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Sens Dessus Dessous - Chemins de France

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jules verne

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SANS DESSUS DESSOUS

LE CHEMIN DE FRANCE

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PARIS. — IMP. GAUTHIER-VILLARS ET FILS,

55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS.

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JULES VERNE

VOYAGES EXTRAORDINAIRESCOURONNÉS PAR L'ACADEMIE FRANÇAISE.

BIBLIOTHÈQUED'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION

J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOBPARIS

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

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SANS DESSUS DESSOUS

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— VOYAGES EXTRAORDINAIRES —

— COLLECTION HETZEL —

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LES VOYAGES EXTRAORDINAIRESCouronnés par l'Académie française.

BIBLIOTHÈQUED'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION

J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOBPARIS

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« Ainsi, monsieur Maston,vous prétendez que jamais une femmen'eût été capable de faire progresser les sciences mathématiques ouexpérimentales ?

— A mon extrême regret, j'y suis obligé, mistress Scorbitt, répon-dit J.-T. Maston. Qu'il y aiteu ou qu'il y ait quelques remarquables

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mathématiciennes, et particulièrement en Russie, j'en conviens trèsvolontiers. Mais, étant donnée sa conformation cérébrale, il n'est pasde femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins uneNewton!

— Oh! monsieur Maston, permettez-moi de protester au nom de

notre sexe.— Sexe d'autant plus charmant, mistress Scorbitt, qu'il n'est

poin4 fait pour s'adonner aux études transcendantes!

— Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant tomber unepomme, aucune femme n'eût pu découvrir les lois de la gravitationuniverselle, ainsi que l'a fait l'illustre savant anglais à la fin du

xvn? siècle?

— En voyant tomber une pomme, mistress Scorbitt, une femme

n'aurait eu d'autre idée. que de la manger. à l'exemple de notremère Ève !

— Allons, je vois bien que vous nous déniez toute aptitude pourles hautes spéculations.

—Toute aptitudè?. Non, mistress Scorbitt! Et, cependant, je

vous ferai observer que, depuis qu'il y a des habitants sur la Terre etdes femmes par conséquent, il ne s'est pas encore trouvé un cer-veau féminin auquel on doive quelque découverte analogue à celles

d'Aristote, d'Euclide, de Kepler, de Laplace, dans le domaine scien-

tifique.

— Est-ce donc une raison, et le passé engage-t-il irrévocablementl'avenir?

— Hum! ce qui ne s'est point fait depuis des milliers d'années ne

se fera jamais. sans doute!— Alors je vois qu'il faut en prendre notre parti, monsieur Mas-

ton, et nous ne sommes vraiment bonnes.

— Qu'à être bonnes! » répondit J.-T. Maston.

Et cela, il le dit avec cette aimable galanterie dont peut disposer unsavant bourré d'xMrsEvangélina Scorbitt était toute portée à s'en

contenter, d'ailleurs.

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« Eh bien! monsieur Maston, reprit-elle, à chacun son lot en ce

monde. Restez l'extraordinaire calculateur que vous êtes! Donnez-

vous tout entier aux problèmes de cette œuvre immense à laquelle,

vos amis et vous, allez vouer votre existence1. Moi, je serai la

« bonne femme» que je dois être, en lui apportant mon concours pé-

cuniaire.

— Ce dont nous vous aurons une éternelle reconnaissance! »

répondit J.-T. Maston.

Mrs E.vangélinaScorbitt rougit délicieusement, car elle éprouvait—sinon pour les savants en général — du moins pour J.-T. Maston, unesympathie vraiment singulière. Le cœur de la femme n'est-il pas

un insondable abîme ?

Œuvre immense, en vérité, à laquelle cette riche veuve américaine

avait résolu de consacrer d'importants capitaux.

Voici quelle était cette œuvre, quel était le but que ses promoteursprétendaient atteindre.

Les terres arctiques proprement dites comprennent, d'après Malte-

brun, Reclus, Saint-Martinet les plus autorisés des géographes:1° Le Devon septentrional, c'est-à-dire les îles couvertes de glaces

de la mer de Baffin et du détroit de Lancastre;2° La Géorgie septentrionale, formée de la terre de Banks et de

nombreuses îles, telles que les îles Sabine, Byam-Martin, Griffith,

Cornwallis et Bathurst;3° L'archipel de Baffin-Parry, comprenant diverses parties du

continent circumpolaire, appelées Cumberland, Southampton,James-Sommerset, Boothia-Felix, Melville et autres à peu près in-

connues.En cet ensemble, périmétré par le soixante-dix-huitième paral-

lèle, les terres s'étendent sur quatorze cent mille milles et les merssur sept cent mille milles carrés.

Intérieurement à ce parallèle, d'intrépides découvreurs modernessont parvenus à s'avancer jusqu'aux abords du quatre-vingt-qua-trième degré de latitude, relevant quelques côtes perdues derrière

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la haute chaîne des banquises, donnant des noms aux caps, aux pro-montoires, aux golfes, aux baies de ces vastes contrées, qui pourraientêtre appelées les Highlands arctiques. Mais, au delà de ce quatre-vingt-quatrième parallèle, c'est le mystère, c'est l'irréalisable desi-deratum des cartographes, et nul ne sait encore si ce sont des

terres ou des mers que cache, sur un espace de six degrés, l'infran-chissable amoncellement des glaces du Pôle boréal.

- Or, en cette année 189., le gouvernement des États-Unis eut l'idéefort inattendue de proposer la mise en adjudication des régions cir-cumpolaires non encore découvertes — régions dont une sociétéaméricaine, qui venait de se former en vue d'acquérir la calottearctique, sollicitait la concession.

Depuis quelques années, il est vrai, la conférence de Berlin avaitformulé un code spécial, à l'usage des grandes Puissances, qui dési-rent s'approprier le bien d'autrui sous prétexte de colonisation oud'ouverture de débouchés commerciaux. Toutefois, il nesemblaitpasque ce code fût applicable en cette circonstance, le domaine polairen'étant point habité. Néanmoins, comme ce qui n'est à personneappartient également à tout le monde, la nouvelle Société ne pré-tendait point « prendre » mais « acquérir », afin d'éviter les récla-

mations futures.Aux États-Unis, il n'est de projet si audacieux — ou même à peu

près irréalisable— qui ne trouve des gens pour en dégager les côtés

pratiques et des capitaux pour les mettre en œuvre. On l'avait bien vu,S.quelques années auparavant, lorsque le Gun-Club de Baltimores'était donné la tâche d'envoyer un projectile jusqu'à la Lune, dansl'espoir d'obtenir une communicationdirecte avec notre satellite. Or

n'étaient-ce pas ces entreprenantsYankees, qui avaient fourni les plus

grosses sommes nécessitées par cette intéressante tentative? Et, si

elle fut réalisée, n'est-ce pas grâce à deux des membres dudit club, qui

osèrent affronter les risques de cette surhumaine expérience?

Qu'un Lesseps propose quelque jour de creuser un canal à grande

section à travers l'Europe et l'Asie, depuis les rives de l'Atlantique

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jusqu'aux mers de la Chine, — qu'un puisatier de génie offre de

forer la terre pour atteindre les couches de silicates qui s'y trouventà l'état fluide, au-dessus de la fonte en fusion, afin de puiser au foyer

même du feu central,—qu'un entreprenant électricien veuille réunirles courants disséminés à la surface du globe, pour en former uneinépuisable source de chaleur et de lumière, — qu'un, hardi ingénieurait l'idée d'emmagasinerdans de vastes récepteurs l'excès des tempé-ratures estivales pour le restituer pendant l'hiver aux zones éprou-vées par le froid, — qu'un hydraulicien hors ligne essaie d'utiliserla force vive des marées pour produire à volonté de la chaleur oudu travail — que des sociétés anonymes ou en commandite se fon-dent pour mener à bonne fin cent proj ets de cette sorte! — ce sontles Américains que l'on trouvera en tête des souscripteurs, et desrivières de dollars se précipiteront dans les caisses sociales, commeles grands fleuves du Nord-Amérique vont s'absorber au sein desocéans.

Il est donc naturel d'admettre que l'opinion fût singulièrementsurexcitée, lorsque se répandit cette nouvelle — au moins étrange —que les contrées arctiques allaient être mises en adjudication auprofit du dernier et plus fort enchérisseur. D'ailleurs, aucune sous-cription publique n'était ouverte en vue de cette acquisition, dontles capitaux étaient faits d'avance. On verrait plus tard, lorsqu'ils'agirait d'utiliser le domaine, devenu la propriété des nouveauxacquéreurs.

Utiliser le territoire arctique!. En vérité, cela n'avait pu germerque dans des cervelles de fous!

Rien de plus sérieux que ce projet, cependant.En effet, un document fut adressé aux journaux des deux conti-

nents, aux feuilles européennes, africaines, océaniennes, asiatiques,en même temps qu'aux feuilles américaines. Il concluait àune de-mande d'enquête de commoclo et incommodo de la part des intéressés.

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numéro du 7 novembre la communication suivante — communica-tion qui se répandit rapidement à travers le monde savant et indus-triel, où elle fut appréciée de façons bien diverses.

« Avis aux habitants du globe terrestre,

« Les régions du Pôle nord, situées à l'intérieur du quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, n'ont pas encore pu être

mises en exploitation par l'excellente raison qu'elles n'ont pas étédécouvertes.

« En effet, les points extrêmes, relevés par les navigateurs, de

nationalités différentes, sont les suivants:#-

« 82°45', atteint par l'anglais Parry, en juillet 1847, sur le vingt-

huitième méridien ouest, dans le nord du Spitzberg;

« 83° 20'28",atteint par Markham, de l'expédition anglaise de sir John

Georges Nares, en mai 1876, sur le cinquantième méridien ouest,

dans le nord de la terre de Grinnel;« 83°35' de latitude, atteint par Lockwood et Brainard, de l'expé-

dition américaine du lieutenant Greely, en mai 1882, sur le quarante-deuxième méridien ouest, dans le nord de la terre de Nares.

« On peut donc considérer la région qui s'étend depuis le quatre-

vingt-quatrième parallèle jusqu'au Pôle, sur un espace de six degrés,

comme un domaine indivis entre les divers États du globe, et essen-tiellement susceptible de se transformer en propriété privée, après

adjudication publique.

« Or, d'après les principes du droit, nul n'est tenu de demeurer

dans l'indivision. Aussi les États-Unis d'Amérique, s'appuyant sur

ces principes, ont-ils résolu de provoquer l'aliénation de ce domaine.

« Une société s'est fondée à Baltimore, sous la raison sociale

North Polar Practical Association, représentant officiellement la

confédération américaine. Cette société se propose d'acquérir ladite

région, suivant acte régulièrement dressé, qui lui constituera un droit

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absolu de propriété sur les continents, îles, îlots, rochers, mers,lacs, fleuves, rivières et cours d'eau généralement quelconques,

dont se compose actuellement l'immeuble arctique, soit que d'éter-

nelles glaces le recouvrent, soit que ces glaces s'en dégagent pen-dant la saison d'été.

« Il est bien spécifié que ce droit de propriété ne pourra êtrefrappé de caducité, mêmeau cas où des modifications— de quelque

nature qu'elles soient — surviendraient dans l'état géographique etmétéorologique du globe terrestre.

« Ceci étantporté à la connaissance des habitantsdes deux Mondes,

toutes les Puissances seront admisesà participer à l'adjudication,qui

sera faite au profit du plus offrant et dernier enchérisseur.

« La date de l'adjudication est indiquée pour le 3 décembre de la

présente année, en la salle des « Auctions », à Baltimore, Maryland,États-Unis d'Amérique.

« S'adresser pour renseignementsà William S. Forster, agent pro-visoire de la North Polar Practical Association, 93, High-street,Baltimore. »

Que cette communicationpût être considérée comme insensée, soit!En tout cas, pour sa netteté et sa franchise, ellene laissaitrien à désirer,

on en conviendra. D'ailleurs, ce qui la rendait très sérieuse, c'est

que le gouvernement fédéral avait d'ores et déjà fait concession des

territoires arctiques, pour le cas où l'adjudication l'en rendrait défi-

nitivement propriétaire. ---_En somme, les opinions furent partagées. Les uns ne voulurent

voir là qu'un de ces prodigieux« humbugs » américains, qui dépas-

seraient les limites du puffisme, si la badauderie humaine n'étaitinfinie. Les autres pensèrent que cette proposition méritait-d'être

accueillie sérieusement. Et ceux-ci insistaient précisément sur ce

que la nouvelle Société ne faisait nullement appel à la bourse dupublic. C'était avec ses seuls capitaux qu'elle prétendait se rendreacquéreurde ces régions boréales. Elle ne cherchaitdonc point à draî-

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« Oh! monsieur Maston, permettez-moi de protester. » (Page 2.)

ner les dollars, les bank-notes, l'or et l'argent des gogos pour emplir

ses caisses. Non! Elle ne demandait qu'à payer sur ses propres fonds

l'immeuble circumpolaire.Aux gens qui savent compter, il semblait que ladite Société n'aurait

eu qu'à exciper tout simplement du droit de premier occupant, enallantprendre possession de cette contrée dont elle provoquait la mise

en vente. Mais là était précisément la difficulté, puisque,jusqu'àce jour,

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La Société n'aurait eu qu'à exciper du droit de premier occupant. (Page 8.)

l'accèsdu Pôle paraissait être interdit à l'homme. Aussi, pour le

cas où les Etats-Unis deviendraient acquéreurs de ce domaine, lesconcessionnaires voulaient-ils avoir un contrat en règle, afin quepersonne ne vint plus tard contester leur droit. Il eût été injustede les en blâmer. Ils opéraient avec prudence, et, lorsqu'il s'agit de

contracter des engagements dans une affaire de ce genre, on nepeut prendre trop de précautions légales.

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D'ailleurs, le document portait une clause, qui réservait les aléasde l'avenir. Cette clause devait donner lieu à bien des inter-prétations contradictoires, car son sens précis échappait aux espritsles plus subtils. C'était la dernière: elle stipulait que « le droit depropriété ne pourrait être frappé de caducité, même au cas où desmodifications—de quelque nature qu'elles fussent,—surviendraientdans l'état géographique et météorologique du globe terrestre. »

Que signifiait cette phrase? Quelle éventualité voulait-elle prévoir?Comment la Terre pourrait-elle jamais subir une modification dontla géographie ou la météorologie aurait à tenir compte —surtout ence qui concernait les territoires mis en adjudication?

«Évidemment, disaient les esprits avisés, il doit y avoir quelque

chose là-dessous! »

Les interprétations eurent donc beau jeu, et cela était bien fait

pour exercer la perspicacité des uns ou la curiosité des autres.Un journal, le Ledger, de Philadelphie, publia tout d'abord cette

note plaisante:« Des calculs ont sans doute appris aux futurs acquéreurs, des

contrées arctiques qu'une comète à noyau dur choquera prochai-

nement la Terre dans des conditions telles que son choc produira les

changements géographiques et météorologiques, dont se préoccupe

ladite clause. »

La phrase était un peu longue, comme il convient à une phrase

qui se prétend scientifique, mais elle n'éclaircissait rien. D'ailleurs,

la probabilité d'un choc avec une comète de ce genre ne pouvait êtreacceptée par des esprits sérieux. En tout cas, il était inadmissible

que les concessionnaires se fussent préoccupés d'une éventualité

aussi hypothétique.

« Est-ce que, par hasard, dit le Delta, de la Nouvelle-Orléans, la

nouvelle Société s'imagine que la précession des équinoxes pourrajamais produire des modifications favorables à l'exploitation de sondomaine?- Et pourquoi pas, puisque ce mouvement modifie le parallélisme

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de l'axe de notre sphéroïde? fit observer le Hamburger-Corres-pondent.

— En effet, répondit la Revue Scientifique, de Paris. Adhémarn'a-t-il pas avancé dans son livre sur Les révolutions de la mer, quela précession des équinoxes, combinée avec le mouvement séculaire

du grand axe de l'orbite terrestre, serait de nature à apporter unemodification à longue période dans la température moyenne des diffé-

rents points de la Terre et dans les quantités de glaces accumulées à sesdeux Pôles?

— Celan'est pas certain, répliqua la Revued'Edimbourg. Et, lors

même que cela serait,ne faut-il pas unlaps de douze mille ans pour queVéga devienne notre étoile polaire par suite dudit phénomène, et

que la situation des territoires arctiques soit changée au point de

vue climatérique ?

- Eh bien, riposta le Dagblad, de Copenhague, dans douze mille

ans. il sera temps de verser les fonds! Mais, avant cette époque,

risquer un « krone », jamais! »

Toutefois, s'il était possible que la Revue Scientifique eût raison

avec Adhémar, il était bien probable que la North Polar PracticalAssociation n'avait jamais compté sur cette modification due à laprécession des équinoxes.

En fait, personne n'arrivait à savoir ce que signifiait cette clausedu fameux document, ni quel changement cosmique elle visait dansl'avenir.

Pour le savoir, peut-être eût-il suffi de s'adresser au Conseil d'admi-nistration de la nouvelle Société, et plus spécialement à son prési-dent. Mais le président, inconnu! Inconnus, également, le secrétaireet les membres dudit Conseil. On ignorait même de qui émanait ledocument. Il avait été apporté aux bureaux du New-YorkHerald parun certainWilliam S. Forster, de Baltimore, honorable consignatairede morues pour le compte de la maison Ardrinell and Co, de Terre-Neuve — évidemment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet

que les produits consignés dans ses magasins, ni les plus curieux ni

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les plus adroits reporters n'en purent jamais rien tirer. Bref, cetteNorlh Polar Practical Association était tellement anonyme qu'on

ne pouvait mettre en avant aucun nom. C'est bien là le dernier motde l'anonymat.

Cependant, si les promoteurs de cette opération industrielle per-sistaient à maintenir leur personnalité dans un absolu mystère,leur but était aussi nettement que clairement indiqué par le document

porté à la connaissance du public des deux Mondes.

En effet, il s'agissait bien d'acquérir en toute propriété la partiedes régions arctiques, délimitée circulairement par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude, et dont le Pôle nord occupe le pointcentral.

Rien de plus exact, d'ailleurs, que parmi les découvreursmodernes,

ceux qui s'étaient le plus rapprochés de ce point inaccessible, Parry,Marckham, Lockwood et Brainard, fussent restés en deçàde ce paral-lèle. Quant aux autres navigateurs des mers boréales, ils s'étaientarrêtés à des latitudes sensiblement inférieures, tels: Payez, en 1874;

par 82° 15, au nord de la terre François-Josephet de la Nouvelle-Zemble;Leout, en 1870, par 72° 47', au-dessus de la Sibérie; De Long, dansl'expédition de la Jeannette, en 1879, par 78° 45', sur les parages des

îles qui portent son nom. Les autres, dépassant la Nouvelle-Sibérieetle Groënland, à la hauteur du cap Bismark, n'avaient pas franchi les

soixante-seizième, soixante-dix-septième et soixante-dix-neuvièmedegrés de latitude. Donc, en laissant un écart de vingt-cinq minutesd'arc, entre le point- soit 83° 35' — où Lockwood et Brainard avaient

mis le pied, et le quatre-vingt-quatrième parallèle, ainsi que l'indi-quait le document, la North Polar PracticalAssociation n'empiétait

pas sur les découvertes antérieures. Son projet comprenait un ter-rain absolument vierge de toute empreinte humaine.

Voici quelle est l'étendue de cette portion du globe, circonscrite

par le quatre-vingt-quatrième parallèle:De 84° à 90°, on compte six degrés, lesquels, à soixante milles

chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et un dia-

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mètre de sept cent vingt milles. La circonférence est donc de

deux mille deux cent soixante milles, et la surface de quatre cent septmille millescarrés en chiffres ronds1.

C'était à peu près la dixième partie de l'Europe entière — un mor-

ceau de belle dimension!Le document, on l'a vu, posait aussi en principe que ces régions,

non encore reconnues géographiquement, n'appartenant à personne,appartenaient à tout le monde. Que la plupart des Puissances ne son-geassent point à rien revendiquer de ce chef, c'était supposable.

Mais il était à prévoir que les États limitrophes — du moins — vou-draient considérer ces régions comme le prolongement de leurs pos-sessions vers le nord et, par conséquent, se prévaudraient d'un droitde propriété. Et, d'ailleurs, leurs prétentions seraient d'autant mieuxjustifiées que les découvertes, opérées dans l'ensemble des contrées

arctiques, avaient été plusparticulièrement dues à l'audace de leursnationaux. Aussi le gouvernement fédéral, représenté par la nouvelleSociété, les mettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, etprétendait-illes indemniser avec le prix de l'acquisition. Quoi qu'il

en fût, les partisansde la North Polar Practical Association ne ces-saient de le répéter: la propriété était indivise, et, personne n'étantforcé de demeurer dans l'indivision, nul ne pourrait s'opposer à la

licitation de ce vaste domaine.Les États, dont les droits étaient absolument indiscutables, en

tant que limitrophes, étaient au nombre de six: l'Amérique, l'An-gleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie.Mais d'autres États pouvaient arguer des découvertes opérées parleurs marins et leurs voyageurs.

Ainsi, la France aurait pu intervenir, puisque quelques-uns de

ses enfants avaient pris part aux expéditions qui eurent pourobjectif la conquête des territoires circumpolaires. Ne peut-onciter, entre autres, ce courageux Bellot, mort en 1853, dans les

1. Soit 70.650 lieues carrées de 25 au degré, c'est-à-dire un peu plus de deux fois lasurface de la France, qui est de 54,000,000 d'hectares.

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parages de l'île Beechey, pendant la campagne du Phénix, envoyéà la recherche de John Franklin? Doit-on oublier le docteur OctavePavy, mort en 1884, près du cap Sabine, durant le séjour de la missionGreely au fort Conger? Et cette expédition qui, en 1838-39, avaitentraîné jusqu'aux mers du Spitzberg, Charles Martins, Marinier, Bra-

vais et leurs audacieux compagnons, ne serait-il pas injuste de lalaisser dans l'oubli?Malgré cela, la France ne jugea point à proposde se mêler à cette entreprise plus industrielle que scientifique, etelle abandonna sa part du gâteau polaire, où les autres Puissancesrisquaient de se casser les dents. Peut-être eût-elle raison et fit-elle

bien.

De même, l'Allemagne.Elle avait à son actif, dès 1671, la campagnedu Hambourgeois Frédéric Martens au Spitzberg, et, en 1869-70, lesexpéditions delaGermania. et de laHansa,commandéesparKoldervey

et Hegeman, qui s'élevèrent jusqu'au cap Bismark, en longeant lacôte du Groenland. Mais, malgré ce passé de brillantes découvertes,

elle ne crut point devoir accroître d'un morceau du Pôle l'empiregermanique.

Il en fut ainsi pour l'Autriche-Hongrie, bien qu'elle fût déjà pro-priétaire des terres de François-Joseph, situées dans le nord du

littoral sibérien.Quant à l'Italie, n'ayant aucun droit à intervenir, elle n'intervint

pas - quelque invraisemblable que cela puisse paraître.Il y avait bien aussi les Samoyèdes de la Sibérie asiatique, les

Esquimaux, qui sont plus particulièrement répandus sur les territoiresde l'Amérique septentrionale, les indigènes du Groënland, du Labra-dor, de l'archipel Baffin-Parry, des îles Aléoutiennes, groupées entrel'Asie et l'Amérique, enfin ceux qui, sous l'appellation de Tchouk-

tchis, habitent l'ancienne Alaska russe, devenue américaine depuis

l'année 1867. Mais ces peuplades— en somme les véritables naturels,les indiscutables autochtones des régions du nord — ne devaient

point avoir voix au chapitre. Et puis, comment ces pauvres diables

auraient-ils pu mettre une enchère, si minime qu'elle fût, lors de la

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vente provoquéepar la North Polar Practical Association? Et com-ment ces pauvres gens auraient-ils payé? En coquillages, en dents

de morses ou en huile de phoque? Pourtant, il leur appartenait unpeu, par droit de premier occupant, ce domaine qui allait être mis

en adjudication! Mais, des Esquimaux, des Tchouktchis, des Samo-

yèdes!. On no les consulta même pas.Ainsi va le monde!

II

DANS LEQUEL LES DÉLÉGUÉS ANGLAIS, HOLLANDAIS, SUEDOIS, DANOIS

ET RUSSE SE PRÉSENTENT AU LECTEUR.

Le document méritait une réponse. En effet, si la nouvelle asso-ciation acquérait les régions boréales, ces régions deviendraientpropriété définitive de l'Amérique, ou pour mieux dire, des États-Unis, dont lavivace confédération tend sans cesse à s'accroître. Déjà,depuis quelques années, la cession des territoires du nord-ouest, faite

par la Russie depuis la Cordillère septentrionale jusqu'au détroitde Behring, venait de lui adjoindre un bon morceau du Nouveau-Monde? Il était donc admissible que les autres Puissances neverraient pas volontiers cette annexion des contrées arctiques à larépublique fédérale.

Cependant, ainsi qu'il a été dit, les divers États de l'Europe et del'Asie — non limitrophes de ces régions — refusèrent de prendrepart à cette adjudication singulière, tant les résultats leur en sem-blaient problématiques. Seules, les Puissances, dont le littoral serapproche du quatre-vingt-quatrième degré, résolurent de faire valoirleurs droits par l'intervention de délégués officiels. On le verra.

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du reste: elles ne prétendaient pas acheter au delà d'un prix rela-tivement modique, car il s'agissait d'un domaine dont il serait peut-être impossible de prendre possession. Toutefois l'insatiableAngle-

terre crut devoir ouvrir à son agent un crédit de quelque importance.Hâtons-nous de le dire: la cession des contrées circumpolaires nemenaçait aucunement l'équilibre européen, et il ne devait en résulter

aucune complication internationale. M. de Bismark — le grandchancelier vivait encore à cette époque — ne fronça même pas sonépais sourcil de Jupiter allemand.

Restaient donc en présence l'Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie, qui allaient être admises à lancerleurs enchères par-devant le commissaire-priseur de Baltimore, con-tradictoirement avec les États-Unis. Ce serait au plus offrant qu'appar-tiendrait cette calotte glacée du Pôle, dont la valeur marchande était

au moins très contestable.Voici, au surplus, les raisons personnelles pour lesquelles les cinq

États européens désiraient assez rationnellement que l'adjudicationfût faite à leur profit.

La Suède-Norvège, propriétaire du cap Nord, situé au delà du

soixante-dixième parallèle, ne cacha point qu'elle se considérait

comme ayant des droits sur les vastes espaces qui s'étendentjusqu'au Spitzberg, et, par delà, jusqu'au Pôle même. En effet, le

norvégien Kheilhau, le célèbre suédois Nordenskiold, n'avaient-ils

pas contribué aux progrès géographiques dans ces parages? Incon-testablement.

Le Danemark disait ceci: c'est qu'il était déjà maître de l'Islande

et des îles Feroë, à peu près sur la ligne du Cercle polaire; que les

colonies, fondées le plus au nord des régions arctiques, lui appar-tenaient, tels l'île Disko dans le détroit de Davis, les établissementsd'Holsteinborg. de Proven. de Godhavn, d'Uppernavik dans la

mer de Baffin et sur la côte occidentale du Groenland. En outre, le

fameux navigateur Behring, d'origine danoise, bien qu'il fût alors

au service de la Russie, n'avait-il pas, dès l'année 1728. franchi le

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détroit auquel son nom est resté, avant d'aller, treize ans plus tard,mourir misérablement, avec trente hommes de son équipage, sur le

littoral d'une île qui porte aussi son nom? Antérieurement, en l'an1-619, est-ce que le navigateur Jean Munk n'avait pas exploré la côte

orientale du Groenland, et relevé plusieurs points totalement incon-

nus avant lui? Le Danemark avait donc des droits sérieux à se rendreacquéreur.

Pour la Hollande, c'étaient ses marins, Barentz et Heemskerk, quiavaient visité le Spitzberg et la Nouvelle-Zombie, dès la fin du

XVIe siècle. C'était l'un de ses enfants, Jean Mayen, dont l'audacieuse

campagne vers le nord, en 1611, avait valu à son pays la possessionde l'île de ce nom, située au delà du soixante et onzième degré de

latitude. Donc, son passé l'engageait.Quant aux Russes, avec Alexis Tschirikof, ayant Behring sous

ses ordres, avec Paulutski, dont l'expédition, en 1751, s'avança audelà des limites de la mer Glaciale, avec le capitaine Martin Spn-berg et le lieutenant William Walton, qui s'aventurèrent sur cesparages inconnus en 1739, ils avaient pris une part notable auxrecherches faites à travers le détroit qui sépare l'Asie de l'Amé-

rique. De plus, par la disposition des territoires sibériens, étendus

sur cent vingt degrés jusqu'aux limites extrêmes du Kamtchatka, le

long de ce vaste littoral asiatique, où vivent Samoyèdes, Yakoutes,Tchouktchis et autres peuplades soumises à leur autorité, ne domi-

nent-ils pas une moitié de l'océan Boréal? Puis, sur le soixante-quinzième parallèle, à moins de neuf cents milles du pôle, ne pos-sèdent-ils pas les îles et les îlots de la Nouvelle-Sibérie, cet archipeldes Liatkow, découvert au commencementdu XVIIIe siècle? Enfin,dès 1764, avant les Anglais, avant les Américains, avant les Suédois,le navigateur Tschitschagoff n'avait-il pas cherché un passage dunord, afin d'abréger les itinéraires entre les deux continents?

Cependant, tout compte fait, il semblait que les Américainsfussent plus particulièrement intéressés à devenir propriétaires de

ce point inaccessible du globe terrestre. Eux aussi, ils avaient

Page 32: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

souvent tenté de l'atteindre, tout en se dévouant à la recherche desir John Franklin, avec Grinnel, avec Kane, avec Hayes, avec Greely,

avec De Long et autres hardis navigateurs. Eux aussi pouvaientexciper de la situation géographique de leur pays, qui se dé-veloppe au delà du Cercle polaire depuis le détroit de Behringjusqu'àla baie d'Hudson. Toutes ces terres, toutes ces îles, Wollaston,Prince-Albert, Victoria, Roi-Guillaume, Melville, Cockburne, Banks,Baffin, sans compter les mille îlots de cet archipel, n'étaient-elles

pas comme larallongequi les reliait au quatre-vingt-dixièmedegré? Etpuis, si le Pôle nord se rattache par une ligne presque ininterrompuede territoires à l'un des grands continents du globe, n'est-ce pas plu-tôt à l'Amérique qu'aux prolongementsde l'Asie ou de l'Europe? Donc

rien de plus naturel que la proposition de l'acquérir eût été faite

par le gouvernement fédéral au profit d'une Société américaine,et. si une Puissance avait les droits les moins discutables à posséderle domaine polaire, c'étaient bien les États-Unis d'Amérique.

Il faut le reconnaître toutefois, le Royaume-Uni, qui possédait le

Canada et la Colombie anglaise, dont les nombreux marins s'étaientdistingués dans les campagnesarctiques, donnait également de solides

raisons pour vouloir annexer cette partie du globe à son vasteempire colonial. Aussi, ses journaux discutèrent-ils longuement etpassionnément.

« Oui! sans doute, répondit le grand géographe anglais Kliptringan,dans un article du Times, qui fit sensation, oui! les Suédois, les Da-

nois, les Hollandais, les Russes et les Américains peuvent se prévaloir

de leurs droits! Mais l'Angleterre ne saurait, sans déchoir, laisser cedomaine lui échapper. La partie nord du nouveau continent ne lui

appartient-elle pas déjà? Ces terres, ces îles, qui la composent,n'ont-elles pas été conquises par ses propres découvreurs, depuis

Willoughi, qui visita le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble en 1739

jusqu'à Mac Clure, dont le navire a franchi en 1853 le passage du

nord-ouest?« Et puis, déclara le Standard par la plume de l'amiral Fize,

Page 33: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

est-ce que Frobisher,Davis, Hall, Weymouth, Hudson, Baffin, Cook,

Ross, Parry, Bechey, Belcher, Franklin, Mulgrave, Scoresby, Mac

Clintock, Kennedy, Nares, Collinson, Archer,n'étaient pas d'origine

anglo-saxonne, et quel pays pourrait exercer une plus juste reven-dication sur la portion des régions arctiques que ces navigateursn'avaient encore pu atteindre?

« Soit! riposta le Courrier de San-Diego (Californie), plaçons l'af-

faire sur son véritable terrain, et, puisqu'il y a une question d'amour-

propre entre les États-Unis et l'Angleterre, nous dirons: Si l'Anglais

Markham, de l'expédition Nares, s'est élevé jusqu'à 83°20' de latitudeseptentrionale, les Américains Lockwood et Brainard, de l'expédition

Greely, le dépassant de quinze minutes de degré, ont fait scintillerles trente-huit étoiles du pavillon des États-Unis par 83°35'. A euxl'honneur de s'être le plus rapprochés du Pôl-e nord! »

Voilà quelles furent les attaques et quelles furent les ripostes.Enfin,inaugurant la série des navigateurs qui s'aventurèrent au

milieu des régions arctiques, il convient de citer encore le VénitienCabot — 1498 — et le Portugais Corteréal — 1500 — qui décou-

vrirent le Groënland et le Labrador. Mais ni l'Italie ni le Portugal,n'avaient eu la pensée de prendre part à l'adjudication projetée, s'in-quiétant peu de l'État qui en aurait le bénéfice.

,On pouvait le prévoir, la lutte ne serait très vivement soutenue à

coups de dollars ou de livres sterling que par l'Angleterre et l'Amé-rique.

Cependant, à la proposition formulée par la North Polar Prac-ticalAssociation, les pays limitrophes des contrées boréales s'étaientconsultés par l'entremise de congrès commerciaux et scientifiques.Après débats, ils avaient résolud'intervenir aux enchères, dont l'ou-verture était fixée à la date du 3 décembre à Baltimore, en affectantà leurs délégués respectifs un crédit qui ne pourrait être dépassé.Quant à la somme produite par la vente, elle serait partagée entreles cinq États non adjudicataires, qui la toucheraient comme indem-nité, en renonçant à tous droits dans l'avenir.

Page 34: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Si cela n'alla pas sans quelques discussions, l'affaire finit pars'arranger. Les États intéressés acceptèrent, d'ailleurs, que l'adjudi-cation fût faite à Baltimore, ainsi que l'avait indiqué le gouverne-ment fédéral. Les délégués, munis de leurs lettres de crédit, quit-tèrent Londres, La Haye, Stockholm, Copenhague, Pétorshourg, etarrivèrent aux États-Unis, trois semaines avant le jour fixé pour lamise en vente.

A cette époque, l'Amérique n'était encore représentée que parl'homme de la North Polar Practical Association, ce WilliamS. Forster, dont le nom figurait seul au document du 7 novembre,

paru dans le New-York Herald.

-Quant aux délégués des États européens,voici ceux qui avaient été

choisis et qu'il convient d'indiquer spécialementpar quelque trait.Pour la Hollande: JacquesJansen, ancien conseiller des Indes

néerlandaises, cinquante-trois ans, gros, court, tout en buste,petits bras, petites jambes arquées, tête à lunettes d'aluminium, face

ronde et colorée, chevelure en nimbe, favoris grisonnants - unbrave homme, quelque peu incrédule au sujet d'une entreprise dontles conséquences pratiques lui échappaient.

Pour le Danemark : Eric Baldenak,ex-sous-gouverneur des pos-sessions groënlandaises, taille moyenne, un peu inégal d'épaules,

gaster bedonnant, tête énorme et roulante, myope à user le bout de

son nez sur ses cahiers et ses livres, n'entendant guère raison en

ce qui concernait les droits de son pays qu'il considérait comme le

légitime propriétaire des régions du nord.Pour la Suède et Norvège: Jan Harald, professeur de cosmo-

graphie à Christiania, qui avait été l'un des plus chauds partisansdel'expédition Nordenskiöld, un vrai type des hommes du Nord, figure

rougeaude, barbe et chevelure d'un blond qui rappelait celui des bles

trop mûrs, — tenant pour certain que la calotte polaire, n'étant

occupée que parla mer Paléocrystique, n'avait aucune valeur. Donc,

assez-désintéressé dans la question, et ne venant là qu'au nom des

principes.

Page 35: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Pour la Russie: le colonel Boris Karkof, moitié militaire, moitié

diplomate, grand, raide, chevelu, barbu, moustachu, tout d'une

pièce, semblant gêné sous son vêtement civil, et cherchant incon-

sciemment la poignée de l'épée qu'il portait autrefois, — trèsintrigué surtout de savoir ce que cachait la proposition de la NorthPolar Practical Association, et si ce ne serait point dans l'avenir

une cause de difficultés internationales.

Pour l'Angleterre enfin: le major Donellan et son secrétaire DeanToodrink. Ces derniers représentaient à eux deux tous les appétits,

toutes les aspirations du Royaume-Uni, ses instincts commerciaux

et industriels, ses aptitudes à considérer comme siens, d'après uneloi de nature, les territoires septentrionaux, méridionaux ou équato-riaux qui n'appartenaient à personne.

Un Anglais, s'il en fut jamais, ce major Donellan, grand, maigre,

osseux, nerveux, anguleux, avec un cou de bécassine, une tête à laPalmerston sur des épaules fuyantes, dès jambes d'échassier, trèsvert sous ses soixante ans, infatigable — et il l'avait bien montré,lorsqu'il travaillait à la délimitation des frontières de l'Inde sur lalimite delà Birmanie. Il ne riait jamais et peut-être même n'avait-iljamais ri. A quoi bon?.Est-ce qu'on a jamais vu rire une locomo-tive, une machine élévatoire ou un steamer?

En cela, le major différait essentiellement de son secrétaire DeanToodrink—un garçon loquace, plaisant, la tête forte, des cheveuxjouant sur le front, de petits yeux plissés. Il était écossais de

naissance, très connu dans la « Vieille Enfumée « pour ses proposjoyeux et son goût pour les calembredaines. Mais, si enjoué qu'ilfût, il ne se montrait pas moins personnel, exclusif, intransigeant,quele major Donellan, lorsqu'il s'agissait des revendications les moinsjustifiables de la Grande-Bretagne.

Ces deux délégués allaient évidemment être les plus acharnésadversairesde la Société américaine. Le Pôle nord était à eux,illeurappartenait dès les temps préhistoriques, comme si c'était aux Anglais

que le Créateur avait donné mission d'assurer la rotation de la Terre

Page 36: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Le courageux Bellot, mort en 1853. (Page !.),)

sur son axe, et ils sauraient bien l'empêcher de passer entre des

mains étrangères.Il convient de faire observer que, si la France n'avait pas juge à

propos d'envoyer de délégué ni officiel ni officieux, un ingénieur fran-

çais était venu « pour l'amour de l'art» suivre de très près cette

curieuse affaire. On le verra apparaître à son heure.

Les représentants des puissances septentrionales de l'Europe

Page 37: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Aux Américains, la gloire de s'être le plus rapprochés du Pôle nord: » (Page 21.)

étaient donc arrivés à Baltimore, et par des paquebots différents,

comme des gens qui tiennent à ne point s'influencer. C'étaient desrivaux. Chacun d'eux avait en poche le crédit nécessaire pour com-battre. Mais c'est bien le cas de dire qu'ils.n'allaient point combattreà armes égales. Celui-ci pouvait disposer d'une somme qui n'attei-gnait pas le million, celui-là d'une somme qui le dépassait. Et, envérité, pour acquérir un morceau de notre sphéroïde, où il sem-

Page 38: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

blait impossible de mettre le.pied, cela devait paraître encore tropcher! En réalité, le mieux partagé sous ce rapport, c'était le déléguéanglais, auquel leRoyaume-Uni avait ouvert un crédit assez consi-dérable. Grâceà ce crédit, le major Donellan n'aurait pas grandpeine à vaincre ses adversaires suédois, danois, hollandais et russe,Quant à l'Amérique, c'était autre chose; il serait moins facile de labattre sur le terrain des dollars. En effet, il était au moins probable

que la mystérieuse Société devait avoir des fonds considérables à sadisposition. La lutte à coups de millions se localiserait vraisembla-blement entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Avec le débarquement des délégués européens, l'opinion publique

commença à se passionner davantage. Les racontars les plus singu-liers coururent à travers les journaux. D'étranges hypothèses s'éta-blirent sur cette acquisition du Pôle nord. Qu'en voulait-on faire?Et qu'en pouvait-on faire? Rien — à moins que ce ne fût pour entre-tenir les glacières du Nouveau et de l'Ancien-Monde! Il y eut même

un journal de Paris, leFigaro, qui soutint plaisammentcette opinion.Mais encore aurait-il fallu pouvoir franchir le quatre-vingt-quatrièmeparallèle.

Cependant, les délégués, s'ils s'étaient évités pendant leur voyagetransatlantique, commencèrent à se rapprocher, lorsqu'ils furentréunis à Baltimore.

Voici pour quelles raisons:Dès son arrivée, chacun d'eux avait essayé de se mettre en rapport

avec la North Polar Practical Association, séparément, à l'insules uns aux autres. Ce qu'ils cherchaient à savoir pour en profiter,

le cas échéant, c'étaient les motifs cachés au fond de cette

affaire, et quel profit la Société espérait en tirer. Or, jusqu'à ce

moment, rien n'indiquait qu'elle eût installé unoffice à Baltimore.

Pas de bureaux, pas d'employés. Pour renseignement, s'adresser a

William S. Forster, de High-street. Et il ne semblait pas quel'honnête consignataire de morues en sût plus long à cet égard quele dernier portefaix de la ville.

Page 39: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Les délégués ne purent dèslors rien apprendre. Ils en furent réduits

aux conjectures plus ou moins absurdes que propageaientles divaga-

tions publiques. Le secret de la Société devait-il donc rester impé-

nétrable, tant qu'elle nel'aurait pas fait connaître? On se le deman-

dait. Sans doute, elle ne se départirait de son silence qu'aprèsacquisition faite.

Il suit de là que les délégués finirent par se rencontrer, se rendrevisite, se tâter,et finalement entrer en communication —peut-être

avec l'arrière-pensée de former Une ligue contre l'ennemi commun,autrement dit la Compagnie américaine.

Et, un jour, dans la soirée du 22 novembre, ils se trouvèrent entrain de conférer à l'hôtel Wolesley, dans l'appartement occupé

par le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. En fait,

cette tendance à une commune entente était principalement due auxhabiles agissements du colonel Boris Karkof, le fin diplomate quel'on sait.

Tout d'abord, la conversation s'engagea sur les conséquences com-

-merciales ou industrielles que la Société prétendait tirer de l'acqui-sition du domaine arctique. Le professeur Jan Harald demanda,sil'un ou l'autre de ses collègues avait pu se procurer quelque rensei-gnement à cet égard. Et, tous, peu à peu, convinrent qu'ils avaienttenté des démarches près de William S. Forster, auquel, d'après ledocument, les communications devaient être adressées.

« Mais, j'ai échoué, dit Eric Baldenak.

— Et je n'ai point réussi, ajouta Jacques Jansen.

— Quant à moi, répondit Dean Toodrink, lorsque je me suis pré-senté au nom du major Donellan dans les magasins de High-street,j'ai trouvé un gros homme en habit noir, coiffé d'un chapeau de hauteforme, drapé d'un tablier blanc qui lui montait des bottes au men-ton. Et, lorsque je lui ai demandé des renseignements sur l'affaire,il m'a répondu que le South-Star venait d'arriver de Terre-Neuveà pleine cargaison, et qu'il était en mesure de me livrer un fort stockde morues fraîches pour le compte de la maison Ardrinell and Co.

Page 40: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Eh! eh! riposta l'ancien conseiller desIndes néerlandaises,toujours un peu sceptique, mieux vaudrait acheter une cargaison de

morues que de jeter son argent dans les profondeursde l'océan Glacial!

— Là n'est point la question, dit alors le major Donellan, d'unevoix brève et hautaine. Il ne s'agit pas d'un stock de morues, maisde la calotte polaire.

- Que l'Amérique voudrait bien se mettre sur la tête! ajoutaDean Toodrink, en riant de sa répartie.

— Ça l'enrhumerait, dit finement le colonel Karkof.

— Là n'est pas la question, reprit le major Donellan, et je ne sais

ce que cette éventualité de coryzas vient faire au milieu de notre con-férence. Ce qui est certain, c'est que pour une raison ou pour uneautre, l'Amérique, représentée par la North Polar Practical Asso-

ciation, —remarquez le mot « practical », messieurs, —veut acheter

une surface de quatre cent sept mille milles carrés autour du Pôle

arctique, surface circonscrite actuellement, —remarquez le mot

« actuellement », messieurs,—parlequatre-vingt-quatrième degréde latitude boréale.

— Nous le savons, major Donellan, repartit Jan Harald, et de

reste! Mais ce que nous ne savons pas, c'est comment ladite Société

entend exploiter ces territoires, si ce sont des territoires, ou ces

mers, si ce sont des mers, au point de vue industriel.

— Là n'est pas la question, répondit une troisième fois le majorDonellan. Un Étatveut, en payant, s'approprierune portion du globe,

qui, par sa situation géographique, semble plus spécialement appar-tenir à l'Angleterre.

— A la Russie, dit le colonel Karkof.

— A la Hollande, dit JacquesJansen.

— A la Suède-Norvège, dit Jan Harald.

— Au Danemark, » dit Eric Baldenak.

Les cinq délégués s'étaient redressés sur leurs ergots, et l'entretien

risquait de tourner aux propos malsonnants, lorsque Dean Toodrink

essaya d'intervenir une première fois:

Page 41: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Messieurs, dit-il d'un ton conciliant, là n'est point la question,suivant l'expression dont mon chef, le major Donellan, fait le plusvolontiers usage. Puisqu'il est décidé en principe que les régionscircumpolaires seront mises en vente, elles appartiendront nécessai-

rement à celui des États représentés parvous, qui mettra à cetteacquisition l'enchère la plus élevée. Donc, puisque la Suède-Norvège,la Russie, le Danemark, la Hollande et l'Angleterre ont ouvert des

crédits à leurs délégués, ne vaudrait-il pas mieux que ceux-ci for-

massent un syndicat,ce qui leur permettrait de disposer d'une sommetelle que laSociété américaine ne pourrait lutter contre eux? »

Les délégués s'entre-regardèrent. Ce Dean Toodrink avait peut-être trouvé le joint. Un syndicat. De notre temps, ce mot répond à

tout. On se syndique, comme on respire, comme on boit, comme on

mange, comme on dort. Rien de plus moderne—en politique aussibien qu'en affaires.

Toutefois, une objection ou plutôt une explication fut nécessaire,

et Jacques Jansen se trouva interpréter les sentiments de ses col-lègues en disant:

« Et après?. »

Oui!. Après l'acquisition faite par le syndicat?« Mais il me semble que l'Angleterre!. dit le major d'un ton

raide.

— Et la Russie!. dit le colonel, dont les sourcils se froncèrentterriblement.

— Et la Hollande!. dit le conseiller.

— Lorsque Dieu a donné le Danemark aux Danois. fit observerEric Baldenak.

»

— Pardon, s'écria Dean Toodrink, il n'y a qu'un pays qui ait étédonné par Dieu, et c'est l'Écosse!

- Et pourquoi?. fit le délégué suédois.

- Le poète n'a-t-il pas dit:

« Deus nobis hæc otia fecit. »

Page 42: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

riposta ce farceur en traduisant à sa façon la fin du sixième vers dela première églogue de Virgile.

Tous se mirent à rire — excepté le major Donellan — et cela

enraya une seconde fois la discussion, qui menaçait de finir assezmal.

Et alors Dean Toodrink put ajouter:« Ne nous querellons pas, messieurs!. A quoi bon?. Formons

plutôt notre syndicat.

— Et après?. reprit Jan Harald.

- Après? répondit Dean Toodrink. Rien deplus simple, messieurs.Ou, lorsque vous l'aurez achetée, la propriété du domaine polaire res-tera indivise entre vous, ou, moyennantune juste indemnité, vous la

transporterez à l'un des États co-acquéreurs. Mais le but principal

aura été préalablement atteint, qui est d'éliminer définitivement lesreprésentants de l'Amérique! »

Elle avait du bon cette proposition — du moins pour l'heure pré-

sente - car, dansunavenirrapproché, les délégués ne manqueraient

pas de se prendre aux cheveux — et on sait s'ils étaient chevelus! —lorsqu'il s'agirait de choisir l'acquéreur définitif de cet immeuble

aussi disputé qu'inutile. De toute façon, ainsi que l'avait si intelli-

gemment marqué Dean Toodrink, les États-Unis seraient absolu-

ment hors concours.

« Voilà qui me paraît sensé, dit Eric Baldenak.

— Habile, dit le colonel Karkof.

— Adroit, dit JanHarald.

— Malin, dit Jacques Jansen.

— Bien anglais! » dit le major Donellan.

Chacun avait lancé son mot, avec l'espoir de jouer plus tard sesestimables collègues.

« Ainsi, messieurs, repritBorisKarkof,il est parfaitement entendu

que, si nous nous syndiquons, les droits de chaque État seront entière-

ment réservés pour l'avenir?. »

C'était entendu.

Page 43: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Il ne restait plus qu'à savoir quels crédits ces divers États avaient

mis à la disposition de leurs délégués. On totaliserait ces crédits,

et il n'était pas douteux que ce total présenterait une somme si

importante que les ressources de la North Polar Practical Associa-

tion ne lui permettraient pas de la dépasser.

La question fut donc posée par Dean Toodrink.

Mais alors, autre chose. Silence complet. Personne ne voulait

répondre. Montrer son porte-monnaie? Vider ses poches dans la

caisse du syndicat? Faire-connaître par avance jusqu'où chacuncomptait pousser les enchères?. Nul empressement à cela! Et si

quelque désaccord survenait plus tard entre les nouveaux syndi-

qués?. Et si les circonstances les obligeaient à prendre part à la

lutte chacun pour soi?. Et si le diplomate Karkof se blessait des

finasseries de Jacques Jansen, qui s'offenserait des menées sourdes

d'Eric Baldenak, qui s'irriterait des roublardises de Jan Harald,

qui se refuserait à supporter les prétentions hautaines du majorDonellan, qui, lui, ne se gênerait guère pour intriguer contre chacun

de ses collègues? Enfin, déclarer ses crédits, c'était montrer son jeu,quand il était nécessaire de poitriner.

Véritablement, il n'y avait que deux manières de répondre à la justemais indiscrète demande de Dean Toodrink. Ou exagérer les crédits

—ce qui eût été très embarrassant, lorsqu'il se serait agi d'en opérer

le versement, — ou les diminuer d'une façon tellement dérisoire,

que cela dégénérât en plaisanterie et qu'il ne fût point donné suiteà la proposition.

Cette idée vint d'abord à l'ex-conseiller des Indes néerlandaises,qui, il faut en convenir, n'était pas sérieux, et tous ses collègues lui

emboîtèrent le pas.

« Messieurs, dit la Hollande par sa voix, je le regrette, mais, pourl'acquisition du domainearctique,je ne puisdisposer que de cinquanterixdalcrs.

- Et moi, que de trente-cinq roubles, dit la Russie.

- Et moi, que de vingt kronors, dit la Suède-Norvège- -

Page 44: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Et moi, que de quinze krones, dit le Danemark.

— Eh bien, répondit le major Donellan, d'un ton dans lequel onsentait toute cette dédaigneuse attitude si naturelle à la Grande-Bretagne, ce sera donc à votre profit que l'acquisition sera faite,messieurs, car l'Angleterre ne peut y mettre plus d'un shilling six

pence1! »

Et, sur cette déclaration ironique, finit la conférence des déléguésde la vieille Europe.

III

DANS LEQUEL SE FAIT L'ADJUDICATION DES RÉGIONS DU POLE

ARCTIQUE.

Pourquoi cette vente allait-elle s'effectuer, le 3 décembre, dansla salle ordinaire des Auctions, où, d'habitude, on ne vendait que desobjets mobiliers, meubles, ustensiles, outils, instruments, etc., oudes objets d'art, tableaux, statues, médailles, antiquités? Pourquoi,

puisqu'il s'agissait d'une licitation immobilière, n'était-elle pas faitesoit par-devant notaire, soit à la barre du tribunal, institué pour ce

genre d'opération? Enfin, pourquoi l'intervention d'un commissaire-priseur, lorsqu'on poursuivait la mise en vente d'une partie du globe

terrestre? Est-ce que ce morceau de sphéroïde pouvait être assimilé à

quelque meuble meublant, et n'était-ce pas tout ce qu'il y avait de

plus immeuble au monde?En effet, cela paraissait illogique. Pourtant, il en serait ainsi.

L'ensemble des régions arctiques devait être vendu dans ces condi-tions, et le contrat n'en serait pas moins valable. Et, au fait cela

1. Le rixdaler=5,21; le rouble =3,92; le kronor=1,32; le krone=1,32; leshilling = 1,15.

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- William S. Forster était en mesure de livrer un fort stock de morues. (Page 27.)

n'indiquait-il pas que, dans la pensée de la North Polar PracticalAssociation, l'immeuble en question tenait aussi du meuble, commes'il eût été possible de le déplacer. Aussi, cette singularité ne laissait-elle pas d'intriguer certains esprits éminemment perspicaces — trèsrares, même aux États-Unis. x

D'ailleurs, il existait un précédent. Déjà une portion de notre .-planète avait été adjugée dans une salle des Auctions, par l'en-

Page 46: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

tremise d'un commissaire-priseur aux onchères publiques. EnAmérique précisément.

En effet, quelques années avant, à San Francisco de Californie,

une île de l'Océan Pacifique, l'île Spencer1, fut vendue au richeWilliam W. Kolderup, battant de cinq cent mille dollars sonconcurrent J. R. Taskinar, de Stockton. Cette île Spencer avaitété payée quatre millions de dollars. Il est vrai, c'était une île

habitable, située à quelques degrés seulement de la côte califor-

nienne, avec forêts, cours d'eau, sol productif et solide, champs etprairies susceptibles d'être mis en culture, et non une région

vague, peut-être une mer couverte de glaces éternelles, défendue

par d'infranchissables banquises, et que très probablement personnene pourrait jamais occuper. Il était donc à supposer que l'incertaindomaine du Pôle, mis en adjudication, n'atteindrait jamais un prix

aussi considérable.Néanmoins, ce jour-là, l'étrangeté de l'affaire avait attiré, sinon

beaucoup d'amateurs sérieux, du moins un grand nombre de curieux,avides d'en connaître le dénoûment. La lutte, en somme, ne pouvait

être que très intéressante.Au surplus, depuis leur arrivée à Baltimore., les délégués européens

s'étaient vus très entourés, très recherchés — et, bien entendu, très

interviewés. Comme cela se passait en Amérique,riend'étonnant

que l'opinion publique eût été surexcitée au plus haut point. De

là, des paris insensés — forme la plus ordinaire sous laquelle seproduit cette surexcitation aux États-Unis, dont l'Europe commenceà suivre volontiers le contagieux exemple. Si les citoyens de la

Confédération américaine, aussi bien ceux de la Nouvelle-Angleterre

que ceux des États du centre, de l'ouest et du sud, se divisaient en

groupes d'opinions différentes, tous, évidemment, faisaient desvœux

pour leur pays. Ils espéraient bien que le Pôle nords'abriterait sousles plis du pavillon aux trente-huit étoiles. Et, cependant, ils nétaient

1. VoirL'Ecole des Robinsons du même auteur.

Page 47: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

pas sans éprouver quelque inquiétude. Ce n'était ni la Russie, ni

la Suède-Norvège, ni le Danemark, ni la Hollande, dont ils redou-

taient les chances peu sérieuses. Mais le Royaume-Uni était làavec

ses ambitions territoriales, sa tendance à tout absorber, sa téna-cité trop connue, ses bank-notes trop envahissantes. Aussi de fortes

sommes furent-elles engagées. On pariait sur America et sur Great-

Britain comme on l'eût fait sur des chevaux de course, et à peu près

à égalité. Quant à Danemark, Sweden, Holland et Russia, bien

qu'on les offrît à 12 et 13 1/2, ils ne trouvaient guère preneurs:---

La vente était annoncée pour midi. Dès le matin,l'encombrementdes curieux interceptait la circulation dans Bolton-street. L'opi-

nion avait été extrêmement soulevée depuis la veille. Parle fil trans-atlantique, les journaux venaient d'être informés que la plupart des

paris, proposés par les Américains, étaient tenus par les Anglais, etDean Toodrink avait fait immédiatement afficher cette cote dans lasalle des Auctions. Le gouvernement de la Grande-Bretagne,disait-on, avait mis des fonds considérables à la disposition du majorDonellan. Al'Admiralty-Office,faisaitobserver le New-YorkHerald,les lords de l'Amirauté poussaient à l'acquisitiondes terres arctiques,désignées par avance, pour figurer dans la nomenclature des colo-

nies anglaises, etc., etc.Qu'y avait-il de vrai dans ces nouvelles, de probable dans ces

racontars? on ne savait. Mais, ce jour-là, àBaltimore, les gens réfléchispensaientque,si la NorthPolarPracticalAssociationétait abandonnéeà ses seules ressources, la lutte pourrait bien se terminer au profit del'Angleterre. De là, une pression que les plus ardents Yankees cher-chaient à opérer sur le gouvernement de Washington. Au milieude cette effervescence,la Société nouvelle, incarnée dans la modestepersonne de son agent, William S. Forster, ne paraissait pas s'in-quiéter de cet emballement général, comme si elle eût été sansconteste assurée du succès.

A mesure que l'heure approchait, la foule se massait le long deBolton-street. Trois heures avant l'ouverture des portes, il n'était

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plus possible d'arriver à la salle de vente. Déjà tout l'espace réservé

au public était rempli à faire éclater les murs. Seulement, un certainnombre de places, entourées d'une barrière, avaient été gardées pourles délégués européens. C'était bien le moins qu'ils eussent la possi-bilité de suivre les phases de l'adjudication et de pousser à proposleurs enchères.

Là étaient Eric Baldonak, Boris Karkof, Jacques Jansen, JanHarald, le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. Ils

formaient un groupe compacte qui se serrait les coudes, comme dessoldats formés en colonne d'assaut. Et on eût dit, en vérité, qu'ilsallaient s'élancer à l'assaut du Pôle nord!

Du côté de l'Amérique, personne ne s'était présenté, si ce n'est le

consignataire de morues, dont le visage vulgaire exprimait la plusparfaite indifférence. A coup sûr, il paraissait le moins ému de toutel'assistance, et ne songeait sans doute qu'au placement des cargaisonsqu'il attendait par les navires en partance de Terre-Neuve. Quelsétaient donc les capitalistes représentés par ce bonhomme, qui allaitpeut-être mettre en branle des millions de dollars? Cela était de natureà piquer vivement la curiosité publique.

Et, en effet, nul ne devait se douter queJ.-T. Mastonet Mrs Evan-gélina Scorbitt fussent pour quelque chose dans l'affaire. Et com-ment l'aurait-on pu deviner? Tous deux se trouvaient là, cependant,

mais perdus dans la foule, sans place spéciale, environnés de quel-

ques-uns des principaux membres du Gun-Club, les collègues de

J.-T. Maston. Simples spectateurs, en apparence, ils semblaient être

parfaitement désintéressés. William S. Forster lui-même n'avait pasl'air de les connaître.

Il va sans dire, que, contrairement aux usages établis dans les salles

d'Auctions, il n'y aurait pas lieu de tenir l'objet de la vente à la

disposition du public. On ne pouvait se passer de main en main le

Pôle nord, ni l'examiner sur toutes ses faces, ni le regarder à la loupe,

ni le frotter du doigt pour constater si la patine en était réelle ouartificielle comme pour un bibelot antique. Et, antique, il l'était

Page 49: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

pourtant — antérieur à l'âge de fer. à l'âge de bronze, à l'âge de

pierre, c'est-à-dire aux époques préhistoriques, puisqu'il datait ducommencement du monde!

- Cependant, si le Pôle ne figurait pas sur le bureau du commissaire-

priseur, une large carte, bien en vue des intéressés, indiquait par sesteintes tranchées la configuration des régions arctiques. A dix-sept

degrés au-dessus du Cercle polaire, un trait rouge, très apparent,

tracé sur le quatre-vingt-quatrième parallèle, circonscrivait la partiedu globe dont la NorthPolar Practical Association avait provoquéla mise en vente. Il semblait bien que cette région devait être occupée

par une mer, couverte d'une carapace glacée d'épaisseur considé-

rable. Mais, cela, c'était l'affaire des acquéreurs. Dumoins, ils n'au-

raient pas été trompés sur la nature de la marchandise.

A midi sonnant, le commissaire-priseur,Andrew R. Gilmour, entra

par une petite porte, percée dans la boiserie du fond, et vint prendreplace devant son bureau. Déjà son crieur, Flint, à la voix tonnante,se promenait lourdement, avec des déhanchements d'ours en cage,le long de la barrière qui contenait le public. Tous deux se réjouis-saient à cette pensée que la vacation leur procurerait un énorme tantpour cent qu'ils n'auraient aucun déplaisir à encaisser. Il va de soi

que cette vente était faite au comptant, « cash» suivant la formuleaméricaine. Quant à la somme, si importante qu'elle fût, elle seraitintégralement versée entre les mains des délégués, pour le comptedes États qui ne seraient pas adjudicataires.

En ce moment, la cloche de la salle, sonnant à toute volée, annonçaau dehors — c'est le cas de dire urbi et orbi - que les enchèresallaient s'ouvrir.

Quel moment solennel! Tous les cœurs palpitaient dans le quartiercomme dans la ville. De Bolton-street et des rues adjacentes, unelongue rumeur, se propageant à travers les remous du public, péné-tra dans la salle.

Andrew R. Gilmour dut attendre que ce murmure de houle et defoule se fût à peu près calmé pour prendre la parole.

Page 50: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Alors il se leva, et promena un regard circulaire sur l'assistance.Puis, laissant retomber son binocle sur sa poitrine, il dit d'une voixlégèrement émue:

« Messieurs, sur la proposition du gouvernement fédéral, et grâceà l'acquiescement donné à cette proposition par les divers États duNouveau-Monde et mémo de l'Ancien Continent, nous allons mettre

en vente un lot d'immeubles, situés autour du Pôle nord, tel qu'il

se poursuit et comporte dans les limites actuelles du quatre-vingt-quatrième parallèle, en continents, mers, détroits, îles, îlots, ban-quises, parties solides ou liquides généralement quelconques. »

Puis, dirigeant son doigt vers le mur :

« Veuillez jeter un coup d'œil sur la carte, qui a été tracée d'aprèsles découvertes les plus récentes. Vous verrez que la surface de celot comprend très approximativement quatre cent sept mille millescarrés d'un seul tenant. Aussi, pour la facilité de la vente, a-t-il étédécidé que les enchères ne s'appliqueraient qu'à chaque mille carré.Un cent1 vaudra donc, en chiffres ronds, quatre cent sept mille cents,et un dollar quatre cent sept mille dollars. — Un peu de silence,messieurs! »

La recommandation n'était pas superflue, car les impatiences du

public se traduisaient par un tumulte que le bruit des enchères auraitquelque peine à dominer.

Lorsqu'un demi-silence se fut établi, grâce surtout à l'interventiondu crieur Flint, qui mugit comme une sirène d'alarme en temps de

brumes, Andrew R. Gilmour reprit en ces termes :

« Avant de commencer, je dois rappeler encore une des clauses de

l'adjudication: c'est que l'immeuble polaire sera définitivement

acquis et sa propriété hors de toute contestation de la part des ven-deurs, tel qu'il est actuellement circonscrit par le quatre-vingt-qua-

trième degré de latitude septentrionale, et quelles que soient les

modifications géographiques ou météorologiques qui pourraient seproduire dans l'avenir! »

1. Centième partie d'un dollar — soit un sol environ.

Page 51: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Toujours cette disposition singulière, insérée au document, et qui,

si elle excitait les plaisanteriesdes uns, éveillait l'attention des autres.

« Les enchères sont ouvertes! » dit le commissaire-priseur"d'une

voix vibrante.

Et, tandis que son marteau d'ivoire tremblotait dans sa main, en-rainé par ses habitudes d'argot en matière de vente publique, il

ajouta d'un ton nasillard:«

Nous avons marchand à dix cents le mille carré! »

Dix cents, ou un dixième de dollar1, cela faisait une somme de

quarante mille sept cents dollars pour la totalité2 de l'immeuble

arctique.Que le commissaire Andrew R. Gilmour eût ou non marchand à ce

prix, son enchère fut aussitôt couverte pour le compte du gouverne-ment danois par Eric Baldenak.

« Vingt cents! dit-il.

— Trente cents! dit Jacques Jansen pour le compte de laHollande.» — Trente-cinq dit Jan Harald, pour le compte de la Suède-Norvège.

— Quarante, dit le colonel Boris Karkof, pour le compte de

toutes les Russies. »

Cela représentait déjà une somme de cent soixante-deux millehuit cents dollars3, et, pourtant, les enchères ne faisaient que com-mencer!

Il convient de faire observer que le représentant de la Grande-Bretagne n'avait pas encore ouvert la bouche ni même desserré seslèvres qu'il pinçait étroitement.

De son côté, William S. Forster, le consignataire de morues,gardait un mutisme impénétrable. Et, même, en ce moment, il pa-raissait absorbé dans la lecture du Mercurial of Nelr-Founcl-Land,

1.50 centimes.2. 203,500 francs.3. 814,000francs.

Page 52: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

qui lui donnait les arrivages et les cours du jour sur les marchés del'Amérique.

« A quarante cents, le mille carré! répéta Flint d'une voix quifinissait en une sorte de rossignolade, à quarante cents! »

Les quatre collègues du major Donellan se regardèrent.Avaient-ilsdonc épuisé leur crédit dès le début de la lutte? Étaient-ils déjà

réduits à se taire?« Allons, messieurs, reprit Andrew R. Gilmour, à quarante cents!

Qui met au-dessus?. Quarante cents!. Cela vaut mieux que ça, lacalotte polaire. »

On crut qu'il allait ajouter:« garantie pure glace. «

Mais, le délégué danois venait de dire:« Cinquante cents! »

Et le délégué hollandais de surenchérir de dix cents.

« A soixante cents le mille carré! cria Flint. A soixante cents?Personne ne dit mot? »

Ces soixante cents faisaient déjà la respectable somme de deux

cent quarante-quatre mille deux cents dollars 1.

Il arriva donc que l'assistance accueillit l'enchère de la Hollande

avec un murmure de satisfaction. Chose bizarre et bien humaine, les

misérables cokneys sans le sou qui étaient là, les pauvres diables qui

n'avaient rien dans leur poche, semblaient être les plus intéressés

par cette lutte à coups de dollars.Cependant, après l'intervention de Jacques Jansen: le major Donel-

lan, levant la tête, avait regardé son secrétaire Dean Toodrink.Mais,

sur un imperceptible signe négatif de celui-ci, il était resté bouche

close.Pour William S. Forster, toujours profondément plongé dans la

lecture de ses mercuriales, il prenait en marge quelques notes aucrayon.

1.1,221,000 francs.

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Quant à J.-T. Maston, il répondait par un petit hochement de tête

aux sourires de Mrs Evangélina Scorbitt.« Allons, messieurs, un peu d'entrain!. Nous languissons!.

C'est mou !. C'est mou!. reprit Andrew R. Gilmour. Voyons!.On ne dit plus rien!. Nous allons adjuger?. «

Et son marteau s'abaissait et se relevait comme un goupillon entreles doigts d'un bedeau de paroisse.

« Soixante-dix cents! » dit le professeur Jan Harald d'une voix qui

tremblait un peu.

- Quatre-vingts! riposta presque immédiatement le colonel Boris

Karkof.

— Allons!. Quatre-vingts cents! » cria Flint, dont les gros yeuxronds s'allumaient au feu des enchères.

Un geste de Dean Toodrink fit lever comme un diable à ressort le

major Donellan.

« Cent cents! » dit d'un ton bref le représentant de la Grande-Bre-

tagne.Ce seul mot engageaitl'Angleterrede quatre cent sept milledollarsi.Les parieurs pour le Royaume-Uni poussèrent unhurrah, qu'une

partie du public renvoya comme un écho.

Les parieurs pour l'Amérique se regardèrent, assez désappointés.Quatre cent sept mille dollars? C'était déjà un gros chiffre pour cettefantaisiste région du Pôle nord! Quatre cent sept mille dollarsd'ice-bergs, d'ice-fields et de banquises!

Et l'homme de la North Polar Practical Associationqui ne soufflait

mot, qui ne relevait même pas la tête! Est-ce qu'il ne se décideraitpoint à lancer enfin une surenchère? S'il avait voulu attendre que lesdélégués danois, suédois, hollandais et russe eussent épuisé leurcrédit, il semblait bien que le moment fût arrivé. En effet, leurattitude indiquait que devant le « cent cents » du major Donellan, ils

se décidaient à abandonner le champ de bataille.

1. 2,035,000 francs.

Page 56: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« A cent cents le mille carré! reprit par deux fois le commissaire-priseur.

- Cent cents!. Centcents!. Centcents! répéta le crieurFlint,en se faisant un porte-voix de sa main à demi fermée.

— Personne ne met au-dessus? reprit Andrew R. Gilmour?C'est entendu?. C'est bien convenu?. Pas de regrets?. On vaadjuger?. »

Et il arrondissait le bras qui agitait son marteau, en promenant

un regard provocateur sur l'assistance, dont les murmures s'apai-sèrent dans un émouvant silence.

« Une fois?. Deux fois?. reprit-il.

— Cent vingt cents, dit tranquillement William S. Forster, sansmême lever les yeux, après avoir tourné la page de son journal.

— Hip!. hip!. hip! » crièrent les parieurs, qui avaient tenu lesplus hautes cotes pour les États-Unis d'Amérique.

Le majorDonellan s'était redressé à son tour. Son long cou pivotaitmécaniquement à l'angle formé par les deux épaules, et ses lèvress'allongeaient comme un bec. Il foudroyait du regard l'impassiblereprésentant de la Compagnie américaine, mais sans parvenir à s'at-

tirer une riposte-même d'œil à œil. Ce diable de William S. Forster

ne bougeait pas.« Cent quarante, dit le major Donellan.

— Cent soixante, dit Forster.

— Cent quatre-vingts, clama le major.

— Cent quatre-vingt-dix, murmura Forster.

— Cent quatre-vingt-quinzecents!» hurla le délégué de la Grande-

Bretagne.Sur ce, croisant les bras, il sembla jeter un défi aux trente-huit

États de la confédération.On aurait entendu marcher une fourmi, nager une ablette, voler

un papillon, ramper un vermisseau, remuer un microbe. Tous les

cœurs battaient. Toutes les vies étaient suspendues à la bouche du

major Donellan. Sa tête, si mobile d'ordinaire, ne remuait plus.

Page 57: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Quant à Dean Toodrink, il se grattait l'occiput à s'arracher le cuirchevelu.

Andrew R. Gilmour laissa passer quelques instants qui parurent

« longs comme des siècles. » Le consignataire de morues continuait à

lire son journal, et à crayonner des chiffres qui n'avaient évidemment

aucun rapport avec l'affaire en question. Est-ce que, lui aussi, était

au bout de son crédit? Est-ce qu'il renonçait à mettre une dernièresurenchère? Est-ce que cette somme de cent quatre-vingt-quinzecents le mille carré, ou sept cent quatre-vingt-treize mille cinquantedollars pour la totalité de l'immeuble, lui paraissait avoir atteint les

dernières limites de l'absurde?« Cent quatre-vingt-quinze cents! reprit le commissaire-priseur.

Nous allons adjuger. »

Et son marteau était prêt à retomber sur la table.

« Cent quatre-vingt-quinzecents! répéta le crieur.

- Adjugez!. Adjugez!»Cette injonction fut lancée par plusieurs spectateurs impatients,

comme un blâme jeté aux hésitations d'Andrew R. Gilmour.

« Une fois. deux fois! » cria-t-il.Et tous les regards étaient dirigés sur le représentant de la North

Polar Practical Association.Eh bien! cet homme surprenant était en train de se moucher, lon-

guement, dans un large foulard à carreaux, qui comprimait violem-ment l'orifice de ses fosses nasales.

Pourtant, les regards de J.-T. Maston étaient dardés sur lui,tandis que les yeux de Mrs Evangélina Scorbitt suivaient la mêmedirection. Et l'on eût pu reconnaître à la décoloration de leur figurecombien était violente l'émotion qu'ils cherchaient à maîtriser. Pour-quoiWilliam S. Forster hésitait-il à surenchérir sur le major Donellan?

William S. Forster se moucha une seconde fois, puis une troi-sième fois, avec le bruit d'une véritable pétarade d'artifices. Mais,entre les deux derniers coups de nez, il avait murmuré d'une voixdouce et modeste:

Page 58: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Deux cents cents! »

Un long frisson courut à travers la salle. Puis, les hips américainsretentirent à faire grelotter les vitres.

Le major Donellan, accablé, écrasé, aplati, était retombé près deDean Toodrink, non moins démonté que lui. A ce prix du mille carré,cela faisait l'énorme somme de huit cent quatorze mille dollars i, etil était visible que le crédit britannique ne permettait pas de la dé-

passer.

« Deux cents cents! répéta Andrew R. Gilmour.

— Deux cents cents! vociféra Flint.

— Une fois. deux fois! reprit le commissaire-priseur. Personne

ne met au-dessus?. »

Le major Donellan, mu par un mouvement involontaire, se relevade nouveau, regarda les autres délégués. Ceux-ci n'avaient d'espoirqu'en lui pour empêcher que la propriété du Pôle nord échappât auxPuissances européennes. Mais cet effort fut le dernier. Le majorouvritla bouche, la referma, et, en sa personne, l'Angleterre s'affaissa surson banc.

« Adjugé! cria Andrew Gilmour, en frappant la table du bout de

son marteau d'ivoire.

— Hip!. hip!. hip! pour les États-Unis!» hurlèrent les ga-

gnants de la victorieuse Amérique.En un instant, la nouvelle de l'acquisition se répandit à travers les

quartiers de Baltimore, puis, parles fils aériens, à la surface de toutela confédération; puis, par les fils sous-marins, elle fit irruption dans

l'Ancien Monde.„

C'était la North Pollar Practical Association, qui, par l'entremisede son homme de paille, William S. Forster, devenait propriétairedu domaine arctique, compris à l'intérieur du quatre-vingt-quatrièmeparallèle.

Le lendemain, lorsque William S. Forster alla faire la décla-

1. 4,070,000 francs.

Page 59: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

ration de command, le nom qu'il donna fut celui d'Impey Barbicane,

en qui s'incarnait ladite compagnie sous la raison sociale: Barbi-

cane and Co.

IV

DANS LEQUEL RÉAPPARAISSENT DE VIEILLES CONNAISSANCES

DE NOS JEUNES LECTEURS.

Barbicane and Co!. Le président d'un cercle d'artilleurs!. En

vérité, que venaient faire des artilleurs dans une opération de cegenre?. On va le voir.

Est-il bien nécessaire de présenter officiellement Impey Barbicane,président du Gun-Club, de Baltimore, et le capitaine Nicholl, etJ.-T. Maston, et Tom Hunter aux jambes de bois, et le fringantBilsby,

et le colonel Bloomsberry, et leurs autres collègues? Non! Si cesbizarres personnages ont quelque vingt ans de plus depuis l'époqueoù l'attention du monde entier fut attirée sur eux, ils sont restésles mêmes, toujours aussi incomplets corporellement, mais toujoursaussi bruyants, aussi audacieux, « aussi emballés », quand il s'agitde se lancer dans quelque aventure extraordinaire. Le temps n'a pas

eu prise sur cette légion d'artilleurs à la retraite. Il les a respectés,

comme il respecte les canons hors d'usage, qui meublent les muséesdes anciens arsenaux.

Si le Gun-Club comptait dix-huit cent trente-trois membres lors de

sa fondation — il s'agit des personnes et non des membres, tels quebras ou jambes, dont la plupart d'entre eux étaient déjà privés, — si

trente mille cinq cent soixante-quinze correspondants s'enorgueil-lissaient du lien qui les rattachait audit club, ces chiffres n'avaientpoint diminué. Au contraire. Et même, grâce à l'invraisemblable ten-

Page 60: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Mrs Evangélina Scorbitt.

tative qu'il avait faite pour établir une communication directe entre

la Terre et la Lune1, sa célébrité s'était accrue dans une proportion

énorme.On n'a point oublié quel retentissement avait eu cette mémorable

expérience qu'il convient de résumer en peu de lignes.

Quelques années après la guerre de sécession, certains membres

1. Du même auteur, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.

Page 61: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

J.-T.Maston.

du Gun-Club, ennuyés de leur oisiveté, s'étaient proposé d'en-voyer un projectile jusque dans la Lune au moyen d'une Columbiadmonstre. Un canon, long de neuf cents pieds, large de neuf à l'âme,avait été solennellement coulé à City-Moon, dans le sol de la presqu'îlefloridienne. puis chargé de quatre cent mille livres de fulmi-coton.Lancé par ce canon, un obus cylindro-conique en aluminiums'était envolé vers l'astre des nuits sous la poussée de six milliards

Page 62: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

de litres de gaz. Après en avoir fait le tour par suite d'une déviationde sa trajectoire, il était retombé vers la Terre pour s'engouffrer dansle Pacifique, par 27°1' de latitude nord et 41°37 de longitude ouest.C'était dans ces parages que la Susquehanna, frégate de la marinefédérale, l'avait repêché à la surface de l'Océan, au grand profit de

ses hôtes.Des hôtes, en effet! Deux membres du Gun-Club, son président

Impey Barbicane et le capitaine Nicholl, accompagnés d'un Français,très connu pour ses audaces de casse-cou, avaient pris place dans cewagon-projectile. Tous trois étaient revenus de ce voyage, sains etsaufs. Mais, si les deux Américains étaient toujours là, prêts à se ris-

quer en quelque nouvelle aventure, le Français Michel Ardan n'yétait plus. De retour en Europe, il avait fait fortune, paraît-il, — cequi ne laissa pas de surprendre bien des gens, — et, maintenant, il

plantait ses choux, il les mangeait, il les digérait même, s'il faut encroire les reporters les mieux informés.

Après ce coup de tonnerre, Impey Barbicane et Nicholl avaientvécu sur leur célébrité dans un repos relatif. Toujours impatientsdes grandes choses, ils rêvaient de quelque autre opération de ce

genre. L'argent ne leur manquait pas. Il en restait de leur der-nière affaire — près de deux cent mille dollars sur les cinq millions

et demi que leur avait fournis la souscription publique ouverte dans

le Nouveau et l'Ancien Monde. En outre, rien qu'à s'exhiber à tra-

vers les États-Unis dans leur projectile d'aluminium comme des

phénomènes dans une cage, ils avaient encore réalisé debellesrecettes, et recueilli toute la gloire que peut comporter la plus

exigeante des ambitions humaines.Impey Barbicane et le capitaine Nicholl auraient donc pu se tenir

tranquilles, si l'ennui ne les eût rongés. Et, c'est pour sortir de leurinaction, sans doute, qu'ils venaient d'acheter ce lot de régions

arctiques.Pourtant, qu'on ne l'oublie pas, si cette acquisition avait pu être

faite au prix de huit cent mille dollars et plus, c'est que Mrs Evan-

Page 63: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

gélina Scorbitt avait mis dans l'affaire l'appoint qui leur manquait.Grâce à cette femme généreuse,l'Europe avait été vaincue par l'Amé-

rique.Voici à quoi tenait cette générosité:Depuis leur retour, si le président Barbicane et lé capitaine Nicholl

jouissaient d'une incomparable célébrité, il était un homme qui

en avait sa bonne part. On l'a deviné, il s'agit de J.-T. Maston,

le bouillant secrétaire du Gun-Club. N'était-ce pas à cet habile cal-

culateur que l'on devait les formules mathématiques qui avaientpermis de tenter la grande expérience citée plus haut. S'il n'avait

pas accompagné ses deux collègues lors de leur voyage extra-terrestre, ce n'était pas par peur, nom d'un boulet! Mais le digne

artilleur, manchot du bras droit, était pourvu d'un crâne en gutta-percha, à la suite d'un de ces accidents trop communs à la guerre.Et, vraiment, en le montrant aux Sélénites, c'eût été leur donner

une piteuse idée des habitants de la Terre, dont la Lune, après

tout, n'est que l'humble satellite.A son profond regret, J.-T. Maston avait donc dû se résigner à ne

point partir. Pour cela, il n'était pas resté oisif. Après avoir procédé à

la construction d'un immense télescope, qui fut dressé sur le sommetde Long's Peak, l'un des plus hauts sommets de la chaîne des Mon-

tagnes Rocheuses, il s'y était transporté de sa personne. Puis, dès

que le projectile eut été signalé, décrivant sur le ciel sa majestueusetrajectoire, il n'avait plus quitté son poste d'observation. Là, devantl'oculaire du gigantesque instrument, il s'était donné pour tâche de

chercher à suivre ses amis, dont le véhicule aérien filait à traversl'espace.

On devait les croire à jamais perdus pour la Terre, les audacieux

voyageurs. En effet, ne pouvait-on craindre que le projectile, main-tenu dans une nouvelle orbite par l'attraction lunaire, fût astreint à

graviter éternellement autour de l'astre des nuits comme un sous-satellite? Mais non! Une déviation, que l'on pourrait appeler provi-dentielle, avait modifié la direction du projectile, et, après avoir fait

Page 64: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

le tour de la Lune au lieu de l'atteindre, entraîné dans une chuteprogressivement accélérée, il était revenu vers notre sphéroïde

avec une vitesse qui égalait cinquante sept mille six cents lieuesà l'heure, au moment où il s'engloutissait dans les abîmes de la

mer.Heureusement, les masses liquides du Pacifique avaient amorti

la chute, qui avait eu pour témoin la frégate américaine Susque-hanna. Aussitôt la nouvelle en fut transmise à J.-T. Maston. Lesecrétaire du Gun-Club revint en toute hâte de l'observatoire de

Long's Peak, afin d'opérer le sauvetage. Des sondages furent pour-suivis dans les parages où s'était abîmé le projectile, et le dévoué

J.-T. Maston n'hésita pas à revêtir l'habit du scaphandrier pourretrouver ses amis.

En réalité, il n'aurait pas été nécessaire de se donner tant de

peine. Le projectile d'aluminium, déplaçant une quantité d'eausupérieure à son propre poids, était remonté au niveau du Pacifique.après avoir fait un superbe plongeon. Et c'est dans ces conditions

que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et Michel Ardan

furent rencontrés à la surface de l'Océan; ils jouaient aux dominos

dans leur prison flottante.Maintenant, pour en revenir à J.-T. Maston, il faut dire que la part,

prise par lui à ces extraordinaires aventures, l'avait mis très enrelief.

Certes, J.-T. Maston n'était pas beau avec son crâne postiche et

son avant-bras droit, emmanché d'un crochet métallique. Il n'était

pas jeune, non plus, ayant cinquante-huit ans sonnés et carillonnésà l'époque où commence ce récit. Mais l'originalité de son caractère,la vivacité de son intelligence, le feu qui animait son regard, l'ardeurqu'il apportait en toutes choses, en avaient fait un type idéal aux

yeux de Mrs Evangélina Scorbitt. Enfin, son cerveau, soigneuse-

ment emmagasiné sous sa calotte de gutta-percha, était intact, et il

passait encore, à juste titre, pour un des plus remarquables calcula-

teurs de son temps.

Page 65: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Or, Mrs Evangélina Scorbitt — bien que le moindre calcul lui

donnât la migraine — avait du goût pour les mathématiciens,si elle

n'en avait pas pour les mathématiques. Elle les considérait commed-es êtres d'une espèce particulière et supérieure. Songez donc! Des

têtes où les x ballottent comme des noix dans un sac, des cerveauxqui se jouent avec les signes algébriques, des mains qui jonglent

avec les intégrales triples, comme un équilibriste avec ses verres et

ses bouteilles, des intelligences qui comprennent quelque chose àdes formules de ce genre

fis(p(xyz)dxdydz.

Oui! Ces savants lui paraissaient dignes de toutes les admirations

et bien faits pour qu'une femme se sentît attirée vers eux propor-tionnellement aux masses et en raison inverse du carré des distances.

Et précisément, J.-T. Maston était assez corpulent pour exercer surelle une attraction irrésistible, et, quant àla distance, elle seraitabsolument nulle, s'ils pouvaientjamais être l'un à l'autre.

Cela, nous l'avouerons, ne laissait pas d'inquiéter le secrétaire du

Gun-Club, qui n'avait jamais cherché le bonheur dans des unions si

étroites. D'ailleurs, Mrs Evangélina Scorbitt n'était plus de la pre-mière jeunesse — ni même de la seconde -,avec ses quarante-cinq

ans, ses cheveux plaqués sur ses tempes, comme une étoffe teinteet reteinte, sa bouche trop meublée de dents trop longues dont ellen'avait pas perdu une seule, sa taille sans profil, sa démarche sansgrâce. Bref, l'apparence d'une vieille fille; bien qu'elle eût été ma-riée — quelques années à peine, il est vrai. Mais c'était une excel-lente personne, à laquelle rien n'aurait manqué des joies terrestres, sielle avait pu se faire annoncer dans les salons de Baltimore sous le

nom de Mrs J.-T. Maston.La fortune de cette veuve était très considérable. Non qu'elle fût

riche comme les Gould, comme les Mackay, les Vanderbilt, les

Page 66: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Gordon Bennett, dont la fortune dépasse le milliard, et qui pour-raient faire l'aumône à un Rothschild! Non qu'elle possédât troiscents millions comme Mrs Moses Carper, deux cents millions

comme Mrs Stewart, quatre-vingts millions comme Mrs Crocker, —trois veuves, qu'on se le dise! — ni qu'elle fût riche commeMrs IImnnlersley, Mrs Helly Green, Mrs Maffitt, Mrs Marshall,Mrs Para Stevens, Mrs Mintury et quelques autres! Toutefois, elle

aurait eu le droit de prendre place à ce mémorable festin de Fifth-Avenue Hôtel, à New-York, où l'on n'admettait que des convivescinq fois millionnaires. En réalité, Mrs Evangélina Scorbitt disposaitde quatre bons millions de dollars, soit vingt millions de francs,qui lui venaient de John P. Scorbitt, enrichi dans le double com-merce des articles de mode et des porcs salés. Eh bien! cette for-

tune, la généreuse veuve eût été heureuse de l'utiliser au profit de

J.-T. Maston, auquel elle apporterait un trésor de tendresse plus

inépuisable encore.Et, en attendant, sur la demande de J.-T. Maston, Mrs Evangé-

lina Scorbitt avait volontiers consenti à mettre quelques centaines

de mille dollars dans l'affaire de la North Polar Practical Associa-

tion, sans même savoir ce dont il s'agissait. Il est vrai, avecJ.-T. Maston, elle était assurée que l'œuvre ne pouvait être quegrandiose, sublime, surhumaine. Le passé du secrétaire du Gun-

Club lui répondait de l'avenir.On juge si, après l'adjudication, lorsque la déclaration de command

lui eut appris que le Conseil d'administration de la nouvelle Société

allait être présidé par le président du Gun-Club, sous la raison

sociale Barbicane and Co, elle d'ut avoir toute confiance. Du moment

que J.-T. Maston faisait partie de « l'and Co » ne devait-elle pass'applaudir d'en être la plus forte actionnaire?

