence, seeking a common trait behind this clinical variability: retention of affects. This clinical approach is similar in some respects to the phenomenological approach: the reduction of any theory on paranoia and the free variation on the sensitive characters make it possible to go beyond the facticity of clinical pictures and to identify the eidetic characters of a paranoid type. * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (J.M. Henry). Ann Méd Psychol 160 (2002) 622–627 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 2 9 - 9

Regard phénoménologique sur le noyau sensitif

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Mémoire original

Regard phénoménologique sur le noyau sensitif

Phenomenological aspects of the sensitive poleJ.-M. Henrya,*, A. Prosperib, S. Giudicellic

aPsychiatre, praticien hospitalier, Service du Professeur Giudicelli, CHU La Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385 Marseille cedex 5, FrancebPsychiatre, Chef de Clinique, Service du Professeur Giudicelli, CHU La Timone, 264, rue Saint-Pierre 13385 Marseille cedex 5, FrancecPsychiatre, Chef de Service, Service du Professeur Giudicelli, CHU La Timone, 264, rue Saint-Pierre 13385 Marseille cedex 5, France

Reçu le 10 novembre 2001 ; accepté le 11 janvier 2002

Résumé

En 1927, Ernst Kretschmer publie la deuxième édition allemande deParanoïa et sensibilité : contribution au problème de la paranoïaet à la théorie psychiatrique du caractère. Kretschmer s’y oppose à Kraepelin et renonce à l’idée d’un délire de revendication surgissantd’un point isolé, évoluant inexorablement vers la chronicité suivant un schéma paranoïaque rigide et progressif. À cette implacable évolutionqui témoigne pour Kraepelin de la marche progressive d’une maladie, Kretschmer oppose l’instabilité du délire, l’occurrence fréquented’une paranoïa « abortive » : sensible au contexte, variable dans le temps.

Par ailleurs, cet auteur renonce à identifier un seul caractère sensitif, décrivant des formes asthéniques, psychopathiques, expansives. Ildégage néanmoins un type essentiel d’existence, cherchant derrière cette variabilité clinique un trait commun : la rétentivité des affects.Cette démarche clinique n’est pas sans rappeler la méthode phénoménologique : l’époché de toute théorie sur la paranoïa et la libre variationsur les caractères sensitifs permettent de dépasser la facticité des tableaux cliniques et d’identifier les caractéristiques eidétiques d’un typeparanoïaque.

Nous nous proposons de dégager d’autres manifestations d’essence d’un tel type existentiel et d’envisager leurs rapports avec le typemélancolique et le type schizophrénique. Nous examinerons particulièrement les motifs essentiels de l’échec de la rencontre du sensitif avecautrui, nous référant à la phénoménologie de la rencontre de Buytendjik. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tousdroits réservés.

Abstract

In 1927, Ernst Kretschmer published the second German edition of “Paranoia and sensitivity: contribution to the problem of paranoia andpsychiatric theory of character” in which Kretschmer opposes Kraepelin and abandons the idea of a persecutory delusion arising from anisolated point, evolving inexorably to the chronic state according to a rigid and progressive paranoid schema. In opposition to thisimplacable evolution, which for Kraepelin shows the progressive advance of an illness, Kretschmer posits the instabililty of the delusionand the frequent occurrence of an “abortive” paranoia: sensitive to the context, variable over time.

Moreover, this author abandons the idea of identifying a single sensitive character, describing asthenic, psychopathic, expansive forms.He does nevertheless bring out an essential type of existence, seeking a common trait behind this clinical variability: retention of affects.This clinical approach is similar in some respects to the phenomenological approach: the reduction of any theory on paranoia and the freevariation on the sensitive characters make it possible to go beyond the facticity of clinical pictures and to identify the eidetic characters ofa paranoid type.

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (J.M. Henry).

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www.elsevier.com/locate/amepsy

© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 2 9 - 9

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We propose to identify other essential manifestations of such an existential type, and to envisage their relations with the melancholic typeand the schizophrenic type. In particular we will examine the essential reasons for the sensitive’s failure in meeting others, in reference toBuytendjik’s phenomenology of meeting. © 2002 Editions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés: Buytendjik; Kretschmer; Paranoïa; Personnalité paranoïaque; Phénoménologie; Psychopathologie

Keywords: Buytendjik; Kretschmer; Paranoia; Persecutory delusion; Phenomenology; Psychopathology; Paranoid personality

1. Introduction

La contribution d’Ernst Kretschmer concernant la genèsedélirante des paranoïas abortives est-elle encore digned’ intérêt ? Si l’on s’en tient simplement aux catalogues desmaladies dont aurait à s’occuper aujourd’hui le psychiatre,la réponse serait assurément négative : on chercherait envain les catégories diagnostiques « paranoïa sensitive » ou« personnalité sensitive » dans la CIM-10 ou le DSM-IV. Ilne faut sûrement pas s’en étonner. La paranoïa sensitiven’est pas la simple description d’un tableau clinique univo-que. C’est avant tout une théorie psychodynamique de cettepsychose, n’ayant donc rien à faire dans une nosographiefondée sur le symptôme. Cet oubli des manuels de classifi-cation d’ inspiration kraeplinienne se comprend davantage sil’on se rappelle que Kretschmer construit justement sondiscours contre l’ insuffisance de la notion de maladie chezKraepelin à expliquer les paranoïas « incomplètes ». Onn’est pas plus optimiste quant à l’avenir du délire de relationdes sensitifs, à considérer la façon dont la question de laparanoïa est actuellement éclipsée entièrement par l’abon-dante littérature sur la schizophrénie.

Mais peut-être faut-il chercher ailleurs l’actualité desidées de Kretschmer : dans la réhabilitation récente destroubles psychotiques brefs, dans les psychoses réactionnel-les, dans les épisodes dépressifs avec symptômes psychoti-ques, dans les discussions sur la comorbidité entre axe I etII (c’est-à-dire ici entre épisodes délirants et troubles de lapersonnalité), dans la description des personnalités narcis-siques ou passives, dans l’ importance attribuée aux événe-ments de vie pour le déclenchement des épisodes morbides,dans le renouveau de la notion de tempérament dans lestroubles affectifs, voire enfin dans les propositions pour larecherche du DSM-IV concernant les personnalités dépres-sives et négativistes. Si Kretschmer a disparu des nosogra-phies, ses idées sont présentes chaque fois qu’ il s’agit decomprendre. Ici, cette compréhension est certainementd’ordre psychologique. Kretschmer revendique une tradi-tion mentaliste d’analyse des contenus de pensée. Bien qu’ ils’en défende beaucoup, son vocabulaire est égalementimprégné de l’air du temps c’est-à-dire de préoccupationsmétapsychologiques freudienne. Mais, comme nous nousproposons de le monter, Kretschmer ouvre peut-être la voie

à un autre type de compréhension qui pourrait s’établir surune anthropologie de la rencontre humaine.

2. Du projet kretschmerien à l’existence sensitive

En 1927, Ernst Kretschmer publiait la deuxième éditionallemande de Paranoïa et sensibilité : contribution auproblème de la paranoïa et à la théorie psychiatrique ducaractère. Ce titre programmatique situe pourtant assez mall’ambition de l’ouvrage. Plus qu’une contribution au pro-blème de la paranoïa, Kretschmer propose un point de vuerévolutionnaire concernant cette psychose. Il s’oppose àKraepelin et renonce à l’ idée d’un délire de revendicationsurgissant d’un point isolé et évoluant inexorablement versla chronicité suivant un schéma paranoïaque rigide etprogressif. Il ne voit dans cette description qu’un cas limiteet cliniquement rare de quérulence [3, p. 7], une curiositéclinique. À cette implacable évolution qui témoigne pourKraepelin de la marche progressive d’une maladie, Krets-chmer oppose l’ instabilité du délire, l’occurrence fréquented’une paranoïa abortive telle que décrite en 1910 par Gaupp[2] : sensible au contexte, variable dans le temps, accessibleéventuellement à une relation psychothérapeutique. Cetterupture clinique se redouble d’une rupture théorique. Krets-chmer réfute en effet la position Jaspersienne de l’ incom-préhensibilité fondamentale des psychoses qui témoigne-raient d’un processus morbide organique. Il nous livre aucontraire une théorie psychodynamique et psychogène de laparanoïa. Cette théorie s’articule autour de trois points :