Ainsi, Mrs Evangélina Scorbitt se trouvait propriétaire — pourla plus grosse part — de cette portion des régions boréales, cir-

conscrites par le quatre-vingt-quatrième parallèle. Rien de mieux!

Mais qu'en ferait-elle? ou plutôt, comment la Société préten-

Page 67: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

dait-elle tirer un profit quelconque de cet inaccessible domaine?*C'était toujours la question, et si, au point de vue de ses inté-

rêts pécuniaires, elle intéressait très sérieusement Mrs Evangélina

Scorbitt, elle intéressait le monde entier au point de vue dé la curio-

sité générale.Cette femme excellente — très discrètement d'ailleurs - avait

bien tenté de pressentir J.-T. Maston à ce sujet, avant de mettre des

fonds à la disposition des promoteursde l'affaire. Mais J.-T. Maston

s'était invariablement tenu sur la plus grande réserve. Mrs Evangé-lina Scorbitt saurait bientôt de quoi il « retournait », mais pas avant

que l'heure fût venue d'étonner l'univers en lui faisant connaître le

but de la nouvelle Société!.Sans doute, dans sa pensée, il s'agissait d'une entreprise, qui,

comme a dit Jean-Jacques, « n'eut jamais d'exemple et qui n'aurapoint d'imitateurs, » d'une œuvre destinée à laisser loin derrièreelle la tentative faite par les membres du Gun-Club pour entrer encommunication directe avec le satellite terrestre.

Insistait-elle, J.-T. Maston, mettant son crochet sur ses lèvres àdemi-fermées, se bornait à dire:

« Chère mistress Scorbitt, ayez confiance! »

Et, si Mrs Evangélina Scorbitt avait eu confiance « avant», quelleimmense joie éprouva-t-elle «après», lorsque le bouillant secrétairelui eut attribué le triomphe des États-Unis d'Amérique et la défaitedel'Europe septentrionale.

« Mais ne puis-je enfin savoir maintenant?. demanda-t-elle ensouriant à l'éminent calculateur.

--Vous saurez bientôt! » répondit J.-T. Maston, qui secoua vigou-reusement la main de sa co-associée — à l'américaine.

Cette secousse eut pour effet immédiat de calmer les impatiencesde Mrs Evangélina Scorbitt.

Quelques jours plus tard, l'Ancien et le Nouveau Monde ne furentpas moins secoués, — sans parler de la secousse qui les atten-dait dans l'avenir-lorsque l'on connut le projet absolument insensé,

Page 68: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

pour la réalisation duquel la North Polar PracticalAssociation allaitfaire appel à une souscription publique.

Effectivement, si la Société avait acquis cette portion des régionscircumpolaires, c'était dans le but d'exploiter. les houillères du pôleboréal!

v

ET D'ABORD, PEUT-ON ADMETTRE QU'IL Y AIT DES HOUILLÈRES

PRÈS DU POLE NORD.

Telle fut la première question qui se présenta à l'esprit des

gens doués de quelque logique.

« Pourquoi y aurait-il des gisements de houille aux environs du

pôle? dirent les uns.

— Pourquoi n'yen aurait-il pas? » répondirent les autres.On le sait, les couches de charbon sont répandues sur de nom-

breux points de la surface du globe. Elles abondent en diverses con-trées de l'Europe. Quant aux deux Amériques, elles en possèdentde considérables, et peut-être les États-Unis en sont-ils le plusrichement pourvus. Elles ne manquent d'ailleurs ni à l'Afrique, ni

à l'Asie, ni à l'Océanie.

A mesure que la reconnaissance des territoires du globe est pous-sée plus avant, on découvre de ces gisements à tous les étages

géologiques, l'anthracite dans les terrains les plus anciens, la houille

dans les terrains carbonifères supérieurs, le stipite dans les terrainssecondaires, le lignite dans les terrains tertiaires. Le combustible

minéral ne fera pas défaut, avant un temps qui se chiffre par des

centaines d'années.Et pourtant l'extraction du charbon, dont l'Angleterre produit

Page 69: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. (Page 59.

à elle seule cent soixante millions de tonnes, est annuellementde quatre cent millions de tonnes dans le monde entier. Or,

cette consommation ne semble pas devoir cesser de s'accroitre avecles besoins de l'industrie, qui vont toujours en s'augmentant. Quel'électricité se substitue à la vapeur comme force motrice, ce seratoujours une dépense égale de houille pour la production de cetteforce. L'estomac industriel ne vit que de charbon; il ne mange pas

Page 70: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

autre chose. L'industrie est un animal « carbonivore »; il faut bienle nourrir.

Et puis, ce charbon, ce n'est pas seulement un combustible, c'estaussi la substance tellurique, dont la science tire actuellement leplus de.produits et de sous-produits pour tant d'usages divers. Avecles transformations qu'il subit dans les creusets du laboratoire, onpeut teindre, sucrer, aromatiser, vaporiser, purifier, chauffer,éclairer, orner en produisant du diamant. Il est aussi utile que lefer; il l'est même plus.

Heureusement, quant à ce dernier métal, il n'est pas à craindre

que l'on puisse jamais l'épuiser; c'est la composition même duglobe terrestre.

En réalité, la Terre doit être considérée comme une masse de ferplus ou moins carburé à l'état de fluidité ignée, recouverte de sili-

cates liquides, sorte de laitier que surmontent les roches solides etl'eau. Les autres métaux, aussi bien que l'eau et la pierre, n'entrent

que pour une part extrêmementréduite dans la composition de notresphéroïde.

Mais, si la consommationdu fer est assurée jusqu'à la fin des siècles,

celle de la houille ne l'est pas. Loin de là. Les gens avisés, qui sepréoccupent de l'avenir, même quand il se chiffre par plusieurscentaines d'années, doiventdonc rechercher les charbonnages partoutoù la prévoyante nature les a formés aux époques géologiques.

« Parfait! » répondaient les opposants.Et, aux États-Unis comme ailleurs, il se rencontre des gens qui,

par envie ou haine, aiment à dénigrer, sans compter ceux qui contre-disent pour le plaisir de contredire.

« Parfait! disaient ces opposants. Mais, pourquoi y aurait-il du

charbon au Pôle nord?— Pourquoi? répondaient les partisans du président Barbicane,

Parce que, très vraisemblablement, à l'époque des formations géo-

logiques, le volume du Soleil était tel, d'après la théorie de M. Blan-

det, que la différence de la température de l'Equateur et des Pôles

Page 71: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

n'étaitpas appréciable. Alors d'immenses forêts couvraientles régionsseptentrionales du globe, bien avant l'apparition de l'homme, lorsque

notre planète était soumise à l'action permanente de la chaleur et de

l'humidité. »

Et, c'est ce que les journaux, les revues, les magazines, à la dé-

votionde la Société, établissaient dans mille articles variés, tantôt

sous la forme plaisante, tantôt sous la forme scientifique. Or, cesforêts, enlisées au temps des énormes convulsions qui ébranlaientle globe avant qu'il n'eût pris son assise définitive, avaient certaine-ment dû se transformer en houillères, sous l'action du temps, des

eaux et de la chaleurinterne. Donc, rien deplus admissible que cettehypothèse, d'après laquelle le domaine polaire serait riche en gise-ments de houille, prêts à s'ouvrir sous la rivelaine du mineur.

De plus, il y avait des faits — des faits indéniables. Ces espritspositifs, qui ne veulent point tabler sur de simples probabilités, nepouvaient les mettre en doute, et ils étaient de nature à autoriserla recherche des différentes variétés de charbon à la surface desrégions boréales.

Et c'est là précisément ce dont le major Donellan et son secré-taire s'entretenaient ensemble, quelques jours après, dans le plussombre recoin de la taverne des Two Friends.

« Eh! disait Dean Toodrink, est-ce que ce Barbicane — queBerry pende un jour — aurait raison?

- C'est probable, répondit le major Donellan, et j'ajouterai même

que cela doit être certain.

— Mais, alors, il y aurait des fortunes à gagner enexploitant lesrégions polaires!- Assurément! répondit le major. Si l'Amérique du Nord possède

de vastes gisements de combustible minéral, si on en signale de nou-veaux fréquemment, il n'est pas douteux qu'il en reste encore de trèsimportants à découvrir, monsieur Toodrink. Or, les terres arctiquesparaissent être une annexe de ce continent américain. Identité deformation et d'aspect. Plus particulièrement,le Groenland est un pro-

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longement du Nouveau-Monde, et il est certain que leGroënland tientà l'Amérique. -

— Comme une tête de cheval, dont il a la forme, tient au corpsde l'animal, fit observer le secrétaire du major Donellan.

— J'ajoute, reprit celui-ci, que, lors de ses explorationssur le terri-toire groënlandais, le professeur Nordenskiôld a reconnu des forma-tions sédimentaires, constituées par des grès et des schistes avecdes intercalations de lignite, qui renferment une quantité considérablede plantes fossiles. Rien que dans le district de Diskô, le danoisStoënstrup a reconnu soixante et onze gisements, où abondent lesempreintes végétales, indiscutables vestiges de cette puissante végé-tation, qui se groupait autrefois avec une extraordinaire intensitéautour de l'axe polaire.

— Mais plus haut?. demanda Dean Toodrink.

— Plus haut, ou plus loin, dans la direction du nord, répliqua le

major, la présence des houilles s'est affirmée matériellement, et il

semble qu'il n'y ait qu'à se baisser pour en prendre. Donc, si cecharbon est ainsi répandu à la surface de ces contrées, ne peut-on enconclure presque avec certitude que leurs gisements s'enfoncentjusque dans les profondeurs de la croûte terrestre? »

Il avait raison, le major Donellan. Comme il connaissait à fond

la question des formations géologiques au Pôle boréal, c'étaitlà ce qui faisait de lui le plus irritable de tous les Anglais encette circonstance. Et peut-être eût-il longtemps parlé sur ce sujet,s'il ne se fût aperçu que les habitués de la taverne cherchaient à

l'écouter. Aussi, Dean Toodrink et lui jugèrent-ils prudent de se tenir

sur la réserve, après que ledit Toodrink eut fait cette dernière

observation:« N'êtes-vous pas surpris d'une chose, major Donellan?— Et de laquelle?— C'est que, dans cette affaire où l'on devait s'attendreà voir figurer

des ingénieurs ou tout au moins des navigateurs, puisqu'il s'agit du

Pôle et de ses houillères, ce soient des artilleurs qui la dirigent!

Page 73: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Juste, répondit le major, et cela est bien fait pour sur-prendre!»

Cependant, chaque matin, les journaux revenaient à la rescousseà propos de ces gisements.

« Des gisements? Et lesquels? demanda la Pall Mail Gazette,

dans des articles furibonds, inspirés par le haut commerce anglais,

qui déblatérait contre les arguments de la North Polar PracticalAssociation.

— Lesquels? répondirentles rédacteurs du Daily-News, de Char-

-leston, partisans déterminés du président Barbicane. Mais, toutd'abord, ceux qui ontété reconnus par le capitaine Nares, en 1875-76,

sur la limite du quatre-vingt-deuxième degré de latitude, en mêmetemps que des strates qui indiquent l'existence d'une flore miocène,riche en peupliers, hêtres, viornes, noisetiers et conifères.

— Et, en 1881-1884, ajoutait le chroniqueur scientifique du New--

York Witness, durant l'expédition du lieutenant Greely à la baie de

lady Franklin, une couche de charbon n'a-t-elle pas été découverte parnos nationaux, à peu de distance du fort Conger, à la crique Water-course? Et le docteur Pavy n'a-t-il pas pu soutenir avec raison que

ces contrées ne sont point dépourvues de dépôts carbonifères, vrai-semblablement destinés par la prévoyante nature à combattre un jourle froid de ces régions désolées? »

On le comprend, lorsque des faits aussi probants étaient cités sousl'autorité des hardis découvreurs américains, les adversaires du

président Barbicane ne savaient plus que répondre. Aussi les par-tisans du « pourquoi y en aurait-il, des gisements? », commen-çaient-ils à baisser pavillon devant les partisans du cé pourquoi n'y

en aurait-il pas? » Oui! Il y en avait — et probablement de très con-sidérables. Le sol circumpolaire recélait des masses du précieux com-bustible, précisément enfoui dans les entrailles de ces régions où lavégétation fut autrefois luxuriante.

Mais, si le terrain leur manquait sur la question des houillères dontl'existence n'était plus douteuse au sein des contrées arctiques, les

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détracteurs prenaient leur revanche en examinant la questionsous un autre aspect.

« Soit! dit un jour le major Donellan, lors d'une discussion oralequ'il provoqua dans la salle même du Gun-Club, et au cours delaquelle il interpella le présidentBarbicane d'homme à homme. Soit!Je l'admets, je l'affirme même. Il ya des houillères dans le domaineacquis par votre Société. Mais allez donc les exploiter!.

— C'est ce que nous ferons, répondit tranquillement Impey Bar-bicane.

— Dépassez donc le quatre-vingt-quatrième parallèle, au delàduquel aucun explorateur n'a pu s'élever encore!- Nous le dépasserons!

— Atteignez donc le Pôle même!— Nous l'atteindrons! »

Et, à entendre le président du Gun-Club répondre avec tant desang-froid, avec tant d'assurance, avoir cette opinion si hautement, si

nettement affirmée, les plus obstinés se déclaraient hésitants. Ils sesentaient en présence d'un homme qui n'avait rien perdu de sesqualités d'autrefois, calme, froid, d'un esprit éminemment sérieuxet concentré, exact comme un chronomètre, aventureux, mais

apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plustéméraires.

Si le major Donellan avait une furieuse envie d'étrangler sonadversaire, on peut en croire ceux qui ont approché cet estimablemais tempétueux gentleman. Bah! il était solide, le présidentBarbicane, moralement et physiquement « ayant un grand tirantd'eau» pour employer une métaphore de Napoléon, et, par suite,

capable de tenir contre vent et marée. Ses ennemis, ses rivaux, sesenvieux, ne le savaient que trop!

Toutefois, comme on ne peut empêcher les mauvais plaisants de serépandre en mauvaises plaisanteries, ce fut sous cette forme quel'irritation se déchaîna contre la nouvelle Société. On prêta au prési-

dent du Gun-Club les projets les plus saugrenus. La caricature s'en

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mêla, surtout en Europe, et plus particulièrement dans le Royaume-

Uni, qui ne pouvait digérer son insuccès, lors de cette bataille où lesdollars avaient vaincu les pounds sterlings.

Ah! ce Yankee avait affirmé qu'il atteindrait le Pôle boréal! Ah! il

mettrait le pied là où aucun être humain ne l'avait pu mettre encore!Ah! ilplanterait le pavillon des États-Unis sur le seul point du globe

terrestre qui reste éternellement immobile, lorsque les autres sontemportés dans le mouvement diurne!

Et alors, les caricaturistes de se donner libre carrière.Aux vitrines des principaux libraires et des kiosques des grandes

villes de l'Europe, aussi bien que dans les importantes cités de laConfédération, — ce pays libre par excellence — apparaissaientcroquis et dessins, montrant le président Barbicane à la recherchedes moyens les plus extravagants pour atteindre le Pôle.

Ici, l'audacieux Américain, aidé de tous les membres du Gun-Club,la pioche à la main, creusait un tunnel sous-marin à travers la massedes glaces immergées depuis les premièresbanquises jusqu'au quatre-vingt-dixièmedegré de latitude septentrionale,afin de déboucher à lapointe même de l'axe.

Là,Impey Barbicane, accompagné de J.-T. Maston — très ressem-blant - et du capitaine Nicholl, descendait en ballon sur ce lieu

tant désiré, et, après une tentative effrayante, au prix de mille dan-

gers, tous trois conquéraient un morceau de charbon. pesant unedemi-livre. C'était tout ce que contenait le fameux gisement desrégions circumpolaires.

On « croquait» aussi, dans un numéro du Punch, journal anglais,J.-T. Maston, non moins visé que son chef par les caricaturistes.Après avoir été saisi en vertu de l'attraction du Pôle magnétique, le

secrétaire du Gun-Club était irrésistiblemment rivé au sol par soncrochet de métal.

Mentionnons, à ce propos, que le célèbre calculateur était d'un tem-pérament trop vif pour prendre par son côté risible cette plaisanteriequi l'attaquait dans sa conformation personnelle. Il en fut extrê-

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mement indigné, et Mrs Evangélina Scorbitt, on l'imagine aisé-ment, ne fut pas la dernière à partager sa juste indignation.

Un autre croquis, dans la Lanterne magique, de Bruxelles, repré-sentait Impey Barbicane et les membres du Conseil d'administra-tion de la Société, opérant au milieu des flammes, comme autant l

d'incombustibles salamandres. Pour fondre les glaces de l'océan Pa-léocrystique, n'avaient-ils pas eu l'idée de répandre à sa surface

toute une mer d'alcool, puis d'enflammer cette mer — ce qui conver-tissait le bassin polaire en un immense bol de punch? Et, jouant surce mot punch, le dessinateur belge n'avait-il pas poussé l'irrévé-

rence jusqu'à représenter le président du Gun-Club sous la figured'un ridicule polichinelle1 ?

Mais, de toutes ces caricatures, celle qui obtint le plus de succèsfut publiée par le journal français Charivari sous la signature dudessinateur Stop. Dans un estomac de baleine, confortablementmeublé

et capitonné, Impey Barbicane et J.-T. Maston, attablés, jouaient auxéchecs, en attendant leur arrivée à bon port. Nouveaux Jonas, le pré-sident et son secrétaire n'avaient pas hésité à se faire avaler par unénorme mammifère marin, et c'était par ce nouveau mode de loco-

motion, après avoir passé sous les banquises, qu'ils comptaientatteindre l'inaccessible Pôle du globe.

Au fond, le flegmatique directeur de la Société nouvelle s'inquié-tait peu de cette intempérance de plume et de crayon. Il laissaitdire, chanter, parodier, caricaturer. Il n'en poursuivait pas moins sonœuvre.

Tout de suite, après décision prise en conseil, la Société, définitive-

ment maîtresse d'exploiter le domaine polaire dont la concession lui

avait été attribuée par le gouvernement fédéral, venait de faire appelà une souscription publique pour la somme de quinze millions de

dollars. Les actions émises à cent dollars devaient d'être libérées parun unique versement. Eh bien! tel était le crédit de Barbicane and

1. Punch en anglais signifie polichinelle.

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De toutes ces caricatures, celle qui obtint le plus de succès. (Page 64.)

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Co que les souscripteurs affluèrent. Mais il faut bien le dire, ilsappartenaient en presque totalité aux trente-huit États de la Confé-

dération.

« Tant mieux! s'écrièrent les partisans de la North Polar Prac-tical Association. L'œuvre n'en sera que plus américaine! »

Bref, la « surface» que présentait Barbicane and Co était si bienétablie, les spéculateurs croyaient avec tant de ténacité à la réalisationde ses promesses industrielles, ils admettaient si imperturbablementl'existence des houillères du Pôle boréal et la possibilité de les exploi-

ter, que le capital de la nouvelle Société fut souscrit trois fois.

Les souscriptions durent donc être réduites des deux tiers, et, à ladate du 16 décembre, le capital social fut définitivement constitué

par un encaisse de quinze millions de dollars.C'était environ trois fois plus que la somme souscrite au profit

du Gun-Club, lors de la grande expérience du projectile envoyé

de la Terre à la Lune.

VI

DANS LEQUEL EST INTERROMPUE UNE CONVERSATION TÉLÉPHONIQUE

ENTRE MRS SCORBITT ET J.-T. MASTON.

Non seulement le président Barbicane avait affirmé qu'il atteindrait

son but, — et maintenant le capital dont il disposait lui permettaitd'y arriver sans se heurter à aucun obstacle — mais il n'aurait cer-tainement pas eu l'audace de faire appel aux capitaux, s'il n'eût étécertain du succès.

Le Pôle nord allait enfin être conquis par l'audacieux génie del'homme ! -

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C'était avéré, le président Barbicane et son Conseil d'admi-nistration avaient les moyens de réussir là où tant d'autres avaientéchoué. Ils feraient ce que n'avaient pu faire ni les Franklin, ni lesKane, ni les De Long, ni les Nares, ni les Greely. Ils franchiraient lequatre-vingt-quatrième parallèle, ils prendraient possession de lavaste portion du globe acquise par leur dernière enchère, ils ajou-teraient au pavillon américain la trente-neuvième étoile du trente-neuvième État annexé à la Confédération américaine.

-« Fumistes! » ne cessaient de répéter les délégués européens etleurs partisans de l'Ancien Monde.

Rien n'était plus vrai pourtant, et ce moyen pratique, logique,indiscutable, de conquérir le Pôle nord, — moyen d'une simplicité

que l'on pourrait dire enfantine, — c'était J.-T. Maston qui le leuravait suggéré. C'était de ce cerveau, ou les idées cuisaient dans unematière cérébrale en perpétuelle ébullition, que s'était dégagé le

projet de cette grande œuvre géographique, et la manière de le

conduire à bonne fin.

On ne saurait trop le répéter, le secrétaire du Gun-Club était unremarquable calculateur — nous dirions «émérite,» si ce mot n'avait

pas une signification diamétralement opposée à celle que le vul-gaire lui prête. Ce n'était qu'un jeu pour lui de résoudre les problèmes

les plus compliqués des sciences mathématiques. Il se riait des

difficultés, aussi bien dans la science des grandeurs, qui est l'algèbre,

que dans la science des nombres, qui est l'arithmétique. Aussi fal-

lait-il le voir manier les symboles, les signes conventionnels qui

forment la notation algébrique, soit que — lettres de l'alphabet —elles représentent les quantités ou grandeurs, soit que — lignes

accouplées ou croisées — elles indiquent les rapports que l'on

peut établir entre les quantités et les opérations auxquelles on les

soumet.Ah! les coefficients, les exposants, les radicaux, les indices et

autres dispositions adoptées dans cette langue! Comme tous ces signes

voltigeaient sous sa plume, ou plutôt sous le morceau de craie qui

Page 81: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

frétillait au bout de. son.crochet de fer,car il aimait à travailler autableau noir! Et là, sur cette surfacede dix mètres carrés, — il n'enfallait pas moins à J.-T. Maston — il se livrait à l'ardeur de sontempéramentd'algébriste. Ce n'étaient point des chiffres minuscules

qu'il employait dans ses calculs, non! c'étaient des chiffres fantai-sistes, gigantesques, tracés d'une main fougueuse. Ses 2 et ses 3

s'arrondissaient comme des cocotes de papier à la promenade; ses 7

se dessinaient comme des potences, et il n'y manquait qu'un pendu;

ses 8 se recourbaient comme de larges paires de lunettes; ses 6 et

ses 9 se paraphaient de queues interminables!Et les lettres avec lesquelles il établissait ses formules, les pre-

mières de l'alphabet, a, b, c, qui lui servaient à représenter les quan-tités connues ou données, et les dernières, x, y, z, dont il se ser-vait pour les quantités inconnues ou à déterminer, comme ellesétaient accusées d'un trait plein, sans déliés, et plus particulièrement

ses z, qui se contorsionnaient en zigzags fulgurants! Et quelletournure, ses lettres grecques, les 7c, les X, les w, etc., dont un Archi-mède ou un Euclide eussent été fiers!

rQuant aux signes, tracés d'une craie pure et sans tache, c'était

tout simplement merveilleux. Ses + montraient bien que ce signemarque l'addition de deux quantités. Ses —, s'ils étaient plus humbles,faisaient encore bonne figure. Ses x se dressaient comme des croixde Saint-André. Quant à ses =, leurs deux traits, rigoureusementégaux, indiquaient, vraiment, que J.

-T. Maston était d'un pays où

l'égalité n'est pas une vaine formule, du moins entre types de

race blanche. Même grandiose de facture pour ses <, pour ses >,pour ses ¿, dessinés dans des proportions extraordinaires. Quant ausigne V, qui indique la racine d'un nombre ou d'une quantité, c'était

son triomphe, et, lorsqu'il le complétait de la barre horizontale souscette forme: Vil semblait que ce bras indicateur, dépassant la limite du tableau

Page 82: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

noir, menaçait le monde entier de le soumettre à ses équationsfuribondes!

Et neoroyez pas que l'intelligence mathématique de J.-T. Maston

se bornât à l'horizon de l'algèbre élémentaire! Non! Ni le calculdifférentiel, ni le calcul intégral, ni le calcul des variations, ne luiétaient étrangers, et c'est d'une main sûre qu'il traçait ce fameuxsigne de l'intégration, cette lettre, effrayante dans sa simplicité,

fsomme d'une infinité d'éléments infiniment petits!

Il en était de même du signe , qui représente la somme d'unnombre fini d'éléments finis, du signe co par lequel les mathémati-ciens désignent l'infini, et de tous les symboles mystérieux qu'em-ploie cette langue incompréhensible du commun des mortels.

Enfin, cet homme étonnant eût été capable de s'élever jusqu'auxderniers échelons des hautes mathématiques.

Voilà ce qu'était J.-T. Maston! Voilà pourquoi sescollègues pou-vaient avoir toute confiance, lorsqu'il se chargeait de résoudre les

plus abracadabrants calculs posés par leurs audacieuses cervelles!Voilà ce qui avait amené le Gun-Club à lui confier le problème d'unprojectile à lancer de la Terre à la Lune! Enfin, voilà pourquoi

Mrs Evangélina Scorbitt, enivrée de sa gloire, avait pour lui uneadmiration qui confinait à l'amour.

Du reste, dans le cas considéré — c'est-à-dire la résolution de

ce problème de la conquête du Pôle boréal, — J.-T. Maston

n'aurait point à s'envoler dans les régions sublimes de l'ana-lyse. Pour permettre aux nouveaux concessionnaires du domaine

arctique de l'exploiter, le secrétaire du Gun-Club ne se trouveraitqu'en face d'un problème de mécanique à résoudre, — problème

compliqué sans doute, qui exigerait des formules ingénieuses, nou-velles peut-être, mais dont il se tirerait à son avantage.

Oui! on pouvait se fier à J.-T. Maston, bien que la moindre faute

Page 83: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

eût été de nature à entraîner la perte de millions. Jamais, depuis l'âgeoù sa tête d'enfant s'était exercée aux premières notions de l'arithmé-

tique, il n'avait commis une erreur — même d'un millième de mi-

cron1, lorsque ses calculs avaient pour objet la mesure d'une lon-

gueur. S'il se fût trompé rien que d'une vingtième décimale, il

n'aurait pas hésité à faire sauter son crâne de gutta-percha!Il importait d'insistersur cette aptitude si remarquablede J-T. Mas-

ton. Cela est fait. Maintenant, il s'agit de le montrer en fonction,

et, à ce propos, il est indispensable de revenir à quelques semaines

en arrière.C'était un mois environ avant la publication du document adressé

aux habitants des deux Mondes,. que J.-T. Maston s'était chargé

de chiffrer les éléments du projet dont il avait suggéré à ses collègues

les merveilleuses conséquences.Depuis nombre d'années, J.-T. Maston demeurait au numéro 179

de Franklin-street, une des rues les plus tranquilles de Baltimore,loin du quartier des affaires, auxquelles il n'entendait rien, loin du

bruit de la foule qui lui répugnait.,Là, il occupait une modeste habitation, connue sous le nom de

Balistic-Cottage, n'ayant pour toute fortune que sa retraite d'officier

d'artillerie et le traitement qu'il touchait comme secrétaire du Gun-Cub. Il vivait seul, servi par son nègre Fire-Fire — Feu-Feu! -sobriquet digne du valet d'un artilleur. Ce nègre n'était pasun ser-viteur, c'était un servant, un premierservant, et il servait son maître

comme il eût servi sa pièce.J.-T. Maston était un célibataire convaincu, ayant cette idée que le

célibat est encore la seule situation qui soit acceptableen ce mondesublunaire. Il connaissait le proverbe slave: « Une femme tire plusavec un seul cheveu que quatre bœufs à la charrue! » et il se défiait.

-Et pourtant, s'il occupait solitairement Balistic-Cottage, c'était

parce qu'ille voulait bien. On le sait, il n'aurait eu qu'un géste à faire

1. Le micron — mesure usuelle en optique — égale un millième demillimètre.

Page 84: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Le président du Gun-Club.

pour changer sa solitude à un en solitude a deux, et la médiocrité de

sa fortune pour les richesses d'un millionnaire. Iln'en pouvait douter:

Mrs Evangélina Scorbitt eût été heureuse de. Mais, jusqu'ici du

moins, J.-T. Maston n'eût pas été heureux de. Et il semblait certain

que ces deux êtres, si bien faits l'un pour l'autre —c'était du

moins l'opinion de la tendre veuve, — n'arriveraient jamais à opérer

cette transformation.

Page 85: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Sur le coin du tableau, fut inscrit ce nombre. (Page 77.)

Le cottage était très simple. Un rez-de-chaussée à véranda et

un étage au-dessus. Petit salon et petite salle à manger en bas, avec-la cuisine et l'office, contenus dans un bâtiment annexé en retour

du jardinet. En haut, chambre à coucher sur la rue, cabinet detravail sur le jardin, où rien n'arrivait des tumultes de l'extérieur.Buen retiro du savant et du sage, entre les murs duquel s'étaientré-solus tant de calculs, et qu'auraient envié Newton, Laplace ou Cauchy.

-

Page 86: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Quelle-différence avec l'hôtel de Mrs Evangélina Scorbitt, élevédans le riche quartier de New-Park, avec sa façade à balcons, revêtuedes fantaisies sculpturales de l'architecture anglo-saxonne, à la foisgothique et Renaissance, ses salons richement meublés,sonhall.grandiose, ses galeries de tableaux, dans lesquelles les maîtres fran-çais tenaient la haute place, son escalier à double révolution, sonnombreux domestique, ses écuries, ses remises, son jardin avec pe-louses, grands arbres, fontaines jaillissantes, et la tour qui dominaitl'ensemble des bâtiments, au sommet de laquelle la brise agitait le

pavillon bleu et or des Scorbitts !

Trois milles, oui! trois grands milles, au moins, séparaient l'hôtelde New-Park de Balistic-Cottage. Mais un fil télégraphique spécialreliait les deux habitations, et sur le « Allo! Allo! » qui demandait

la communication entre le cottage et l'hôtel, la conversation s'établis-

sait. Si les causeurs ne pouvaient se voir, ils pouvaient s'entendre.Ce qui n'étonnera personne, c'est que Mrs Evangélina Scorbitt appe-lait plus souvent J.-T. Mastondevant sa plaque vibrante que J.-T Mas-

ton n'appelait Mrs Evangélina Scorbitt devant la sienne. Alors le

calculateur quittait son travail non sans quelque dépit, il recevait unbonjour amical, il y répondait par un grognement dont le courantélectrique, il faut le croire, adoucissait les peu galantes intonations,

et il se remettait à ses problèmes.Ce fut dans la journée du 3 octobre, après une dernière et longue

conférence, que J.-T. Maston prit congé de ses collègues pour semettre à la besogne. Travail des plus importants dont il s'étaitchargé, puisqu'il s'agissait de calculer les procédés mécaniques qui

donneraient accès au Pôle boréal et permettraient d'exploiter les

gisements enfouis sous ses glaces.-

J.-T. Maston avait estimé à une huitaine de jours le temps exigé

pour accomplir sa besogne mystérieuse, véritablement compliquée

et délicate, nécessitant la résolutiond'équationsdiverses, qui portaient

sur la mécanique, la géométrie analytique à trois dimensions, la

géométrie polaireet la trigonométrie.

Page 87: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Afin d'échapper à toute cause de trouble, il avait été convenu quele secrétaire du Gun-Club,retirédans son cottage, n'y serait visité ni

dérangé par personne. Ce serait un gros chagrin pour Mrs Evangélina

Scorbitt; mais elle dut se résigner. Aussi, en même temps que le

président Barbicane, le capitaine Nicholl, leurs collègues le fringant

Bilsby, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de bois,

était-elle venue, dans l'après-midi, faire une dernière visite à

J.-T. Maston.

« Vous réussirez, cher Maston! dit-elle, au moment où ils allaient

se séparer.

- Et surtout, ne commettez pas d'erreur! ajouta en souriant le

président Barbicane.

- Une erreur!. lui!. s'écria Mrs Evangélina Scorbitt.

- Pas plus que Dieu n'en a commis en combinant les lois de lamécanique céleste! » répondit modestement le secrétaire du Gun-

Club.

Puis, après une poignée de main des uns, après quelques soupirsde l'autre, souhaits de réussite et recommandations de ne point

se surmener par un travail excessif, chacun prit congé du calcula-teur. La porte de Balistic-Cottage se ferma, et Fire-Fire eut ordrede ne la rouvrir à personne — fût-ce même au président des États-Unis d'Amérique.

Pendant les deux premiers jours de réclusion, J.-T. Maston réfléchitdetête, sans prendre la craie, au problème qui lui était posé. Il relutcertains ouvrages relatifs aux éléments, la Terre, sa masse, sa den-sité, son volume, sa forme, ses mouvements de rotation sur son axeet de translation le long de son orbite — éléments qui devaient for-

mer la base de ses calculs.Voici les principales de ces données, qu'il est bon de remettre

sous les yeux du lecteur:Forme de la Terre: un ellipsoïde de révolution, dont le plus long

rayon est de 6,377,398 mètres ou 1,594 lieues de 4 kilomètres ennombres ronds — le plus court étant de 6,356,080 mètres ou de

Page 88: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

1,589 lieues. Cela constitue pour les deux rayons, par suite del'aplatissement de notre sphéroïde aux Pôles, une différence de21,318 mètres, environ 5 lieues.

Circonférence de la Terre à l'Equateur: 40,000 kilomètres, soit10,000 lieues de 4 kilomètres.

Surface de la Terre — évaluation approximative: 510 millions de

kilomètres carrés.Volume de la Terre: environ 1000 milliards de kilomètres cubes,

c'est-à-dire de cubes ayant chacun mille mètres en longueur, lar-

geur et hauteur.Densité de la Terre: à peu près cinq fois celle de l'eau, c'est-

à-dire un peu supérieure à la densité du spath pesant, presque cellede l'iode, — soit 5,480 kilogrammes pour poids moyen d'un mètrecube de la Terre, supposée pesée par morceaux successivementamenés à sa surface. C'est le nombre qu'a déduit Cavendish au

moyen de la balance inventée et construite par Mitchell, ou plusrigoureusement 5,670 kilogrammes, d'après les rectifications de

Baily. MM. Wilsing, Cornu, Baille, etc., ont depuis répété ces

mesures.Durée de translation de la Terre autour du Soleil: 365 jours un

quart, constituant l'année solaire, ou plus exactement 365 jours6 heures 9 minutes 10 secondes 37 centièmes, — ce qui donne à

notre sphéroïde — par seconde — une vitesse de 30,400 mètres ou7 lieues 6 dixièmes.

Chemin parcouru dans la rotation de la Terre sur son axe par les

points de sa surface situés à l'Equateur: 463 mètres par seconde ou417 lieues par heure.

Voici, maintenant, quelles furent les unités de longueur, de force,

de temps et d'angle, que prit J.-T. Maston pour mesure dans sescalculs: le mètre, le kilogramme, la seconde, et l'angle au centre qui

intercepte dans un cercle quelconque un arc égal au rayon.Ce fut le 5 octobre, vers cinq heures de l'après-midi — il importe

de préciser quand il s'agit d'une œuvre aussi mémorable — que

Page 89: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

J.-T. Maston, après mûres réflexions, se mit au travail écrit. Et, toutd'abord, il attaqua son problème par la base, c'est-à-dire par lenombre qui représente la circonférence de la Terre à l'un de sesgrands cercles, soit à l'Equateur.

Le tableau noir était là, dans un angle du cabinet, sur le chevaletde chêneciré, bien éclairépar l'une des fenêtres qui s'ouvrait du côté

du jardin. De petits bâtons de craie étaient rangés sur la planchetteajustée au bas du tableau. L'éponge pour effacer se trouvait à portéede la main gauche du calculateur. Quant à sa main droite ou plutôt

son crochet postiche, il était réservé pour le tracé des figures, des

formules et des chiffres.

Au début, J.-T. Maston, décrivant un trait remarquablement cir-culaire, traça une circonférencequi représentaitle sphéroïde terrestre.A l'Equateur,la courbure du globe fut marquée par une ligne pleine,représentant la partie antérieure de la courbe, puis par une ligneponctuée, indiquant la partie postérieure — de manière à bien fairesentir la projection d'une figure sphérique. Quant à l'axe sortant parles deux Pôles, ce fut un trait perpendiculaire au plan de l'Équateur,

que marquèrent les lettres N et S.

Puis, sur le coin à droite du tableau, fut inscrit ce nombre, qui re-présente en mètres la circonférence de la Terre:

40,000,000.

Cela fait, J.-T. Maston se mit en posture pour commencer la sériede ses calculs.

Il était si préoccupéqu'il n'avait point observé l'état du ciel—lequels'était sensiblement modifié dans l'après-midi. Depuis une heure,montait un de ces gros orages, dont l'influence affecte l'organisationde tous les êtres vivants. Des nuages livides, sortesde flocons blan-châtres, accumulés sur un fond gris mat, passaient pesamment au-dessus de la ville. Des roulements lointains se répercutaient entreles cavités sonores de la Terre et de l'espace. Un ou deux éclairs

Page 90: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

avaient déjà zébré l'atmosphère,où la tension électrique était portéeauplushautpoint.

J.-T. Maston, de plus en plus absorbé, ne voyait rien, n'entendaitrien.

Soudain, un timbre électrique troubla par ses tintements précipitésle silence du cabinet.

« Bon! s'écriaJ.-T. Maston. Quand ce n'est pas par la porte queviennentlesimportuns, c'est par le fil téléphonique!. Une belle inven-tion pour les gens qui veulent rester en repos!. Je vais prendre laprécaution d'interrompre le courant pendant toute la durée de montravail! » -

Et, s'avançant vers la plaque:« Que me veut-on? demanda-t-il.

- Entrer encommunication pour quelques instants! répondit unevoixféminine.

—Et qui me parle?.-,Ne m'avez-vous pas reconnue, cher monsieur Maston? C'est

moi. mistress Scorbitt!Mistress Scorbitt!. Elle ne me laissera donc pas une minute

de tranquillité!. »

Mais ces derniers mots — peu agréables pour l'aimable veuve -furent prudemment murmurés à distance, de manière à ne pasimpressionner la plaque de l'appareil.

Puis J.-T. Maston, comprenant qu'il ne pouvait se dispenser derépondre au moins par une phrase polie, reprit:

« Ah! c'est vous, mistress Scorbitt?

— Moi, cher monsieur Maston!

- Et que me veut mistress Scorbitt?.— Vous prévenir qu'un violent orage ne tardera pas à éclater

au-dessus de la ville!— Eh bien, je ne puis l'empêcher.

- Non, mais je viens vous demander si vous avez eu soin de

fermer vos fenêtres. »

Page 91: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Mrs Evangélina Scorbitt avait à peine achevé cette phrase, qu'unformidable coup de tonnerre emplissait l'espace. On eût dit qu'une

immense pièce de soie se déchirait sur une longueur infinie. Lafoudre était tombée dans le voisinage de Balistic-Cottage, et le

fluide, conduit par le fil du téléphone, venait d'envahir le cabinet du

calculateur avec une brutalité tout électrique.J.-T. Maston, penché sur la plaque de l'appareil, reçut la plus belle

giffle voltaïque qui ait jamais été appliquée sur la joue d'un savant.Puis, l'étincelle filant par son crochet de fer, il fut renversé comme unsimple capucin de carte. En-même temps, le tableau noir, heurté parJ.-T. Maston, vola dans un coin de la chambre. Après quoi, lafoudre, sortant par l'invisible trou d'une vitre, gagna un tuyau de

conduite et alla se perdre dans le sol.

Abasourdi — on le serait à moins-J.-T. Mastonse releva, se frottales différentesparties du corps, s'assura qu'il n'étaitpoint blessé. Cela

fait, n'ayant rien perdu de son sang-froid, comme il convenait à unancien pointeur de Columbiad, il remit tout en ordre dans son cabi-

net, redressa son chevalet, replaça son tableau, ramassa les bouts de

craie éparpillés sur le tapis, et vint reprendreson travail-si brusque-ment interrompu.

Mais il s'aperçut alors que, par suite de la chute du tableau, l'in-scription qu'il avait tracée à droite, et qui représentait en mètres lacirconférence terrestre à l'Equateur, était partiellement effacée. Il

commençait donc à la rétablir, lorsque le timbre résonna de nouveauavec un titillement fébrile.

-

« Encore! « s'écria J.-T. Maston.

Et il alla se placer devant l'appareil.

« Qui est là?.demanda-t-il.

— Mistress Scorbitt.

— Et que me veut mistress Scorbitt?-

-

— Est-ce que cet horrible tonnerre n'est pas tombé sur Balistic-Cottage? --

—J'ai tout lieu de le croire! ::-,(qr','- ---j ',.-

Page 92: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Ah! grand Dieu!. La foudre.

— Rassurez-vous, mistress Scorbitt!

— Vous n'avez pas eu de mal, cher monsieur Maston?— Pas eu.

— Vous êtes bien certain de ne pas avoir été touché?.

— Je ne suis touché que de votre amitié pour moi, crut devoirrépondre galamment J.-T. Maston.

— Bonsoir, cher Maston!

— Bonsoir, chère mistress Scorbitt. »

Et il ajouta en retournant à sa place:« Au diable soit-elle, cette excellente femme! Si elle ne m'avait pas

si maladroitement appelé au téléphone,je n'aurais pas couru le risqued'être foudroyé! »

Cette fois, c'était bien fini. J.-T. Maston ne devait plus être dérangé

au cours de sa besogne. D'ailleurs, afin de mieux assurer le calmenécessaire à ses travaux, il rendit son appareil complètementaphone,

en interrompant la communication électrique.Reprenant pour base le nombre qu'il venait d'écrire, il en déduisit

les diverses formules, puis, finalement, une formule définitive, qu'il

posa à gauche sur le tableau, après avoir effacé tous les chiffres

dont il l'avait tirée.Et alors, il se lança dans une interminable série de signes algé-

briques.

Huit jours plus tard, le 11 octobre, ce magnifique calcul deméca-nique était résolu, et le secrétaire du Gun-Club apportait triomphale-

ment à ses collègues la solution du problème qu'ils attendaient avec

une impatience bien naturelle.Le moyen pratique d'arriver au Pôle nord pour en exploiter les

houillères était mathématiquement établi. Aussi, une Société fut-ellefondée sous le titre de North Polar Practical Association, à laquellele gouvernement de Washington accordait la concession du domaine

Page 93: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Ne m'avez-vous pas reconnue — (Page 78.)

arctique pour le cas où l'adjudication l'en rendrait propriétaire. Onsait comment, l'adjudication ayant été faite au profit des États-UnisdAmérique, la nouvelle Société fit appel au concours des capitalistesdes deux Mondes.

Page 94: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

VII

DANS LEQUEL LE PRESIDENT BARBICANE N'EN DIT PAS PLUS

QU'IL NE LUI CONVIENT D'EN DIRE.

Le 22 décembre, les souscripteurs de Barbicane and Co furentconvoqués en assemblée générale. Il va sans dire que les salons duGun-Club avaient été choisis pour lieu de réunion dans l'hôteld'Union-square. Et, en vérité, c'est à peine si le square lui-mêmeeûtsuffi à enfermer la foule empressée des actionnaires. Mais le

moyen de faire un meeting" en plein air, à cette date, sur l'une desplaces de Baltimore, lorsque la colonne mercurielle s'abaisse de dix

degrés centigrades au-dessous du zéro de la glace fondante.Ordinairement, le vaste hall de Gun-Club — on ne l'a peut-être pas

oublié — était orné d'engins de toutes sortes, empruntés à la nobleprofession de ses membres. On eût dit un véritable musée d'artillerie.Les meubles eux-mêmes, sièges et tables, fauteuils et divans, rappe-laient, par leur forme bizarre, ces engins meurtriers, qui avaientenvoyé dans un monde meilleur tant de bravesgens dont le secretdésir eût été desmourir de vieillesse.

Eh bien! ce jour-là, il avait fallu remiser cet encombrement. Ce

n'était pas une assemblée guerrière, c'était une assemblée industrielle

et pacifiquequ'ImpeyBarbicane allait présider. Large place avait donc

été faite aux nombreux souscripteurs, accourus de tous les points desÉtats-Unis. Dans le hall, comme dans les salons y attenant, ils sepressaient, s'écrasaient, s'étouffaient, sans compter l'interminable

queue, dont les remous se prolongeaient jusqu'au milieu d'Union-

square.

;•i

Page 95: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Bienentendu que les membres du Gun-Club, — premiers souscrip-

teurs des actions de la nouvelle Société, — occupaient des placesrapprochées du bureau. On distinguait parmi eux, plus triomphants

que jamais, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de

bois et leur collègue le fringant Bilsby. Très galamment, un con-fortable fauteuil avait été réservé à Mrs Evangélina Scorbitt, qui

auraitvéritablement eu le droit, en sa qualité de plus forte propriétaire

de l'immeuble arctique, de siéger à côté du président Barbicane.

Nombre de femmes, d'ailleurs, appartenant à toutes les classes de

la cité, fleurissaient de leurs chapeaux aux bouquets assortis, auxplumes extravagantes, aux rubans multicolores, la bruyante foule

qui se pressait sous la coupole vitrée du hall.,En somme, pour l'immense majorité, les actionnaires présents à

cette assemblée pouvaient être considérés, non seulement commodes partisans, mais comme des amis personnels des membres du

Conseil d'administration.Une observation, cependant. Les délégués européens, suédois,

danois, anglais, hollandais et russe, occupaient des places spéciales,

et, s'ils assistaient à cette réunion, c'est que chacun d'eux avait sous-crit le nombre d'actions qui donnait droit à une voix délibérative.Après avoir été si parfaitement unis pour acquérir, ils ne l'étaient pasmoins, actuellement, pour dauber les acquéreurs. On imagine aisé-ment quelle intense curiosité les poussait à connaître la communi-cation que le président Barbicane allait faire. Cettecommunication

- on n'en doutait pas - jetterait la lumière sur les procédésimaginés pour atteindre le Pôle boréal. N'y avait-il pas là une diffi-

culté plus grande encore que d'en exploiter les houillères? S'il seprésentait quelques objections à produire, Eric Baldenak, BorisKarkof, Jacques Jansen, Jan Harald, ne se gêneraient pas pourdemander la parole. De son côté, le major Donellan, soufflé parDean Toodrink, était bien décidé à pousser son rival ImpeyBarbicanejusque dans ses derniers retranchements.

Il était huit heures du soir. Le hall, les salons, les cours du

Page 96: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Gun-Club resplendissaient des lueurs que leur versaient les lustresÉdison. Depuis l'ouverture des portes assiégées par le public, untumulte d'incessants murmures se dégageait de l'assistance. Mais tout

se tut, lorsque l'huissier annonça l'entrée du Conseil d'administration.Là, sur une estrade drapée, devant une table à tapis noirâtre, en

pleine lumière, prirent place le président Barbicane. le secrétaireJ.-T. Maston, leur collègue le capitaine Nicholl. Un triple hurrah,ponctué de grognements et de hips, éclata dans le hall et se déchaînajusqu'aux rues adjacentes.

Solennellement, J.-T. Maston et le capitaine Nicholl s'étaient assisdans la plénitude de leur célébrité.

Alors, le président Barbicane, qui était resté debout, mit sa maingauche dans sa poche, sa main droite dans son gilet, et prit la parole

en ces termes :

« Souscripteurs et Souscriptrices.

« Le Conseil d'administration de laNorth PolarPractical Associa-

tion vous a réunis dans les salons du Gun-Club, afin de vous faire

une importante communication.

« Vousl'avez appris par les discussions des journaux, le but de

notre nouvelle Société est l'exploitation des houillères du Pôle

arctique, dont la concession nous a été faite par le gouvernementfédéral. Ce domaine, acquis aprèsvente publique, constituel'apport de

ses propriétaires dans l'affaire dont s'agit. Les fonds, mis à leurdisposition par la souscription close le 11 décembre dernier, vontleur permettre d'organiser cette entreprise, dont le rendement pro-duira un taux d'intérêt inconnu jusqu'à ce jour en n'importe quelles

opérations commerciales ou industrielles. »

Ici, premiers murmures approbatifs, qui interrompirent un instantl'orateur.

« Vous n'ignorez pas, reprit-il, comment nous avons été amenés à

admettre l'existence de riches gisements de houille, peut-être aussi

Page 97: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

d'ivoire fossile, dans les régions circumpolaires. Les documents'

publiés par la presse du monde entier1 ne peuvent laisser aucundoute sur l'existence de ces charbonnages.

« Or, la houille est devenue, la source de toute l'industrie moderne.

Sans parler du charbon et du coke, utilisés pour le chauffage, de

son emploi pour la production de la vapeur et de l'électricité, faut-il

vous citer ses dérivés, les couleurs de garance, d'orseille, d'indigo,

de fuchsine, de carmin, les parfums de vanille, d'amande amère, dereine des prés, de girofle, de winter-green, d'anis, de camphre, de

thymol et d'héliotropine, les picrates, l'acide salicylique, le naphtol,

le phénol, l'antipyrine, la benzine, la naphtaline, l'acide pyrogallique,l'hydroquinone, le tannin, la saccharine, le goudron, l'asphalte, le

brai, les huiles de graissage, les vernis, le prussiate jaune de

potasse, le cyanure, les amers, etc., etc., etc. »Et, après cette énumération, l'orateur respira comme un coureur

époumonné qui s'arrête pour reprendre haleine. Puis, continuant,grâce à une longue inspiration d'air:

« Il est donc certain, dit-il, que la houille, cette substance pré-cieuse entre toutes, s'épuisera en un temps assez limité par suited'une consommation à outrance. Avant cinq cents ans, les houillères

en exploitationjusqu'à ce jour seront vidées.

— Trois cents! s'écria un des assistants.

— Deux cents! répondit un autre.

— Disons dans un délai plus ou moins rapproché, reprit le prési-dent Barbicane, et mettons-nous en mesure de découvrir quelques

nouveaux lieux de production, comme si la houille devait manqueravant la fin du dix-neuvième siècle. »

Ici, une interruption pour permettre aux auditeurs de dresser leursoreilles, puis, une reprise en ces termes :

« C'est pourquoi, souscripteurs et souscriptrices, levez-vous, suivez-moi et partons pour le Pôle!. »

1. Actuellement, le poids des journaux dépasse chaque année 300 millions de kilo-grammes. -

Page 98: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Et. de fait, tout le public s'ébranla, prêt à boucler ses malles,

comme si le président Barbicane eût montré un navire en partancepour les régions arctiques.

Une observation, jetée d'une voix aigre et claire par le major•

Donellan, arrêta net ce premier mouvement — aussi enthousiastequ'inconsidéré.

« Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la question de savoircomment on peut se rendre au Pôle ? Avez-vous la prétention d'y aller

par mer ?

— Ni par mer, ni par terre, ni par air, » répliqua doucement leprésident Barbicane.

Et l'assemblée se rassit, en proie à un sentiment de curiosité biencompréhensible.

« Vous n'êtes pas sans connaître, reprit l'orateur, quelles tenta-tives ont été faites pour atteindre ce point inaccessible du sphé-roïde terrestre. Cependant, il convient que je vous les rappelle som-mairement. Ce sera rendre un juste honneur aux hardis pionniersqui ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans ces expéditions

surhumaines. »

Approbation unanime, qui courut à travers les auditeurs, quelle

que fût leur nationalité.

« En 1845, reprit le président Barbicane, l'anglais sir John Franklin,dans un troisième voyage avec YErebus et le Terror, dont l'objectif

est de s'élever jusqu'au Pôle, s'enfonce à travers les parages septen-trionaux, et on n'entend plus parler de lui.

« En 1854, l'Américain Kane et son lieutenant Morton s'élancentà la recherche de sir John Franklin, et, s'ils revinrent de leur expé-

dition, leur navire Aclvance ne revint pas.

« En 1859, l'anglais Mac Clintock découvre un document duquel il

appert qu'il ne reste pas un survivant de la campagne de YErebus etdu Terror.

-En 1860, l'Américain Hayes quitte Boston sur le schooner Cnited-

States, dépasse le quatre-vingt-unième parallèle, et revient en 1862,

Page 99: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

sans avoir pu s'élever plus haut, malgré les héroïques efforts de sescompagnons.

« En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman, Allemands tousdeux, partent de Bremerhaven, sur la Hansa et la Germania. LaHansa, écrasée par les glaces, sombre un peu au-dessous du

soixante et onzième degré de latitude, et l'équipage ne doit son salutqu'à ses chaloupes qui lui permettent de regagner le littoralduGroën-

land. Quant à la Germania, plus heureuse, elle rentre au port de

Bremerhaven, mais elle n'avait pu dépasser le soixante-dix-septième

parallèle.

« En 1871, le capitaine Hall s'embarque à New-York sur le steamerPolaris. Quatre mois après, pendant un pénible hivernage, cecourageuxmarin succombe aux fatigues. Un an plus tard, lePolaris,entraîné par les ice-bergs, sans s'être élevé au quatre-vingt-deuxième degré de latitude, est brisé au milieu des banquises endérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres du

lieutenant Tyson, ne parviennent à regagner le continent qu'ens'abandonnant sur un radeau de glace aux courants de la merarctique, et jamais on n'a retrouvé les treize hommes perdus avec le

Polaris.

« En 1875, l'Anglais Nares quitte Portsmouth avecl'Alerte et la

Découverte. C'est dans cette campagne mémorable, où les équipagesétablirent leur quartier d'hiver entre le quatre-vingt-deuxième etle quatre-vingt-troisièmeparallèle, que le capitaine Markham, aprèss'être avancé dans la direction du nord, s'arrête à quatre cents milles 1

seulement du pôle arctique, dont personne ne s'était autant rappro-ché avant lui.

« En 1879, notre grand citoyen GordonBennett. »

Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine, acclamèrent le nomdu« grand citoyen », le directeur du New-York Herald.«.armelaJeannette qu'il confie au commandant De Long, appar-

1.740 kilomètres.--

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tenant à une famille d'origine française. La Jeannette part de SanFrancisco avec trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring,est prise dans les glaces à la hauteur de l'île Herald, sombre à la

hauteur de l'île Bennett, à peu près surlesoixante-dix-septième paral-lèle. Ses hommes n'ont plus qu'une ressource: c'est de se diriger

vers le sud avec les canots qu'ils ont sauvés ou à la surface des ice-fields. La misère les décime. De Long meurt en octobre. Nombrede ses compagnons sont frappés comme lui, et douze seulementreviennent de cette expédition.

« Enfin, en 1881, l'Américain Greely quitte le port Saint-Jeande Terre-Neuve avec le steamer Proteus, afin d'aller établir unestation à la baie de lady Franklin, sur la Terre de Grant, un peu au-dessous du quatre-vingt-deuxièmedegré. En cet endroit est fondé le

fort Conger. De là, les hardis hiverneurs se portent vers l'ouest et

vers le nord de la baie. Le lieutenant Lockwood et son compagnonBrainard, en mai 1882, s'élèvent jusqu'à quatre-vingt-trois degréstrente-cinq minutes, dépassant le capitaine Markham de quelquesmilles.

« C'est le point extrême atteint jusqu'à ce jour! C'est VUltima

Thule dela cartographie circumpolaire! »

Ici, nouveaux hurrahs, panachés des hips réglementaires, enl'honneur des découvreurs américains.

« Mais, reprit le président Barbicane, la campagne devait mal

finir. Le Proteus sombre. Ils sont là vingt-quatre colons arctiques,voués à des misères épouvantables. Le docteur Pavy, un Français,et bien d'autres, sont atteints mortellement. Greely, secouru par la

Thétis en 1883, ne ramène que six de ses compagnons. Et l'un des

héros de la découverte, le lieutenant Lockwood, succombe à sontour, ajoutant un nom de plus au douloureux martyrologe de cesrégions! »

Cette fois, ce fut un respectueux silence qui accueillit ces parolesdu président Barbicane, dont toute l'assistance partageait la légi-time émotion.

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Puis, il reprit d'une voix vibrante:« Ainsi donc, malgré tant de dévouement et de courage, le

quatre-vingt-quatrième parallèlen'ajamais pu être dépassé. Et même,

on peut affirmer qu'il ne le sera jamais par les moyens qui ont étéemployés jusqu'à ce jour, soit des navires pour atteindre la banquise,soit des radeaux pour franchir les champs de glace. Il n'est pas per-mis à l'homme d'affronter de pareils dangers, de supporter de telsabaissements de température. C'est donc par d'autres voies qu'il fautmarcher à la conquête du Pôle!»

On sentit, au frémissement des auditeurs, que là était le vif de lacommunication, le secret cherché et convoité par tous.

« Et comment vous y prendrez-vous, monsieur?. demandale délé-gué de l'Angleterre.

— Avant dix minutes, vous le saurez, major Donellan. réponditle président Barbieane1, et j'ajoute, en m'adressant à tous nosactionnaires: Ayez confiance en nous, puisque les promoteurs de

l'affaire sont les mêmes hommes, qui, s'embarquant dans un projec-tile cylindro-conique.

- Cylindro-comique! s'écria Dean Toodrink.

- .ont osé s'aventurer jusqu'à la Lune.- Et on voit bien qu'ils en sont revenus! » ajouta le secrétaire

du major Donellan, dont les observations malséantes provoquèrentde violentes protestations.

Mais le président Barbicane, haussant les épaules, reprit d'unevoix ferme:

« Oui, avant dix minutes, souscripteurs et souscriptrices, voussaurez à quoi vous en tenir. »

Un murmure, fait de Oh! de Eh! et de Ah! prolongés, accueillitcette réponse.

1. Dans la nomenclature des découvreurs qui ont tenté de s'élever jusqu'au Pôle,Barbicane a omis le nom du capitaine Hatteras, dont le pavillon aurait flotté surle quatre, ingt-dixième degré. Cela se comprend, ledit capitaine n'étant, vraisem-blablement, qu'un héros imaginaire. (Anglais au pôleNord et Désert de Glace, dumême auteur).

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En vérité, il semblait que l'orateur venait de dire au public:« Avant dix minutes, nous serons au Pôle! »

Il poursuivit en ces termes:« Et d'abord, est-ce un continent qui forme la calotte arctique de

la Terre? N'est-ce point une mer, et le commandantNares n'a-t-il

pas eu raison de la nommer « mer Paléocrystique) c'est-à-dire merdes anciennes glaces? A cette demande, je répondrai :

Nous ne le

pensons pas.- Cela ne peut suffire! s'écria Eric Baldenak. Ilne s'agit pas de

ne « point penser »,il s'agit d'être certain.

— Eh bien!nous le sommes, répondrai-je à mon bouillant inter-rupteur. Oui! C'est un terrain solide, non un bassin liquide, dont laNorth Polar PracticalAssociation a fait l'acquisition:et qui, mainte-

nant, appartient aux États-Unis, sans qu'aucune Puissance euro-péenne y puisse jamais prétendre! »

Murmure aux bancs desdélégués du vieux Monde.

« Bah!. Un trou plein d'eau. une cuvette. que vous n'êtespascapables de vider! » s'écria de nouveau Dean Toodrink.

-Et il eut l'approbation bruyante de ses collègues.

« Non, monsieur, répondit vivement le président Barbicane. Il y

a là un continent, un plateau qui s'élève — peut-être comme le désertde Gobi dans l'Asie Centrale-à trois ou quatre kilomètres au-dessus

du niveau dela mer. Et cela a pu être facilement et logiquement déduit

des observations faites sur les contrées limitrophes, dont le domaine

polaire n'est que le prolongement. Ainsi, pendant leurs explorations,Nordenskiöld,Peary, Maaigaard, ont constaté que le Groënland va tou-

jours en montant dans la directiondu nord. A cent soixante kilomètres

vers l'intérieur, en partant de l'île Diskö, son altitude est déjà de deuxmille trois cents mètres. Or, en tenantcompte de ces observations, desdifférents produits, animaux ou végétaux, trouvés dans leurs cara-paces do glaces séculaires, tels que carcasses de mastodontes, dé-

fenses et dents d'ivoire, troncs de conifères, on peut affirmer que cecontinent fut autrefois une terre fertile, habitée par des animaux

Page 105: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

certainement, par des hommes peut-être. Là furent ensevelies les

épaisses forêts des époques préhistoriques, qui ont formé les gise-

ments de houille dont nous saurons poursuivre l'exploitation! Oui!c'est un continent qui s'étend autour du Pôle, un continent vierge de

toute empreinte humaine, et sur lequel nous irons planter le pavillon

des États-Unis d'Amérique! »

Tonnerre d'applaudissements.

Lorsque les derniersroulements se furentéteints dans les lointainesperspectives d'Union-square, on entendit glapir la voixcassante du

major Donellan. Il disait:« Voilà déjà sept minutes d'écoulées sur les dix qui devaient nous

suffire pour atteindre le Pôle?.

— Nous y serons dans trois minutes,» répondit froidement le

président Barbicane.Ilreprit:

1

« Mais, si c'est un continent qui constitue notre nouvel immeuble,

et si ce continent est surélevé, comme nous avons lieu de le croire,il n'en est pas moins obstrué par les glaces éternelles, recouvertd'ice-bergs et d'ice-fields. et dans des conditions où l'exploitation enserait difficile.

— Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cette affirmation d'ungrand geste.

— Impossible, je le veux bien, répondit Impey Barbicane. Aussi,

est-ce à vaincre cette impossibilité qu'ont tendu nos efforts. Non seu-lement, nous n'aurons plus besoin de navires ni de traîneaux pouraller au Pôle; mais, grâce à nos procédés, la fusion des glaces,anciennes ou nouvelles, s'opérera comme par enchantement, et sansque cela nous coûte ni un dollar de notre capital, ni une minute de

notre travail! »

Ici un silence absolu. On touchait au moment « chicologique »,suivant l'élégante expression que murmura Dean Toodrink à l'oreille

-de Jacques Jansen.

« Messieurs, reprit le président du Gun-Club, Archimède ne

Page 106: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

demandait qu'un, point d'appui pour soulever le monde. Eh bien! cepoint d'appui, nous l'avons trouvé! Un levier devait suffire au grandgéomètre de Syracuse, et ce levier nous le possédons ! Nous sommesdonc en mesure de déplacer le Pôle.- Déplacer le Pôle!. s'écria Eric Baldenak.

- L'amener en Amérique!.» s'écria Jan Harald.Sans doute, le président Barbicane ne voulait pas encore préci

ser, car il continua, disant:« Quantà ce point d'appui.

- .Ne le dites pas !.Ne le dites pas! s'écria un des assistantsd'une voix formidable.

- Quant à ce levier.- Gardez le secret!. Gardez-le!. s'écria la majorité des specta-

teurs.

- Nous le garderons! » répondit le président Barbicane..Et si les délégués européens furent dépités de cetteréponse, on

peut le croire. Mais, en dépit de leurs réclamations, l'orateur ne vou-lut rien faire connaître de ses procédés. Il se contenta d'ajouter:

« Pour ce qui est des résultats du travailmécanique —travail sansprécédent dans lesannales industrielles;— que nous allons entre-prendre et mener à bonne fin, grâce au concours de vos capitaux,jevais vous en donner immédiatement communication.

- Écoutez!. Écoutez! »Et, si on écouta!« Tout d'abord, reprit le président Barbicane, l'idée première de

notre œuvre revient à l'un de nos plus savants, dévoués et illustres col-

lègues. A lui aussi, la gloire d'avoir établi les calculs qui permettentde faire passer cette idée de la théorie à la pratique, car, si l'exploita-tion des houillères arctiques n'est qu'un jeu, déplacer le Pôle était unproblème que la mécanique supérieure pouvait seule résoudre. Voilà

pourquoi nous nous sommes adressés à l'honorable secrétaire du

Gun-Club, J.-T. Maston!»—Hurrah!.Hip!.hip!.bip!pourJ.-T. Maston!» cria tout l'au-

Page 107: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

ditoire, électrisé par la présence de cet éminent et extraordinaire

personnage.Ah! combien Mrs Evangélina Scorbitt fut émue des acclamations

qui éclatèrent autour du célèbre calculateur, et à quel point son

cœur en fut délicieusement remué!Lui, modestement, se contenta de balancer doucement la tête à

droite, puis à gauche, et de saluer du bout de son crochet l'enthou-siaste assistance.

« Déjà, chers souscripteurs, reprit le président Barbicane,lorsdu grand meeting qui célébra l'arrivée du Français Michel Ardan enAmérique, quelques mois avant notre départ pour la Lune. »

Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce voyage que s'il eût

été de Baltimore à New-York!«. J.-T. Maston s'était écrié: « Inventons des machines, trouvons

un point d'appui et redressons l'axe de la Terre! » Eh bien, vous tousqui m'écoutez, sachez-le donc!. Les machines sont inventées, le

point d'appui est trouvé, et c'est au redressement de l'axe terrestre

que nous allons appliquer nos efforts! »

Ici, quelques minutes d'une stupéfaction qui, en France, se fûttraduite par cette expression populaire mais juste: « Elle est raide,celle-là! »

« Quoi!. Vous avez la prétention de redresser l'axe? s'écria lemajor Donellan.

— Oui, monsieur, répondit le président Barbicane, ou, plutôt,

nous avons le moyen d'en créer un nouveau, sur lequel s'accompliradésormais la rotation diurne.

— Modifier la rotation diurne!. répéta le colonel Karkof, dont les

yeux jetaient des éclairs.

— Absolument, et sans toucher à sa durée! répondit le présidentBarbicane. Cette opération reportera le Pôle actuel à peu près surle soixante-septième parallèle, et, dans ces conditions, la Terre secomportera comme la planète Jupiter, dont l'axe est presque perpen-diculaire au plan de son orbite. 'Or, ce déplacement de vingt-trois

Page 108: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

«Hurrah:.Hip!.hip!.hip1pourMaston!»(Page94.)

degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre immeuble polaire

reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces accu-

mulées depuis des milliers de siècles! »

L'auditoire était haletant. Personne ne songeait à interrompre

l'orateur — pas même à l'applaudir. Tous étaient subjugués par cette

idée à la fois si ingénieuse et si simple: modifier l'axe sur lequel se

meut le sphéroïde terrestre.

Page 109: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Les déléguéseuropéens étaient abasourdis. (Page 97.)

Quant aux délégués européens, ils étaient simplementabasourdis,aplatis, annihilés, et ils restaient bouche close, au dernier degréde l'ahurissement.

Mais les applaudissements éclatèrent à tout rompre, lorsque leprésidentBarbicane acheva son discours par cette conclusion sublimedans sa simplicité:

« Donc, c'est le Soleil lui-même qui se chargera de fondre les

Page 110: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

ice-bergs et les banquises, et de rendre facile l'accès du Pôle nord?—Ainsi, demanda le major Donellan, puisque l'homme ne peut

aller au Pôle,c'est le Pôle qui viendra à lui?.- Comme vous dites! ) répliqua le président Barbicane.

V-III

« COMME DANS JUPITER? » A DIT LE PRÉSIDENT

DU GUN-CLUB.

Oui! Comme dans Jupiter.Et, lors de cette mémorable séance du meetingen l'honneur de

Michel Ardanfort à propos rappelée par l'orateur, —si J.-T. Mastons'était fougueusement écrié: «Redressons l'axe terrestre! », c'est

que l'audacieux et fantaisiste Français, l'un des héros du Voyagede la Terre à la Lune, le compagnon du président Barbicane etdu capitaineNicholl, venait d'entonner un hymne dithyrambique enl'honneur de la plus importante des planètes de notre monde solaire.Dans son superbe panégyrique, il ne s'était pas fait faute d'en cé-lébrer les avantages spéciaux, tels qu'ils vont être sommairementrapportés.

Ainsi donc, d'après le problème résolu par le calculateur du

Gun-Club, un nouvel axe de rotation allait être substitué àl'ancien

axe, sur lequel la Terre tourne « depuis que le monde est monde »

suivant l'adage vulgaire. En outre, ce nouvel axe de rotation seraitperpendiculaire au plan de son orbite. Dans ces conditions, la situa-

tion climatérique de l'ancien Pôle nord serait exactement égale à la

situation actuelle de Trondjhemen Norvège au printemps. Sa cui-

Page 111: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

rasse paléocrystique fondrait donc naturellement sous les rayons du

Soleil. En même temps, les climats se distribueraient sur notresphéroïde comme à la surface de Jupiter.

En effet; l'inclinaison de l'axe de cette planète, ou, en d'autres

termes, l'angle que son axe de rotation fait avec le plan de sonécliptique, est de 88°13'. Un degré et quarante-sept minutes de

plus, cet axe serait absolument perpendiculaire au plan de l'orbitequ'elle décrit autour du Soleil.

D'ailleurs, —il importe de bien le spécifier -l'effort que la Société

Barbicane and Co allait tenter pour modifier les conditions actuelles

de la Terre, ne devait point tendre, à proprement parler, au redres-

sement de son axe. Mécaniquement, aucune force, si considérable

qu'elle fût, ne saurait produire' un tel résultat. La Terre n'est pascomme une poularde à la broche, qui tourne autour d'un axe matériel

que l'on puisse prendre à la main et déplacer à volonté. Mais, en

somme, la création d'un nouvel axe était possible, — on dira mêmefacile à obtenir, — du moment que le point d'appui, rêvé par Ar-

chimède, et le levier, imaginé par J.-T. Maston, étaient à la dispo-

sition de ces audacieux ingénieurs.Toutefois, puisqu'ils paraissaient décidés à tenir leur invention

secrète jusqu'à nouvel ordre, il fallait se borner à en étudier les con-séquences.

C'est ce que firent tout d'abord les journaux et les revues, enrappelant aux savants, en apprenant aux ignorants, ce qui résultait

pour Jupiter de la perpendicularité approximative de son axe sur le

plan de son orbite.Jupiter, qui fait partie du monde solaire, comme Mercure, Vénus,

la Terre, Mars, Saturne, Uranus et Neptune, circule à près de deux

cents millions de lieues du foyer commun, son volume étant environquatorze cents fois celui de la Terre.

Or, s'il existe une vie « jovienne», c'est-à-dire s'il ya des habitantsà la surface de Jupiter, voici quels sont les avantages certains

que leur offre ladite planète — avantages si fantaisistement mis

Page 112: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

enrelief, lors du mémorable meeting qui avait précédé le voyage à

la Lune.Et, en premier lieu, pendant la révolution diurne de Jupiter qui ne

dure que 9 heures 55 minutes, les jours sont constamment égaux auxnuits par n'importe quelle latitude, — soit 4 heures 77 minutes pourle jour, 4 heures 77 minutes pour la nuit.

«Voi-là, firentobserver les partisans de l'existence desJoviens, voilà

qui convient aux gens d'habitudes régulières. Ils seront enchantésde se soumettre à cette régularité!»

Eh bien! c'est ce qui se produiraitsur la Terre, si le présidentBarbicane accomplissait son œuvre. Seulement, comme le mouve-ment de rotation sur le nouvel axe terrestre ne serait ni accru niamoindri, comme vingt-quatre heures sépareraienttoujours deuxmidis successifs, les nuits et les jours seraient exactement de douzeheures en n'importe quel point de notre sphéroïde. Les crépuscules

et, les aubes allongeraient les jours d'une quantité toujours égale.On vivrait au milieu d'un équinoxe perpétuel, tel qu'il se pro-duit le 21 mars et le 21 septembre sur toutes les latitudes du globe,

lorsque l'astre radieux décrit sa courbe apparente dans le plan del'Equateur.

« Mais le phénomène climatérique le plus curieux, et non le moinsintéressant, ajoutaient avec raison les enthousiastes, ce sera l'ab-

sence de saisons! »

En effet, c'est grâce à l'inclinaison de l'axe sur le plan de l'orbite,

que se produisent ces variations annuelles, connues sous les nomsde printemps, d'été, d'automne et d'hiver. Or, les Joviens ne con-naissent rien de ces saisons. Donc les Terrestriens ne les connaî-

traient plus. Du moment que le nouvel axe serait perpendiculaire à.

l'écliptique, il n'y aurait plus de zones glaciales ni de zones tor-rides, mais toute la Terre jouirait d'une zone tempérée.

Voici pourquoi.Qu'est-ce que c'est quelazone torride ? C'est la partie de la surface

du globe comprise entre les Tropiques du Cancer et du Capricorne.

Page 113: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Tous les points de cette zone jouissent de la propriété de voir le

Soleil deux fois par an à leur zénith, tandis que pour les points des

Tropiques, ce phénomène ne se produit annuellement qu'une fois.

Qu'est-ce que c'est que la zone tempérée? C'est la partie qui com-prend les régions situées entre les Tropiques et les Cercles polaires,

entre 23°28' et 66°72' de latitude, et pour lesquelles le Soleil nes'élève jamais jusqu'au zénith, mais parait tous les jours au-dessus de

l'horizon.Qu'est-ce que c'est que la zone glaciale? C'est cette partie des

régions circumpolaires que le Soleil abandonne complètement pen-dant un laps de temps, qui, pour le Pôle même, peut aller jusqu'àsix mois.

On le comprend, une conséquence des diverses hauteurs que peutatteindre le Soleil au-dessus de l'horizon, c'est qu'il en résulte unechaleur excessive pour la zone torride — une chaleur modérée maisvariable à mesure qu'on s'éloigne des Tropiques pour la zone tem-pérée, — un froid excessif pour la zone glaciale depuis les Cerclespolaires jusqu'aux Pôles.

Eh bien, les choses ne se passeraient plus ainsi à la surface de laTerre, par suite de la perpendicularité du nouvel axe. Le Soleil semaintiendrait immuablement dans le plan de l'Equateur. Duranttoute l'année, il tracerait pendant douze heures sa course impertur-

bable, en montant jusqu'à une distance du zénith égale à la latitudedu lieu, par conséquent d'autant plus haut que le point est plusvoisin de l'Equateur. Ainsi, pour les pays situés par vingt degrésde latitude, il s'élèverait chaque jour jusqu'à soixante-dix degrésau-dessus de l'horizon, — pour les pays situés par quarante-neufdegrés, jusqu'à quarante et un, — pour les points situés sur lesoixante-septième parallèle, jusqu'à vingt-trois degrés. Donc lesjours conserveraient une régularité parfaite, mesurés par le Soleil,qui se leverait et se coucherait toutes les douze heures au mémepoint de l'horizon.

« Et voyez les avantages! répétaient les amis du président Barbi-

Page 114: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

cane. Chacun, suivant son tempérament, pourra choisir le climatinvariable qui conviendra à ses rhumes ou à ses rhumatismes, surun globe où l'on ne connaîtra plus les variations de chaleur actuelle-ment si regrettables!»

En résumé, Barbicane and Co, Titans modernes, allaient modifierl'état de choses qui existait depuis l'époque oùle sphéroïde terrestre,penché sur son orbite, s'était concentré pour devenir la Terre tellequ'elle est.

A la vérité, l'observateur y perdrait quelques-unes des constella-tions ou étoiles qu'il est habitué à voir sur le champ du ciel. Lepoète n'aurait plus les longues nuits d'hiver ni les longs jours d'étéà encadrer dans ses rimes modernes « avec la consonne d'appui! »

Mais, en somme, quel profit pour la généralité des humains !

« De plus, répétaient les journaux dévoués au président Barbicane,puisque les productions du sol terrestre seront régularisées, l'agro-

nome pourra distribuer à chaque espèce végétale la température quilui paraîtra favorable!

— Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-ce qu'il n'y aura pastoujours des pluies, des grêles, des tempêtes, des trombes, des

orages, tous ces météores qui parfois compromettent si gravementl'avenir des récoltes et la fortune des cultivateurs?

— Sans doute, reprenait le chœur des amis, mais ces désastresseront probablementplus rares par suite de la régularité climatériquequi empêchera les troubles de l'atmosphère! Oui! l'humanité profiteragrandement de ce nouvel état de choses! Oui! ce sera la véritabletransformation du globe terrestre! Oui! Barbicane and Co. aurontrendu service aux générations présentes et futures, en détruisant,

avec l'inégalité des jours et des nuits, la diversité fâcheuse des sai-

sons! Oui! comme le disait Michel Ardan, notre sphéroïde, à la sur-face duquel il fait toujours trop chaud ou trop froid, ne sera plus la

planète aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de poitrine! Il n'y aurad'enrhumés que ceux qui le voudront bien, puisqu'il leur sera tou-

jours loisible d'aller habiter un pays convenable à leurs bronches? »

Page 115: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Et, dans son numéro du 27 décembre, le Sun, de New-York, ter-mina le plus éloquent des articles en s'écriant:

« Honneur au président Barbicane et à ses collègues! Non seule-

ment ces audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une nouvelle

province au continent américain, et par là même agrandi le champ

déjà si vaste de la Confédération, mais ils auront rendu la Terre plus

hygiéniquementhabitable, et aussi plus productive, puisqu'onpourrasemer dès qu'on aura récolté, et que, le grain germant sans retard,il n'y aura plus de temps perdu en hiver! Non seulementles richesseshouillères se seront accrues par l'exploitation de nouveaux gisements,qui assureront la consommation de cette indispensable matière pen-dant de longues années peut-être, mais les conditions climatériquesde notre globe se seront transformées à son avantage! Barbicane et

ses collègues auront modifié, pour le plus grand bien de leurs sem-blables, l'œuvre du Créateur! Honneur à ces hommes, qui prendrontle premier rang parmi les bienfaiteurs de l'humanité! »

IX

DANS LEQUEL ON SENT APPARAITRE UN DEUS EX MACHINA

D'ORIGINE FRANÇAISE.

Tels devaient donc être les profits dus à la modification apportée

par le président Barbicane à l'axe de rotation. On le sait, d'ailleurs,cette modification ne devait affecter que dans une mesure insensiblele mouvement de translation de notre sphéroïde autour du Soleil.La Terre continuerait à décrire son orbite immuable à traversl'espace, et les conditions de l'année solaire ne seraient point al-térées.

Page 116: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Lorsque les conséquences du changement de l'axe furent portéesà la connaissance du monde entier, elles eurent un retentissementextraordinaire. Et, à la première heure, on fit un accueil enthou-siaste à ce problème de haute mécanique. La perspective d'avoir dessaisons d'une égalité constante, et, suivant la latitude, « au gré des

consommateurs » était extrêmement séduisante. On « s'emballait »

sur cette pensée que tous les mortels pourraient jouir de ce prin-temps perpétuel que le chantre de Télémaque accordait à l'île de

Calypso, et qu'ils auraient même le choix entre un printemps frais et

un printemps tiède. Quant à la position du nouvel axe sur lequels'accomplirait la rotation diurne, c'était un secret que ni le prési-dent Barbicane, ni le capitaine Nicholl, ni J.-T. Maston ne sem-blaient vouloir livrer au public. Le dévoileraient-ils avant, ou ne le

connaîtrait-on qu'après l'expérience? Il n'en fallait pas davantage

pour que l'opinion commençât à s'inquiéter quelque peu.Une observation vint naturellement à l'esprit, et fut vivement

commentée dans les journaux. Par quel effort mécanique se produi-rait ce changement, qui exigerait évidemment l'emploi d'une force

énorme?Le Forum, importante revue de New-York, fit justement remar-

quer ceci:« Si la Terre n'eût pas tourné sur un axe. peut-être aurait-il sufli

d'un choc relativement faible pour lui donner un mouvement de

rotation autour d'un axe arbitrairement choisi; mais elle peut êtreassimilée à un énorme gyroscope, se mouvant avec une assez granderapidité, et une loi de la nature veut qu'un semblable appareil ait unepropension à tourner constamment autour du même axe. Léon Fou-

cault l'a démontré matériellement par des expériences célèbres. Il

sera donc très difficile, pour ne pas dire impossible, de l'en faire

dévier! »

Rien de plus juste. Aussi, après s'être demandé quel serait l'effort

produit par les ingénieurs de la North Polar Practical Association,

il était non moins intéressant de savoir si cet effort serait insensible-

Page 117: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« C'est bien là le canisdentum!» (Page 109.)

ment ou brusquement produit. Et, dans ce dernier cas, ne survien-

drait-il pas des catastrophes effrayantes à la surface du globe, aumomentoù le changement d'axe s'effectuerait, grâce aux procédés de

BarbicaneandCo?Il y avait là de quoi préoccuper aussi bien les savants que les igno-

rants des deux Mondes. En somme, un choc est un choc, et il

n'est jamais agréable d'en ressentir le coup ou même le contre-

Page 118: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

coup. Il semblait,vraiment, que les promoteurs de l'affaire ne s'étaientpoint préoccupés des bouleversements que leur œuvre pouvait pro-voquer sur notre infortuné globe pour n'en voir que les avantages.Aussi, très adroitement, les délégués européens, plus que jamais irri-tés de leur défaite et résolus à tirer parti de cette circonstance,commencèrent-ils à soulever l'opinion publique contre le présidentdu Gun-Club.

On ne l'a pas oublié, la France, n'ayant fait valoir aucune préten-tion sur les contrées circumpolaires, ne figurait point parmi les Puis-

sances qui avaient pris part à l'adjudication. Cependant, si elle s'étaitofficiellement détachée de la question, un Français, on l'a dit, avait

eu la pensée de se rendre à Baltimore, afin de suivre, pour son comptepersonnel et son agrément particulier, les diverses phases de cettegigantesque entreprise.

C'était un ingénieur au corps des Mines, ayant trente-cinq ans

au plus. Entré le premier à l'École polytechnique et sorti le premier,il convient de le présentercomme un mathématiciende premier ordre,

très probablement supérieur à J.-T. Maston, qui, lui, s'il était uncalculateur hors ligne, n'était que calculateur — ce qu'eût été unLe Verrier auprès d'un Laplace ou d'un Newton.

Cet ingénieur, — ce qui ne gâtait rien — était un homme d'esprit,

un fantaisiste, un original comme il s'en rencontre quelquefois dans

les Ponts et rarement dans les Mines. Il avait une manière à lui de

dire les choses et particulièrement amusante. Lorsqu'il causait avec

ses intimes, même lorsqu'il parlait science, il le faisait avec le laisser-

aller d'un gamin de Paris. Il aimait les mots de cette langue popu-laire, et les expressions auxquelles la mode a si rapidement donné

droit de cité. On eût dit que, dans ses moments d'abandon, son lan-

gage se serait très mal accommodé des formules académiques, et il

ne s'y résignait que lorsqu'il avait la plume à la main. C'était, enmême temps, un travailleur acharné, pouvant rester dix heures devant

sa table, écrivant couramment des pages d'algèbre comme on écrit

une lettre. Son meilleur délassement, après les travaux de hautes

Page 119: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

mathématiques de toute une journée, c'était le whist, qu'il jouaitmédiocrement, bien qu'il en eût calculé toutes les chances. Et,

quand « la main était au mort », il fallait l'entendre s'écrier dans

ce latin de cuisine, cher aux pipots : cc Cadaveri poussandurn

est! »

Ce singulier personnage s'appelait Pierdeux (Alcide) et, dans samanie d'abréger — commune d'ailleurs à tous ses camarades — il

signait généralement~ierd et même JP1, sans jamais mettre de point

sur l'i. Il était si ardent dans ses discussions, qu'on l'avait surnommé

Alcide sulfurique. Non seulement il était grand, niais il paraissait

« haut. » Ses camarades affirmaient que sa taille mesurait la cinq-

millionième partie du quart du méridien, soit environ deux mètres,

et ils ne se trompaient pas de beaucoup. S'il avait la tête un peupetite pour son buste puissant et ses larges épaules, comme il laremuait avec entrain, et quel vif regard s'échappait de ses yeuxbleus à travers son pince-nez! Ce qui le caractérisait, c'était une de

ces physionomies qui sont gaies, tout en étant graves, en dépit d'un1crâne dépouillé prétmaturément par l'abus des signes algébriques

sous la lumière des « verres de rosto », autrement dit les becs de

gaz des salles d'études. Avec cela le meilleur garçon dont on aitjamais conservé le souvenir à l'École, et sans l'ombre de pose. Bien

que son caractère fût assez indépendant, il s'était toujours soumis

aux prescriptions du code X, qui fait loi parmi les Polytechniciens

pour tout ce qui concerne la camaraderie et le respect de l'uni-forme. On l'appréciait aussi bien sous les arbres de la cour des

« Acas », ainsi nommée parce qu'elle n'a pas d'acacias, que dans les

« casers » — dortoirs où les rangements de son bahut, l'ordre quirégnait dans son « cofïin, » dénotaient un esprit absolument mé-thodique.

Mais que la tête d'Alcide Pierdeux parût un peu petite au sommetde son grand corps, soit! En tous cas, elle était remplie jusqu'auxméninges, on peut le croire. Avant tout, il était mathématiciencommetous ses camarades le sont ou l'ont été; mais il ne faisait des ma-

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thématiques que pour les appliquer aux sciences expérimentales,qui elles-mêmes n'avaient de charme pour lui que parce qu'elles trou-vaient leur emploi dans l'industrie. C'étaitlà, il le reconnaissait bien,un côté inférieur de sa nature. On n'est pas parfait. En somme, saspécialité, c'était l'étude de ces sciences qui, malgré leurs progrèsimmenses, ont et auront toujours des secrets pour leurs adeptes.

Mentionnons, au passage, qu'Alcide Pierdeux était célibataire.Comme il le disait volontiers, il était encore « égal à un, » bien queson plus vif désir eût été de se doubler. Aussi, ses amis avaient-ilsdéjà pensé à le marier avec une jeune fille charmante, gaie, spiri-tuelle, une provençale de Martigues. Malheureusement, il y avait

un père qui répondit aux premières ouvertures par la « martiga-lade » suivante:

« Non, votre Alcide est trop savant! Il tiendrait à ma pauvrettedes conversations inintelligibles pour elle!. » -

Comme si tout vrai savant n'était pas modeste et simple!C'est pourquoi, très dépité, notre ingénieur résolut de mettre une

certaine étendue de mer entre la Provence et lui. Il demanda uncongé d'un an, il l'obtint, et ne crut pas pouvoir le mieux employerqu'en allant suivre l'affaire de la North Polar Practical Asso-ciation. Et voilà pourquoi, à cette époque, il se trouvait auxÉtats-Unis.

Donc, depuis qu'Alcide Pierdeux était à Baltimore, cette grosseopération de Barbicane and Co ne laissait pas de le préoccuper. Que

la Terre devint jovienne par un changement d'axe, peu lui importait!Mais par quel moyen elle le pourrait devenir, c'était là ce qui excitait

sa curiosité de savant — non sans raison.Et, dans son langage pittoresque, il se disait:« Évidemment le président Barbicane s'apprête à flanquer à

notre boule un gnon de première catégorie!. Comment et dans quel

sens?. Tout est là!.. Pardieu! j'imagine bien qu'il va la prendre « fin»

comme une bille de billard, quand on veut faire un effet de coté!. S'il

la prenait « plein », elle irait se balader hors de son orbite, et au

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diable les années actuelles, qui seraient changées de la belle façon.

Non! ces braves gens ne songent évidemment qu'à substituer unnouvel axe à l'ancien!. Pas de doute là-dessus!. Mais je ne vois

pas trop où ils iront prendre leur point d'appui ni quelle secousse ils

feront arriver de l'extérieur!. Ah! si le mouvementdiurne n'existait

pas, une chiquenaude suffirait!. Or, il existe, le mouvement diurne!.On ne peut pas le supprimer, le mouvement diurne! Et c'est bien là

le canisclentum! »

Il voulait dire le « chiendent », cet étonnant Pierdeux!

« En tout cas, ajouta-t-il, de quelque manière qu'ils s'y prennent,

ce sera un chambardementgénéral! »

En fin de compte, notre savant avait beau « se décarcasser la

boîte au sel », il n'entrevoyait même pas quel serait le procédé ima-giné parBarbicanc et Maston. Chose d'autant plus regrettable que,si ce procédé lui eût été connu, il aurait vite fait d'en déduire lesformules mécaniques.Et c'est ce qui fait qu'à la date du 29 décembre,Alcide Pierdeux,

ingénieur au corps national des Mines de France, arpentait, du com-

pas largement ouvert de ses longues jambes, les rues mouvementéesde Baltimore.

X

DANS LEQUEL DIVERSES INQUIÉTUDES COMMENCENT PEU A PEU

A SE FAIRE JOUR.

Cependant un mois venait de s'écouler depuis que l'assembléegénérale s'était tenue dans les salons du Gun-Club. Durant ce lapsde temps, l'opinion publique s'était très sensiblement modifiée. Les

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avantages du changementde l'axe de rotation, oubliés! Les désavan-tages, on commençait à les voir fort distinctement! Il n'était paspossible qu'une catastrophe ne s'ensuivît point, car le changementserait vraisemblablement produit par une violentesecousse! Queserait au juste cette catastrophe, voilà ce qu'on ne pouvait dire!Quant à l'amélioration des climats, était-elle si désirable?En vérité, il

n'y aurait que les Esquimaux, les Lapons, les Samoyèdes, les Tschoult-chis, qui pourraient y gagner, puisqu'ils n'avaient rien à y perdre.

Il fallait, maintenant, entendre les délégués européens déblatérercontre l'œuvre du président Barbicane! Et, pour commencer, ils

avaient fait des rapports à leurs gouvernements, ils avaient usé les fils

sous-marins par l'incessante circulation de leurs dépêches, ils avaientdemandé, ils avaient reçu des instructions!. Or, ces instructions,

on les connaît! Toujours clichées selon les formules de l'art diplo-matique avec ses amusantes réserves: « Montrez beaucoup d'énergie,mais ne compromettez pas votre gouvernement! — Agissez résolu-

ment, mais ne touchez pas au statu quo! »

Entre temps, le major Donellan et ses collègues ne cessaient de

protester au nom de leurs pays menacés — au nom de l'ancien Conti-

nent surtout.

« En effet, il est bien évident, disait le colonel Boris Karkof, que les

ingénieurs américains ont dû prendre leurs mesures pour épargner

autant que possible aux territoires des États-Unis les conséquences

du choc!- Mais le pouvaient-ils? répondait Jan Harald. Quand on secoue

un olivier pendant la récolte des olives, est-ce que toutes les

branches n'en pâtissent pas?— Et lorsque vous recevez un coup de poing dans la poitrine,

répétait JacquesJansen, est-ce que tout votre corps n'en est pasébranlé?

— Voilà donc ce que signifiait la fameuse clause du document!s'écriait Dean Toodrink. Voilà donc pourquoi elle visait certaines mo-difications géographiques ou météorologiquesà la surface du globe!

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- Oui! disait Eric Baldenak, et ce que l'on peut d'abord craindre,c'est que le changement de l'axe ne rejette les mers hors de leursbassins naturels.

— Et si le niveau océanique s'abaisse en différents points, faisait

observer Jacques Jansen, n'arrivera-t-ilpas que certainshabitants se

trouveront à de telles hauteurs que toute communication sera impos-

sible avec leurs semblables?.

— Si même ils ne sont reportés dans des couches d'une densité si

faible, ajoutait Jan Harald, que l'air ne suffira plus à la respiration!— Voyez-vous Londres àla hauteur du Mont-Blanc! » s'écriait le

major Donellan.

Et, les jambes écartées, la tête rejetée en arrière, ce gentlemanregardait vers le zénith, comme si la capitale du Royaume-Uni eût

été perdue dans les nuages. <

En somme, cela constituait un danger public, d'autant plus inquié-

tant qu'on pressentait déjà quelles seraient les conséquences de lamodification de l'axe terrestre.

En effet, il ne s'agissait rien moins que d'un changement de

vingt-trois degrés vingt-huit minutes, changementqui devait produireun déplacement considérable des mers par suite de l'aplatissement de

la Terre aux anciens Pôles. La Terre était-elle donc menacée de

bouleversementspareils à ceux que l'on croit avoir récemment con-statés à la surface de la planète Mars? Là, des continents entiers,entre autres la Libye de Schiaparelli, ont été submergés. — cequ'indique la teinte bleu foncé, substituée à la teinte rougeâtre! Là,le lac Mœris a disparu! Là, six cent mille kilomètres carrés ont étémodifiés au nord, tandis qu'au sud, les océans ont abandonnéles larges régions qu'ils occupaient autrefois! Et, si quelques âmescharitables s'étaient inquiétées des « inondés de Mars » et avaientproposé d'ouvrir des souscriptions en leur faveur, que serait-celorsqu'il faudrait s'inquiéter des inondés de la Terre?

Les protestations commencèrent donc à se faire entendre de toutesparts, et le gouvernement des États-Unis fut mis en demeure d'aviser.

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A tout prendre, mieux valait ne point tenter l'expérience que de

s'exposer aux catastrophes qu'elle réservait à coup sûr. Le Créateuravait bien fait les choses. Nulle nécessité de porter une main témé-

raire sur son œuvre.Eh bien, le croirait-on? Il se trouvait des esprits assez légers pour

plaisanter sur des choses si graves!« Voyez-vous ces Yankees! répétaient-ils. Embrocher la Terre sur

1*1 autre axe! Si encore, à force de tourner sur celui-ci depuis des

millions de siècles, elle l'avait usé au frottement de ses tourillons,peut-être eût-il été opportun de le changer comme on change l'essieud'une poulie ou d'une roue! Mais n'est-il donc pas en aussi bon étatqu'aux premiers jours de la création? »

A cela que répondre?Et, au milieu de toutes ces récriminations, l'ingénieur Alcide

Pierdeux cherchait à deviner quels seraient la nature et la direc-tion du choc imaginé par J.-T, Maston, ainsi que le point précis du

globe où il se produirait. Une fois maître de ce secret, il sauraitbien reconnaître quelles seraient les parties menacées du sphéroïdeterrestre.

Il a été mentionné ci-dessus que les terreurs de l'ancien Continent

ne pouvaient être partagées par le nouveau — du moins, dans cetteportion comprise sous le nom d'Amérique septentrionale, qui appar-tient plus spécialement à la confédération américaine. En effet,

était-il admissible que le président Barbicane, le capitaine Nicholl

et J.-T. Maston, en leur qualité d'Américains, n'eussent point songéà préserver les États-Unis des émersions ou immersions que devaitproduire le changement de l'axe en divers points de l'Europe, de

l'Asie, de l'Afrique et de l'Océanie? On est Yankee ou on ne l'est

pas, et ils l'étaient tous trois, et à un rare degré — des Yankees

« coulés d'un bloc » comme on avait dit de Barbicane, quand il

avait développé son projet de voyage à la Lune.Évidemment, toute la partie du nouveau Continent, entre les terres

arctiques et le golfe du Mexique, ne devait rien avoir à redouter du

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choc en perspective. Il est probable même que l'Amérique profiteraitd'un considérable accroissement de territoire. En effet, sur les

bassins abandonnés par les deux océans qui la baignent actuelle-

ment, qui sait si elle ne trouverait pas à s'annexer autant de pro-vinces que son pavillon déployait déjà d'étoiles sous les plis de sonétamine?

« Oui, sans doute! Mais, répétaient les esprits timorés, - ceuxqui ne voient jamais que le côté périlleux des choses, — est-onjamais sûr de rien ici-bas? Et si J.-T. Maston s'était trompé dans

ses calculs? Et si le présidentBarbicane commettait une erreur,quand il les mettrait en pratique? Cela peut arriver aux plus habilesartilleurs! Ils n'envoient pas toujours le boulet dans la cible ni labombe dans le tonneau! »

On le conçoit, ces inquiétudes étaient soigneusement entretenues

par les délégués des Puissances européennes. Le secrétaire DeanToodrink publia nombre d'articles en ce sens et des plus violents dans

le Standard, Jan Harald dans le journal suédois Aftenbladet, et le

colonel Boris Karkof dans le journal russe très répandu le Novoié-Vrémia. En Amérique même, les opinions se divisèrent. Si les répu-blicains, qui sont libéraux, restèrent partisans du présidentBarbicane,les démocrates, qui sont conservateurs, se déclarèrent contre lui. Une

partie de la presse américaine, principalement leJournal de Boston,la Tribune de New-York, etc., firent chorus avec la presse européenne.Or, aux États-Unis, depuis l'organisation de l'Associated Press etl'United Press, le journal est devenu un agent formidable d'in-formations, puisque le prix des nouvelles locales ou étrangèresdépasse annuellement et de beaucoup le chiffre de vingt millions de

dollars.En vain d'autres feuilles — et non des moins répandues — vou-

lurent-elles riposter en faveur de la North Polar Practical Associa-tion. En vain Mrs Evangélina Scorbitt paya-t-elle à dix dollars laligne des articles de fond, des articles de fantaisie, de spirituellesboutades, ou il était fait justice de ces périls que l'on traitait de chimé-

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riques! En vain cette ardente veuve chercha-t-elle à démontrer que,.si jamais hypothèse était injustifiable,c'était bien que J.-T. Mastoneût pu commettre une erreur de calcul! Finalement, l'Amérique,prise de peur, inclina peu à peu à se mettre presque tout entièreà l'unisson de l'Europe.

- Du reste, ni le président Barbicane, ni le secrétaire du Gun-Club, ni même les membres du Conseil d'administration, ne pre-naient la peine de répondre. Ils laissaient dire et n'avaient rienchangé à leurs habitudes. Il ne semblait même pas qu'ils fussentabsorbés par les immenses préparatifs que devait nécessiter unetelle opération. Se préoccupaient-ils seulement clti revirementde l'opinion publique, de la désapprobation générale qui s'accen-tuait maintenant contre un projet accueilli tout d'abord avec tantd'enthousiasme? Il n'y paraissait guère.

Bientôt, malgré le dévouement de Mrs Evangélina Scorbitt,quelles que fussent les sommes qu'elle consacra à leur défense,

le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J..,.T. Maston pas-sèrent à l'état d'êtres dangereux pour lasécurité des deux Mondes.

Officiellement, le gouvernement fédéral fut sommé par les Puis-

sances européennes d'intervenir dans l'affaire et d'interroger sespromoteurs. Ceux-ci devaient faire connaître ouvertement leurs

moyens d'action, déclarer par quel procédé ils comptaient substituer

un nouvel axe à l'ancien — ce qui permettrait de déduire quelles endevaient être les conséquences au point de vue de la sécurité géné-rale — de désigner enfin quelles seraient les parties du globe qui

seraient directement menacées, en un mot, apprendre tout ce quel'inquiétude publique ne savait pas, et tout ce que la prudence vou-lait savoir.

Le gouvernement de Washington n'eut point à se faire prier.L'émotion, qui avait gagné les États du nord, du centre et du sud de

la République, ne lui permettait pas une hésitation. Une Commis-

sion d'enquête, composée de mécaniciens, d'ingénieurs, de mathéma--

ticiens, d'hydrographes et de géographes, au nombre de cinquante,

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présidée par le célèbre John Prestice, fut instituée par décret en date

du 19 février, avec plein pouvoir pour se faire rendre compte de

l'opération et au besoin pour l'interdire.

Tout d'abord, le président Barbicane reçut avis de comparaître

devant cette Commission.

Le président Barbicane ne vint pas.Des agents allèrent le chercher dans son habitation particulière,

95, Cleveland-street, à Baltimore.

Le président Barbicane n'y était plus.

Où était-il?.On l'ignorait. Il

Quand était-il parti?.Depuis cinq semaines, depuis le 11 janvier, il avait quitté la grande

cité du Maryland et le Maryland lui-même en compagnie du capitaine

Nicholl.Où étaient-ils allés tous les deux?.Personne ne put le dire.Évidemment, les deux membres du Gun-Club faisaient route pour

cette région mystérieuse, où les préparatifs commenceraient sousleur direction.

Mais quel pouvait être ce lieu?.On le comprend, il y avait un puissant intérêt à le savoir, si l'on

voulait briser dans l'œuf le plan de ces dangereux ingénieurs, alorsqu'il en était temps encore.

La déception, produite par le départ du président Barbicane etdu capitaine Nicholl, fut énorme. Il se produisit bientôt un flux de

colère qui monta comme une marée d'équinoxe contre les adminis-

trateurs de la North Polar Practical Association.Mais un homme devait savoir où étaient allés leprésident Bar-

bicane et son collègue. Un homme pouvaitpéremptoirement répondre

au gigantesque point d'interrogation, qui se dressait à la surface duglobe.

Cethomme, c'était J.-T.Maston.

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J.-T. Maston fut mandé devant la Commission d'enquête par lessoins de John Prestice.

J.-T. Maston ne parut point.

Est-ce que, lui aussi, avait quitté Baltimore? Est-ce qu'il étaitallé rejoindre ses collègues pour les aider dans cette œuvre, dont lemonde entier attendait les résultats avec une si compréhensibleépouvante?

Non! J.-T. Maston habitait toujours Balistic-Cottage, au numéro 109

de Franklin-street, travaillant sans cesse, se délassant déjà dansd'autres calculs, ne s'interrompant que pour quelques soirées pas-sées dans les salons de Mrs Evangélina Scorbitt. au somptueux hôtelde New-Park.

Un agent lui fut donc dépêché par le président de la Commissiond'enquête avec ordre de l'amener.

L'agent arriva au cottage, frappa à la porte, s'introduisit dans le

vestibule, fut assez mal reçu par le nègre Fire-Fire, plus mal encorepar le maître de la maison.

Cependant J.-T. Maston crut devoir se rendre à l'invitation, et,quand il fut en présence des commissaires-enquêteurs,il ne dissimula

pas qu'on l'ennuyait forten interrompant ses occupations habituelles.

Une première question lui fut adressée:Le secrétaire du Gun-Club savait-il où se trouvaient actuellement

le président Barbicane et le capitaine Nicholl?

« Je le sais, répondit J.-T. Maston d'une voix ferme, mais je ne mecrois point autorisé à le dire. »

Seconde question:Ses deux collègues s'occupaient-ils des préparatifs nécessaires

à cette opération du changement de l'axe terrestre?

« Cela, répondit J.-T. Maston, fait partie du secret que je suis tenud'observer, et je refuse de répondre. »

Voudrait-il donc communiquer son travail à la Commission d'en-

quête, qui jugerait s'il était possible de laisser s'accomplir les projets

de la Société? *

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« Non, certes, je ne le communiqueraipas!.Je l'anéantirais plu-tôt!. C'est mon droit de citoyen libre de la libre Amérique de necommuniquer à personne le résultat de mes travaux!

— Mais, si c'est votre droit, monsieur Maston, dit le présidentPrestice d'une voix grave, comme s'il eût répondu au nom du monde

entier, peut-être est-ce votre devoir de parler en présence de l'émo-tion générale,afin demettreun terme à l'affolement des populationsterrestres? »

J.-T. Maston ne croyait pas que ce fût son devoir. Il n'en avaitqu'un, celui de se taire; il setairait.

Malgré leur insistance, leurs supplications, malgré leurs menaces,les membres de la Commission d'enquête ne purent rien obtenir de

l'homme au crochet de fer. Jamais, non! jamais on n'aurait pu croirequ'un entêtement aussi tenace se fût logé sous un crâne en gutta-percha!

J.-T.;Maston s'en alla donc comme il était venu, et, s'il fut félicité

de sa vaillante attitude par Mrs Evangélina Scorbitt, il est inutile d'y

insister.Lorsque l'on connut le résultat de la comparution de J.-T. Maston

devant les commissaires-enquêteurs, l'indignation publique prit desformes véritablement alarmantes pour la sécurité de cet artilleur à la

retraite. La pression ne tarda pas à devenir telle sur les hauts repré-

sentants du gouvernement fédéral, si violente fut l'intervention desdélégués européens et de l'opinion publique, que le ministre d'État,

John S. Wright, dut demander à ses collègues l'autorisation d'agir

manu militari.Un soir, le 13 mars, J.-T. Maston'était dans le cabinet de Balistic-

Cottage, — absorbé dans ses chiffres, quand le timbre du téléphonerésonna fébrilement.

« Allô!. Allô!. murmurala plaque, agitée d'un trèmblotementqui dénonçait une extrême inquiétude.

— Qui me parle? demanda J.-T. Maston.

— Mistress Scorbitt.

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¡f" 1 "-.fto-",::-r-y "^ssEEr. «• En un instant Maston était désarmé. (Page 122.)

— Que veut mistress Scorbitt ?

— Vous mettre sur vos gardes!. Je viens d'être informée que, ce

soir même.»La phrase n'était pas encore entrée dans les oreilles de J.-T. Maston,

que la porte de Balistic-Cottage était rudement enfoncée à coups

d'épaules.Dans l'escalier qui conduisait au cabinet, extraordinaire tumulte.

Page 133: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

C'était là un travail de haute mécanique. (Page 123.)

Une voix objurguait. D'autresvoix prétendaient la réduire au silence.Puis, bruit de la chute d'un corps.

C'était le nègre Fire-Fire, qui roulait de marche en marche, aprèsavoir en vain tenté de défendre contre les assaillants le « home » deson maître.

Un instant après, la porte du cabinet volait en éclats, et uncons-table apparaissait suivi d'une escouade d'agents.

Page 134: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Ce constable avait ordre depratiquer une visite domiciliaire dans lecottage, de s'emparer des papiers de J.-T. Maston, etde s'assurer de

sa personne.-Le bouillant secrétaire du Gun-Club saisit un revolver, et menaça

l'escouade d'une sextuple décharge.En un instant, grâce au nombre, il était désarmé, et main basse fut

faite sur les papiers, couverts de formules et de chiffres, qui encom-braientsa table.Soudain, s'échappant par unécart brusque, J.-T. Mastonparvint à

s'emparer d'un carnet, qui, vraisemblablement, renfermait l'ensemblede ses calculs.

Les agentss'élancèrentpour le lui arracher — avec la vie, sillefallait.

Mais,prestement, J.-T. Maston put l'ouvrir, en déchirer la dernière

page, et, plus prestement encore, avaler cette page comme unesimplepilule.

« Maintenant, venez la prendre! » s'écria-t-il du ton de LéonidasauxThermopyles.

Uneheure après, J.-T. Maston était incarcéré dans la prison deBaltimore.

Et c'était sans doute ce qui pouvait lui arriver de plus heureux,

car la population se fût portée sur sa personne à des excès — regret-tables pour lui — que la policeeût été impuissante à prévenir.

Page 135: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

XI

CE QUI SE TROUVE DANS LE CARNET DE J.-T. MASTON, ET CE QUI

NE S'Y TROUVE PLUS.

Le carnet, saisi parles soins de la police de Baltimore, se composait

d'une trentaine de pages, zébrées de formules, d'équations, et fina-

lement de nombres constituant rensembledes calculs de J.-T. Maston.

C'était là un travail de haute mécanique, qui ne pouvait être apprécié

que par des mathématiciens. Là figurait même l'équation des forces

vives

qui se trouvait précisément dans le problème de la Terre à la Lune,où elle contenait, en outre, les expressions relatives à l'attractionlunaire.

En somme, le vulgaire n'eût absolument rien compris à ce travail.Aussi parut-il convenable de lui en faire connaître les données et lesrésultats, dont le monde entier s'inquiétait si vivement depuisquelques semaines.

Et c'est ce qui fut livré à la publicité des journaux, dès que les

savants de la Commission d'enquête eurent pris connaissance des

formules du célèbre calculateur. C'est ce que toutes les feuillespubliques, sans distinction de parti, portèrent à la connaissance despopulations.

Et d'abord, pas de discussionpossible sur le travail de J.-T. Maston.Problème correctement énoncé, problème à demi résolu, dit-on, et

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celui-ci l'était remarquablement. D'ailleurs, les calculs avaient étéfaits avec trop de précision pour que la Commission d'enquête eûtsongéà mettre en doute leur exactitude et leurs conséquences. Si

l'opération était menée jusqu'au bout, l'axe terrestre serait imman-quablement modifié, et les catastrophes prévues s'accompliraientdans toute leur plénitude.

Note rédigée par les soins de la Commission d'enquête de Bal-timore, pour être communiquée aux journaux, revues et maga-zines des deux Mondes.

« L'effet, poursuivi par le Conseil d'administration de la NorthPolar Practical Association, et qui a pour but de substituer un nou-vel axe de rotation àl'ancien axe, est obtenu au moyen du recul d'unengin fixé en un point déterminé de la Terre. Si l'âme de cet enginestirrésistiblement soudée au sol, il n'est pas douteux qu'il commu-niquera son recul à la masse de toute notre planète.

« L'engin, adopté par les ingénieurs de la Société, n'est autre

- qu'un canon monstre, dont l'effet serait nul si l'on tirait verticalement.Pour produire l'effet maximum, il faut le braquer horizontalement

vers lenord ou vers le sud, et c'est cette dernière direction qui a étéchoisie par Barbicane and Co. En ces conditions, le recul produit

- un choc à la Terre vers le nord — choc assimilable à celui d'unebille prise très fin. »

En vérité, c'est bien ce qu'avait pressenti ce perspicace AlcidePierdeux!

« Dès que le coup est tiré, le centre de la Terre se déplace suivant

une direction parallèle à celle du choc, ce qui pourra changer le plande l'orbite et par conséquentla durée de l'année, mais dans une mesuresi faible qu'elle doit être considérée comme absolument négligeable.En même temps, la Terre prend un mouvementde rotation autour d'un

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axe situé dans le plan de l'Equateur, et sa rotation s'accompliraitindéfiniment sur ce nouvel axe, si le mouvement diurne n'eût pasexisté antérieurement au choc.

« Or, ce mouvement, il existe autour de la ligne des Pôles, et, ense combinant avec la rotation accessoire produite par le recul, il

donne naissance à un nouvel axe, dont le Pôle s'écarte de l'anciend'une quantité x. En outre, si le coup est tiré au moment où le

point vernal — l'une des deux intersectionsde l'Equateur et de l'é-cliptique — est au nadir du point de tir, et si le recul est assez fort

pour déplacer l'ancien Pôle de 23° 28', le nouvel axe terrestre devientperpendiculaire au plan de son orbite — ainsi que cela a lieu à peuprès pour la planète Jupiter.

« On sait quelles seraient les conséquences de cette perpendicu-larité, que le président Barbicane a cru devoir indiquer dans la

séance du 22 décembre.

« Mais, étant donnée la masse de la Terre et la quantité de mou-vement qu'elle possède, peut-on concevoir une bouche à feu telle

que son recul soit capable de produire une modification dans l'em-placement du Pôle actuel, et surtout d'une valeur de 23°28'?

« Oui, si un canon ou une série de canons sont construits avecles dimensions exigées par les lois de la mécanique, ou, à défaut de

ces dimensions, si les inventeurs sont en possession d'un explosifd'une puissance assez considérable pour qu'il imprime au projectilela vitesse nécessitée pour un tel déplacement.

« Or, en prenant pour type le canon de vingt-sept centimètres de

la marine française (modèle 1875), qui lance un projectile de centquatre-vingts kilogrammes avec une vitesse de cinq cents mètres parseconde, en donnant à cette bouche à feu des dimensions cent fois

plus grandes, c'est-à-dire un million de fois envolume, elle lancerait

un projectile de cent quatre-vingt mille tonnes. Si, en outre, lapoudre avait une vitesse suffisante pour donner au projectile unevitesse cinq mille six cents fois plus forte qu'avec la vieille poudreà canon, le résultat cherché serait obtenu. En effet, avec une vi-

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tesse dedeux mille huit cents kilomètres par seconde1, il n'y a pas)'

à craindre que le choc du projectile, rencontrant de nouveau la Terre,remette les choses dans l'état initial.

« Eh bien, par malheur pour la sécurité terrestre, si extraordinaire

que cela paraisse, J.-T. Maston et ses collègues ont précisément enleur possession cet explosif d'une puissance presque infinie, et dont la

*poudre, employée pour lancer le boulet de la Columbiad vers la Lune,

ne saurait donner une idée. C'est le capitaine Nicholl qui l'a décou-

vert. Quelles sont les substances qui entrent dans sa composition,onn'en trouve qu'imparfaitement trace dans le carnet de J.-T. Maston,

et il se borne àsignaler cet explosif sous le nom de «méli-mélonite. »

« Tout ce qu'on sait, c'est qu'elle est formée par la réaction d'unméli-mélo de substances organiques et d'acide azotique. Un certain

°b d d. A b t. "-nombre de radicauxmonoatomiques— Az se substituent au même

onombre d'atomes d'hydrogène, et on obtient une poudre qui, commele fulmi-coton, est formée par lacombinaison et non par le simplemélange des principes comburants et combustibles.

«En somme, quel que soitcet explosif, avec la puissance qu'ilpossède, plus que suffisante pour rejeter un projectile pesant centquatre-vingt mille tonnes hors de l'attraction terrestre, il est évident

- que le recul qu'il imprimera au canon produira les effets suivants:changement de l'axe, déplacement du Pôle de 23°28', perpendicu-larité du nouvel axe sur le plan de l'écliptique. De là, toutes les

catastrophes si justement redoutées par les habitants de laTerre.

« Cependant, une chance reste à l'humanité d'échapper aux consé-

quences d'une opération, qui doit provoquer de telles modifications

dans les conditions géographiques et climatologiques du globe ter-

restre.

« Est-il possible de fabriquer un canon de dimensions telles qu'il

soit un million de fois en volume ce qu'est le canon de vingt-sept cen-

1. Vitesse qui suffirait pour aller en une seconde de Paris à Pétersbourg.

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timètres? Quels que soient les progrès de l'industrie métallurgique,qui construitdes ponts de la Tay etdu Forth, des viaducs de Garabit etdes tours Eiffel, est-il admissible que des ingénieurs puissent produire

cet engin gigantesque, sans parler du projectile de cent quatre-vingt mille tonnes qui devra être lancé dans l'espace?

« Il est permis d'en douter. C'est là, évidemment, une des raisonsi

pour lesquelles la tentative de Barbicane and Co a bien des raisonsde ne point réussir. Mais elle laisse encore le champ ouvert à

nombre d'éventualitésparticulièrementinquiétantes, puisqu'il semble

que la nouvelle Société s'est déjà mise à l'œuvre.

« Qu'on le sache bien, lesdits Barbicane et Nicholl ont quitté Bal-

timore et l'Amérique. Ilssont partis depuis plus de deux mois. Où

sont-ils allés?. Très certainement, en cet endroit inconnu du globe,où tout doit être disposé pour tenter leur opération.

« Or, quel est cet endroit? On l'ignore, et, par conséquent, il estimpossible de se mettre à la poursuite des audacieux « malfaiteurs »

(sic), qui prétendent bouleverser le monde sous prétexte d'exploiterà leur profit des houillères nouvelles.

« Évidemment, que ce lieu fût indiqué sur le carnet de J.-T. Mas-

ton, à la dernière page qui résumait ses travaux, ce n'est que tropcertain. Mais cette dernière page a été déchirée sous la dent du

complice d'Impey Barbicane, et ce complice, incarcéré mainte-nant dans la prison de Baltimore, se refuse absolument à parler.

« Telle est donc la situation. Si le président Barbicane parvient à

fabriquer son canon monstre et son projectile; en un mot, si sonopération est faite dans les conditions sus-énoncées, il modifieral'ancien axe, et c'est dans six mois que la Terre sera soumise auxconséquences de cette « impardonnable tentative » (sic).

« En effet, une date a été choisie pour que le tir donne son plein etentier effort, date à laquelle le choc, imprimé à l'ellipsoïde terrestre,produira son maximum d'intensité.

« C'est le 22 septembre, douze heures après le passage du Soleil

au méridien du lieu x.

Page 140: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Ces circonstances étant connues: 1° que le tir s'opérera avecun canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept;2° que ce canon sera chargé d'un projectile de cent quatre-vingtmille tonnes; 3° que ce projectile sera animé d'une vitesse ini-tiale de deuxmille huit cents kilomètres; 4° que le coup sera tiré

!le 22 septembre, douze heures après le passage du Soleil au méri-dien du lieu, — peut-on déduire de ces circonstances quel est le lieu

x où se fera l'opération?« Évidemment non!. ont répondu les commissaires-enquêteurs.

« Effectivement, rien ne peut permettre de calculer quel sera lepoint x, puisque, dans le travail de J.-T. Maston, rien n'indique enquel endroit du globe passera le nouvel axe, en d'autres termes, en quelendroit seront situés les nouveaux Pôles de la Terre. A 23°28' del'ancien, soit! Mais sur quel méridien, c'est ce qu'il est absolumentimpossible d'établir.

« Donc, impossible de reconnaître quels seront les territoiresabaissés ou surélevés, par suite de la dénivellationdes océans, quelsseront les continents transformés en mers et les mers transformées

en continents.

« Et cependant, cette dénivellation sera très considérable, à s'enrapporter aux calculs de J.-T. Maston. Après le choc, la surface de la

mer prendra la forme d'un ellipsoïde de révolution autour du nouvel

axe polaire, et le niveau de la couche liquide changera sur presquetous les points du globe.

« En effet, l'intersection du niveau de la mer ancien et du niveaude la mer nouveau — deux surfaces de révolution égales dont les

axes se rencontrent — se composera de deux courbes planes, dont lesdeux plans passeront par une perpendiculaire au plan des deux

axes polaires, et respectivement par les deux bissectrices de l'angledes deux axes polaires. (Texte même relevé sur le carnet du calcu-lateur. )

« Il suit de là que les maxima de dénivellation peuvent atteindre

une surélévation ou un abaissement de 8,415 mètres par rapport au

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Le niveau de la couche liquide changera. (Page 18.)

niveau ancien, et qu'en certains points du globe, divers territoires- -

seront abaissés ou surélevésde cette quantité par rapport au nouveau.Cette quantité diminuera graduellement jusqu'aux lignes de démar-cation, partageant le globe en quatre segments, sur la limite desquelsla dénivellation deviendra nulle.

« Il est mêmeà remarquer que l'ancienPôle sera lui-même immergésous plus de 3,000 mètres d'eau, puisqu'il se trouve à une moindre

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distance du centre de la Terre par suite de l'aplatissement du sphé-

roïde. Donc, le domaine acquis par la North Polar Practical Asso-

ciation devrait être noyé et par conséquent inexploitable. Mais le cas

a été prévu par Barbicane and Co, et des considérations géogra-phiques, déduites des dernières découvertes, permettent de conclure

à l'existence, au Pôle arctique, d'un plateau dont l'altitude est supé-

rieure à 3,000 mètres

« Quant aux points du globe où la dénivellation atteindra8,415 mètres, et par conséquent, aux territoires qui en subiront les

désastreuses conséquences, il ne faut pas prétendre à les déterminer.Les calculateurs les plus ingénieux n'y parviendraient pas.Il y a,dans cette équation, une inconnueque nulle formule ne peut dégager.C'est la situation précise du point x où se produira le tir, et, par suite

le choc. Or, cet x est le secret des promoteurs de cette déplorable

affaire.

« Donc, pour résumer, les habitants de la Terre, sous n'importequelle latitude qu'ils vivent, sont directement intéressés à connaître

ce secret, puisqu'ils sont directement menacés par les agissements de

Barbicane and Co.

« Aussi, avis est-il donné aux habitants de l'Europe, de l'Afrique,

de l'Asie, de l'Amérique, de l'Australasie et de l'Océanie, de veillerà tous travaux de balistique, tels que fonte de canons, fabrication

de poudres ou de projectiles, qui pourraient être entrepris sur leurterritoire, d'observer également la présence de tout étranger dont

l'arrivée paraîtrait suspecte et d'en avertir aussitôt les- membres de

la Commission d'enquête, àBaltimore, Maryland, U.- S.- A.

« Fasse le ciel que cette révélation nous arrive avant le 22 sep-tembre de la présente année, qui menace de troubler l'ordre établi

dans le système terrestre. »

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XII

DANS LEQUEL J.-T. MASTON CONTINUE HÉROÏQUEMENT

A SE TAIRE.

Ainsi, après le canon employé pour lancer un projectile de la Terreà la Lune, le canon employé pour modifierl'axe terrestre! Le canon!Toujours le canon! Mais ils n'ont donc pas autre chose en tête, cesartilleurs du Gun-Club! Ils sont donc pris de la folie du « canonnismeintensif! » Ils font donc du canon l'ultima ratio en ce monde? Ce

brutal engin est-il donc le souverain de l'univers? De même que le

droit canon règle la théologie, le roi canon est-il le suprême régula-

teur des lois industrielles et cosmologiques?1

Oui! il faut bien l'avouer, le canon, c'était l'engin qui devaits'imposer à l'esprit du président Barbicane et de ses collègues.Ce n'est pas impunément qu'on a consacré toute sa vie à la balis-tique. Après la Columbiad de la Floride, ils devaient en arriver aucanon-monstre de. du lieu x ! Et ne les entend-on pas déjà crierd'une voix retentissante:

« Pointez sur la Lune!. Première pièce. Feu!— Changez l'axe de la Terre. Deuxième pièce. Feu! »

En attendant ce commandement que l'univers avait si bonne enviede leur lancer:

« A Charenton!. Troisième pièce. Feu!.En vérité, leur opération justifiait bien le titre de cet ouvrage!

N'est-il pas plus exactement intitulé Sans dessus dessous que Sensdessus dessous, puisque il n'y aurait plus ni « dessous» ni «dessus»et que, suivant l'expression d'Alcide Pierdeux, il s'ensuivrait « unchambardement général!»

Page 144: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Quoi qu'il en fût, la publication de la note rédigée par la Commis-sion d'enquêteproduisit un effet dont rien ne saurait donner l'idée. Ilfaut en convenir, ce qu'elle disait n'était pas fait pour rassurer. Descalculs de J.-T. Maston, il résultait que le problème de mécaniqueavait été résolu dans toutes ses données. L'opération, tentée par leprésident Barbicane et par le capitaine Nicholl — cela n'était quetrop clair — allait introduire une modification des plus regrettablesdans le mouvement de rotation diurne. Un nouvel axe serait sub-stitué à l'ancien. Et l'on sait quelles devaient être les conséquencesde cette substitution.

L'œuvre de Barbicane and Co fut donc définitivement jugée,maudite, dénoncée à la réprobation générale. Dans l'ancien commedans le nouveau continent, les membres du conseil d'administrationde la North Polar Practital Associationn'eurent plus que des adver-saires. S'il leur restait quelques partisans parmi les cerveaux brûlésdes États-Unis, ils étaientrares.

Vraiment, au point de vue de leur sécuritépersonnelle, le présidentBarbicane et le capitaine Nicholl avaient sagement fait de quitterBaltimore et l'Amérique. On est fondé à croire qu'il leur serait arrivémalheur. Ce n'estpas impunément que l'on peut menacer en massequatorze cents millions d'habitants, bouleverser leurs habitudes parun changement apporté aux conditions d'habitabilité de la Terre, etles inquiéter dans leur existence même, en provoquant une cata-

-strophe universelle.Maintenant, comment les deux collègues du Gun-Club avaient-ils

disparu sans laisser aucune trace? Comment le matériel et le per-sonnel, nécessités par une telle opération, avaient-ils pu partir sansque l'on s'en fût aperçu? Des centaines de wagons, si c'était parrailway, des centaines de navires, si c'était par mer, n'auraient passuffi à transporter les chargements de métal, de charbon et de méli-mélonite. Il était tout à fait incompréhensible que ce départ eût

pu avoir lieu incognito. Cela était néanmoins. En outre, aprèssérieuse enquête, on reconnut qu'aucune commande n'avait été

Page 145: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

envoyée ni aux usines métallurgiques, ni aux fabriques de produits

chimiques des deux Mondes. Que ce fût inexplicable, soit! Sans

doute, cela s'expliquerait un jour.Toutefois, si le président Barbicane et le capitaine Nicholl, mys-

térieusement disparus, étaient à l'abri d'un danger immédiat, leur-

collègue J.-T. Maston, congrûment mis sous clef, pouvait toutcraindre des représailles publiques. Bah! il ne s',en préoccupait

guère! Quel admirable têtu que ce calculateur! Il était de fer,

comme son avant-bras. Rien ne le ferait céder.

Du fond de la cellule qu'il occupait à la prison de Baltimore, le

secrétaire du Gun-Club s'absorbait de plus en plus dans la contem-plationlointaine des collègues qu'il n'avait pu suivre. Il évoquait lavision du président Barbicane et du capitaine Nicholl, préparant leuropération gigantesque en ce point inconnu du globe, où nul n'iraitles troubler. Il les voyait fabriquant leur énorme engin, combinant

leur méli-mélonite, fondant le projectile que le Soleil compteraitbientôt au nombre de ses petites planètes! Ce nouvel astre porteraitle nomcharmant de Scorbetta, témoignage de galanterie et d'estime

envers la riche capitaliste de New-Park. EtJ.-T. Maston supputait lesjours, trop courts à son gré, qui le rapprochaient de là datefixée pour le tir.

On était déjà au commencement d'avril. Dans deux mois et demi,l'astre - du jour, après s'être arrêté au solstice sur le Tropique du

Cancer, rétrograderait vers le Tropique du Capricorne. Trois moisplus tard, il traverserait la ligne équatoriale àl'équinoxed'automne.Et alors, ce serait fini de ces saisons qui, depuis des millions desiècles, alternaient si régulièrement et si « bêtement» au cours dechaque année terrestre. Pour la dernière fois, en l'an 189., le sphé-roïde aurait été soumis à cette inégalité des jours et des nuits. Il

n'y aurait plus qu'un même nombre d'heures entre le lever et le cou-cher du Soleil sur n'importe quel horizon du globe.

En vérité, c'était là une œuvre magnifique, surhumaine, divine!J.-T. Maston en oubliait le domaine arctique et l'exploitation des

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houillères de l'ancienPôle, pour ne voir que les conséquences cosmo-graphiques de l'opération. Le but principal de la nouvelle Sociétés'effaçait au milieu des transformations qui allaient changer la facedu monde.

Mais voilà, le monde ne voulait pas changer de face. N'était-elle

pas toujours jeune, celle que Dieu lui avait donnée aux premièresheures de la création!

Quant à J.-T. Maston, seul et sans défense au fond de sa cellule,il ne cessait de résister à toutes les pressions qu'on tentait d'exercer

sur lui. Les membres de la Commission d'enquête venaientjournelle-ment le visiter; ils n'en pouvaient rien obtenir. C'est alors que John -

Prestice eut l'idée d'utiliser une influence qui réussirait peut-êtremieux que la leur — celle de Mrs Evangélina Scorbitt. Personnen'ignorait de quel dévouement cette respectable veuve était capable,quand il s'agissait des responsabilités de J.-T. Maston, et quelintérêt sans bornes elle portait au célèbre calculateur.

Donc, après délibération des commissaires, Mrs Evangélina Scor-bitt fut autorisée à venir voir le prisonnier autant qu'elle le voudrait.N'était-elle pas, elle-même, aussi menacée que les autres habitantsdu globe par le recul du canon-monstre? Est-ce que son hôtel de

New-Park serait plus épargné dans la catastrophe finale que la

hutte du plus humble coureur des bois ou le wigwam de l'Indiendes Prairies? Est-ce qu'il n'y allait pas de son existence commede celle du dernier des Samoyèdes ou du plus obscur insulaire du

Pacifique? Voilà ce que le président de la Commission lui fit com-prendre, voilà pourquoi elle fut priée d'user de son influence surl'esprit de J.-T. Maston.

Si celui-ci se décidait enfin à parler, s'il voulait dire en quel

endroit le président Barbicane et le capitaine Nicholl — et très cer-tainement aussi le nombreux personnel qu'ils avaient dû s'adjoindre

— étaient occupés à leurs préparatifs, il serait encore temps d'allerà leur recherche, de retrouver leurs traces, de mettre fin aux affres,

transes et épouvantes de l'humanité.

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Mrs Evangélina Scorbitt eut donc accès dans la prison. Ce qu'elledésirait par-dessus tout, c'était revoir J.-T. Maston, arraché par des

mains policières au bien-être de son cottage.Mais c'était bien mal la connaître, l'énergique Evangélina, que de

la croire esclave des faiblesses humaines! Et, le 9 avril, si quelqueoreille indiscrète se fût collée à la porte de la cellule, la premièrefois que Mrs Scorbitt y pénétra, voici ce que cette oreille auraitentendu — non sans quelque surprise:

« Enfin, cher Maston, je vous revois!— Vous, mistress Scorbitt?

— Oui, mon ami, après quatre semaines, quatre longues semaines

de séparation.

— Exactement vingt-huit jours, cinq heures et quarante-cinq mi-nutes, répondit J.-T. Maston, après avoir consulté sa montre.

— Enfin, nous sommes réunis!.—Mais comment vous ont-ils laissé pénétrer jusqu'à moi, chère

mistress Scorbitt ?

— A la condition d'user de l'influence due à une affection sansbornes sur celui qui en est l'objet!

— Quoi!. Evangélina! s'écria J.-T. Maston. Vous auriez consentià me donner de tels conseils!.Vous avez eu la pensée que je pour-rais trahir nos collègues!

— Moi? cher Maston!. M'appréciez-vous donc si mal!. Moi!.vous prier de sacrifier votre sécurité à votre honneur!. Moi?. vouspousser à un acte, qui serait la honte d'une vie consacrée tout entière

aux plus hautes spéculations de la mécanique transcendante!.— A la bonne heure, mistress Scorbitt! Je retrouve bien en vous la

généreuse actionnaire de notre Société! Non!. je n'ai jamais doutéde votre grand cœur!

— Merci, cher Maston !

— Quant à moi, divulguer notre œuvre, révéler en quel point duglobe va s'accomplir notre tir prodigieux, vendre pour ainsi dire

ce secret que j'ai pu heureusement cacher au plus profond de moi-

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même, permettre à ces barbares de se lancer à la poursuite de nosamis, d'interrompre des travaux qui feront notre profit et notregloire!. Plutôt mourir!- Sublime Maston! » répondit Mrs Evangélina Scorbitt.En vérité, ces deux êtres, si étroitement unis par le même en-

thousiasme — et aussi insensés l'un que l'autre, d'ailleurs — étaientbien faits pour se comprendre.

« Non! jamais ils ne sauront le nom du pays que mes calculs ontdésigné et dont la célébrité va devenir immortelle! ajouta J.-T. Mas-

ton. Qu'ils me tuent, s'ils le veulent, mais ils ne m'arracheront pasmon secret!- Et qu'ils me tuent avec vous! s'écria Mrs Evangélina Scorbitt.

Moi aussi, je serai muette.— Heureusement, chère Evangélina, ils ignorent que vous le pos-

sédez, ce secret!

— Croyez-vous donc, cher Maston, que je serais capable de le

livrer, parce que je ne suis qu'une femme! Trahir nos collègues etvous!. Non, mon ami, non! Que ces Philistins soulèventcontrevousla population des villes et des campagnes, que le monde entierpénètre par la porte de cette cellule pour vous en arracher, eh bien!je serai là, et nous aurons au moins cette consolation de mourir

ensemble !. »

Or, si ce peut jamais être une consolation, J.-T.Maston pouvait-il enrêver une plus douce que de mourir dans les bras de Mrs Evangélina

Scorbitt !

Ainsi finissait la conversation toutes les fois que l'excellente dame

venait visiter le prisonnier.Et, lorsque les commissaires-enquêteurs l'interrogeaient sur le

résultat de ses entrevues:« Rien encore! disait-elle. Peut-être avec du temps obtiendrai-je

enfin. »

0 astuce de femme!Avec du temps! disait-elle. Mais, ce temps, il marchait à grands

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pas. Les semaines s'écoulaient comme des jours, les jours commedes heures, les heures comme des minutes!

On était en mai déjà. Mrs Evangélina Scorbitt n'avait rien obtenude J.-T. Maston, et là où cette femme si influente avait échoué, nul

autre ne pouvait avoir l'espoir de réussir. Faudrait-il donc se rési-

gner à attendre le coup terrible, sans qu'il se présentâtune chance de

l'empêcher?Eh bien, non! En pareille occurrence, la résignation est inaccep-

table! Aussi les délégués des Puissances européennes devinrent-ils plus obsédants que jamais. Il y eut lutte de tous les instantsentre eux et les membres de la Commission d'enquête, lesquels furentdirectement pris à partie. Jusqu'au flegmatique Jacques Jansen, qui,

en dépit de sa placidité hollandaise, accablait les commissairesde ses récriminations quotidiennes. Le colonel Boris Karkof eutmême un duel avec le secrétaire de ladite commission - duel dans

lequel il ne blessa que légèrement son adversaire. Quant au majorDonellan, s'il ne se battit ni à l'arme à feu ni à l'arme blanche, —ce qui est contraire aux usages britanniques, — du moins, assisté de

son secrétaire Dean Toodrink, échangea-t-il quelques douzaines de

coups de poing dans une boxe en règle, avec William S. Forster,le flegmatique consignataire de morues, l'homme de paille de laNorth Polar Practical Association, lequel, d'ailleurs, ne savait riende l'affaire.

En réalité, le monde entier se conjuraitpour rendre les Américainsdes États-Unis responsables des actes de l'un de leurs plus glorieuxenfants, Impey Barbicane. On ne parlait rien moins que de retirerles ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires, accrédités prèscat imprudent gouvernement de Washington et de lui déclarer la

guerre..Pauvres États-Unis! Ils n'eussent pas mieux demandé que de

mettre la main sur Barbicane and Co. En vain répondaient-ils que lesPuissances do l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et del'Océanie avaientcarteblanche pour l'arrêter partout où il se trouverait, on ne les écou-

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tait même pas. Et jusqu'alors, impossible de découvrir en quel lieule président et son collègue s'occupaient à préparer leur abominableopération.

A quoi, les Puissances étrangères répondaient:

« Vous avez J.-T. Maston, leur complice! Or, J.-T. Maston sait à

quoi s'en tenir sur le compte de Barbicane! Donc, faites parlerJ.-T. Maston! »

Faire parler J.-T. Maston! Autant eût valu arracher une parole de

la bouche d'Harpocrate, dieu du silence, ou au sourd-muet en chefde l'Institut de New-York.

Et alors, l'exaspération croissant avec l'inquiétude universelle,quelques esprits pratiques rappelèrent que la torture du moyen-âgeavait du bon, les brodequins du maître-tourmenteurjuré, le tenail-lement aux mamelles, le plomb fondu, si souverain pour délier les

langues les plus rebelles, l'huile bouillante, le chevalet, la question

par l'eau, l'estrapade, etc. Pourquoi ne pas se servir de ces moyens

que la justice d'autrefois n'hésitait pas à employer dans des circon-

stances infiniment moins graves, et pour des cas particuliers qui

n'intéressaient que fort indirectement les masses?Mais, il faut bien le reconnaître, ces moyens que justifiaient les

mœurs d'autrefois, ne pouvaient plus être employés à la fin d'un

siècle de douceur et de tolérance,- d'un siècle aussi empreint d'hu-

manité que ce XIXe, caractérisé par l'invention du fusil à répétition,des balles de sept millimètres et des trajectoires d'une tension invrai-semblable,—d'un siècle qui admet dans les relations internationalesl'emploi des obus à la mélinite, à la roburite, à la bellite, à la pan-clastite, à la méganite et autres substances en ite, qui ne sont rien,il est vrai, auprès de la méli-mélonite.

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XIII

A LA FIN DUQUEL J. -T. MASTON FAIT UNE RÉPONSE

VÉRITABLEMENT ÉPIQUE.

Le temps marchait, cependant, et très probablement aussi, mar-chaient les travaux que le président Barbicane et le capitaine Nicholl

accomplissaient dans des conditions si surprenantes — on nesavait où.

Pourtant, comment se faisait-il qu'une opération, qui exigeaitl'établissement d'une usine considérable, la création de hauts-four-

neaux capables de fondre un engin un million de fois gros commele canon de vingt-sept de la marine, et un projectile pesant centquatre-vingt mille tonnes, qui nécessitait l'embauchage de plusieursmilliers d'ouvriers, leur transport, leur aménagement, oui! comment

se faisait-il qu'une telle opération eût pu être soustraite à l'atten-tion des intéressés? En quelle partie de l'Ancien ou du Nouveau-Continent, Barbicane and Co s'était-il si secrètement installé quel'éveil n'eût jamais été donné aux peuplades voisines? Était-ce dans

une île abandonnée du Pacifique ou de l'océan Indien? Mais il n'y aplus d'îles désertes de nos jours; les Anglais ont tout pris. A moins

que la nouvelle Société n'en eût découvert une tout exprès? Quantà penser que ce fût en un point des régions arctiques ou antarcti-

ques qu'elle eût établi des usines, non! cela eût été anormal.N'était-ce pas précisément parce qu'on ne peut atteindre ces hauteslatitudes que la North Pola't" Practical Association tentait de les-'déplacer?- D'ailleurs,, chercher le présidentBarbicane et le capitaine Nicholl à

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travers ces continents ou ces îles, ne fût-ce que dans leurs parties re-lativement abordables, c'eût été perdre son temps. Le carnet, saisichez le secrétaire du Gun-Club ne mentionnait-ilpas que le tir devait

s'effectuer à peu près sur l'Équateur? Or, là se trouvent des régionshabitables, sinon habitées par des hommes civilisés. Si donc c'était

aux environs de la ligne équinoxiale que les expérimentateurs avaientdû s'établir, ce ne pouvait être ni en Amérique, dans toute l'éten-due du Pérou et du Brésil, ni dans les îles de la Sonde, Sumatra,Bornéo, ni dans les îles de la mer des Célèbes, ni dans la Nouvelle-Guinée, où pareille opération n'eût pu être conduite sans que lespopulations en eussent été informées. Très vraisemblablementaussi,elle n'aurait puêtre tenue secrète dans tout le centre de l'Afrique,à travers la région des grands lacs, traversée par l'Équateur. Res-taient, il est vrai, les Maldives dans la mer des Indes, les îles de

l'Amirauté, Gilbert, Christmas, Galapagos dans le Pacifique, SanPedro dans l'Atlantique. Mais les informations, prises en ces diverslieux, n'avaient donné aucun résultat. Aussi en était-on réduitàde vagues conjectures, peu faites pour calmer les transes univer-selles.

Et que pensait de tout cela Alcide Pierdeux? Plus « sulfurique» quejamais, il ne cessait de rêver aux diverses conséquences de ce pro-blème. Que le capitaine Nicholl eût inventé un explosif d'une tellepuissance, qu'il eût trouvé cette méli-mélonite, d'une expansion trois

ou quatre mille fois plus grande que celle des plus violents explosifs de

guerre, et cinq mille six cents fois plus forte que cette bonne vieillepoudre à canon de nos ancêtres, c'était déjà fort étonnant, « et même

fort « détonnant! » disait-il, mais enfin ce n'était pas impossible!

On ne sait guère ce que réserve l'avenir en ce genrede progrès, qui

permettra de démolir les armées à n'importe quelles distances. En

tout cas, le redressement de l'axe terrestre produit par le recul d'une

bouche à feu, ce n'était pas non plus pour surprendre l'ingénieur

français. Aussi, s'adressant in petto au promoteur de l'affaire:« Il est bien évident, président Barbicane, disait-il, que, journel-

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lement, la Terre attrape le contre-coup de tous les chocs qui se pro-duisent à sa surface! Il est certain, que lorsque des centaines de

mille hommes s'amusent à s'envoyer des milliers de projectiles

pesant quelques kilogrammes, ou des millions de projectiles pesantquelques grammes, et même, simplement,quand je marche ou quand

je saute, ou quand j'allonge le bras, ou lorsque un globule sanguin sebalade dans mes veines, cela agit sur la masse de notre sphéroïde!Donc, ta grande machine est denature à produire la secousse deman-dée. Mais, nom d'une intégrale!cette secousse sera-t-elle suffisante

pour faire basculer la Terre? Eh! c'est ce que les équations de cetanimal de J.-T. Maston « démonstrandent« péremptoirement, il faut

bien le reconnaître! «

En effet, Alcide Pierdeux ne pouvait qu'admirer les ingénieuxcalculs du secrétaire du Gun-Club, communiqués par les membresde la Commission d'enquête à ceux des savants qui étaient enétat de les comprendre. Et Alcide Pierdeux, qui lisait l'algèbre

comme on lit un journal, trouvait à cette lecture un charme inexpri-mable.

Mais, si le chambardement avait lieu, que de catastrophes accu-mulées à la surface du sphéroïde! Que de cataclysmes, cités renver-sées, montagnes ébranlées, habitants détruits par millions, massesliquides projetées hors de leur lit et provoquant d'épouvantablessinistres!

Ce serait comme un tremblement de terre d'une incomparableviolence.

« Si encore, grommelait Alcide Pierdeux, si encore la sacréepoudre du capitaine Nicholl était moins forte, on pourrait espérerque le projectile viendrait de nouveau choquer la Terre, soit enavant du point de tir, soit même en arrière, après avoir fait le tourdu globe! Et alors, tout serait remis en place au bout d'un tempsrelativement court — non sans avoir provoqué quelques grandsdésastres cependant! Mais va te faire lanlaire! Grâce à leur méli-mélonite, le boulet décrira une demi-branche d'hyperbole, et il

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Ainsi finissait la conversation. (Page 136.)

ne viendra plus demander pardon à la Terre de l'avoir dérangée,

en la remettant en place! »

Et Alcide Pierdeux gesticulait comme un appareil sémaphorique,

au risque de tout briser dans un rayon de deux mètres.

Puis, il se répétait:« Si, au moins, le lieu de tir était connu, j'aurais vite fait d'éta-

blir sur quels grands cercles terrestres la dénivellation serait nulle,

Page 157: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Le major Donellan, dans une boxe en règle. (Page 139.)

et aussi, les points où elle atteindrait son maximum! On pourrait pré-venir les gens de déménager à temps, avant que leurs maisons ouleurs villes ne leur fussent tombées sur la caboche! Mais comment lesavoir? »

Après quoi, arrondissant sa main au-dessus du rare duvet qui luigarnissait le crâne:

« Eh! j'y pense, ajoutait-il, les conséquences de la secousse peu-

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vent être plus compliquées qu'on ne l'imagine ! Pourquoi les volcans

ne profiteraient-ils pas de l'occasion pour se livrer à des éruptionséchevelées, pour vomir, comme un passager qui a le mal de mer, lesmatières déplacées dans leurs entrailles? Pourquoi une partie desocéans surélevés ne se précipiterait-elle pas dans leurs cratères? Lediable m'emporte! Il peut survenir des explosions qui feront sau-ter la machine tellurienne! Ah! ce satané Maston, qui s'obstine dans

son mutisme! Le voyez-vous, jonglant avec notre boule et faisantdes effets de finesse sur le billard de l'univers! »

Ainsi raisonnait Alcide Pierdeux. Bientôt, ces effrayantes hypo-

thèses furent reprises et discutées parles journaux des deux Mondes.

Auprès du bouleversementqui résulterait de l'opération de Barbicaneand Co, qu'étaient ces trombes, ces raz de marée, ces déluges, qui,

de loin en loin, dévastent quelque étroite portion de la Terre? De

telles catastrophes ne sont que partielles! Quelques milliers d'habi-

tants disparaissent, et c'est à peine si les innombrables survivants

se sentent troublés dans leur quiétude! Aussi, à mesure que s'ap-

prochait la date fatale, l'épouvante gagnait-elle les plus braves. Les

prédicateurs avaient beau jeu pour prédire la fin du monde. On

se serait cru à cette effrayante période de l'an 1000, alors que les

vivants s'imaginèrent qu'ils allaient être précipités dans l'empire des

morts.Que l'on se souvienne de ce qui s'était passé à cette époque.

D'après un passage de l'Apocalypse, les populations furent fondées à

croire que le jour du jugement dernier était proche. Elles atten-

daient les signes de colère, prédits par l'Écriture. Le fils de perdi-

tion, l'Antéchrist, allait se révéler.

« Dans la dernière année du Xe siècle, raconte H. Martin, tout

était interrompu, plaisirs, affaires, intérêts, tout, quasi jusqu'aux

travaux de la campagne. Pourquoi, se disait-on, songer à un avenir

quine sera pas? Songeons à l'éternité qui commence demain! On

se contentait de pourvoir aux besoins les plus immédiats; on léguait

ses terres, ses châteaux aux monastères pour s'acquérir des protec-

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teurs dans ce royaume des cieux où on allait entrer. Beaucoup de

chartes de donations aux églises débutent par ces mots: « La fin-

du monde approchant, et sa ruine étant imminente. « Quand vint

le terme fatal, les populations s'entassèrent incessamment dans les

basiliques, dans les chapelles, dans les édifices consacrés à Dieu, etattendirent, transies'd'angoisses, que les sept trompettes des sept

anges du jugement retentissent du haut du ciel. »

On le sait, le premier jour de l'an 1000 s'acheva, sans que les lois

de la nature eussent été aucunement troublées. Mais, cette fois, il

ne s'agissait pas d'un bouleversement basé sur des textes d'uneobscurité toute biblique. Il s'agissait d'une modification apportée à

l'équilibre de la Terre, reposant sur des calculs indiscutés, indis-cutables, et d'une tentative que les progrès des sciences balisti-

ques et mécaniques rendaient absolument réalisables. Cette fois, ce

ne serait pas la mer qui rendrait ses morts, ce seraient les vivants

qu'elle engloutirait par millions au fond de ses nouveaux abîmes.

Il résulta de là, que, tout en tenant compte des changements produitsdans les esprits par l'influence des idées modernes, l'épouvante n'enfut pas moins poussée à ce point, que nombre des pratiques de

l'an 1000 se reproduisirent avec le même affolement. Jamais on nefit avec un tel empressement ses préparatifs de départ pour un monde

meilleur! Jamais kyrielles de péchés ne se dévidèrent dans les con-fessionnaux avec une telle abondance! Jamais tant d'absolutions nefurent octroyées aux moribonds qui se repentaient in extremis ! Il

fut même question de demander une absolution générale qu'un brefdu pape aurait accordée à tous les hommes de bonne volonté sur laTerre — et aussi de belle et bonne peur.

En ces conditions, la situation de J.-T. Maston devenait chaquejour de plus en plus critique. Mrs Evangélina Scorbitt tremblait qu'ilfût victime de la vindicte universelle. Peut-être même eut-elle lapensée de lui donner le conseil de prononcer le mot qu'il s'obstinaità taire avec un entêtement sans exemple. Mais elle n'osa pas etfit bien. C'eût été s'exposer à un refus catégorique.

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Comme on le pense bien, même dans la cité de Baltimore, mainte-nant en proie à la terreur, il devenait difficile de contenir la population,surexcitée par la plupart des journaux de la Confédération, par lesdépêches qui arrivaient « des quatre angles de la Terre », pour em-ployer le langage apocalyptique que tenait saint Jean l'Évangéliste,

au temps de Domitien.A coup sûr, siJ.-T. Maston eût vécu sous lerègne de ce persécuteur, son affaire aurait été vite réglée. On l'eûtlivré aux bêtes. Mais il se fût contenté de répondre:

« Je le suis déjà! »

Quoi qu'il en soit, l'inébranlable J.-T. Maston refusait de faireconnaître la situation du lieu x, comprenant bien que, s'il la dévoi-

lait, le président Barbicane et le capitaine Nicholl seraientmis dansl'impossibilité de continuer leur œuvre.

Après tout, c'était beau, cette lutte d'un homme seul contre lemonde entier. Cela grandissait encore J.-T. Maston dans l'espritde Mrs Evangélina Scorbitt, et aussi dans l'opinion de ses collè-

gues du Gun-Club. Ces braves gens, il faut bien le dire, entêtés

comme des artilleurs à la retraite, tenaient quand même pour lesprojets de Barbicane and Co. Le secrétaire du Gun-Club était arrivéà un tel degré de célébrité, que nombre de personnes lui écrivaientdéjà, comme aux criminels de grande marque, pour avoir quelqueslignes de cette main qui allait bouleverser le monde!

Mais, si cela était beau, cela devenait de plus en plus dangereux.Le populaire se portait jour et nuit autour de la prison de Baltimore.Là, grandscris et grand tumulte. Les enragés voulaient lyncher

J.-T. Maston hic et nunc. La police voyait venir le moment où elle

serait impuissante à le défendre.Désireux de donner satisfaction aux masses américaines, aussi

bien qu'aux masses étrangères, le gouvernement de Washingtondécida enfin de mettre J.-T Maston en accusation et de le traduiredevant les Assises.

Avec des jurés, étreints déjà par les affres de l'épouvante, « sonaffaire ne traînerait pas! » comme disaitAlcidePierdeux, qui, pour

Page 161: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

sa part, se sentait pris d'une sorte de sympathie envers cette tenacenature de calculateur.

Il suit de là que, dans la matinée du 5 septembre, le président de la

Commission d'enquête se transporta de sa personne à la cellule du

prisonnier.Mrs Evangélina Scorbitt, sur son instante demande, avait été auto-

risée à l'accompagner. Peut-être, dans une dernière tentative, l'in-fluence de cette aimable dame finirait-elle par l'emporter?. Il ne fal-

lait rien négliger. Tous les moyens seraient bons, qui donneraient le

dernier mot de l'énigme. Si l'on n'y parvenait pas, on verrait.

« On verrait! répétaient les esprits perspicaces. Eh! la belle

avance, quand on aura pendu J.-T. Maston, si la catastrophe s'accom-

plit dans toute son horreur! »

Donc, vers onze heures, J.-T. Maston se trouvait en présence de

Mrs Evangélina Scorbitt et de JohnPrestice, président de la Com-

mission d'enquête.L'entrée en matière fut des plus simples. En cette conversation

furent échangées les demandes et les réponses suivantes, très raidesd'une part, très calmes de l'autre.

Et qui aurait jamais pu croire que des circonstances se présente-raient où le calme serait du côté de J.-T. Maston!

« Une dernière fois, voulez-vous répondre?. demanda JohnPrestice.

--.:. A quel propos?. fit observer ironiquement le secrétaire duGun-Club.

— A propos de l'endroit où s'est transporté votre collègue Barbi-

cane.-Je vous l'ai.déjà dit cent fois.

— Répétez-le une cent-unième.

- Il est là où s'effectuera le tir.

- Et où le tir s'effectuera-t-il?- Là où est mon collègue Barbicane.

- Prenez garde, J.-T. Maston!

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—Aquoi?- Aux conséquences de votre refus de répondre, lesquelles ont

-pour résultat.-De vous empêcher précisément d'apprendre ceque vous nedevezpas savoir.

- Ceque nous avons le droit de connaître!—- Ce n'est pas mon avis.

r— Nous allons vous traduire aux Assises!Traduisez.- Et le jury vous condamnera!— Ça le regarde.

— Et le jugement, sitôt rendu, sitôt exécuté!-Soit!— Cher Maston!. osa dire Mrs Evangélina Scorbitt, dont le cœur

se troublait sous ces menaces.

- Oh!. mistress! » fit J.-T. Maston.

Elle baissa la tête et se tut.

« Et voulez-vous savoir quel sera ce jugement? reprit le présidentJohnPrestice. --Si vous voulez bien, reprit J.-T. Maston.

— C'est que vous serez condamné à la peine capitale.comme

vous le méritez!—Vraiment?— Et que vous serez pendu, aussi sûr, monsieur, que deux et deux

font quatre.

- Alors, monsieur, j'ai encore des chances, répondit flegmatique-

ment J.-T. Maston. Si vous étiez quelque peu mathématicien, vous

ne diriez pas « aussi sûr que deux et deux font quatre! » Qu'est-ce

qui prouve que tous les mathématiciens n'ont pas été fous jusqu'à cejour, en affirmant que la somme de deux nombres est égale à celle

de leurs parties, c'est-à-dire que deux et deux font exactement

quatre?- Monsieur!. s'écria le président, absolument interloqué.

Page 163: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

v

—Ah! reprit J.-T. Maston, si vous disiez « aussi sûr qu'un et unfont deux», à la bonne heure! Celaest absolument évident, car cen'est plus un théorème, c'est une définition! »

Sur cette leçon d'arithmétique,le président de la Commissionseretira, tandis que Mrs Evangélina Scorbitt n'avaitpas assez de

flamme dans le regard pour admirer l'extraordinaire calculateur de

ses rêves!

XIV

TRÈS COURT, MAIS DANS LEQUEL L'X PREND

UNE VALEUR GÉOGRAPHIQUE.

Très heureusement pour J.-T. Maston, le gouvernement fédéral

reçut le télégramme suivant, dont voici le texte, envoyé par le consul

américain, alors établi à Zanzibar.

« A John S. Wrigth,ministred'État,Washington, U. S. A. »

Zanzibar, 13 septembre,5 heures matin, heure du lieu.

« Grands travaux exécutés dans le Wamasai, au sud de la chaîne

« du Kilimandjaro. Depuis huit mois, président Barbicane et capi-

« taine Nicholl, établis avec nombreux personnel noir, sous l'autorité

« du sultan Bâli-Bâli. Ceci porté à la connaissance du gouverne-« ment par son dévoué

« RICHARD W. TRUST, consul. »

Et voilà comment fut connu le secret de J.-T. Maston. Et voilà

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pourquoi, si le secrétaireduGun-Club fut maintenu en état d'in-

carcération, il ne fut pas pendu.

Mais, plus tard, qui sait s'il n'aurait pas ce tardif regret de n'êtrepoint mort dans toute la plénitude de sa gloire!

XV

QUI CONTIENT QUELQUES DÉTAILS VRAIMENT INTERESSANTS

POUR LES HABITANTS DU SPHÉROÏDE TERRESTRE.

Ainsi, le gouvernement de Washington savait maintenant en quelendroit allait opérer Barbicane and Co. Douter de l'authenticitéde cette dépêche, on ne le pouvait. Le consul de Zanzibar était unagent trop sûr pour que son information ne dût être acceptée quesous réserve. Elle fut confirmée identiquement par des télégrammessubséquents. C'était bien au centre de la région du Kilimandjaro,dans le Wamasai africain, à une centaine de lieues à l'ouest du littoral,

un peu au-dessous de la ligne équatoriale, que les ingénieurs de laNorth Polar PracticalAssociationétaient sur le point d'achever leursgigantesques travaux.

Comment avaient-ils pu s'installer secrètement en cette contréeperdue, au pied de la célèbre montagne, reconnue en 1849 par lesdocteurs Rebviani et Krapf, puis ascensionnée par les voyageursOtto Ehlers et Abbot? Comment avaient-ils pu y établir leursateliers, y créer une fonderie, y réunir un personnel suffisant? Parquels moyens étaient-ils parvenus à se mettre en rapport avec lesdangereuses tribus du pays et leurs souverains non moins astucieux

que cruels? Cela, on ne le savait pas. Et peut-être ne le saurait-onjamais, puisqu'il ne restait que quelques jours à courir avant cettedate du 22 septembre.

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Le résultat fut hurlé dans les grandes cités. (Page 155.)

Aussi, lorsque J.-T. Maston eut appris de Mrs Evangélina Scorbittque le mystère du Kilimandjaro venait d'être dévoilé par une dépêcheexpédiée de Zanzibar:

« Pchutt!. fit-il, en traçant dans l'espace un mirifiquezigzag avecson crochet de fer. On ne voyage encore ni par le télégraphe ni parle téléphone, et dans six jours. patarapatanboumboum!. l'affairesera dans le sac!. »

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Et quiconque eût entendu le secrétaire du Gun-Club lancer cetteonomatopée retentissante, qui éclata comme un coup de Columbiad,

se serait vraiment émerveillé de ce qui reste parfois d'énergie vitaledans ces vieux artilleurs.

Évidemment J. -T Maston avait raison. Le temps nécessairemanquait pour que l'on pût envoyer des agents jusqu'au Wamasai,

avec mission d'arrêter le président Barbicane. En admettant que cesagents, partis de l'Algérieou de l'Egypte, mêmed'Aden, de Mas-

souah, de Madagascar ou deZanzibar,eussent pu rapidementse trans-porter sur la côte, il.auraitfallu compter avec les difficultés inhé-

irentes au pays, les retards occasionnés par lesobstacles d'un chemi-

nement à travers cette région montagneuse, et aussi peut-être larésistance d'un personnel soutenu,sans doute, parlesvolontésinté-resséesd'un sultan aussi autoritaire quenègre.

Il fallait donc renoncer à tout espoir d'empêcher l'opération enarrêtant l'opérateur.

Mais, si cela était impossible, rien n'était plusaisé, maintenant,

que d'en déduire les rigoureusesconséquences,puisque l'on con-naissait la situation exacte du point de tir. Pureaffaire de calcul,

-calcul assez compliqué évidemment, mais, qui n'était point

au-dessus des capacités des algébristes en particulier et desmathé-maticiens en général.

Comme la dépêche du consul de Zanzibar était arrivée directement

à l'adresse du ministre d'État à Washington, le gouvernementfédéral la tint d'abord secrète. Il voulait — en même temps qu'il la

répandrait-pouvoir indiquer quels seraient les résultats du déplace-

ment de l'axe au point de vue de la dénivellation des mers. Les habi-

tants du globe apprendraient en même temps quel sort leur était

réservé, suivant qu'ils occupaient tel ou tel segment du sphéroïde

terrestre.Et que l'on juge s'ils attendaient avec impatience de savoir à quoi

s'en tenir sur cette éventualité!Dès le 14 septembre, la dépêche fut expédiée au bureau des Lon-

Page 167: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

gitudes de Washington, avec mission d'en déduire les conséquencesfinales, au point de vue balistique et géographique. Dès le surlen-demain, la situation était nettement établie. Ce travail fut aussi-tôt porté, par les fils sous-marins, à la connaissance des Puissancesdu- Nouveau et de l'Ancien Continent. Après avoir été reproduit

par des milliers de journaux, il fut hurlé dans les grandes cités

sous les titres les plus à effet par tous les camelots des deuxMondes.

« Qu'est-ce qu'il va arriver? »

C'était, la question qui se posait en toutes langues en n'importequel point du globe.

-Et voici ce qui fut répondu sous la garantie du bureau des Longi-tudes.

AVIS PRESSANT.

« L'expérience tentée par le président Barbicane et le capitaineNicholl est celle-ci: produire un recul, le 22 septembre à minuit du

lieu, au moyen d'un canon un million de fois gros en volume commele canon de vingt-sept centimètres, lançant un projectile de centquatre-vingt mille tonnes, avec une poudre donnant une vitesse ini-tiale de deux mille huit cents kilomètres.

« Or. si ce tir est effectué un peu au-dessous de la ligne équi-noxiale, à peu près sur le trente-quatrième degré de longitude à l'estdu méridien de Paris, à la base de la chaîne du Kilimandjaro, et s'ilest dirigé vers le sud, voici quels seront ses effets mécaniques à lasurface du sphéroïde terrestre:

« Instantanément, par suite du choc combiné avec le mouvementdiurne, un nouvel axe se formera, et, comme l'ancien axe se dépla-cera de 23°28', d'après les résultats obtenus par J.-T. Maston, lenouvel axe sera perpendiculaire au plan de l'écliptique.

« Maintenant, par quels points sortira le nouvel axe? Le lieu du

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tir étant connu, c'est ce qu'il était facile de calculer, et c'est ce qui, raétéfait.

« Au nord, l'extrémité du nouvel axe sera située entre le Groënlandet la terre de Grinnel, sur cette partie même de la mer de Baffin quecoupe actuellementle Cercle polaire arctique. Au sud, ce sera sur lalimite du Cercle antarctique, quelques degrés dans l'est de la terreAdélie.

,-« En ces conditions, un nouveau méridien zéro, partant dunou-veau Pôle nord, passera sensiblement par Dublin en Irlande, Paris enFrance, Palerme en Sicile, le golfe de la Grande-Syrte sur la côte de

la Tripolitaine, Obéïd dans le Darfour, la chaîne du Kilimandjaro,Madagascar, l'île Kerguélen dans le Pacifique méridional, le nouveauPôle antarctique, les antipodes de Paris, les îles de Cook et de laSociétéen Océanie, les îles Quadra et Vancouver sur le littoral de

la Colombie anglaise, les territoires de la Nouvelle-Bretagne à travers

le Nord-Amérique, et la presqu'île de Melville dans les régionscir-cumpolaires du nord;

« Par suite de la création de ce nouvel axe de rotation, émergeantde la mer de Baffin au nord et de la terre Adélie au sud, il se formera unnouvel Équateur, au-dessus duquel le Soleil tracera, sans jamais s'enécarter, sa courbe diurne. Cette ligne équinoxiale traversera le Kili-

mandjaro au Wamasai,l'océan Indien, Goa et Chicacolaunpeu au-dessous de Calcutta dans l'Inde, Mangala dans le royaume de Siam,

Kesho dans le Tonkin, Hong-Kong en Chine, l'île Rasa, les îles

Marshall, Gaspar-Rico, Walker dans le Pacifique, les Cordillèresdans la République-Argentine, Rio-de-Janeiro au Brésil, les îles de

la Trinité et de Sainte-Hélène dans l'Atlantique, Saint-Paul-de-

Loanda au Congo, et enfin il rejoindra les territoires du Wamasai

au revers du Kilimandjaro.

« Ce nouvel Équateur étant ainsi déterminé par la création du

nouvel axe, il a été possible de traiter la question de dénivella-

tion des mers, si grave pour la sécurité des habitants de la Terre.

« Avant tout, il convient d'observer,que les directeursde la North

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Polar Practical Association se sont préoccupés d'en atténuer les

effets dans la mesure du possible. En effet, si le tir se fût effectué

vers le nord, les conséquences en auraient été désastreuses pourles portions les plus civilisées du globe. Au contraire, en tirant versle sud, ces conséquences ne se feront sentir que dans des partiesmoins .peuplées et plus sauvages — au moins en ce qui concerne les

territoires submergés.

« Voici maintenant comment se distribueront les eaux projetées

hors de leur lit par suite de l'aplatissement du sphéroïde aux an-ciens Pôles.

« Le globe sera divisé par deux grands cercles, s'intersectant à

angle droit au Kilimandjaro et à ses antipodes dans l'Océan équi-

noxial. De là, formation de quatre segments: deux dans l'hémisphère

nord, deux dans l'hémisphère sud, séparés par des lignes sur lesquelles

la dénivellation sera nulle.

« 1° Hémisphère septentrional:a Le premier segment, à l'ouest du Kilimandjaro, comprendra

l'Afrique depuis le Congo jusqu'à l'Égypte, l'Europe depuis la

Turquie jusqu'au Groënland, l'Amérique depuis la Colombie anglaisejusqu'au Pérou et jusqu'au Brésil à la hauteur de San Salvador,

- enfin tout l'océan Atlantique septentrional et la plus grande partiede l'Atlantique équinoxial.

« Le deuxième segment, à l'est du Kilimandjaro, comprendra lamajeure partie de l'Europe depuis la mer Noire jusqu'à la Suède,la Russie d'Europe et la Russie asiatique, l'Arabie, la presque totalitéde l'Inde, la Perse, le Bélouchistan, l'Afghanistan, le Turkestan, leCéleste-Empire, la Mongolie, le Japon, la Corée, la mer Noire,la merCaspienne, la partie supérieure du Pacifique, et les territoires del'Alaska dans le Nord-Amérique — et aussi le domaine polairesi regrettablement concédé à la Société américaine North PolarPractical Association.

« 2° Hémisphère méridional :

cc Le troisième segment, à l'est du Kilimandjaro, contiendra Mada-

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gascar, les îles Marion, les îles Kerguélen, Maurice, la Réunion, ettoutes les îles de la mer des Indes, l'Océan antarctiquejusqu'au nou-veau pôle, la presqu'île de Malacca, Java, Sumatra, Bornéo, les îlesde la Sonde, les Philippines, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, laNouvelle-Guinée, la Nouvelle-Calédonie, toute la partie méridionale

du Pacifique et ses nombreux archipels, à peu près jusqu'au cent-soixantième méridien actuel.

« Le quatrième segment, à l'ouest du Kilimandjaro, engloberala partie sud de l'Afrique, depuis le Congo et le canal de Mozambique

jusqu'au cap de Bonne-Espérance, l'océan Atlantique méridional

jusqu'au quatre-vingtième parallèle, tout le Sud-Amérique depuis

Pernambouc et Lima, la Bolivie, le Brésil, l'Uruguay, la RépubliqueArgentine, la Patagonie, la Terre-de-Feu, les îles Malouines, Sand-

wich, Shethland, et la partie sud du Pacifique à l'est du cent-

soixantième degré de longitude.

« Tels seront les quatre segments du globe, séparés par des lignesde nulle dénivellation.

« Il sagit, maintenant, d'indiquer les effets produits à la surfacede ces quatre segmentspar suite du déplacementdes mers.

« Sur chacun de ces quatre segments, il y a un point central où

cet effet sera maximum, soit que les mers s'y précipitent, soit qu'elless'en retirent.

« Or, il est établi avec une exactitude absolue par les calculs de

J.-T. Maston que ce maximum atteindra 8,415 mètres à chacun des

points, à partir desquels la dénivellation ira en diminuant jusqu'auxlignes neutres formant la limite des segments. C'est donc en cespoints que les conséquences seront les plus graves au point de vuede la sécurité générale, en raison de l'opération tentée par le prési-dent Barbicane.

« Les deux effets sont à considérer dans chacune de leurs consé-quences.« Dans deux des segments, situés à l'opposé l'un de l'autre sur l'hé-

misphère nord et sur l'hémisphère sud, les mers se retireront pour

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envahir' les deux autres segments, également opposés l'un à l'autredans chaque hémisphère.1 « Dans le premier segment: l'océan Atlantique se videra presquetout entier, et le point maximum d'abaissement étant à peu près à lahauteur des Bermudes, le fond apparaîtra, si la profondeur de la merest inférieure en cet endroit à 8,415 mètres. Conséquemment, entrel'Amérique et l'Europe, se découvriront de vastes territoires que lesÉtats-Unis, l'Angleterre, la France, l'Espagne et le Portugal pourronts'annexer au prorata de leur étendue géographique,si ces Puissancesle jugent à propos. Mais il faut observer que par suite de l'abaissementdes eaux, la couche d'air s'abaissera d'autant. Donc, le littoral de

l'Europe et celui de l'Amérique seront surélevés d'une hauteurtelle que les villes situées même à vingt et trente degrés des pointsmaximum, n'auront plus à leur disposition que la quantité d'air qui

se trouve actuellement à une hauteur d'une lieue dans l'atmosphère.Telles, pour ne prendre que les principales, New-York, Philadel-phie, Charleston, Panama, Lisbonne, Madrid, Paris, Londres, Édim-

bourg, Dublin, etc. Seules, le Caire, Constantinople, Dantzig,Stockholm, d'un côté, et les villes du littoral ouest américain de

l'autre, garderont leur position normale par rapport au niveau gé-néral. Quant aux Bermudes, l'air y manquera comme il manque auxaéronautes qui ont pu s'élever à 8,000 mètres d'altitude, comme il

manque aux sommets extrêmes de la chaîne du Tibet. Donc, impos-sibilité absolue d'y vivre.

« Même effet dans le segment opposé, qui comprendl'océan Indien,l'Australie et un quart de l'océan Pacifique, lequel se déversera enpartie sur les parages méridionaux de l'Australie. Là, le maximumde dénivellation se fera sentir aux accores de la terre de Nuyts, etles villes d'Adélaïde et de Melbourne verront le niveau océanien s'a-baisser àprès de huit kilomètres au-dessous d'elles. Que la couche:d'air dans laquelle elles seront alors plongées soit très pure, nuldoute à cet égard, mais ellene sera plus assez densepour fQurnir.

aux besoins de larespiration.

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(c Telle est, en général, la modification que subiront les por-tions du globe dans les deux segments où s'effectuera le surélève-ment par rapport aux bassins des mers plus ou moins vidés. Làapparaîtront, sans doute, de nouvelles îles, formées par les cimes de

montagnes sous-marines, dans les parties que la masse liquiden'abandonnera pas totalement.

« Mais si la diminution de l'épaisseur des couches d'air ne laisse

pas d'avoir des inconvénients pour les parties des Continents suré-levés dans les hautes zones de l'atmosphère, que sera-ce donc pourcelles que l'irruption des mers doit recouvrir? On peut encore respirer

sous une pression d'air inférieure à la pression atmosphérique.Au contraire, sous quelques mètres d'eau, on ne peut plus respirerdu tout, et c'est bien le cas qui se présentera pour les deux autressegments.

« Dans le segment au nord-est du Kilimandjaro, le point maxi-

mum sera transporté à Yakoust, en pleine Sibérie. Depuis cetteville, immergée sous 8,415 mètres d'eau — moins son altitudeactuelle — la couche liquide, tout en diminuant, s'étendra jusqu'auxlignes neutres, noyant la plus grande partie de la Russie asiatique etde l'Inde, la Chine, le Japon,l'Alaska américaine au delà du détroitde Behring. Peut-être les monts Ourals surgiront-ils sous la forme

d'îlots au-dessus de la portion orientale de l'Europe. Quant à Pé-tersbourg, Moscou, d'un côté, Calcutta, Bangkok, Saigon, Pékin,Hong-Kong, Yeddo de l'autre, ces villes disparaîtront sous unecouche d'eau d'épaisseur variable, mais très suffisante pour noyerdes Russes, des Indous, des Siamois, des Cochinchinois. des Chinois

et des Japonais, s'ils n'ont pas eu le temps d'émigrer avant la catas-

trophe.

« Dans le segment, au sud-ouest du Kilimandjaro, les désastres

seront moins considérables, parce que ce segment est en grande

partie recouvert par l'Atlantique et le Pacifique, dont le niveaus'élèvera de 8,415 mètres à l'archipel des Malouines. Toutefois, de

vastes territoires n'en disparaîtront pas moins sous ce déluge arti-

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ficiel, entre autres l'angle de l'Afrique méridionale depuis la Guinée

inférieure et le Kilimandjaro jusqu'au cap de Bonne-Espérance, et cetriangle du Sud-Amérique, formé par le Pérou, le Brésil central, le

Chili et la République Argentine jusqu'à la Terre de Feu et au capHorn. Les Patagons, de si haute stature qu'ils soient, n'échapperont

pas à l'immersion et n'auront pas même la ressource de se réfugier

sur cette partie des Cordillères, dont les derniers sommets n'émer-

geront point en cette partie du globe.

« Tel doit être le résultat — abaissement au-dessous ou exhausse-

ment au-dessus de la nouvelle surface des mers — produit par ladénivellation à la surface du sphéroïde terrestre. Telles sont les éven-

tualités contre lesquelles les intéressés auront à se pourvoir, si leprésident Barbicane n'est pas arrêté à temps dans sacriminelletentative! »

xvi 1

DANS LEQUEL LE CHŒUR DES MÉCONTENTS VA CRESCENDO

ET RINFORZANDO

D'après l'avis pressant, il y avait à pourvoir aux périls de la situa-tion, à les déjouer, ou du moins à les fuir, en se transportant sur leslignes neutres où le danger serait nul.

Les gens menacés se divisaient en deux catégories: les asphyxiéset les inondés.

L'effet de cette communication donna lieu à des appréciations trèsdiverses, mais qui tournèrent en protestations des plus violentes.