• la constitution biologique ;• le caractère sensitif, qui se développe à partir de cette

constitution ;• le poids de la situation déclenchante.Kretschmer élabore un modèle bio-psycho-social avant

l’heure : « … ce qui, à partir de ces prédispositions biolo-giques générales non spécifiques, fait le paranoïaque, c’estprécisément une situation psychologique spécifique, c’est larencontre d’un caractère déterminé avec les influencesdéterminées provenant du milieu et des expériences vé-cues » [3, p. 11].

Ce modèle psychogénétique revendique une totale auto-nomie à l’égard de la psychanalyse. Kretschmer souligne àplusieurs reprises cette indépendance. Il dit ne s’ intéresser

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qu’au fait, c’est-à-dire au contenu de conscience de sespatients, se gardant de toute interprétation ou de touteréférence à des structures inconscientes. Il préfère parexemple le mot de répression à celui de refoulement,soulignant bien que l’expérience traumatique réprimée parle sensitif demeure toujours à l’horizon de la conscience.Cette indépendance revendiquée à l’égard de la psychana-lyse, l’attention portée aux contenus de conscience ou àl’expérience vécue ne suffiraient peut-être pas à éveiller unintérêt phénoménologique pour le travail de Kretschmer.Pourtant, un véritable « voir » phénoménologique, se mé-connaissant certes comme tel, semble guider Kretschmerdans son approche du « noyau sensitif ». L’auteur refuse eneffet de s’ inscrire dans le cadre étroit d’une nosographieétablie, acceptant une diversité symptomatique au gré desmoments et parlant tour à tour de névroses sensitives et depsychoses sensitives. Il renonce à identifier un seul caractèresensitif, décrivant des formes asthéniques, psychopathiques,expansives. Il perçoit d’emblée, derrière la variabilité desdispositions caractérielles, l’unité, « la disposition caracté-rielle de base », le style constitutif fondé sur l’ impression-nabilité, la sensibilité, la rétention.

Kretschmer ne décrit donc pas un caractère, il dégage untype essentiel d’existence, cherchant derrière la variabilitéun trait commun ou, pour le dire en termes phénoménolo-giquement plus choisis : l’époché de toute théorie sur laparanoïa, la libre variation sur les caractères sensitifs, luipermettent de dépasser la facticité des tableaux cliniques etd’ identifier les caractéristiques eidétiques d’un type para-noïaque. Pourrions-nous poursuivre ce chemin à la recher-che d’autres manifestations d’essence d’un tel type existen-tiel ? Quel rapport de proximité cette modalité de laprésence entretient-elle avec d’autres styles d’être comme letype mélancolique ou le type schizophrénique ?

3. La rencontre sensitive

Le sensitif trouve donc sans cesse un motif à sonressentiment, particulièrement dans l’ incessante répétitiondes rencontres ratées. Il thématise cette insatisfaction tantôtsur le mode coupable de sa propre insuffisance, n’avoir pasété à la hauteur des attentes d’autrui ou avoir failli à sespropres aspirations, tantôt sur celui de la malveillance ou dela scandaleuse négligence des autres. Bref, le sensitif estl’homme du ressentiment et la rétentivité pathologique dessituations vécues est le moteur de ce ressentiment. Lasituation vécue est au centre de la conception kretschmé-rienne du flux vital chez l’homme normal : chaque situationvécue doit se résoudre pour laisser place à la suivante dansle « flux continuel de la vie psychique. » Pour que cetenchaînement demeure harmonieux, certaines conditionsdoivent être réalisées. Le sujet doit être impressionnable