Du côté des asphyxiés, c'étaient des Américains des États-Unis,des Européens de la France, de l'Angleterre, de l'Espagne, etc.Or, la perspective de s'annexer les territoires du fond océanique

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n'était pas suffisante pour leur faire accepter ces modifications.Ainsi, Paris, reporté à une distance du nouveau Pôle à peu prèségale à celle qui le sépare actuellement de l'ancien, ne gagneraitpas au change. Il jouirait d'un printemps perpétuel, c'est vrai, maisil perdrait sensiblement de sa couche d'air. Or, cela n'étaitpas pourdonner, satisfaction aux Parisiens, qui ont l'habitude de consommerl'oxygène sans compter, à défaut d'ozone,. et encore!

Du côté des inondés, c'étaient des habitants de l'Amérique duSud, puis des Australiens, des Canadiens, des Indous, des Zélan-dais. Eh bien! la Grande-Bretagnenesouffrirait pas que Barbicaneand Co la privât de ses colonies les plus riches, où l'élément saxontend à se substituer visiblement à l'élément indigène. Évidemment,

le golfe du Mexique se viderait pour former un vaste royaume des

Antilles, dont les Mexicains et les Yankees pourraient revendiquerla possession en vertu de la doctrine de Munro. Évidemment, aussile bassin des îles de la Sonde, des Philippines, des Célèbes, mis à

sec, laisserait d'immenses territoires auxquels les Anglais et lesEspagnols pourraient prétendre. Compensationvaine! Cela ne balan-

cerait pas la perte due à la terrible inondation.Ah! s'il n'y avait eu à disparaître sous les nouvelles mers que des

Samoyèdesou des Lapons de Sibérie, des Fuéggiens, des Patagons,des Tartares même, des Chinois, des Japonais ou quelques Argen-tins, peut-être les États civilisés auraient-ils accepté ce sacrifice?

Mais trop de Puissances avaient leur part de la catastrophe pour nepas protester.

En ce qui concerne plus spécialement l'Europe, bien que sa partiecentrale dût rester presque intacte, elle serait surélevée dans l'ouest,

surbaissée dans l'est, c'est-à-dire à demi asphyxiée d'un côté, à demi

noyée de l'autre. Voilà qui était inacceptable. En outre, la Méditerra-

née se viderait presque totalement, et c'est ce que ne toléreraient

ni les Français, ni les Italiens, ni les Espagnols, ni les Grecs, ni les

Turcs, ni les Égyptiens, auxquels leur situation de riverains créed'indiscutablesdroits sur cette mer. Et puis, à quoi servirait le canal

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de Suez, qui était épargné par sa position sur la ligne neutre? Com-

ment utiliser les admirables travaux de M. de Lesseps, lorsqu'il n'y

aurait plus de Méditerranée d'un côté de l'isthme et très peu de

mer Rouge de l'autre — à moins de le prolonger sur des centainesde lieues?.

Enfin, jamais, non jamais l'Angleterre ne cohsentirait à voirGibraltar, Malte et Chypre se transformer en cimes de montagnes,perdues dans les nuages, auxquelles ses navires de guerre ne pour-raient plus accoster! Non! elle ne se déclarerait pas satisfaite pailes accroissements de territoire qui lui seraient attribués dans l'ancienbassin de l'Atlantique! Et cependant, le major Donellan avait déjà

songé à retourner en Europe pour faire valoir les droits de son pays

sur ces nouveaux territoires, au cas où l'entreprise Barbicaneand Co réussirait.

- Il s'ensuit donc que les protestations arrivèrent de toutes parts,même des États situés sur les lignes où la dénivellation seraitnulle, car eux-mêmes étaient plus ou moins touchés en d'autrespoints. Ces protestations furent peut-être plus violentes encore,lorsque l'arrivée de la dépêche de Zanzibar, qui faisait connaîtrele point de tir, eut permis de rédiger l'avis peu rassurant ci-dessusrapporté.

Bref, le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Mastonfurent mis au ban de l'humanité.

Pourtant, quelle prospérité pour les journaux de toutes nuances!Quelles demandes de numéros! Quels tirages supplémentaires! Cefut la première fois, peut-être, que l'on vit s'unir dans la même pro-testation des feuilles généralement en désaccord sur toute autre ques-tion : les Novisti, le Novoïé-Vrémia, le Messager de Kronstadt,la Gazette de Moscou, le Rouskoïé-Diélo, le Gradjanine, le Journalde Carlscrona, le Handelsbad, le Vaderland, la Fremdenblatt, laNeue Badische Landeszeitung, la Gazette de Magdebourg, la NeueFreie-Presse, le Berliner Tagblatt, l'Extrablatt, le Post, le Volhs-bladtt, le Boersencourier, la Gazette de Sibérie, la Gazette de la

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Croix, la Gazette de Voss, le Reichsanzeiger, la Germania, l'Epoca,le Correo, l'Imparcial, la Correspondencia, l'Iberia, le Temps, leFigaro, l'Intransigeant, le Gaulois,l'Univers, la Justice, laRépu-blique Française,l'Autorité, la Presse, le Matin, le XIXe Siècle,la Liberté, l'Illustration, le Monde Illustré, la Revue des Deux-Mondes, le Cosmos, la Revue Bleue, la Nature, la Tribuna, l'Osser-vatore romano, l'Esercito romano, le Fanfulla, le Capitan Fracassa,la Riforma, le Pester Lloyd, l'Ephymeris, l'Acropolis, le Palin-genesia, le Courrier de Cuba, le Pionnier d'Allahabad, le SrpskaNezavinost,l'Indépendance roumaine, le Nord, l'Indépendancebelge,leSydney-Morning-Herald,l'Edinburgh-Review, le Man-chester-Guardian, le Scotsman, le Standard, le Times, le Truth,leSun, le Central-News, laPressaArgentina, leRomanul deBu-charest, le Courrier de San Francisco, le Commercial Gazette, leSan Diego de Californie, le Manitoba, l'Echo du Pacifique, leScientifique Américain, le Courrier des États-Unis, le New-YorkHerald, le World de New-York, le Daily-Chronichle, le Bue-nos-Ayres-Herald, le Réveil du Maroc, le Hu-Pao, le Tching-Pao,le Courrier de Haï-phong, le Moniteur de la République de Counani.Jusqu'au MacLaneExpress, journal anglais, consacré aux questionsd'économie politique, et qui fit entrevoir la famine régnant sur lesterritoires dévastés. Ce n'était pas l'équilibre européenquirisquaitd'être rompu — il s'agissait bien de cela, vraiment! - c'était l'équi-libre universel! Que l'on juge donc de l'effet, sur un monde devenu

enragé, que l'excès du nervosisme, qui fut sa caractéristique pendantla fin du XIXe siècle, prédisposait à toutes les insanités, à toutes les

épilepsies! Ce fut une bombe tombant dans une poudrière!Quantà J.-T. Maston, onput croire que sa dernière heure était venue.En effet, une foule délirante pénétra dans sa prison, le soir du

17 septembre, avec l'intention de le lyncher, et, il faut bien le dire,

les agents de la police ne lui firent point obstacle.La cellule de J.-T. Maston était vide. Avec le poids d'or de

ce digne artilleur, Mrs Evangélina Scorbitt était parvenue à le faire

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échapper. Le geôlier s'était d'autant plus laissé séduire par l'appâtd'une fortune, qu'il comptait bien en jouir jusqu'aux dernières

limites de la vieillesse. En effet, Baltimore, comme Washington,

New-York et autres principales cités du littoral américain, était dans-la catégorie des villes surélevées', mais auxquelles il resterait assezd'air pour la consommation quotidienne de leurs habitants.

J.-T.Maston avait donc pu gagner une retraite mystérieuse et sedérober ainsi aux fureurs de l'indignation publique. C'est ainsi quel'existence de ce grand troubleur des Mondes fut sauvée par le dé-

vouement d'une femme aimante. Du reste, plus que quatre jours à

attendre — quatre jours! — avant que les projets de Barbicane and

Co fussent à l'état de faits accomplis!On le voit, l'avis pressant avait été entendu autant qu'il le pou-

vait être. Si, au début, il y avait eu quelques sceptiques au sujet des

catastrophes prédites, il n'yen avait plus. Les gouvernementss'étaient hâtés de prévenir ceux de leurs nationaux — on petit nombre

relativement — qui allaient être surélevés dans des zones d'airraréfié; puis, ceux, en nombre plus considérable, dont le territoireserait envahi par les mers.

En conséquence de ces avis, transmis par télégrammes à traversles cinq parties du monde, commença une émigration telle quejamais on n'en vit de semblable — même à l'époque des migrations

aryennes dans la direction de l'est à l'ouest. Ce fut un exode com-prenant en partie les rameaux des races hottentotes, mélanésiennes,nègres, rouges, jaunes, brunes et blanches.

Malheureusement, le temps manquait. Les heures étaient comp-tées. Avec quelques mois de répit, les Chinois auraient pu aban-donner la Chine, les Australiens l'Australie, les Patagons la Pata-gonie, les Sibériens les provinces sibériennes, etc., etc.

Mais, comme le danger était localisé, maintenant que l'on con-naissait les points du globe à peu près indemnes, l'épouvante fut,moins générale. Quelques provinces, certains États même, commen-cèrent à se rassurer. En un mot, sauf dans les régions menacées

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L'intérieurdu canon. (Page 173.)

directement, il ne resta plus que cette appréhensionbien naturelle

que ressent tout être humain à l'attente d'un effroyable choc.

Et, pendant ce temps, Alcide Pierdeux de se répéter en gesticulant

comme un télégraphe des anciens temps:Mais comment diable le président Barbicane parviendrait-il.à fa-

briquer un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-

sept? Satané Maston ! Je voudrais bien le rencontrer pour lui pousser

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Les chantiers du Kilimandjaro. (Page 173.)

une colle à ce sujet! Ça ne biche avec rien de sensé, rien de raison-nable, et c'est par trop catapultueux! »

Quoiqu'il en fût, l'insuccès de l'opération, c'était là l'uniquechance que certaines parties du globe terrestre eussent encored'échapper à l'universelle catastrophe!

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XVII

CE QUI S'EST FAIT AU KILIMANDJARO PENDANT HUIT MOIS DE CETTEANNÉE MÉMORABLE.

Le pays de Wamasai est situé dans la partie orientale de l'Afriquecentrale, entre

-

la côte de Zanguebar et la région des grandslacs, oùleVictoria-Nyanza et le Tanganiyka forment autant demers.intérieures.Sronleconnaît en partie, c'est qu'il a été visité parl'anglais Johnston, le comte Tékéli et le docteurallemand Meyer.

Cette contrée montagneuse se trouve sous la souverainetédu sultanBâli-Bâli, dont le peuple est composé de trente à quarante millenègres. :

A trois degrés au-dessous de l'Equateur, se dresse la chaîne du

Kilimandjaro, qui projette ses plus hautes cimes — entre autres celle

du Kibo— à une altitude de 5704 mètres'. Cet important massifdomine, vers le sud, le nord et l'ouest, les vastes et fertiles plainesdu Wamasai, en se reliant avec le lac Victoria-Nyanza, à traversles régions du Mozambique.-

-A quelques lieues au-dessous des premières rampes du Kilimand-jaro, s'élève la bourgade deKisongo, résidence habituelle du sultan.Cette capitale n'est, à vrai dire, qu'un grand village. Elle est occu-

-

pée par une population très douée, très intelligente, travaillantautant par elle-même que par ses-esclaves, sous le joug de ferquelui impose Bâli-Bâli.

Ce sultan passe à juste titre pour l'un des plus remarquablessouverains de ces peuplades de l'Afrique centrale, qui s'efforcent

1. Près de 1000 mètres de plus que le Mont-Blanc.

(

Page 183: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

d'échapper à l'influence, ou, pour être plus juste, à la domination an-glaise.

C'est à Kisongo que le président Barbicane et le capitaine Nicholl,uniquement accompagnés de dix contremaîtres dévoués à leurentreprise, arrivèrent dès la première semaine du mois de janvierde la présente année.

En quittant les États-Unis-départquine fut connuque de Mrs Evan-gélina Scorbitt et de J.-T. Maston — ils s'étaient embarqués à New-York pour le cap de Bonne-Espérance, d'où un navire les transportaà Zanzibar, dans l'île de ce nom. Là, une barque, secrètement frétée,les conduisit au port de.Mombas, sur le littoral africain, de l'autrecôté du canal. Une escorte, envoyée par le sultan, les attendait dans

ce port, et, après un voyage difficile pendant une centaine de lieuesà travers cette région tourmentée, obstruée de forêts, coupée de rios,trouée de marécages, ils atteignirent la résidence royale.

Déjà, après avoir eu connaissance des calculs de J.-T. Maston, le

président Barbicane s'était mis en rapport avec Bâli-Bâli par l'en-tremise d'un explorateur suédois, qui venait de passer quelques

années dans cette partie de l'Afrique. Devenu l'un de ses plus chauds

partisans depuis le célèbre voyage du président Barbicane autour de

la Lune — voyage dont le retentissement s'était propagé jusqu'en

ces. pays lointains—le sultan s'était pris d'amitié pour l'audacieuxYankee. Sans dire dans quel but, Impey Barbicane avait aisémentobtenu du souverain du Wamasai l'autorisation d'entreprendre des

travaux importants à la base méridionale du Kilimandjaro. Moyen-

nant une somme considérable, évaluée à trois cent mille dollars,Bâli-Bâli s'était engagé à lui fournir tout le personnel nécessaire. En

outre, il l'autorisait à faire ce qu'il voudrait du Kilimandjaro. Il pou-vait disposer à sa fantaisie de l'énorme chaîne, la raser, s'il en avaitl'envie, l'emporter, s'il en avait le pouvoir. Par suite d'engagementstrès sérieux, auxquels le sultan trouvait son compte, la North PolarPractical Association était, propriétaire de la montagne africaine aumême titre qu'elle l'était du domaine arctique.

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L'accueil que le président Barbiçane et son collègue reçurent à

Kisongo fut des plus sympathiques. Bâli-Bâli éprouvait une admi-ration voisine de l'adoration pour ces deux illustres voyageurs,qui s'étaient lancés à travers l'espace, afin d'atteindre les régions cir-cumlunaires. En outre, il ressentait une extraordinaire sympathie

envers les auteurs des mystérieux travaux qui allaient s'accomplirdans son royaume. Aussi promit-il aux Américains un secret absolu

- tant de sa part que de celle de ses sujets, dont le concours leurétait assuré. Pas un seul des nègres, qui travailleraient aux chan-tiers, n'aurait droit de les quitter mêmeun jour, sous peine des plusraffinés supplices.

Voilà pourquoi l'opération fut enveloppée d'un mystère que les plussubtils agents de l'Amérique et de l'Europe ne purent pénétrer. Si cesecret avait été enfin découvert, c'est que le sultan s'était relâchéde sa sévérité, après l'achèvement des travaux, et qu'il y a partoutdes traîtres ou des bavards- même chez les nègres. C'est de la sorte

que Richard W. Trust, le consul de Zanzibar, eut vent de ce qui sefaisait au Kilimandjaro. Mais, alors, à cette date du 13 septembre, il

était trop tard pour arrêterle président Barbicane dans l'accomplis-

sement deses projets.Et, maintenant, pourquoi Barbicane and Co avait-il choisi le

Wamasai comme théâtre de son opération? C'est d'abord parce

que le pays lui convenait en raison de sa situation en cette partie peuconnue de l'Afrique et de son éloignement des territoires habituelle-

ment visités par les voyageurs. Puis, le massif du Kilimandjaro luioffrait toutes les qualités de solidité et d'orientationnécessaires àson œuvre. De plus, à la surface du pays, se trouvaient lesmatières premières dont il avait précisément besoin, et dans des

,conditions particulièrement pratiques d'exploitation.

Justement, quelques mois avant de quitter les États-Unis, le prési-

dent Barbicane avait appris de l'explorateur suédois qu'au pied de

la chaîne du Kilimandjaro, le fer et la houille étaient abondamment

répandus à l'affleurement du sol. Pas de mines à creuser, pas de

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gisements à rechercher à quelques milliers de pieds dans l'écorce

terrestre. Du fer et du charbon, il n'y avait qu'à se baisser pour enprendre, et en quantités certainement supérieures à la consommation

prévue par les devis. En outre, il existait, dans le voisinage de la

montagne, d'énormes gisements de nitrate de soude et de pyrite de

fer, nécessaires à la fabrication de la méli-mélonite.

Le président Barbicane et le capitaine Nicholl n'avaient donc

amené aucun personnel avec eux, si ce n'est dix contremaîtres,dont ils étaient

-

absolument sûrs. Ceux-ci devaient diriger les dix

mille nègres, mis à leur dispositionpar Bâli-Bâli, auxquels incombait*la tâche de fabriquer le canon-monstre et son non moins monstrueux

projectile.Deux semaines après l'arrivée du président Barbicane et de son

collègue au Wamasai, trois vastes chantiers étaient établis à la

base méridionale du Kilimandjaro, l'un pour la fonderie du canon,l'autre pour la fonderie du projectile, le troisième pour la fabrication

de la méli-mélonite.

Et d'abord, comment le président Barbicane avait-il résolu ce pro-blème de fondre un canon de dimensions aussi colossales? On va le

voir, et l'on comprendra, en même temps, que la dernière chance de

salut, tirée de la difficulté d'établir un pareil engin, échappait auxhabitants des deux Mondes.

En effet, fondre un canon égalant un million de fois en volumele canon de vingt-sept, c'eût été un travail au-dessus des forceshumaines. On a déjà de sérieuses difficultés pour fabriquer lespièces de quarante-deux centimètres qui lancent des projectiles de

sept cent quatre-vingts kilos avec deux cent soixante-quatorze kilo-

grammes de poudre. Aussi Barbicane et Nicholl n'y avaient-ils pointsongé. Ce n'était pas un canon, pas même un mortier, qu'ils préten-daient faire, mais tout simplementune galerie percée dans le massifrésistant du Kilimandjaro, un trou de mine, si l'on veut.

Evidemment, ce trou 'de mine, cette énorme fougasse, pouvaitremplacer un canon de métal, une Colombiad gigantesque, dont

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la fabrication eût été aussi coûteuse que difficile, et à laquelle il

aurait fallu donner une épaisseur invraisemblable pour prévenirtoute chance d'explosion. Barbicane and Co avait toujours eu lapensée d'opérer de cette façon, et, si le carnet de J.-T. Maston men-tionnait un canon, c'est que c'était le canon de vingt-sept qui avaitété pris pour base de ses calculs.

En conséquence, un emplacement fut de prime abord choisi à unehauteur de cent pieds sur le revers méridional de la chaîne, au bas de

laquelle se développent des plaines à perte de vue. Rien ne pourraitfaire obstacle au projectile, quand il s'élancerait hors de cette « âme »

forée dans le massif du Kilimandjaro.

Ce fut avec une précision extrême, et non sans un rude travail, quel'on creusa cette galerie. Mais Barbicane put aisément construire des

perforatrices, qui sont des machines relativement simples, et lesactionner au moyen de l'air comprimé par les puissantes chutesd'eau de la montagne. Ensuite, les trous percés par les forets des per-foratrices, furent chargés de méli-mélonite. Et il ne fallait pas moins

que ce violent explosif pour faire éclater la roche, car c'était unesorte de syénite extrêmement dure, formée de feldspath orthose etd'amphibolehornblende. Circonstance favorable, au surplus, puisquecette roche aurait à résister à l'effroyable pression développée parl'expansion des gaz. Mais, la hauteur et l'épaisseur de la chaîne du

Kilimandjarosuffisaient à rassurer contre tout lézardement ou cra-quement extérieur.

Bref, les milliers de travailleurs, conduits par les dix contre-maîtres, sous la haute direction du président Barbicane, s'appli-quèrent avec tant de zèle, avec tant d'intelligence, que l'œuvre fut

menée à bonne fin en moins de six mois.

La galerie mesurait vingt-sept mètres de diamètre sur six centsmètres de profondeur. Comme il importait que le projectilepût glisser

sur une paroi parfaitement lisse, sans rien laisser perdre des gaz de

la déflagration, l'intérieur en fut blindé avec un étui de fonte parfai-tement alésé.

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En réalité, ce travail était autrement considérable que celui de lacélèbre Columbiad de Moon-City, qui avait envoyé le projectile d'alu-minium autour de la Lune. Mais qu'y a-t-il donc d'impossible auxingénieurs du monde moderne?

Tandis que le forage s'accomplissait au flanc du Kilimandjaro, les

ouvriers ne chômaient pas au second chantier. En même temps quel'on construisait la carapace métallique, on s'occupait de fabriquerl'énorme projectile.

Rien que pour cette fabrication, il s'agissait d'obtenir une masse de

fonte cylindro-conique, pesant cent quatre-vingt millions de kilo-

grammes, soit cent quatre-vingt mille tonnes.On le comprend, jamais il n'avait été question de fondre ce projec-

tile d'un seul morceau. Il devait être fabriqué par masses de mille

tonnes chacune, qui seraient hissées successivement à l'orifice de

la galerie, et disposées contre la chambre où serait préalablemententassée la méli-mélonite. Après avoir été boulonnés entre eux, cesfragments ne formeraient qu'un tout compacte, qui glisserait sur lesparois du tube intérieur.

-Nécessitéfut donc d'apporter au second chantierenviron quatre cent

mille tonnes de minerai, soixante-dixmille tonnes de castine et quatrecent mille tonnes de houille grasse, que l'on transforma d'abord endeuxcent quatre-vingt mille tonnes de coke dans des fours. Commeles gisements étaient voisins du Kilimandjaro, ce ne fut presque qu'uneaffaire de charrois.

Quant à la construction des hauts-fourneaux pour obtenir latransformationdu minerai en fonte, là surgit peut-être la plus grandedifficulté. Toutefois, au bout d'un mois, dix hauts-fourneaux detrente mètres étaient en état de fonctionner et de produire chacun

, cent quatre-vingts tonnes par jour. C'était dix-huitcentstonnes pourvingt-quatre heures, cent quatre-vingt mille après centjournées detravail.

Quant' au troisième chantier, créé pour la fabrication de la méli-mélonite, le travail s'y fit aisément, et dans des conditions de secret

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telles que, la composition de cet explosif n'a pu être encore défini-tivement déterminée.

Tout avait marché à souhait. On n'eût pas procédé avec plus desuccès dans les usines du Creusot, de Cail, d'Indret, de la Seyne,de Birkenhead, de Woolwich ou de Côckerill. A peine comptait-on unaccident par trois cent mille francs de travaux.

On peut le croire, le sultan était ravi. Il suivait les opérations avecune infatigable assiduité. Et on imagine aisément si la présence de

sa redoutable Majesté était de nature à stimuler le zèle de ses fidèles

sujets!Parfois, lorsque Bâli-Bâli demandait à quoi servirait toute cette

besogne:« Il s'agit d'une œuvre qui doit changer la face du monde! lui ré-

pondait le président Barbicane.

— Une œuvre qui assurera au sultan Bâli-Bâli, ajoutait le capitaineNicholl, une gloire ineffaçable entre tous les rois de l'Afrique orien-tale! »

Si le sultan en tressaillait dans son orgueil de souverain du Wa-masai, inutile d'insister.

A la date du 29 août, les travaux étaient entièrement terminés. Lagalerie, forée au calibre voulu, était revêtue de son âme lisse sur unelongueur de six cents mètres. Au fond étaient entassées deux mille

tonnes de méli-mélonite, en communication avec la boîte au fulmi-

nate. Puis venait le projectile, long de cent cinq mètres. En défal-

quant la place occupée par la poudre et le projectile, il resterait à

celui-ci encore quatre cent quatre-vingt-douze mètres à parcourirjusqu'à la bouche, ce qui assurerait tout son effet utile à la pousséeproduite par l'expansion des gaz.

Cela étant, une première question se posait — question de purebalistique: le projectile dévierait-il de la trajectoire, qui lui était

assignée par les calculs de J.-T. Maston? En aucune façon. Les cal-

culs étaient corrects. Ils indiquaient dans quelle mesure le projectile

devait dévier vers l'est du méridien du Kilimandjaro, en vertu de la

Page 189: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Le sultan suivait les travauxavec une infatigable assiduité. (Page 176.)

rotation de la Terre sur son axe, et quelle était la forme de la courbe

hyperbolique qu'il décrirait en vertu de son énorme vitesse initiale.Seconde question: Serait-il visible pendant son parcours? Non,

car, au sortir de la galerie, plongé dans l'ombre de la. Terre, on nepourrait l'apercevoir, et, d'ailleurs, par suite de sa faible hauteur, il

aurait une vitesse angulaire très considérable. Une fois rentré dansla zone de lumière, la faiblesse de son volume le déroberaitaux plus

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puissantes lunettes, et, à plus forte raison, quand, échappé auxchaînes de l'attraction terrestre, il graviterait éternellement autourdu soleil.

Certes, le président Barbicane et le capitaine Nicholl pouvaientêtre fiers de l'opération qu'ils venaient de conduire ainsi jusqu'à sondernier terme!

Pourquoi J.-T. Maston n'était-il pas là pour admirer la bonneexécution des travaux, digne de la précision des calculs qui les avaientinspirés?. Et, surtout, pourquoi serait-il loin, bien loin, trop loin!quand cette formidable détonation irait réveiller les échos jusqu'auxextrêmes horizons de l'Afrique?

En songeant à lui, ses deux collègues ne se doutaient guère que le

secrétaire du Gun-Club 'avait dû fuir Balistic-Cottage, après s'êtreévadé de la prison de Baltimore, et qu'il en était réduit à se cacher

pour sauvegarder sa précieuse existence. Ils ignoraient à quel degré

l'opinion publique était montée contre les ingénieurs de la NorthPolar Practical Association. Ils ne savaient point qu'ils auraient été

massacrés, écartelés, brûlés à petit feu, s'il avait été possible de sesaisir de leur personne. Vraiment, à l'instant où le coup partirait, il

était heureux qu'ils ne pussent être salués que par les cris d'une peu-plade de l'Afrique orientale!

« Enfin! dit le capitaine Nicholl au président Barbicane, lorsque,

dans la soirée du 22 septembre, tous deux se prélassaient devant leur

œuvre parachevée. *

— Oui!. enfin!. Et aussi: ouf! fit Impey Barbicane en poussant

un soupir de soulagement.

— Si c'était à recommencer.

— Bah!. Nous recommencerions!— Quelle chance, dit le capitaine Nicholl, d'avoir eu à notre dis-

position cette adorable méli-mélonite !.— Qui suffirait à vous illustrer, Nicholl!

— Sans doute, Barbicane, répondit modestement le capitaine

Nicholl.Maissavez-vous combien il aurait fallu creuser de galeries

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dans les flancs du Kilimandjaro pour obtenir le même résultat, si nousn'avions eu que du fulmi-coton, pareil à celui qui a lancé notre pro-jectile vers la Lune?

— Dites, Nicholl.

— Cent quatre-vingts galeries. Barbicane!

— Eh bien! nous les aurions creusées, capitaine!

— Et cent quatre-vingts projectiles de cent quatre-vingt milletonnes!

— Nous les aurions fondus, Nicholl! »

Allez doncfaire entendre -raison à des hommes de cette trempe!Mais, quand des artilleurs ont fait le tour de la Lune, de quoi neseraient-ils pas capables?o Q 0 G q Go0 8_0CI 0Ii

Et, le soir même, quelques heures seulement avant la minuteprécise indiquée pour le tir, tandis que le président Barbicane et le

capitaine Nicholl se congratulaient ainsi, Alcide Pierdeux, renfermédans son cabinet à Baltimore, poussait le cri du Peau-Rouge endélire. Puis, se relevant brusquement de la table où s'empilaient desfeuilles couvertes de formules algébriques, il s'écriait:

« Coquin de Maston!. Ah! l'animal!. M'aura-t-il fait potasser sonproblème!. Et comment n'ai-je pas découvert cela plus tôt!. Nomd'un cosinus!. Si je savais où il est en ce moment, j'irais l'inviter à

souper, et nous boirions un verre de champagne au moment même où

tonnera sa machine à tout casser! »

Et, après un de ces hululements de sauvage, avec lesquels il

accentuait ses parties de whist :

« Le vieux maboul!. Bien sûr, il avait son coup de pulvérin, quandil a calculé le canon du Kilimandjaro!. Il lui en aurait fallu biend'autres. et c'était la condition sine quâ non — ou sine canon,comme nous aurions dit à l'École! ».

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XVIII

DANS LEQUEL LES POPULATIONS DU WAMASAI ATTENDENT QUE LE

PRÉSIDENT BARBICANE CRIE FEU! AU CAPITAINE NICHOLL.

On était au soir du 22 septembre, -- date mémorable à laquellel'opinionpublique assignait une influence aussi néfaste qu'à celle du

1er janvier de l'an 1000.

Douzeheures après le passage du soleil au méridien du Kilimand-

jaro, c'est-à-dire à minuit, le feu devaitêtre mis au terrible engin

par la main du capitaine Nicholl.

Il convient de mentionnerici que, le Kilimandjaro étant par trente-cinq degrés à l'est du méridien de Paris, et Baltimore à soixante-dix-neuf degrésà l'ouest dudit méridien, cela constitue une différencede cent quatorze degrés, soit entre les deux lieux quatre cent cin-quante-six minutes de. temps, ou sept heures vingt-six. Donc, au mo-ment précis où s'effectuerait le tir, il serait cinq heures vingt-quatreaprès midi dans lagrande cité du Maryland.

Le temps était magnifique. Le soleil venait de se couchersurlesplaines du Wamasai, derrière un horizon de toute pureté. On nepouvait souhaiter une plus belle nuit, ni plus calme ni plus étoilée,

pour lancer un projectile à travers l'espace. Pas un nuage ne se mé-

langerait aux vapeurs artificielles, développées par la déflagration de

la méli-mélonite.Qui sait? Peut-être le président Barbicane et le capitaine Nicholl

regrettaient-ilsde ne pouvoir prendre place dans le projectile! Dès la

première seconde, ils auraient franchi deux mille huit cents kilo-

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mètres! Après avoir pénétré les mystères du monde sélénite, ilsauraient pénétré les mystèresdu monde solaire, et dans des conditions

autrement intéressantes que ne l'avait fait le Français Hector Serva-dac, emporté à la surface de la comète Gallia1 !

Le sultan Bâli-Bâli, les plus grands personnages de sa cour, c'est-à-dire son ministre des finances et son exécuteur des hautes-œuvres,puis le personnel noir qui avait concouru au grand travail, étaientréunis pour suivre les diverses phases du tir. Mais, par prudence,

tout ce monde avait pris position à trois kilomètresde la galerie forée

dans le Kilimândjaro, de manière à n'avoir rien à redouter de l'ef-froyable poussée des couches d'air.

-

Alentour, quelques milliers d'indigènes, partis de Kisongo et des

bourgades disséminées dans le sud de la province, s'étaient em-pressés

— par ordre du sultan Bâli-Bâli - de venir admirer cesublime spectacle.

Un fil, établientre une batterie électrique et le détonateur de ful-minate placé au fond de la galerie, était prêt à lancer le courant qui

ferait éclater l'amorce et provoquerait la déflagration de la méli-mélonite.

Comme prélude, un excellent repas avait rassemblé à la même tablele sultan, ses hôtes américains et les notables de sa capitale-le toutauxfrais de Bâli-Bâli, qui fit d'autant mieux les choses que ces fraisdevraient lui être remboursés par la caisse de la Société Barbicaneand Co.

Il était onze heures, lorsque ce festin, commencé à sept heureset demie, se termina par un toast que le sultan porta aux ingénieursde laNorthPolar PracticalAssociation et au succès de l'entre-prise.

Encore une heure, et la modification des conditions géographiqueset climatologiques de la Terre serait un fait accompli.

Le président Barbicane, son collègue et les dix contremaîtres

1.Hector Servadac, du même auteur.

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vinrent alors se placer autour de la cabane à l'intérieur de laquelle- était montéela batterie électrique. ° -

Barbiçane, son chronomètre à la main, comptait les minutes — etjamais elles ne lui parurent si longues — de ces minutes qui semblent,non des années mais des siècles!

A minuit moinsdix, le capitaine Nicholl et lui s'approchèrentdel'appareil que le fil mettait en communication avec la galerie du Kili-mandjaro.

Le sultan, sa cour, la foule des indigènes, formaient un immensecercle autour d'eux.

Il importait que le coup fût tiré au moment précis, indiqué parles calculs de J.-T. Maston, c'est-à-dire à l'instant où le Soleilcouperaitcette ligne équinoxiale qu'il ne quitterait plus désormais dans sonorbite apparente autour du sphéroïde terrestre. -

Minuit moins cinq! — Moins quatre!- Moinstrois!— Moins deux!- Moins une!.

Le président Barbicane suivait l'aiguille de sa montre, éclairée

par une lanterne que présentait un des contremaîtres, tandisque lecapitaineNicholl, son doigt levé sur le bouton de l'appareil, se tenaitprêt à fermer le circuit du courant électrique.

Plus que vingt secondes! — Plus que dix! — Plus que cinq! — Plusqu'une!.On n'eût pas saisi le plus léger tremblement dans la main de cet

impassible Nicholl. Son collègue et lui n'étaientpas plus émusqu'au moment où ils attendaient, enfermés dans leur projectile, que la

-Columbiad les envoyât dans les régions lunaires!

« Feu!. » cria le président Barbicane.Et l'index du capitaine Nicholl pressa le bouton.Détonation effroyable, dont les échos propagèrent les roulements

- jusqu'aux dernières limites de l'horizon du Wamasai. Sifflement

suraigu d'une masse, qui traversa la couche d'air sous lapousséede milliards de milliards de litres de gaz, développés par la défla-

gration instantanée de deux mille tonnes de méli-mélonite. On eût

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dit qu'il passait à la surface de la Terre un de. ces météores dans

lesquels s'accumulent toutes les violences de la nature. Et l'effet

n'en eût pas été plus terrible, quand tous les canons de toutes les

artilleries du globe se seraient joints à toutes les foudres duciel pourtonner ensemble !

XIX-f

DANS LEQUEL J.-T. MASTON REGRETTE PEUT-ÊTRE LE TEMPS

OÙ LA FOULE VOULAIT LE LYNCHER.

Les capitales des deuxMondes, et aussi les villes de quelque impor-

tance, et jusqu'aux bourgades plus modestes, attendaient au milieude l'épouvantement. Grâce aux journaux répandus à profusion, à.lasurface du globe, chacun,connaissait l'heure précise, qui correspon-daitau minuit du Kilimandjaro,situé par trente-cinq degrés est, sui-

vant la différence des longitudes.

Pour ne citer que les principalesvilles —le Soleil parcourant undegré par quatre minutes — c'était:

A ParisPb40m soir.A Pétcrsbourg 11 31 »

A Londres 9 30 »

A ROIne. 10 20 »

A Madrid. 9 15 »

A Berlin11 20 »

A Constantinople.11 26 »

A Calcutta. 3 04 matin.ANanking 5 05 »

Page 196: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

A Baltimore, on l'.a dit, douze heures après le passage du Soleil auméridien du Kilimandjaro, il était 5h24m du soir.

Inutile d'insister sur les affres qui se produisirent à cet instant.La plus puissante des plumes modernes ne saurait les décrire —même avec le style de l'école décadente et déliquescente.

Que les habitants de Baltimore ne courussent pas le danger d'êtrebalayés par le mascaret des mers déplacées, soit! Qu'il ne s'agît

pour eux que de voir la baie de la Cheasapeake se vider et le capHatteras, qui la termine, s'allonger comme une crête de montagneau-dessus de l'Atlantique mis à sec, d'accord! Mais la ville, commetant d'autres non menacées d'émersion ou d'immersion, ne serait-elle pas renversée par la secousse, ses monuments anéantis, sesquartiers engloutis au fond des abîmes qui pouvaient s'ouvrir à lasurface du sol? Et ces craintes n'étaient-elles pas trop justifiées pources diverses parties du globe, que ne devaient pas recouvrir les eauxdénivelées?

Si, évidemment.Aussi, tout être humain sentit-il le frisson de l'épouvante se

glisser jusqu'à la moelle de ses os pendant cette minute fatale. Oui!

tous tremblaient—un seul excepté: l'ingénieur Alcide Pierdeux. Letemps lui manquant pour faire connaître ce qu'un dernier travailvenait de lui révéler, il buvait un verre de Champagne dans un desmeilleurs bars de la ville à la santé du vieux Monde.

La vingt-quatrième minute après cinq heures, correspondant auminuit du Kilimandjaro, s'écoula.

A Baltimore. rien!A Londres, à Paris, à Rome, à Constantinople, à Berlin, rien!.Pas

le moindre choc!

M. John Milne, observant à la mine de houille de Takoshima(Japon) le tromomètre 1 qu'il y avait installé, ne remarqua pas le

1. Le tromomètre est une sorte de pendule dont les oscillations dénotent les mou-vements microsismiques de l'écorce terrestre. A l'exemple du Japon, beaucoup d'autrespays ont installé de semblables appareils près des mines grisouteuses.

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Page 199: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

moindre mouvement anormal dans l'écorce terrestre en cette partiedu monde.

Enfin, à Baltimore, rien non plus. D'ailleurs, le ciel était nuageuxet, la nuit venue, il fut impossible de reconnaître si le mouvementapparent des étoiles tendait à se modifier — ce qui eût indiqué unchangement de l'axe terrestre.

Quelle nuit passa J.-T. Maston dans sa retraite, inconnue de tous,sauf de Mrs Evangélina Scorbitt! Il enrageait, le bouillant artilleur!Il ne pouvait tenir en place! Qu'il lui tardait d'être plus âgé de

quelques jours, afin de voir si la courbe du Soleil était modifiée

- preuve indiscutable de la réussite de l'opération. Ce change-

ment, en effet, n'aurait pu être constaté le matin du 23 septembre,puisque, à cette date, l'astre du jour se lève invariablement à l'est

pour tous les points du globe.

Le lendemain, le Soleil parut sur l'horizon comme il avait l'habi-tude de le faire.

Les délégués européens étaient alors réunis sur la terrasse de leurhôtel. Ils avaient à leur disposition des instruments d'une extrêmeprécision qui leur permettaient de constater si le Soleil décrivaitrigoureusement sa courbe dans le plan de l'Equateur.

Or, il n'en était rien, et, quelques minutes après son lever, le disqueradieux inclinait déjà vers-l'hémisphère austral.

Rien n'était donc changé à sa marche apparente.Le major Donellan et ses collègues saluèrent le flambeau céleste

par des hurrahs enthousiastes et lui firent «une entrée » comme on dit

au théâtre. Le ciel était superbe alors, l'horizon nettement dégagé des

vapeurs de la nuit, et jamais le grand acteur ne se présenta surune plus belle scène dans de telles conditions de splendeur devant unpublic émerveillé!

« Et à la place même marquée par les lois de l'astronomie!.s'écria Eric Baldenak.

— De notre ancienne astronomie, fit observer Boris Karkof, etque ces insensés prétendaient anéantir!

Page 200: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Ils en seront pour leurs frais et leur honte! ajouta JacquesJansen, par la bouche duquel la Hollande semblait parler toutentière.- Et le domaine arctique resteraéternellementsous les glaces quile recouvrent! riposta le professeur Jan Harald.

— Hurrah pour le Soleil! s'écria le major Donellan. Tel il est, tel ilsuffit au besoin du Monde!- Hurrah!. Hurrah! » répétèrentd'une seule voix lesreprésentants

de la vieille Europe.C'est alors que Dean Toodrink, qui n'avait rien dit jusqu'alors, se

signala par cette observation assez judicieuse:« Mais ils n'ont peut-être pas tiré?.—Pas tiré?. s'exclama le major. Fasse le ciel qu'ils aient tiré,

au contraire, et plutôt deux fois qu'une! »

Etc'estprécisément ce que se disaient J.-T. MastonetMrs Evangé-lina Scorbitt. C'est aussi ce que se demandaient les savants et lesignorants, unis cette fois par la logique de la situation.

C'est même ce que se répétait Alcide Pierdeux, en ajoutant:« Qu'ils aient tiré ou non, peu importe!. La Terre n'a pas cessé

de valser sur son vieil axe et de se balader comme d'habitude! »

Ensomme, on ignorait ce qui s'était passé au Kilimandjaro. Mais,

avant la fin de la journée, une réponse était faite à cette question

que se posait l'humanité.Une dépêche arriva aux États-Unis, et voici ce quecontenait cette

dernière dépêche, envoyée par Richard W. Trust, du consulat de

Zanzibar:Zanzibar, 23 septembre,

Sept heures vingt-sept minutes du matin.

« A John S. Wright, ministre d'État.

« Coup tiré hier soir minuit précis par engin foré dans revers méri-

« dional du Kilimandjaro.Passage de projectile avec sifflements épou-

« vantables. Effroyable détonation. Province dévastée par trombe

Page 201: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« d'air. Mer soulevée jusqu'au canal Mozambique. Nombreux navires

« désemparés et mis à la côte. Bourgades et villages anéantis. Tout

«va bien.

« RICHARD W. TRUST. »

Oui! tout allait bien, puisque rien n'était changé à l'état de choses,

sauf les désastres produits dans le Wamasai, en partie rasé parcette trombe artificielle,et les naufragesprovoqués par le déplacement

des couchesaériennes.Et n'en avait-il pas été ainsi, lorsque la fameuse

Columbiad avait lancé son projectile vers la Lune? La secousse, com-muniquée au sol de la Floride, ne s'était-elle pas fait sentir dans

un rayon de cent milles? Oui, certes! Mais, cette fois, l'effet avait dû

être centuplé.

Quoi qu'il en soit, la dépêche apprenait deux choses aux intéressésde l'Ancien et du Nouveau Continent:

1° Que l'énorme engin avait pu être fabriqué dans les flancs

mêmes du Kilimandjaro.2° Que le coup avait été tiré à l'heure dite.Et, alors, le monde entier poussa un immense cri de satisfaction,

qui fut suivi d'un immense éclat de rire.La tentative deBarbicanc and Co avait échoué piteusement! Les

formules de J.-T. Maston étaient bonnes à mettre au panier! LaNorth Polar Practical Association n'avait plus qu'à se déclarer enfaillite!

Ah ça! est-ce que, par hasard, le secrétaire du Gun-Club se seraittrompé dans ses calculs?

« Je croirais plutôt m'être trompée dans l'affection qu'il m'inspire! «

se dit Mrs Evangélina Scorbitt.Et, de tous, l'être humain le plus déconfit qui existât alors à

la surface du sphéroïde, c'était bien J.-T. Maston. Envoyantque rienn'avait été changé aux conditions-dans lesquelles se mouvait laTerre depuis sa création, il s'était bercé de l'espoir que quelque

Page 202: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

accident aurait pu retarder l'opération de ses collègues BarbicaneetNicholl.Mais, depuis la dépêche de Zanzibar, illuifallaitbienreconnaître

que l'opération avait échoué.Échoué!. Et les équations, les formules, desquelles il avait conclu

à la réussite de l'entreprise! Est-ce- donc qu'un engin, long desix cents mètres, large devingt-sept mètres, lançant un projectile decent quatre-vingt millions de kilogrammes sous la déflagration dedeux mille tonnes de méli-mélonite avec une vitesse initiale de deuxmille huit cents kilomètres, était insuffisantpour provoquer le dépla-

cement des Pôles?Non!. Ce n'était pas admissible!

Et pourtant!.Aussi, J.-T. Maston, en proie à une violenteexaltation, déclara-t-il

qu'il voulait quitter sa retraite. Mrs EvangélinaScorbitt essaya vai-nementde l'en empêcher. Non qu'elle eût à craindre pour sa viedésormais, puisque le danger avait pris fin. Mais les plaisanteriesqui seraient adressées au malencontreux calculateur, les quolibetsqu'on ne lui épargnerait guère, les lazzi qui pleuvraient sur son

œuvre, elle eût voulu les lui épargner!Et, chose plus grave, quel accueil lui feraient ses collègues du

Gun-Club?Ne s'en prendraient-ils pas à leur secrétaire d'un insuc-

cès qui les couvrait de ridicule? N'était-ce pas à lui, l'auteur des

-calculs, que remontait l'entière responsabilité de cet échec?

J.-T. Maston ne voulutrien entendre. Il résista aux supplications

comme aux larmes de" Mrs Evangélina Scorbitt. Il sortit de la mai-

son où il se tenait caché. Il parut dans les rues de Baltimore. Il fut- reconnu, et ceux qu'il avait menacés dans leur fortune et leur exis-

tence, dont il avaitperpétué les transes par l'obstination de sonmutisme, se vengèrent en le bafouant, en le daubant de mille ma-nières.

Il fallait entendre cesgaminsd'Amérique, qui en eussent remontré

aux gavroches parisiens!« Eh! va donc, redresseur d'axe!

,

Page 203: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Eh! va donc,rafistoleur d'horloges!

— Eh! va donc, rhabilleur de patraques! »

Bref, le déconfit, le houspillé secrétaire du Gun-Club fut contraintde rentrer à l'hôtel de New-Park, où Mrs Evangélina Scorbitt épuisa

tout le stock de ses tendresses pour le consoler. Ce fut en vain.

J.-T.Maston — à l'exemple de Niobé — noluit consolari, parce que

son canon n'avait pas produit sur le sphéroïde terrestre plus d'effet

qu'un simple pétard de la Saint-Jean!

Quinze jours s'écoulèrent dans ces conditions, et le Monde, remis

de ses anciennes épouvantes, ne pensait déjà plus aux projets de la

North Polar Practical Association.Quinze jours, et pas de nouvelles du président Barbicane ni du

capitaine Nicholl! Avaient-ils donc péri dans le contre-coup de l'ex-

plosion, lors des ravages produits à la surface de Wamasai ? Avaient-

ils payé de leurvie la plus immense mystificationdes temps modernes?Non!

Après la détonation, renversés tous deux, culbutés en même temps

que le sultan, sa cour et quelques milliers d'indigènes, ils s'étaientrelevés, sains et saufs..

« Est-ce que cela a réussi?. demandaBâli-Bâli, en se frottant lesépaules.

— En doutez-vous?— Moi. douter!. Mais quand saurez-vous?.— Dans quelques jours!»répondit le président Barbicane.Avait-il compris que l'opération était manquée Peut-être! Mais

jamais il n'eût voulu en convenir devant le souverain du Wamasai.Quarante-huit heures après, les deux collègues avaient pris congé

de Bâli-Bâli, non sans avoir payé une forte somme pour les dé-sastres causés à la surface de son royaume. Comme cette sommeentra dans les caisses particulières du sultan, et que ses sujets n'enreçurent pas un dollar, Sa Majesté n'eutpoint lieu de regretter cettelucrative affaire.

Puis, les deux collègues, suivis de leurs contremaîtres, gagnè-

Page 204: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Il fallait entendre ces gamins d'Amérique. (Page 190.)

rent Zanzibar, où se trouvait un navire en partance pour Suez. De

là, sous de faux noms, le paquebot des Messageries maritimes Mœris

les transporta à Marseille, le P.-L.-M. à Paris—sans déraille-

ment ni collision —le chemin de fer de l'ouest au Havre, et enfin le

transatlantique laBourgogne en Amérique.

En vingt-deux jours, ils étaient venus du Wamasai à New-York,

État deNew-York.-

Page 205: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Oui!. elle était la cause de ce désastre!. (Page 199.)

Et le 15 octobre, à trois heures après midi, tous deux frappaient àla porte de l'hôtel de New-Park.

Un instant après, ils se trouvèrent en présence de Mrs EvangélinaScorbitt et de J.-T. Maston.

Page 206: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

XX

QUI TERMINE CETTE CURIEUSE HISTOIRE AUSSI VÉRIDIQUE

QU'INVRAISEMBLABLE.

«Barbicane?.Nicholl?,..

- Maston!

— Vous?.— Nous! ))

Et, dans ce pronom, lancésimultanément par les deux collèguesd'un ton singulier, on sentait tout ce qu'il y avait d'ironie et de

reproches.J.-T Maston passa son crochet de fer sur son front. Puis, d'une

voix quisifflait entre ses lèvres — comme celle d'un aspic, eût ditPonson duTerrail:

« Votre galerie du Kilimandjaro avait bien six cents mètres surune largeur de vingt-sept? demanda-t-il.

— Oui!

- Votre projectile pesait bien cent quatre-vingt millions de kilo-

grammes?

- Oui!

- Etle tir s'est bien effectué avec deux mille tonnes de méli-mé-

lonite?

— Oui! »

Ces trois oui tombèrent comme des coups demassue sur l'occiputdeJ.-T. Maston.

« Alors je conclus. reprit-il.

- Comment?. demanda le président Barbicane.

Page 207: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

—Comme ceci, répondit J.-T. Maston: Puisque l'opération n'a pasréussi, c'est que la poudre n'a pas donné au projectile une vitesse

initiale de deux mille huit cents kilomètres!— Vraiment!. fit le capitaine Nicholl.

— C'est que votre méli-mélonite n'est bonne qu'à charger des pis-

tolets de paille! »

Le capitaine Nicholl bondit à ce mot, qui se tournait pour lui ensanglante injure.

a Maston! s'écria-t-il.

— Nicholl!

— Quand vous voudrez vous battre à la méli-mélonite.

— Non!. Au fulmi-coton!. C'est plus sûr! «

Mrs Evangélina Scorbitt dut intervenir pour calmer les deux iras-cibles artilleurs.

« Messieurs!. messieurs! dit-elle. Entre collègues!.. »

Et, alors, le président Barbicane prit la parole d'une voix plus

calme, disant:« A quoi bon récriminer? Il est certain que les calculs de notre

ami Maston devaient être justes, comme il est certain que l'explosifde notre ami Nicholl devait être suffisant! Oui!. Nous avons mis

exactement en pratique les données de la science.!. Et, cependant,l'expérience a manqué! Pour quelles raisons?. Peut-être ne le

saura-t-onjamais?.—Eh bien! s'écria le secrétaire du Gun-Club, nous la recommen-

cerons!— Et l'argent, qui a été depensé en pure perte! fit observer le

capitaine Nicholl.

— Et l'opinjon publique, ajouta Mrs Evangélina Scorbitt, qui nevous permettrait pas de risquer une seconde fois le sort du Monde!

— Que va devenir notre domaine circumpolaire ? répliqua le capi-taine Nicholl.

:..- A quel taux vont tomber les actions de la North Polar PracticalAssociation? » s'écria le président Barbicane.

Page 208: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

L'effondrement!. Il s'était produit déjà, et l'on offrait les titres

par paquetau prix du vieux papier.Tel fut le résultat final de cette opération gigantesque. Tel fut le

fiasco mémorable, auquel aboutirent les projets surhumains de Barbi-

cane and Co.

Si jamais la risée publique se donna libre carrièrepouraccablerde braves ingénieurs mal inspirés, si'jamais les articles fantaisistesdes journaux, les caricatures, les chansons, les parodies, eurent ma-tière à s'exercer, on peut affirmer que ce fut bien en cette occasion!Le président Barbicane, les administrateurs de la nouvelle Société,leurs collègues du Gun-Club, furent littéralement conspués. On lesqualifia parfois, de façon si. gauloise, que ces qualifications ne sau-raient être redites pas même en latin — pas même en volapük. L'Eu-

rope surtout s'abandonna à un déchaînement de plaisanteries tel queles Yankees finirent par en être scandalisés. Et, n'oubliant pas queBarbicane, Nicholl et Maston étaient d'origine américaine, qu'ilsappartenaient à cette célèbre association de Baltimore, peu s'en fallut

qu'ils n'obligeassent le gouvernement fédéral à déclarer la guerre à

l'ancien Monde.

Enfin, le dernier coup fut porté par une chanson française quel'illustre Paulus — il vivait encore à cette époque — mit à la mode.

Cette machine courut les cafés-concerts du monde entier.Voici quel était l'un des couplets les plus applaudis:

Pour modifiernotre patraque,Dont l'ancien axe se détraque,Ils ont fait un canon qu'on braque,Afin de mettre tout en vrac!C'est bien pour vous flanquer le trac!Ordre est donné pour qu'on les traque,

Ces trois imbéciles!.Mais.crac!Le coup est parti. Rien ne craque!Vive notre vieille patraque!

Enfin, saurait-on jamais à quoi était dû l'insuccès de cette

entreprise? Cet insuccès prouvait-il que l'opération était impossible

Page 209: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

à réaliser, que les forces dont disposent les hommes ne seront jamaissuffisantes pour amener une modification dans le mouvement diurnede la Terre, que jamais les territoires du Pôle arctique ne pourrontêtre déplacés en latitude pour être reportés au point où les banquises

et les glaces seraient naturellement fondues par les rayons solaires?On fut fixé à ce sujet, quelques jours après le retour du président

Barbicane et de son collègue aux États-Unis.

Une simple note parut dans le Temps du-17 octobre, et. le journalde M. Hébrard rendit au Monde le service de le renseigner sur cepoint si intéressant pour sa sécurité.

Cette note était ainsi conçue:« On sait quel a été le résultat nul de l'entreprise qui avait pour

but la création d'un nouvel axe. Cependantles calculs de J.-T. Maston,

reposant sur des données justes, auraient produit les résultats cher-chés, si, par suite d'une distraction inexplicable, ils n'eussent étéentachés d'erreur dès le début.

« En effet, lorsque le célèbre secrétaire du Gun-Club a pris pourbase la circonférence du sphéroïde terrestre, il l'a portée à quarantemille mètres au lieu de quarante mille kilomètres- ce qui a fausséla solution du problème.

« D'où a pu venir une pareille erreur?. Qui a pu la causer?.Comment un aussi remarquable calculateur a-t-il pu la commettre?.On se perd en vaines conjectures.

« Ce qui est certain, c'est que le problème de la modification del'axe terrestre étant correctement posé, il aurait dû être exactementrésolu. Mais cet oubli de trois zéros a produit une erreur de douzezéros au résultat final.

« Ce n'est pas un canon un million de fois gros comme le canon devingt-sept, ce serait un trillion de ces canons, lançant un trillion deprojectiles de cent quatre-vingt mille tonnes, qu'il faudrait pourdéplacer le Pôle de 23° 28', en admettant que la méli-mélonite eût lapuissance expansive que lui attribue le capitaine Nicholl.

Page 210: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« En somme, l'unique coup, dans les conditions où il a été tiré auKilimandjaro, n'a déplacé le pôle que de trois microns (3 millièmesdemillimètre), et il n'a fait varier le niveau de la mer au maximum

- que de neuf millièmes de micron!s( Quant au projectile, nouvelle petite planète, il appartient désor-

mais à notre système, où le retient l'attractionsolaire.

«Alcide PIERDEUX. »

Ainsi c'était une distraction de J.-T. Maston, une erreur de troiszéros au début de ses calculs, qui avait produit ce résultat humiliant

pour la nouvelle Société.Mais, si ses collègues du Gun-Club se montrèrent furieux

contre lui, s'ils l'accablèrent de leurs malédictions, il se fit dans le

public une.réaction en faveur du pauvre homme.Après tout, c'étaitcette faute qui avait été cause de tout le mal — ou plutôt de toutle bien, puisqu'elle avait épargné au monde la plus effroyable des

catastrophes.Il s'ensuit donc que les compliments arrivèrent de toutes parts,

avec des millions de lettres, qui félicitaient J.-T. Maston de s'êtretrompé de trois zéros!

J.-T Maston, plus déconfit, plus estomaqué que jamais,ne voulutrien entendre du formidable hurrah que la Terre poussait en sonhonneur. Le président Barbicane, le capitaine Nicholl, Tom Hunter

aux jambesde bois, le colonel Blomsberry, le fringant Bilsby et leurscollègues ne lui pardonneraientjamais.

Du moins, il lui restait Mrs Evangélina Scorbitt. Cette excellentefemme ne pouvait lui en vouloir.

Avant tout, J.-T. Maston avait tenu à refaire ses calculs, se refusantà admettre qu'il eût été-distrait à ce point.

Cela était pourtant! L'ingénieur Alcide Pierdeux ne s'était pastrompé. Et voilà pourquoi, ayant reconnu l'erreur au derniermoment,lorsqu'il n'avait plus le temps de rassurer ses semblables, cet origi-

nal gardait un calmesi parfait au milieu des transes générales! Voilà

Page 211: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

pourquoi il portait un toast au vieux monde, à l'heure où partait le

coup du Kilimandjaro.

Oui! Trois zéros oubliés dans la mesure de la circonférenceterrestre!.

Subitementalors le souvenir revint à J.-T. Maston. C'était au début

de son travail, lorsqu'il venait de se renfermer dans son cabinet de

Balistic-Cottage. Il avait parfaitement écrit le nombre 40000000

sur le tableau noir.A ce moment, sonnerie précipitée du timbre téléphonique!

J.-T. Maston se dirige vers la plaque. Il échange quelques mots

avec Mrs Evangélina Scorbitt. Voilà qu'un coup de foudre le ren-verse et culbute son tableau. Il se relève. Il commence à récrirele nombre à demi effacé dans la chute. Il avait à peine écrit les chiffres40000. quand le timbre résonne une seconde fois. Et, lorsqu'il se

remet au travail, il oublie les trois derniers zéros du nombre qui

mesure la circonférence terrestre!Eh bien! tout cela, c'était la faute à Mrs Evangélina Scorbitt. Si

elle ne l'eût pas dérangé, peut-être n'aurait-il pas reçu le contre-coupde la décharge électrique! Peut-être le tonnerre ne lui aurait-il pasjoué un de ces tours pendables, qui suffisent à compromettre toute

une existence de bons et honnêtes calculs!Quelle secousse reçutla malheureuse femme, lorsque J.-T. Maston

dut lui dire dans quelles circonstances s'était produite l'erreur!.Oui!. elle était la cause de ce désastre!. C'était par elle queJ.-T. Maston se voyait déshonoré pour les longues années qui lui res-taient à vivre, car on mourait généralement centenaire dans la véné-rable association du Gun-Club!

Et, après cet entretien, J.-T. Maston avait fui l'hôtel de New-Park.Il était rentré à Balistic-Cottage. Il arpentait son cabinet de travail,

se répétant:« Maintenant je ne suis plus bon à rien en ce monde!.— Pas même à vous marier?. » dit une voix que l'émotionrendait

déchirante!

Page 212: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

C'était Mrs Evangélina Scorbitt. Éplorée, éperdue, elle avait suiviJ.-T.Maston.

« CherMaston!.dit-elle.

- Eh bien! oui!. Mais à une condition. c'est que je ne feraiplus jamais de mathématiques !

— Ami, je les ai en horreur! » répondit l'excellente veuve.Et le secrétaire du Gun-Club fit de Mrs Evangélina Scorbitt

Mrs J.-T. Maston.

Quant à la note d'Alcide Pierdeux, quel honneur, quelle célébritéelle apporta à cet ingénieur et aussi à « l'École» en sa personne!Traduite dans toutes les langues, insérée dans tous les journaux, cettenote répandit son nom à travers le monde entier. Il arriva donc que le

père de la jolie Provençale, qui lui avait refusé la main de sa fille,

« parce qu'il était trop savant, » lut ladite note dans le Petit Mar-seillais. Aussi, après être parvenu à en comprendre la signification

sans aucun secours étranger, pris de remords et, en attendant mieux,envoya-t-il à son auteur une invitation à diner.

XXI

TRÈS COURT MAIS TOUT A FAIT RASSURANT POUR L'AVENIR

DU MONDE

Et, désormais, que les habitants de la Terre se rassurent! Le

président Barbicane et le capitaine Nicholl ne reprendront point leurentreprise si piteusement avortée. J.-T. Maston ne refera pas sescalculs, exempts d'erreur cette fois. Ce serait inutile. La note de

l'ingénieurAlcide Pierdeux a dit vrai. Ce que démontre la mécanique,ic'est que, pour produire un déplacement d'axe de 23°28', même avec

Page 213: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

la méli-mélonite, il faudrait un trillion de canons semblables à l'enginqui a été creusé dans le massif du Kilimandjaro. Or, notre sphéroïde

— toute sa surface fût-elle solide — est trop petit pour les contenir.Il semble ainsi que les habitants du globe peuvent dormir en

paix. Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, celaest au-dessus des efforts permis à l'humanité; il n'appartient pasaux hommes de rien changer à l'ordre établi par le Créateur dans le

système de l'Univers.

FIN

Page 214: Sens Dessus Dessous - Chemins de France
Page 215: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

TABLE

Pages,CHAP. J. — Où la Norlh PolarPractical Association lance un document

àtraverslesdeuxMondes. 1

- II. — Dans lequel les délégués anglais, hollandais, suédois, danois

et russe se présentent au lecteur.15- III. — Dans lequel se fait l'adjudicationdes régions du Pôle arctique. 32

- IV. — Dans lequel reparaissent de vieilles connaissances de nosjeuneslecteurs. 47

- V. — Et d'abord, peut-on admettre qu'il y ait des houillères près duPôle nord'? 56

- VI. — Dans lequel est interrompue une conversation téléphoniqueentreMrsScorbittetJ.-T.Maston. 67

- VII. — Dans lequel le président Barbicane n'en dit pas plus qu'il nelui convient d'en dire 82

- VIII. — « Comme dans Jupiter? » a dit le président du Gun-Club.. 98

- IX. — Dans lequel on sent apparaître un Deus ex machina d'originefrançaise1 103

- X. - Dans lequel diverses inquiétudes commencent peu à peu à sefaire jour 109

- XI.— Ce qui se trouve dans le carnet de J.-T. Maston, et ce qui nes'y trouveplus. 123

- XII. - Dans lequel J.-T. Maston continue héroïquement à se taire.. 131

- XIII. - A la fin duquel J.-T. Maston fait une réponse véritablementépique. 141

- XIV.Très court, mais dans lequel l'xprend une valeur géographique. 151

- XV. - Qui.contient quelques détails vraiment intéressants pour leshabitants du sphéroïdeterrestre. 152

- XVI. - Dans lequel le chœur des mécontents va crescendo et rinfor-zando. 163

Page 216: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Pages.CHAP. XVII. — Ce qui s'est fait au Kilimandjaro pendant huit mois de cette

année mémorable. 170

— XVIII. — Dans lequel les populations duWamasai attendent que le pré-sident Barbicane crie feu! au capitaine Nicholl. 180

— XIX. — Dans lequel J.-T. Maston regrette peut-être le temps où la foulevoulait lelyncher. 183

— XX. — Qui termine cette curieuse histoire, aussi véridique qu'invrai-semblable. 194

— XXI. — Très court, mais tout à fait rassurant pour l'avenir du Monde. 200

Page 217: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

LE CHEMIN DE FRANCEPubliéen 1887

PAR J. HETZEL ET Cio

Tous droits réservés

Page 218: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES —

Page 219: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

LES VOYAGES EXTRAORDINAIRESCOURONNÉS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LE

SUIVI DE GIL BRALTAR

41 DESSINS PAR ROUX ET 2 CARTES

BIBLIOTHÈQUED'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION

J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB

Page 220: Sens Dessus Dessous - Chemins de France
Page 221: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

LE CHEMIN DE FRANCE

Je me nomme Natalis Delpierre. Je suis né en 1761, àGratte-panche, un village de la Picardie. Mon père était cultivateur. Iltravaillait sur les terres du marquis d'Estrelle. Ma mère l'aidait deson mieux. Mes sœurs et moi, nous faisions comme ma mère. Mon

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père ne possédait aucun bien et ne devait jamais avoir rien en

propre. En même temps que cultivateur, il était chantre au lutrin,chantre «confiteor». Il avait une voix forte qu'on entendait du petitcimetière attenant à l'église. Il aurait donc pu être curé-ce quenous appelons un paysan trempé dans l'encre. Sa voix, c'est tout ceque j'ai hérité de lui, à peu près.

Mon père et ma mère ont travaillé dur. Ils sont morts dans lamême année, en 79. Dieu ait leur âme!

De mes deux sœurs, l'aînée, Firminie, à l'époque où se sont passéesles choses que je vais dire, avait quarante-cinqans, la cadette, Irma,quarante, moi, trente et un. Lorsque nos parents moururent, Firmi-nie était mariée à un homme d'Escarbotin, Bénoni Fanthomme,simple ouvrier serrurier, qui ne put jamais s'établir, quoique habile

en son état. Quant aux enfants, ils en avaient déjà trois en 81, et il

en est venu un quatrième quelques années plus tard. Ma sœur Irma

était restée fille et l'est toujours. Je ne pouvais donc compter ni

sur elle ni sur les Fanthomme pour me faire un sort. Je m'en suisfait un, tout seul. Aussi, sur mes vieux jours, ai-je pu venir en aideà ma famille.

Mon père mourut le premier, ma mère six mois après. Cela me fit

beaucoup de peine. Oui! c'est la destinée! Il faut perdre ceux qu'on

aime comme ceux. qu'on n'aime pas. Cependant, tâchons d'être de•

ceux qui sont aimés, quand nous partirons à notre tour.L'héritage paternel, tout payé, ne monta pas à cent cinquante livres

— les économies de soixante ans de travail! Cela fut partagé entre

mes sœurs et moi. Autant dire deux fois rien.Je me trouvais donc à dix-huit ans avec une vingtaine de pis-

toles. Mais j'étais robuste, fortement taillé, fait aux rudes travaux. Et

puis, une belle voix! Toutefois, je ne savais ni lire ni écrire. Je n'appris

que plus tard, comme vous le verrez. Et quand on ne commence

pas de bonne heure, on a bien du mal à s'y mettre. La manièred'exprimer ses idées s'en ressent toujours — ce qui ne paraîtra quetrop en ce récit.

Page 223: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Qu'allais-je devenir? Continuer le métier de mon père? Suer sur le

bien des autres pour récolter la misère au bout du champ? Tristeperspective, qui n'est pas pour tenter. Une circonstance vint déciderde mon sort.

Un cousin au marquis d'Estrelle, le comte de Linois, arriva certain

jour à Grattepanche. C'était un officier, un capitaine au régiment de

la Fère. Il avait un congé de deux mois et venait le passer chez sonparent. On fit de grandes chasses au sanglier, au renard, en battue,

au chien courant. Il y eut des fêtes avec du beau monde, de

belles personnes, sans compter la dame du marquis, qui était unebelle marquise.

Moi, dans tout cela, je ne voyais que le capitaine de Linois. Un

officier très franc de manières, qui vous parlait volontiers. Le goûtm'était venu d'être soldat. N'est-ce pas ce qu'il y a de mieux, quandil faut vivre de ses bras, et que les bras sont emmanchés à un corpssolide. D'ailleurs, de la conduite, du courage, aidé d'un peu de chance,il n'y a pas de raison pour rester en route, si l'on part du pied gauche,et si l'on marche d'un bon pas.

Avant 89, bien des gens s'imaginent qu'un simple soldat, fils de

bourgeois ou de paysan, ne pouvait jamais devenir officier. C'est

une erreur. D'abord, avec de la résolution et de la tenue, on arrivaitsous-officier, sans trop de peine. Ensuite, quand on avait exercé cetemploi pendant dix ans en temps de paix, pendant cinq ans en tempsde guerre, on se trouvait dans les conditions pour obtenir l'épaulette.De sergent on passait lieutenant, de lieutenant, capitaine. Puis.halte-là! Défense d'aller plus loin. De fait, c'était déjà beau.

Le comte de Linois avait souvent remarqué pendant les battues,

ma vigueur et mon agilité. Sans doute, je ne valais pas un chien pourle flair ou l'intelligence. Pourtant, dans lesgrands jours, il n'y avait

pas de rabatteur capable de m'en remontrer, et je détalais comme si

j'avais eu le feu aux trousses.

« Tu m'as l'air d'un garçon ardent et solide, me dit un jour lecomte de Linois.

Page 224: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Oui, monsieur le comte.

- Et fort des bras?.

- Je lève trois cent vingt.

- Mes compliments! »

Et ce fut tout. Mais ça ne devait pas en rester là, comme on va levoir.

A l'époque, il y avait dans l'armée une singulière coutume. On

sait comment s'opéraient les engagements pour le métier de soldat.Chaque année, des raccoleurs venaient fureter à travers le pays. Ils

vous faisaient boire plus que de raison. On signait un papier, quand

on savait écrire. On y mettait sa croix, quand on ne savait que croiserdeux bâtons l'un sur l'autre. C'était tout aussi bon que la signature.Puis, on touchait une couple de cents livres qui étaient bues avantmême d'avoir été empochées, on faisait son sac, et on allait se faire

casser la tête pour le compte de l'État.

Or, cette façon de procéder n'aurait jamais pu me convenir. Sij'avais le goût de servir, je ne voulais pas me vendre. Je pense queje serai compris de tous ceux qui ont quelque dignité et le respectd'eux-mêmes.

Eh bien, en ce temps-là, lorsqu'un officier avait obtenu un congé,il devait, aux termes des règlements, ramener à son retour une oudeux recrues. Les sous-officiers, eux aussi, étaient tenus à cetteobligation. Le prix de l'engagement variait alors de vingt à vingt-cinq livres.

Je n'ignorais rien de tout cela, et j'avais mon projet. Aussi, lorsquele congé du comte de Linois toucha à sa fin, j'allai hardiment lui

demander de me prendre comme recrue.

« Toi? fit-il.

— Moi, monsieur le comte.

- Quel âge as-tu?

— Dix-huit ans.

— Et tu veux être soldat?

— Si ça vous plaît.

Page 225: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Ce n'est pas si ça me plaît, c'est si ça te plaît à toi!

— Ça me plaît.

— Ah! l'appât des vingt livres?.

.— Non, l'envie de servir mon pays. Et, comme j'aurais honte de

me vendre, je ne prendrai pas vos vingt livres.

— Commentte nommes-tu?

— Natalis Delpierre.

— Eh bien, Natalis, tu me vas.

— Enchanté de vous aller, mon capitaine.

— Et si tu es d'humeur à me suivre, tu iras loin!

— On vous suivra tambour battant, mèche allumée.

— Je te préviens que je vais quitter le régiment de la Fère pourm'embarquer. Ça ne te répugne pas, la mer?

— Aucunement.

— Bon! tu la passeras. — Sais-tu que l'on faitla guerre là-bas

pour chasser les Anglais de l'Amérique?— Qu'est-ce que c'est, l'Amérique? »

En vérité, je n'avais jamais entendu parler de l'Amérique!« Un pays au diable, répondit le capitaine de Linois, un pays qui se

bat pour conquérir son indépendance! C'est là que, depuis deux ansdéjà, le marquis de Lafayette a fait parler de lui. Or, l'an dernier, le

roi Louis XVI a promis le concours de ses soldats pour venir en aide

aux Américains. Le comte de Rochambeau va partir avec l'amiral de

Grasse et six mille hommes. J'ai formé le projet de m'embarquer

avec lui pour le Nouveau-Monde, et, si tu veux m'accompagner, nousirons délivrer l'Amérique.

— Allons délivrer l'Amérique! »

Voilà, comment, sans en savoir plus long, je fus engagé dans le

corps expéditionnairedu comte de Rochambeau et débarquai à New-Port en 1780.

Page 226: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

cocarde noire. Je vis le marin Paul Jones à bord de son navire leBonhomme Richard. Je vis le général AnthonyWayne qu'on appelaitl'Enragé. Je me battis en plusieurs rencontres, non sans avoir fait lesigne de la croix avec ma première cartouche. Je pris part à labataille de Yorktown, en Virginie, où, après une frottée mémorable,lord Cornwallis se rendit à Washington. Je revins en France en 83.

Je m'en étais réchappé sans blessures, simple soldat comme devant.Que voulez-vous, je ne savais pas lire!

Le comte de Linois était rentré avec nous. Il voulait me faire en-gager dans le régiment de la Fère, où il allait reprendre rang. Or,j'avais comme une idée de servir dans la cavalerie. J'aimais les che-

vaux d'instinct, et, d'attendre à passer officier monté, il m'aurait falludes grades, des grades!

Je sais bien qu'il est tentant, l'uniforme de fantassin, et bien avan-tageux, la queue, la poudre, les ailes de pigeon, les buffleteries blan-ches en croix. Que voulez-vous? Le cheval, c'est le cheval, et, toutesréflexions faites, je me trouvais la vocation d'un cavalier.

Donc, je remerciai le comte de Linois, qui me recommanda à sonami, le colonel de Lostanges, et je m'enrôlai dans le régiment de

Royal-Picardie.Je l'aime, ce beau régiment, et que l'on me pardonne si j'en parle

avec un attendrissement, ridicule peut-être! J'y ai fait presque toute

ma carrière, estimé de mes chefs, dont la protection ne m'a jamaismanqué, et qui m'ont poussé à roue, comme on dit dans monvillage.

D'ailleurs, quelques années plus tard, en 92, le régiment de la Fèredevait avoir une si singulière conduite dans ses rapports avec le

général autrichien Beaulieu, que je ne puis regretter d'en être sorti.

Je n'en parlerai plus.

Je reviens donc au Royal-Picardie. On ne pouvait voir plus beaurégiment. Il était devenu ma famille. Je lui suis resté fidèle jusqu'aumoment où il a été licencié. On y était heureux. J'en sifflais toutesles fanfares et sonneries, car j'ai toujours eu la mauvaise habitude de

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siffler entre mes dents. Mais on me le passait. Enfin, vous voyezça d'ici.

Pendant huit ans, je ne fis qu'aller de garnison en garnison. Pas lamoindre occasion de faire le coup de feu avec l'ennemi. Bah! cetteexistence n'est pas sans charmes, quand on sait la prendre par le boncôté. Et puis, de voir du pays, c'est quelque chose pour un Picardpicardisant comme je l'étais. Après l'Amérique, un peu de la France,en attendantd'emboîter le pas dans les grandes étapes à travers l'Eu-rope. Nous étions à Sarrelouis en 85, à Angers en 88, en 91, en Bre-tagne, à Josselin, à Pontivy, à Ploërmel,à Nantes, avec le colonel Serrede Gras, en 92, à Charleville, avec le colonel de Wardner, le colonel deLostende, le colonel La Roque, et en 93, avec le colonel Le Comte.

Mais j'oublie de dire que, le 1er janvier 91, était intervenue une loi

qui modifiait la composition de l'armée. Le Royal-Picardie fut classé20e régiment de cavalerie de bataille. Cette organisation durajusqu'en 1803. Toutefois, le régiment ne perdit pas son ancien titre.Il resta Royal-Picardie, quand, depuis quelques années, iln'y avaitplus de roi en France.

Ce fut sous le colonel Serre de Gras que l'on me fit brigadier, àma

grande satisfaction. Sous le colonel de Wardner, on me nomma ma-réchal des logis, ce qui me fit plus de plaisir encore. J'avais alors treize

ans de service, une campagne et pas de blessure. C'était un bel avan-cement, on en conviendra. Je ne pouvais m'élever plus haut, puisque,je le répète, je ne savais ni lire ni écrire. Par exemple, je sifflais

toujours, et pourtant, c'est peu convenable pour un sous-officier defaire concurrence aux merles.

Le maréchal des logis Natalis Delpierre! N'y avait-il pas de quoitirer vanité et se mettre en frappe! Aussi, quelle reconnaissance jegardai au colonel de Wardner, bien qu'il fût rude comme du paind'orge et qu'il fallût, avec lui, entendre à la parole ! Ce jour-là, lessoldats de ma compagnie fusillèrent mon sac, et je me fis poser surles manches des galons qui ne devaient jamais me monter jusqu'aucoude.

Page 228: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Il y eut des fêtes avec du beau monde. (Page 3.)

Nous étions en garnison à Charleville, lorsque je demandai et ob-

tins un congé de deux mois, qui me fut accordé. C'est précisément

l'histoire de ce congé que j'ai tenu à rapporter fidèlement. Voici mes

raisons.Depuis que je suis à la retraite, j'ai eu souvent à raconter mes

campagnes pendant nos veillées au village de Grattepanche. Les amis

m'ont compris tout de travers, ou même si peu que pas. Tantôt l'un

Page 229: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Eh bien, Natalis, tu me vas. » (Page 5.)

rapportait que j'avais été à droite, quand c'était à gauche; tantôtl'autre, que c'était à gauche, quand j'avais été à droite. Et alors, desdisputes qui n'en finissaient pas entre deux verres de cidre ou deuxcafés - deux petits pots. C'est surtout, ce qui m'était arrivé pendantmon congé en Allemagne sur quoi on ne s'entendait point. Or,puisque j'ai appris à écrire, c'est bien le cas de prendre la plumepour raconter l'histoire de ce congé. Je me suis donc mis à la

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besogne,bien que j'aie aujourd'hui soixante-dix ans. Mais ma mémoireest bonne, et, quand je me retourne en arrière, j'y vois clair assez.Ce récit est donc dédié à mes amis de Grattepanche, aux Ternisien,

aux Bettembos, aux Irondart, aux Pointefer, aux Quennehen, à bierd'autres, et j'espère qu'ils ne se disputeront plus à mon sujet.

J'avais donc obtenu mon congé le 7juin 1792. Sans doute, il cir-culait alors quelques bruits de guerre avec l'Allemagne, mais très

vagues encore. On disait que l'Europe, bien que cela ne la regardât

en aucune façon, voyait d'un mauvais œil ce qui se passait enFrance. Le roi était toujours aux Tuileries, si l'on veut. Cependant,le 10 août se sentait déjà, et il soufflait comme un vent de république

sur le pays.Aussi, par prudence, je ne crus pas devoir dire pourquoi je deman-

dais un congé. -En effet, j'avais affaire en Allemagne et même enPrusse. Or, au cas de guerre, j'aurais été fort empêché de me trouverà mon poste. Que voulez-vous? On ne peut pas à la fois sonner etsuivre la procession.

D'ailleurs, bien que mon congé fût 'de deux mois, j'étais décidé à

l'abréger, s'il le fallait. Toutefois, j'espérais encoreque les chosesn'en viendraient pas au pire.

Maintenant, pour en finir avec ce qui me concerne et ce qui con-cerne mon brave régiment, voici ce que j'ai à vous raconter en peude mots.

D'abord, on verra dans quelles circonstances je commençai d'ap-prendre à lire, puis à écrire — ce qui devait me mettre à même de

devenir officier, général, maréchal de France, comte, duc, prince,tout comme un Ney, un Davout ou un Murat pendant les guerres de

l'Empire. En réalité, je ne parvins pas à dépasser le grade de

capitaine - ce qui est encore très beau pour un fils de paysan,

paysan lui-même.Quant au Royal-Picardie, il me suffira de quelques lignes pour

achever son histoire.Il avait eu en 93, comme je l'ai dit, M. Le Comte pour colonel. Et

Page 231: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

ce fut cette année-là que, par suite du décret du 21 février, de régi-

ment il devint demi-brigade. Il fit alors les campagnes de l'armée du

Nord et de l'armée de Sambre-et-Meusejusqu'en 1797. Il se distingua

aux combats de Lincelles et de Courtray, où je fus fait lieutenant.Puis, après avoir séjourné à Paris de 97 à 1800, il compta dans l'armée

d'Italie et s'illustra à Marengo, en enveloppant six bataillons de

grenadiers autrichiens, qui mirent bas les armes, après la déroute

d'un régiment hongrois. Dans cette affaire, je fus blessé d'une balle

à la hanche — ce dont je ne me plaignis pas, car cela me valut

d'être nommé capitaine.Le régiment de Royal-Picardie ayant été licencié en 1803, j'entrai

dans les dragons, je fis toutes les guerres de l'Empire et pris maretraite en 1815.

Maintenant, lorsque je parlerai de moi, ce sera uniquement pourraconter ce que j'ai vu ou fait pendant mon congé en Allemagne.Mais, qu'on ne l'oublie pas, je suis peu instruit. Je n'ai guère l'art de

dire les choses. Ce ne sont que des impressions sur lesquelles je necherche point à raisonner. Et surtout, si, dans ce simple récit, il

m'échappe des expressions ou tournures picardes, vous les excuserez:je ne saurais parler autrement. J'irai vite et vite, d'ailleurs, et nemettrai pas deux pieds dans un soulier. Je dirai tout aussi, et,puisque je vous demande la permission de m'exprimer sans réserve,

vous me répondrez, je l'espère: « Toute liberté, monsieur! »

Page 232: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

, II

A l'époque, ainsi que jel'ai appris depuis dans les livrés d'histoire,l'Allemagneétait encore partagée en dix Cercles; plus tard, de nou-

• veaux remaniements établirent la confédération du Rhin, vers 1806,

sous le protectorat deNapoléon, puis la confédérationgermanique en1815. L'un de ces Cercles, comprenant les électorats de Saxe et de

Brandebourg, portait alors le nom de Cercle de la Haute-Saxe.

Cet électorat de Brandebourg devait devenir plus tard une des pro-vinces de la Prusse et se diviser en deux districts, le district de Bran-debourg et le district de Postdam.

Je dis cela afin que l'on sache bien où se trouve la petite ville de

Belzingen, située dans le district de Postdam, vers la partie sud-ouest,à quelques lieues de la frontière.

C'est à cette frontière que j'arrivai le 16 juin, après avoir franchi les

cent cinquante lieues qui la séparent de la France. Si j'avais mis neufjours à fairece trajet, cela tenait à ce que les communications n'étaient

pas faciles. J'avais usé plus de clous de souliers que de fers de che-vaux ou de roues de voitures — de charrettes, pour mieux dire. De

plus, je n'étais pas sur mes œufs, comme disent les Picards. Je n&

possédais que les maigres économies de ma paye, et voulais dépenserle moins possible. Fort heureusement, pendant mon séjour de garnisonà la frontière, j'avais pu retenir quelques mots d'allemand, d'où plus

de facilité pour me tirer d'embarras. Toutefois, il eût été difficile de

cacher que j'étais Français. Aussi, plus d'un regard de travers mefut-il envoyé aupassage. Par exemple, je m'étais bien gardé de dire

que je fusse le maréchal des logis Natalis Delpierre. Oh approuvera

ma sagesse dans ces circonstances, puisque l'on pouvait craindre

Page 233: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

une guerre avec la Prusse et l'Autriche, — l'Allemagne tout entière,quoi!

A la frontière du district, j'eus une bonne surprise.J'étais à pied. Je me dirigeais vers une auberge pour y déjeuner,

l'auberge duEcktvende, — en français le Tourne-Coin.Après unenuit assez fraîche, un beau matin se levait. Joli temps. Le soleil de

sept heures buvait la rosée des prairies. Tout un fourmillement d'oi-

seaux sur les hêtres, les chênes, les ormes, les bouleaux. Peu de

culture dans la campagne. Bien des champs en friche. D'ailleurs, le

climat est dur en ce pays.A la porte du Ecktvende attendait une petite carriole, attelée d'un

maigre bidet, capable, tout juste, de faire ses deux petites lieues à

l'heure, si on ne lui donnait pas trop de côtes à monter.Une femme se trouvait là, une femme grande, forte, bien consti-

tuée, corsage avec des bretelles enjolivées de passements, chapeau de

paille orné de rubans jaunes, jupe à bandes rouges et violettes — le

tout bien ajusté, très propre, comme l'eut été un vêtement de dimanche

ou de jour de fête.

Et, en vérité, c'était bien jour de fête pour cette femme, si ce n'était

pas dimanche!Elle me regardait, et je la regardais me regarder.

Tout à coup, elle ouvre les bras, ne fait ni une ni deux, court à moi

et s'écrie:« Natalis!— Irma! »

C'était elle, c'était ma sœur. Elle m'avait reconnu. Véritablement,

les femmes ont plus d'œil que nous pour ces reconnaissances qui

viennent du cœur — ou tout au moins, un œil plus prompt. C'est

qu'il y avait treize ans bientôt que nous ne nous étions vus, et l'on

comprend si je m'ennuyais d'elle!Comme elle était conservée encore, et bien allante! Elle me rap-

pelait notre mère, avec ses yeux grands et vifs, et aussi ses cheveux-

noirs, qui commençaient à blanchir aux tempes.

Page 234: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Jel'embrassai à bouche que veux-tu sur ses deux bonnes joues,rougies par le hâle de la campagne, et je vous prie de croire qu'à son

- tour, elle fit claquer les miennes !

C'était pour elle, pour la voir que j'avais demandé un congé. Jecommençais à m'inquiéterqu'elle fût hors de France, au moment où

les cartes menaçaient de se brouiller. Une Française au milieu de cesAllemands, si la guerre venait à être déclarée, cela pouvait causerdegrands embarras. En pareil cas, mieux vaut être dans son pays.Et, si ma sœur le voulait, je la ramènerais avec moi. Pour cela,il lui faudrait quitter sa maîtresse, Mme Keller, et je doutais qu'elle yconsentît. Enfin, ce serait à examiner. -

<« Quelle joie de nous revoir; Natalis, me dit-elle, de nous retrouver,

et si loin de notre Picardie! Il me semble que tu m'apportes un peudu bon air delà-bas! Que nous aurons été de temps sans nousrencontrer!

—Treize ans, Irma !

-— Oui, treize ans! Treize ans de séparation! Que c'est long,-

Natalis!— Chère Irma!»répondis-je.

Et nous voilà, nous deux ma sœur, allant et venant, bras dessus

bras dessous, le long dela route.

« Et comment va? lui dis-je.

- Toujours à peuprès, Natalis. Et toi?.- Tout de même!- Et puis, maréchal des logis! En voilà un, d'honneur, pour la

famille!— Oui, Irma, et un grand! Qui aurait jamais pensé que le petit

gardeur d'oies de Grattepanche deviendrait maréchal des logis! Mais

il ne faut pas le crier trop haut.

— Pourquoi ?. Dis un peu pourvoir!.

- Parce que, de raconter que je suis soldat, ce ne serait pas sansinconvénients dans ce pays. Au moment où il court des bruits de

guerre, c'est déjà grave pour un Français de se trouver en Alle-

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magne. Non! Je suis ton frère, monsieur Rien du tout, qui est venuvoir sa sœur.

— Bien, Natalis, on sera muette là-dessus, je te le promets.

— Ce sera prudent, car les espions allemands ont de bonnesoreilles!

— Sois tranquille!— Et même, si tu veux suivre mon conseil, Irma, je te ramènerai

avec moi en France! »

Les yeux de ma sœur marquèrent un gros chagrin, et elle me fit

la réponse que je prévoyais.

« Quitter madame Keller,- Natalis! Quand tu l'auras vue, tu com-

prendras que je ne peux pas la laisser seule! »

Je le comprenais déjà, et je remis cette affaire à plus tard.Cela dit, Irma avait repris ses bons yeux, sa bonne voix. Elle n'ar-

rêtait plus de me demander des renseignements sur le pays, sur les

personnes.

« Et notre sœur Firminie?.— En parfaite santé. J'ai eu de ses nouvelles par notre voisin

Létocard, qui est venu, il y a deux mois, à Charleville. Tu te rappelles

bien Létocard ?

— Le fils du charron!— Oui! Tu sais ou tu ne sais pas, Irma, qu'il est marié à une

Matifas!— La fille de ce vieux pépère de Fouencamps ?

— Lui-même. Il m'a dit que notre sœur ne se plaignait pas de la

santé. Ah! on a travaillé et on travaille dur à Escarbotin! Puis,ils en ont quatre, d'enfants, et le dernier, difficile. Un hardi page!Par bonheur, un mari honnête, bon ouvrier, et pas trop soiffard, sauf

le lundi. Enfin, elle a encore bien de la peine à son âge!— Elle est déjà ancienne!- Dame! cinq ans de plus que toi, Irma, et quatorze de plus que

moi! Cela compte!. Que veux-tu? C'est une femme courageuse,comme tu l'es!

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- Oh! moi, Natalis! Si j'ai connu le chagrin, ça n'a jamais été quele chagrin des autres! Depuis que j'ai quitté Grattepanche, je n'ai

plus eu de misère! Mais, de voir souffrir près de soi, quand on n'y

peut rien. »

Le visage de ma sœur s'était assombri de nouveau. Elle détourna

la conversation.

« Et tôn voyage? me demanda-t-elle.

— Il s'est bien,passé! Du temps assez beau pour- la saison! Et

comme tu le vois, j'ai de solides jambes! D'ailleurs, qu'est-ce que la

fatigue, quand on est sûrd'être bien reçu à l'arrivée!- Comme tu dis, Natalis, etl'on te fera bon accueil, et on t'aimera

dans la famille comme on m'aime!— Excellente madame Keller! Sais-tubien, ma sœur, que je nela

reconnaîtrai pas! Elle est encore pour moi lademoiselle de monsieur

et madame Acloque, de braves gens de Saint-Sauflieu. Quand elle

s'est mariée, il y a bientôt vingt-cinq ans de cela, je n'étais qu'ungamin à l'époque. Mais notre père et notre mère en disaient tant debien que ça m'estresté.- Pauvre femme, dit alors Irma, elle est bien changée, bien

moyenne maintenant, Quelle épouse elle a été, Natalis, et surtoutquelle mère elle est encore!

— Et son fils?.

— Le meilleur des fils, qui s'est courageusement mis au travail

pour remplacer son père, mort il ya quinze mois.

— Brave monsieur Jean!

— Il adore sa mère, il ne vit que pour elle, comme elle ne vit quepour lui!

- Je ne l'ai jamais vu, Irma, et je brûle de le connaître. Il mesemble que je l'aime déjà, ce jeune homme!

- Ça ne m'étonne pas, Natalis. C'est par moi que cette amitié tevient.

— Alors, en route, ma sœur.

— En route.

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- Minute! Aquelle distance sommes-nous de Belzingen?

- Cinq grandes lieues.

- Bah! répondis-je, si j'étais seul, j'enlèverais cela en deux

heures! Mais il faudra.

- Bon! Natalis, j'irai plus vite que toi!- Avec tes jambes!

- Non, avec les jambes de mon cheval! »

Et Irma me montrait la carriole toute attelée à la porte de l'au-berge.

« C'est toi, demandai-je, qui es venue me chercher dans cettecarriole?

— Oui, Natalis, afin de te ramener à Belzingen. Je suis partie à

bonne heure, ce matin, et j'étais ici à sept heures tapant. Et même,

si la lettre que tu nous as fait écrire était arrivée plus tôt, je seraisallée te chercher plus loin.

— Oh! c'était inutile, ma sœur. Allons, en route! Tu n'as rien à

payer à l'auberge? J'ai là quelques kreutzers.

— Merci, Natalis, c'est fait, et, maintenant, il ne nous reste plus

qu'à partir. »

Pendant que nous parlions, l'aubergiste du Ecktvende, appuyé sur

sa porte, semblait écouter, sans en avoir l'air.

Cela ne me satisfit pas autrement. Peut-être aurions-nous mieuxfait d'aller bavarder plus loin?

Ce cabaretier, un gros homme, tout en mont, avait une figure dé-

plaisante, des yeux en trous de vrille, à paupières plissées, un nezpincé, une grande bouche, comme si, quand il était petit, on lui eûtdonné sa bouillie avec un sabre. Enfin la mauvaise face d'un hari-cotier de mauvaise race!

Aprèstout, nous n'avions point dit de choses compromettantes.Peut-être n'avait-il rien entendu de notre entretien! D'ailleurs, s'il nesavait pas le français, il n'avait pu comprendre que je venais de France.

Nous montâmes dans la carriole. Le cabaretiernous regarda partir,

sans avoir fait un geste.

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Je pris les guides,je poussai vivement le bidet. Nous filions commele vent de janvier. Cela ne nous empêchait pas de causer encore, etIrma put me mettre au courant de tout.

Aussi, par ce que je savais déjà et par ce qu'elle m'apprit, vousallez connaître ce qui concerne la famille Keller.

III

Mme Keller, née en 1747, avait alors quarante-cinq ans. Originairede Saint-Sauflieu, ainsi que je l'ai dit, elle appartenait à une famillede petits propriétaires. M. et Mme Acloque, ses père et mère, d'aisance

très modeste, avaient vu leur petite fortune diminuer d'année enannée par suite des nécessités de la vie. Ils moururent à peu de tempsl'un de l'autre, vers 1765. La jeune fille resta aux soins d'unevieille tante, dont le décès devait bientôt la laisser seule au monde.

C'est dans ces conditions qu'elle fut recherchée par M. Keller, qui

était venu en Picardie pour son commerce. Il l'exerça même pen-dant dix-huit mois à Amiens et dans les environs, où il s'occupait

des transports de marchandises. C'était un homme sérieux, de bonne

tournure, intelligent, actif. A l'époque, nous n'avions pas encorepour les gens de race allemande la répulsion que devaient inspirerplus tard les haines nationales, entretenues par trente ans de

guerre. M. Keller jouissait d'une certaine fortune, qui ne pouvait

que s'accroître par son zèle et son entente des affaires. Il demandadonc à Mlle Acloque si elle consentirait à devenir son épouse.

MIleAcloque hésita, parce qu'il lui faudrait quitter Saint-Sauflieu, et

sa Picardie à laquelle son cœur l'attachait. Et puis, ce mariage nedevait-il pas lui faire perdre sa qualité de Française?Mais alors elle

ne possédait plus pour tout bien qu'une petite maison qu'il serait

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nécessaire de vendre. Que deviendrait-elleaprès ce dernier sacri-fice? Aussi Mme Dufrenay, la vieille tante, sentant sa fin approcher,

et s'effrayant de la situation dans laquelle se trouverait sa nièce, lapressait-elle de conclure.

Mlle Acloque consentit. Le mariage fut célébré à Saint-Sauflieu.

Mme Keller quitta la Picardie quelques mois plus tard, et suivit sonmariau delà de la frontièrè.

Mme Keller n'eut point à se repentir du choix qu'elle avait fait. -

Son mari fut bon pour elle comme elle fut bonne pour lui.

Toujours prévenant, il s'attachait à ce qu'elle ne sentît pas tropqu'elle avait perdu sa nationalité. Ce mariage, tout de raison et de

convenance, ne compta donc que des jours heureux, — ce qui,

rare de notre temps, l'était déjà à cette époque.Un an après, à Belzingen, où restait Mrae Keller, un fils lui était né.

Elle voulut se consacrer tout entière à l'éducation de cet enfant,dont il va être question dans notre histoire.

Ce fut quelque temps après la naissance de ce fils, vers 1771, quema sœurIrma, âgée alors dedix-neufans, entra dans la famille Keller.Mrae Keller l'avait connue toute enfant, lorsqu'elle-même n'était en-core qu'une fillette. Notre père avait été quelquefois employé parM. Acloque. Sa dame et sa demoiselle s'intéressaient à sa situation.De Grattepanche à Saint-Sauflieu il n'y a pas loin. Mlle Acloque ren-contrait souvent ma sœur, elle l'embrassait, elle lui faisait de petitscadeaux, elle l'avait prise en amitié —amitié que le plus pur dévoue-ment devait reconnaître un jour.

Aussi, lorsqu'elle apprit la mort de notre père et de notre mère,qui nous laissaient presque sans ressources, Mme Keller eut-elle l'idéede faire venir Irma, qui s'était déjà louée chez une personne àSaint-Sauflieu. A quoi ma sœur consentit volontiers, et ce dont ellen'eut jamais à se repentir.

J'ai dit que M. Keller était de sang français par ses ancêtres. Voicicomment:

Un peu plus d'un siècle avant, les Keller habitaient la partie fran-

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çaise de la Lorraine. C'étaient d'habiles commerçants, dans unétat de fortune déjà fort honnête. Et ils eussent certainement pros-péré, sans le grave événement qui vint bouleverser l'avenir de quel-

ques milliers de familles que l'on comptait parmi les plus indus-trieuses de la France.

Les Keller étaient protestants. Très attachés à leur religion, aucunequestion d'intérêt n'aurait pu en faire des renégats. On le vit bien,quand fut révoqué l'Édit de Nantes, en 1685. Ils eurent comme tantd'autres le choix de quitter le pays ou de renier leur foi. Comme

tant d'autres, ils préférèrent l'exil.

Manufacturiers, artisans, ouvriers de toutes sortes, agriculteurs,partirent de France pour aller enrichir l'Angleterre, les Pays-Bas,la Suisse, l'Allemagne, et plus particulièrement le Brandebourg. Là

ils reçurent un' accueil empressé de l'Électeur de Prusse et de

Postdam, à Berlin, à Magdebourg, à Battin, à Francfort-sur-l'Oder.

Précisément, des Messins, au nombre de vingt-cinq mille, à ce qu'onm'a dit, vinrent fonder les florissantes colonies de Stettin et de

Postdam.

Les Kellerabandonnèrent donc la Lorraine, non sans esprit de

retour, sans doute, après avoir dû céder leur fonds de commerce pourun pain de son.

Oui! on se dit que l'on reviendra au pays, lorsque les circonstancesle permettront. Mais, en attendant, on s'installe à l'étranger. De nou-velles relations s'établissent, de nouveaux intérêts se créent. Lesannées s'écoulent, et puis l'on reste! Et cela est arrivé pour beaucoup

au détriment de la France!A l'époque, la Prusse, dont la fondation en royaume date seule-

ment de 1701, ne possédait sur le Rhin que le duché de Clèves, le

comté de la Marck et une partie de la Gueldre,Ce fut précisément dans cette dernière province, presque sur les

confins des Pays-Bas, que les Keller vinrent chercher refuge. Là, ils

créèrent des établissements industriels, ils reprirent leur commerceinterrompu par l'inique et déplorable révocation de l'Édit de

Page 243: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Henri IV. De génération en génération, des rapports, des alliancesmême, se firent avec leurs nouveaux compatriotes, les familles semélangèrent, si bien que ces anciens Français devinrent peu à peudes sujets allemands.

Vers 1760, un des Keller quitta la Gueldre pour aller se fixer dansla petite ville de Belzingen, au milieu de ce cercle de la Haute-Saxe,qui comprenait une partie de la Prusse. Ce Keller réussit dans sonnégoce, et cela lui permit d'offrir à Mlle Acloque l'aisance qu'elle nepouvait plus trouver à Saint-Sauflieu. C'est à Belzingen même queson fils vint au monde, prussien de père, bien que, par sa mère, le

sang français coulât dans ses veines.Et, je le dis avec une émotion qui me fait encore battre le cœur, il

était bien français dans l'âme, ce brave jeune homme, en qui revi-vait l'âme maternelle! Mlle Keller l'avait nourri de son lait. Sespremiers mots d'enfant, il les avait bégayés en français. Ce n'était

pas « mama » qu'il avait dit, c'était « maman! » Notre langage,c'était celui qu'il avait entendu d'abord, parlé ensuite, car on l'em-ployait le plus habituellement dans la maison de Belzingen, quoiqueMrae Keller et ma sœur Irma eussent bientôt appris à se servir de

la langue allemande.L'enfance du petit Jean fut donc bercée aux chansons de notre

pays. Son père ne songea jamais à s'y opposer. Au contraire.N'était-ce pas lalangue de ses ancêtres, cette langue lorraine, si

française, et dont le voisinage de la frontière germanique n'a pointaltéré la pureté?

Et ce n'était pas seulement de son lait que Mme Keller avait nourricet enfant, mais de ses propres idées, en tout ce qui touchait à laFrance. Elle aimait profondément son pays d'origine. Jamais ellen'avait abandonné l'espoir d'y revenir un jour. Elle ne cachait pointquel bonheur ce serait pour elle de revoir sa vieille terre picarde.M. Keller n'y répugnait pas. Sans doute, fortune faite, il eût volon-tiers quitté l'Allemagne pour venir se fixer au pays de sa femme. Maisil lui fallait travailler quelques années encore, afin d'assurer une

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Tout à coup, elle ouvre les bras. (Page 13.)

situation convenable à son épouse et à son fils. Malheureusement.

la mort était venue le surprendre, il y avait quinze mois à peine.

Telles furent les choses que ma sœur était en route à m'apprendre.

pendant que la carriole roulait vers Belzingen. Tout d'abord, cette

mort inattendue avait eu pour résultat de retarder le retour de la

famille Keller en France, et que de malheurs devaient s'ensuivre!

En effet, lorsque M. Keller mourut, il était engagé dans un gros

Page 245: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Son attitude était calme. (Page 29.)

procès avec l'État prussien. Depuis deux ou trois ans, soumission-naire de fournitures pour le compte du gouvernement, il avait risquédans cette affaire, avec toute sa fortune, des fonds qui lui avaientété confiés. Sur les premières rentrées, il avait pu rembourser sesassociés, mais il en était encore à réclamer le solde de l'opérationqui constituait presque tout son avoir. Or, le règlement de ce solden'en finissait pas. On chicanait M. Keller, on l'époilait, comme nous

Page 246: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

disons, on lui faisait des difficultés de toutes sortes, et il avait dû

recourir aux juges de Berlin.

Le procès traînait donc en longueur. On le sait, du reste, il ne fait

pas bon plaider contre les gouvernements, dans n'importe quel État.

Les juges prussiens montraient une mauvaise volonté par tropévidente. Cependant M. Keller avait rempli ses engagements avecune parfaite bonne foi, car c'était un honnête homme. Il s'agissait

pour lui de vingt mille florins — une fortune à l'époque, — et la

perte de ce procès serait'sa ruine.Je le répète, sans ce retard, la situation eût peut-être été réglée à

Belzingen. C'était d'ailleurs le résultat que poursuivait Mme Kellerdepuis la mort de son mari, son plus vif désir étant de rentrer enFrance, et cela se comprend.

Voilà ce que me raconta ma sœur. Quant à sa position, on la

devine. Irma avait élevé l'enfant presque depuis sa naissance,joignant ses soins à ceux de la mère. Elle l'aimait d'un véritable

amour maternel. Aussi ne la regardait-on pas comme une servanteà la maison, mais comme une compagne, une humble et modesteamie. Elle était de la famille, traitée comme telle,dévouée sansréserve à ces braves gens. Si les Keller quittaient l'Allemagne,

ce serait pour elle une grande joie de les suivre. S'ils restaient à

Belzingen, elle y resterait avec eux.

« Me séparer de madame Keller!. Il me semble que j'en mour-rais! » me dit-elle.

Je compris que rien ne pourrait décider ma sœur à revenir avecmoi, puisque sa maîtresse était forcée de rester à Belzingen jusqu'aurèglement de ses intérêts. Et, cependant, de la voir au milieu de ce

pays, prêt à se lever contre le nôtre, cela ne laissait pas de me

causer de grandes inquiétudes. Il y avait de quoi, car si la guerrese déclarait, ce ne serait pas pour un peu!

Puis, quand Irma eut achevé de me donner ces renseignementsrelatifs aux Keller:

« Tu vas rester avec nous, tout ton congé? ajouta-t-elle.

Page 247: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Oui, tout mon congé, si je puis.

— Eh bien, Natalis, il est possible que tu assistes bientôt à unenoce.

- Qui donc se marie?. Monsieur Jean?—Oui.

- Et qui épouse-t-il?. Une allemande?

- Non, Natalis, et c'est ce qui fait notre joie. Si sa mère s'estmariée à un Allemand, c'est une Française qui va devenir sa femme,à lui.

— Belle?.

— Belle comme une châsse.

— Ce que tu m'apprends là me fait plaisir, Irma.

— Et à nous donc! - Mais toi, Natalis, tu ne penses donc pasà prendre femme?

— Moi?

— Tu n'as pas laissé là-bas?.

— Si, Irma.

— Et qui donc?.

— La patrie, ma sœur! Et faut-il autre chose à un soldat? »

IV

Belzingen, petite ville située à moins de vingt lieues de Berlin, estbâtie près du village de Hagelberg, où, en 1813, les Français devaient

se mesurer avec la landwehr prussienne. Dominée par la croupe duFlameng, elle s'étale à ses pieds dans une attitude assez pittoresque.Son commerce comprend les chevaux, le bétail, le lin, le trèfle, lescéréales. 1

C'est là que nous arrivâmes, nous deux ma sœur, vers dix heures

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du matin. Quelques instants après, la carriole s'arrêtait devant unemaison très propre, très attrayante, quoique modeste. C'était la

maison de Mrae Keller.En ce pays, on se croirait en pleine Hollande. Les paysans por-

tent de longues redingotes bleuâtres, des gilets écarlates, surmontésd'un haut et solide collet, qui les protégerait joliment d'un coup de

sabre. Les femmes avec leurs doubles et triples jupons, leurs cor-nettes à ailes blanches, ressembleraient à des bonnes sœurs, n'étaientle foulard à couleurs vives qui les serre à la taille, et leur corsagede velours noir qui n'a rien de monastique. Voilà, du moins, ce quej'en ai vu sur la route.

Quant à l'accueil qui me fut fait, on l'imagine aisément. N'étais-je

pas le propre frère d'Irma? Je compris bien que sa situation dans la

famille n'était pas au-dessous de ce qu'elle m'avait dit. Mrae Kellerm'honora d'un affectueux sourire, M. Jean de deux bonnes poignées

de main. Comme on le pense, ma qualité de Français devait y être

pour une forte part.

« Monsieur Delpierre, me dit-il, ma mère et moi nous comptons

que vous passerez ici tout le temps de votre congé. Quelques semaines,

ce n'est pas trop donner à votre sœur, puisque vous ne l'avez pas vuedepuis treize ans!

— A donner à ma sœur, à madame votre mère et à vous, monsieurJean, répondis-je. Je n'ai point oublié le bien que votre famille a faità la mienne, et c'est un grand bonheur pour Irma d'avoir été recueillie

par vous! »

Je l'avoue, j'avais préparé ce petit compliment pour ne pas restertout bête à mon entrée. C'était bien inutile. Avec de si brave monde,

il suffit de laisser sortir ce qu'on a dans le cœur.En regardant Mrne Keller, je retrouvai ses traits de jeune fille, qui

étaient gravés dans ma mémoire. Sa beauté ne semblait point avoir

changé avec les ans. A l'époque de la jeunesse, la gravité de sa phy-

sionomie frappait déjà, et je la revoyais à peu près ce qu'elle était

alors. Si ses cheveux noirs blanchissaientpar places, ses yeux n'avaient

Page 249: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

rien perdu de leur vivacité d'autrefois.Un feu y brûlait encore, malgré

les larmes qui les avaient noyés depuis la mort de son époux. Son

attitude était calme. Elle savait écouter, n'étant point de ces femmes

qui jacassent comme des pies borgnes ou bourdonnent comme des

ruches. Et franchement, celles-là, je ne les aime guère. On la sentait

pleine de bon sens, sachant faire appel à sa raison avant de parler

ou d'agir, étant très entendue à diriger ses affaires.

En outre, comme je le vis bientôt, elle ne quittait, que rarementle foyer domestique. Elle ne voisinait pas. Elle fuyait les connais-

sances. Elle se trouvait bien chez elle. Voilà ce qui me plaît dans

une femme. Je fais peu de cas de celles qui, comme les joueurs de

violon, ne sont jamais mieux que hors de la maison.

Une chose me fit aussi grand plaisir, c'est que, sans dédaigner les

habitudes allemandes, Mme Keller avait conservé quelques-unes de

nos coutumes picardes. Ainsi, son intérieur rappelait celui des mai-

sons de Saint-Sauflieu. Avec l'arrangement des meubles, l'organi-

sation du service, la manière de préparer les repas, on se serait

cru au pays. J'ai noté cela dans mon souvenir.

M. Jean avait vingt-quatre ans alors. C'était un jeune homme

d'une taille au-dessus de la moyenne, brun de cheveux et de

moustaches, avec des yeux si foncés qu'ils en paraissaient noirs.

S'il était allemand, il n'avait rien, du moins, de la raideur teu-

tonne, qui constrastait avec la grâce de ses manières. Sa naturefranche, ouverte, sympathique, attirait. Il ressemblait beaucoup à samère. Naturellement sérieux comme elle, il plaisait malgré son air

grave, étant obligeant et serviable. A moi, il m'alla tout à fait, dès

que je l'eus vu. S'il a jamais besoin de quelqu'un de dévoué, il le

trouvera dans Natalis Delpierre!J'ajoute qu'il se servait de notre langue comme s'il eût été élevé *

dans mon pays. Savait-il l'allemand? Oui, évidemment, et très bien.Mais, en vérité, on eût pu le lui demander, comme on le demandaità je ne sais plus quelle reine de Prusse qui, habituellement, neparlait que français. Et, de plus, il s'intéressait surtout aux choses

Page 250: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

de la France. Il aimait nos compatriotes, il les recherchait, il leurvenait en aide. Les nouvelles qui arrivaient de là-bas, il s'occupait deles recueillir, il en faisait le sujet favori de sa conversation.

D'ailleurs, il appartenait à la classe des industriels, des commer-çants, et, comme tel, il souffrait de la morgue des fonctionnaires,

des militaires, comme en souffrent tous les jeunes gens, qui, voués

au négoce, adonnés aux affaires, n'ont aucune attache directe avecle gouvernement.

Quel dommage que M. Jean Keller, au lieu de ne l'être qu'à moitié,

ne fût pas tout entier Français! Que voulez-vous? Je dis ce que jepense, ce qui me vient, sans le raisonner, comme je le sens. Si je

ne suis pas porté pour les Allemands, c'est que je les ai vus de prèspendant mes garnisons sur la frontière. Dans les hautes classes,

même quand ils sont polis, comme on doit l'être avec tout le monde,

leur naturel hautain perce toujours. Je ne nie pas leurs qualités,mais les Français en ont d'autres. Et ce n'est pas ce voyage enAllemagne qui m'aura fait changer d'opinion.

A la mort de son père, M. Jean, alors étudiant à l'Université de

Gœtting, dut venir reprendre les affaires de la maison. Mme Kellertrouva en lui un aide intelligent, actif, laborieux. Là, toutefois, nese bornaient pas ses aptitudes. En dehors des choses du commerce,il était fort instruit, à ce que m'a dit ma sœur, car je n'aurais pu enjuger par moi-même. Il aimait les livres. Il aimait la musique. Il avait

une jolie voix, pas si forte que la mienne, mais plus agréable. A

chacun son métier, d'ailleurs. Moi, quand je criais: « En avant!.Pas accéléré!. Halte!. » à mes hommes, — halte surtout — on ne

se plaignait pas de trop m'entendre! Revenons à M. Jean. Si jem'écoutais, je n'arrêterais pas de faire son éloge. On le verra à

l'œuvre. Ce qu'il faut retenir, c'est que, depuis la mort de son père,tout le poids des affaires était retombé sur lui. Il lui fallait travaillerdur, car les choses étaient assez embrouillées. Il ne tendait qu'à unbut: tirer la situation au clair et cesser son commerce. Malheu-

reusement, oe procès qu'il soutenait contre l'État ne semblait pas

Page 251: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

près de finir. Il importait de le suivre assidûment, et, pour nerien négliger, d'aller souvent à Berlin. C'est que l'avenir de la fa-

mille Keller en dépendait. Après tout, ses droits étaient si certainsqu'elle ne pouvait le perdre, quel que fût le mauvais vouloir des

juges.Ce jour-là, à midi, nous dinâmes à la table commune. Nous

étions en famille. Voilà la façon dont on me traitait. J'étais prèsde Mme Keller. Ma sœur Irma occupait sa place habituelle, près de

M. Jean, qui me faisait face.

On causa de mon voyage,des difficultés que j'avais pu rencontrer

en route, de l'état du pays. Je devinai les inquiétudes de Mme Kelleret de son fils à propos de ce qui se préparait, de ces troupes enmarche vers la frontière de France, aussi bien celles de la Prusse

que celles de l'Autriche. Leurs intérêts risquaient d'être pour long-

temps compromis, si la guerre éclatait.

Mais mieux valait ne pas parler de choses si tristes à ce premierdîner. Aussi, M. Jean voulut-il changerla conversation, et je fus mis

sur la sellette.

« Et vos campagnes, Natalis? me demanda-t-il. Vous avez déjà

fait le coup de feu en Amérique. Vous avez rencontré là-bas le

marquis de Lafayette, cet héroïque Français, qui a voué sa fortune

et sa vie à la cause de l'indépendance!— Oui, monsieur Jean.

— Et vous avez vu Washington?— Comme je vous vois, répondis-je, un homme superbe avec de

grands pieds, de grandes mains, un géant! »

Évidemment, c'était ce qui m'avait le plus frappé dans le généralaméricain.

Il fallut alors raconter ce que je savais de la bataille de Yorktown,

et comment le comte de Rochambeau avait proprement rossé lordCornwallis.

« Et depuis votre retour en France, me demanda M. Jean, vousn'avez pas fait campagne?

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— Pas une fois, répliquai-je. Le Royal-Picardie est allé de garni-

son en garnison. Nous étions très occupés.

— Je le crois, Natalis, et même si occupés que vous n'avez jamais

eu le temps de donner de vos nouvelles et d'écrire un mot à votresœur! »

Là-dessus, je ne pus m'empêcher de rougir. Irma parut aussi

quelque peu ennuyée. Enfin j'en pris mon parti. Il n'y avait pas de

honte, après tout.

« Monsieur Jean, répondis-je, si je n'ai pas écrit à ma sœur, c'est

que, lorsqu'il s'agit d'écrire, je suis manchot des deux bras.

- Vous ne savez pas écrire, Natalis? s'écria M. Jean.

- Non, à mon grand regret.—Nilire?- Pas davantage! Pendant mon enfance, en admettant que mon

père et ma mère eussent pu disposer de quelques sous pour mefaire instruire, nous n'avions pas de maître d'école à Grattepanche

ni aux environs. Depuis, j'ai toujours vécu le sac au dos, le fusil surl'épaule, et on n'a guère le temps d'étudier entre deux étapes. Voilà

comment un maréchal des logis, à trente et un ans, ne sait encore ni

lire ni écrire!— Eh bien, nous vous apprendrons, Natalis, dit Mrae Keller.

— Vous, madame?.

— Oui, ajouta M. Jean, ma mère, moi, nous nous y mettrons tous.Vous avez deux mois de congé?.

— Deux mois.

— Et votre intention est de les passer ici?

— Si je ne vous gêne pas.

— Nous gêner, répondit Mme Keller, vous, le frère d'Irma!

— Chère dame, dit ma sœur, lorsque Natalis vous connaîtramieux,

il n'aura pas de ces idées-là!— Vous serez ici comme chez vous, reprit M. Jean.

— Comme chez moi!. Minute, monsieur Keller!. Je n'ai jamais

eu de chez moi.

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On causa de choses et d'autres. (Page 37.)

- Eh bien, chez votre sœur, si vous l'aimez mieux. Je vous lerépète, restez ici tant qu'il vous plaira. Et, dans vos deux mois decongé, je me charge de vous apprendre à lire. L'écriture viendraensuite. »

Je ne savais comment remercier., « Mais, monsieur Jean, dis-je, est-ce que tout votre temps n'est paspris?.,.

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- Deux heures le matin, deux heures le soir, cela suffira. Je vousdonnerai des devoirs et vous les ferez.

— Je t'aiderai, Natalis, me dit Irma, car, moi, je sais un peu lire etécrire.

- Je le crois bien, ajouta M. Jean, elle a été la meilleure élève de

ma mère! »

Que répondre à une proposition faite d'aussi bon cœur?

« Soit, j'accepte, monsieur Jean, j'accepte, madame Keller, et,si je ne fais pas convenablement mes devoirs, vous me mettrez enpénitence! »

M. Jean reprit:« Voyez-vous, mon cher Natalis, il faut qu'un homme sache lire et

écrire. Songez à tout ce que doivent ignorer les pauvres gens quin'ont point appris! Quelle obscurité dans leur cerveau! Quel videdans leur intelligence! C'est aussi malheureux que d'être privé d'unmembre!

Et puis, vous ne pourriez monter en grade? Vous voilà maré-chal des logis, c'est bien, mais comment iriez-vous plus haut?Comment deviendriez-vous lieutenant, capitaine, colonel? Vous reste-riez où vous en êtes, et il ne faut pas que l'ignorance puisse vousarrêter en route.

— Ce ne serait pas l'ignorance qui m'arrêterait, monsieur Jean,répondis-je, ce seraient les règlements. A nous autres, du peuple, il

n'est pas permis d'aller au delà de capitaine.

— Jusqu'à présent, Natalis, c'est possible. Mais la révolution de 89

a proclamé l'égalité en France, et elle fera disparaître les vieux pré-

jugés. Chez vous, maintenant, chacun est l'égal de tous. Soyez donc

l'égal de ceux qui sont instruits, pour arriver jusqu'où l'instruction

peut conduire. L'égalité! C'est un mot que l'Allemagne ne connaît

pas encore! — Est-ce dit?

— C'est dit, monsieur Jean.

— Eh bien, nous commencerons aujourd'hui même, et, dans huitjours, vous serez à la dernière lettre de l'A, B, C. Voici le dîner fini.

Page 255: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Venez faire une promenade. Au retour, nous nous mettrons à la

besogne! »

Et voilà de quelle façon je commençai d'apprendre à lire dans la

maison Keller.Pouvait-on de plus braves gens!

V

Nous fîmes une bonne promenade, nous deux M. Jean, sur la routequi monte vers le Hagelberg, du côté deBrandenbourg. On causaitplus qu'on ne regardait. En somme, il n'y avait rien de bien curieuxà voir.

Ce que j'observai toutefois, c'est que les gens me dévisageaientbeaucoup. Que voulez-vous? Une figure nouvelle dans une petiteville, c'est un événement.

Je fis aussi cette remarque: c'est queM. Keller semblait jouirde l'estime générale. Dans le nombre de ceux qui allaient et ve-naient, il en était bien peu qui ne connussent la famille Keller. Aussi

que de coups de chapeau, que je croyais devoir rendre fort poliment,bien qu'ils ne me fussent pas personnellement adressés. Il ne fallaitpoint manquer à la vieille politesse française!

De quoi M. Jean m'a-t-il causé pendant cette promenade? Ah! de

ce qui préoccupe surtout sa famille, de ce procès qui n'en finis-sait pas.

Il me raconta l'affaire tout au. long. Les fournitures soumissionnéesavaient été livrées dans les délais voulus. M. Keller, étant prus-sien, remplissait les conditions exigées par le cahier des charges,et le bénéfice, légitimement, honnêtement acquis, aurait dû lui êtreaccordé sans contestation. A coup sûr, si jamais procès méritait

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d'être gagné, c'était celui-là. En cette circonstance, les agents del'État se conduisaient comme des gueux.

« Mais minute! ajoutai-je. Ces agents ne sont pas des juges!Ceux-ci vous rendront justice, et il m'est impossible de croire quevous perdiez.

— On peut toujours perdre un procès, même le meilleur! Si le

mauvais vouloir s'en mêle, puis-je espérer qu'on nous rende jus-tice? J'ai vu nos juges, je les vois encore, et je sens bien qu'ils

sont prévenus contre une famille qui tient par quelque lien à la

France, maintenant surtout que les rapports sont tendus entre lesdeux pays. Il y a quinze mois, à la mort de mon père, personnen'aurait douté de la bonté de notre cause. A présent, je ne sais que

penser. Si nous perdions ce procès, ce serait presque toute notrefortune engloutie!. Il nous resterait à peine de quoi vivre!

— Cela ne sera pas! m'écriai-je.

— Il faut tout craindre, Natalis! Oh! non pour moi, ajouta M. JeanJe suis jeune, je travaillerai. Mais ma mère!. En attendant que j'aie

pu lui refaire une position, mon cœur se serre à la pensée que,pendant des années, elle serait dans la gêne!

— Bonne madame Keller! Ma sœur m'en a tant fait l'éloge!.Vous l'aimez bien?.

— Si je l'aime! »

M.Jean se tut un instant. Puis, il reprit:« Sans ce procès, Natalis, j'aurais déjà réalisé notre fortune, et

puisque ma mère n'a qu'un désir, revenir dans cette France quevingt-cinq ans d'absence n'ont pu lui faire oublier, j'aurais arrangé

nos affaires de manière à lui donner cette joie d'ici un an, d'iciquelques mois peut-être!

— Mais, demandai-je, ce procès gagné ou perdu, madame Keller

ne pourra-t-elle quitter l'Allemagne?

— Eh! Natalis, de revenir au pays, dans cette Picardie qu'elleaime, pour n'y plus retrouver la modeste aisance à laquelle elle estaccoutumée, combien ce serait pénible! Je travaillerai, sans doute, et

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avec d'autant plus de courage que ce sera pour elle! Réussirai-je?Qui peut le savoir, surtout au milieu des troubles que je prévois, etdont le commerce aura tant à souffrir! »

D'entendre M. Jean parler ainsi, cela me causait une émotion queje ne cherchais point à cacher. Plusieurs fois, il m'avait pris la

main. Je répondais à son étreinte, et il devait comprendre tout ce quej'éprouvais. Ah! que n'aurais-je voulu faire pour épargner une peineà sa mère et à lui!

Il arrêtait alors de parler, les yeux fixes, comme un homme qui.

regarde dans l'avenir.

« Natalis, me dit-il alors d'un ton singulier, avez-vous remarqué

comme les choses s'arrangent mal en ce monde!Ma mère est deve-

nue allemande par son mariage, et moi, je resterais allemand, mêmesi j'épousais une Française! »

Ce fut la seule allusion à ce projet dont Irma m'avait dit deux

mots dans la matinée. Toutefois, comme M. Jean ne s'étendit pasdavantage, je ne crus pas devoir insister. Il faut être discret avec les

personnes qui vous témoignent de l'amitié. Quand il conviendrait à

M. Keller de m'en parler plus longuement, il trouverait toujours

une oreille ouverte pour l'écouter, une langue prête à lui faire com-pliment.

La promenade continua. On causa de choses et d'autres, et plusparticulièrement de ce qui me concernait. Je dus encore raconterquelques faits de ma campagne en Amérique. M. Jean trouvait celatrès beau que la France eût prêté son appui aux Américains pour lesaider à conquérir leur liberté. Il enviait le sort de nos compatriotes,grands ou petits, dont la fortune ou la vie avaient été mises au ser-vice de cette juste cause. Certes, s'il se fût trouvé dans des condi-tions à pouvoir le faire, il n'aurait pas hésité. Il se serait engagéparmi les soldats du comte de Rochambeau. Il eût déchiré la car-touche à Yorktown. Il se serait battu pour arracher l'Amérique à ladomination anglaise.

Et rien qu'à la manière dont il disait cela, à sa voix vibrante, à

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son accent qui m'allait au cœur, je puis affirmer que M. Jean eûtcrânement accompli son devoir. Mais on est rarement maître de savie. Que de grandes choses on n'a pas faites et qu'on aurait pu faire!Enfin, c'est ainsi la destinée, et il faut la prendre comme elle

vient.Nous revenions alors vers Belzingen, en redescendant la route.

Les premières maisons blanchissaient au soleil. Leurs toits rouges,très visibles entre les arbres, éclataient comme des fleurs au milieude la verdure. Nous n'en étions plus qu'à deux portées de fusil,

lorsque M. Jean me dit:« Ce soir, après souper, ma mère et moi, nous avons une visite à

faire.

- Que je ne vous gêne pas! répondis-je. Je resterai avec ma sœurIrma.

- Non, au contraire, Natalis, et je vous demanderai de venir avec

nous chez ces personnes.

— Comme il vous plaira!

— Ce sont des compatriotes à vous, M. et Mlle de Lauranay, quidemeurent depuis longtemps à Belzingen. Ils auront du plaisir à

vous voir, puisque vous venez de leur pays, et je désire qu'ils fassentvotre connaissance.

— A votre volonté, » répondis-je.Je compris bien que M. Jean voulait m'introduire plus avant dans

les secrets de sa famille. Mais, pensai-je, ce mariage ne sera-t-il pasun obstacle au projet de revenir en France? Ne créera-t-il pas un lienqui attachera plus obstinément Mmc Keller et son fils à ce pays. si

M. de Lauranay et sa fille y sont fixés sans esprit de retour? Là-dessus,je devais bientôt savoir à quoi m'en tenir. Un peu de patience! Il nefaut pas tourner plus vite que le moulin, ou l'on fait de mauvaisefarine.

Nous étions arrivés aux premières maisons de Belzingen. Déjà

M. Jean s'engageait dans la principale rue, lorsque j'entendis au loin

un bruit de tambours.

Page 259: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Il y avait alors àBelzingen un régiment d'infanterie, le régiment de

Lieb, commandé par le colonel von Grawert. J'appris plus tard que

ce régiment y tenait garnison depuis cinq à six mois déjà. Trèsprobablement, par suite du mouvement de troupes qui se pronon-çait vers l'ouest de l'Allemagne, il ne tarderait pas à rejoindre le

gros de l'armée prussienne.Un soldat aime toujours à regarder d'autres soldats, même quand

ils sont étrangers. On cherche à voir ce qui est bien, ce qui est mal.

Question de métier. Depuis le dernier bouton des guêtres jusqu'à la

plume du chapeau, on examine leur uniforme et comment ils défilent.Cela ne laisse pas d'être intéressant.

Je m'arrêtai donc. M. Jean s'arrêta.Les tambours battaient une de ces marches d'un rythme continu,

qui sont d'origineprussienne.Derrière eux, quatre compagnies du régiment de Leib marquaient

le pas. Ce n'était point là un départ, mais une simple promenademilitaire.

M. Jean et moi, nous étions rangés le long de la route, pour laisser

passage. Les tambours étaient arrivés à notre hauteur, lorsque jesentis que M. Jean me saisissait vivement par le bras, comme s'il

eût voulu se forcer à rester en place.Je le regardai.

« Qu'y a-t-il? demandai-je.

— Rien! »

M.Jean était devenu pâle tout d'abord. Maintenant le sang luimontait aux joues. On eût dit qu'il venait d'avoir un étourdissement,

ce que nous appelons des bleues vues. Puis, son regard devint fixe,

et il eût été difficile de le faire baisser.En tête de la première compagnie, sur la gauche, marchait un lieu-

tenant, et, par conséquent, du côté que nous occupions le long de la

route.C'était un de ces officiers allemands comme on en voyait tant alors

et comme on en a tant vus depuis. Un assez bel homme, blond tirant

Page 260: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

sur le roux, yeux bleu de faïence, froids et durs, l'air bravache

avec un dandinement de faraud. Malgré ses prétentions à l'élégance.

on le sentait lourd. Pour mon compte, ce bellâtre m'eût inspiré de

l'antipathie, même de la répulsion.Sans doute, c'est ce qu'il inspirait à M. Jean-peut-être même plus

que de la répulsion. J'observai, au surplus, que l'officier ne paraissait

pas animé de meilleurs sentiments à son endroit. Le regard qu'il lui

jeta ne fut rien moins que bienveillant.Tous deux n'étaient plus qu'à quelques pas l'un de l'autre, lorsqu'ils

se croisèrent. Le jeune officier fit intentionnellement un dédaigneux

mouvement d'épaules au moment où il passait. La main de M. Jean

me serra violemment dans une étreinte de colère. Un instant, je

crus qu'il allait bondir: il parvint à se maîtriser.Évidemment, entre ces deux hommes, il y avait une haine dont je

ne soupçonnais pas la cause, mais qui ne devait pas tarder à m'êtrerévélée.

Puis, la compagnie passa, et le bataillon se perdit au détour de la

route.M. Jean n'avait pas prononcé un mot. Il regardait les soldats s'éloi-

gner. Il semblait qu'il fût cloué à cette place. Il y resta jusqu'à ce

que le bruit des tambours eût cessé de se faire entendre.Alors, se retournant vers moi, il me dit:« Allons, Natalis, à l'école! »

Et nous rentrâmes chez Mrac Keller.

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VI

J'avais un bon maître. Lui ferais-je honneur? Je ne savais. D'ap-prendre à lire, à trente et un ans, cela ne laisse pas d'être assez dif-

ficile. Il faut avoir un cerveau d'enfant, — cette cire molleoù touteimpression se grave, sans qu'il soit nécessaire d'appuyer. Et ma cer-velle était aussi dure que le crâne qui la recouvrait.

Je me mis résolument à la besogne, pourtant, et, en vérité, j'étaisparti pour apprendre vite. Toutes les voyelles y passèrent pendantcette première leçon. M. Jean montra une patience dont je lui sus gré.Même, pour mieux fixer ces lettres dans ma mémoire, il me les fittra-

cer au crayon, dix fois, vingt fois, cent fois tout de suite. De la sorte,je saurais écrire en même temps que lire. Je recommande ce pro-cédé aux vieux écoliers de mon âge.

Le zèle et l'attention ne me manquèrent pas. Je me serais mêmeobstiné sur mon alphabet jusqu'au soir, si, vers sept heures, la ser- **

vante ne fût venue prévenir que le souper attendait. Je montai à la

petite chambre, disposée près de celle-de ma sœur, je me lavai lesmains, je redescendis.

Le souper ne nous prit qu'une demi-heure. Comme on ne devaitaller chez M. de Lauranay qu'un peu plus tard, je demandai la per-mission d'attendre au dehors. Ce qui me fut accordé. Là, sur le pasde la porte, je m'abandonnai au plaisir de fumer, ce que, nous autresPicards, nous appelons une bonne pipe de tranquillité.

Cela fait, je rentrai. M,nc Keller et son fils étaient prêts. Irma, ayantaffaire à la maison, ne devait pas nous accompagner. Nous sortîmes

tous les trois. Mme Keller me demanda mon bras. Je le lui donnai,

assez gauchement peut-être. N'importe, j'étais fier de sentir cette

Page 264: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

excellente dame s'appuyer sur moi. Un honneur et un bonheurà la fois.

Nous n'eûmes pas à marcher longtemps. M. de Lauranay restaitdans le haut de la rue. Il occupait une jolie maison, fraîche de cou-leur, attrayante d'aspect, avec un parterre de fleurs sur le devant,deux grands hêtres de chaque côté, et, derrière, un assez vastejardin avec des gazons et des ombrages. Cette habitation indiquait

une belle aisance chez son propriétaire. M. de Lauranay se trouvait,effectivement, dans une agréable situation de fortune.

Au moment d'entrer, Mme Keller m'apprit que Mlle de Lauranayn'était pas la demoiselle de M. de Lauranay, mais sa petite-fille. Je

ne fus donc pas surpris par leur différence d'âge.M. de Lauranay avait alors soixante-dix ans. C'était un homme de

haute taille que la vieillesse n'avait-pas courbé encore. Ses cheveux,plutôt gris que blancs, encadraient une belle et noble figure. Ses

yeux vous regardaient avec douceur. Dans ses manières, on recon-naissait facilement l'homme de qualité. Rien de plus sympathique

que son abord.Le « de » du non. de M. de Lauranay, que n'accompagnaitaucun

titre, prouvait seulement qu'il appartenait à cette classe, placée entrela noblesse et la bourgeoisie, qui n'a point dédaigné l'industrie ou le

commerce—ce dont on ne peut que la féliciter. Si, personnellement,M. de Lauranay ne s'était point mis dans les affaires, son grand'père

et son père l'avaient fait avant lui. Donc, parce qu'il trouva une for-

tune toute acquise en naissant, il ne conviendrait pas de le lui

reprocher.La famille de Lauranay était lorraine d'origine, et protestante

-de religion, comme celle de M. Keller. Cependant, si ses ancêtresavaient dû quitter le sol français, après la révocation de l'Edit de

Nantes, ce n'était point avec l'intention de rester à l'étranger. Aussi

revinrent-ils dans leur pays, dès que le retour à des idées plus

libérales l'eût permis, et, depuis cette époque, ne quittèrent jamaisla France.

Page 265: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Quant à M. de Lauranay, s'il habitait Belzingen, c'est que, dans cecoin de la Prusse, il avait hérité d'un oncle d'assez belles propriétés

qu'il fallut faire valoir. Sans doute, il eut préféré les vendre et revenir

en Lorraine. Malheureusement, l'occasion ne se rencontra pas.M. Keller, le père, chargé de ses intérêts, ne trouva que des acqué-

reurs à vil prix, car l'argent n'abondait pas en Allemagne. Plutôt

que de s'en défaire dans de mauvaises conditions, M. de Lauranaydut garder son bien.

Par suite des rapports d'affaires entre M. Keller et M. de Lau-

ranay, les relations d'amitié ne tardèrent pas à s'établir d'une familleà l'autre. Cela durait depuis vingt ans déjà. Jamais un nuagen'avait obscurci une intimité fondée sur la ressemblance des goûtset des habitudes.

M. de Lauranay était resté veuf, jeune encore. De son mariage il

avait eu un fils que les Keller connurent à peine. Marié en France, cefils ne vint qu'une ou deux fois à Belzingen. C'était son père qui

l'allait voir chaque année, — ce qui procurait à M. de Lauranayle plaisir de passer quelques mois dans son pays.

M. de Lauranayfils eut une enfant dont la naissance coûta la vie

à sa mère. Lui aussi, très affligé de cette perte, ne tarda pas à

mourir. Sa fille le connut à peine, car elle n'avait que cinq ans,lorsqu'elle devint orpheline. Pour toute famille, elle n'eut plus alors

que son grand'père.Celui-ci ne manqua pas à ses devoirs. Il alla chercher cette

enfant, il la ramena en Allemagne, il se voua tout entier à son édu-

cation. Disons-le tout de suite, il fut bien aidé en cela par Mme Keller,qui prit cette petite en grande affection et lui donna les soins d'unemère. Si M. de Lauranay fut heureux de pouvoir s'en remettre àl'amitié, au dévouement d'une femme telle que Mme Keller, il estinutile d'y insister.

Ma sœur Irma, on le croira - volontiers, seconda sa maîtresse de

bon cœur. Que de fois, j'en suis sûr, elle fit sauter la petite fille

dans son giron ou l'endormit entre ses bras — et cela, non seulement

Page 266: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

avec l'approbation, mais avec les remerciements du grand-père.Bref, l'enfant devint une charmante jeune fille, que je regardais,

en ce moment, avec beaucoup de discrétion, d'ailleurs, pour ne pointla gêner.

Mlle de Lauranay était née en 1772. Elle avait donc vingt ans alors.D'une taille assez grande pour une femme, blonde, les yeux bleustrès foncés, les traits charmants, d'une tournure pleine de grâce etd'aisance, elle ne ressemblait guère à tout ce que j'avais pu voir delapopulation féminine de Belzingen. J'admirais son air honnête et doux,

pas plus sérieux qu'il ne faut, sa physionomie heureuse. Elle pos-sédait quelques talents, aussi agréables pour soi-même que pour les

autres. Elle touchait gentiment du clavecin, se défendant d'y êtreforte, bien qu'elle parût de première force à un maréchal des logistel que moi. Elle peignait aussi de jolis bouquets de fleurs sur des

écrans de papier.On ne s'étonnera donc pas que M. Jean Keller fût devenu amou-

reux de cette personne, ni que M"° de Lauranay eût remarqué tout

ce qu'il y avait de bon, d'aimable, dans ce jeune homme, ni queles familles eussent vu avec joie l'intimité de deux enfants, élevésl'un près de l'autre, se changer peu à peu en un sentiment plustendre. Ils se convenaient, ils avaient pu s'apprécier. Et si le mariagen'était pas fait encore, cela tenait à un excès de délicatesse chez

M. Jean, — délicatesse que comprendront tous ceux qui ont le cœurhaut placé.

En effet, on ne l'a pas oublié, la situation des Keller ne laissait

pas d'être fort compromise. Avant le mariage. M.Jean aurait voulu

que ce procès d'où dépendait son avenir, fût terminé. S'ille gagnait,

rien de mieux. Il apporterait à Mllc de Lauranay une certaine fortune.

Mais, si le procès était perdu, M. Jean se trouverait alors sans rien.Certainement, Mlle Marthe était riche, elle devait l'être plus encoreaprès son grand'père. Eh bien, M. Jean répugnait à venir prendre

sa part de cette richesse. Suivant moi, ce sentiment ne peut quel'honorer.

Page 267: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Cependant les circonstances devenaient assez pressantes pour queM. Jean fût mis en demeure de prendre un parti. Les convenancesde famille se réunissaient dans ce mariage, même religion de partet d'autre, même origine au moins dans le passé. Si les jeunesépoux venaient se fixer en France, pourquoi les enfants qui naîtraientd'eux ne seraient-ils pas naturalisés Français? Enfin, tout y était,

comme on dit.

Donc, il importait de sedécider, et sans retard, d'autant plus quecet état de choses pouvait autoriser dans une certaine mesure lesassiduités d'un rival.

Non pas que M. Jean eût lieu d'être jaloux! Et comment eût-il pul'être, puisqu'il n'avait qu'un mot à dire pour que Mlle de Lauranaydevînt sa femme?

Mais, si ce n'était pas de la jalousie qu'il ressentait, c'était uneirritation profonde et bien naturelle contre ce jeune officier que nousavions rencontré avec le régiment de Leib, pendant notre promenade

sur la route de Belzingen.En effet, depuis plusieurs mois, le lieutenant Frantz von Grawert

avait remarqué Mlle Marthe de Lauranay. Appartenant à une familleriche, influente, il ne doutait pas qu'on ne fût très honoré de sesattentions et recherches.

Aussi, ce Frantz fatiguait-il Mlle Marthe de ses prévenances. Illasuivait dans les rues avec une obstination telle qu'à moins d'y êtreobligée, elle hésitait à sortir.

M. Jean savait cela. Plus d'une fois, il fut sur le point d'aller mettreà la raison ce bellâtre, qui faisait sa poussière dans la hautesociété deBelzingen. Mais, de voir le nom de Mlle Marthe mêlé àcette affaire, l'avait toujours retenu. Lorsqu'elle serait sa femme, sil'officier continuait à la poursuivre, il saurait bien l'attraper sanscourir et le faire rentrer dans le rang. Jusque là, il convenait de

ne pas tenir compte de ces assiduités. Mieux valait éviter un éclatdont la réserve d'une jeune fille aurait à souffrir.

Cependant — il y avait au plus trois semaines — la main de

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Elle touchait gentiment du clavecin. (Page 46.)

Mlle Marthe de Lauranay avait été demandée pour le lieutenant Frantz.

Son père, le colonel, s'était présenté chez M. de Lauranay. Là, il

avait étalé sa fortune, ses titres, le bel avenir qui attendait son fils.

C'était un hommerude, habitué à commander militairement — on

sait ce que cela veut dire — n'admettant ni une hésitation, ni un

refus, enfin bien prussien depuis la mollette de ses éperons jusqu'au

bout de son plumet.

Page 269: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

M. Jean lui demandace qu'il voulait. (Page 52.)

M. de Lauranay remercia le colonel von Grawert, se dit très honoré

de sa recherche; mais des engagements antérieurs rendaient cemariage impossible.

-Le colonel, poliment éconduit, s'était retiré, fort dépité de son

insuccès. Le lieutenant Frantz en fut profondément irrité. Il n'igno-

rait pas que Jean Keller, allemand tout comme lui, était reçu dans lamaison de M. de Lauranay à un titre qu'on lui refusait. De làune

Page 270: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

haine, et de plus, un désir de vengeance qui n'attendait, sans doute,

que l'occasion pour se manifester.Toutefois, le jeune officier, qu'il y fût poussé par la jalousie ou la

colère, ne cessa de rechercher Mlle Marthe. C'est pourquoi, depuis

ce jour, la jeune fille avait-elle pris le parti de ne plus sortir seule,

comme le permettent les habitudes allemandes, ni avec son grand-

père ni avec MmeKeller ou ma sœur.Voilà les choses que je n'appris que plus tard. Cependantj'ai pré-

féré vous les dire tout de suite.

Quant à l'accueil que je reçus dans la famille de M. de Lauranay,il eût été impossible d'en souhaiter un meilleur.

« Le frère de ma bonne Irma est de nos amis, me dit Mlle Marthe,.

et je suis heureuse de pouvoir lui serrer la main! »

Et croiriez-vous que je ne trouvai rien à répondre? En vérité, si

jamais je fus sot, ce fut bien ce jour-là. Interdit, interloqué, je me tai-sais. Et cette main tendue de si bonne grâce!. Enfin je la saisis et la

pressai à peine, tant j'eus peur de la briser. Que voulez-vous! Un

pauvre maréchal des logis!Puis, on passa dans le jardin, on se promena. La conversation me

mit plus à l'aise. On parla de la France. M. de Lauranay m'interrogea

sur les événements qui s'y préparaient. Il semblait craindre que cela

ne fût de nature à causer bien des ennuis à ses compatriotes établis

en Allemagne. Il se demandait s'il ne ferait pas mieux de quitterBelzingen et de revenir se fixer dans son pays, en Lorraine.

« Vous songeriez à partir? dit vivement M. Keller.

- Je crains que nous n'y soyons forcés, mon cher Jean, réponditM. de Lauranay.

— Et nous ne voudrions pas partir seuls, ajouta Mlle Marthe.Que dure votre congé, monsieur Delpierre?

- Deux mois, répondis-je.

- Eh bien, mon cher Jean, reprit-elle, est-ce que M. Delpierren'assistera pas, avant son départ, à notre mariage?.

- Oui. Marthe. Oui! »

Page 271: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

M.Jean ne savait que répondre. Sa raison se raidissait contre soncœur.

« Mademoiselle, dis-je, je serais vraiment trop heureux.

— Mon cher Jean, reprit-elle, en allant à lui, ne procurerons-nouspas ce bonheur à monsieur Natalis Delpierre?

— Oui. chère Marthe!. » répondit M. Jean, qui ne put dire autrechose, mais cela me parut suffisant.

Et, au moment où nous allions nous retirer tous trois, car il sefaisait tard:

« Ma fille! dit Mme Keller, en l'embrassant avec une émotion pro-fonde, tu seras heureuse!. Il est digne de toi!

— Je le sais, puisqu'il est votre fils! » répondit Mlle Marthe.

Nous rentrâmes à la maison. Irma nous attendait. Mme Keller lui

dit qu'il n'y avait plus qu'à fixer le jour du mariage.Puis, on alla se coucher. Et si jamais je passai une nuit excellente,

malgré les voyelles de l'alphabet qui sautillaient dans mes rêves, cefut bien celle-ci, pendant laquelle je dormis tout d'une traite, dans lamaison de Mme Keller.

VII

Le lendemain, je ne me réveillai que fort tard. Il devait être

au moins sept heures. Je me hâtai de m'habiller pour aller « faire

mon devoir », toutes mes voyelles à repasser, en attendant les

consonnes.Comme j'arrivais aux dernières marches de l'escalier, je rencontrai

ma sœur Irma qui montait.

« J'allais te réveiller, me dit-elle.

— Oui, j'ai fait la grasse matinée et je suis en retard!

Page 272: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Non, Natalis, il n'est que sept heures. Mais il y a quelqu'unqui te demande.

— Quelqu'un?

— Oui. un agent. »

Un agent? Diable! je n'aime guère ces visiteurs là! Qu'est-ce

que l'on pouvait bien me vouloir? Ma sœur ne semblait pas troprassurée.

Presque aussitôt M. Jean parut.

« C'est un agent de la police, me dit-il. Faites bien attention.Natalis, à ne rien dire qui puisse vous compromettre.

— Ce serait bien tombé qu'il sache que je suis soldat! répondis-je.

— Ce n'est pas probable!. Vous êtes venu à Belzingen voir votre

'!sœur, et pas autre chose! »

C'était la vérité, d'ailleurs, et je me promis bien de me tenir surune extrême réserve.

J'arrivai au seuil de la porte. Là j'aperçus l'agent, un vilain masque•à coup sûr, tout de travers, tout déjeté, les jambes en pied de banc,

une figure d'ivrogne avec le gosier en pente, comme on dit.

M. Jean lui demanda en allemand ce qu'il voulait.

« Vous avez ici un voyageur arrivé d'hier à Belzingen?

— Oui. Après?

— Le directeur de police lui fait donner ordre de passer à sonbureau.

- C'est bien. Il ira. »

M. Jean me traduisit ce bout de conversation. Ce n'était pas même

une invitation, c'était un ordre que je recevais. Il fallait donc yobtempérer.

Les pieds de banc étaient partis. J'aimais mieux cela. Il ne m'allait

guère de traverser les rues de Belzingen avec cet affreux happe-chair.On m'indiquerait où restait le directeur de police, et je saurais bien

trouver sa maison.

« Quel individu est-ce? demandai-je à M. Jean.

- Un homme qui ne manque pas d'une certaine finesse. Vous

Page 273: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

devrez vous défier de lui, Natalis. Il se, nomme Kalkreuth. Ce

Kalkreuth n'a jamais cherché qu'à nous susciter des ennuis, parcequ'il trouve que nous nous occupons trop de la France. Aussi le

tenons-nous à l'écart, et il le sait. Je ne serais pas étonné qu'il voulût

nous impliquer dans quelque méchante affaire. Donc, veillez bien à

vos paroles.

- Que ne m'accompagnez-vous àson bureau, monsieur Jean?répondis-je.

—Kalkreuth ne m'a pas mandé, et il est probable qu'il ne lui

plairait point de me voir!-

— Baragouine-t-ille français, au moins?

— Il le parle parfaitement. Mais n'oubliez pas, Natalis, de bienréfléchir avant de répondre, et ne dites à Kalkreuth que juste cequ'il faut dire.

- Soyez tranquille, monsieur Jean. »

On m'indiqua la demeure dudit Kalkreuth. Je n'avais que quelquescentaines de pas à faire pour atteindre sa maison. J'y arrivai en uninstant.

L'agent se trouvait à la porte, et m'introduisit aussitôt dans le

cabinet du directeur de police.Ce fut un sourire, paraît-il, que voulut bien m'adresser ce person-

nage, car ses lèvres se détendirent d'une oreille à l'autre. Puis, pourm'inviter à m'asseoir, il fit ungeste qui, dans sa pensée, devait être

on ne peut plus gracieux.En même temps, il continuait à feuilleter des paperasses étalées

sur sa table.J'en profitai pour observer mon Kalkreuth. C'était un grand flan-

drin, vêtu d'une rhingrave à brandebourgs, haut de cinq pieds huit

pouces, très long de buste, ce que nous appelons un quinze-côtes,maigre, osseux, avec des pieds d'une longueur!. une figure parche-minée, qui devait toujours être sale, même quand elle était lavée,la bouche large, les dents jaunâtres, le nez écrasé du bout, les

tempes plissées, de petits yeux en trous de vrille, un point lumineux

Page 274: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

sous d'épais sourcils, enfin une vraie face de cataplasme. J'étaisprévenu de me défier — recommandation bien inutile. La défiancevenait toute seule, dès qu'on se trouvait en sa présence.

Quand il eut fini de tracasser ses papiers, Kalkreuth leva le nez,prit la parole, et, dans un français très clair, il m'interrogea. Mais,afin de me donner le temps de la réflexion, je fis celui qui éprouvequelque difficulté à comprendre. J'eus même le soin de lui fairerépéter chaque phrase.

Voici, en somme, ce qui fut demandé et répondu dans cet inter-rogatoire:

« Votre nom?

— Natalis Delpierre.

— Français?.

— Français.

— Et de votre métier?

— Marchand forain.

— Forain. forain?. Expliquez-vous. Je ne comprends pas ce

que cela signifie!

— Oui. je cours les foires,les marchés. pour acheter. pourvendre!. Enfin forain, quoi!

— Vous êtes venu à Belzingen?

— Apparemment.

— Qu'y faire?

— Voir ma sœur, Irma Delpierre, que je n'ai pas vue depuis

treize ans.

—Votre sœur, une Française qui est en service dans la famille

Keller!.

— Comme vous dites! »

Et là-dessus, il y eut un léger temps d'arrêt dans les questions du

directeur de police.

« Ainsi, reprit Kalkreuth, votre voyage en Allemagne n'a pasd'autre but?

— Pas d'autre.

Page 275: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Et quand vous repartirez?.

— Je reprendrai le chemin par lequel je suis venu, tout simple-

ment.

— Et vous aurez raison. A quelle époque, à peu près, comptez-vousrepartir?

— Quandje le jugerai convenable. Je ne pense pas qu'un étranger

ne puisse aller et venir en Prusse, comme il lui plaît!

— Peut-être! » ;Le Kalkreuth, sur ce mot, darda plus vivement ses yeux vers moi.

Mes réponses, sans doute, lui paraissaient un peu plus décidées qu'il

ne convenait. Mais ce ne fut qu'un éclair et le tonnerre ne gronda

pas encore.

« Minute! me dis-je. Ce gaillard-là a bien l'air d'un passe-malin,qui ne demande qu'à me lapider, comme disent nos Picards! C'est

maintenant qu'il faut se tenir sur ses gardes! »

Kalkreuth revint à l'interrogatoire un instant après, et reprit savoix doucereuse.

Et alors, il me demanda :

« Combien de jours avez-vous employés à venir de France enPrusse?

— Neuf jours.

— Et quel chemin avez-vous pris?

— Le plus court qui était en même temps le meilleur.

— Pourrais-je savoir exactement par où vous êtes passé?— Monsieur, dis-je alors, pourquoi toutes ces questions, s'il vous

plaît?

— Monsieur Delpierre, répondit Kalkreuth d'un ton sec, en Prusse,

nous avons l'habitude d'interroger les étrangers qui viennent nousrendre visite. C'est une formalité de police, et, sans doute, vousn'avez pas l'intention de vous y soustraire?

— Soit! J'ai pris par la frontière des Pays-Bas, le Brabant, laWestphalie, le Luxembourg, la Saxe.

— Alors vous avez dû faire un assez long détour?.

Page 276: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

—Pourquoi?

— Puisque vous êtes arrivé à Belzingen par les routes de laThuringe.

— De la Thuringe, en effet.»Je compris que ce curieux savait déjà à quoi s'en tenir. Il ne fal-

lait pas se couper.

« Pourriez-vous me dire sur quel point vous avez passé la fron-

tière de France? demanda-t-il.

— A Tournay.

— C'est singulier.

— Pourquoi est-ce singulier?

— Parce que vous êtes signalé comme ayant suivi la route de

Zerbst.

— Cela s'explique par le détour. »Évidemment j'avais été espionné, et, sans doute, par le cabare-

tier du Ecktvende. On se rappelle que cet homme m'avait vu arriverpendant que ma sœur m'attendait sur la route. En somme, ce n'était

que trop visible, Kalkreuth voulait m'engrener pour avoir des

nouvelles de France. Je me tins donc plus que jamais sur la réserve.Il reprit :

« Alors vous n'avez pas rencontré les Allemands du côté de

Thionville?

— Non.

— Et vous ne savez rien du général Dumouriez?

— Connais pas.

— Ni rien du mouvement des troupes françaises rassemblées à la

frontière?

— Rien. »

Sur ce, la figure de Kalkreuth changea, et sa voix devint impé-

rieuse.

« Prenez garde, monsieur Delpierre! dit-il.

- A quoi? répliquai-je.

-. Le moment n'est pas favorable aux étrangers pour voyager en

Page 277: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Je ne suis pas un espion, monsieur! » (Page 57.)

Allemagne, surtout quand ils sont Français, et nous n'aimons pasque l'on vienne voir ce qui se passe ici.

(- Mais vous ne seriez pas fâché de savoir ce qui se passe chezles autres! Je ne suis pas un espion, monsieur!

— Je le souhaite, dans votre intérêt, répondit Kalkreuth d'un tonmenaçant. J'aurai l'œil sur vous. Vous êtes Français. Vous avezdéjà fait visite dans une maison française, celle de M. de Lauranay.

Page 278: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Vous êtes descendu chez.la famille Keller, qui a conservé des

attaches avec la France. Il n'en faut pas plus, dans les circonstancesoù nous sommes, pour être suspect.

- N'étais-je pas libre de venirà Belzingen? répondis-je.

- Parfaitement.

- L'Allemagne et la France sont-elles en guerre?

- Pas encore. — Dites-moi, monsieur Delpierre, vous paraissezavoir de bons yeux?

- Excellents!— Eh bien, je vous engage à ne pas trop vous en servir!

— Pourquoi?

— Parce que quand on regarde, on voit, et quand on voit, on esttenté de raconter ce que l'on a vu!

— Pour la deuxième fois, monsieur, je vous le répète, je ne suis

pas un espion!

- Et pour la deuxième fois, je vous répondrai que je le souhaite,

sans quoi.— Sans quoi?.

— Vous m'obligeriez à vous faire reconduire à la frontière, à

moins que.— A moins que?.— Dans le but de vous épargner les fatigues du voyage, il nous

convînt de pourvoir à votre entretien et à votre logement pendant

un temps plus ou moins long! »

Cela dit, Kalkreuth m'indiqua d'un geste que je pouvais sortir.Cette fois, son bras n'était plus terminé par une main ouverte, mais

par un poing fermé.N'étant guère d'humeur à poser dans ce bureau de police, je tournai

les .talons, un peu trop militairement peut-être, en faisant undemi-tour qui sentait le soldat. Et il n'est pas sûr que cet animal

ne l'ait point remarqué.Je revins alors à la maison de Mme Keller. Maintenant, j'étais

averti. On ne me perdrait pas de vue.

Page 279: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

M. Jean m'attendait. Je lui racontai en détail tout ce qui s'étaitdit entre le sieur Kalkreuth et moi, qui me trouvais directement

menacé.

« Cela ne m'étonne nullement, répondit-il, et vous n'en avez pasfini avec la police prussienne! Pour vous comme pour nous, Natalis,

je redoute des complications dans l'avenir! »

VIII

Cependant les journées se passaient agréablement,—promenades

et travail. Mon jeune maître pouvait constater mes progrès. Les

voyelles étaient déjà bien casées dans ma tête. Nous avions attaquéles consonnes. Il y en a qui me donnèrent du mal — les dernières

surtout. Enfin, cela marchait. Bientôt j'arriverais à assembler les

lettres pour former des mots. Il paraît que j'avais de belles dispo-

sitions. à trente etun ans!Nous n'eûmes plus de nouvelles de Kalkreuth. Aucun ordre

de me représenter à son bureau. Il n'était pas douteux, toutefois,

qu'on nous espionnait, et plus particulièrement votre serviteur, bien

que mon genre d'existence ne donnât aucune prise au soupçon. Jepensais donc que j'en serais quitte pour un premier avertissement,et que le directeur de police ne se chargerait ni de me loger ni de mereconduire.

Pendant la semaine qui suivit, M. Jean dut faire une absence de

quelques jours. Il lui fallut aller à Berlin pour son maudit procès.A tout prix, il voulait une solution, car la situation devenait pressante.Comment serait-il accueilli? Reviendrait-il sans même avoir puobtenir une date pour le jugement? Cherchait-on à gagner du temps?C'était à craindre.

Page 280: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Pendant l'absence de M. Jean, sur le conseil d'Irma, je m'étaischargé d'observer les agissements de Frantzvon Grawert. Du reste,comme Mlle Marthe ne sortit qu'une fois pour aller au temple, elle nefut point rencontrée par le lieutenant. Chaque jour, celui-ci passaità plusieurs reprises devant la maison de M. de Lauranay, tantôt àpied, se dandinant et faisant craquer ses bottes, tantôt cavalcadantet caracolant sur son cheval,— une bête magnifique, — comme sonmaître, d'ailleurs. Mais grilles fermées, porte close. Je laisse à pensers'il devait rager en dedans. Aussi convenait-il de hâter le mariage.

Et c'est même pour cela que M. Jean avait voulu se rendre unedernière fois à Berlin. Quoiqu'il arrivât, il était décidé que l'onfixerait la date de la cérémonie dès qu'il serait revenu à Belzingen.

M. Jean était parti le 18 juin. Il ne devait rentrer que le 21. Pen-dant ce temps, j'avais travaillé avec ardeur. Minc Keller remplaçait

son fils près de moi. Elle y mettait une complaisance qui ne selassait point. Avec quelle impatience nous attendions le retourde l'absent, on l'imagine! En effet, les choses pressaient. On enjugera par ce qui suit et que je vais raconter d'après ce que j'aiappris plus tard, sans donner mon appréciation, car-j'en fais volon-

tiers l'aveu—lorsqu'il s'agit du fond et du tréfond de la politique,jen'y entends goutte.

Depuis 90, les émigrés français étaient réfugiés à Coblentz. L'annéedernière, en 91, après avoir accepté la constitution, le roi Louis XVI

avait notifié cette acceptation aux puissances étrangères. L'Angle-terre, l'Autriche, la Prusse, protestèrent alors de leurs intentionsamicales. Mais pouvait-on s'y fier? Les émigrés, eux, ne cessaientde pousser à la guerre. Ils passaient des marchés de fournitures,ils formaient des cadres. Bien que le roi leur eût donné l'ordre de

rentrer en France, ils n'interrompaient point leurs préparatifs.Quoiquel'assemblée législative eût sommé les électeurs de Trêves, de Mayence

et autres princes de l'Empire d'avoir à disperser les rassemblements

sur leur frontière, ils étaient toujours là, prêts à conduire les en-vahisseurs.

Page 281: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Et alors, trois armées furent Organisées dans l'Est,demanière à

pouvoir se donner la main.

-Le. comte de Rochambeau, mon ancien général, alla prendre -d'ans

les Flandres, le commandemantde l'armée du Nord, Lafayette,celuide l'armée du centre, à Metz, et Luckner, celui del'armée d'Alsace,

:— en tout deux cent mille hommes environ, tant sabres que baïon-

nettes. Quant aux émigrés, pourquoi auraient-ils renoncé à leursprojets, obéi aux sommations du roi, puisque Lëopold d'Autrichesepréparait à leur venir en aide?

Tel était l'état des chosesen 91. Voici ce qu'il était en 92.

En France, les Jacobins, Robespierre à leur tête, s'étaient vigou-

reusementprononcés contre la guerre. Les Cordeliers les soutenaient,ayant crainte de voirsurgirune dictature militaire. Au contraire, lesGirondins, par la voix de Louvet et de Brissot, demandaient cette

guerre à tout prix; afin de mettre le roi dans l'obligationdedévoiler

ses intentions.C'est alors qu'apparut Dumouriez, qui avait commandé en Vendée

et en Normandie. Il fut appelé pour mettre son géniemilitaire,etpolitique au service du pays. Ilaccepta et formaaussitôt un plande campagne : guerre à la fois offensive et défensive. Avec lui, onétait sûr que les choses ne traîneraient pas.

Jusqu'alors, cependant, l'Allemagne n'avait aucunement bougé.Ses troupes ne menaçaient pas la frontière française, et même elle -

répétait que rien n'eût été plus dommageable pour l'intérêt de

l'Europe.

- - Sur ces entrefaites, Léopold d'Autriche mourut.- Que ferait sonsuccesseur? Serait-il partisan de la modération? Non, et une noteparut à Vienne, qui exigeait le rétablissement de la monarchie surles bases de la déclaration royale de 89.

Comme on le pense bien, la France ne pouvait se soumettreà unesemblable injonction qui dépassait les bornes. L'effet de cette notefut considérable danstout le pays. Louis XVI dut proposer à l'As-semblée nationale de déclarer la guerre à François Ier roi de Hongrie

Page 282: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

et de Bohême. Cela fut décidé, et l'on résolut de l'attaquer toutd'abord dans ses possessions de Belgique.

Aussi Biron ne tarda-t-il pas à s'emparer de Quiévrain, et l'on pou-vait espérer déjàque rien n'arrêterait l'élan des troupes françaises,lorsque, devant Mons, une panique vint modifier la situation. Lessoldats, après avoir crié à la trahison, massacrèrent les officiers

Dillon et Berthois.En apprenant ce désastre, Lafayette crut devoir arrêter sa marche

à Givet.

Ceci se passait dans les derniers jours d'avril, avant que j'eussequitté Charlèville. A ce moment, on le voit, l'Allemagne n'était pasencore en guerre avec la France.

-

Le13 juin, Dumouriez fut nommé ministre de la guerre. Cela, nousl'apprîmes àBelzingen, avant que M. Jean fût revenu de Berlin. Cettenouvelle avait une extrême gravité. Il était facile de prévoir que lesévénements allaient changerde face et la situation se dessiner plus

nettement. En effet, si la Prusse avait gardé jusqu'alors une neutra-lité absolue, il était à craindre qu'elle ne se préparât àla rompred'un instant àl'autre. On parlait déjà de quatre-vingt mille hommesqui s'avançaient vers Coblentz.

En même temps, le bruit se répandait à Belzingen que le com-mandement de ces vieux soldats de Frédéric-le-Grand serait donnéà un général qui jouissait d'une certaine célébrité en Allemagne,

au duc de Brunswick.On comprend l'effet de cette nouvelle même avant qu'elle fût

confirmée. D'ailleurs, il se faisait incessamment des passages de

troupes.J'aurais donné beaucoup pour voir le régiment de Leib, le colonel

von Grawert et son fils Frantz partir pour la frontière. Cela nous eûttoujours débarrassés de ces personnages. Par malheur, ce régiment

ne reçut aucun ordre. Aussi lelieutenant continuait-il à battre le

pavé dans les rues de Belzingen, et-plus particulièrement devant la

maison close de M. de Lauranay.

Page 283: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Quant à moi, ma position prêtait à réfléchir.

J'étais en congé régulier, il est vrai, et dans un pays qui n'avait

pas encore rompu avec la France. Mais pouvais-je oublier que j'ap-partenais au Royal-Picardie, que mes camarades se trouvaient engarnison à Charleville, presque à la frontière?

Certainement, s'il y avait choc avec les soldats de François d'Au-

triche ou de Frédéric-Guillaumede Prusse, le Royal-Picardie seraitau premier rang pour recevoir les premiers coups, etj'eusse étédésespéré de ne pas être là afin d'en rendre bonne mesure.

Je commençais donc à m'inquiéter sérieusement. Cependant jegardais mes ennuis pour moi, ne voulant attrister ni MmeKeller ni

ma sœur, et je ne savais à quel parti m'arrêter.Enfin, dans ces conditions, la position d'un Français était difficile.

Ma sœur le comprenait aussi en ce qui la concernait. Certainement,de son plein gré, elle ne consentiraitjamais à se séparer de Mme Keller.Mais ne pouvait-il se faire que l'on prît des mesures contre les étran-

gers? Et si le Kalkreuth venait nous donner vingt-quatre heures pourquitter Belzingen?

On conçoit donc quelles devaient être nos inquiétudes. Ellesn'étaient pas moins grandes, quand nous songions à la situation de

M. de Lauranay. Si on l'obligeait à sortir du territoire, à traverser

un pays en état de guerre, quel voyage plein de dangers pour sa petite-fille et pour lui! Et le mariage qui n'était pas fait, où et quand seferait-il? Aurait-on le temps de le célébrer à Belzingen? En vérité,

on ne pouvait compter sur rien.Chaque jour, cependant,il passait à travers la ville des troupes qui

venaient prendre la route de Magdebourg, de l'infanterie, de la ca-valerie, — surtout des uhlans, — puis, des convois de poudre et deboulets, des équipages par centaines. C'était un bruit incessant detambours, des appels de trompettes. Entre temps, il se faisaitfréquemment des haltes de quelques heures sur la grande place. Etalors que d'allées et venues, arrosées de verres de shnaps et de kirs-chenwasser, car la chaleur était déjàforte!

Page 284: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

On le comprendra, je ne pouvais me retenir d'aller voir, dussé-jedéplaire à M. Kalkreuth et à ses agents. Lorsque j'entendaisune sonnerie ou un roulement, il me fallait sortir, si j'étaislibre. Je dis: si j'étais libre, car, au cas où M"" Keller m'eûtdonné ma leçon de lecture, pour rien au monde je n'aurais voulu laquitter. Seulement, à l'heure de la récréation, je filais par la

porte, j'allongeais le pas, j'arrivais sur le passage des troupes, jeles suivais jusqu'à la grande place, et là je regardais. je regardais,bien que Kalkreuth m'eût intimé de ne rien voir.: Bref, si tout ce mouvement m'intéressait en ma qualité de soldat,

en ma qualité de Français je ne pouvais que dire: Minute! ça n'est

pas du bon! Il était manifeste que les hostilités ne tarderaient pasà commencer.

Le 21, M. Jean revint de son voyage à Berlin. Ainsi qu'on devaitle craindre, voyage inutile! Le procès en était toujours au mêmepoint. Impossible de prévoir quelle en serait l'issue, ni même lorsqu'ilfinirait. C'était désespérant.

Quant au reste, d'après ce qu'il avait entendu dire, M. Jean rappor-tait cette impression que, d'un jour à l'autre, la Prusse allait déclarerla guerre à la France.

IX

Le lendemain et les jours suivants, nous allâmes tous deux à l'affûtdes nouvelles. Cela se déciderait avant huit jours ou guère plus. Il

y eut encore des passages de troupes à Belzingen, les 21, 22 et 23,

même un général qu'on m'a dit être le comte de Kaunitz, suivi de sonétat-major. Cette masse de soldats gagnait du côté de Coblentz, où

attendaient les émigrés. La Prusse, donnant la main à l'Autriche,

ne dissimulait plus qu'elle marchait contre la France.

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Il est donc certain que ma situation à Belzingen s'empirait de jour

en jour. Évidemment, elle ne serait pas meilleure pour la famille de

Lauranayni pour ma sœur Irma, une fois la guerre déclarée. De setrouver en Allemagne dans ces conditions, cela devait leur créer plus

que des embarras, des périls réels, et il convenait de se tenir prêt à

toute éventualité.

J'en causais souvent à ma sœur. La bonne créature voulait en vain

cacher ses inquiétudes. La crainte d'être séparée de Mme Keller nelui laissait plus un instant de repos. Quitter cette famille! Jamais elle

n'avait eu la pensée que l'avenir lui réserverait un tel malheur!S'éloigner de ces êtres aimés, près desquels, lui semblait-il, sa vie

devait s'écouler toute entière, se dire que, peut-être, il ne lui seraitplus possible de les revoir, si les événements tournaient mal, cela

était bien pour lui fendre l'âme.

« J'en mourrai, me répétait-elle, oui, Natalis, j'en mourrai;— Je te comprends, Irma, répondais-je, la situation est difficile,

mais il faut tout faire pour s'en sortir. Voyons! ne pourrait-ondécider

madame Keller à quitter Belzingen à présent qu'elle n'a plus aucuneraison de tenir à ce pays. Je trouve même qu'il serait prudent de

prendre cette résolution avant que les choses se soient gâtées

tout à fait.

— Ce serait sage, Natalis, et, pourtant, madame Keller ne con-sentira point à partir sans son fils.

— Et pourquoi monsieur Jean se refuserait-il à la suivre! Qui leretient en Prusse? Ses affaires à régler?. Illes réglera plus tard! Ce

procès qui n'en finit pas?. Est-ce que, dans les circonstancesactuelles,il ne faudra pas attendre des mois et des mois avant d'obtenir unjugement?

— Probable, Natalis.

— D'ailleurs, ce qui m'inquiète surtout, c'est quele mariage de

monsieur Jean et de mademoiselle Marthe n'est pas encore fait! Sait-

on quels empêchements, quels retards peuvent survenir? Que l'onexpulse les Français de l'Allemagne — ce qui est fort possible -

Page 288: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

monsieur de Lauranay et sa petite-fille seront forcés de partir dansles vingt-quatre heures! Et alors quelle cruelle séparation pour cesjeunes gens! Au contraire, si le mariage est conclu, ou monsieurJean emmènera sa femme en France, ou, s'il est forcé de resterà Belzingen, du moins y restera-t-elle avec lui!

— Tu as raison, Natalis.

— A ta place, Irma, j'en parlerais à Mme Keller, elle en parlerait à

son fils, on se hâterait de conclure le mariage, et, une fois fait, nouspourrions laisser aller les choses.

— Oui, répondit Irma, il faut que le mariage se fasse sans retard.D'ailleurs, les empêchements ne viendront pas de Marthe!

— Oh non! l'excellente demoiselle! Et puis, un mari, un mari

comme monsieur Jean, quelle garantie pour elle! Songe donc, Irma,seule avec son grand-père, déjà ancien, forcée de quitter Belzingen,de traverser cette Allemagne encombrée de troupes! Que devien-draient-ils tous deux?. Il faut donc se dépêcher d'en finir, et ne pasattendre que ce soit devenu impossible!

— Et cet officier, me demanda ma sœur, est-ce que tu le ren-contres quelquefois?

— Presque tous les jours, Irma! C'est un malheur que sonrégiment soit encore à Belzingen! J'aurais voulu que le mariage de

Mlle de Lauranay ne fût connu qu'après son départ!

— En effet, ce serait désirable!— Je crains qu'en l'apprenant, ce Frantz ne veuille tenter quelque

coup! Monsieur Jean est homme à le remettre à place, et alors.Enfin, je ne suis pas tranquille!

— Ni moi, Natalis! Il faut donc faire le mariage le plus tôt pos-sible.Il y aura certaines formalités à remplir, et je redoute toujours

que la mauvaise nouvelle n'éclate!— Parle donc à Mme Keller.

— Aujourd'hui même. »

Oui, il importait de se hâter, et peut-être même, était-il déjà

trop tard!

Page 289: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

En effet, un événement allait sans doute décider la Prusse et l'Au-triche à presser l'invasion. Il s'agissait de l'attentat qui venait de secommettre à Paris, le 20 juin, et dont le bruit fut répandu, à dessein,

par les agents des deux puissances coalisées.

-Le 20 juin, les Tuileries avaientété envahies. La populace, conduite

par Santerre,après avoir défilé devant l'Assemblée législative, s'étaitruée sur le palais de Louis XVI. Portes attaquées à coups de hache,grilles forcées, pièces de canon hissées au premier étage, tout indi-quait à quelles violences l'émeute allait se porter. Le calme du roi,

son sang-froid,son courage, le sauvèrent ainsi que sa femme, sasœur et ses deux enfants. Mais à quel prix? Après qu'il eût consentià se. coiffer du bonnet rouge.

Évidemment, chez les partisans de la cour comme parmi les con-stitutionnels, cette attaque du palais fut considérée comme un crime.Cependant le roi était resté le roi. On lui rendrait encore certainshommages. Du bouillon pour les morts! Puis, combien celadurerait-il? Les plus confiants ne lui auraient pas donné deuxmois de règne, après ces menaces, ces insultes! Et on le sait, ils

ne se seraient point trompés, puisque six semaines plus tard, au10 août, Louis XVI allait être chassé des Tuileries, frappé de

déchéance, emprisonné au Temple, dont il ne devait sortir que pourporter sa tête sur la place de la Révolution!

Si l'effet de cet attentat fut grand à Paris, grand dans toute laFrance, on se figurerait difficilement quel retentissement il eut àl'étranger. A Coblentz éclatèrent des cris de douleur, de haine, de

vengeance, et vous ne vous étonnerez pas que l'écho en soit venujusque dans ce petit coin de la Prusse où nous étions renfermés. Et

pour peu que les émigrés se missent en marche, que les Impériaux,

comme on les appelait déià. vinssent les soutenir, ce serait uneguerre terrible.

On le pensait bien à Paris. Aussi, des mesures énergiques avaient-elles été prises pour parer à tout événement. L'organisation des

fédérés se fit à bref délai. Les patriotes, ayant rendu le roi et la reine

Page 290: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

responsables de l'invasion qui menaçait la France, la Commission del'Assemblée décida que toute la nation serait en armes, et qu'elleagirait d'elle-même, sans que le gouvernement eût à intervenir.

Et que faudrait-il pour que l'élan se produisît? Une formulesolennelle, une déclaration qui serait faite par le corps législatif:« La patrie est en danger! »

Voilà ce que nous apprîmes quelques jours après la rentrée de

M. Jean, et cela provoqua une agitation extraordinaire.Ces nouvelles s'étaient propagées le 23, au matin. A chaque heure,

on pouvait apprendre que la Prusse avait répondu à la France parune déclarationde guerre. Il se faisait un mouvement énorme dans toutle pays. Des courriers, des estafettes, passaient ventre à terre à traversla ville. Des ordres s'échangeaient continuellement entre les corpsde troupe en marche vers l'ouest et ceux qui venaient de l'est de

l'Allemagne. On disait aussi que les Sardes devaient se joindre auxImpériaux, qu'ils s'avançaient déjà et menaçaient la frontière.

Malheur! Ce n'était que trop vrai!Ces choses jetèrent les Keller et les Lauranay dans une inquiétude

extrême. Personnellement, ma position devenait de plus en plusdifficile. Tous le sentaient, et, si je n'en parlais pas, c'est que je nevoulais point ajouter aux ennuis qui tourmentaient déjà les deuxfamilles.

En somme, il n'y avait pas de temps à perdre. Puisque le mariageétait convenu, il fallait le célébrer sans retard.

C'est ce qui fut résolu le jour même, et d'urgence.D'un commun accord, on s'arrêta à la date du 29. Ce délai suffirait

à remplir les formalités, qui étaient très simples à l'époque. Lacérémonie se ferait au temple, devant les témoins obligés, choisis

parmi les personnes en rapport avec les familles Keller et de

Lauranay. Je devais être l'un de ces témoins. Quel honneur pourun maréchal des logis!