c’est-à-dire qu’ il doit pouvoir se laisser altérer par lasituation, comme la surface photosensible par le soleil.Cette expérience vécue est ensuite retenue consciemment,élaborée intellectuellement. Son maintien en tant que fac-teur interne vivace est déterminé par l’aptitude propre aucaractère « non seulement à conserver l’expérience, mais àcréer à partir d’elle de nouvelles tendances dans le domainede l’affectivité, de celui des représentations, ainsi que danscelui des pulsions volitionnelles et, par-là, d’amener l’expé-rience au sommet de l’efficacité psychique. Une expérienceisolée ne peut donc, dans le flux continuel de la viepsychique et dans les conditions normales, se fixer, de façondurable àce point central et élevé ; de nouvelles expériencesse précipitent, la repoussent et l’absorbent ; l’expériencedéborde et se décharge » [3, p. 32]. La dernière étapeconsiste donc dans le dépassement de l’expérience sous laforme d’une décharge affective, d’une extériorisation oud’une simple disparition de l’horizon de la conscience sousla poussée d’associations libres. Cette phase résolutive estdite phase d’expansion. Le poète génial mais asthénique,sidéré sans cesse par l’effroyable beauté du monde, incapa-ble à jamais d’écrire le moindre vers, représente le typeidéal d’une trop grande impressionnabilité, associée à undéfaut d’élaboration et à une défaillance de l’expansion. Lathéorie psychiatrique du caractère chez Kretschmer tireainsi partie d’une combinatoire des différents temps del’expérience vécue.

Le sensitif présente volontiers une grande sensibilité sanspourtant que celle-ci suffise à fonder par son excès même lepathologique. C’est bien la capacité à retenir douloureuse-ment cette expérience et à l’élaborer subtilement en mêmetemps que sa difficulté à la résoudre qui fait le sensitif.L’expérience exemplaire, déclenchante d’un épisode patho-logique, est celle d’une rencontre où éclate l’ insuffisancehumiliante du sujet.

Nous voudrions suggérer que cette rétentivité pathologi-que pourrait manifester chez le sensitif l’échec sans cessereconduit de la rencontre, sa volonté d’achever ce qui necesse d’y être en suspens. Mais ce sont ici moins lescirconstances somme toute très variables des rencontres quiexpliqueraient la rétentivité que la forme même de larencontre. Il semble dès lors légitime de rechercher lesraisons de l’ insupportable de la rencontre, non dans ladiversité de ses manifestations mais dans ses conditions depossibilités. C’est bien dans les structures ontologiques de larencontre que nous devons chercher secours.

Buytendijk [1] esquisse une phénoménologie de la ren-contre à partir de la description d’un temple grec faite parHeidegger dans L’origine de l’œuvre d’art. Heideggerenvisage dans ce texte la façon dont se manifeste le dieudans le temple : « par le temple, le dieu est présent dans letemple ». Ce qui se passe dans le temple n’est pas ledévoilement d’un dieu qui existe déjà dans le monde à la

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manière d’une chose dans un placard mais, nous dit Buy-tendijk [1 p. 38] : « La « présence » est un mode du« devenir présent » qu’on pourrait exprimer le mieux de lamanière suivante : l’être d’une présence en devenir maisjamais accomplie. La présence n’est jamais accomplie, maisce n’est pas une présence qui est au début partielle et quidevient de plus en plus complète. Il s’agit d’un devenir quiest. Ce devenir n’est pas l’acte d’un étant, mais est lui-même un étant, quelque chose qui est dans le temple et quis’appelle « le dieu présent ». […] L’homme est présent dansson corps à la manière dont le dieu est présent dans letemple ». C’est-à-dire aussi comme absence.

Ce caractère nécessairement inachevé de la présence del’homme en son corps fonde le mystère de la rencontre :comment se fait-il que toutes les rencontres n’épuisent pasla rencontre ? Ce qui est rencontré, c’est le projet d’unesituation que l’homme forme dans son corps et par soncorps. Il faut aussi une certaine réciprocité pour qu’ il y aitrencontre véritable. En l’occurrence, Dieu ne m’apparaîtcomme présence que si je me laisse aller à cette réciprocité,c’est-à-dire si je crois qu’ il vient àma rencontre. Buytendijkenvisage avec Merleau-Ponty la genèse de cette réciprocitéau cours du développement de l’enfant.