Cequi fut également décidé, c'est qu'on agirait aussi secrètement

que possible. On ne dirait rien de ce qui allait se faire, si ce n'est aux

Page 291: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

témoins dont la présence était indispensable. Dans ces jours de

trouble, il fallait éviter d'attirer l'attention sur soi. Kalkreuth eût

vite mis son nez dans cette affaire. Et puis, il y avait le lieutenantFrantz qui, par dépit, par vengeance, aurait pu s'emporter à quelque

éclat. De là, peut-être, des complications qu'il convenait d'éviter

àtout prix.Quant aux préparatifs, ils ne devaient exiger que très peu de

temps. D'ailleurs, on ferait très simplement les choses, et sans orga-niser des fêtes, dont on se fût donné le plaisir en d'autres circons-

tances moins inquiétantes. Il y aurait mariage, il n'y aurait pasnoces, voilà tout.

Et se hâter sans perdre une heure! Ce n'était pas le momentde répéter notre vieux dicton picard: Il n'y a lieu de se presser,parce que la foire n'est point sur le pont!

Elle y était, menaçante, et, d'un instant à l'autre, pouvait nousfermer le passage!

Cependant, malgré toutes les précautions prises, il paraît que le

secret ne fut pas gardé comme il aurait dû l'être. Très certainement,les voisins — oh! les voisins de province! — s'inquiétaient de cequi se préparait dans les deux familles. Il y avait nécessairementquelques allées et venues en dehors des habitudes. De là, curiositémise en éveil.

De plus, Kalkreuth ne cessait d'avoir l'œil sur nous. Nul doute queses agents eussent ordre de nous surveiller de près. Peut-être leschoses n'iraient-elles pas toutes seules. -

Mais, ce qu'il y eut de plus regrettable, c'est que la nouvelle du

mariage arriva aux oreilles du lieutenant von Grawert.Cela, ce fut ma sœur Irma qui l'apprit par la servante de Mme Keller.

Des officiers du régiment de Leib en avaient causé sur la grandeplace.

Par hasard, Irma avait entendu leur conversation, et voici cequ'elle rapporta.

Lorsqu'ilavait appris la nouvelle, le lieutenant s'était abandonné à

Page 292: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Par hasard, Irma avait entendu leur conversation. (Page 71.)

un violent mouvement de colère, disant à ses camarades que cemariage ne se ferait pas, que tous les moyens lui seraient bons pourl'empêcher.

J'espérais que M. Jean ne saurait rien de cela. Par malheur, lepropos lui fut redit. Il m'en parla, sans pouvoir maîtriser son indi-gnation. J'eus grand'peine à le calmer. Il voulait aller au lieutenantFrantz, il voulait le mettre en demeure de s'expliquer là-dessus,

Page 293: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

M. Jean était debout devant Mlle de Lauranay. (Page 77.)

quoiqu'il fût douteux qu'un officier consentît à se commettre avec unbourgeois comme lui!

Enfin, je parvins à le contenir, après lui avoir fait comprendre quesa démarche risquait de tout compromettre.

M. Jean se rendit. Ilme promit de ne plus s'arrêter aux propos dulieutenant, quels qu'ils fussent, et ne s'occupa que des formalités de

son mariage.

Page 294: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Le 25, la journée se passa sans incidents. Plus que quatrejours à attendre. Moi, je comptais les heures et les minutes. L'unioncélébrée, on déciderait la grave question d'abandonner définitive-

ment Belzingen.Mais l'orage était sur nos têtes, et le coup de foudre éclata dans

la soirée de ce jour. La terrible nouvelle arriva vers neuf heuresdu soir.

La Prusse venait de déclarer la guerre à la France.

X

C'était le premier coup, rudement asséné. Et pourtant, il devaitêtre suivi de coups plus rudes encore. Mais, n'anticipons pas, et sou-mettons-nous aux décrets de la Providence, comme dit le curé de

chez nous, du haut de son égrugeoir t.

La guerre était donc déclarée à la France, et moi, français,je me trouvais en pays ennemi. Si les Prussiens ignoraient queje fusse soldat, cela me créait, vis-à-vis de moi-même, un état

extrêmement pénible. Mon devoir me commandait de quitter secrète-

ment ou publiquement Belzingen, n'importe par quel moyen, de re-joindre au plus tôt, de reprendre ma place dans le rang. Il ne s'agis-sait plus de mon congé ni des six semaines qu'il comportait encore.Le Royal-Picardie occupait Charleville, à quelques lieues seulementde la frontière française. Il prendrait part aux premiers engagements.Il fallait être là.

Mais que deviendraient ma sœur, M. de Lauranayet Mlle Marthe?Leur nationalité ne causerait-elle pas les embarras les plus sérieux?

1; Nom peu respectueux que l'on donne à la chaire en picard.

Page 295: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Les Allemands sont d'une race dure, qui ne connaît guère de mé-nagements, quand ses passions sont déchaînées. C'est avec terreur

que j'aurais vu Irma, Mlle Marthe et son grand'père se lancer sur lesroutes de la Haute et la Basse-Saxe, au moment où les parcouraitl'armée prussienne.

Il n'y avait qu'une chose à faire: c'était de partir en même temps

que moi, de profiter de mon retour pour revenir en France, tout de

suite et par le plus court. On pouvait compter sur mon dévouement.Si M. Jean, entraînant sa mère, se joignait à nous, il me semblait

que nous saurions bien passer quand même.Maintenant, Mille Keller et son fils prendraient-ils ce parti? Cela me

paraissait tout simple. Mme Keller n'était-elle pas française d'origine?M. Jean ne l'était-il pas à demi par elle? Il ne pouvait craindre qu'onlui fit mauvais accueil de l'autre côté du Rhin, quand on le con-naîtrait Mon avis était donc qu'il n'y avait pas à hésiter. Nous étions

au 26. Le mariageserait fait le 29. Iln'y aurait plus alors aucunprétexte pour rester en Prusse, et, le lendemain, nous pouvions avoirquitté le territoire. Il est vrai, d'attendre trois jours encore, c'étaienttrois siècles pendant lesquels il me faudrait rongermon frein. Ah!

que M. Jean et Mlle Marthe n'étaient-ils mariés déjà!Oui, sans doute! Mais, ce mariage, que nous désirions tant, que

j'appelais de tous mes vœux. ce mariage entre un Allemand et uneFrançaise, était-il possible, maintenant que la guerre était déclarée

entre les deux pays?.En vérité, je n'osais regarder cette situation en face, et je n'étais

pas seul à sentir tout ce qu'elle avait de grave. A présent, on évitaitd'en parler dans les deux familles. On sentait comme un poids qui

vous écrasait!. Qu'allait-il arriver?. Je ne pouvais guère imaginerquel cours les événements allaient prendre, et il ne dépendait pas de

nous d'en pouvoir changer la marche!Le 26 et le 27, il ne survint aucun fait nouveau. Toujours des

passages de troupes. Seulement, je crus remarquer que la policefaisait surveiller plus activement la maison de Mme Keller. Plusieurs

Page 296: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

fois, je rencontrai l'agent de Kalkreuth, le pied de banc. Il meregardait d'une façon qui lui aurait valu une maîtresse giffle, si celan'avait pas dû compliquer les choses. Cette surveillance ne laissait

pas de m'inquiéter. J'en étais particulièrement l'objet. Aussi nevivais-je plus, et la famille Keller était dans les mêmes transes

que moi.

Il n'était que trop visible que Mlle Marthe versait bien des larmes.Quant à M. Jean, s'il cherchait à se contenir, il n'en souffrait quedavantage. Je l'observais. Il devenait de plus en plus sombre. Il setaisait en notre présence. Il se tenait à l'écart. Pendant ses visites à

M. de Lauranay, il semblait qu'une pensée l'obsédait qu'il n'osait dire,

et, quand on croyait qu'il allait parler, ses lèvres se refermaientaussitôt.

Le 28 au soir, nous étions réunis dans le salon de M. de Lauranay.M. Jean nous avait priés d'y venir tous. Il voulait, avait-il dit, nousfaire une communication qui ne pouvait être remise.

On avait commencé par s'entretenir de choses et d'autres; mais laconversation tombait. Il se dégageait un sentiment très pénible — cesentiment que nous ressentions tous, ainsi que je l'ai fait observer,depuis la déclaration de guerre.

En effet, la démarcation de race entre Français et Allemands, cettedéclaration l'accentuait davantage. Au fond, nous le comprenionsbien, M. Jean se sentait le plus atteint par cette complication dé-

plorable.Bien que l'on fut à la veille du mariage, personne n'en parlait.

- Et pourtant, si rien n'eût été changé, le lendemain, Jean Keller

et Mlle Marthe auraient dû se rendre au temple, y entrer commefiancés, en sortir comme époux, liés pour la vie!. Et de tout cela,

pas un mot!Alors Mlle Marthe se leva. Elle s'approcha de M. Jean qui se

tenait dans un coin, et, d'une voix dont elle voulait en vain cacherl'émotion:

« Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.

Page 297: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Ce qu'il y a. Marthe! s'écria M. Jean d'un accent si doulou-

reux qu'il me pénétra jusqu'au cœur.- Parlez, Jean, reprit Marthe, parlez, si pénible que ce soit d'en-tendre ce quevous allez dire! »

M. Jean releva la tête. Il se sentait compris d'avance.Non! je n'oublieraijamais les détails de cette scène, quand je vivrais

cent ans!M. Jean était debout devant Mlle de Lauranay, dont il avait pris la

main, et alors, se faisant violence:« Marthe, dit-il, tant que la guerre n'était pas déclarée entre

l'Allemagne et la France, je pouvais songer à faire de vous mafemme. Aujourd'hui, mon pays et le vôtre vont se battre, et, main-tenant, à la pensée de vous enlever à votre patrie, de vous arrachervotre qualité de Française en vous épousant. je n'ose plus!. Jen'en ai pas le droit!. Toute ma vie ne serait qu'un remords!. Vous

me comprenez. je ne puis pas. » -Si on le comprenait! Pauvre M. Jean! Il ne trouvait pas ses mots!

Mais avait-il besoin de parler pour se faire entendre!« Marthe, reprit-il, il va y avoir du sang entre nous, de ce sang

français dont vous êtes!.»Mrae Keller, droite dans son fauteuil, les yeux baissés, n'osait pas

regarder son fils. Un léger tremblement des lèvres, la contraction de

ses doigts, tout indiquait que son cœur était prêt à se briser.M. de Lauranay avait laissé retomber sa tête entre ses mains. Les

larmes coulaient des yeux de ma sœur.

« Ceux dont je suis, reprit M. Jean, vont marcher contre la France,contre ce pays que j'aime!. Et qui sait si, bientôt, je ne serai pasappelé à me joindre. »

Il n'acheva pas. Sa poitrine haletait, étouffée de sanglots qu'il necontenait que par une force surhumaine, car il ne convient pas qu'unhomme pleure.

« Parlez, Jean, dit Mlle de Lauranay, parlez, pendant que j'ai encorela force. de vous écouter!.

Page 298: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

: - Marthe, répondit-il, vous savez si je vous aime!. Mais vous- êtes Française, et je n'ai pas le droit de faire de vous une Allemande,

une ennemie de.— Jean, répondit Mlle Marthe, moi aussi, je vous aime!. Rien de

ce qui arrivera dans l'avenir ne changera mes sentiments!. Je vousaime.je vous aimerai toujours!

- Marthe, s'écria M. Jean, qui était tombé à ses pieds, chèreMarthe, vous entendre parler ainsi, et ne pouvoir vous dire: Oui!demain nous irons au temple!. Demain vous serez ma femme, etrien ne nous séparera plus!. Non!. c'est impossible!.

—- Jean, dit M. de Lauranay, ce qui semble impossible mainte-nant.— Ne le sera pas plus tard! s'écriaM. Jean. Oui, monsieur de Lau-

ranay!. Cette guerre odieuse finira!. Alors, Marthe, je vous retrou-verai!. Je pourrai sans remords devenir votre mari!. Ah! que jesouffre! »

Et le malheureux, qui s'était relevé, chancelait, presque aupointde tomber.

Mlle Marthe revint à lui, et là, d'une voix que l'on sentait pleinede tendresse

« Jean, reprit-elle, je n'ai qu'une chose à vous dire!. En n'importequel temps vous

-me retrouverez telle que je suis aujourd'hui!. Je

comprendsle sentimentqui vous faitun devoir d'agir ainsi!. Oui! jele vois, il y a, en ce moment, un abîme entre nous!. Mais, je vousle jure devant Dieu, si jene suis pas à vous, je ne serai jamais à per-sonne. Jamais! »

Dans un mouvement irrésistible, Mme Keller avait attiré Mlle Marthe

- dans ses bras.

« Marthe!. dit-elle,- ce que fait mon fils le rend encore plus dignede toi! Oui. plus tard. non plus dans ce pays, d'où je voudrais êtresortie déjà, mais en France. nous nous reverrons!. Tu deviendras

ma fille. ma vraie Elle!. Et c'est toi qui me feras pardonner parmon fils. s'il est Allemand! »

Page 299: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Mme Keller dit cela d'un ton si désespéré que M. Jean l'interrompit,

et se précipitant vers elle:«Ma mère!. Ma mère!. s'écria-t-il. Moi, te faire un reproche!.

Serais-je assez dénaturé.

— Jean, répondit MlleMarthe, votre mère est la mienne! »

Mrae Keller avait ouvert ses bras, et tous deux se réunirent sur son

cœur.Si le mariage n'était pas fait devant les hommes, puisque les cir-

constances actuelles le rendaient impossible, du moins était-il fait

devant Dieu. Il n'y avait plus qu'à prendre les dernières dispositions

pour partir. *

Et, en effet, ce soir-là, il fut définitivement arrêté que nous quit-

terions Belzingen, la Prusse et cette Allemagne, où la déclaration

de guerre faisait aux Français une situation intenable. La question

du procès ne pouvait plus maintenant retenir la famille Keller.

D'ailleurs, nul doute que l'issue en fût indéfiniment retardée, et on

ne pouvait l'attendre.

Voici ce qui fut encore décidé. M. et Mlle de Lauranay, ma sœuret moi, nous reviendrions en France. A cet égard, pas d'hésitation,

puisque nous étions Français. Pour Mrae Keller et son fils, les conve-

nances voulaient qu'ils restassent à l'étranger, tant que durerait cette

abominable guerre. En France, ils eussent pu rencontrer des

Prussiens dans le cas où notre pays aurait été envahi par les alliés.

Ils résolurent donc de se réfugier dans les Pays-Bas, où ils atten-

draient la fin des événements. Quant à partir tous ensemble, cela allait

de soi, et, lorsque nous nous séparerions, ce ne serait que sur la

frontière française.Ceci convenu, nos préparatifs nécessitant quelques jours encore,

le départ fut fixé au 2 juillet.

Page 300: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

XI

A dater de ce moment, il se fit dans la situation des deux familles

une sorte de détente. Morceau avalé n'a plus de goût, comme ondit. M. Jean et MUe Marthe étaient dans la situation d'époux qui sontobligés de se quitter momentanément. La partie la plus périlleusedu voyage, c'est-à-dire la traversée de l'Allemagne, au milieu de

troupes en marche, ils la feraient ensemble. Puis, ils se sépareraientjusqu'à la fin de la guerre. On ne prévoyait pas, alors, que ce fût le

début d'une longue lutte avec toute l'Europe, cette lutte prolongée

par l'Empire durant une suite d'années glorieuses, et qui devait seterminer au profit des puissances coalisées contre la France!

Quant à moi, j'allais enfin pouvoir rejoindre, et j'espérais arriver à

temps pour que le maréchal des logis Natalis Delpierre fût à sonposte, quand il faudrait faire le coup de feu contre les soldats de la

Prusse et de l'Autriche.Les préparatifs de départ devaient être aussi secrets que possible.

Il importait de ne point attirer l'attention, surtout celle des agents de

la police. Mieux valait quitter Belzingen, sans que personne le sût,

pour ne pas se voir tirer à Dieu et à diable.Je comptais bien qu'aucun obstacle ne viendrait nous arrêter. Or,

- je comptais sans mon hôte. Je dis mon hôte, et pourtant, je n'aurais

pas voulu l'héberger, même à deux florins la nuit, car il s'agissaitdu lieutenant Frantz.

J'ai dit plus haut que le mariage de M. Jean Keller et de MIlc Marthe

de Lauranay avait été ébruité, malgré toutes les précautions prises.Toutefois, on ne savait pas que, depuis la veille, il eût été remis à

une époque plus ou moins éloignée.

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Les deux officiers avec leur arrogance naturelle. (Page 84.)

Il s'en suit donc que le lieutenant devait croire que ce mariage allaitêtre prochainement célébré et il fallait craindre qu'il voulût mettre

ses menaces à exécution.En réalité, Frantz von Grawert n'avait qu'une manièred'empêcher

ou de retarder ce mariage, c'était de provoquer M. Jean, de l'amener

sur le terrain, de le blesser ou de le tuer.Mais sa haine serait-elle assez forte pour lui faire oublier sa posi-

Page 302: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

tion, sa naissance, au point qu'il condescendrait à se battre avecM. Jean Keller?

Eh bien, qu'on se rassure, s'il en arrivait là, il trouverait à quiparler. Seulement, dans les circonstances où nous étions, au momentde quitter le territoire prussien, il fallait redouter les conséquencesd'un duel. Je ne cessais d'être très anxieux à ce sujet. On me rappor-tait que le lieutenant ne dérageait plus. Aussi, craignais-je qu'il nese portât à un acte de violence.

Quel malheur que le régiment de Leib n'eûtpas encore reçu l'ordrede quitter Belzingen! Le colonel et son fils seraient loin déjà, ducôté de Coblentz ou de Magdebourg. J'aurais été moins inquiet, masœur aussi, car elle partageait mes appréhensions. Dix fois parjour, j'allais du côté de la caserne, afin de voir s'il se prépa-rait quelque mouvement. Le moindre indice m'eût sauté aux yeux.Et, jusqu'alors, rien n'indiquait un prochain départ.

Il en fut de même le 29, de même le 30. J'étais heureux de compter

que nous n'avions plus que vingt-quatre heures à rester en deçà de

la frontière.J'ai dit que nous devions voyager tous ensemble. Cependant, pour

ne point éveiller les soupçons, on convint que Mme Keller et son fils

ne partiraient pas en même temps que nous. Ils nous rejoindraient à

quelques lieues au delà de Belzingen. Une fois hors des provincesprussiennes, nous aurions moins à craindre des agissements de

Kalkreuth et de ses limiers.Pendant cette journée, le lieutenant passa plusieurs fois devant

la maison de Mme Keller. Il s'arrêta même comme s'il eût voulu yentrer pour régler ses affaires en personne. A travers la jalousie,je le voyais sans qu'il s'en aperçût, ses lèvres serrées,ses poings

qui s'ouvraient et se fermaient, enfin tous les signes d'une irri-

tation poussée à l'extrême. En vérité, il eût ouvert la porte, il eûtdemandé M. Jean Keller, que je n'en aurais pas été autrement sur-pris. Très heureusement, la chambre de M.Jean prenait vue sur lafaçade latérale, et il ne remarqua rien de ce manège.

Page 303: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Mais, ce que ne fit pas le lieutenant ce jour-là, d'autres le firent

pour lui.

Vers quatre heures, un soldat du régiment de Leib vint demanderM. Jean Keller.

Celui-ci se trouvait seul avec moi, à la maison, et prit communi-cation d'une lettre que lui apportait ce soldat.

Quelle fut sa colère, quand il eut achevé de la lire!Cette lettre était de la dernière insolence envers M. Jean, inju-

rieuse aussi pour M. de Lauranay. Oui! l'officier von Grawert étaitdescendu jusqu'à insulter un homme de cet âge! En même temps,il mettait en doute le courage de Jean Keller —un demi-Françaisqui ne devait avoir qu'une demi-bravoure! Il ajoutait que si son rivaln'était pas unlâche, on le verrait bien à la manière dont il recevraitdeux de ses camarades qui viendraient lui rendre visite dans la soirée.

Pour moi, nul doute à cet égard, le lieutenant Frantz n'ignoraitplus

que M. de Lauranay se préparait à quitter Belzingen, que Jean Kellerdevait le suivre, et, sacrifiant sa morgue à sa passion, il voulait em-pêcher ce départ.

Devant une injure qui s'adressait non seulement à lui, mais aussi

à la famille de Lauranay, je crus que je ne parviendrais pas à con-tenir M.Jean.

« Natalis, me dit-il d'une voix altérée par la colère, je ne partirai

pas sans avoir châtié cet insolent! Je ne partirai pas avec cette tache!C'est indigne de venir m'insulter dans tout ce que j'ai de plus cher!Je lui ferai voir, à cet officier, qu'un demi-Français, comme il m'ap-pelle, ne recule pas devant un Allemand! «

Je voulus calmer M. Jean, faire ressortir les conséquences d'une

rencontreavec le lieutenant. S'il le blessait, il pouvait s'attendre à des

représailles qui nous susciteraient mille embarras. S'il était blessé,comment s'effectueraitnotre départ?

M. Jean ne voulut rien entendre. Au fond, je le comprenais. Lalettre du lieutenant dépassait toutes les bornes. Non! Il n'est pas per-mis d'écrire de ces choses-là! Ah! si j'avais pu prendre l'affaire à mon

Page 304: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

compte, quelle satisfaction! Rencontrer cet insolent, le provo-

quer, m'aligner avec lui à la pointe, à la contre-pointe, au pistoletd'arçon, à tout ce qui lui aurait convenu, et se battre jusqu'à ce quel'un de nous deux fût par terre! Et si c'eût été lui, je n'aurais pas eubesoin d'un mouchoir de six quarts pour le pleurer!

Enfin, puisque les deux camarades du lieutenant étaient annoncés,il fallait les attendre..

Tous deux vinrent dans la soirée, vers huit heures.Très heureusement, Mme Keller se trouvait alors en visite chez

M. de Lauranay. Mieux valait qu'elle ne sût rien de ce qui allait se

passer.De son côté, ma sœur Irma était sortie pour régler quelques der-

niers comptes chez les marchands. Cela resterait donc entre M. Jean

et moi.

-Les officiers, deux lieutenants, se présentèrentavec leur arrogance

naturelle, ce qui ne m'étonna pas. Ils voulurent faire valoir qu'unnoble, un officier, lorsqu'il consentait à se battre avec un simplebourgeois du commerce. Mais M. Jean les coupa net par son atti-tude, et se borna à dire qu'il était aux ordres de M. FrantzvonGrawert. Inutile d'ajouter de nouvelles insultes à celles que con-tenait déjà la lettre de provocation. Ceci fut envoyé et bien envoyé.

Les officiers se décidèrent donc à remettre leur jactance aufourreau.

L'un d'eux fit alors observer qu'il convenait de régler sans retardles conditions du duel, car le temps pressait.

M. Jean répondit qu'il acceptait toutes conditions d'avance. Il

demandait seulement qu'on ne mêlât aucun nom étranger à cetteaffaire, et que la rencontre fût tenue aussi secrète que possible.

A cela les deux officiers ne firent aucune objection. Ils n'avaientpoint à en faire, puisque, finalement, M. Jean s'en remettait à euxpour les conditions.

On était au 30 juin. Le duel fut fixé au lendemain, neuf heures du

matin. Il aurait lieu dans un petit bois qui se trouve à gauche en

Page 305: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

remontant laroute de Belzingen à Magdebourg. A ce sujet, pas de

difficultés.

Les deux adversaires se battraient au sabre, et ne s'arrêteraient

que lorsque l'un d'eux serait mis hors de combat.

Admis encore. A toutes ces propositions M. Jean ne répondait que

par un signe de tête.Un des officiers dit alors — l'insolence reprenant le -dessus -

que, sans doute, M. Jean Keller se trouverait là à neuf heures juste,heure convenue.

A quoi M. Jean Keller répondit que si M. von Grawertne se faisait pasplus attendre que lui, tout pourrait être terminé à neuf heures un quart.

Sur cette réponse, les deux officiers se levèrent, saluèrent assezcavalièrement et quittèrent la maison.

« Vous connaissez le maniement du sabre? demandai-je aussitôt à-

M. Jean.

— Oui, Natalis. Maintenant, occupons-nous de mes témoins.Vous

serez l'un d'eux?

- A vos ordres, et fier de l'honneur que vous me faites! Pourl'autre, vous devez avoir à Belzingen quelque ami qui ne refusera

pas de vous rendre ce service?

— Je préfère m'adresser à monsieur de Lauranay qui, j'en suis

sûr, ne me refusera pas.

— Non, certes!

— Ce qu'il faut éviter surtout, c'est que ma mère, Marthe et votre

sœur, Natalis, soient prévenues. Il est inutile d'ajouter de nouvellesinquiétudes à celles qui ne les accablent que trop déjà.

— Votre mère et Irma vont bientôt rentrer, monsieur Jean, et

puisqu'elles ne quitteront plus la maison avant demain, il est impos-sible qu'elles apprennent.

— J'y compte, Natalis, et comme nous n'avons pas de temps à

perdre, allons chez M. de Lauranay.

— Allons, monsieur Jean. Votre honneur ne pourrait être en de

meilleures mains. »

Page 306: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Précisément, Mme Keller et Irma, accompagnées de Mlle de Lau-

ranay, rentrèrent au moment où nous allions sortir. M. Jean dit à samère qu'une course nous retiendrait dehors, une heure environ, qu'ils'agissait de terminerl'affaire des chevaux nécessairespour le voyage,et qu'il la priait de reconduire Mlle Marthe, au cas où nous tarderionsà revenir.

Mrae Keller ni ma sœur ne se doutaient de rien. Cependant Mlle de

Lauranay avait jeté un regard inquiet sur Jean Keller.

Dix minutes plus tard, nous arrivions chez M. de Lauranay. Il étaitseul. On pouvait parler en toute liberté.

M. Jean le mit au courant. Il lui montra la lettre du lieutenant vonGrawert. M. de Lauranay frémit d'indignation en la lisant. Non!Jean ne devait pas partir sous le coup d'une pareille insulte! Il pou-vait compter sur lui.

M. de Lauranay voulut alors revenir chez Mrae Keller, afin d'yreprendre sa petite fille.

Nous sortîmes tous les trois. En redescendant la rue, l'agent deKalkreuth se croisa avec nous. Il me lança un coup d'œil qui meparut singulier. Et comme il venait du côté de la maison Keller, j'eus

comme un pressentiment que le coquin se réjouissait d'avoir faitquelque mauvais coup.

Mrae Keller, Mlle Marthe et ma sœur étaient dans la petite salle dubas. Elles me parurent troublées. Savaient-elles donc quelque chose?

« Jean, dit Mme Keller, c'est une lettre que l'agent de Kalkreuthvient d'apporter pour toi! »

Cette lettre portait le cachet de l'administration militaire.

Voici ce qu'elle contenait:« Tous les jeunes gens d'origine prussienne, jusqu'à vingt-cinq

ans, sont appelés au service. Le nommé Jean Keller est incorporé

dans le régiment de Leib, en garnison à Belzingen. Il devra avoir

rejoint demain, 1er juillet, avant onze heures du matin. »

Page 307: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

XII

Quel coup! Une mesure générale d'incorporation prise par le

gouvernement prussien! Jean Keller, âgé de moins de vint-cinq ans,atteint par cette levée! Lui, obligé de partir, de marcher avec lesennemis de la France! Et aucun moyen de se soustraire à cetteobligation!

D'ailleurs n'eût-il pas manqué à son devoir? Il était Prussien?Songer à déserter?. Non! Cela ne se pouvait pas!. Cela ne sepouvait pas!

Puis, pour comble de malheur, M. Jean allait précisément servirdans ce régiment de Leib, commandé par le colonel von Grawert,le père du lieutenant Frantz, son rival, maintenant son supérieur!

Qu'aurait-il pu faire de plus, le mauvais sort, pour accabler lafamille Keller, et avec elle tous ceux qui lui touchaient de si près!

Vraiment, il était heureux que le mariage eut été remis! Voit-onM. Jean, marié de la veille, forcé de rejoindre son régiment pour sebattre contre les compatriotes de sa femme!

Tous, accablés, nous étions restés silencieux. Des larmes coulaientdes yeux de Mlle Marthe et de ma sœur Irma. Mme Keller ne pleurait

pas. Elle ne l'aurait pu. Son immobilité était celle d'une morte.M. Jean, les bras croisés, regardait autour de lui, se raidissant contrele sort. J'étais hors de moi. Est-ce que les gens qui nous faisaienttant de mal ne le paieraient pas un jour ou l'autre?

Alors M. Jean dit:-

« Mes amis, que rien ne soit changé à vos projets! Vous deviezpartir demain pour la France, partez. Ne restez pas une heure deplus dans ce pays. Ma mère et moi, nous comptions nous retirer dans

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quelque coin, hors d'Allemagne. Ce n'est plus possible maintenant.Natalis, vous emmènerez votre sœur avec vous.

— Jean, je resterai à Belzingen!. répondit Irma. Je ne quitterai

pas votre mère!— Vous ne le pouvez.— Nous resterons aussi! s'écria Mlle Marthe.

—Non! dit MmeKeller, qui venait de se relever, partez tous. Que-

je reste, moi, bien! Je n'ai rien à craindre des Prussiens!.Est-ce

que je ne suis pas allemande! »-

Et elle se dirigea vers laporte, comme si son contact eut dûnousrépugner.

«Ma mère!. s'écria M. Jean, en s'élançant vers elle.—Et que veux-tu; mon fils?

- Jeveux. répondit Jean, je veux que toi aussi tu partes! Je veuxque tu les suives en France, dans ton pays! Moi, je suissoldat! Mon

régiment peut être déplacé, d'un jour à l'autre!.Tu serais seule ici,

toute seule, et il ne faut pas que celasoit.— Je resterai, mon fils!. Je resterai, puisque tu ne peux plus

m'accompagner.—Et lorsque je quitterai Belzingen?. reprit M. Jean, qui avait

saisi le bras de sa mère.—Jete suivrai, Jean!. » LCette réponse fut faite d'un ton si résolu que M. Jean garda le

silence. Ce n'était pas l'instant dediscuter avec Mme Keller. Plus tard,demain, il causerait avec elle, il la ramènerait à une appréciationplus juste de la situation. Est-ce qu'une femme pouvait accompagnerune armée en marche? A quels dangers ne serait-elle pas exposée?.

Je le répète, il ne fallait pas la contredire en ce moment. Elle réflé-chirait, elle se laisserait persuader.

Puis, sous le coup d'une émotion violente, on se sépara.Mme Keller n'avait pas même embrassé Mlle Marthe, —celle qu'une

heure avant, elle nommait sa fille!Je regagnai ma petite chambre. Je ne me couchai pas. Est-ce que

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j'aurais pu dormir? Je ne songeais même point à notre départ. Et

pourtant il fallait bien qu'il s'effectuât à la date convenue. Je ne

-pensais qu'à Jean Keller, incorporé dans ce régiment, et peut-être

sous les ordres du lieutenant Frantz! Des scènes de violence,,

se présentaient à mon esprit. Comment M. Jean pourrait-il les

supporter de la part de cet officier? Il le faudrait pourtant!. Il

serait soldat!. Il n'aurait plus un mot à dire, plus un geste à faire!.La terrible discipline prussienne pèserait sur lui!. C'était horrible!

« Soldat? Non., il ne l'est pas encore, me disais-je. Il ne le seraque demain, lorsqu'il aura pris place dans le rang. Jusque-là, il

s'appartient! »

Voilà de quelle façon j'arrivais à raisonner—à déraisonner plutôt!Deces idées, il m'en passait des flottes dans le cerveau! J'étaisengrené à divaguer sur toutes ces choses!

« Oui, me répétais-je, demain, à onze heures, quand il aura rejoint

son régiment, il sera soldat!. Jusque-là, il a le droit de se battre avecce Frantz!. Et il le tuera!. Il faut qu'il le tue, ou, plus tard, lelieutenant n'aurait que trop d'occasionsde se venger!.«

Quelle nuit je passai! Non! Je n'en souhaite pas de pareille à monpire ennemi!

Vers trois heures, je m'étais jeté sur mon lit, tout habillé. Je merelevai à cinq heures, et j'allai sans bruit me placer près de la portede la chambre à M. Jean.

Il était levé, lui aussi. Je retins alors ma respiration. Je prêtail'oreille.

Je crus entendre que M. Jean écrivait. Sans doute, quelques der-nières dispositions pour le cas où cette rencontre lui serait fatale!Parfois, il faisait deux ou trois pas, puis venait se rasseoir, et laplume recommençait à grincer sur le papier. Nul autre bruitdans la maison.

Je ne voulus point troubler M. Jean, je rentrai dans ma chambre,et, vers six heures, je descendis dans la rue.

La nouvelle de la levée s'était ébruitée. Elle produisait un effet

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extraordinaire. Cette mesure atteignait presque tous les jeunes gensde la ville, et, je dois le dire, d'après ce que j'observai, elle fut reçueavec un déplaisir universel. C'était dur, en somme, car les famillesn'y étaient nullement préparées. On ne s'y attendait pas. En quelquesheures, il fallait partir, sac au dos, fusil surl'épaule.

Je fis les cent pas devant la maison. Il avait été convenu queM. Jean et moi, nous irions chercher M. de Lauranay, vers huitheures, pour nous rendre au rendez-vous. Si M. de Lauranay fût

venu nous rejoindre, cela aurait pu éveiller quelque soupçon.J'attendis jusqu'à sept heures et demie. M. Jean n'était pas encore

descendu.De son côté, Mme Keller n'avait pas paru dans le salon du rez-de-

chaussée.A ce moment Irma vint me retrouver.

« Que fait M. Jean? lui demandai-je.

— Je ne l'ai pas aperçu, me répondit-elle. Il ne doit pas êtresorti, pourtant. Peut-être ferais-tu bien de voir un peu.- C'est inutile, Irma, je l'ai entendu aller et venir dans sachambre! »

Et alors, nous causâmes, non du duel, — ma sœur devait l'igno-

rer, — mais de la situation si grave que cette mesure d'incorpo-ration venait de créer à Jean Keller. Irma était désespérée, et, de

se séparer de sa maîtresse dans de telles circonstances, cela luibrisait le cœur.

Un peu de bruit se fit entendre à l'étage supérieur. Ma sœur rentraet revint me dire que M.Jean était près de sa mère.

Je pensai qu'il avait voulu l'embrasser comme il le faisait chaquematin. Dans son idée, c'était peut-être un dernier adieu, un dernierbaiser qu'il lui donnait!

Vers huit heures, on descendit l'escalier. M. Jean se montra sur leseuil de la maison.

Irma venait de partir.M. Jean vint à moi et me tendit la main.

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« Monsieur Jean, lui dis-je, il est déjà huit heures, et nous devons

aller.»Il ne me fit qu'un signe de la tête, comme si cela lui eût trop coûté

de répondre.Il était temps d'aller chercher M. de Lauranay.Nous remontâmes donc la rue, et nous avions fait trois cents pas

environ, quand un soldat du régiment de Leib s'arrêta en face de

M. Jean.

« Vous êtes Jean Keller? dit-il.

— Oui!- Voilàpour vous. «

Et il présentait une lettre.

« Qui vous envoie? demandai-je.

— Le lieutenant von Melhis. »

C'était un des témoins du lieutenant Frantz. Il me passa un fris-

son. M. Jean ouvrit la lettre.Voici ce qu'il lut:« Par suite de circonstances nouvelles, un duel est maintenant

impossible entre le lieutenant Frantz von Grawert et le soldat JeanKeller.

« R.-G. VON MELHIS. »

Mon sang ne fit qu'un tour! Un officier ne peut se battre avec unsoldat, soit! Mais, « soldat», Jean Keller ne l'était pas! Il s'appar-tenait pour quelques heures encore!

Vrai Dieu! il me semble qu'un officier français n'aurait pas agi dela sorte! Il eût rendu raison à l'homme qu'il avait offensé, insultémortellement! Il serait venu sur le terrain.

Là-dessus, je m'arrête! J'en dirais de trop! Et, pourtant, en yréfléchissant, ce duel était-il possible?.

M. Jean avait déchiré la lettre, il l'avait rejetée avec un geste demépris, et rien que ces mots s'échappèrent de ses lèvres:

« Le misérable! »

Page 314: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Puis, ilme fit signe de le suivre, et nous revînmes lentement versla maison.

La colère me suffoquait à ce point que je dus rester dehors. Jem'éloignai même, sans savoir de quel côté je me dirigeais. Cescomplications, que nous réservait l'avenir, m'obsédaient le cerveau.Tout ce qui me revient, c'est que j'allai prévenir M. de Lauranay

que le duel n'aurait pas lieu.

Il faut croire que je n'avais plus la notion du temps, car il mesembla que je venais de quitter M. Jean, quand, vers dix heures, je

me retrouvai devant la maison de Mme Keller.

M. et Mlle de Lauranay se trouvaient là. M. Jean se préparait à les

quitter.Je passe sur la scène qui suivit. Je n'aurais pas la plume qu'il faut

pour en retracer les détails. Je me contenterai de dire que Mrac Keller

tint à se montrer très énergique, ne voulant pas donner à son fils

l'exemple de la faiblesse. De son côté, M. Jean fut assez maître de

lui pour ne pas s'abandonner en présence de sa mère et de Mlle de

Lauranay.Au moment de se séparer, Mlle Marthe et lui se jetèrent une der-

nière fois dans les bras de Mme Keller. Puis la porte de la maison

se ferma.M. Jean était parti!. Soldat prussien!. Nous serait-il jamais

donné de le revoir!Le soir même, le régiment de Leib recevait l'ordre de se rendre à

Borna, petit village situé à quelques lieues de Belzingen, presque

à la frontière du district de Postdam.

Je dirai maintenant que, malgré toutes les raisons que put faire

valoir M. de Lauranay, malgré nos plus vives instances, Mme Keller

persista dans cette idée de suivre son fils. Le régiment allait à Borna,

elle irait à Borna. Là-dessus, M. Jean n'avait rien pu obtenir d'elle.

Quant à nous, notre départ devait s'effectuer le lendemain. A quelle

scène déchirante je m'attendais, lorsque ma sœur dirait un dernier

adieu à Mme Keller! Irma aurait voulu rester, accompagner sa maî-

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tresse partout où celle-ci voudrait aller. Et moi. je n'aurais paseu la force de l'emmener malgré elle!. Mrae Keller refusa. Ma

sœur dut se soumettre.Dans l'après-midi, nos préparatifs étaient achevés, lorsque tout fut

remis en question.Vers cinq heures, M. de Lauranay reçut la visite de Kalkreuth en

personne.Le directeur de police lui notifia que, ses projets de départ étant

connus, il se voyait dans la nécessité de lui donner ordre de lessuspendre — quant à présent du moins. Il fallait attendre les mesuresqu'il conviendrait au gouvernement de prendre relativement auxFrançais résidant actuellement en Prusse. Jusque-là, Kalkreuth nepourrait délivrer de passeports, faute de quoi tout voyage devenaitimpossible.

Quant au nommé Natalis Delpierre, ce fut bien autre chose! A moi,touché, comme on dit! Il paraît que le frère d'Irma avait été dénoncé,

sous l'accusation d'espionnage, et Kalkreuth, qui ne demandait pasmieux, d'ailleurs, que de le considérer comme espion, s'apprêtait à

le traiter en conséquence. Après tout, peut-être avait-on appris qu'ilappartenait au régiment de Royal-Picardie? Pour le succès des Impé-riaux,il importait, sans doute, qu'il y eût un soldat de moins dansl'armée française! En temps de guerre, on ne saurait trop diminuer lesforces de l'ennemi!

Aussi, ce jour-là, je me vis appréhendé, malgré les supplicationsde ma sœur et de Mrae Keller, puis emmené d'étape en étape jusqu'àPostdam, et finalement écroué dans la citadelle.

1

Quelle rage je ressentis, je n'ai pas besoin de le dire! Séparé de

tous ceux que je chérissais! Ne pouvoir m'échapper pour regagnermon poste, à la frontière, au moment où allaient éclater les premiers

coup de feu!.A quoi bon s'étendre là-dessus. J'observerai simplement qu'on

ne m'interrogea même pas, qu'on me mit au secret, que je ne puscommuniquer avec personne, que pendant six semaines je n'eus

Page 316: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Le soldat présentait une lettre. (Page 93.)

aucune nouvelle du dehors. Mais le récit de ma captivité m'entraî-nerait trop loin. Mes amis de Grattepanche voudront bien attendreque je la leur raconte par le menu. Qu'ils se contentent, pour le

moment, de savoir que le temps me parut long et que les heuress'écoulaient lentes comme la fumée de mai! Toutefois, paraît-il, jedevais me trouver heureux de ne point passer en jugement, car« mon affaire était claire! » avait dit Kalkreuth. A ce compte-là,

Page 317: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

«Ne pouvoir m'échapper!» (Page 95.)

je pouvais craindre de rester prisonnier jusqu'à la fin de la campagne.Il n'en fut rien, cependant. Un mois et demi après, le 15 août,

le commandant de la citadelle me rendait la liberté, et on mereconduisait à Belzingen, sans même avoir eu la politesse de medire quels faits avaient motivé mon arrestation.

Si je fus heureux de revoir MmeKeller, ma sœur, M. et Mlle deLauranay, qui n'avaient pu quitter Belzingen, je n'insiste pas.

Page 318: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Comme le régiment de Leib n'avait pas encore dépassé Borna,Mme Keller était restée à Belzingen. M. Jean écrivait quelquefois,

autant qu'il le pouvait, sans doute. Et, malgré la réserve de seslettres, on sentait tout ce qu'il y avait d'horrible dans sa situation.

Toutefois, si on m'avaitrendu la liberté, on ne me laissait pas librede rester en Prusse, — ce dont je ne me plaignis point, je vous priede le croire.

En effet, un arrêté avait été pris par le gouvernement pour expul-

ser les Français du territoire. En ce qui nous concernait, nous avionsvingt-quatreheures pour quitter Belzingen, et vingt jours pour sortird'Allemagne.

-Quinzejours avant venait de paraître le manifeste de Brunswick,

qui menaçait la France de l'invasion des coalisés!

XIII

Il n'y avait pas un jour à perdre. Nous avions environ cent cinquantelieues à faire avant d'atteindre la frontière de France,—cent cin-quante lieues à travers un pays ennemi, sur des routes embarrasséesde régiments en marche, cavaliers et fantassins, sans compter tous cestraînards qui suivent une armée en campagne. Bien que nous nousfussions assurés des moyens de transport, ilpouvait arriver qu'ils nousfissent défaut en route. S'ils manquaient,nous serionsdans l'obligationd'aller à pied. En tout cas, il fallait compter avec les fatigues d'unaussi long parcours. Étions-nous certains de rencontrer des auberges,d'étape en étape, pour y prendre repas ou repos? Non, évidemment.Seul, accoutumé aux privations, aux longs cheminements, habitué à

pâmer les plus vigoureux marcheurs, je n'eusse pas été gêné de metirer d'affaire! Mais, avec M. de Lauranay, un vieillard de soixante-dix

Page 319: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

ans, et deux femmes, Mlle Marthe et ma sœur, il ne fallait pasdemander l'impossible.

Enfin, je ferais de mon mieux pour les ramener sains et saufs enFrance, et je savais que chacun y mettrait du sien.

Donc, je l'ai dit, nous n'avions pas de temps de reste. D'ailleurs, lapolice allait être sur nos talons. Vingt-quatre heures pour quitterBelzingen, vingt jours pour évacuer le territoire allemand, celadevait suffire si nous n'étions pas arrêtés en route. Les passe ports

que Kalkreuth nous délivra le soir même ne seraient valables quepour cette période. Ce délai expiré, nous pourrions être arrêtés etdétenus jusqu'à la fin dela guerre! Quant à ces passe ports, ils im-posaient un itinéraire dont il nous était défendu de nous écarter, etil fallait qu'ils fussent visés dans les villes ou villages indiqués parétapes.

Au surplus, il était probable que les événementsallaient se dérouler

avec une extrême rapidité. Peut-être la mitraille et les boulets s'échan-geaient-ils en ce moment sur la frontière?

Au manifeste du duc de Brunswick, la nation, par la bouche de

ses députés, avait répondu comme il convenait, et le président del'Assemblée Législative venait de jeter à la France ces paroles reten-tissantes :

« La patrie est endanger! »

Le 16 août, dès les premières heures du matin, nous étions prêtsà partir. Toutes les affaires étaient réglées. L'habitation de M.deLauranay devait rester aux soins d'un vieux domestique, Suissed'origine, à son service depuis de longues années, et sur le dévoue-ment duquel il pouvait compter. Ce brave homme mettrait tous sessoins à faire respecter la propriété de son maître.

Quant à la maison de Mme Keller, en attendant qu'elle eût trouvéacquéreur, elle continuerait d'être habitée par la servante; qui étaitde nationalité prussienne.

Ce matin même, nous apprîmes que le régiment de Leib venaitde quitter Borna, se dirigeant vers Magdebourg.

Page 320: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

M. de Lauranay, Mlle Marthe, ma sœur et moi, nous fîmes unedernière tentative pour déciderMme Keller à nous suivre.

« Non, mes amis, n'insistez pas! répondit-elle. Aujourd'hui même,je prendrai la route de Magdebourg. J'ai le pressentiment de quelquegrand malheur, et je veux être là! »

Nous comprîmesque tous nos efforts seraient vains, que c'était nousheurter à une détermination sur laquelle Mme Keller ne reviendrait

pas. Nous n'avions plusqu'ànous dire adieu, après lui avoir

-',indiqué les villes ou villages parlesquels la police nous imposait de

passer.Voici dans quelles conditions allait s'effectuer notre voyage.M. de Lauranay possédait une vieille berline de poste, dont il ne se

servait plus. Cette berline m'avait paru convenable pour ce parcoursde cent cinquante lieues que nous avions à franchir. En temps ordi-

naire, il est facile de voyager avec les chevaux des relais établis surles routes de la Confédération. Mais, par suite de la guerre, commeon réquisitionnait de toutes parts pour le service de l'armée, le

transportdes munitions et des vivres, il eût été imprudent de compter

sur des relais régulièrement fournis.Aussi, afin d'obvier à cet inconvénient, nous avions décidé de pro-

céder autrement. Je fus chargé par M. de Lauranay de me procurerdeux bons chevaux, sans regarder au prix. Comme je m'y connaissais,

je me tirai heureusement decetteacquisition. Je trouvai deux bêtes unpeu lourdes, peut-être, mais ayant beaucoup de fond. Puis, dans lapensée qu'il faudrait aussi se passer de postillons, je m'offris pourremplir cet office, ce qui fut naturellement accepté. Et ce n'est pas à

un cavalier du Royal-Picardie qu'on en eût remontré pour conduire

un attelage!Le 15 août, à huit heures du matin, tout était prêt. Je n'avais plus

qu'à monter sur le siège. En fait d'armes, nous possédions une pairede bons pistolets d'arçon, avec lesquels on pourrait tenir les marau-deurs en respect; en fait de provisions, dans nos coffres, de quoi

suffire aux premiers jours. Il avait été convenu que M. et Mlle de Lau-

Page 321: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

ranay occuperaient le fond de la berline, tandis que ma sœur pren-drait place sur le devant, en face de la jeune fille. Moi, vêtu d'un bon

vêtement et, par surcroît, muni d'une épaisse roulière, je pourraisbraver le mauvais temps.

Les derniers adieux furent faits. Nous embrassâmes Mme Keller,

avec ce triste pressentiment qui nous serrait le cœur: Devons-nousjamais nous revoir?

Le temps était assez beau, mais la chaleur serait probablementtrès forte vers le milieu du jour. Aussi était-ce ce moment que jecomptais choisir, entre midi et deux heures, pour laisser reposer meschevaux — repos indispensable, si l'on voulait qu'ils pussent fournirde bonnes étapes.

Nous étions enfin partis, et, tout en sifflant pour exciter mon atte-lage, je déchirais l'air avec les virevoltes de mon fouet.

Au delà de Belzingen, nous passâmes, sans avoir trop à souffrir

de l'encombrement des routes, occupées par l'armée en marche versCoblentz.

On ne compte que deux lieues environ de Belzingen à Borna, et

nous arrivâmes donc en une heure à cette petite localité.C'était là que le régiment de Leib avait tenu garnison pendant

quelques semaines. C'était de là qu'il avait été dirigé sur Magde-

bourg, où Mrae Keller allait le rejoindre.Mlle Marthe éprouva une vive émotion en traversant les rues de

Borna. Elle se représentait M. Jean, sous les ordres du lieutenantFrantz, suivant ce chemin que notre itinéraire nous obligeaitd'abandonner alors pour prendre la direction du sud-ouest!.

Je ne m'arrêtai point à Borna, ne comptant le faire que quatre lieuesplus loin sur la frontière qui délimite à présent la province de Bran-debourg. Mais, à l'époque, suivant les anciennes divisions du terri-toire allemand, c'étaient les routes de la Haute-Saxe que nous allionsdescendre.

Midi sonnait, lorsque nous atteignîmes ce point de la frontière.Quelques détachements de cavaliers y bivaquaient. Un cabaret isolé

Page 322: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

s'ouvrait sur le chemin. Là, je pus faire donner le fourrage à meschevaux.

Nous restâmes trois grandes heures en cet endroit. Pendant cettepremière journée de voyage, il me paraissait prudent de ménager nosbêtes, de manière à ne point les compromettre en les surmenant dèsle début.

En cet endroit, il fallut faire viser nos passeports. Notre qualitéde Français nous valut quelques regards de travers. Peu importait!Nous étions en règle. D'ailleurs, puisqu'on nous chassait de l'Alle-

magne, puisque nous avions ordre de vider le territoire dans un délaide, c'était le moins qu'on ne nous arrêtât pas en route.

Notre dessein était de passer la nuit à Zerbst. Sauf dans des cir-constances exceptionnelles, il avait été décidé, en principe, que nousvoyagerions de jour seulement. Les chemins ne semblaient point

assez sûrs pour qu'il fut prudent de se hasarder au milieu de l'obs-curité. Trop de chenapans couraient le pays. Il ne fallait pas s'exposerà quelque mauvaise rencontre.

J'ajouterai que, dans ces contrées qui se rapprochent du nord, lanuit est courte au mois d'août. Le soleil se lève avant trois heuresdu matin et ne se couche pas avant neuf heures du soir. La halte

ne serait donc que de quelques heures — juste le temps de faire

reposer bêtes et gens. Lorsqu'il serait nécessaire de donner un bon

coup de collier, on le donnerait.De la frontière, où la berline s'était arrêtée vers midi, jusqu'à

Zerbst, il y a de sept à huit lieues, pas plus. Nous pouvions doncenlever cette étape entre trois heures après midi et huit heuresdu soir.

Toutefois, je vis bien qu'il faudrait compter plus d'une fois avecles embarras et les retards.

Ce jour-là, sur la route, nous eûmes maille à partir avec une espècede raccoleur de chevaux, un grand sec, maigre comme un Vendredi-Saint, hâbleur comme un maquignon, qui voulait absolument réqui-sitionner notre attelage. C'était, disait-il, pour le service de l'État.

Page 323: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Malin, va! J'imagine que l'État, c'était lui, comme a dit Louis XIV,

et qu'il réquisitionnait pour son compte.Mais, minute! quoiqu'il en eût, il lui fallut respecter nos passe-

ports et la signature du directeur de police. Nous perdîmes cependant

une grande heure à batailler avec ce coquin. Enfin, la berline seremit au trot afin de regagner le temps perdu.

On se trouvait alors sur le territoire qui a formé depuis la princi-pauté d'Anhalt. Les routes y étaient moins encombrées, parce quele gros de l'armée prussienne filait plus au nord, dans la direction de

Magdebourg.

Nous n'éprouvâmes aucune difficulté pour atteindreZerbst —sorte de bourgade de mince importance, à peu près dépourvue de

ressources, où nous arrivâmes vers neuf heures du soir. On voyait

que les maraudeurs avaient passé par là, et ils ne se gênaient pas de

vivre sur le pays. Si peu exigeants que l'on soit, ce n'est pas tropl'être que de prétendre à un gîte pour la nuit. Or, ce gîte, aumilieu de ces maisons closes par prudence, nous eûmes quelquepeine à l'obtenir. Je vis le moment où il faudrait rester jusqu'aujour dans la berline. Nous, celapouvait aller encore, mais noschevaux? Ne leur fallait-il pas fourrage et litière? Je songeais à

eux avant tout, et frémissais à la pensée qu'ils pourraient nousmanquer en route!

Je proposai donc de continuer afin d'atteindre un autre lieu de

halte—Acken. par exemple, à trois lieues et demie de Zerbst, dansle sud-ouest. Nous pouvions y arriver avant minuit, quitte à ne re-partir que vers dix heures, le lendemain, afin de ne rien prendre surle repos de l'attelage.

Toutefois, M. de Lauranay me fit alors observer que nous aurionsl'Elbe à franchir, que le passage s'effectuait au moyen d'un bac, etqu'il valait mieux procéder à ce passage pendant le jour.

M. de Lauranay ne se trompait pas. Nous devions rencontrerl'Elbe avant de traverser Acken. Il pouvait se rencontrer là quelquesdifficultés.

Page 324: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Je dois, pour ne pas l'oublier, mentionner ceci: M. de Lauranayconnaissait très bien le territoire allemand depuis Belzingen jusqu'àla frontière française. Pendant plusieurs années, du vivant de son fi,il avait parcouru cette route en toutes saisons, et s'y orientait facile-

ment en consultant sa carte. Moi, j'en étais à la suivre pour la secondefois seulement. M. de Lauranay devait donc être un guide très sûr,et il n'étaitque sage de s'en rapporter à lui.

Enfin, à force de chercher à Zerbst, la bourse à la main, je finis pardécouvrir, pour nos chevaux écurie et fourrage, pour nous logementet nourriture. Autant d'économisé sur les réserves de la berline.

Ainsila nuit s'écoula mieux que nous ne l'avions espéré dans cettebourgade de Zerbst.

XIV

Un peu avant d'arriver à Zerbst, notre berline avait roulé sur ceterritoire qui forme la principauté d'Anhalt et de ses trois duchés. Lelendemain, nous devions la couper du nord au sud, de manière à

gagner la petite ville d'Acken, — ce qui nous ramènerait sur le ter-ritoire de la Saxe et le district actuel de Magdebourg. Puis, l'Anhaltreparaîtrait encore, lorsque nous prendrions directionsur Bernsbourg,capitale du duché de ce nom. De là, nous rentrerions une troisièmefois en Saxe, à traversle district de Mersebourg. Voilà ce qu'était, en

ce temps-là, la confédération germanique, avec ses quelques cen-taines de petits États ou d'enclaves, que l'Ogre du Petit Poucet eût

pu franchir d'une seule enjambée!On le pense bien, je dis ces choses d'après M. de Lauranay. Il me

montrait sa carte, et, du doigt, m'indiquait la disposition des pro-

Page 325: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Illui fallut respecter nos passeports. (Page 103.)

vinces, la situation des principales villes, la direction des cours d'eau.Ce n'est pas au régiment que j'aurais pu suivre un cours de géogra-phie. Et encore, si j'avais su lire!

Ah! mon pauvre alphabet, brusquement interrompu, au momentoù je commençais d'assembler voyelles et consonnes! Et mon braveprofesseur, M. Jean, maintenant le sac au dos, pris dans cette levéeavec toute la jeunesse des écoles et du commerce!

Page 326: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Enfin, ne nous appesantissons pas sur ces choses, et reprenonsnotre chemin.

Depuis la veille au soir, le temps était chaud, orageux, mat, avecde petits morceaux de bleu entre les nuages, mais, comme on dit, à

peine ce qu'il en aurait fallu pour la culotte d'un gendarme. Ce

jour-là, je poussai mes chevaux, car il importait d'arriver avant lanuit à Bernsbourg — une étape d'une douzaine de lieues. Ce n'était

pas impossible, à la condition, pourtant, que le ciel ne vînt pas à segâter, et surtout qu'il ne se présentât aucun obstacle.

Or, précisément, il y avait l'Elbe qui nous barrait la route, et jecraignais d'être arrêté là plus qu'il ne convenait.

Partis de Zerbst à six heures du matin, nous étions arrivés, deuxheures après, sur la rive droite de l'Elbe, un assez beau fleuve, largedéjà, encaissé dans de hautes rives, hérissées de milliers et demilliers de roseaux.

Heureusement, la chance nous favorisa. Le bac à voitures et à

voyageurs se trouvait sur la rive droite, et, comme M. de Lauranayn'épargna ni les florins, ni les kreutzers, le passeur ne nous fit pointtrop attendre. En un quart d'heure, la berline et les chevaux furentembarqués.

La traversée s'effectua sans accident. S'il en était ainsi des autrescours d'eau, il ne faudrait pas se plaindre.

Nous étions alors à la petite ville d'Acken, que la berline traversasans s'y arrêter pour prendre la direction de Bernsbourg.

Je marchais de mon mieux. On s'en doute bien, les routes n'étaient

pas ce qu'elles sont aujourd'hui. Des rubans à peine tracés sur unsol inégal, plutôt faits par la roue des voitures que par la main deshommes. Pendant la saison des pluies, elles devaient être imprati-cables, et, même en été, elles laissaient à désirer. Mais il ne fallait

pas être un saint difficile.

On alla toute la matinée sans encombres. Cependant, vers midi,—heureusementpendant notre halte —nous fûmes dépassés par unrégiment de pandours en marche. C'était la première fois que je

Page 327: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

voyais ces cavaliers autrichiens, des espèces de barbares. Ils

allaient à fond de train. Ce fut un énorme nuage de poussière quis'éleva vers le ciel, et dans ce tourbillon miroitaient les reflets rougesdes manteaux et la tache noirâtre du bonnet en peau de mouton de

ces sauvages.Bien nous prit d'être alors garés sur le côté de la route, à l'abri

de la lisière d'un petit bois de bouleaux, où j'avais remisé la voiture.On ne nous vit pas. Avec de pareils sacs à diables, on ne sait guère

ce qui serait arrivé. Nos chevaux auraient pu convenir à ces pan-dours, et notre berline à leurs officiers. Assurément, si nous avionsété sur la route, ils n'auraient pas attendu qu'on leur fît place, et ils

nous eussent balayés.Vers quatre heures du soir, je signalai à M. de Lauranay un point

assez élevé, qui dominait la plaine à une bonne lieue dans la directionde l'ouest.

« Ce doit être lechâteau-fort de Bernsbourg, » me répondit-il.En effet, ce château, situé au sommet d'une colline, se laisse

apercevoir d'assez loin.

Je pressai les chevaux. Une demi-heure après, nous traversâmesBernsbourg, où nos papiers furent vérifiés. Puis, très fatigués de cette

journée orageuse, après avoir traversé dans un bac la rivière de

Saale que nous devions couper encore une fois, nous entrions à

Alstleben, vers dix heures du soir. La nuit fut bonne. Nous étions

logés dans un hôtel assez convenable, où il ne se trouvait pas d'offi-

ciers prussiens, — ce qui assurait notre tranquillité, — et nous enrepartions le lendemain, dès dix heures tapant.

Je ne m'arrêterai pas à donner des détails sur les villes, bour-gades et villages. Nous n'en voyions que peu de choses,ne voyageant

pas pour notre agrément, mais comme des gens qu'on expulse d'un

pays qu'ils abandonnent sans regrets, d'ailleurs.L'important, dans ces diverses localités, était qu'il ne nous arrivât

rien de fâcheux, et que nous pussions passer librement de l'uneà l'autre.

Page 328: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Cette journée du 18, à midi, nous étions à Hettstadt. Il avait fallutraverser la Wipper, qu'au régiment on n'eût pas manqué d'appelerla Vipère, non loin d'une exploitation de mines de cuivre. Vers troisheures, la berline arrivait à Leimbach, au confluent de la Wipper etdu Thalbach — encore un nom plaisant pour les loustics du Royal-Picardie. Après avoir dépassé Mansfeld, dominé par une haute collinequ'un rayon de soleil caressait au milieu de la pluie, puis Sanger-hausen, sur la Gena, notre attelage roula à travers un pays riche enmines, avec les dentelures du Harz à l'horizon, et, au jour défaillant,

atteignit Artern, bâtie sur l'Unstrüt.Lajournée avait été vraiment fatigante—près de quinze lieues, cou-

pées par une seule halte. Je fis donc bien soigner mes chevaux, bonne

nourriture en arrivant, bonne litière pour la nuit. Par exemple, cela

coûtait gros. Mais M. de Lauranay ne regardait pas à quelqueskreutzers

de supplément, et il avait raison. Quand les chevaux n'ont pas mal

aux pieds, les voyageurs ne risquent pas d'avoir mal aux jambes.

Le lendemain, partis à huit heures seulement, après avoir eu

quelques difficultés avec l'aubergiste. Je sais bien que l'onn'arien

sans rien. Mais je donne le propriétaire de l'hôtel d'Artern comme un

des plus féroces écorcheurs de l'empire germanique.

Pendant cette journée, le temps fut détestable. Un gros orage éclata.

Les éclairs nous aveuglaient. De violents roulements de tonnerre

effrayaient nos bêtes, trempées sous une pluie torrentielle, — une

de ces pluies dont on dit chez nous qu'il tombe des curés.

Le lendemain, 19 août, temps de meilleure apparence.La campagneétait baignée de rosée sous le souffle de l'aure, qui est l'avant-

brise du matin. Pas de pluie. Un ciel toujours orageux, une chaleur

accablante. Le sol était montueux. Mes chevaux se fatiguaient.

Bientôt, je le prévoyais, je serais obligé de leur donner vingt-quatre

heures de repos. Mais auparavant, j'espérais que nous aurions pu

atteindre Gotha.

La route traversait alors des terrains assez bien cultivés qui s'é-

tendent jusqu'à Heldmungen,surla Schmuke.où la berline fit halte.

Page 329: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

En somme, nous n'avions pas été très éprouvés depuis quatrejours que nous avions quitté Belzingen. Et je pensais:

« Si nous avions pu voyager tous ensemble, comme on se fût serrédans le fond de la voiture pour faireplace à Mme Keller et à son fils!

Enfin! »

Notre itinéraire coupait alors cette contrée qui forme le districtd'Erfurth, l'un des trois districts de la province de Saxe Les chemins,

assez bien tracés, nous permirent de marcher rapidement. Certai-nement, j'eusse lancé mes chevaux plus à fond, sans un accident de

roue qui ne put être réparé à Weissensee. Il le fut à Tennstedt,

par un charron peu habile. Cela ne laissa pas de m'inquiéter pourle reste du voyage.

Si l'étape fut forte ce jour-là, nous étions soutenus par l'espoird'arriver le soir même à Gotha. Là,onse reposerait —à la conditionde trouver un gîte convenable.

Non pour moi, grand Dieu! Bâti à chaux et à sable, je pouvais

supporter de bien autres épreuves. Mais M. de Lauranay et sa demoi-selle, s'ils ne se plaignaient pas, me semblaient très fatigués déjà. Ma

sœur Irma s'en tirait mieux. Et puis, tout notre petit monde étaitsi triste!

De cinq heures à neuf heures du soir, nous enlevâmes une huitainede lieues, après avoir passé la Schambach et quitté le territoire de

la Saxe pour celui de Saxe-Cobourg. Enfin, à onze heures, la berlines'arrêtait à Gotha. Nous avions formé le projet d'y séjourner pen-dant vingt-quatre heures. Nos pauvres bêtes avaient bien gagné unrepos d'une nuit et d'un jour. Décidément, en les choisissant, j'avais

ou lamain heureuse. Rien de tel que de s'y connaître et de ne pasregarder au prix.

J'ai dit que nous n'étions arrivés à Gotha qu'à onze heures du soir.Des formalités aux portes de la ville nous avaient causé quelquesretards. Bien certainement, faute de papiers en règle, on nous eût re-tenus. Agents civils, agents militaires, tous déployaient une excessive

sévérité. Il était heureux que le gouvernement prussien, en pronon-

Page 330: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

çant notre expulsion, nous eût procuré les moyens de lui obéir. J'enconclus que si nous avions donné suite à notre premier projet de

partir avant l'incorporation de M. Jean, Kalkreuth ne nous auraitpoint octroyé de passeports, et jamais nous n'aurions pu atteindrela frontière. Il fallait donc remercier Dieu d'abord, Sa Majesté Fré-déric-Guillaume ensuite, de nous avoir facilité notre voyage. Tou-tefois, il est inutile d'aller à la Croix devant le temps. C'est un de nos-proverbes picards, et il en vaut bien d'autres.

Il y a de bons hôtels à Gotha. Je trouvai aisément aux Armes dePrusse quatre chambres très acceptables, et une écurie pour les deuxchevaux. Malgré les regrets que j'eusse de ce retard, je sentais bienqu'il fallait s'y résigner. Heureusement, sur les vingt jours de voyagequi nous étaient alloués, nous n'en avions encore dépensé quequatre, et près du tiers du parcours était fait. Donc, en conservantcette allure, nous devions arriver à la frontière de France dans lesdélais voulus. Je ne demandais qu'une chose, c'était que le régimentde Royal-Picardie ne tirât pas ses premiers coups avant les derniersjours du mois.

Le lendemain, vers huit heures, je descendis au parloir de l'hôtel,où ma sœur vint me rejoindre.

« M. de Lauranay et Mlle Marthe?. lui demandai-je.

— Ils n'ont pas encore quitté leurs chambres, me répondit Irma,et il faut les y laisser jusqu'au déjeuner.

— C'est entendu, Irma! Et toi, où vas-tu?

— Nulle part, Natalis. Mais, dans l'après-midi, j'irai faire quelquesemplettes et renouveler nos provisions. Si tu veux bien m'accom-pagner?.

— Volontiers. Je me tiendrai prêt. En attendant, je vais muser un ,peu par les rues. »

Et me voilà parti à l'aventure.Que vous dirai-je de Gotha? Je n'en ai pas vu grand chose. Il y

avait beaucoup de troupes, de l'infanterie, de l'artillerie, de la cava-lerie, des équipages du train. On entendait des sonneries. On voyait

Page 331: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

relever les postes. A la pensée que tous ces soldats marchaient contrela France, mon cœur se serrait. Quelle douleur c'était de songer quele sol de la patrie serait peut-être envahi par ces étrangers! Combiende nos camarades succomberaient en voulant le défendre! Oui! il fal-

laitque je fusse avec eux pour combattre à mon poste! C'est que le

maréchal des logis Delpierre n'étaitpoint comme ces plats d'étain qui

ne vont pas au feu!Pour en revenir à Gotha, j'ai traversé quelquesquartiers, j'ai aperçu

quelques églises dont les clochers pointaient dans la brume. Décidé-ment, on y rencontrait trop de soldats. Ça me faisait l'effet d'uneénorme caserne.

Je rentrai à onze heures, après avoir eu la précaution de faire viser

nos passe ports comme il nous était enjoint. M. de Lauranay était

encore dans sa chambre avec Mlle Marthe. La pauvre demoisellen'avait point le cœur à sortir, et cela se comprend.

Qu'aurait-elle vu, en effet? Rien que des choses qui lui auraientrappelé la situation de M. Jean! Où était-il alors? Mme Keller avait-elle pu le rejoindre, ou tout au moins suivre son régiment d'étape

en étape? Comment voyageait cette courageuse femme? Que pour-rait-elle si les malheurs qu'elle prévoyait venaient à se produire? EtM. Jean, soldat prussien, marchant contre un pays qu'il aimait, qu'ileût été heureux d'avoir le droit de

-

défendre, pour lequel il eût si

volontiers versé son sang!

Naturellement, le déjeuner fut triste. M. de Lauranay avait voulu

le faire servir dans sa chambre. En effet, des officiers allemandsvenaient prendre leurrepas aux Armes de Prusse, et il convenaitdo les éviter.

Après le déjeuner, M. et Mlle de Lauranay restèrent à l'hôtel avecma sœur. Moi, j'allai voir si les chevaux ne manquaient de rien.L'hôtelier m'avait accompagné aux écuries. Je vis bien que cebonhomme voulait me faire causer plus qu'il ne fallait sur M. de Lau-

ranay, sur notre voyage, enfin des choses qui ne le regardaient point.J'avais affaire à un bavard, mais un bavard!. Celui qui lui a coupé

Page 332: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

le filet ne lui a pas volé ses cinq sols! Aussi je me tins sur la réserve,et il en fut pour ses frais.

A trois heures nous sortîmes, nous deux ma sœur, pour terminer

nos emplettes. Comme Irma parlait l'allemand, elle ne pouvait êtreembarrassée ni dans les rues ni dans les boutiques.Néanmoins, onreconnaissait aisément que nous étions Français, et cela n'était paspour nous ménager bon accueil.

Entre trois et cinq heures, nous fîmes un certain nombre de courses,et, en somme, il arriva que je parcourus Gotha dans ses principauxquartiers.

De ce qui se passait alors en France, des affaires intérieures etextérieures, j'aurais voulu avoir quelques nouvelles. Aussi recom-mandai-je à Irma de prêter l'oreille à ce qui se disait dans les ruesou dans les boutiques. Même nous n'hésitions pas à nous approcherdes groupes où l'on causait avec une certaine animation, à écouterles paroles qui s'échangeaient, bien que ce ne fût pas très prudent denotre part.

En réalité, ce que nous pûmes surprendren'était pas de nature à

satisfaire des Français. Après tout, mieux valait avoir des nouvelles,

même mauvaises, que d'être sans.Je vis aussi de nombreuses affiches étalées sur les murs. La plu-

part n'annonçaient que des mouvements de troupes ou des soumis-

sions de fournitures pour les armées. Cependant ma sœur s'arrêtaitparfois et en lisait les premières lignes.

wUne de ces affiches attira plus spécialement mon attention. Elle

était écrite en gros caractères noirs sur papier jaune.Je la vois

encore, appliquée contre un appentis, au coin d'une échoppe de

savetier.

« Tiens, dis-je à Irma, regarde donc cette affiche. Est-ce que ce

ne sont pas des chiffres qu'il y a en tête?. »

Ma sœur s'approcha de l'échoppe et commença à lire.Quel cri lui échappa! Nous étions seuls heureusement. Personne

ne l'avait entendue.

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Et voici ce que disait cette affiche:« 1000 florins de récompense à qui livrera le soldat Jean Keller,

« de Belzingen, condamné à mort pour avoir frappé un officier du

« régiment de Leib, de passage à Magdebourg. »

XV

Comment nous sommes rentrés, ma sœur et moi, à l'hôtel des

Armes de Prusse, ce que nous avons pu nous direen y revenant, jel'ai vainement cherché dans mon souvenir! Peut-être n'avons-nous

pas échangé une seule parole? On aurait pu remarquer le troubleoù nous étions, s'en inquiéter même. Il n'en fallait pas plus pourêtre amenés devant les autorités. On nous eût interrogés, arrêtés

peut-être, si l'on avait découvert quels liens nous unissaient à la

famille Keller!.Enfin, nous avions regagné notre chambre, sans avoir rencontré

personne. Ma sœur et moi voulions conférer avant de revoir M. etMlle de Lauranay, afin de bien nous entendre sur ce qu'il convenaitde faire.

Nous étions là, nous regardant tous deux, accablés, sans oserprendre la parole.

« Le malheureux!. le malheureux!. Qu'a-t-il fait? s'écria enfin

ma sœur.

— Ce qu'il a fait? répondis-je. Il a fait ce que j'aurais fait à saplace! Monsieur Jean a dû être maltraité, injurié par ce Frantz!.Il l'aura frappé. Cela devait arriver tôt ou tard!.., Oui! j'en auraisfait autant!

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— Mon pauvre Jean!. Mon pauvreJean!. murmurait ma sœur,tandis que les larmes lui coulaient des yeux.

— Irma, dis-je, du courage. il en faut!

— Condamné à mort!.— Minute! Il a pris la fuite!. Maintenant, il est hors d'atteintes,

et, où qu'il soit, il y est toujours mieux que dans le régiment de cescoquins de Grawert, père et fils!

— Et ces mille florins que l'on promet à quiconque le livrera,

Natalis!— Ces mille florins ne sont encore dans la poche de personne,

Irma, et probable que personne ne les touchera jamais!— Et comment pourra-t-il s'échapper, mon pauvre Jean! Il est

affiché dans toutes les villes, dans tous les villages! Que de mau-vais gueux qui ne demanderont pas mieux que de le livrer! Les

meilleurs ne voudraient même pas le recevoir chez eux pour uneheure!

— Ne te désole pas, Irma! répondis-je. Non!. Rien n'est encoreperdu! Tant que les fusils ne sont pas braqués sur la poitrine d'un

homme.

— Natalis!. Natalis!.— Et encore Irma, les fusils peuvent-ils rater!. Ça s'est vu!.

Ne te désole pas!. Monsieur Jean a pu s'enfuir et se jeter dans la

campagne!. Il est vivant, et n'est point homme à se laisserprendre!.Il s'en réchappera! »

Je le dis sincèrement, si je tenais ce langage, ce n'était pas seu-lement pour rendre un peu d'espoir à ma sœur. Non! J'avais confiance.Évidemment, le plus difficile pour M. Jean, après le coup, avait été

de prendre la fuite. Eh bien, il y avait réussi, et il ne paraissait pasqu'il fût facile de l'atteindre, puisque les affiches promettaient unerécompense de mille florins à quiconque parviendrait à s'en em-parer! Non! Je ne voulais pas désespérer, bien que ma sœur nevoulût rien entendre.

« Et madame Keller! » dit-elle.

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Oui! Qu'était devenue MLUJ Keller?. Avait-elle pu rejoindre sonfils?. Savait-elle ce qui s'était passé?. Accompagnait-elle M. Jeandans sa fuite?

« Pauvre femme!. Pauvre mère!. répétait ma sœur. Puisqu'elle

a dû rejoindre le régiment à Magdebourg, elle ne peut rien ignorer!Elle sait que son fils est condamné à mort!. Ah! mon Dieu! monDieu! Quelle part de douleurs vous lui faites!

— Irma, répondis-je, je t'en prie, calme-toi! Si l'on t'entendait!Tu le sais, madame Keller est une femme énergique! Peut-êtremonsieur Jean a-t-il pu la retrouver!.»

Que cela semble surprenant, c'est possible, mais, je le répète,je parlais en toute vérité. Il n'est pas dans ma nature de m'aban-donner au désespoir.

« Et Marthe?. dit ma sœur.

— Mon avis est qu'il fautlui laisser tout ignorer, répondis-je. Cela

vaut mieux, Irma. En parlant, nous risquerions de lui faire perdre

courage. Le voyage est long encore, et mademoiselle Marthe a besoinde toute sa force d'âme. Si elle venait à apprendre ce qui s'est passé,

que monsieur Jean est condamné à mort, qu'il est en fuite, que satête est mise à prix, elle ne vivrait plus!. Elle refuserait de noussuivre.

— Oui, tu as raison, Natalis! Garderons-nous ce secret vis-à-vis de

monsieur de Lauranay?.

— Également, Irma. De le prévenir cela n'avancerait à rien. Ah!s'il nous était possible de nous mettre à la recherche de madameKeller et de son fils! Oui! nous devrions tout dire à monsieur de Lau-

ranay. Mais notre temps est compté. Il nous est interdit de rester surce territoire. Bientôt, nous serions mis en arrestation, et je ne vois

pas en quoi cela servirait monsieur Jean. Allons. Irma, il faut sefaire une raison. Surtout, que mademoiselle Marthe ne s'aperçoive

pas que tu as pleuré!— Et si elle sort, Natalis, ne peut-elle lire cette affiche, apprendre

ainsi.

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— Irma, répondis-je, il n'est pas probable que monsieur et made-moiselle de Lauranay quittent l'hôtel dans la soirée, puisqu'ils nesont pas sortis pendant le jour. D'ailleurs, la nuit venue, il seraitbien difficile de lire une affiche. Nous n'avons donc pas à craindrequ'ils soient mis au courant. Ainsi, veille sur toi, ma sœur, etsois forte!- Je le serai, Natalis!Je sens que. tu as raison!. Oui!. Je me

contiendrai!. On ne verra rien au dehors, mais en dedans.

— En dedans, pleure, Irma, car tout cela est bien triste, pleuremaistais-toi!. C'estla consigne!»

Après le souper, pendant lequel je causai un peu à tort et à traversafin d'attirer l'attention sur moi pour venir en aide à ma sœur, M. etMIledeLauranay restèrent dans leur chambre. Je l'avais prévu, etcela valait mieux. Après une visite à l'écurie, je vins les retrouver,et je les engageai à se coucher de bonne heure. Je désirais partir

sur le coup de cinq heures du matin, car nous aurions à fournir

une étape, -sinon très longue, du moins très fatigante, à travers unpays montueux.

,

On semit au lit. Pour mon compte, je dormis assez mal. Tous lesévénements repassèrent dans mon cérveau. Cette confiance quej'éprouvais,quand il s'agissait de relever le moral de ma sœur, sem-blait m'échapper, maintenant. Les choses tournaient mal. JeanKeller était traqué, livré. N'en est-il pas toujours ainsi, lorsqu'onraisonne dans un demi-sommeil ?

A cinq heures j'étais levé. Je réveillai tout mon monde,etj'allaifaire atteler. J'avais hâte de quitter Gotha.

A sixheures, chacun ayant repris sa place dans la berline, j'enlevai

mes chevaux, qui étaient bien reposés, et je les poussai vivementpendant une traite de cinq lieues. Nousétions arrivés aux premièresmontagnes delaThuringe.

Là, les difficultés allaient être grandes, et il faudrait user de mé-nagement.

Ce n'est pas que ces montagnes soient très élevées. Évidemment,

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ce ne sont ni les Pyrénées, ni les Alpes. Cependant le pays est dur

aux attelages, et il y avait autant de précautions à prendre pour la

voiture que pour les chevaux. Presque pas de chemins tracés à cetteépoque. C'étaient des défilés, très étroits souvent, qu'il fallait suivre,

non sans péril, à travers des gorges boisées ou d'épaisses forêts de

chênes, de sapins, de bouleaux et de mélèzes. De là, des lacets fré-

quents, des sentiers tortueux où la berline ne passait que tout juste

entre des croupes à pic et de profonds précipices, au fond desquels

grondaient quelques torrents.De temps à autre, je descendais de mon siège, afin de conduire nos

bêtes par la bride. M. de Lauranay, sa demoiselle et ma sœur mettaientpied à terre pour monter les côtes les plus rudes. Tous marchaientcourageusement, sans se plaindre, Mlle Marthe malgré sa constitutiondélicate, M. de Lauranay malgré son âge. D'ailleurs, il fallait sou-vent faire halte afin de laisser souffler. Combien je m'applaudissaisde

n'avoir rien dit de ce qui concernait M. Jean! Si ma sœurdésespé-rait en dépit de mes raisonnements, qu'eût été le désespoir deMilo Marthe et de son grand-père!.

Pendant cette journée du 21 août, nous ne fîmes pas cinq lieues,

en droite ligne s'entend, — car le chemin s'allongeait de milledétours, et tels qu'il nous semblait, parfois, que nous revenions surnos pas.

-Peut-être un guide eût-il été nécessaire? Mais à qui aurait-on pu

se fier? Des Français à la merci d'un Allemand, lorsque la guerre étaitdéclarée!. Non! mieux valait ne compter que sur soi pour se tirerd'affaire!

D'ailleurs, M. de Lauranay avait si souvent traversé cette Thu-ringe qu'il s'orientait sans trop d'embarras. Le plus difficile étaitde se diriger au milieu des forêts. On y parvenait, cependant, ense guidant sur le soleil, qui ne pouvait nous tromper, car, lui, dumoins, n'est pas d'origine allemande.

La berline s'arrêta vers huit heures du soir, sur la lisière d'un boisde bouleaux, étage aux flancs d'une haute croupe de la chaîne des

Page 340: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

De temps à autre, je descendais de mon siège. (Page 119.)

Thurienger-Walks. Il eût été très imprudent de s'y aventurer pen-dant la nuit.

En cet endroit, pas d'auberge, pas même une cabane de bûcherons.Il fallait coucher dans la berline ou sous les premiers arbres de laforêt.

On soupa avec les provisions emportées dans les coffres. J'avaisdételé les chevaux. Comme l'herbe était abondante au pied de la

Page 341: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Les malheureusesbêtes disparurent dans l'abîme. (Page 124.)

croupe, je les laissai paître en liberté, mon intention étant de veiller

sur eux pendant la nuit.J'engageai M. de Lauranay, JIlle Marthe et ma sœur à reprendre

leurs places dans la berline, où ils pourraient au moins reposer à

l'abri. Il faisait une petite pluie, une tombée de bruine assez gla-

ciale, car le pays atteignait déjà une certaine hauteur.M. de Lauranay m'offrit de passer la nuit avec moi. Je refusai.

Page 342: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Ces veilles ne sont plus bonnes à un homme de sonâge. D'ailleurs,j'ysuffirais seul. Enveloppé dans ma chaude roulière, avec la ramuredes arbres sur ma tête, je ne serais pas à plaindre. J'en avais vubien d'autres là-bas, dans les prairies d'Amérique, où l'hiver est plusrude qu'en aucun autre climat, et je ne m'inquiétais guère d'unenuit à la belle étoile!

Enfin, tout alla à souhait. Notre tranquillité ne fut aucunementtroublée. En somme, la berline valait n'importe quelle chambredes auberges de la contrée. Avec les portières bien closes, il n'yfaisait point humide. Avec les manteaux de voyage, il n'y faisait

point froid. Et, n'étaient les inquiétudes sur le sort des absents, on

y eût parfaitement dormi.

Au petit jour, vers quatre heures, M. de Lauranay quitta la berline

et vint me proposer de veiller à ma place, afin que je pusse reposerune heure ou deux. Craignant de le désobliger si je refusais encore,j'acceptai, et, les poings sur les yeux, la tête dans ma roulière, je fis

un bon somme.A six heures et demie, nous étions tous sur pied.

« Vous devez être fatigué, monsieur Natalis? me demandaMlle Marthe.

— Moi! répondis-je. J'ai dormi comme un loir, tandis que votregrand'père veillait! En voilà un excellent homme!

— Natalis exagère un peu, répondit M. de Lauranay en souriant,

et, la nuit prochaine, il me permettra.

— Je ne vous permettrai rien, monsieur de Lauranay, répliquai-je

gaiement. Il ferait beau voirle maître veiller jusqu'au jour, tandis

que le domestique.

— Domestique! fit Mlle Marthe.

— Oui! domestique. cocher!. Voyons!. Est-ce que je ne suis

pas cocher, et un adroit cocher, je m'en flatte! Mettons postillon, si

vous voulez, pour ménager mon amour-propre. Ce n'est pas moins

être votre serviteur.

— Non. notre ami, répondit Mlle Marthe, en me tendant la main,

Page 343: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

et le plus dévoué que Dieu pût nous donner pour nous ramener enFrance!»

Ah! brave demoiselle! Que ne ferait-on pas pour des gens qui

vous disent de ces choses, et avec un tel accent d'amitié! Oui!puissions-nous arriver à la frontière! Puissent Mme. Keller et

son fils passer à l'étranger, en attendant de se retrouver tousensemble!

Quant à moi, si l'occasion se présente de me dévouer encore poureux. Sufficit !. et s'il faut y donner sa vie. Amen! comme dit le

curé de mon village.

A sept heures, nous étions en route.. Si cette journée du 21 aoûtn'offrait passplus d'obstacles que celle d'hier, nous devions, avant lanuit, avoir traversé ce pays de Thuringe.

En tout cas, elle commença bien. Les premières heures furentdures, sans doute, parce que la route montait entre les croupes aupoint qu'il fallut parfois pousser aux roues. En somme, on s'en tira

sans trop de peine.

Vers midi, nous avions atteint le plus haut d'un défilé qui s'appelle

le Gebauër, si mes souvenirs ne me trompent pas, et qui traverse la

gorge la plus élevée de la chaîne. Il n'y avait plus qu'à descendre

vers l'ouest. Sans se lancer à fond de train — ce qui n'eut pas été

prudent — on irait vite.

Le temps n'avait pas cessé d'être orageux. Si la pluie ne tom-bait plus depuis le lever du soleil, le ciel s'était couvert de ces gros

nuages qui ressemblent à d'énormes bombes. Il suffit d'un choc pourqu'elles éclatent. Alors c'est l'orage, qui est toujours à redouterdans les pays de montagnes.

En effet, vers six heures du soir, les roulements du tonnerre sefirent entendre. Ils étaient loin encore, mais se rapprochaient avec

une excessive rapidité.:M!lc Marthe, blottie dans le fond de la berline, absorbée dans ses

pensées, ne semblait pas trop s'effrayer. Ma sœur fermait les yeux etrestait immobile.

Page 344: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Ne vaudrait-il pas mieux faire halte? me dit M. de Lauranay ense penchant hors de la portière.

— Probable, répondis-je, et je m'arrêterai à la condition de trouver

un endroit convenable pour passer la nuit. Sur cette pente, ce neserait guère possible.

—De la prudence, Natalis!- Soyez tranquille, monsieur de Lauranay! »

Je n'avais pas achevé de répondre qu'un immense éclair envelop-pait la berline et les chevaux. La foudre venait de frapper un énormebouleau sur notre droite. Heureusement,l'arbre s'était abattu du côtéde la forêt.

Les chevaux s'étaientviolemment emportés. Je sentis que je n'enétais plus maître. Ils descendirent le défilé àfond de train, malgréles efforts que je fis pour les retenir. Eux et moi, nous étions aveuglés

par les éclairs, assourdis par les éclats de la foudre. Si ces bêtes

- affolées faisaient un écart, la berline se précipitait dans les profondsravins qui bordaient laroute.

Soudain, lesguidescassèrent. Les chevaux, plus libres, se lan-cèrent avec plusdefurie encore. Une catastrophe inévitable nousmenaçait. -

Tout à coup, un choc se produisit. La berline venait de heurterle tronc d'un arbre, en travers du défilé. Les traits se rompirent. Leschevaux sautèrent par-dessus l'arbre. En cet endroit, le défilé faisait

un coude brusque, au delà duquel les malheureuses bêtes dispa-rurent dans l'abîme.