Pour Merleau-Ponty [4, p. 404] « L’évidence d’autrui estpossible parce que je ne suis pas transparent pour moi-même et parce que ma subjectivité traîne après elle soncorps. » Cette ambiguïté se manifeste par exemple dans ladécouverte par le nourrisson de la double sensation du corpstouché-touchant qui est l’ébauche d’une réflexion, uneperception du soi par soi. Le corps que je suis appartientaussi au monde des objets. Il m’est donné comme eux dansl’ incomplétude de mes perceptions. La présence d’autrui nes’offre pas dans une transparence plus grande. Autrui semanifeste initialement dans une immédiateté, une sorte deprolongement miraculeux des intentions du petit enfant.Mais en grandissant celui-ci fait l’expérience de la complèteignorance dans laquelle chacun est « de la présence d’autruià lui-même » [4 p. 418]. Autrui est alors rencontré commesubjectivité, c’est-à-dire comme liberté qui vient limiter mapropre liberté. L’enfant découvre l’absence d’autrui dans saprésence, l’ insécurité dans la familiarité.

Cette ambiguïté de la présence de l’homme en son corpsreste d’ordinaire silencieuse et l’ insécurité qu’elle procureest tenue à distance. Le monde des habitudes, les habits, lesobjets qui nous entourent, notre foyer sont comme autant deprolongements du corps propre comme corps que j’ai. Ilsnous protègent d’une telle insécurité en nous permettantd’habiter notre corps et le monde ou, pour le dire avecMinkowski, « de devenir avec le monde ». Ce pouvoir de« quotidianiser » son corps, d’en faire un objet de culture,garantit l’évidence naturelle de l’expérience. C’est sur cefond que nous pouvons être et laisser être les choses, êtrechez soi mais aussi recevoir ou aller chez les autres.

L’aptitude à quotidianiser son corps nous instaure en unmonde commun, celui de la culture, de la langue où nouspouvons être l’autre sans pour autant nous confondre aveclui. Mais cela s’accompagne nécessairement d’un renonce-ment à l’existence authentique : il faut accepter qu’être soic’est pouvoir aussi être tout comme l’autre. Ce renoncementne peut être total sans mettre en péril la subjectivité. Ainsi,le Typus Melancholicus ne peut vivre qu’en abandonnanttoute existence propre. Il limite sa corporéité au corps qu’ ila, privilégie la dimension instrumentale de celui-ci : vivrec’est faire comme les autres et faire pour les autres. Cetteposition est à vrai dire intenable et Alfred Kraus a montrécomment ce goût pour l’ordre était mis à mal lorsque lesrôles sociaux rencontrés par le Typus comportaient desambiguïtés qu’aucune norme préétablie ne permettait derésoudre. À l’ inverse des personnalités mélancoliques, leschizophrène, faute de pouvoir quotidianiser son corps, estsuspendu à la condition d’un être purement théorique. Ilhabite le monde commun sur le mode artificiel du manié-risme qui n’est ni expression véritable de soi, ni mêmecomportement socialement adéquat.

Pour le patient sensitif, cette insécurité constitutive, cetteindétermination de principe, d’ordinaire silencieuse et s’en-racinant dans l’ambiguïté corporelle, est vécue dans unedouloureuse acuité. Le sensitif, à la différence du schizo-phrène, n’est pas incapable de quotidianiser. Il n’est pas nonplus, comme le Typus, tout entier absorbé dans une identitéde rôle social. Le sensitif ne se laisse aller à la quotidiennetéque dans une prétention démesurée à l’authenticité, à ceten-soi qu’ il refuse de perdre. C’est d’ailleurs souvent l’objetde sa plainte. Il dénonce la facticitédes conventions derrièrelesquelles se cachent indifférence ou malveillance. Il répu-gne aux solutions généralement admises. S’ il s’ inscrit dansune communauté de pensée, c’est pour faire valoir sadifférence, parfois avec une fureur dérisoire. Dans le mêmeordre, Kretschmer insiste sur la faillite de la vie amoureuse.Mais c’est qu’une relation amoureuse commence nécessai-rement par des comportements amoureux, bien codifiés,socialement admis donc forcément inauthentiques car étran-gers au sentiment amoureux tel qu’ il se donne : dansl’ intime, le pour-soi, l’effondrement de l’habituel, la dislo-cation du monde commun. L’homme amoureux doit tou-jours résoudre cette contradiction insupportable pour lesensitif : comment être Soi dans un Nous Deux culturel,socialement admis, universel ? Cette attitude peut êtreprolongée du comportement amoureux à la sexualité, pourdonner un sol au délire des masturbateurs et plus générale-ment à la honte associée au désir sexuel. Pour Max Scheller,la honte est cette émotion qui m’étreint lorsque apparaît laconscience du corps. Cette émotion est tout à la foismouvement de retour sur soi et protection contre la dé-chéance à l’universalité qui répugne tant au sensitif : l’uni-versel de la nudité ou de la sexualité. La pudeur est cette