La berline s'était brisée au choc, briséedes roues de devant, maiselle n'avait pas versé. M. de Lauranay, Mlle Marthe et ma sœur ensortirent sans blessures. Moi, si j'avais été jeté du haut du siège,j'étais du moins sain et sauf.

lQuel irréparable accident! Qu'allions-nous devenir, maintenant,

sans moyen de transport, au milieu de cette Thuringe déserte! Quellenuit nous passâmes!

Le lendemain, 23 août, il fallut reprendre cette pénible route,

Page 345: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

après avoir abandonné la berline, dont nous n'aurions pu faire usage,même si d'autres chevaux eussent remplacé ceux que nous avions

perdus.J'avais fait un ballot de provisions et d'effets de voyage que je por-

tais sur l'épaule au bout d'un bâton. Nous descendions l'étroit défilé

qui, si M. de Lauranay ne se trompait pas, devait aboutir à la plaine.

Je marchais en avant. Ma sœur, Mlle Marthe, son grand-père, mesuivaient de leur mieux. Je n'estime pas à moins de trois lieues la

distance que nous parcourûmes dans cette journée. Le soir venu,lorsque nous fîmes halte, le soleil couchant éclairait les vastesplaines qui s'étendent, vers l'ouest, au pied des montagnes de laThuringe.

XVI9

La situation était grave! Et combien elle s'aggraverait encore, si

nous ne trouvions à remplacer l'attelage perdu, la berline aban-

donnée dans les défilés des Thuringier-Walks!Avant tout, il s'agissait de trouver un refuge pour la nuit. On

réfléchirait ensuite.J'étais fort embarrassé. Pas une cabane aux environs. Je ne savais

que faire, quand, en remontant sur la droite, j'aperçus une sorte de

hutte, élevée à la limite de la forêt qui s'étageait sur la dernière

croupe de la chaîne.Cette hutte était ouverte au vent sur deux de ses côtés et sa face

antérieure. Les ais vermoulus laissaient passer la pluie et la bise.

Cependant, les bardeaux du toit avaient résisté, et, s'il venait à pleu-

voir, on serait du moins à l'abri.L'orage de la veille avait si bien nettoyé le ciel que nous n'avions

Page 346: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

pas eu de pluie pendant la journée. Malheureusement, avec le soir,d'épais nuages revinrent de l'ouest; puis, au-dessous, il se forma de

ces nuées aqueuses qui semblent ramper sur le sol. Je m'estimaiheureux d'avoir trouvé cette hutte, si misérable qu'elle fût, mainte-nant que la berline nous faisait défaut.

M. de Lauranayavait été très affecté de l'accident, surtout poursa petite-fille. Une longue route nous séparait encore de la frontièrede'France. Comment s'achèverait le voyage, et dans les délaisvoulus, si nous étions forcés de le continuer à pied? Nous avionsdonc à causer de ces choses. Mais, d'abord, il fallait aller au pluspressé.

Dans l'intérieur de la hutte, qui ne semblait pas avoir été récem-ment occupée,le sol était recouvert d'une. litière d'herbes sèches.Là, sans doute, se réfugiaient les bergers qui mènent leurs trou-peaux paître dans la montagne, sur le dernier renflement de lachaîne de Thuringe. Au bas de la colline se développaient les plainesde la Saxe, dans la direction de Fulda, à travers les territoires de laprovince du Haut-Rhin.

Sous les rayons du soleil couchant qui les prenaient par l'oblique,ces plaines se relevaient vers l'horizon opposé en faibles ondulations.Elles ressemblaient à des « wastes », nom que l'on donne aux ter-rainsmoins arides que les landes. Bien que ces wastes fussentcommehachés de hauteurs, ils ne devaient plus offrir les routes difficiles

que nous avions suivies depuis Gotha.Lanuit venant, j'aidai ma sœur à disposerun peu de nos provisions

pour lesouper. Trop fatigués, sans doute, par cettemarche de touteune journée,M. et Mlle de Lauranay y touchèrent à peine. Irma, nonplus, n'avaitpas le cœur à manger. La lassitude l'emportait sur lafaim.

« Vous avez tort! répétai-je. Se nourrir d'abord, se reposerensuite, c'est la méthode du soldat en campagne. Nous auronsbesoin de nos jambes, maintenant. Il faut souper, mademoiselleMarthe.

Page 347: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Je le voudrais, mon bon Natalis, me répondit-elle, que cela meserait impossible!. Demain matin, avant de partir, j'essaierai de

prendre quelque nourriture.

— Ce sera toujours un repas de moins! répliquai-je.

— Sans doute, mais ne craignez rien. Je ne vous retarderai pasen route! »

Je ne pus rien obtenir, malgré mes vives instances, même lorsqueje prêchai d'exemple en dévorant. J'étais résolu à me donner des

forces pour quatre, comme si je me fusse attendu, le lendemain, à

quadruple besogne.

A quelques pas de la hutte courait une eau limpide, qui se perdait

au fond d'un étroit ravin. Quelques gouttes de cette eau, mélangéede shnaps, dont j'avais une gourde pleine, cela pouvait suffire.à faire une boisson réconfortante.

Mlle Marthe consentit à boire deux ou trois gorgées. M. de Lau-

ranay et ma sœur l'imitèrent. Ils s'en trouvèrent bien.

Puis, tous trois allèrent s'étendre dans la hutte, où ils ne tardèrent

pas à s'endormir.J'avais promis de venir prendre ma part de sommeil, avec l'in-

tention bien arrêtée de n'en rien faire. Si j'avais parlé ainsi, c'est

que M. de Lauranay aurait voulu veiller avec moi, et il ne fallait

pas qu'il s'imposât ce surcroît de fatigue.

Me voilà donc, allant, venant, en sentinelle. On comprend qued'être de faction, cela n'avait rien de nouveau pour un soldat. Parprudence, les deux pistolets, que j'avais retirés de la berline, étaientpassés à ma ceinture. Dans ma pensée, il n'était que sage de faire

bonne garde.

Aussi avais-je pris la ferme résolution de résister au sommeil,bien que j'eusse les paupières lourdes. Parfois, lorsque mes jambes

se dérobaient, je venais m'étendre près de la hutte, l'oreille toujourstendue, l'œil toujours ouvert.

La nuit était très sombre, bien que les basses vapeurs eussent

peu à peu remonté dans les hauteurs du ciel. Pas un trou à ce

Page 348: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

voile épais, pas un scintillement d'étoile. La lune s'était couchée

presque aussitôt que le soleil. Aucune lueur ne se dégageait à traversl'espace.

Cependant, l'horizon était libre de toute brume. Si un feu se fûtallumé dans les profondeurs de la forêt ou à la surface de laplaine, je l'aurais certainement aperçu sur l'étendue d'une bonnelieue.

Non! tout était sombre, en avant, du côté des prairies, en arrière,

sous les massifs qui descendaient obliquementde la croupe voisineet s'arrêtaient à l'angle de la hutte.

Du reste, le silence était aussi profond que l'obscurité. Nul souffle

ne troublait le calme de l'atmosphère, ainsi qu'il arrive le plus sou-vent par ces temps lourds, lorsque l'orage ne se dépense même pas enéclairs de chaleur.

Si, pourtant! Un bruit se faisait entendre: c'était un sifflementcontinu qui reproduisait les marches et sonneries du régiment de

Royal-Picardie. On le devine, Natalis Delpierre se laissait aller invo-lontairement à ses mauvaises habitudes. Il n'y avait d'autre siffleur

que lui, à une heure où les oiseaux dormaient sous le feuillage des

bouleaux et des chênes.Et, tout sifflant, je songeais au passé. Je revoyais ce qui s'était

fait à Belzingen depuis mon arrivée, le mariage reculé au moment où

il allait se conclure, la rencontre manquée avec le lieutenant vonGrawert, l'incorporation de M. Jean, notre expulsion des territoiresde l'Allemagne. Puis, dans l'avenir, j'entrevoyais les difficultés qui

s'amassaient, Jean Keller, sa tête mise à prix, fuyant avec un boulet

au pied, le boulet d'une condamnation à mort, sa mère ne sachant

plus où le rejoindre!.Et, s'il avait été découvert, si des misérables l'avaient livré pour

empocher cette prime de mille florins?. Non! Je n'y pouvais croire!Audacieux et résolu, M. Jean n'était homme ni à se laisser prendre

ni à se laisser vendre!Pendant que je m'abandonnais à ces réflexions, je sentais mes

Page 349: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Jel'avais reconnu. C'était Jean Keller. (Page 131.)

paupières se fermer malgré moi. Je me relevais alors, ne voulantpas succomber au sommeil. J'en étais à regretter que la nature fûtsi calme pendant cette nuit, l'obscurité si profonde. Il n'y avaitpas un seul bruit auquel je pusse me reprendre, pas une lueur sur .-la campagne ni au plus profond du ciel, à laquelle j'aurais pu atta-cher mes regards. Et il fallait un effort constant de ma volonté pourne pas céder à la fatigue.

Page 350: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Cependant le temps s'écoulait. Quelle heure pouvait-ilêtre? Minuitétait-il passé? Peut-être, car la nuit est assez courte à cette époquede l'année. Aussi je cherchais quelque blanchiment du ciel dansl'est, à la crête des dernières montagnes. Mais rien ne signalait

encore la prochaine montée de l'aube. Je devais donc faire erreur,et en effet je me trompais.

Ilme vint alors à l'esprit que, pendant la journée, M. de Lauranayet moi, après avoir consulté la carte du pays, nous avions reconnuceci: c'est que la première ville importante qu'il nous faudrait tra-verser, serait Tann, dans le district de Cassel, province de Hesse-Nassau. Là, il serait certainement possible de remplacer la berline.N'importe quel moyen serait bon pour atteindre la France, et, quand

nous y serions, nous y serions bien. Toutefois, pour gagner Tann, il

fallait compter une douzaine de lieues, et j'en étais là de mes rêvas-series, quand je tressautai soudain.

Je m'étais relevé et prêtais l'oreille. Il me semblait qu'unedétonation lointaine venait de se faire entendre. Était-ce un coupde feu?

Presque aussitôt, une seconde détonation arriva jusqu'à moi. Pasde doute possible, c'était celle d'un fusil ou d'un pistolet. Et mêmej'avais cru voir comme une lueur rapide à l'horizondes arbres, massés

en arrière de la hutte.Dans la situation où nous étions, au milieu d'un pays presque

désert, tout était à craindre. Qu'une bande de traînards ou depillards vînt à passer sur la route, etnous courions le risque d'êtredécouverts. N'y eût-il qu'une demi-douzaine d'hommes, commentaurions-nous pu résister?

Un quart d'heure s'écoula. Je n'avais pas voulu réveiller M. deLauranay. Il pouvait se faire que cette détonation vînt de quelquechasseur à l'affût d'un sanglier ou d'un chevreuil. En tout cas, parla lueur entrevue, j'en avais estimé la distance à une demi-lieueenviron.

J'étais resté debout, immobile, le regard fixé dans cette direction.

Page 351: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

N'entendant plus rien, je commençai à me rassurer, à me demander

même si je n'avais point été le jouet d'une illusion de l'oreille et de

l'œil. Quelquefois, on croit ne pas dormir et l'on dort. Ce que l'onprend pour une réalité n'est que la fugitive impression d'un rêve.

Résolu à lutter contre le sommeil, je me mis à marcher d'un

bon pas, de long en large, sifflant, sans m'en rendre compte, messonneries les plus éclatantes. J'allai même jusqu'à l'angle de la

forêt, derrière la hutte, et je m'engageai d'une centaine de pas sousles arbres.

Bientôt, il me sembla entendre une sorte de glissement sous les

fourrés. Qu'il y eût là un renard ou un loup, c'était possible. Aussi,

mes pistolets armés, étais-je prêt à les recevoir. Et telle est la force

de l'habitude, qu'en ce moment, au risque de trahir ma présence,je sifflais toujours, ainsi que je l'appris plus tard.

Tout à coup, je crus voir une ombre bondir. Mon coup de pistolet

partit, presque au hasard. Mais, en même temps que la détona-

tion éclatait, un homme se dressait devant moi.Je l'avais reconnu rien qu'à la lueur du coup de feu: c'était

Jean Keller.

XVII

Au bruit, M. de Lauranay, Mlle Marthe, ma sœur, subitement

réveillés, s'étaient élancés hors de la hutte. Dans l'homme qui sor-tait avec moi de la forêt, ils n'avaient pu deviner M. Jean, ni

MmeKeller, qui venait d'apparaître presque aussitôt. M. Jean s'élança

vers eux. Avant qu'il eût prononcé une parole, Mlle Marthe l'avait

reconnu, et il la pressait sur sur soncœur.« Jean!. murmura-t-elle.

Page 352: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Oui, Marthe!. Moi.et ma mère!. Enfin! »

MJle de Lauranay se jeta dans les bras de Mme Keller.Il ne s'agissait pas de perdre son sang-froid ni de commettre

quelque imprudence.«Rentrons tous dans la hutte, dis-je. Il y va de votre tête, mon-

sieur Jean!.— Quoi!. voussavez, Natalis?. me répondit-il.

— Ma sœur et moi. nous savons tout!s-

— Et toi, Marthe, et vous, monsieur de Lauranay?. demandaMme Keller.

—Qu'ya-t-il donc? s'écriaMlle Marthe.

- Vous allez l'apprendre, répondis-je. Rentrons! »

Un instant après, nous étions blottis au fond de la hutte. Si l'on

ne se voyait pas, on s'entendait. Moi, placé près de la porte, toutécoutant, je ne cessais d'observer la route.

Et voici ce que racontaM. Jean, ne s'interrompant que pourprêter l'oreille au dehors.

Ce récit, d'ailleurs, M. Jean le fit d'un ton haletant,par phrases

-entrecoupées, qui lui permettaient de reprendre haleine, comme s'il

eut été époumonnépar une longue course.« Chère Marthe, dit-il, cela devait arriver. et mieux vaut que je

sois ici. caché dans cette hutte. que là-bas, sous les ordres du

colonel von Grawert, et dans la compagnie même du lieutenantFrantz!. »

Et alors, en quelques mots, Marthe et m,aAsœur apprirent ce quis'étaitpassé avant notre départ de Belzingen,la provocationinsultante

- du lieutenant, la rencontre convenue, le refus d'y donnersuite aprèsl'incorporation de Jean Keller dans le régiment de Leib.

« Oui, dit M. Jean, j'allais être sous les ordres de cet officier! Il

pourrait se venger à son aise, au lieu de me voir en face de lui, unsabre à la main. Ah! cet homme qui vous avait insultée, Marthe,

je l'aurais tué!.- Jean. mon pauvre Jean!. murmurait la jeune fille.

Page 353: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Le régiment fut envoyé à Borna, reprit Jean Keller. Là, pen-dant un mois, je fus soumis aux corvées les plus dures, humilié

dans le service, puni injustement, traité comme on ne traite pas unchien, et parce Frantz!. Je me contenais. Je supportai tout. ensongeant à vous, Marthe, à ma mère, à tous mes amis!. Ah! ce

que j'ai souffert!. Enfin, le régiment partit pour Magdebourg.C'est là que ma mère put le rejoindre. Mais c'est là aussi qu'unsoir, il y a cinq jours, dans une rue où j'étais seul avec lui, le lieu-

tenant Frantz, après m'avoir accablé d'injures, me frappa de sa cra-vache!. C'était trop d'humiliations et d'insultes!. Je me jetai surlui. Je le frappai à mon tour.

— Jean. mon pauvre Jean!. murmurait toujours Mlle Marthe.

— J'étaisperdu, si je ne parvenais à m'enfuir. reprit M. Jean.Par bonheur, je pus retrouver ma mère dans l'auberge où elle de-meurait. Quelques instants après, j'avais changé mon uniforme

contre un habit de paysan, et nous avions quitté Magdebourg!.Le lendemain, ainsi que je l'appris bientôt, j'étais condamné à mort

par un conseil de guerre. On mettait ma tête à prix!. Mille florinsà qui me livrerait!. Comment pourrai-je échapper?. Je ne savais!.Mais je voulais vivre, Marthe. vivre pour vous revoir tous!. »

En cet instant, M. Jean s'interrompit.

« Est-ce qu'on n'entend pas?.»dit-il.Je me glissai hors de la hutte. La route était silencieuse et dé-

serte. J'appliquai mon oreille sur le sol. Nul bruit suspect du côté

de la forêt.

« Rien, dis-je en rentrant.

— Ma mère et moi, reprit M. Jean, nous nous étions jetés à

travers les campagnes de la Saxe avec l'espoir de vous rejoindre,peut-être, puisque ma mère connaissait l'itinéraire que la police

vous obligeait à suivre!. C'était la nuit, surtout, que nous faisionsroute, achetant un peu de nourriture dans les maisons isolées, tra-versant des villages, où je pouvais lire l'affiche qui mettait ma têteà prix.

Page 354: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

- Oui! cette affiche que, ma sœur et moi, nous avons lue à Gotha!répondis-je.

— Mon dessein, reprit M. Jean, était d'essayer d'atteindre laThuringe, où j'avais calculé que vous deviez être encore!. Là,d'ailleurs, je serais plus en sûreté. Enfin nous atteignîmes les mon-tagnes!. Quel rude chemin, vous le savez, Natalis, puisque vousavez dû en faire une partie à pied.- En effet, monsieur Jean, répliquai-je. Mais qui a pu vous

apprendre?.—Hier soir, en arrivant au delà du défilé de Gebauër, répondit

M. Jean, j'aperçus une berline, brisée à demi, qui avait été aban-donnée sur la route. Je reconnus la voiture de M. de Lauranay.Il y avait eu un accident!.Étiez-voussains et saufs?. Ah! quelleangoisse. Ma mère et moi, nous avons marché toute la nuit. Puis,

le jour venu, il fallut se cacher!.

— Se cacher! dit ma sœur. Et pourquoi?. Vous étiez donc pour-suivis?.- Oui, répondit M. Jean, poursuivis par trois coquins que

j'avais rencontrés au basdu défilé de Gebauër, le braconnier Buch

et ses deux fils, de Belzingen. Je les avais déjà vus à Magde-

bourg, sur les derrières de l'armée, avec nombre d'autrespillards et voleurs de leur sorte. Sans doute, ils savaient qu'il yavait mille florins à gagner en se jetant sur ma piste!. C'est cequ'ils ont fait, et, cette nuit, il y a deux heures à peine, nous

avons été attaqués à une demi-lieue d'ici. sur la lisière de

la forêt.

— Ainsi, ces deux coups de feu que j'avais cru entendre?.demandai-je.

— Ce sonteux qui les onttirés, Natalis. J'ai eu monchapeautraverséd'une balle. Cependant, en nous réfugiant dans un taillis, ma mère et

moi avons pu échapper à ces misérables!. Ils ont dûcroire que nousavions rebroussé chemin, car ils se sont rejetés du côté des monta-

gnes!. Alorsnous avonsrepris notre route vers la plaine, et, arrivé sur

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la limite de la forêt, Natalis, je vous ai reconnu à votre sifflement.

— Et moi qui ai tiré sur vous, monsieur Jean!. En voyant unhomme bondir.

— Peu importe, Natalis ! mais il se peut que votre coup de feu

aît été entendu, il faut que je parte à l'instant!.-Soul?. s'écria Mlle Marthe.

— Non! nous partirons ensemble! répondit M. Jean. S'il estpossible, ne nous séparons plus avant d'avoir atteint la frontière de

France. Au delà, il sera temps d'en venir à une séparation qui peutêtre si longue!.»

Nous savions tout ce qu'il nous importait de savoir, c'est-à-direcombien la vie de M. Jean serait menacée, si le braconnier Buch

et ses deux fils retrouvaient ses traces. Sans doute, on sedéfen-drait contre ces gueux! On ne se rendrait pas sans lutte! Mais

quelle en serait l'issue, au cas où les Buch auraient raccolé des

chenapans de leur espèce, comme il y en avait tant à courir la

campagne?

En quelques mots, M.Jean fut instruit de tout ce qui s'était passé

depuis notre départ de Belzingen, et comment le voyage avait été

favorisé jusqu'à l'accident du Gebauër.

Maintenant, le manque de chevaux et de voiture nous mettait dans

un extrême embarras.

« Il faut se procurer à tout prix des moyens de transport, ditI

M. Jean.

— J'espère que nous pourrons en trouver à Tann, répondit M. de

Lauranay. En tout cas, mon cher Jean, ne restons pas plus longtemps

danscette hutte. Buch et ses fils se sont peut-être rabattus de cecôté. Il faut profiter de la nuit.

— Pourrez-vous nous suivre, Marthe? demanda M. Jean.

— Je suis prête! dit Mlle de Lauranay.

— Et toi, ma mère, toi qui viens de supporter tant de fatigues?

— En route, mon fils! » répondit Mme Keller.Il nous restait quelques provisions, de quoi aller jusqu'à Tann.

Page 356: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Cela éviterait de faire halte dans les villages, où Buch et ses filspourraient ou auraient pu passer.

Voici donc ce qui fut délibéré avant de reprendre notre route,car avant tout, il fallait assurer l'enfant, comme nous disons au jeude piquet.

Tant qu'il n'y aurait pas danger à le faire, nous étions décidés à

ne plus nous séparer. Sans doute, ce qui devait être relativementfacile pour M. de Lauranay et Mlle Marthe,pour ma sœuret pour moi,puisque nos passeports nous protégaient jusqu'à la frontière française,serait plus difficile pour Mme Keller et son fils. Aussi, devraient-ilsprendre la précaution de ne point entrer dans les villes par lesquellesil nous était imposé de passer. Ils s'arrêteraient en deçà, ils nous

rejoindraient au delà. De cette façon, peut-être ne serait-il pasimpossible de faire route ensemble.

« Partons donc, répondis-je. Si je puis acheter une voitureet des chevaux à Tann, ce seront bien des fatigues épargnéesà votre mère, à Mlle Marthe, à ma sœur, à M. de Lauranay! Quantà nous, monsieur Jean, nous n'en sommespas à cela près de quelquesjournées de marche et de quelques nuits à la belle étoile, et vous

verrez comme elles sont belles, les étoiles qui brillent sur la terrede France! »

Cela dit, je m'avançais d'une vingtaine de pas sur la route. Il étaitdeux heures du matin. Une profonde obscurité enveloppait tout le

pays. On sentait cependant les premières pâleurs de l'aube à la

crête des montagnes.Si je ne pouvais rien voir encore, je pouvais du moins entendre.

J'écoutai avec une extrême attention. L'air était si calme que le

bruit d'un pas sous la futaie ou sur la route n'aurait pu m'é-

chapper.Rien. Il fallait en conclure que Buch et ses fils avaient perdu la

piste de Jean Keller.

Nous étions tous hors de la hutte. J'avais emporté ce qui restaitde nos provisions, et croyez que cela ne faisait pas un ballot bien

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CARTE D'ALLEMAGNE.

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lourd. De nos deux pistolets, je remis l'un à M. Jean, je gardail'autre. A l'occasion, nous saurions nous en servir.

- En ce moment, Jean vint prendre la main de Mlle de Lauranay, etd'une voix émue, il lui dit:

« Marthe, quand j'ai voulu vous prendre pour femme,ma viem'appartenait!. Maintenant, je ne suis plus qu'un fugitif, uncondamné à mort!. Je n'ai plus le droit d'associer votre vie à lamienne!.

— Jean, répondit Mlle Marthe, nous sommes unis devant Dieu!.Que Dieu nous conduise!.

XVIII

Je passerai rapidement sur les deux premiers jours de voyage

avec Mme Keller et son fils. Nous avions eu cette chance, en quit-tant le territoire de la Thuringe, de ne faire aucune mauvaise

rencontre.Très surexcités, d'ailleurs, nous allions d'un bon pas. La fatigue

ne semblait plus avoir prise sur nous. On eût dit que Mmc Keller,Mllri Marthe et ma sœur voulaient nous donner l'exemple. Il fallut les

modérer. On se reposait régulièrement une heure sur quatre, etcela fait de la route au bout de la journée.

Le pays, peu fertile, était creusé de sinueux ravins, hérissés de

saules et de trembles.Aspect assez sauvage dans cette partie de laprovince de Hesse-Nassau, qui a formé depuis le district de Cassel.Peu de villages, seulementquelques fermes à toit plat, sans chenaux.Nous traversions alors l'enclavede Schmalkalden, par un temps favo-

rable, un ciel couvert, une bise assez fraîche qui nous prenait dedos. Néanmoins, nos compagnes étaient bien fatiguées, lorsque, le

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24 août, après une dizaine de lieues faites à pied depuis les mon-tagnes de la Thuringe, elles arrivèrent devant Tann, vers dix heuresdusoir.

Là, comme il était convenu, M. Jean et sa mère se séparèrent de-

nous. Il n'eût pas été prudent de traverser cette ville, dans laquelleM. Jeanaurait pu être reconnu, et on sait où cela l'eût mené!

Il avait été dit que l'on se retrouverait le lendemain, vers huitheures, sur la route de Fulda. Si nous n'étions pas exacts au rendez-

vous, c'est que l'acquisition d'une voiture et d'un cheval nous auraitretenus. Mais, sous aucun prétexte, Mme Keller ni son fils ne devraient

entrer à Tann. Et cela fut sage, car les agents se montrèrent trèssévères dans l'examen denos passeports. Je vis le moment où l'on

-allait retenir des gens que l'on expulsait. Il fallut dire comment nousvoyagions, dans quelles circonstances nous avions perdu notrevoiture, etc.

Cela nous servit pourtant. Un des agents, dans l'espoir d'unehonnête commission, offrit de nous mettre en rapport avec un loueur.Sa proposition fut acceptée. Après avoir conduit Mlle Marthe et masœur à l'hôtel, M. de Lauranay, qui parlait très bien l'allemand,vint avec moi chez ce loueur.

De voiture de voyage, il n'en avait pas. Il fallut se contenter d'unesorte de patache à deux roues, recouverte d'une bâche, et de l'uniquecheval qui pouvait s'atteler dans ses brancards. Inutile d'ajouterque M. de Lauranay dut payer deux fois la valeur du cheval et troisfois celle de la patache.

Le lendemain, à huit heures, nous retrouvions Mme Keller et son1fils sur la route. Un mauvais cabaret leur avait servi de gîte. M. Jean

avait passé la nuit sur une chaise,pendant que sa mère disposaitd'une sorte de grabat. M. et M"' de Lauranay, Mme Keller etIrma, montèrent dans la patache, où j'avais déposé quelques provi-sions achetées à Tann. Eux assis, il restait, en se serrant, une cin-quième place. Je l'offris à M. Jean. Il refusa. Finalement, il fut con-venu que nous la prendrions à tour de rôle, et. la plupart du temps, il

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nous arrivait d'aller tous deux à pied, afin de ne point surmener lecheval. Je n'avais pas eu le choix pour celui-là. Ah! nos pauvresbêtes de Belzingen!

Le 26, au soir, nous arrivions à Fulda, après avoir aperçude loin le dôme de sa cathédrale, et, sur une hauteur, un couventde Franciscains. Le 27, nous traversions Schlinchtern, Sodon,Salmunster, au confluent de la Salza et de la Kinzig. Le 28, nousarrivions à Gelnhausen, et, si nous avions voyagé pour notre plaisir,il aurait fallu, paraît-il, visiter son château qui fut habité par Fré-déric Barberousse, à ce qu'on m'a dit depuis. Mais des fugitifs, ou à

peu près, avaient autre chose à faire.Cependant la patache n'allait pas aussi vite que je l'aurais voulu,

à cause du mauvais état d'une route qui, principalement aux envi-

rons de Salmunster, traversait des forêts interminables, coupées deces vastes étangs que nous appelons entailles en Picardie. On nemarchait qu'au pas. De là, des retards qui ne laissaient pas d'êtreinquiétants. Il y avait treize jours que nous étions partis. Encore septjours, et nos passeports seraient sans valeur.

Mrae Keller était bien fatiguée. Qu'arriverait-il, si ses forces lui

faisaient défaut, s'il fallait la laisser dans quelque ville ou village?Son fils n'y pourrait demeurer avec elle, qui ne l'eût pas permis. Tant

que la frontière française ne serait pas entre M. Jean et les agentsprussiens, il courait danger de mort.

Que de difficultés nous eûmes à franchir la forêt de Lomboy, qui

s'étend de gauche à droite de la Kinzig jusqu'aux montagnes de la

Hesse-Darmstadt! Je crus que nous n'arriverions pas de l'autre côté

de la rivière, et il fallut perdre beaucoup detemps avant de trouver

un gué.Enfin, le 29, la patache s'arrêta un peu avant Hanau. Nous dûmes

passer la nuit dans cette ville, où se faisait un mouvement considé-

rable de troupes et d'équipages. Comme M. Jean et sa mère auraient

eu à faire à pied un crochet de deux lieues pour la tourner, M. de

Lauranay et Mlle Marthe restèrent avec eux dans la patache. Ma

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sœur et moi, nous entrâmes seuls dans la ville, afin d'y renouveler

nos provisions. On se retrouva le lendemain, 30, sur la route qui coupele district de Viessbaden. On évitait, vers midi, la petite ville d'Offen-bach, et, le soir, on atteignait Francfort-sur-le-Mein.

De cette grande cité, je ne dirai rien, si ce n'est qu'elle est située

sur la rive droite dela rivière et qu'elle fourmille de Juifs. Ayanttraversé le Mein dans le bac du passeur d'Offenbach, nous étions

tout portés sur la route qui descend vers Mayence. Comme nous nepouvions nous dispenser d'entrer, à Francfort pour le visa des passe-ports, cette formalité remplie, nous revînmes retrouver M. Jeanet sa mère. Cette nuit-là ne nous obligea donc pas à une sépara-tion toujours pénible. Mais, ce qui fut plus apprécié encore, c'est quenous trouvâmes à nous loger, fort modestement, il est vrai, dans lefaubourg de Salhsenhausen, sur la rive gauche du Mein.

Après un souper pris en commun, chacun eut hâte de regagnerson lit, excepté ma sœur et moi, qui avions quelques emplettes à

faire.

Et voici, entre autres choses, ce qu'entendit Irma chez le bou-langer, où quelques personnes parlaient du soldat Jean Keller. On

disait qu'il avait été repris du côté de Salmunster, et les détails

de la capture ne manquaient pas. En vérité, c'eût été plaisant, si

nous avions eu l'humeur de plaisanter.Toutefois, ce qui me parut infiniment plus grave, c'est qu'on

s'entretenait aussi de l'arrivée très prochaine du régiment de Leib,qui devait être dirigé de Francfort sur Mayence, et de Mayence versThionville.

S'il en était ainsi, le colonel von Grawert et son fils allaient suivrela même route que nous. En prévisionde cette rencontre, ne convien-drait-il pas de modifier notre itinéraire et de prendre une directionplus au sud. au risque de se compromettre en évitant les villes in-diquées par la police prussienne?

Le lendemain, 31, j'appris cette mauvaisenouvelle à M. Jean. Ilme

recommandade n'en parler ni à sa mère ni à MlleMarthe, qui avaient

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déjà leur suffisance d'inquiétudes. Au delà de Mayence, on verraitle parti auquel il conviendrait de s'arrêter, et s'il serait nécessairede se séparer jusqu'à la frontière. En nous pressant, peut-être pour-rions-nous distancer le régiment de Leib, de façon à gagner avantlui la Lorraine.

Nous partîmes dès six heures du matin. Malheureusement, la routeétait dure et fatigante. Il fallut traverser les forêts de Neilruh et de

La Ville, qui avoisinent Francfort. Il y eut des retards de plusieursheures, employées à tourner les bourgadesde Hochst et de Hochheim,encombrées par une colonne d'équipages militaires. Je vis le momentoù notre vieille patache, attelée de son maigre bidet, allait être prise

pour le transport de plusieurs quintaux de pain. Enfin, bien qu'il n'yeût qu'une quinzaine de lieues à faire depuis Francfort, nous n'at-teignîmes Mayence que dans la soirée du 31. Nous étions alors surla frontière de la Hesse-Darmstadt.

On le comprend, Mme Keller et son fils auraient eu le plus grandintérêt à éviter Mayence. Cette ville est située sur la rive gauche du

Rhin, au confluent du Mein et vis à vis de Cassel, qui en est commele faubourg et s'y relie par unpont de bateaux long de six centspieds.

Donc, pour retrouver les routes qui descendent vers la France, il

faut nécessairementfranchir le Rhin, soit au-dessus, soit au-dessousde la ville, quand on ne veut pas prendre par le pont.

Nous voilà donc à la recherche d'un bac qui pût transporterM. Jean et sa mère. Ce fut inutile. Le service des bacs était inter-

rompu par ordre de l'autorité militaire.Il était alors huit heures du soir. Nous ne savions vraiment que

devenir.

« Il faut pourtant que ma mère et moi, nous passions le Rhin! ditJean Keller.

— En quel endroit et comment? répondis-je.

— Par le pont de Mayence, puisqu'il est impossible de le franchir-

ailleurs! »

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Nous retrouvions Mme Keller et son fils sur la roule. (Page 140.)

Et voici le planquifut arrêté.M. Jean prit ma roulière dont il s'enveloppa de la tête aux pieds.

Puis, tenant le cheval par la bride, il se dirigea vers la porte de

Cassel.

Mme Keller s'était blottie dans le fond de la patache sous les vête-

ments de voyage. M. et Mlle de Lauranay, ma sœur et moi, nousoccupions les deux banquettes. On s'approcha ainsi des vieux rem-

Page 365: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Notre cheval, frappé mortellement. (Page 150.)

parts de briques moussues, entre les avancées, et la patache s'arrêtadevant le poste qui gardait la tête du pont.

Il s'y trouvait une grande affluence de monde, à la sortie du franc-marché, qui s'était tenu ce jour-là à Mayence. C'est alors que M. Jean

paya d'audace.

« Vos passeports? » nous cria-t-il.Je lui tendis les passeports qu'il remit lui-même au chef du poste.

Page 366: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Quelles sont ces gens? lui demanda-t-on.

— Des Français que je reconduis à la frontière.

— Et qui êtes-vous?

— Nicolas Friedel, loueur à Hochst. »

Nos passeports furent examinés avec une minutieuse attention.Bien qu'ils fussent en règle, on juge de l'angoisse qui nous serraitle cœur!

« Ces passeports n'ont plus que quatre jours à courir! fit observerle chef du poste. Il faut donc que, dans quatre jours, ces gens-là soienthors du territoire.

— Ils y seront, répondit Jean Keller, mais nous n'avons pas de

temps à perdre!— Passez! »

Une demi-heure après, le Rhin franchi, nous étions à l'Hôtel deAnhalt, où M. Jean devait jouer jusqu'au bout son rôle de loueur.Il m'en souviendra, de notre entrée à Mayence!

Ce que c'est que les choses! Quel accueil différent nous auraitattendus quelques mois plus tard, lorsqu'en octobre, Mayence s'étaitrendue aux Français! Quelle joie c'eût été de trouver là nos com-patriotes! Comme ils auraient reçu; non seulement nous que l'onchassait des territoires allemands, mais aussi Mme Keller et son fils,

en apprenant leur histoire! Et, quand même nous aurions dû restersix mois, huit mois, dans cette capitale, eh bien, nous en serions

sortis avec nos braves régiments et les honneurs de la guerre pourrentrer en France!

Mais on arrive pas quand on veut, et le principal, lorsqu'on est

arrivé, c'est de pouvoir repartir à sa convenance.Lorsque Mrae Keller, MlleMarthe et Irma furent rentrées dans

leur chambre à YHôtel de Anhalt, M. Jean s'en fut s'occuper de

son cheval.M.de Lauranay et moi, nous sortîmes pour aller auxnouvelles.

Le mieux était de s'installer dans une brasserie et d'y demander

les dernières gazettes. Et cela en valait la peine d'apprendre ce qui

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s'était passé en France depuis notre départ. En effet, c'étaient la ter-rible journée du 10 août, l'envahissement des Tuileries, L massacredes Suisses, la famille royale enfermée au Temple, Louis XVI pro-visoirement suspendu de la royauté!

Voilà des faits qui étaient de nature à précipiter la masse des

coalisés vers la frontière française!-

Aussi la France tout entière était-elle déjà prête à repousserl'invasion.Il y avait toujours trois armées, Luckner au nord, Lafayette au

centre, Montesquieu au midi. Quant à Dumouriez, il servait sousLuckner comme lieutenant-général.

Mais — nouvelle qui ne datait que de trois jours — Lafayette,suivi de quelques-uns de ses compagnons, venait de se rendreauquartier général autrichien, où, malgré ses réclamations, on l'avait

traité en prisonnier de guerre.Que l'on juge par là des dispositions de nos ennemis envers tout ce

qui était français et quel sort nous attendait, si les agents militaires

nous eussent pris sans passeports!Sans doute, dans ce que rapportaient les gazettes, il y avait à

prendre et à laisser. Cependant, voici où en étaient les choses à ladernière heure.

Dumouriez, commandant en chef des armées du nord et du centre,était un maître-homme, on le savait. Aussi, désireux de lui porterles premiers coups, les rois de Prusse et d'Autricheallaient-ils arriverà Mayence. Le duc de Brunswick dirigeait les armées de la coalition.Après avoir pénétré en France par les Ardennes, elles devaientmarcher sur Paris par la route de Châlons. Une colonne de soixantemille Prussiens se portait par Luxembourg sur Longwy. Trente-sixmille Autrichiens, en deux corps, sous les ordres de Clairfayt et duprince de Hohenlohe, flanquaient l'armée prussienne. Telles étaientles masses terribles qui menaçaient la France.

Je vous dis tout de suite ces choses que j'ai apprises plus tard,

parce qu'elles vous font connaître la situation.

Page 368: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Quant à Dumouriez, il était à Sedan avec vingt-trois mille hommes.Kellermann, qui remplaçait Luckner, occupaitMetz avec vingt mille.Quinze mille à Landau, sous Custine, trente mille en Alsace, sousBiron, étaient prêtes à se joindre, suivant le besoin, soit à Dumouriez,soit à Kellermann.

Enfin, en dernières nouvelles, la gazette nous apprit que les Prus-siens venaient de prendre Longwy, qu'ils bloquaient Thionville et

que le gros de leur armée marchait sur Verdun.Nous revînmes à l'hôtel, et, quand elle sut ce qui se passait,

Mme Keller, bien que très affaiblie, refusa de nous faire perdre vingt-

quatre heures à Mayence — repos qui lui eût été bien nécessaire.Mais elle tremblait que son fils fût découvert. On repartit donc le

lendemain, premier jour de septembre. Une trentaine de lieues nousséparaient encore de la frontière.

Notre cheval, quelque ménagement que j'en prisse, n'allait pas vite.Et pourtant, combien cela pressait! Ce fut le soir, seulement, quenous aperçûmes les ruines d'un vieux château-fort au sommet du

Schlossberg. Au pied s'étendait Kreuznach, ville importante dudistrict de Coblentz, située sur la Nahe, et qui, après avoir appar-tenu à la France en 1801, revint à la Prusse en 1815.

Le lendemain, nous atteignions la bourgade de Kirn, et, vingt-quatre heures après, celle de Birkenfeld. Très heureusement, lesprovisions ne manquant pas, nous avions pu, Mme Keller, M. Jean et

nous, tourner ces petites villes, qui n'étaient point portées sur notreitinéraire. Mais il avait fallu se contenter de la patache pour toutabri, et les nuits, passées dans ces conditions, ne laissaient pas d'êtretrès pénibles.

Il en fut de même, quand nous fîmes halte, le 3 septembre ausoir. Le lendemain, à minuit, expirait le délai qui nous avait été

assigné pour évacuer le territoire allemand. Et nous étions encoreà deux journées de marche de la frontière! Que deviendrions-noussi nous étions arrêtés en route, sans passeports valables, par les

agents Prussiens.

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Peut-être aurions-nous pu nous porter au sud, du coté de

Sarrelouis, la ville française la plus rapprochée. Mais c'était risquerde tomber dans la masse des Prussiens qui allaient renforcer le

blocus de Thionville. Aussi parut-il préférable d'allonger notre route,afind'éviter cette dangereuse rencontre.

En somme, nous n'étions plus qu'à quelques lieues du pays, sains

et saufs, tous! Que nous y fussions arrivés, M. et Mlle de Lauranay,

ma sœur et moi, cela n'avait rien de bien extraordinaire, sans doute!

Pour Mme Keller et son fils, on peut dire qu'ils avaient été favorisés.

Lorsque Jean Keller nous avait rejoints dans les montagnes de laThuringe, je ne comptais guère que nous pourrions nous serrer la

main sur la frontière de France!Toutefois, il importait d'éviter Saarbrük, non seulement dans

l'intérêt de M. Jean et de sa mère, mais aussi dans le nôtre. Cetteville nous eût plutôt offert l'hospitalité dans une prison que dans

unhôtel.Nous allâmes donc loger

-

dans une auberge, dont les hôtes ha-bituels ne devaient pas être de première qualité. Plus d'une fois,

l'aubergiste nous regarda d'un air. singulier. Il me sembla même,qu'au moment où nous partions, il échangeait quelques propos avecdes individus attablés au fond d'une petite salle- et que nous nepouvions voir.

Enfin, le 4, au matin, nous prîmes le chemin qui passe entreThionville et Metz, quitte à nous rabattre, s'il le fallait, sur cettegrande ville que les Français occupaient alors.

Quelle route pénible à travers cette masse de petits bois, dissé-minés sur tout le pays! Le pauvre bidet n'en pouvait plus. Aussi,

vers deux heures après midi, au bas d'une longue côte qui montaitentre d'épais taillis, bordée parfois de champs de houblon, dûmes-

nous mettre pied à terre, tous, moins MmeKeller, trop fatiguée pourquitter la patachc.

On marchait lentement.Je tenais le cheval par la bride. Masœur allait près de moi. M. de Lauranay, sa demoiselle et M. Jean

Page 370: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

cheminaient un peu en arrière. Sauf nous, il n'y avait personne surla route. Au loin, vers la gauche, de sourdes détonations se fai-saient entendre. On se battait de ce côté, sans doute, sous les

murs de Thionville.Tout à coup, à droite, un coup de feu retentit. Notre cheval, frappé

mortellement, s'abat entre les brancards qu'il brise. En même temps,des vociférations éclatent:

« Nous le tenons enfin!

— Oui! C'est bien Jean Keller!

— A nous les mille florins!

— Pas encore! » s'écria M. Jean.'Un second coup de feu éclata. Cette fois, c'était M. Jean qui l'avait

tiré, et un homme roulait à terre près de notre cheval.Tout cela s'était fait si rapidement que je n'avais pas eu le temps

de m'y reconnaître.

« Ce sont les Buch! me cria M. Jean.

— Eh bien. bûchons-les! » répondis-je.Ces gredins, en effet, se trouvaient à l'auberge où nous avions

passé la nuit. Après quelques mots échangés avec le cabaretier. ilss'étaient lancés sur notre piste.

Mais, de trois, 'ils n'étaient plus que deux maintenant, le père etle second de ses fils. L'autre, le cœur traversé d'une balle, venaitd'expirer.

Et alors, deux contre deux, la partie serait égale. Elle ne fut paslongue, d'ailleurs. Je tirai à mon tour sur le fils Buch et ne fis queblesser ce gueux. Alors, son père et lui, voyant leur coup manqué,

se jetèrent dans les taillis à gauche de la route et détalèrent à

toutes jambes.Je voulais me mettre à leur poursuite. M. Jean m'en empêcha.

Peut-être eut-il tort?« Non, dit-il, le plus pressé est de passer la frontière. En route!.

en route! »

Comme nous n'avions plus de cheval, il fallut abandonner notre

Page 371: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

patache. Mme Keller dut mettre pied à terre et s'appuyer ail bras -

de son fils.

Encore quelques heures, et nos passeports ne nous protégeraientplus!.

On alla ainsi jusqu'à la nuit. On campa sous les arbres. On vécut du

reste des provisions. Enfin, le lendemain, 5 septembre, vers le soir,

nous franchissions la frontière.Oui! c'était bien le sol français que nos pieds foulaient alors, mais

le sol français occupé par des soldats étrangers!

XIX

Nous touchions donc au terme de ce long voyage que la déclarationde guerre nous avait obligés à faire à travers un pays ennemi.Ce pénible chemin de France, nous l'avions parcouru au prix d'ex-trêmes fatigues, sinon d'extrêmes dangers. Sauf en deux ou troiscirconstances — entre autres, lorsque les Buchnous avaient atta-qués — notre vie n'avait jamais été mise en péril, notre liberté

non plus.Ce que je dis de nous s'applique également à M. Jean, depuis que

nous l'avions rencontré dans les montagnes de la Thuringe. Ilétaitarrivé sain et sauf. Maintenant, il ne lui restait plus qu'à gagnerquelque ville des Pays-Bas, où il pourrait attendre en sûreté l'issuedes événements.

Cependant la frontière était envahie. Autrichiens et Prussiens,établis dans cette région qui s'étend jusqu'à la forêt de l'Argonne,nous la rendaient aussi dangereuse que si nous eussions eu à tra-verser les districts de Postdam ou de Brandebourg. Aussi, après les fa-tigues du passé, l'avenir nous réservait-il des périls autrement graves.

Page 372: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Que voulez-vous? On se croit arrivé, et c'est à peine si l'on est

en route.En réalité, pour dépasser les avant-postes de l'ennemi etses can-

tonnements, il ne nous restait plus qu'une vingtaine de lieues à

franchir. Mais, en marches et contre-marches, de combien s'allon-gerait ce parcours?

Peut-être eût-il été plus prudent de rentrer en France par le sud

ou le nord de la Lorraine. Toutefois, dans l'état dedénuementounous étions, privés de tout moyen de transport, sans aucun espoirdes'en procurer, il fallait regarder à deux fois avant defaire un aussilong détour.

Cette proposition avait été débattue entre M. de Lauranay. M.Jeanet moi. Après en avoir discuté le pour et le contre,m'est avis que

nous eûmes raison de la rejeter.Il était huit heures du soir au moment ounousavions atteint la

frontière. Devant nous s'étendaient de grands bois, à travers lesquelsil ne convénait pas de s'aventurer pendant la nuit.

On fit donc halte pour se reposer jusqu'aumatin. S'il ne pleuvaitpas,sur ces plateaux élevés; mais au commencementdeseptembre,lefroid ne vous y épargne pas ses piqûres.

Quant à allumer du feu, c'eût été trop imprudent pour des fugitifs

qui cherchaient à passer inaperçus. On se blottit donc de son mieux

sous les basses branches d'un hêtre. Les provisions que j'avaisretiréesde la patache, du pain, de la viande froide, du fromage,

furent étalées sur nos genoux. Un ruisseau nous donna del'eau claire

que nous relevâmes de quelques gouttes de shnaps. Puis, laissantM.deLauranay,Mme Keller, Mllc Marthe et ma sœur prendrequelques heures de repos. M. Jean et moi allâmes nous poster à dix

pas de là.

M. Jean, très absorbé, ne parla pas tout d'abord, et je respectais

son silence, lorsqu'il me dit.

« Ecoutez-moi. mon brave Natalis, et n'oubliez jamais ce que jevais vous dire. Nous ne savons pas ce qui peut arriver,à moi sur-

Page 373: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

,Des corps jonchaient le sol. (Page 160.)

tout. Je puis être forcé de fuir. Eh bien, il ne faut pas que ma

mère vous quitte. La pauvre femme est à bout de forces, et si je

suis forcé de me séparer de vous, je ne veux plus qu'elle mesuive.

Vous voyez où elle en est, malgré son énergie et son courage. Je

vous la confie donc, Natalis, comme je vous confie Marthe,c'est-à-dire tout ce que j'ai de plus cher au monde!

— Comptez sur moi, monsieur Jean, répondis-je. J'espère que

Page 374: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

rien ne nous séparera plus!. Cependant, si cela arrivait, jeferais tout ce que vous pouvez attendre d'un homme qui vous estentièrement dévoué! »

M. Jean me serra la main.

« Natalis, reprit-il, si l'on s'empare de moi, je n'ai point à douterde mon sort. Il sera vite réglé. Souvenez-vous alors que ma mère

ne doit jamais revenir en Prusse. Elle était française avant sonmariage. Son mari et son fils n'étant plus, il faut qu'elle finisse savie dans le pays où elle est née!

— Elle était française, dites-vous, monsieur Jean? Dites qu'ellel'est, toujours et n'a jamais cessé de l'être à nos yeux.

— Soit, Natalis! Vous l'emmènerez donc dans votre Picardie, queje n'ai jamais vue, et que j'aimerais tant à voir! Espérons que mamère, à défaut du bonheur, trouvera dans ses derniers jours le reposqui lui est bien dû! La pauvre femme, comme elle aura souffertici-bas! »

Et lui, M. Jean! n'aura-t-il donc pas eu sa large part de

souffrances?

« Ah! ce pays! reprit-il. Si nous avions pu nous y retirer ensemble,Marthe, ma femme, vivant près de ma mère et de moi, quelleexistence, et comme nous aurions vite oublié nos peines! Mais nesuis-je pas fou de songer à ces choses, moi, un fugitif, un condamné

que la mort peut frapper à chaque instant!— Minute, monsieur Jean, ne parlez pas ainsi! On ne vous tient

pas encore, et je serais bien surpris si vous étiez homme à vouslaisser prendre!

— Non, Natalis!. Non, certes!. Je lutterai jusqu'au bout, n'endoutez pas!

— Et je vous y aiderai, monsieur Jean!— Je le sais! Ah mon ami! que je vous embrasse! C'est la pre-

mière fois qu'ilm'est permis de serrer dans mes bras un Français

sur la terre de France!— Ce nesera pas la dernière! » rénondis-je.

Page 375: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Oui! le fond de confiance qui est en moi n'avait pas faibli, malgré

tant d'épreuves. Ce n'était pas sans raison que je passais à Gratte-

panche pour un des plus entêtés, un des plus cabochards de toute

la Picardie!Cependant la nuit s'écoulait. Chacun à notre tour, nous deux

M. Jean prenions quelque repos. Il faisait si noir, si noir sous les

arbres, que le diable n'y aurait pas reconnu son jeune! Mais il nedevait pas être loin, ce diable, avec toutes ses embûches! Comment

n'est-il pas encore fatigué de faire tant de misères au pauvre monde!Pendant que j'étais de faction, j'écoutais, l'oreille toujours tendue

au vent. Le moindre bruit me semblait suspect. Il y avait à craindre,

au milieu de ces bois, sinon les soldats de l'armée régulière, du

moins les traînards. Nous l'avions bien vu dans l'affaire des Buch

père et fils. -

Par malheur, deux de ces Buch nous avaient échappé. Aussi,

leur premier soin devait-il être de chercher à nous reprendre, et,

pour y réussir, de s'adjoindre quelques gueux de leur espèce, quitteà partager la prime de mille florins!

Oui! je songeais à tout cela, — ce qui me tenait en éveil. Je pen-sais, en outre, que, dans le cas où le régiment de Leib aurait quitté

Francfort vingt-quatre heures après nous, il devait avoir franchi la

frontière. Ne pouvait-il être alors dans le voisinage, au milieu des

bois de l'Argonne?Ces appréhensions étaient exagérées, sans doute. Et n'en est-il

pas toujours ainsi, quand le cerveau est surexcité. C'était bien mon

cas. Je croyais entendre marcher sous les arbres. Il me semblait

voir des ombres se glisser derrière les taillis. Il va sans dire que si

M. Jean était armé de l'un de nos pistolets, j'avais l'autre à maceinture, et nous étions bien résolus à ne nous laisser approcher de

personne.En somme, cette nuit se passa sans alertes. Plusieurs fois, il est

vrai, nous entendîmes de lointains appels de trompettes, et mêmele roulement des tambours, qui, vers le matin, battirent la diane.

Page 376: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Ces bruits venaientgénéralement du sud — ce qui indiquait de cecôté un cantonnement de troupes.

Très probablement, il s'agissait là de colonnes autrichiennes,attendant le moment de se diriger vers Thionville ou même versMontmédy,plus au nord. Ainsi qu'on l'a su depuis, l'intention desalliés n'avait jamais été d'enlever ces diverses places, mais de les

masquer, de paralyser leurs garnisons, afin de se porter à travers le

territoire des Ardennes.Nous pouvions donc rencontrer quelque colonne de ces troupes,

et nous aurions été vite ramassés. En vérité, de tomber entre des

mains autrichiennes ou prussiennes, c'eut été jus vert et vert jus!Les unes eussent été aussi rudes que les autres!

La résolution fut donc prise de remonter un peu plus au nord, du

côté de Stenay ou même de Sedan, de manière à pénétrer dansl'Argonne, en évitant les routes très probablement suivies par lesImpériaux.

Dès que le jour parut, on se remit en marche.Le temps était beau. On entendait le sifflement des bouvreuils,

puis, sur la limite des clairières, les cigales chantaient en signede chaleur. Plus loin, les alouettes, jetant leur petit cri, montaientdroit dans l'air.

Nous marchions aussi vite que le permettait la faiblesse de

Mine Keller. Sous le feuillage épais des arbres, le soleil ne pouvait

nous gêner. On se reposait toutes les deux heures. Ce qui m'inquié-tait, c'est que nos provisions touchaient à leur fin. Et comment les

remplacer?Ainsi qu'il avait été convenu, nous pointions un peu plus vers le

nord, loin des villages et hameaux que l'ennemi devait certaine-ment occuper.

La journée ne fut marquée par aucun incident. En somme, le

trajet parcouru en droite ligne avait été médiocre. Dans l'après-midi, M" Keller ne faisait plus que se traîner. Elle, que j'avais

connue à Belzingen, droite comme un frêne, était courbée mainte-

Page 377: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

nant, ses jambes fléchissant à chaque pas, et je voyais le momentoù elle nepourrait plus aller.

Pendant la nuit, de lointaines détonations se firent entendre sansdiscontinuité. C'était l'artillerie qui ronflait dans la direction de

Verdun.

Le pays que nous traversions est formé de bois peu étendus et de

plaines arrosées par de nombreux cours d'eau. Ce ne sont que desruisseaux dans la saison sèche, et on peut les passer aisément.Autant que possible, nous cheminions à l'abri des arbres, afin de nepoint être dépistés.

Quatre jours avant, le 2 septembre, ainsi que nous l'apprîmes plustard, Verdun, si intrépidement défendu par l'héroïque Beaurepaire,qui se suicida plutôt que de se rendre, avait ouvert ses portes à cin-quante mille Prussiens. Cette occupation allait permettre aux coa-lisés de s'immobiliser pendant quelques jours sur les plaines de laMeuse. Brunswick devait se contenter de prendre Stenay, tandis queDumouriez, — un malin! —préparant en secret son plan de résis-tance, restait à Sedan.

Pour en revenir à ce qui nous concerne, ce que nous ignorions,c'est que le 30 août — il y avait huit jours de cela —Dillon s'était glissé

avec huit mille hommes entre l'Argonne et la Meuse. Après avoirrejeté de l'autre côté du fleuve Clairfayt et les Autrichiens qui enoccupaient alors les deux rives, il s'avançait de manière à saisir le

passage le plus au sud de la forêt.Si nous l'avions su, au lieu d'allonger notre route en gagnant vers

le nord, nous aurions été droit sur ce passage. Là, au milieu des

soldats français, notre salut était assuré. Oui! mais rien ne pouvait

nous instruire de cette manœuvre, et, paraît-il, il entrait dans notredestinée d'en supporter encore de dures!

Le lendemain, 7 septembre, nous avions épuisé nos dernières pro-visions. Coûte que coûte, il fallait s'en procurer. Le soir venu, unemaison isolée fut aperçue à l'orée d'une mare, sur la lisière d'un petitbois, près d'un vieux puits à margelle. Il n'y avait pas à hésiter. Je

Page 378: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

frappai à la porte. On ouvrit, et nous entrâmes. Je me hâte de dire

que nous étions chez d'honnêtes paysans.Tout d'abord, ces braves gens nous apprirent que si les Prussiens

restaient immobiles dans leurs cantonnements, on attendait lesAutrichiens de ce côté. Quant aux Français, le bruit courait queDumouriez avait enfin quitté Sedan à la suite de Dillon, qu'il des-cendait entre l'Argonne et la Meuse, afin de jeter Brunswick horsde la frontière.

C'était là une erreur, comme on le verra bientôt — erreur qui

heureusement ne devait nous causer aucun préjudice.Cela dit, l'hospitalité que nous offrirent ces paysans fut aussi com-

plète que possible dans les déplorables circonstances où ils se trou-vaient. Un bon feu, — ce que nous appelons un feu à bataille — futallumé dans l'âtre, et nous fîmeslà unbon repas avec des œufs, dessaucisses frites, une grosse miche de pain de seigle, quelques-unesde ces galettes anisées qu'on appelle « kisch» en Lorraine, des

pommes vertes, le tout arrosé d'un petit vin blanc de la Moselle.

Nous emportâmes aussi des provisions pour quelques jours, et jen'oubliai pas le tabac dont je commençais à manquer. M. de Lauranayeut quelque peine à faire accepter à ces braves gens ce qui leur étaitdû. Cela donnait à Jean Keller un avant-goût du bon cœur des Fran-çais. Bref, après une nuit de repos, nous repartîmes le lendemain,dès l'aube.

Il semblait vraiment que la nature eût accumulé les difficultés surcette route, accidents de terrain, fourrés impénétrables, fondrièresoù l'on risquait de s'enfoncer jusqu'à mi-corps. Aucun sentier, du

reste, que l'on pût suivre d'un pied sûr. C'étaient d'épais taillis, tels

que j'en avais vus dans le Nouveau-Monde, avant que la hache du

pionnier y eût fait son œuvre. Seulement, dans certains trous d'ar-bres, creusés en niches, s'abritaient de petites statues de la Vierge

et des saints. A peine, de loin en loin, rencontrions-nous quelques

pâtres, chevriers, porte-besace ou porte-malheur, comme on dit, bû-

cherons avec leurs genouillères de feutre, porchers conduisant

Page 379: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

leurs truies à la glandée. Dès qu'ils nous apercevaient, d'ailleurs, ils

s'enfonçaient sous les halliers, et si nous en obtînmes une ou deux

fois des renseignements, ce fut tout.On entendait aussi des feux de files, qui indiquaient uncombat

d'avant-postes.Cependant, nous gagnions du côté de Stenay, bien que les

obstacles fussent si grands, les fatigues telles, que nous faisions

à peine deux lieues par jour. Il en fut de même pendant le 9, le 10,

et le 11 septembre. Mais si le territoire était difficile, il offrait

toute sécurité. Nous ne fîmes aucune mauvaise rencontre. Il n'y

avait pas à craindre d'entendre le terrible Ver dkl, le « qui vive? »prussien.Notre espoir, en prenant cette direction, avait été de rejoindre le

corps de Dumouriez. Or, ce que nous ne pouvions savoir, c'est qu'il

s'était déjà porté plus au sud, afin d'occuper le défilé de Grand-Pré

dans la forêt de l'Argonne.Entre temps, je le répète, des détonations arrivaient jusqu'à nous.

Lorsqu'elles étaient trop rapprochées, nous faisions halte. Évidmn;",

ment, aucune bataille n'était alors engagée sur les bords de la Meuse.

C'étaient de simples attaques de bourgades ou de villages. On le

devinait, carde longues fumées montaient parfois au-dessus des

arbres, et de lointaines lueurs d'incendies éclairaient les bois pen-dant l'obscurité.

Enfin,dans la soirée du 11, notre résolution fut prise d'inter-

rompre la marchevers Stenay,afin de nous jeter franchement dans

l'Argonne.Le lendemain, ce projet fut mis à exécution. On se traînait,tout

en se soutenant les uns les autres. La vue de ces pauvres femmes

si courageuses, maintenant l'apparence minable, la figure hâve etplombée, les vêtements en lambeaux, à force de passer à traversles houx et les broussailles, marchant comme à la queue leu leu,

enfin réduites à rien par la continuité des fatigues, cela nousfendait l'âme.

Page 380: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Vers midi, nous arrivâmes près d'une coupe de bois, qui laissait àdécouvert une vaste étendue de terrain.

Là, récemment, il y avait eu combat. Des corps jonchaient le sol.Je reconnus ces morts à leur uniforme bleu, doublé de revers rouges,leurs guêtres blanches, leurs baudriers en croix, si différents desPrussiens aux habits bleu de ciel ou des Autrichiensvêtus d'uniformesblancs et coiffés de bonnets en pointe.

C'étaient des Français, des volontaires. Ils avaient dû être surpris

par quelque colonne du corps de Clairfayt ou de Brunswick. VraiDieu! ils n'avaient pas succombé sans se défendre. Un certain nombred'Allemands étaient étendus près d'eux, et même des Prussiens avecleurs schakos de cuir à chaînette.

Je m'étais approché, je regardais cette jonchée de cadavres avechorreur, car jamais je n'ai pu m'habituer à la vue d'un champ de

bataille.Soudain je poussai un cri. M. de Lauranay, Mlllc Keller et son fils,

Mlle Marthe et ma sœur, arrêtés sur la limite des arbres, à cinquante

pas derrière moi, me regardaient, n'osant avancer au milieu de la

clairière.M. Jean accourut aussitôt.

« Qu'y a-t-il, Natalis? »

Ah! comme je regrettai de ne pas avoir été assez naître de moi.

J'aurais voulu éloigner M. Jean. Il était trop tard. En un instant, il

avait deviné pourquoi j'avais jeté ce cri.

Un corps qui gisait à mes pieds! M.Jean n'eut pas besoin de re-garder longtemps pour le reconnaître. Et alors, les bras croisés,

secouant la tête:« Que ma mère, que Marthe ignorent. » dit-il.

Mais Imc Keller venait de se traîner jusqu'à nous, et elle vit ce

que nous aurions voulu lui cacher, le corps d'un soldat prussien, d'un

« feldwebel 1 » du régiment de Leib, étendu sur le sol, au milieu

d'une trentaine de ses camarades.

1. Sergent.

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CARTE DE L'ARGONNE.

Page 382: Sens Dessus Dessous - Chemins de France
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Ainsi, moins de vingt-quatre heures avant, peut-être, ce régimentavait passé en cet endroit, et maintenant il battait le pays autour de

nous!Jamais le danger n'avait été si grand pour Jean Keller. S'il était pris,

son identité serait immédiatementétablie, et l'exécution ne se ferait

pas attendre.Allons! il fallait fuir au plus vite ce territoire si dangeréuxpour lui!

Il fallait se jeter dans le plus épais de l'Argonne, où une colonne enmarche ne pourrait pénétrer! Dussions-nous nous y cacher pendantplusieurs jours, il n'y avait pas à hésiter. C'était notre dernièrechance de salut.

On marcha le reste de la journée, on marcha toute la nuit, onmarcha, non! on se traîna le jour suivant, et le 13, vers le soir, nousarrivions surla limite de cette forêt célèbre de l'Argonne, dont

Dumouriez avait dit: « Ce sont les Thermopyles de la France, mais

j'y serai plus heureux que Léonidas! »

Dumouriez devait l'être, en effet. 'Et c'est ainsi que des milliers

d'ignorants comme moi apprirent ce que c'était que Léonidas et les

Thermopyles.

XX

La forêt de l'Argonne occupe un espace de treize à quatorze lieues

depuis Sedan, au nord, jusqu'au petit village de Passavant, au sud,

sur une moyenne de deux à trois lieues de largeur. Elle est jetée là

comme une avancée, qui couvre notre frontière de l'est avec sa ligne

de massifs presque impénétrables. Les bois et les eaux s'y mélangent

dans une confusion extraordinaire, au milieu des hauts et des bas de

terrain, des torrents et des étangs qu'il serait impossible à unecolonne de franchir.

Page 384: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Cette forêt est comprise entre deux rivières. L'Aisne la borde surtout son revers de gauche, depuis les premiers taillis du sud jusqu'auvillage de Semuy, au nord. L'Aire la côtoie, à partir de Fleury, jusqu'à

son principal défilé. De là, cette rivière se retourne par un coudebrusque et revient vers l'Aisne, dans laquelle elle se jette, non loinde Senuc.

Du côté de l'Aire, les principales villes sont Clermont, Varennes,où Louis XVI fut arrêté dans sa fuite, Buzancy, Le Chêne-Populeux;du côté de l'Aisne, Sainte-Menehould, Ville-sur-Tourbe, Monthois,

Vouziers.Pour sa forme, je ne saurais mieux comparer cette forêt qu'à un

gros insecte, ailes repliées, immobile ou endormi entre deux coursd'eau. Son abdomen, c'est toute la partie inférieure qui est la plus

importante. Son corselet et sa tête sont figurés par la partie supérieure,qui se dessine au-dessusdu défilé de Grand-Pré, à travers lequel coulel'Aire dont j'ai parlé plus haut.

Si, dans presque toute son étendue, l'Argonne est coupée d'eauxvives et hérissée de taillis épais, on peut cependant la traverser pardifférents passages, étroits, sans doute, mais praticables, même à des

régiments en marche.Il convient que je les indique ici, afin de mieux faire comprendre

comment les choses se sont passées.Cinq défilés trouent l'Argonne de part en part. Dans l'abdomen de

mon insecte, le plus au sud, celui des Islettes, va de Clermont à

Sainte-Menehould assez directement, l'autre, celui de la Chalade,n'est qu'une sorte de sente, qui rejoint le cours de l'Aisne, près de

Vienne-le-Château.A la partie supérieure de la forêt, on ne compte pas moins de

trois passages. Le plus large, le plus important, celui qui sépare le

corselet de l'abdomen, c'est le défilé de Grand-Pré. L'Aire le parcourttout entier depuis Saint-Juvin, coule entre Termes et Senuc, puis sejette dans l'Aisne, à une lieue et demie de Monthois. Au-dessus du

défilé de Grand-Pré, à deux lieues à peu près, le défilé de la Croix-

Page 385: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

aux-Bois — retenez bien ce nom — traverse la forêtde l'Argonne

de Boult-aux-Bois à Longwé, et n'est qu'un chemin de bûcherons.Enfin, à deux lieues plus haut, le défilé du Chêne-Populeux, par où

passe la route de Réthel à Sedan, après s'être coudé deux fois, ralliel'Aisne en face de Vouziers.

Or, c'est par cette forêt seulement que les Impériaux pouvaients'avancer vers Châlons-sur-Marne. De là, ils trouveraient la routeouverte jusqu'à Paris.

Donc, ce qu'il y avait à faire, c'était d'empêcher Brunswick ouClairfayt de franchir l'Argonne, en leur fermant les cinq défilés qui

pouvaient donner accès à leurs colonnes.Dumouriez, très habile militaire, avait compris cela d'un coup

d'œil. Il semble que ce soit très simple. Encore fallait-il y songer,et les coalisés, eux, n'avaient point encore eu l'idée d'occuper cespassages. -

Un autre avantage qu'offrait ce plan, c'était de ne pas reculerjusqu'à la Marne, qui est notre dernière ligne de défense avant Paris.En même temps, les alliés seraient contraints de séjourner dans

cette Champagne-Pouilleuse, où toute ressource leur manquerait,

au lieu de s'étendre sur les riches plaines, situées au delà de l'Ar-

gonne, pour y passer l'hiver, s'il leur convenait d'hiverner.Ce plan fut donc étudié dans tous ses détails. Et — ce qui était

un commencement d'exécution — le 30 août, Dillon, à la tête de huitmille hommes, avait fait un mouvement audacieux pendant lequel lesAutrichiens, ainsi que je l'ai dit, furent rejetés sur la rive droite de

la Meuse. Puis, cette colonne était venue occuper le défilé le plus ausud, celui des Islettes, après avoir pris soin de garder le défilé de

la Chalade.En effet, le mouvement ne manquait pas d'une certaine audace..

Au lieu de se faire du côté de l'Aisne, en s'abritant des massifs dela forêt, il était pratiqué du côté de la Meuse, en prêtant le flanc àl'ennemi. Mais Dumouriez l'avait voulu, afin de mieux dérober sesprojets aux coalisés.;

Page 386: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Son plan devait réussir.Ce fut le 4 septembre que Dillon arriva au défilé des Islettes.

Dumouriez, parti après lui avec quinze mille hommes, s'était em-paré de Grand-Pré, un peu avant, fermant ainsi le principal passagede l'Argonne.

Quatre jours après, le 7, le général Dubourg se portait au Chêne-

Populeux, afin de défendre le nord de la forêt contre toute invasion

des Impériaux.Aussitôt on se hâtait de faire des abatis, de construire des retran-

chements, de palissaderles sentiers, d'établir des batteries pour clore

ces défilés. Celui de Grand-Pré devint un véritable camp, avec sestroupes disposées surl'amphithéâtre des hauteurs et dont l'Aire for-

mait la tête.A ce moment, sur cinq des portes de l'Argonne, quatre étaient

barrées comme des poternes de citadelle avec leur herse descendue

et leur pont-levis relevé.Toutefois, il restait un cinquième passage encore ouvert. Celui-là

avait paru si peu praticable, que Dumouriez ne s'était pas hâté de

l'occuper. Et, j'ajoute que c'est précisément vers ce passage quenous conduisait notre mauvaise fortune.

En effet, le défilé de la Croix-aux-Bois, situé entre le Chêne-Populeux et Grand-Pré, à égale distance de l'un et de l'autre —dix lieues environ — allait permettre aux colonnes ennemies de péné-

trer à travers l'Argonne.Et maintenant, je reviens à ce qui nous concerne.C'est le 13 septembre, au soir, que nous arrivâmes surla pente

latérale de l'Argonne, après avoir évité de traverser les villages de

Briquenay et de Boult-aux-Bois, qui devaient être occupés par les

AutrichiensComme je connaissais les défilés do l'Argonne pour les avoir

parcourus plusieurs fois, lorsquej'étais en garnison dans l'Est, j'avaisprécisément choisi celui de la Croix-aux-Bois, qui me semblait offrir

plus de sécurité. Même, par excès de prudence, ce n'était pas le

Page 387: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

défilé que je comptais suivre, mais bien un étroit sentier qui s'enrapproche et va de Briquenay à Longwé. En prenant cette route,

nous traverserions l'Argonne à travers une de ses portions les plus

épaisses, à l'abri des chênes, des hêtres, des charmes, des bois

blancs, sorbiers, saules, des châtaigniers qui poussent sur les reversdu sol moins exposés aux gelées de l'hiver. De là, une garantie de

n'y point rencontrer les maraudeurs et les traînards, et d'atteindreenfin la rive gauche de l'Aisne du côté de Vouziers, où nous n'au-rions plus rien à craindre.

La nuit du 13 au 14 se passa, comme d'habitude, sous le couvertdes arbres.

A chaque moment pouvait apparaître le colback d'un cavalier oule schako d'un grenadier prussien. Aussi avais-je hâte d'être aufond de la forêt, et je commençai à respirer plus à l'aise, quand,le lendemain, nous remontâmes le sentier qui conduit à Longwé,

en laissant sur notre droite le village de la Croix-aux-Bois.Cette journée fut extrêmement pénible. Le sol montueux, coupé

de fondrières, embarrassé d'arbres morts, rendait la marche exces-sivementdure.

Si ce chemin n'était pas fréquenté et pour cause, il n'en était queplus difficile. M. de Lauranay allait d'un assez bon pas, malgré desfatigues bien grandes pour un homme de son âge. Mlle de Lauranay et

ma sœur, à la pensée que nous faisions nos dernières étapes, étaientbien résolues à ne pas faiblir un instant. Mais Mme Keller étaità bout. Il fallait la soutenir, sans quoi elle fût tombée à chaque pas.Et, cependant aucune plainte. Si le corps était usé, l'âme demeuraitforte. Je doutais qu'il lui fût possible d'arriver au termede notrevoyage.

Le soir, on organisa la halte comme à l'ordinaire. Le sac aux pro-visions fournit de quoi nous réconforter à notre suffisance, la faimcédant toujours au besoin de reposer et de dormir.

Lorsque je me trouvai seul avec M. Jean, je lui parlai de l'état do

sa mère, qui devenait très inquiétant.

Page 388: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Cette journée fut extrêmementpénible. (Page 167.)

« Elle s'en va tant qu'elle peut, dis-je, et si nous ne pouvons lui

donner quelques jours de repos.— Je le vois, Natalis! répondit M. Jean. A chaque pas que fait

ma pauvre mère, c'est comme si elle me marchait sur le cœur!

Que faire?

-- Il faut gagner le village le plus rapproché, monsieur Jean. Vous

et moi, nous l'y porterons. Jamais les Autrichiens ou les Prussiens

Page 389: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

«Adieu!» m'écriai-je. (Page 174.)

ne se hasarderont à travers cette partie de l'Argonne, et, là, dans

quelque maison, nous pourrons attendre que le pays soit devenu

plus tranquille.

— Oui, Natalis, c'est le parti le plus sage. Mais ne pouvons-

nous gagner Longwé?

— Ce village est trop éloigné, monsieur Jean. Votre mère nepourrait l'atteindre !

Page 390: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Où aller alors?.

— Je vous proposerai d'appuyer sur la droite, à travers les taillis,

pour gagner le village même de la Croix-aux-Bois.

— A quelle distance?.

— Une lieue au plus.

— Allons à la Croix-aux-Bois, répondit M. Jean, demain, dèsl'aube! »

Franchement, je ne m'imaginais pas qu'il y eût rien de mieux à

faire, dans la persuasion où j'étais que l'ennemi ne s'aventurerait

pas au nord de l'Argonne.Cependant cette nuit fut particulièrement troublée par le pétille-

ment de la fusillade, et, de temps à autre, par le sourd ronflement du

canon. Toutefois, comme ces détonations étaient encore éloignées, et

se produisaient en arrière de nous, je supposais, avec quelque appa-

rence de raison, que Clairfayt ou Brunswick cherchaient à forcer ledéfilé de Grand-Pré, le seul qui pût offrir une voie assez large aupassage de leurs colonnes. M. Jean ni moi, ne pûmes prendre uneheure de repos. Il fallut être constamment sur le qui-vive, bien quenous fussions blottis au plus épais du bois, en dehors du sentier de

Briquenay.On repartit au petit jour. J'avais coupé quelques branches dont

nous fîmes une sorte de civière. Une brassée d'herbes sèches allait

permettre à Mme Keller de s'y étendre, et, avec quelques pré-cautions, nous parviendrions peut-être à lui épargner les duretésde laroute.

Mais Mrae Keller comprit quel surcroît de fatigue ce serait pour

nous.

« Non, dit-elle, non, mon fils! J'ai encore la force de marcher.J'irai à pied!

— Tu ne le peux pas, ma mère! répondit M. Jean.

— En effet, madame Keller, ajoutai-je, vous ne le pouvezpas! Notre

dessein est de gagner le plus prochain village, et il importe de

l'atteindre au plus vite. Là, nous attendrons que vous soyez rétablie.

Page 391: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Nous sommes en France, après tout, et pas une porte ne refusera de

s'ouvrir!..»Mrae Keller ne se rendait pas. Après s'être relevée, elle essaya de

faire quelques pas, et fût tombée, si son fils etma sœur n'eussent été

près d'elle pour la soutenir.

« Mme Keller, lui dis-je alors, ce que nous voulons, c'est notre salutà tous. Pendant la nuit, des coups de feu ont éclaté sur la lisière

de l'Argonne. L'ennemi n'est pas loin. J'ai l'espérance qu'il ne ten-tera rien dece côté. A la Croix-aux-Bois, nous n'aurons pas à craindred'être surpris, mais il faut y arriver aujourd'huimême. »

Mlle Marthe et ma sœur joignirent leurs instances aux nôtres,M. de Lauranay intervint. Mme Keller finit par céder.

Un instant après, elle était couchée sur la civière, que M. Jeansoulevait par une extrémité, moi par l'autre. On se remit enmarche, et le sentier de Briquenay fut traversé obliquement, dansla direction du nord.

N'insistons pas sur les difficultés de ce cheminement à traversd'épais taillis, la nécessité d'y chercher les passes praticables, leshaltes fréquentes qu'il fallut faire. On s'en tira, et vers midi, ce15 septembre, nous arrivions à la Croix-aux-Bois, après une lieue etdemie, qui avait demandé cinq heures.

A mon grand étonnement comme à mon grand ennui, le villageétait abandonné. Tous les habitants l'avaiént fui, soit vers Vouziers,soit vers le Chêne-Populeux. Que se passait-il donc?

Nous errions dans les rues. Portes et fenêtres closes. Les secourssur lesquels je comptais allaient-ils nous faire défaut?

« Une fumée, » me dit ma sœur, en montrant l'extrémité duvillage.

Je courus vers la petite maison d'où s'échappait cette fumée. Jefrappai à la porte.

Un homme parut. Il avait une bonne figure — une de ces figures de

paysan lorrain qui inspirent, la sympathie. Ce devait être un bravehomme.

Page 392: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Que demandez-vous? me dit-il.

- Bon accueil pour mes compagnons et moi.

- Qui êtes-vous?

- Des Français chassés de l'Allemagne, et qui ne savent plus où

se réfugier.

- Entrez! »

Ce paysan se nommait Hans Stenger. Il habitait cette maison avecsa belle-mère et sa femme. S'il n'avait pas quitté la Croix-aux-Bois,c'est que sa belle-mère ne pouvait se lever du fauteuil où la para-lysie la retenait depuis bien des années.

Et alors Hans Stenger nous apprit pourquoi le village était aban-donné. Tous les défilés de l'Argonne avaient été occupés par lestroupes françaises. Seul, celui de la Croix-aux-Bois était ouvert.Aussi, s'attendait-on à ce que les Impériaux viendraient s'en em-parer, ce qui présageait de grands désastres. On le voit, notre mau-vaise fortune nous avait conduits là où il ne fallait pas aller. Quantà sortir de la Croix-aux-Bois, à nous jeter de nouveau à travers lestaillis de l'Argonne, l'état de Mme Keller ne le permettait plus. Ilétait encore heureux que nous fussions tombés chez d'aussi honnêtesFrançais que ces Stenger.

C'étaient des paysans assez à leur aise. Ils parurent heureux depouvoir rendre service à des compatriotes dans l'embarras. Il vasans dire que nous n'avions pas fait connaître la nationalité de JeanKeller, ce qui eût compliqué la situation.

Cependant la journée du 15 septembre se termina sans alertes.Celle du 16 ne justifia pas non plus les craintes que Hans Stenger nousavait fait concevoir. Même pendant la nuit, nous n'avions entendu

aucune détonation sur le revers de l'Argonne. Peut-être les coalisésignoraient-ils que le défilé de la Croix-aux-Bois fût libre. En tout

-cas, comme son étroitesse eûtmis obstacle à la marche d'unecolonne avec ses caissons et ses équipages, ils devaient plutôt tendreà forcer les passages du Grand-Pré ou des Islettes. Nous avionsdonc repris espoir. D'ailleurs, le repos et les soins apportaient

Page 393: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

déjà une sensible amélioration à l'état de Mme Keller. La courageusefemme! C'était la force physique qui lui manquait, non l'énergiemorale!

Chien de sort! Voilà que dans l'après-midi du 16, des figures sus-pectes commencèrent à se montrer dans le village, de ces tâteursdepoules, qui viennent fureter au fond des poulaillers. Qu'il y eût des

pillards parmi eux, nul doute. Mais il n'était que trop facile de voirqu'ils appartenaient à la race allemande, et que la plupart faisaientle métier d'espion.

A notre grand effroi, M. Jean dut se cacher, par crainte d'être

reconnu. Comme cela pouvait paraître singulierà la famille Stenger,j'étais presque décidé à tout dire, lorsque, vers cinq heures du soir,

Hans rentra, criant:« Les Autrichiens!. Les Autrichiens!»En effet, plusieurs milliers d'hommes, à vestes blanches, à schakos

avec haute plaque et aigle à deux têtes—des kaiserlicks—arrivaient

par le défilé de la Croix-aux-Bois, après l'avoir suivi depuis le

village de Boult. Sans doute, des espions leur avaient appris quele chemin était libre. Qui sait si toute l'invasion ne parviendrait pasà passer par là!

Au cri poussé par Hans Stenger, M. Jean avait reparu dans la

chambre où sa mère était couchée.Je le vois encore. Il se tenait devant l'âtre. Il attendait!. Qu'at-

tendait-il ?. Que toute issue lui fût fermée? Mais prisonnier des

Autrichiens, les Prussiens sauraient bien le réclamer, et pour lui,

c'était la mort!Mrae Keller se redressa sur son lit.

« Jean, dit-elle, fuis. fuis à l'instant!

— Sans toi, ma mère!.— Je le veux!

— Fuyez, Jean! dit Mlle Marthe. Votre mère est la mienne!. Nous

ne l'abandonneronspas!— Marthe !.

Page 394: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Moi aussi, je le veux!»Devant ces deux volontés, il n'y avait plus qu'à obéir. Le bruit

redoublait. Déjà la tête de la colonne se répandait à travers le vil-

lage. Bientôt les Autrichiens viendraient occuper la maison de Hans

Stenger.M. Jean embrassa sa mère, il donna un dernier baiser à Mlle Marthe,

puis disparut.Et alors, j'entendis Mme Keller murmurer ces mots.

« Mon fils!. Mon fils!. seul. dans ce pays qu'il ne connaîtpas!. Natalis.

- Natalis!. » répéta Mlle Marthe en me montrant la porte.J'avais compris ce que ces deux pauvres femmes attendaient

de moi.

« Adieu! » m'écriai-je.Un instant après, j'étais hors du village.

XXI

Séparés, après trois semaines d'un voyage qu'un peu plus de chanceeût mené à bonne fin! Séparés, lorsque, quelques lieues au delà,c'était le salut assuré pour tous! Séparés avec la crainte de ne plus

jamais se revoir!Et ces femmes, abandonnées dans la maison d'un paysan, au milieu

d'un village occupé par l'ennemi, n'ayant pour défenseur qu'unvieillard de soixante-dix ans!

En vérité, est-ce que je n'aurais pas dû rester près d'elles?. Mais,

ne songeant qu'au fugitif, à travers cette redoutable Argonne qu'il

ne connaissait pas, pouvais-je hésiter à rejoindre M. Jean à qui

je serais si utile? Pour M. de Lauranay et ses compagnes, il n'y allait

Page 395: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

que de la liberté — je l'espérais, du moins. Pour Jean Keller, il yallait de la vie. Rien que cette pensée m'eût retenu, si j'avais été

tenté de revenir à la Croix-aux-Bois.

Voici, d'ailleurs, ce qui s'était passé, et pourquoi ce village fut

envahi dans la journée du 16.

On se souvient que des cinq défilés de la forêt de l'Argonne, unseul, celui de la Croix-aux-Bois, était resté inoccupé par les Français.

-Cependant, afin de se garder de toute surprise, Dumouriez avait

envoyé au débouché de ce passage, vers Longwé, un colonel avecdeux escadrons et deux bataillons. C'était assez loin de la Croix-

aux-Bois pour que Hans Stenger n'eût pas eu connaissance de cefait. D'ailleurs, telle était la conviction que les Impériaux ne se hasar-deraient pas à travers ce défilé, qu'on ne prit aucune mesure pourle défendre. Ni abatis ne furent faits, ni palissades. Et même, per-suadè que rien ne menaçait l'Argonne à cette hauteur, le colonel,

demanda à renvoyer une partie de ses troupes au quartier général —ce qui lui fut accordé.

C'est alors que les Autrichiens, mieux avisés, envoyèrent recon-naître le passage. De là, cette visite d'un tas d'espions allemands, qui

parurent à la Croix-aux-Bois, puis l'occupation du défilé. Et voilà

comment, par suite d'un faux calcul, une des portes de l'Argonne

était ouverte sur la France.Dès que Brunswick apprit que la passe de la Croix-aux-Bois était

demeurée libre, il donna ordre de l'occuper. Et cela arriva même

au moment où, très embarrassé pour déboucher dans les plaines de

la Champagne, il s'apprêtait à remonter vers Sedan, afin de tournerl'Argonne par le nord. Mais, la Croix-aux-Bois à lui, il pouvait, non

sans quelques difficultés sans doute, s'introduire par ce défilé. Il

envoya donc une colonne autrichienne, avec les émigrés commandés

par le prince de Ligne.Le colonel français et ses hommes, surpris par cette attaque,

durent céder la place, et se replier vers Grand-Pré. L'ennemi fut

maître du passage.

Page 396: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Voilà ce qui s'était fait au moment où nous avions été obligés deprendre la fuite. Depuis, Dumouriez tenta de réparer cette faute si

grave, en envoyant le général Chazot avec deux brigades, six esca-drons et quatre pièces de huit, pour chasser les Autrichiens, avantqu'ils se fussent retranchés.

Malheureusement, le 14, Chazot ne fut pas en mesure d'opérer,le 15, non plus. Lorsqu'il attaqua dans la soirée du 16, il était déjà

trop tard.En effet, s'il repoussa d'abord les Autrichiens du défilé, s'il leur

tua même le prince de Ligne, il eut bientôt à soutenir le choc de

forces supérieures. Malgré d'héroïques efforts, le passage de laCroix-aux-Bois fut définitivement perdu.

Faute très regrettable pour la France, et, j'ajouterai, pour nous,

car, sans cette déplorable erreur, dès le 15, nous eussions pu être

au milieu des Français.Maintenant, cela n'était plus possible. En effet, Chazot, se voyant

coupé du quartier-général, recula sur Vouziers, tandis que Dubourg,

qui occupait le Chêne-Populeux,craignant d'être enveloppé, revenait

vers Attigny.La frontière de France était donc ouverte aux colonnes des Impé-

riaux. Dumouriez risquait d'être cerné et contraint de mettre bas

les armes.Et alors, plus d'obstacles sérieux à opposer aux envahisseurs entre

Paris et l'Argonne.Quant à nous deux Jean Keller, je suis forcé de convenir que

nous étions mal pris.

Presque aussitôt après avoir quitté la maison de Hans Stenger.j'avais rejoint M. Jean au plus épais du bois.

« Vous. Natalis? s'écria-t-il.

— Oui!. moi!.— Et votre promesse de ne jamais abandonner ni Marthe ni ma

mère!

— Minute, monsieur Jean! Écoutez-moi! »

Page 397: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Je crois bien que l'un de ces chenapans tomba. (Page 182.)

Alors je lui dis tout, que je connaissais ce pays de l'Argonne dontil ignorait l'étendue et la disposition, que Mme Keller et Mlle Marthe,m'avaient, pour ainsi dire, donné l'ordre de le suivre, que je n'avais

pas hésité.« Et si j'ai mal fait, monsieur Jean, ajoutai-je, que Dieu me

punisse!