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résistance angoissée à être englouti par le général. Elle estrésistance subjective.

La recherche du vrai, le sens aigu des valeurs, lesruminations éthiques sont autant de variations sur la diffi-culté à se laisser aller à la mondanité de l’existence et quidonnent globalement le sentiment de la rigidité du caractèreet de la prétention du sensitif. Cette rigiditépeut parfois êtresaisie corporellement dans une certaine gaucherie, unemaladresse des gestes, une gêne, une retenue qui viennenttraduire l’hésitation devant un comportement tout naturel,c’est-à-dire prêt à l’emploi, mais vécu comme impropre àl’expression véritable de soi. En ce sens, la rencontre dusensitif ressemble à la rencontre solennelle de l’homme telleque l’a décrite Buytendijk. Dans la rencontre solennelle,l’homme est présent par son corps d’une manière intention-nellement non-naturelle : « Ce qu’ il vise, et cela en raisonmême de la situation où il se trouve, est de s’écarter, de sedétourner, de toutes les formes de rencontres interhumaines,et par conséquent de toutes les extériorisations, attitudescorporelles, mimiques, allures, tournures de langage qu’ ilsouhaite éprouver comme naturelles dans ces situations »[1, p. 56]. Ce faisant, un éloignement est inéluctablementdonné àce qui est rencontré, excluant toute possibilitéd’uneprésence réciproque sur un pied d’égalité. C’est de cettedistance-là dont nous parle Georges Charbonneau lorsqu’ ilnous décrit la blessure nostrique du paranoïaque. Le« nous » ne se conçoit qu’à accepter le corps propre dans safacticité, àaccepter par exemple le corps commun de la fête,celui de la « holà ! » des stades de football. C’est ce à quoine peut se résoudre le sensitif. Mais cette facticité qu’ il nepeut assumer qu’à regret, il la rencontre chez les autres dansune évidence trompeuse. À l’extrême, dans les momentsprédélirants, autrui est perçu essentiellement sur le mode desa constitution intramondaine, réduit à sa plus simpleexpression, comme débarrassé du travail d’advenir à soi etde devenir avec le monde. « Pour les autres c’est si facile »peut alors penser le sensitif. L’équilibre dialectique décritpar Blankenburg entre constitution de soi par autrui et del’autre par soi est rompu. Or, pour le dire avec Tatossian :« C’est en particulier une fois l’Autre constitué et la mêmelégitimité reconnue à sa propre perspective que je com-prends ma propre perspective comme telle, et évite ledélire » [5, p. 44]. Le sensitif, lui, ne peut toujours l’éviter.

4. Rétentivité des affects et temporalité constituante

La rétentivité des affects instaure le sensitif en un mondeoù le temps n’est plus ouverture des possibles. La rumina-tion douloureuse de la rencontre manquée n’y est pas sansrappeler la rémanence mélancolique. Toute possibilité seretire dans le passé et ne peut plus s’exprimer que sur lemode de la faute, du regret et de la plainte. La temporalité

se donne sur le thème du recommencement du même. Onretrouve la stase du devenir, l’ immobilisation du mouve-ment basal de la vie et l’ incapacité àl’autoréalisation de lapersonne. Pourtant, si l’ornière est la même, les chemins quiy mènent sont différents.

Le sensitif n’est pas le Typus. La question de l’authenti-citéchez le Typus ne se pose pas. Il n’existe qu’à être l’autreet renonce tout à fait à son identité de Je. Le sensitifrevendique au contraire l’authenticité et prétend à uneidentité égoïque, même s’ il ne sait comment en assumer lafacticité. La faute chez le mélancolique est toujours faute àl’égard du rôle. Le manquement privilégie les valeurscommunes (l’argent, la dignité) et non les valeurs indivi-duelles. Le sensitif, lui, est pris dans la faute éthique,c’est-à-dire l’ incapacité à l’autoréalisation de soi en fonc-tion des exigences du soi. Pour le mélancolique, la questionde la biographie comme déploiement d’une histoire inté-rieure de la vie n’a pas de sens. Il renonce complètement àcette action de donation de sens et de dépassement du soiqu’est la véritable biographie. Son histoire n’est que lasuccession des rôles qu’ il endosse sans pouvoir véritable-ment les interpréter, recherchant le maintien à tout prixd’une identité à l’ identique. À l’ inverse, cette donation desens apparaît au sensitif dans une conscience douloureusede sa nécessité. Il y a un appel au dépassement de soi. Il yrépond en hésitant, dans des styles constitutifs bien diffé-rents : celui du renoncement dans la dépression ; celui plusordinaire de la névrose sensitive ; celui enfin du délire. Danscette dernière hypothèse le poids écrasant d’avoir à donnerdu sens à la situation se renverse en un sens toujoursdisponible car déjà là : la persécution. Pourtant, l’autono-misation délirante du thème existentiel de la persécutionn’est sans doute pas ici aussi radicale que dans le délired’ interprétation de Sérieux et Capgras. Comment compren-dre cette instabilité délirante ? Blankenburgh suggère quel’autonomisation du thème délirant chez le schizophrènes’enracine dans un relâchement premier des structures del’expérience alors que pour le paranoïaque, l’autonomisa-tion finit par effondrer secondairement celles-ci. Mais pourle sensitif, si le délire est situagénique, sa résolution estégalement très sensible au contexte, particulièrement celuide la psychothérapie. Il n’y a làni autonomisation du thème,ni effondrement des structures de l’expérience. Le sensitifreste dans le sentiment de la situation. Il ne se livre jamaiscomplètement à la passivité délirante. Le délire n’arrive pasàs’ imposer tout à fait comme conscience constituante de soiet du monde. Le sensitif garde toujours une tension doulou-reuse entre expérience empirique et projet de l’Égo trans-cendantal, fût-il délirant. C’est peut-être la raison du retourcritique assez facile du sensitif à l’égard de son délire.

Ces particularités font que la question biographique pourle sensitif, bien que douloureuse, reste ouverte.

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5. Conclusion

Tatossian dit du Typus Melancholicus : « Il est encorelégitime de parler d’ identité et de subjectivité. Le mélanco-lique garde le droit de dire Je, même si ce Je se confondsouvent avec un Nous de faiblesse et non de majesté. » Pourle sensitif ce Nous est trop souvent un Nous de majesté.Hésitant à prendre distance d’avec soi, c’est-à-dire commenous l’avons vu, àaliéner sa subjectivitédans une corporéitéculturelle et partageable, le sensitif ne peut que se tenir dansune distance majestueuse d’avec autrui. Il perd ce faisant lapossibilité de constitution de Soi par Autrui et rate le« nous » de l’ intersubjectivité véritable. Cet échec est sûre-ment moins éclatant que dans la mélancolie et la schizo-phrénie. Il n’en est sans doute pas moins douloureux.

Références

[1] Buytendijk FJJ. Phénoménologie de la Rencontre. Texte et ÉtudesPhilosophiques. Paris: Desclée de Brouwer; 1952.

[2] Gaupp. Über paranoische Veranlagung und abortive Paranoia. Zbl.Nervenheilk; 1910.

[3] Kretschmer E. Paranoïa et sensibilité, 1927.

[4] Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris: NRF;1945.

[5] Tatossian A. La subjectivité. In: Widlöcher D, Ed. Traité dePsychopathologie. Paris: PUF; 1994.

J.M. Henry et al. / Ann Méd Psychol 160 (2002) 622–627 627