— Venez donc! »

Page 398: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

En ce moment, il ne s'agissait plus de suivre le défilé jusqu'àla frontière de l'Argonne. Les Autrichiens pouvaient se jeter endehors du passage de la Croix-aux-Bois,et même de la sente de Bri-

quenay. De là, nécessité de piquer droit au sud-ouest, de manière àfranchir la ligne de l'Aisne.

Nous allâmes dans cettedirection jusqu'à l'heure où le jour man-qua tout à fait.S'aventurer dans l'ombre n'était pas possible. Com-ment s'orienter? Nous fîmes halte pour la nuit.

Pendant les premières heures, les coups de feu ne cessèrent de

se faire entendre, à moins d'une demi-lieue. C'étaient les volontairesde Longwé, qui essayaient de reprendre le défilé aux Autrichiens.Mais, n'étant pas en force, ils furent obligés de sedisperser. Parmalheur, ils ne se jetèrent pas à travers la forêt, où nous aurions

pu les rencontrer et apprendre d'eux que Dumouriez avait sonquartier général à Grand-Pré. Nous les eussions accompagnés. Là,ainsi que je le sus plus tard, j'aurais retrouvé mon brave régiment deRoyal-Picardie, qui avait quitté Charleville pour se joindre à l'arméedu centre. Arrivés à Grand-Pré, M. Jean et moi, nous étions aumilieu de nos amis, nous étions sauvés, nous aurions vu ce qu'il con-venait de faire pour le salut des êtressi chers, abandonnés à la Croix-

aux-Bois.

Mais les volontaires avaient évacué l'Argonne et remonté le coursde l'Aisne, afin de regagner le quartier général.

La nuit fut mauvaise. Il tombaitune bruine qui perçait jusqu'aux

os. Nos vêtements, déchirés par les broussailles, s'en allaient

par lambeaux. Je n'enréchapperais même pas maroulière. C'étaient

surtout nos chaussures qui menaçaient de nous laisser pieds nus.En serions-nous donc réduits à marcher sur notre « chrétienté, »

comme on dit au village? Enfin, nous étions transis, car la pluie

filtrait à travers le feuillage, et j'avais en vain cherché un trou pour

nous y blottir. Ajoutez à cela quelques alertes, des coups de feu

tellement rapprochés que, deux ou trois fois, je crus en voir la lueur,

et cette angoisse d'entendre à chaqueinstant retentir le hurrah prus-

Page 399: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

sien!. Il fallait alors s'enfuir plus profondément, crainte de sefaire ramasser. Ah! misère et poussière! que le jour tardait à venir!

Dès que l'aube eut monté, nous reprîmes notre course à travers

la forêt. Je dis course, car nous allions aussi vite que le permettaitla nature du sol, tandis que je m'orientais de mon mieux sur le

soleil levant.De plus, rien dans le ventre, et la faim nous aiguillonnait;

M. Jean, en fuyant la maison des Stenger, n'avait pas eu le tempsde prendre des provisions. Moi, parti comme un fou, tant je redoutais

que la retraite me fût coupée par les Autrichiens, je ne m'étais pasmieux pourvu. Nous en étions donc réduits à danser devant le buffet,

ainsi que l'on fait quand il est vide. Si les corneilles, les émouchets,

et nombre de petits oiseaux, des bruants surtout, volaient par cen- -

taines à travers les arbres, le gibier paraissait rare. A peine çà et là

un gîte de lièvre ou quelques couples de gelinottes qui fuyaient

sous le taillis. Et comment les attraper? Par bonheur, les châtai-gniers ne manquent pas dans l'Argonne, ni les châtaignes en cettesaison. J'en fis cuire sous la cendre, après avoir allumé un tas de

broussailles avec un peu de poudre. Cela nous empêcha positivementde succomber à la faim.

La nuit vint — une nuit froide et sombre. Le bois était siserré que nous n'avions pas fait longue route depuis le matin.Cependant la lisière de l'Argonne ne pouvait être éloignée. Onentendait la mousqueterie des éclaireurs qui battaient l'estrade lelong de l'Aisne. Toutefois, il faudrait encore près de vingt-quatreheures, avant que nous eussions pu trouver refuge de l'autre côtéde la rivière, soit à Vouziers, soit dans un des villages de larive gauche.

Je ne parlerai pas de nos fatigues. Nous n'avions pas le temps d'y

songer. Ce soir-là, malgré que mon cerveau fut obsédé de millecraintes, comme j'avais sommeil, je m'étendis au pied d'un arbre.Je me rappelle qu'au moment où mes yeux se fermèrent,je songeais à

ce régiment du colonel von Grawert, qui avait laissé une trentaine

Page 400: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

de ses morts dans la clairière, quelques jours avant. Ce régiment,

avec son colonel et ses officiers, je l'envoyais au diable, et il y

allait, quand je m'endormis.

Le matin venu, M. Jean, je le vis bien, n'avait pas fermé l'œil. Il

ne pensait guère à lui, — on le connaît assez pour en être sûr.

Mais de se représenter sa mère, Mlle Marthe, dans cette maison de

la Croix-aux-Bois, entre les mains des Autrichiens, exposées à tant

d'injures, brutalisées peut-être, cela lui brisait le cœur.En somme, pendant cette nuit, c'était M. Jean qui avait veille.

Et il faut que j'aie eu le sommeil dur, car les détonations écla-

tèrent encore à peu de distance. Comme je ne me réveillais pas.M. Jean voulut me laisser dormir.

Au moment où nous allions nous remettre en route, M.Jeanm'arrêta et dit:

« Natalis, écoutez-moi. »

Il avait prononcé ces mots du ton d'un homme dont la ré-

solution est prise. Je vis bien de quoi il retournait, et je répondis

sans plus attendre:« Non, monsieur Jean, je ne vous écouterai pas, si c'est de sépa-

ration que vous avez à me parler.

— Natalis, reprit-il, c'est par dévouement pour moi que vous

avez voulu me suivre.

- Soit!

— Tant qu'il ne s'est agi que de fatigues, je n'ai rien dit. Main-

tenant, il s'agit de dangers. Si je suis pris et si l'on vous prend

avec moi, on ne vous épargnera pas. Ce sera la mort pour vous. et

cela, Natalis, je ne puis l'accepter. Partez donc!. Passez la fron-

tière. J'essaierai de le faire de mon côté. et si nous ne nous

revoyons pas.— Monsieur Jean, répondis-je, il est temps de se remettre en

route. Nous serons sauvés ou nous mourrons ensemble!

— Natalis.— Je jure Dieu que je ne vous quitterai pas! »

Page 401: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Et nous voilà repartis. Les premières heures du jour avaient étébruyantes. L'artillerie ronflait au milieu des crépitements de lamousqueterie. C'était une nouvelle attaque du défilé de la Croix-

aux-Bois, — attaque qui ne réussit pas en présence d'un ennemi

trop nombreux.

Puis, vers huit heures, tout redevint silencieux. On n'entendaitplus un seul coup de fusil. Terrible incertitude pour nous! Qu'un

combat se fût livré dans le défilé, nul doute possible à cet égard.Mais quel en avait été le résultat? Devions-nous remonter à traversla forêt? Non! D'instinct, je sentais que c'eût été se livrer. Il fallait

continuer toujours, continuer quand même, en marchant dans la

direction de Vouziers.

A midi, quelques châtaignes, grillées sous les cendres, furent encorenotre seule nourriture. Le taillis était si épais que nous faisions à

peine cinq cents pas en une heure. Et puis, des alertes soudaines,

des coups de feu à droite, à gauche, et enfin, ce qui vous mettaitl'effroidans l'âme, le glas du tocsin qui bourdonnait dans tous les

villages de l'Argonne!

Le soir vint. Nous ne devions pas être à une lieue du cours de

l'Aisne. Le lendemain, si aucun obstacle ne nous arrêtait, notre salut

serait assuré de l'autre côté du fleuve. Il n'y aurait qu'à le redes-

cendre pendant une heure sur sa rive droite, et nous le passerions

sur les ponts de Senuc ou de Grand-Ham, dont Clairfayt ni

Brunswick n'étaient encore les maîtres.

Nous avions fait halte vers huit heures. De notre mieux, nouscherchions à nous garantir du froid au fond d'un épais fourré. On

n'entendait que le grignotement de la pluie sur les feuilles. Tout

était tranquille dans la forêt, et je ne sais pourquoi je trouvais

quelque chose d'inquiétant à cette tranquillité.Soudain, à quelque vingt pas, des voix se firent entendre.M. Jean

me saisit la main:« Oui! disait-on, nous sommes sur ses traces depuis la Croix-

aux-Bois!

Page 402: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Il ne nous échappera pas!— Mais rien des mille florins aux Autrichiens!.

— Non!. non!. camarades!.Je sentais la main de M. Jean qui serrait plus fortement la mienne.« La voix de Buch! murmura-t-il à mon oreille.

— Les gueux! répondis-je. Ils sont là cinq ou six peut-être!. Neles attendons pas!. «

Et voilà que nous glissons hors du fourré en rampant au milieudes herbes.

Tout à coup, un bruit de branche brisée nous trahit. Presqueaussitôt, un coup de feu illumina le sous-bois. Nous avions été

aperçus.

« Venez, monsieur Jean, venez! m'écriai-je.

— Pas avant d'avoir cassé la tête à l'un de ces misérables! »

Et il déchargea son pistolet dans la direction du groupe qui seprécipitait vers nous.

Je crois bien que l'un de ces chenapans tomba. Mais j'avais autrechose à faire que de m'en assurer.

Nous courions de toute la vitesse de nos jambes. Je sentais Buch

et ses camarades à nos chausses. Nous étions à bout de forces!

Un quart d'heure après, la bande tomba sur nous. Ils étaient là

une demi-douzaine d'hommes armés.En un instant, ils nous eurent terrassés, liés par les mains,

poussés en avant, sans épargner les coups.Une heure après, nous étions entre les mains des Autrichiens,

établis à Longwé, puis enfermés et gardés à vue dans une maisondu village.

Page 403: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

XXII

Était-ce le hasard seul qui avait mis Buch sur nos traces? J'in-clinais à le croire, car, depuis quelque temps le hasard ne se montraitplus notre ami. Mais, par la suite, nous apprîmes ce que nous nepouvions savoir alors: c'est que depuis notre dernière rencontre, le

fils Buch n'avait cessé ses recherches, moins pour venger la mort de

son frère, croyez-le bien, que pour gagner la prime de mille florins.S'il avait perdu nos traces à partir du jour où nous avions pris à

*

travers l'Argonne, il les avait retrouvées au village de la Croix-aux-Bois. Il était de ces espions qui l'envahirent dans l'après-midi

-du 16. Chez les Stenger, il reconnut M. etMllede Lauranay, MmeRel-ler et ma sœur. Il apprit que nous venions de les quitter à l'ins-tant. Nous ne pouvions être loin. Une demi-douzaine de coquinsde son espèce se joignirent à lui. Tous se lancèrent à notre pour-suite. On sait le reste.

Maintenant, nous étions gardés de manière à défier toute évasion,

en attendantque notre sort fut réglé-ce qui ne pouvait être ni longni douteux — et, comme on dit, il n'y avait plus qu'à écrire à safamille!

Tout d'abord j'examinai la chambre qui nous servait de prison.Elle occupait la moitié du rez-de-chaussée d'une maison basse. Deuxfenêtres, opposées l'une à l'autre, l'éclairaient sur la rue, en avant,et sur une cour, en arrière.

C'est de cette maison, sans doute, que nous ne sortirions que pourêtre conduits à la mort.

M. Jean, sous la double accusation d'avoir frappé un officier, etdéserté en temps de guerre; moi, accusé de complicité, et proba-

Page 404: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

blement d'espionnageen ma qualité de Français, on ne nous ferait

pas languir.Et j'entendis M. Jean murmurer :

« C'est la fin, cette fois!»Je ne répondis rien. Je l'avoue, mon fonds de confiance habituelle

avait reçu un fort ébranlement, et la situation me paraissaitdésespérée.

« Oui, la fin! répétait M. Jean. Et qu'importerait, si ma mère, si

Marthe,si tous ceux que nous aimons étaient hors de danger! Mais,après nous,que deviendront-elles?Sont-elles encore dans ce villageentre les mains des Autrichiens?.»

Et de fait, enadmettant qu'elles n'eussent point été entraînées,

une faible distanceles séparait de nous. A peinecompte-t-On unelieueet demie entre là Croix-aux-Bôis etLongwé. Pourvu que lanouvelle de notre arrestation ne leur fûtpas parvenue!

C'est à quoi je pensais, c'est ceque je craignais par dessus tout.C'eût été le coup de mort pour Mme Keller. Oui! J'enétais à désirerque les Autrichiens les eussent dirigées sur leurs avant-postes,au delà

de l'Argonne. Pourtant, Mme Keller était à peine transportable, et si

on l'obligeait à seremettre en routé, si lessoins lui manquaient!.La nuit se passa, sans que notre situation se fût modifiée. Quelles

tristes pensées vous envahissent le cerveau, quand la mort est si

proche! C'est alors que toute notre vie repasse en un instantdevant nos yeux!

Il faut ajouter que nous souffrions beaucoup de la faim, n'ayantvécu que de châtaignes depuis deuxjours. On n'avait même pas songé

à nous apporter de la nourriture. Eh, que diable!-

Nous valions

mille florins à ce gueux deBuch, et il pouvait bien nous nourrir

pour le prix!

Nous ne l'avions pas revu, il est vrai. Sans doute, il était allé

prévenir les Prussiens de sa capture. Je pensais alors que cela

prendrait-peut-etre quelque temps. C'étaient des Autrichiensqui nousgardaient, mais c'étaient des Prussiens qui devaient prononcer sur

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notre sort. Ou ils viendraient à la Croix-aux-Bois, ou on nousconduirait à leur quartier général. De là, des retards, à moins qu'iln'arrivât un ordre d'exécution à Longwé.Quoiqu'il en soit, il nefallait pas nous laisser mourir de faim.

Au matin, la porte s'ouvrit vers sept heures. Un vivandier enblouse apportait une écuelle de soupe - de l'eau pour bouillon,

ou à peu près, avec une miche de pain trempé. La quantitéremplaçait la qualité. Nous n'avions pas le droit d'être difficiles, et,j'avais si faim, que je ne fis que tordre et avaler.

J'aurais voulu interroger ce vivandier, savoir de lui ce qui sepassait à Longwé, surtout à la Croix-aux-Bois, si l'on parlait de

l'approche des Prussiens, si leur intention était de prendre ce défilé

pour traverser l'Argonne, enfin où en étaient les choses. Mais je nesavais pas assez d'allemand pour être compris ni pour comprendre.

Et M. Jean, absorbé dans ses réflexions, gardait le silence. Je ne meserais pas permis de l'en tirer. Donc, impossible depourparler aveccet homme-là.

Rien de nouveau ne se produisit pendant cette matinée. Nous étions

gardés à vue. Cependant on nous permettait d'aller et de venir dans

la petite cour, où les Autrichiens nous examinaient avec plus de

L curiosité que de sympathie, on peut le croire. Moi, devant eux, je

tenais à faire bonne contenance. Aussi, me promenais-je, les mains

dans les poches, en sifflotant les plus joyeuses marches du Royal-

Picardie.Et n'aurais-je pas dû plutôt me dire:« Va, va, siffle, pauvre merle en cage!. On te coupera bientôt le

sifflet! »

A midi, nouvelle soupière de pain trempé. Il n'était pas varié, notreordinaire, et j'en arrivais à regretter les châtaignes de l'Argonne. Il

fallut bien s'en contenter. D'autant plus que cette espèce de çoupe-liards, ce vivandier avec sa face de fouine, avait l'air de dire: « C'est

encore trop bon pour vous! »

Vrai Dieu! je lui aurais volontiers jeté l'écuelle à la tête! Mais

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mieux valait ne point perdre son bien, et se refaire des forces pour nepas faiblir au dernier moment!

J'obtins même que M. Jean partageât avec moi ce maigre repas.Il comprit mes raisons et mangea un peu. Il pensait à tout autrechose. Son esprit était ailleurs, là bas, dans la maison de HansStenger, avec sa mère, avec sa fiancée. Il prononçait leur nom, il les

appelait! Parfois, dans une sorte de délire, il s'élançait vers la porte

comme pour aller les rejoindre! C'était plus fort que lui. Et alors il

retombait. S'il ne pleurait pas, il n'en était que plus effrayant à voir,

et des larmes l'auraient soulagé. Mais non! Et cela me déchiraitle cœur.

Pendant ce temps, passaient des files de soldats, marchant sansordre, l'arme à volonté, puis d'autres colonnes qui traversaientLongwé. Les trompettes se taisaient, les tambours aussi. L'ennemi

se glissait sans bruit afin de gagner la ligne de l'Aisne. Il

dut défiler là bien des milliers d'hommes. S'ils étaient Autrichiens

ou Prussiens, c'est bien ce que j'aurais voulu savoir! Du reste, plusun seul coup de feu sur le revers occidental de l'Argonne. La portede France était grande ouverte!. On ne la défendait même plus.

Vers dix heures du soir, une escouade de soldats parut dans notrechambre. Cette fois, c'étaient des Prussiens. Et, ce qui me coupaen deux, je reconnus l'uniforme du régiment de Leib, venu à Longwé

-après sa rencontre avec les volontaires dans l'Argonne.

On nous fit sortir, M. Jean et moi, après nous avoir attaché lesmains derrière le dos.

M. Jean s'adressa au caporal qui commandait l'escouade.

« Où nous conduit-on! » dit-il.Pour toute réponse, ce gueux nous mit dehors avec une bourrade.

Nous avions bien l'air de pauvres diables qu'on allait exécuter sansjugement. Et, pourtant, moi, je n'avais pas été pris les armes à lamain! Mais allez donc dire cela à ces espèces de barbares! Ils vousriraient au nez comme des uhlans!

Notre escouade suivit la rue de Longwé, qui descend vers la lisière

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de l'Argonne, et s'amorce un peu en dehors du village, à la route de

Vouziers.

Au bout de cinq cents pas, on s'arrêta au milieu d'une clairière,où campait le régiment de Leib.

Quelques instants après, nous comparaissions devant le colonel

von Grawert.Il se contenta de nous regarder, ne prononça pas une seule parole.

Puis, tournant les talons, il donna le signal du départ, et tout le régi-

ment se mit en marche.Je compris alors que l'on voulait nous faire passer devant un

conseil de guerre, qu'on mettrait quelques formes à nous administrerdouze balles dans la poitrine, que cela eût été fait, immédiate-

ment, si le régiment fut resté à Longwé. Mais, paraît-il, les chosespressaient, et les coalisés n'avaient pas de temps à perdre, s'ilsvoulaient devancer les Français sur l'Aisne.

En effet, Dumouriez, ayant appris que les Impériaux étaientmaîtres du défilé de la Croix-aux-Bois, venait de mettre à exécution

un nouveau plan. Ce plan consistait à redescendre la lisière gauche

* de l'Argonne jusqu'à la hauteur du défilé des Islettes, afin de s'adosserà Dillon qui l'occupait. De cette façon, nos soldats feraient face auxcolonnes de Clairfayt qui viendraient de la frontière, et aux colonnesde Brunswick qui se présenteraient du côté de la France. Il fallaits'attendre, en effet, à voir les Prussiens traverser l'Argonne, dès

que le camp de Grand-Pré serait levé, afin de couper la route de

Châlons.Aussi Dumouriez avait-il évacué son quartier général, sans bruit,

la nuit du 15 au 16. Après avoir franchi les deux ponts de l'Aisne,il vint s'arrêter avec ses troupes sur les hauteurs d'Autry, à quatrelieues de Grand-Pré. De là, malgré deux paniques qui mirent uninstant le désordre parmi nos soldats, il continua vers Dammartin-sur-Hans, de manière à atteindre les positions de Sainte-Menehould,qui sont situées à l'extrémité du passage des Islettes.

En même temps, comme les Prussiens allaient déboucher de l'Ar-

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gonne par le défilé de Grand-Pré, il prenait toutes ses précautionsafin que le camp de l'Épine, assis sur la route de Châlons, ne pûtêtre enlevé, au cas où l'ennemi l'eût attaqué, au lieu de se rabattre

sur Sainte-Menehould.A ce moment, les généraux Beurnonville, Chazot et Dubouquet

recevaient l'ordre de rejoindre Dumouriez, et celui-ci pressaitKellermann, qui était parti de Metz, le 4, de hâter sa marche

en avant.Si tous ces généraux étaient exacts au rendez-vous, Dumouriez

aurait avec lui plus de trente-cinq mille hommes, et il pourrait tenirtête aux Impériaux.

En effet, Brunswick et ses Prussiens avaient quelque temps hésité

avant d'avoir définitivement arrêté leur plan de campagne. Enfin, ils

se décidèrent àtraverser Grand-Pré, à déboucher de l'Argonne, pours'emparer de la route de Châlons, cerner l'armée française à Sainte-Menehould, et l'obliger à mettre bas les armes.

Voilà pourquoi le régiment de Leib avait si précipitamment quittéLongwé, et pourquoi nous remontions le cours de l'Aisne.

Il faisait un temps affreux, du brouillard, de la pluie. Les che-mins étaient défoncés. La boue vous couvrait jusqu'à l'échiné. De

marcher ainsi, les bras liés, voilà qui est pénible! En vérité, on eûtmieux fait de nous fusiller tout de suite!

Et les mauvais traitements que ces Prussiens ne nous épargnaientguère! Et les insultes qu'ils nous jetaient à la face! C'était pire quede la bouc!

Et ce Frantz von Grawert qui, dix fois, vint nous affronter sous lenez! M. Jean ne pouvait se contenir. Les mains lui démangeaient,

sous les cordes, de saisir le lieutenant par le cou, de l'étrangler

comme une bête malfaisante!On côtoya l'Aisne en cheminant à marche forcée. Il fallut passer,

avec de l'eau à mi-jambe, les ruisseaux dela Dormoise, de la Tourbeet de laBionne. On ne s'arrêtait pas, afin d'arriver à temps pour occu-per les hauteurs de Sainte-Menehould. Mais la colonne ne pouvait

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allervite. On s'embourbaitfréquemment. Et, lorsque les Prussiens setrouveraient en face de Dumouriez, il était permis d'espérer queles Français seraient déjà adossés aux Islettes.

Nous allâmes ainsi jusqu'à dix heures du soir. Les vivres étaient

à peine distribués, et, s'ils manquaient aux Prussiens, on juge cequ'il pouvait en rester aux deux prisonniers qu'ils traînaient commedes bêtes!

M. Jean et moi, nous pouvions à peine nous parler. D'ailleurs,

chaque propos échangé nous valait quelque bourrade. Ces gens-là

sont véritablement d'une race cruelle. Sans doute, ils voulaient

plaire au lieutenant, Frantz von Grawert, et ils n'y réussissaient

que trop!Cette nuit du 19 au 20 septembrefut une des plus pénibles que nous

eussions passées jusqu'alors. C'était à regretter nos haltes sous lestaillis de l'Argonne, quand nous n'étionsencore que des fugitifs. Enfin,

avant le jour, on avait atteint sur la gauche' de Sainte-Menehould

une sorte de terrain marécageux. Le campement y fut installédans deux pieds de boue.Aucun feu n'avait été allumé, parce queles Prussiens ne voulaient pas signaler leur présence.

Une odeur infecte s'élevait de cette masse d'hommes entassés.Comme on dit, on en aurait plus pris avec le nez qu'avec unepelle!

Enfin le jour reparut, — ce jour où se livrerait, sans doute, la ba-taille. Le Royal-Picardie était là peut-être, et je ne serais pas dansle rang, au milieu de mes camarades!

Il se faisait un grand mouvement d'allées et venues à travers le can-tonnement. Des estafettes, des aides de camp, traversaient à chaqueinstant le marécage. Les tambours battaient, les trompettes son-naient. On entendait aussi quelques coups de feu sur la droite.

Enfin! Les Français avaient devancé les Prussiens à Sainte-Menehould!

Il était près de onze heures, quand une escouade de soldats vint

nous chercher, M. Jean et moi. Tout d'abord, on nous conduisit

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Sa main ne tremblaitpas dans la mienne. (Page 198.)

devant une tente où siégeaient une demi-douzaine d'officiers, pré-

sidés par le colonel von Grawort. Oui! il présidait ce conseil de

guerre en personne!Ce ne fut pas long. Simple formalité pour établir notre identité.

D'ailleurs, Jean Keller, déjà condamne à mort pour avoir frappé un

officier, le fut une seconde fois comme déserteur, et moi, comme

espion français!

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« En avant! En avant!» (Page 198.)

Il n'y avait pas à discuter, et, lorsque le colonel eut ajouté quel'exécution aurait lieu sur l'heure :

« Vive la France! m'écriai-je.

— Vive la France! » répéta Jean Keller.

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XXIII

Cette fois, c'était bien fini. On peut dire que les fusils étaientdéjà braqués sur nous! Il n'y avait plusà attendre que le comman-dement de feu! Eh bien, Jean Keller et Natalis Delpierre sauraientmourir.

En dehors de la tente, se trouvait le peloton, qui devait nousfusiller, — une douzaine d'hommes du régiment de Leib sous lesordres d'un lieutenant.

On ne nous avait pas rattaché les mains. A quoi bon? Nous nepouvions fuir. Quelques pas sans doute, et là, contre un mur ou aupied d'un arbre, nous tomberions sous les balles prussiennes! Ah!

que n'aurais-je donné pour mourir en pleine bataille, frappé de vingt

coups de sabre, ou coupé en deux d'un boulet! Recevoir la mort

sans pouvoir se défendre, c'est dur!Nous deux M. Jean marchions silencieusement. Lui pensait à

Marthe qu'il ne verrait plus, à sa mère que ce dernier coupallait tuer.

Moi,je songeais à ma sœur Irma, à mon autre sœur Firminie, à

tout ce qui restait de notre famille!. Je revoyais mon père, mamère, mon village, tous les êtres que j'aimais, mon régiment-,

mon pays.Ni l'un ni l'autre, nous ne regardions où nous menaient les soldats.

D'ailleurs, que ce fût là ou ici, peu importait! Il fallait être tué

comme des chiens! Ah! quelle rage!Évidemment, puisque je vous fais moi-même ce récit, puisque je

l'ai écrit de ma main, c'est que j'en suis réchappé. Mais, ce qu'allaitêtre le dénouement de cette histoire, quand j'aurais eu toute l'in-

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vention d'un conteur, il m'eût été impossible de l'imaginer. Vous le

verrez bientôt.A une cinquantaine de pas plus loin, il fallut passer à travers

le régiment de Leib. Tous connaissaient Jean Keller. Eh bien, il

n'y eut même pas un sentiment de pitié pour lui — cette pitié qu'on

ne refuse jamais à ceux qui vont mourir! Quelles natures! Ils étaientbien dignes, ces Prussiens, d'être commandés par des Grawert!Le lieutenant nous vit. Il regardaM. Jean, qui lui rendit sonregard. Chez l'un, c'était la satisfaction d'une haine qui va s'as-souvir, chez l'autre, c'était du mépris.

Un instant, je crus que ce misérable allait nous accompagner. Envérité, je me demandais s'il ne tiendrait pas à commander lui-mêmele feu! Mais un appel de trompette se fit entendre. Il se perdit aumilieu des soldats. -

Nous tournions alors une des hauteurs que le duc de Brunswick

était venu occuper. Ces hauteurs qui dominent la petite ville etl'entourent sur un circuit de trois quarts de lieue, s'appellent les

collines de la Lune. C'est à leur pied que passe la route de

Châlons. Quant aux Français, ils s'étageaient sur les croupes avoi-sinantes.

Au-dessous se déployaient de nombreuses colonnes, prêtes à

gravir nos positions, de manière à dominer Sainte-Menehould. Si lesPrussiens y réussissaient, Dumouriez serait très compromis, en pré-

sence d'un ennemi supérieur par le nombre, et qui pourrait l'acca-bler de ses feux.

Avec un temps clair, j'aurais pu apercevoir les uniformes français

sur les hauteurs. Mais tout disparaissait encore au milieu d'unebrume épaisse, que le soleil n'avait pu dissiper. On entendaitdéjà quelques détonations, et c'est à peine si on pouvait en aper-cevoir les lueurs.

Le croirait-on! Il me restait un espoir, ou plutôt, je me forçaisde ne point désespérer.

e Et cependant, quelle apparence qu'un secours pût nous venir

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du côté où l'on nous menait? Toutes les troupes, appelées par-•Dumouriez, n'étaient-elles pas sous sa main autour de Sainte-Mene-hould? Que voulez-vous? On a tellement envie d'échapper à la mort

que l'on se fait de ces idées-là!

Il était environ onze heures et quart. Le midi du 20 septembre nesonnerait jamais pour nous!

En effet, nous étions arrivés. L'escouade venait de quitter la

grande route de Châlons, sur la gauche. Le brouillard était encoreassez épais pour que les objets ne fussent pas visibles à quelquescentaines de pieds. On sentait, cependant, qu'il ne tarderait pas à sefondre au soleil.

Nous étions entrés dans un petit bois, désigné pour le lieu d'exé-

cution et dont nous ne devions plus sortir.Au loin s'entendaient des roulements de tambours, des éclats de

trompette, auxquels se mêlaient des détonations d'artillerie, despétillements de feux de file et de peloton.

Je cherchais à me rendre compte de ce qui se passait, comme si

cela eût dû m'intéresser en un pareil moment! J'observais que cesbruits de bataille venaient de la droite et qu'ils semblaient se rap-procher. Y avait-il donc un engagement sur la route de Châlons?Une colonne était-elle sortie du camp de l'Épine pour prendre lesPrussiens de flanc? Je ne me l'expliquais pas.

Si je vous raconte ceci avec une certaine précision, c'est que jetiens à vous faire connaître quel était alors l'état de mon esprit.Quant aux détails, ils sont restés gravés dans ma mémoire. D'ail-

leurs, on n'oublie pas des choses pareilles. Pour moi. c'est commesi c'était d'hier!

Nous venions d'entrer dans le petit bois. Au bout d'une centainede pas, l'escouade s'arrêta devant un abatis d'arbres.

C'était à cette place que M. Jean et moi, nous devions être passés

par les armes.L'officier qui commandait — un homme à face dure — fit faire

halte. Les soldats se rangèrent de côté, et j'entends encore les

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crosses de leurs fusils qui résonnèrent sur le sol, lorsqu'ils mirentl'arme au pied.

« C'est ici, dit l'officier.

— Bien! » répondit Jean Keller.Il répondit cela d'une voix ferme, le front haut,, le regard

assuré.Et, alors, s'approchant de moi, il me parla dans cette langue

française qu'il aimait tant, et que j'allais entendre pour la dernièrefois.

« Natalis, me dit-il, nous allons mourir! Ma dernière pensée serapour ma mère, pour Marthe qu'après elle, j'aimais le plus au monde!Les pauvres femmes! Que le ciel les prenne en pitié! Quant à vous,Natalis, pardonnez-moi.

— Que je vous pardonne, monsieurJean?

— Oui, puisque c'est moi qui.— Monsieur Jean! répondis-je, je n'ai rien à vous pardonner. Ce

que j'ai fait a été fait librement, et je le ferais encore! Laissez-moi

vous embrasser, et mourons tous deux en braves! »

Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre.Et je n'oublierai jamais quelle fut l'attitude de Jean Keller,

lorsque, se retournant vers l'officier, il lui dit d'une voix qui netremblait pas:

« A vos ordres! »

L'officier fit un signe. Quatre soldats se détachèrent du peloton,

nous poussèrent par le dos, et nous conduisirent tous deux au pieddu même arbre. Nous devions être frappés du même coup et tomberensemble. Eh bien, j'aimais mieux cela!

Je me rappelle que cet arbre était un hêtre. Je le vois encoreavec tout un pan d'écorce pelé. Le brouillard commençait à se dis-siper. Les autres arbres sortaient des brumes.

M. Jean et moi, nous étions debout, la main dans la main, regar-dant le peloton en face.

L'officier s'écarta un peu. Le craquement des batteries qu'on

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armait m'entra dans l'oreille. Je serrais la main de Jean Keller, etje vous jure qu'elle ne tremblait pas dans la mienne!

Les fusils furent remontés à la hauteur de l'épaule. A un premiercommandement, ils s'abaisseraient. A un second, ils feraient feu,et tout serait fini.

Soudain, des cris éclatent sous le bois, derrière l'escouade dessoldats.

Dieu duciel! Que vois-je ?. Mille Keller, soutenue par Mlle Marthe

et par ma sœur Irma. Sa voix pouvait à peine se faire entendre. Samain agitait un papier, et Mlle Marthe, ma sœur, M. de Lauranay,répétaient avec elle:

« Français!. Français! »

En cet instant, une formidable détonation retentit, et j'aperçusMme Keller qui s'affaissait.

Ni M. Jean ni moi, n'étions tombés, cependant. Ce n'étaient donc

pas les soldats du peloton qui avaient tiré?.Non! Une demi-douzained'entre eux gisaient sur le sol, tandis

que l'officier et les autres s'enfuyaient à toutes jambes.En même temps, de divers côtés, à travers le bois partaient ces

cris que j'entends encore:« En avant! En avant! » ;

C'était bien le cri français, et non le rauque « vorwaertz! » des

Prussiens! -Un détachement de nos soldats, s'étant jeté hors de la route de

Châlons, venait d'arriver dans le bois, au bon moment, j'ose le dire!Leurs coups de feu avaient précédé, de quelques secondes seulement,

ceux que le peloton allait tirer. Cela avait suffi. Maintenant, com-ment nos braves compatriotes s'étaient-ils trouvés là si à propos?.Je- devais ne le savoir que plus tard.

M. Jean avait bondi du côté de sa mère que Mlle Marthe et may sœur soutenaient entre leurs bras. La malheureuse femme, croyant

que cette détonation venait de nous donner le coup de mort, étaittombée sans connaissance.

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Mais, sous les baisers de son fils, elle se ranimait, elle revenaità elle, et ces mots s'échappaient encore de sa bouche avec unaccent que je n'oublierai de ma vie:

« Français!. Il est Français! »

Que voulait-elle dire? Je m'étais tourné vers M. de Lauranay.Il ne pouvait parler.

Mlle Marthe saisit alors le papier que Mme Keller tenait dans samain, encore serrée comme celle d'une morte, et elle le tendit à

M.Jean.Je le vois encore ce papier. C'était un journal allemand, le

Zeitblatt.M. Jean l'avait pris. Ille lisait. Des larmes coulaient de ses yeux.

Dieu du ciel! Qu'on est heureux de savoir lire en des occasionspareilles!

Et alors, le même mot sortit de ses lèvres. Il se relevait. Il

avait l'air d'un homme qui serait devenu fou subitement. Ce qu'ildisait, je ne pouvais le comprendre, tant sa voix était étranglée parl'émotion.

« Français!. Je suis Français!. s'écriait-il. Ah! mamère!.Marthe. Je suis Français!.»

Puis, il tomba à genoux dans un élan de reconnaissance enversDieu.

Mais Mme Keller venait de se redresser à son tour, disant:« Maintenant, Jean, on ne te forcera plusà te battre contre la

France!- Non, mère!. C'est maintenant mon droit et mon devoir de me

battre pour elle! »

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XXIV

M. Jean m'avait entraîné, sans avoir pris le temps de s'expli-

quer. Nous nous étions joints aux Français qui s'élançaient hors dubois, etnous marchions au canon, qui commençait à rouler en fra-

cas continu.J'essayais en vain de réfléchir. Comment, Jean Keller, fils de

M. Keller, allemand d'origine, était Français? Comprenais pas!Tout ce queje puis dire, c'est qu'il allait se battre comme s'il l'était,et moi avec!

- ,-

Il faut raconter maintenant quels événements avaient marquécettematinée du 20 septembre, et comment un détachement de nossoldats s'était trouvé si à propos dans le petit bois qui borde la

route de Châlons.On s'en souvient, dans la nuit du 16, Dumouriez avait fait détendre

le camp de Grand-Pré pour se porter sur les positions de Sainte-Menehould, où il était,arrivé le lendemain, après une marche de

quatre à cinq lieues.Devant Sainte-Meneiiould s'arrondissent différentes hauteurs,

séparées par de profonds ravins.Leur pied est défendu par des fondrières et des marécages,

formés par l'Aure jusqu'à l'endroit où cette rivière se jette dans

l'Aisne.

Ces hauteurs sont, à droite, celles de l'Hyron, situées en face des

collines de la Lune, à gauche, celles de Gizaucourt. Entre elles etSainte-Menehould s'étend une sorte de bassin marécageux que tra-

verse la route de Châlons. A sa surface, ce bassin est accidenté de

quelques mamelons de moindre importance,—entre autres celui du

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A peine eut-ille temps de se reconnaître. (Page 205.)

moulin de Valmy, qui domine le villagede ce nom, devenu si célèbre

depuis le 20 septembre 1792.

Dès son arrivée, Dumouriez occupa Sainte-Menehould. Dans cetteattitude, il s'appuyait au corps de Dillon, prêt à défendre le défilé

des Islettes contre toute colonne, autrichienne ou prussienne, qui

voudrait prendre l'Argonne à revers. Là, les soldats de Dumouriez,bien pourvus de vivres, firent fête à leur général, dont la discipline

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était très sévère. Et elle se montra telle, en effet, contre les volon-taires venus de Châlons, qui, pour la plupart, ne valaient pas lacorde pour les pendre.

Cependant Kellermann, après l'abandon du camp de Grand-Pré,avait fait un mouvement de recul. Aussi, le 19, était-il encore à

deux lieuesde Sainte-Menehould, quand Beurnonville s'y trouvaitdéjà avec neuf mille hommes de l'armée auxiliaire du camp deMaulde.

Dans la pensée de Dumouriez, Kellermann devait s'établir sur leshauteurs de Gizaucourt, qui dominent celles de la Lune, verslesquelles se dirigeaient les Prussiens. Mais l'ordre ayant été mal

compris, ce fut le plateau de Valmy que vint occuper Kellermann avecle général Valence et le duc de Chartres, lequel, à la tête de douze

bataillons d'infanterie et de douze escadrons d'artillerie, se distinguaparticulièrementdans cette bataille.

Entre temps, Brunswick arrivait avec l'espoir de couper la routede Châlons et de repousser Dillon hors du défilé des Islettes. Sainte-Menehould une fois entourée par quatre-vingt mille hommes, aux-quels s'était jointe la cavalerie des émigrés, force serait bientôt à

Dumouriez et à Kellermann de se rendre.Et cela était à craindre, puisque les hauteurs de Gizaucourt

n'étaient pas au pouvoir des Français, comme l'avait voulu Dumou-

riez. En effet, si les Prussiens, déjà maîtres des collines de la Lune,s'emparaient des collines de Gizaucourt, leur artillerie pourraitfoudroyer toutes les positions françaises.

C'est bien ce que comprit le roi de Prusse. C'est pourquoi, au lieu

de se porter sur Châlons, malgré l'avis de Brunswick, donna-t-il

l'ordre d'attaquer, espérant jeter Dumouriez et Kellermann dans lesfondrières de Sainte-Menehould.

Vers onze heures et demie du matin, les Prussiens commencèrentà descendre les collines de la Lune, en bel ordre, et ils s'arrêtèrentà mi-côte.

C'est à ce moment, c'est-à-dire au début de la bataille, qu'une

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colonneprussienne se rencontra sur la route de Châlons avec l'arrière-garde de Kellermann, dont quelques compagnies s'étant jetées à

travers le petit bois, mirent en fuite le peloton prussien qui allait

nous fusiller.Maintenant, nous deux M. Jean, nous étions au plus fort de la

mêlée, là où précisément j'avais retrouvé mes camarades de Royal-Picardie.

« Delpierre?.s'était écrié un des officiers de mon escadron, enm'apercevant au moment où les boulets commençaientà labourer

nos rangs.

- Présent, mon capitaine! répondis-je.

- Eh! te voilà revenu à temps!- Comme vous voyez, pour me battre!- Maistu es à pied?.- Eh bien, mon capitaine, je me battrai à pied, et je n'en ferai-

pas plus mauvaise besogne!»On nous avait donné des armes à M. Jean et à moi,' chacun un

fusil et un sabre. Les buffleteries se croisaient sur nos vêtements

en lambeaux, et, si nous n'avions pas d'uniforme, c'est que le tailleurdu régiment n'avait pas eu le temps de nous prendre mesure!

Je dois dire que les Français furent repoussés au début de l'ac-tion; mais les carabiniers du général Valence accoururent et réta-blirent l'ordre un instant troublé.

Et, pendant ce temps, le brouillard, déchiré par les décharges de

l'artillerie, s'était dissipé.On se battait en plein soleil. Dans l'espacede deux heures, vingt mille coups de canon s'échangèrent entreles hauteurs de Valmy et celles de la Lune. — On a dit vingt mille?.Bon!. Mettons vingt et un mille, et n'en parlons plus! En tout cas,suivant le proverbe, mieux valait entendre cela que d'être sourd!

En ce moment, la place près du moulin de Valmy était diffi-

cile à tenir. Les boulets râclaient des files entières. Le cheval deKellermann venait d'être éventré. Non seulement les collines de laLune appartenaient aux Prussiens, mais ils allaient s'emparer de

Page 424: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

celles deGizaucourt.Nousavions bien, il est vrai, celles de l'Hyron,dont Clairfayt cherchait à se rendre maître avec vingt-cinq milleAutrichiens, et, s'il y réussissait, les Français seraient foudroyésde flanc et de front.

Dumouriez vit ce danger. Il envoya Stengel avec seize bataillons,afin de repousser Clairfayt, et Chazot, de manière à occuper Gizau-

court avant les Prussiens. Chazot arriva trop tard. La place étaitprise, et Kellermannfut réduit à se défendre dans Valmy contre uneartillerie qui le broyait de toutes parts. Un caisson éclata près dumoulin. Ce fut un moment de désordre. Nous étions là, M. Jean etmoi, avec l'infanterie française, et c'est miracle que nous n'ayions

pas été tués.Ce fut alors que le duc de Chartres accourut avec une réserve

d'artillerie et put répondre heureusementau canon de la Lune et deGizaucourt.

Toutefois, l'affaire allait devenir plus chaude encore. LesPrus-siens, rangés sur trois colonnes, montaient à l'assaut du moulin de

Valmy pour nous en déloger et nous jeter dans le marécage.Je vois encore Kellermannetje l'entends aussi. Il donna l'ordre de

laisser arriver l'ennemi jusqu'à la crête, avant de foncer dessus. On

est prêt, on attend. Il n'y a plus qu'à sonner la charge.Et alors, au bon moment, ce cri s'échappe de la bouche de

Kellermann :

« Vive la nation!

— Vive la nation! » répondîmes-nous.Et cela fut crié avec une telle force que les déchargesde l'artillerie

n'empêchèrent pas de l'entendre.Les Prussiens étaient arrivés à la crête du mamelon. Avec leurs

colonnes bien en ligne, leur pas cadencé, le sang-froid qu'ils mon-traient, ils étaient terribles à affronter. Mais l'élan français l'emporta.

Onse jeta sur eux. La mêlée fut horrible, et, de part et d'autre,

l'acharnement effroyable.

Tout à coup, au milieu de la fumée des coups de feu qui éclataient

Page 425: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

autour de nous, je vis Jean Keller s'élancer le sabre haut. Il avait

reconnu un des régiments prussiens que nous commencions à rejeter

sur les pentes de Valmy.

C'était le régiment du colonel von Grawert. Le lieutenant Frantz

se battait avec un grand courage, car ce n'est pas le courage qui

manque aux officiers allemands.

M. Jean et lui se trouvèrent face à face.

Le lieutenant devait croire que nous étions tombéssous les ballesprussiennes, et il nous retrouvait là! On juge s'il dutêtre stupé-fait!. Mais à peine eut-il le temps de se reconnaître. D'un bond,

M. Jean se jeta sur lui, et, du revers de son sabre, il lui fendit

la tête.Le lieutenant tomba mort, et j'ai toujours pensé que cela était

juste qu'il fût frappé de la main même de Jean Keller!Cependant les Prussiens.cherchaient toujours à conquérir le pla-

teau. Ils attaquaient avec une vigueur extraordinaire. Mais nous lesvalions bien, et vers deux heures après-midi, ils durent cesser leursfeux et redescendre dans la plaine.

La bataille n'était que suspendue, pourtant. A quatre heures, le

roi de Prusse, marchant en tête, reforma trois colonnes d'attaque

avec ce qu'il avait de meilleur en infanterie et en cavalerie. Alors,

une batterie de vingt-quatre pièces, établie au pied du moulin, fou-droya les Prussiens avec une telle violence, qu'ils ne purent gravirles pentes balayées par les boulets. Puis, la nuit venant, ils seretirèrent.

Kellermann était resté maître du plateau, et le nom de Valmy cou-rait la France, le jour même où la Convention, tenant sa secondeséance, décrétait la République. -

Page 426: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

XXV

Nous sommes arrivés au dénouement de ce récit, que j'aurais puintituler: Histoire d'un congé en Allemagne.

Le soir même, dans une maison du village de Valmy, Mme Keller,-

* M. et Mlle de Lauranay, ma sœur Irma, M. Jean et moi, on se retrou-vait tous ensemble.

Quelle joie ce fut de se revoir, après tant d'épreuves! Ce qui sepassa entre nous, on le devine.

« Minute! dis-je alors. Je ne suis pas curieux, et, pourtant, de

resterainsi le bec dans l'eau!. Je voudrais bien comprendre.

— Comment il se fait, Natalis, que Jean soit ton compatriote?répondit ma sœur.v - Oui, Irma, et cela me paraît si singulier que vous avez dû faire

erreur.- On ne commet pas de ces erreurs-là, mon brave Natalis! »

répliqua M. Jean.Et voilà ce qui me fut raconté en quelques mots.Au village de la Croix-aux-Bois où nous avions laissé M. de Lau-

ranay et ses compagnes, gardées à vue dans la maison de HansStenger, les Autrichiens ne tardèrent pas à être remplacés par unecolonne prussienne. Cette colonne comptait dans ses rangs un certainnombre de jeunes gens que la levée du 31 juillet avait arrachés à

leurs familles.

Parmi ces jeunes gens se trouvait un brave garçon, nommé

Ludwig Pertz, qui était de Belzingen. Il connaissait Mme Keller etvint la voir, quand il apprit qu'elle était prisonnière des Prussiens.On lui raconta alors ce qui était arrivéà M. Jean, et comment il

avait dû prendre la fuite à travers les bois de l'Argonne.

Page 427: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Et alors, voilà Ludwig Pertz de s'écrier:

« Mais votre fils n'a plus rien à craindre, madame Keller!. On

n'avait pas le droit de l'incorporer!. Il n'est pas Prussien!. Il estFrançais! »

On juge de l'effet que produisitcette déclaration. Et quand Ludwig

Pertz fut mis en demeure de justifier son dire, il présenta à Mme Kel-

ler un numéro du Zeitblatt.Cette gazette rapportait le jugement qui venait d'êtrerendu à

la date du 17 août dans l'affaire Keller contre l'État. La famille

Keller était déboutée de sa demande, par ce motif que la commission

des fournitures ne devait être accordée qu'à un Allemand d'origineprussienne. Or, il avait été établi que les ancêtres de M. Kellern'avaientjamais demandéni obtenu de naturalisation depuis leur éta-blissement dans la Gueldre, après la révocation de l'Édit de Nantes,

que ledit Keller n'avait jamais été prussien, qu'il avait toujours étéfrançais, et que, par conséquent, il ne lui était rien dû par l'État.

En voilà un, de jugement! Que M. Keller fût resté français, cela

ne faisait plus doute! Mais ce n'était pas une raison pour ne pointlui payer son dû! Enfin, voilà comment on jugeait à Berlin en 1792.

Je vous prie de croire que M. Jean ne songeait point à en rappeler.Il tenait son procès pour perdu, bien perdu. Ce qui était indiscu-table, c'est que, né d'un père et d'une mère français, il était tout cequ'il y avait de plus français au monde! Et s'il lui fallait un baptême

pour cela, il venait de le recevoir à la bataille de Valmy — cebaptême du feu qui en vaut bien un autre!

On le comprend, après la communication de Ludwig Pertz, ilimportait de retrouver M. Jean à tout prix. Précisément, on venaitd'apprendre à la Croix-aux-Boisqu'il avait été pris dans l'Argonne,conduit à Longwé, puis emmené au camp prussien avec votre servi-teur. Il n'y avait pas une heure à perdre. Mme Keller retrouva desforces en présence du danger qui menaçait son fils. Après le départde la colonne autrichienne, accompagnée de M. de Lauranay, de

Mlle Marthe, de ma sœur, et guidée par l'honnête Hans Stenger, elle

Page 428: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

quitta la Croix-aux-Bois, traversa le défilé, et arriva aux cantonne-ments de Brunswick, le matin même où on allait nous fusiller.Nous venions de sortir de cette tente où s'était tenu le conseilde guerre, quand elle s'y présenta.

En vain réclama-t-elle,en s'appuyant sur ce jugement qui faisaitunFrançais de Jean Keller.- On la répoussa. Elle se jeta alors sur laroute de Châlons, du côtéoù on nous entraînait. On saitce qui arriva.

Enfin, quand tout s'arrange pour que les braves gens soient heu-

reux, lorsqu'ils sont si dignes de l'être, on reconnaîtra avec moi queDieu fait bien les choses!

Quant à la situation des Français après Valmy, voici ce que j'ai àdire en quelques mots. :

Tout d'abord,pendant la nuit, Kellermann fit occuper les hauteursde Gizaucourt,— ce qui assurait définitivement les positions de

toute l'armée.-

Cependant les Prussiens nous avaient coupé de la route de Châ-

lons, et on nepouvait plus communiquer avec les dépôts. Mais,

commenous étions maîtres de Vitry, lesconvoispurent toujoursarriver, etl'arméé n'eut point à souffrir au campement de Sainte-Menehould.

Les armées ennemies restèrentsur leurs cantonnementsjusqu'auxderniers joursde septembre. Des pourparlers avaient eu lieu, qui

n'avaientpoint abouti. Toutefois, dans le camp prussien, on avait

hâte de repasser la frontière. Les vivres manquaient, la maladiefaisait de grands ravages, si bien que le duc de Brunswick décampa

le 1er octobre.Il faut dire que, pendant que les Prussiens reprenaient les défilés

de l'Argonne, on leur fit la conduite, pas trop vivement. On les

laissait battre en retraite, sans les presser. Pourquoi? Je l'ignore.Ni moi ni bien d'autres n'ont rien compris à l'attitude de Dumouriez

en cette circonstance.Sans doute, il y avait de la politique là-dessous, et, je le répète,

je n'entends goutte à la politique.

Page 429: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Si une union fut assurée d'être heureuse. (Page 210.)

L'important était que l'ennemi eût repassé la frontière. Cela futfait lentement, mais cela fut fait, et il n'y eut plus un seul Prussienen France, — pas même M. Jean, puisqu'il était bel et bien notrecompatriote.

Dès que le départ fut possible, au milieu de la première semained'octobre, nous revînmes tous ensemble dans ma chère Picardie, où lemariage de Jean Keller et de Marthe de Lauranay fut enfin célébré.

Page 430: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

On s'en souvient, je devais être le témoin de M. Jean à Belzin-

gen, et on ne sera pas surpris que je l'aie été à Saint-Sauflieu. Et siunion fut assurée d'être heureuse, c'est bien celle-là, ou il n'yenaura jamais.

Pour moi, je rejoignis mon régiment quelquesjours après. J'apprisà lire, à écrire, et devins, comme je l'ai dit, lieutenant, puis capitainependant les guerres de l'Empire.

Voilà mon histoire, que j'ai rédigée pour mettre fin aux discus-sions de mes amis de Grattepanche. Si je n'ai pas parlé comme unlivre d'église, j'ai du moins raconté les choses comme elles ont eulieu. Et maintenant, lecteurs, permettez que je vous salue de monépée.

NATALIS DELPIERRE,Capitaine de cavalerie en retraite.

Page 431: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

I

Ils étaient là de sept à huit cents, à tout le moins. De taille

moyenne, mais robustes, agiles, souples, faits pour les bonds pro-digieux, ils gambadaient sous les dernières clartés du soleil qui secouchait au delà des montagnes échelonnées vers l'ouest de la rade.Le disque rougeâtre disparut bientôt, et l'obscurité commença à sefaire au milieu de ce bassin encadré des sierras lointaines de Sa-

norra, deRonda et du pays désolé del Cuèrvo.

Soudain, toute la troupe s'immobilisa. Son chef venait d'apparaître

sur ce dos d'âne maigre, qui forme la crête du mont. Du poste desoldats, perché à l'extrême sommité de l'énorme roc, on ne pouvaitrien voir de ce qui se passait sous les arbres.

« Sriss!. Sriss! » fit entendre le chef, dont les lèvres, ramassées

en cul de poule, donnèrent à ce sifflement une intensité extraor-dinaire.

Page 432: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Sriss!. Sriss! » répéta cette troupe étrange avec un ensembleparfait.

Un être singulier, ce chef, de haute stature, vêtu d'une peau desinge, poil en dehors, la tête embroussaillée d'une chevelure inculte,la face hérissée d'une barbe courte, les pieds nus, durs en dessous

comme un sabot de cheval.Il leva le bras droit et le tendit vers la croupe inférieure de la

montagne. Tous aussitôt de répéter ce geste avec une précision mili-taire, il est plus juste de dire mécanique, — véritables marionnettes

mues par le même ressort. Il abaissa son bras. Ils abaissèrent leursbras. Il se courba vers le sol. Ils se courbèrent dans la même atti-tude. Il ramassa un solide bâton qu'il brandit. Ils brandirent leursbâtons et exécutèrent un moulinet pareil au sien, — ce moulinet

que les bâtonnistes appellent « la rose couverte ».Puis, le chef se retourna, se glissa entre les herbes, rampa sous

les arbres. La troupe le suivit en rampant.En moins de dix minutes, les sentiers du mont, ravinés par les

pluies, furent dévalés, sans que le heurt d'un caillou eût décelé laprésence de cette masse en marche.

Un quart d'heure après, le chef s'arrêta. Tous s'arrêtèrent commes'ils eussent été figés sur place.

A deux cents mètres au-dessous, apparaissait la ville, couchée le

long de la sombre rade. De nombreuses lumières étoilaient

le groupe confus des môles, des maisons, des villas, des casernes.Au delà, les fanaux des navires de guerre, les feux des bâtiments

de commerce et des pontons, mouillés au large, se réverbéraient à

la surface des eaux calmes. Plus loin, à l'extrémité de la Pointe d'Eu-

rope, le phare projetait son faisceau lumineux sur le détroit.

En ce moment éclata un coup de canon, le First gun fire, tiré

de l'une des batteries rasantes. Et alors, les roulements de tam-bours, accompagnés de l'aigre sifflet des fifres, se firent aussitôt

entendre.C'était l'heure de la retraite, l'heure de rentrer chez soi. Aucun

Page 433: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

étranger n'avait plus le droit de courir la ville, sans être escorté

d'un officier de la garnison. Ordre aux équipages de rallier le bord,

avant que les portes fussent fermées. De quart d'heure en quartd'heure, circulaient des patrouilles qui conduisaient au poste les

retardataires et les ivrognes. Puis, tout se tut.Le général Mac Kackmale pouvait dormir sur ses deux oreilles.Il ne semblait pas que l'Angleterre eût rien à craindre, cette

nuit-là, pour son rocher de Gibraltar.

II

On sait ce qu'il est, ce rocher formidable, haut de quatre cent vingt-

cinq mètres, reposant sur une base large de douze cent quarante-cinq, longue de quatre mille trois cents. Il ressemble quelque peuà un énorme lion couché, la tête du côté de l'Espagne, la queuetrempant dans la mer. Sa face montre les dents, — sept cents ca-nons braqués à travers ses embrasures, - les dents de la vieille,

comme on dit. Une vieille qui mordrait dur, si on l'agaçait. Aussil'Angleterre est-elle solidement postée là, comme à Périn, à Aden,à Malte, à Poulo-Pinang, à Hongkong, autant de rochers dont,quelque jour, avec les progrès de la mécanique, elle fera des for-teresses tournantes.

En attendant, Gibraltar assure au Royaume-Uni une dominationincontestable sur les dix-huit kilomètres de ce détroit què la massued'Hercule a ouvert entre Abila et Calpe, au plus profond des eauxméditerranéennes.

Les Espagnols ont-ils renoncé à reprendre ce morceau de leurpéninsule? Oui, sans doute, car il semble être inattaquable par terreou par mer.

Cependant, il y en avait un que hantait la pensée obsédante de re-conquérir ce roc offensif et défensif. C'était le chef de la bande, unêtre bizarre, on peut même dire un fou. Cet hidalgo se nommait pré-

Page 434: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

cisément Gil Braltar, nom qui, dans sa pensée sans doute, le prédes-tinait à cette conquêtepatriotique. Son cerveaun'yavaitpoint résisté,etsa place eût été à l'hospicedesaliénés. On le connaissaitbien. Toute-fois, depuis dix ans, on ne savait trop ce qu'il était devenu. Peut-êtreerrait-il à travers le monde? En réalité, il n'avait point quitté sondomaine patrimonial. Ily vivait d'une existence de troglodyte, sousles bois, dans les cavernes, et plus particulièrement au fond de

ces réduits inaccessibles des grottes de San-Miguel, qui, dit-on, com-muniquent avec la mer. On le croyait mort. Il vivait, cependant,mais à la façon deces hommes sauvages, dépourvus de la raisonhumaine, qui n'obéissent plus qu'aux instincts de l'animalité.

III

Il dormait bien, le général Mac Kackmale, sur ses deux oreilles,plus longues que ne le comporte l'ordonnance. Avec ses bras déme-

surés, ses yeux ronds, enfoncés sous de rudes sourcils, sa face enca-drée d'une barbe rèche, sa physionomie grimaçante, ses gestes d'an-

thropopithèque, le prognathisme extraordinaire de sa mâchoire, il.était d'une laideur remarquable, — même chez un général anglais.

Un vrai singe, excellent militaire, d'ailleurs, malgré sa tournuresimiesque.

Oui! Il dormait dans sa confortable habitation de Main-street,

cette rue sinueuse qui traverse la ville depuis la Porte-de-Merjusqu'àla Porte de l'Alameda. Peut-être rêvait-il que l'Angleterre s'em-

parait de l'Égypte, de la Turquie, dela Hollande, del'Afghanis-

tan, du Soudan, du pays des Boers, en unmot, detous les points

du globe à sa convenance, — et cela au moment où elle risquait de

perdre Gibraltar.

La porte de la chambre s'ouvrit brusquement.

« Qu'y a-t-il? demanda le général Mac Kackmale, en se redressant

d'un bond.

Page 435: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

— Mon général, répondit un aide de camp qui venait d'entrer

comme un obus-torpille, la ville est envahie!.

- Les Espagnols?.- Il faut le croire!

- Ils auraient osé!. «

Le général n'acheva pas. Il se leva, rejeta le madras qui lui ser-rait la tête, se roula dans son pantalon, s'enfourna dans son habit,descendit dans ses bottes, se coiffa de son claque, se boucla de sonépée, tout en disant:

« Quel est cebruit que j'entends?

- Le bruit des quartiers de roches qui roulent comme une ava-lanche sur la ville.

— Ces coquins sont nombreux?.

— Ils doivent l'être.

— Tous les bandits de la côte se sont-ils donc réunis, sans doute

pour ce coup de main: les contrebandiers de Ronda, les pêcheursde San-Roque, les réfugiés qui pullulent dans les villages?.-' C'est à craindre, mon général!— Et le gouverneur est-il prévenu?

— Non! Impossible d'aller le rejoindre à sa villa de la pointed'Europe! Les portes sont occupées, lesrues sont pleines d'assail-lants!.

— Et la caserne de la Porte-de-Mer?..,

— Aucun moyen d'y arriver! Les artilleurs doivent être cernésdans leur caserne!

— Combien d'hommes avec vous?.— Une vingtaine, mon général, des fantassins du 3e régiment, qui

ont pu s'échapper.

— Par Saint Dunstan! s'écria Mac Kackmale, Gibraltar arrachéà l'Angleterre par ces vendeurs d'oranges!. Cela ne sera pas!.Non! Cela ne sera pas! »

En ce moment, la porte de la chambre livra passage à un êtrebizarre, qui sauta sur les épaules du général.

Page 436: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« Rendez-vous! » s'écria-t-il. (Page 216.)

IV

« Rendez-vous! » s'écria-t-il d'une voix rauque, qui tenait plus du

rugissement que de la voix humaine.Quelques hommes, accourus à la suite de l'aide de camp, allaient

Page 437: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Tous remontèrent les pentes de la montagne. (Page 219.)

se jeter sur cet homme, quand, à la clarté de la chambre, ils le

reconnurent.

« GilBraltar! » s'écrièrent-ils.C'était lui, en effet, l'hidalgo auquel on ne pensait plus depuis

longtemps, le sauvage des grottes de San-Miguel.

« Rendez-vous? hurlait-il.

— Jamais! « répondit le général Mac Kackmale.

Page 438: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Soudain, au moment où les soldats l'entouraient, Gil Braltar fit

entendre un « sriss » aigu et prolongé.Aussitôt, la cour de l'habitation, puis l'habitation elle-même,

s'emplirent d'une masse envahissante.Le croira-t-on? C'étaient des monos, c'étaient des singes, et par

centaines! Venaient-ils donc reprendre aux Anglais ce rocher dontils sont les véritables propriétaires, ce mont qu'ils occupaientbien avant les Espagnols, bien avant que Cromwell en eût rêvé la

conquête pour la Grande Bretagne? Oui, en vérité! Et ils étaientredoutables par leur nombre, ces singes sans queue, avec lesquels

on ne vivait en bon accordqu'à la condition de tolérer leurs maraudes,

ces êtres intelligents et audacieux qu'on se gardait de molester, carils se vengeaient — cela était arrivé quelquefois — en faisant roulerd'énormes roches sur la ville!

Et, maintenant, ces monos étaient devenus les soldats d'un fou,

aussi sauvage qu'eux, de ce Gil Braltar qu'ils connaissaient, qui

vivait de leur vie indépendante, de ce Guillaume Tell quadruma-nisé, dont toute l'existence se concentrait sur cette pensée: chasserles étrangers du territoire espagnol!

Quelle honte pour le Royaume-Uni, si la tentative réussissait!

Les Anglais, vainqueurs des Indous, des Abyssins, des Tasmaniens,des Australiens, des Hottentots, de tant d'autres, vaincus par de

simples monos!

Si pareille catastrophe arrivait, le général Mac Kackmale n'auraitplus qu'à se faire sauter la tête! On ne survit pas à pareil déshonneur!

Cependant, avant que les singes, appelés par le sifflement de leur

chef, eussent envahi la chambre, quelques soldats avaient pu se

jeter sur Gil Braltar. Le fou, doué d'une extraordinaire vigueur,

résista, et ce ne fut pas sans peine qu'on parvint à le réduire. Sa peaud'emprunt lui ayant été arrachée dans la lutte, il demeura presque

nu dans un coin, bâillonné, ligotté, hors d'état de bouger ou de sefaire entendre. Peu de temps après, Mac Kackmale s'élançait hors de

sa maison, résolu à vaincre ou mourir, suivant la formule militaire.

Page 439: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Mais le danger n'en était pas moins grand au dehors. Sans doute,

quelques fantassins avaient pu se réunir à la Porte-de-Mer et mar-chaient vers l'habitation du général. Divers coups de feu éclataient

dans Main-street et sur la place du Commerce. Toutefois, le nombre

des monos était tel que la garnison de Gibraltar risquait d'être bientôtréduite à leur céder la place. Et alors, si les Espagnols faisaient

cause commune avecces singes, les forts seraient abandonnés, lesbatteries seraient désertées, les fortifications ne compteraient plus

un seul défenseur, et les Anglais, qui avaient rendu ce rocherimprenable, ne parviendraient plus à le reprendre.

Soudain, un revirement se produisit.En effet, à la lueur de quelques torches qui éclairaient la cour, on

put voir les monos battre en retraite. A la tête de la bande marchait

,son chef, brandissant son bâton. Tous, imitant ses mouvements de

bras et de jambes, le suivaient d'un même pas.Gil Braltar avait-il donc pu se débarrasser de ses liens, s'échapper

de la chambre où on le gardait? On n'en pouvait plus douter. Mais

où se dirigeait-il maintenant? Allait-il se porter vers la pointe d'Eu-

rope, sur la villa du gouverneur, lui donner l'assaut, le sommer de

se rendre, ainsi qu'il avait fait vis-a-vis du général?Non! Le fou et sa bande descendaientMain-street. Puis, après avoir

franchi la porte de l'Alameda, tous prirent obliquement à travers le

parc et remontèrent les pentes de la montagne.Une heure après, il ne restait plus dans, la ville un seul des enva-

hisseurs de Gibraltar.Que s'était-il donc passé?On le sut bientôt, quand le général Mac Kackmale apparut sur la

lisière du parc.C'était lui qui, prenant la place du fou, avait dirigé la retraite

de la bande, après s'être enveloppé de la peau de singe du prison-nier. Il ressemblait tellement à un quadrumane, ce brave guerrier,

-

que les monos s'y étaient trompés eux-mêmes. Aussi n'avait-il euqu'à paraître pour les entraîner à sa suite!.

Page 440: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

Une idée de génie tout simplement, qui fut bientôt récompensée

par l'envoi de la croix de Saint-George.Quant à Gil Braltar, le Royaume-Uni le céda, contre espèces, à

un Barnum qui fait sa fortune en le promenant à travers-les princi-pales villes de l'Ancien et du Nouveau-Monde. Il laisse même volon-tiers entendre, le Barnum, que ce n'est point le sauvage de San-Miguel qu'il exhibe, mais le général Mac Kackmale en personne.

Toutefois, cette aventure a été une leçon pour le gouvernementde Sa Gracieuse Majesté. Il a compris que si Gibraltar ne pouvaitêtre pris par les hommes, il était à la merci des singes. Aussi,l'Angleterre, très pratique, est-elle décidée à n'y envoyer désor-mais que les plus laids de ses généraux, afin que les monos puissents'y tromper encore.

Cette mesure vraisemblablement lui assure à jamais la posses-sion de Gibraltar.

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TABLE

Pages.

LECHEMINDEFRANCE. 1

911G ILBRALTAR.- -

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Page 445: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

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X Pelit Enfant, PetitOiseau, L'Absent, Rendez- binsori..- Dè New-York à Bresten 7 heures.£(S> vous! La France, La Sœur aînée, L'Enfant -P.CHAZEL :

Riquette.—D--CANDÈZE: ^<J.

Q> grondé, etc., par Victor DE LAPRADE.— La Gileppe, Aventuresd'un Grillon, Périnette. O( La Jeunesse des Hommes célèbres, de — C. LEMONNIER : Bébés et Joujoux. - VXMULLER.—Aventuresd'unjeuneNaturaliste, HENRY tAUQUEZ: Souvenirsd'une Pen-X Entre Frères et Sœurs, de Lucien BIART.— Sionnaire. - J. LERMONT: LAmee, Les X(> Le Petit Roi, de S. BLANDY.- L'Ami Kips, jeunes™es DUPINgdeG.ASTON. -Causeriesd'Économie!DESAINT-A.NDRE

: Histoired'unebande >$<Les

deCanards, La ViGiliG Casquette, etc., etc.y: - r tVti.ilainesTH. BENTZON : Contes de tous les Pays. - <0

/C Bêtes, de BENEDICT. ,- Vieux Souvenirs, BÉNÉDICT: Le Noël des petits Ramoneûrs,(> Départ pour la Campagne, Bébé aime le Les charmantes Bêtes, etc. — A.GENIN: ><>< rouge, de Gustave DROZ.-Le Pacha berger, Marco et Tonino, Deux Pigeons de Saint- >)

>< de LABOULAYE. — La Musique au foyer, j Marc-. — E. DIENY : La Patrie avant tout.-X de P. LACOME. -Histoire d'un Aquarium, C. LEMAIRE: LeLivredeTrotty.-G. NI- <)XC Les Clients d'un vieux Poirier, de E. VAN COLE: Le Chibouk du Pacha,etc. — GEN- <DKBRUYSSEL.—Histoire de Bébelle, Une Lettre NEVRAYE: Marchand d'A.llumettes, Théâtre Vy' inédite, 'Septante fois sept, de DICKENS.- de Famille, La petite Louiselte.BERTIN:VX Pâquerette, Le Taciturne, etc., de H. AU- Voyage au Pays des Défauts, Les deux côtés X>< QUEZ. - Le petitTailleur, de A. GENIN. du Mur,Les Douze. - P. PERRAULT: Pas- A° - Curiositésdtela vie dûeessAAnniimmaauuxx.npaarr Presse, Les Lunettes de GrandMaman. - A

X P. NOTH.-Notrevieille Maison,deH. B. VADIER : Blanchette, Comédies et Pro- OHAVARD LCI1tdS pverbes. I.-A.REY Les Travailleurs mi-

<5

HAVARD. - Le Chalet des Sapins, parP. croscopiques.-S. BLANDY L'Oncle Phi- ><XCHAZEL. - Les deux Tortues, Ce qu'on libert. — RIDER HAGGARD Découverte X,faIsaIt à un bébé- quand il tombait, par des Mines de Salomon.-GOUZY: Voyage au

X

(~ F. DUPIN DE SAINT-ANDRÉ, etc., etc. j pays des Étoiles, Promenade d'une FilletteX Les petitesSœurs et les petites Mamans, autour d'un Laboratoire. — Une grande Jour-

1X Les Tragédies enfantines, Les Scènes,fami- née, Plaisirs d'hiver, Pierre et Paul, La <)

lières, textes de P.-J. STAHL. Chasse, Les petits Bergers, par UN PAPA. V

Q Illustrationspar ATALAYA, BAYARD, BENETT, BECKER, CIIAM, GEOFFROY, L. FRCELICH, V/°FROMENT, LAMBERT, LALAUZE, LIX, ADRIEN MARIE, MEISSONIER, DE NEUVILLE,

X PHILIPPOTEAUX, RIOU, G. Roux, TH. SCHULER,etc.,etc.. O

N. B. — La plus grande partie de ces œuvres ont été couronnées1 par l'Académie française <)

- -----X.CHAQUE VOLUME SE VEND SEPARÉMENT S(K Pl-ix: broché, 7 fr.; cartonné toile, tranches dorées, 10 fr.; relié, tranches dorées, 12 fr. PSXYY:XY:X:X>6('/YYY..)6(XY

Page 447: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

« LES NOUVEAUTÉS POUR 1889-1890 SONT INDIQUÉES PAR UNEtLes ouvrages précédés d'une double palme 9 ont été couronnés par l'Académie

(1er Age) CI ALBUMS STAHLIN8° ILLUSTRÉS IJ~f LesAlbumsStahl

« TL y a des lecteurs qui ne sont pas hommes encore et à qui il faut des lectures et des

%I

I"imagespour leurs premières curiosités. Ce public innombrable et frêle n'a pas été oublié. 1ALesoAlbumsStahlleurdonnent de piquants ou de jolis dessins accompagnés d'un texte -

naïf. La naïveté est celle qu'un ingénieux esprit, comme Stahl, peut offrir.Elle

a.ses malices -légères et sa gaieté tendre. Les dessins ont de la fantaisie dans lavérité. Bégayements heu-reux, rires argentins, ce sont là les effets que produisent ces albumscaressants. Il y a beau-coup de gros livres et de travaux ambitieux qui n'ont pas la même utilité. -

<v GUSTAVE FREDÉRIX.-(Indébendaiice Belge.) 1FRŒLICHC t Jujules le Chasseur. Commandements du Grand- 1 Un drôle de Chien.5^ Les petits Bergers. Papa. f La Fête-de Papa. -PierreetPaul, La Fête de Mlle Lili. Mll--Lili à la campagne. -LaPoupéede

Mlle Lili. Journée de Mil. Lili.

1

Le premier Chien et le pre-La Poupée deLa Journée de M. Jujules. La Grammaire de M1Io. Lili. ) mier Pantalon. «L'A perdu de Mil. Babet. (J. MACÉ.) ) L'Ours de

Sibérie.Alphabet de Mll-Lili. Le Jardin de M. Jujules. I Le petit Diable. »Arithmétique de Mil. Lili. Mil. Lili aux Eaux. ( LaSaladedelagrandeJeanne. '»Cerf-Agile, histoire d'un jeune Les Capricesde Manette. J La Crème au chocolat. )

sauvage. Les Jumeaux. M. Jujules à l'école. il..Bonsoir, petit père. ! ^CL-BECKER L'Alphabet des Oiseaux.- LAlphabet des Insectes.COINCHON (A.). Histoire d'une Mère. i',

DETAILLE. Les bonnes Idées de mademoiselleRose. SFATHLeDocteurBilboquet., «- ..,.Gribouill. — Jocrisseet sp Sœur. ,- Les Méfaits de Polichinelle.—Pierrot à l'École.- La Famille. Gringalet. — Une folle soirée chez Paillasse.« FROMENT Petites Tragédies enfantines..« - ; LePetitAcrobate. ^§.

"C- - La Boîte au lait. -- ,

La Petite Devineresse. - Le Petit -Escamoteur. #»—-J-Scènesfamilières.« GEOFFROY Le Paradisde M. Toto.—1« Cause de l'avocat Juliette«—L'âgedel'École.

GR1SET. La Découverte de. Londres.« GRISET.L'École buissonnièré.»JUNDT L'Ecole buissonnièré. «

» LALAUZE. LeRosier du petit Frère. «:» LAMBERTChiens et Chats. ?« MARIE(A.) Le petit Tyran. :

MATTH1S Les deuxSœurs.C MÉAULLEPetits Robinsons de Fontainebleau. 1» PIRODON-•• Histoire d'un Perroquet.—Histoire de Bob aîné. ;»

— La PiedeMarguerite.> SCHULER (TH.).LesTravauxd'Alsa. CVALTON••• Mon petit Frère.

IALBUMS STAHL ILLUSTRÉSgr.in-So

|FRŒLICH €«

MU. Mouvette. ) Voyagede Mll. Lili autour du monde. iM. Jujules et sa sœur Marie. S Voyage de découvertes de Mil. Lili.

j%p

« Petites Sœurs et petites Mamans. ) La Révoltepunie. -S CHAM. Odysséede Pataud.FROMENTLa belle petite Princesse Usée. — La Chasse au volant.

GRISET(E.) Aventures de trois vieux Marins. — Pierre le Cruel. C<?SCHULER(T.). Le premier Livre des petitsenfants. 4«VAN BRUYSSEL. Histoire d'un Aquarium(encouleursj. s

Page 448: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

(fiV\,/\IV\.rJ)2 ïerAge S

< ALBUMS STAHLenCOULEURS, IN-4° <S

- L.FRCELICH ol,(Chansons & Rondes de l'Enfance S( Sur le Pont d'Avignon. Giroflé-Girofla. LebonRoiDagobert.y La Tour prends garde. Il était une Bergère. Compère Guilleri. -'

La Marmotte en vie. ) M. de La Palisse. )Malbroughs'enva-t-enguerre.2La Boulangèrea des écus. Au Clair de la Lune. Nous n'ironsplus aubois. -La Mère Michel. ( Cadet-Roussel. ( -'> L.FRŒLICH >

2 La Bride sur le cou.- M. César. — Le Cirque à la maison. — Mlle Furet. — Pommierde Robert. ';;Hector le Fanfaron. — La Revanche de François. ':JBECKER. Une drôle d'Ecole, C.

CASELLA. f Les Chagrins de Dick.>COURBE L'Anniversairede Lucy.2 GEOFFROY MonsieurdeCrac.—DonQuichotte.—Gulliver. ?- L'Ane gris. — Le pauvre Ane.JAZET. L'Apprentissage du Soldat. C2 KURNERUne Maison inhabitable. 2

DE LUCHT L'HommeàlaFlûte. Les3monturesde John Cabriole. v— La Leçon d'Équitation.—La Pèche au Tigre.(— t Les Animaux domestiques. <(

MATTHISMétamorphosesdu Papillon. (2 MARIE Mademoiselle Suzon. 2TINANT. Du haut en bas. — Un Voyage dans la neige.C.—Une Chasse extraordinaire.—La Revanche de Cassandre.—Les Pêcheurs ennemis. -La Guerre sur les Toits. <P

TROJELLIAlphabetmusicaldeM'ie Lili. Xier et 2me Ages2 PETITE BIBLIOTHÈQUE BLANCHE 5

2Volumes gr. in-16 colombier, illustrés 2

2 AUSTIN Boulotte. vS BAUDE(L-)Mythologie de la Jeunesse.ÇBERTIN(M.). Les Douze. — Voyage au Pays des défauts. ---( —Lesdeux côtés du Mur.BIGNON Un Singulier petit Homme. V2 CHAZEL(PROSPER). Piquette. 1.0S DE CHERVILLE(M.). Histoire d'un trop bon Chien.NC DICKENS (CH.) L'Embranchementde Mugby.

DIENY (F.) LaPatrieavanttout.* DUMAS(A.). La Bouillie de la comtesse Berthe.3DURAND(H.) Histoire d'une bonne aiguille. ;;< FEUILLET(O.)LaViedePolichinelle.GÉNIN(M.). Le Petit Tailleur Bouton. — Marco et Tonino. <S—Les Pigeons de Saint-Marc. — Un petit Héros.- t Les Grottes de Piémont. — Pain d'épice. ')GENNEVRAYE Petit Théâtre de Famille. ?C GOZLAN(LEON) Le Prince Chènevis. v? KARR,(ALPHONSE). LesFéesdelamer. '--

2 LA BEDOLLIERE (DE). HistoiredelaMèreMicheletdesonchat. 00,N LACOME La Musique en famille. 2( LEMAIRE-CRETIN. LeLivredeTrotty. WLEMOINE La Guerre pendant les vacances.( LEMONNIER(C-)• Bébéset Jou'joux.-Hist.dehuitBêteset d'une Poupée. <

<. LOCKROY(S-)LesFéesdelaFamille. 2MULLER(E>)Récitsenfantins. ^yMUSSET (P. DE). Monsieur le Vent et Madamela Pluie.( NODIER (CHARLES). Trésor des Fèves et FleurdesPois. <NOËL(E.) La Vie des Fleurs.OURLIAC(E

Le Prince Coqueluche. 2C PERRAULT(P.). Les Lunettes de Grand'Maman.SAND(GEORGE) LeVéritableGribouille.SPARCK. t Fabliaux, Paraboles. <STAHL (P.-J.) Les Aventures de Tom Pouce.VANBRUYSSEL

Les Clients d'un vieux Poirier. SVERNE (JULES) Un Hivernagedans les glaces.-Christophe Colomb. <S VILLERS(DE). Les Souliers de mon voisin. (> VIOLLET-LE-DUCLeSiègedelaRochepont. <.(fVVVVVVVVVV\AJVVVVVVVV\IVVVVVVV'(f

Page 449: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

SV/WA/VVWW\/V\AAMAAAAAAAAAAAAAAAAAAO~h *MnliœtbèqllG rÍduœauœn

et dojJicféaUaa

y*—*UEI-S souvenirs agréables et charmants ce titre général ne rappelle-t-il pas aux hommes 2hiii, à ceux qui entraient dans la vie au moment même où une l'évolutionVcomplètes'opérait,en leur faveur, dans la littérature! Car il n'y a pas beaucoup plus2 de vingt ans que lesjeunes gens lisent, c'est-à-dire qu'ils ont des livres conçus pour eux, écrits 2

pour eux, et dont le succès esttel qu'on n'aurait pas osé l'attendre. S« C'est presque une innovation que l'introductionde la lecture dans les plaisirs de la jeu-

S nesse. Elle date presque d'hier: mettons vingt ans, c'est tout le bout du monde. Pendant ces 2C vingt années. l'éditeur Hetzel a su publier 300 volumes de premier ordre. S«Letitre trouvé par l'éditeur constitue à lui seul un programme: ÉDUCATION etSRÉCRÉATION. Et, en effet, tout est là. Ces beaux et bons livres instruisentet ils amusent.» <£ VOLUMES IN-So CAVALIER, ILLUSTRÉS- £< ALDRICH-.UnÉcolieraméricain. <S F. ALONE., Autourd'unLapinblanc. S2 ASTON(G.). L'AmiKips.AUDEVAL(H.) LaFamilledeMichelKagenet.< BENTZON (TH.). Pierre Casse-Cou.< — YeLLe (Histoired'une jeune Créole). 2< BIART (L.) Voyage de deux Enfants dans un parc. >2

— EntreFrèresetSeours.-Deux Amis.BRÉHAT (A. DE) Aventuresde Chariot. C< CAHOURS ET RICHE Chimie desDemoiselles.

2

2 CHAZEL(PROSPER). LeChalet des sapins. 2> DEQUETHistoiredemonOncleetdemaTante.5 DUMAS (ALEXANDRE) -)Histoired'unCasse-noisette.< ERCKMANN-CHATRIANPourlesEnfants.—LesVieux delaVieille. << FATH(G). Un Drôlede Voyage. <V GENIN (M.) LaFamilleMartin. 2GOUZY. Voyage d'une FilletteaupaysdesÉtoiles. ^X( - Promenaded'une Fillette autour d'un laboratoire.< GRAMONT(COMTE DE). Les Bébés. << KAEMPFEN (A.). La Tasse à thé. <LEMAIRE-CRETIN Expériencesdela petite Madeleine. 2LERMONT + L'Aînée.Cj

MULLER. La Morale en Action par l'Histoire.(

< NERAUD La Botanique de ma Fille. << PERRAULT(P.) Pas-Pressé.2 RECLUS(E.) Histoire d'une Montagne.-Histoire d'un Ruisseau.REY

(1.-AR1STIDE) Travailleurset Malfaiteurs microscopiques. <( STAHL (P.-J.)LafamilleChester.—Mon premier Voyage en mer. << VADIER(B.)Bianchette. 2¿ VALLERY-RADOT(R-) Journal d'un Volontaire d'un an.S VANBRUYSSEL.ScènesdelaVie des Champsetdes Forêts aux Etats-C Unis. yC VOLUMES 1N-80RAISIN, ILLUSTRÉS

2< BADIN(A.) Jean Casteyras. (Aventures de trois Enfants en Algérie). << BENED1CT. La Madone de GuidoReni. <

BENTZON(TH.) Contes de tous les pays.BENTZON (TH) Les Voyages involontaires 22

BIART (L) 1 La Frontière indienne. — Monsieur Pinson. <nHtt/&\HDT) ([iL.J>

|Le SecretdeJose.-Lucia. <2

BLANDY (S.)LepetitRoi. <y'— Fils de veuve. — L'Oncle Philibert. C.BOISSONNAS(B.). QUneFamillependant la guerre.C BRÉHAT (A. DE) Les Aventures d'un petit Parisien.

V2 Contes et Romans de l'Histoire naturelle /2(' (Aventuresd'unGrillon. 2¿

Dr CANDEZE ) La Gileppe (Histoire d'une population d'insectes).2

tPermette (Histoire surprenante de cinq moineaux).

V veilturesd'un Grillon.— « Cette biographie d'un insecte obscur cache, sous une fine

fi'"A allégorie, non seulement un petit traité de morale familière, mais encore desnotions(2d'entomoloie

très précises et très sûres. L'auteur, M. Ernest Candèze, est un écrivainV déjà connu des

lecteursde la Revue Scientifique, et ses qualités littéraires ne nuisent pas, bien ^N

au contraire, à l'autorité de son enseignement.<.,o /v\/va/va/va/va/va/aawva aaa \aaa aar\y\a

Page 450: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

)Volumes in-80 illustrés (SUITE)

0)C)

« C'est une philosophie ingénieuse que celle qui cherche dans l'étude du plus petit des ()mondes, du monde des insectes, des leçons applicables à l'universentier. C'est merveille de voir C)C comment même les petits côtés de la science gagnent à être traités par des écrivains littéraires,

)) quand ils ont su se munir au préalable d'un savoir sérieux et éprouvé. à, C jC (Revue Scientifique.) (jÇj a La Gileppe est un roman j'allais dire naturaliste, mais il ne faut pas confondre; c'est«

un roman d'histoire naturelle bâti sur cette simple donnée: les infortunes d'une populationVÇJJS

C d'insectes. C'est de la science amusante, le tout spirituel et d'un très bon style. » CCAUVAIN(H.). Le grand Vaincu (le Marquis de Montcalm).

cjC DAUDET (ALPHONSE) Histoired'unEnfant.) - Contes choisis. CDESNOYERS (L.) ••••Aventures deJean-Paul Choppart. C)C DUPINDESAINT-ANDRE•• fCequ'onditàlamaison.[JCJGENNEVRAYEThéâtre de Famille. C)C -.., La petite Louisette. ))- t Marchand d'Allumettes. CJC) GRIMARD (E.). La Plante. )(XJ HUGO (VICTOR). Le Livre des Mères. C) LAPRADE(V.DE). LeLivred'un Père. C)

La vie de Collège dans tous les Pays (0

) ANDRÉ LAURIETito le Florentin.

C)C)- Mémoires d'un Collégien. (Un La Vie de Collège en Angle- iTitoleFlorentin.)j Lycéede département). J terre. j Autour d'un Lycée japonais. fC

Une Année de Collège à Paris. Un Ecolierhanovrien. ( Le Bachelier de Séville.CC)

CJ t Mémoires d'un Collégien russe. )C) M Francisque SARCEY a consacré à chacun des livres qui composent cette série, uneC))

V/1 étude spéciale. (C J. T JL * « Notre ami Hetzel, écrivait-il au mois de décembre 1885, a commencé une collec- )) tion bien curieuseet dont le titre génériquesuffit à indiquer l'intérêt. Chaque année, il parait un CJC volume -qui nous transporte dans un pays différent. Il y a quatre ans, nous étions en France; )C) l'année suivante on nous a menés en Angleterre; l'an d'après, en Allemagne. L'ensemble des Cf 5 volumes, dont cette série doit se composer, formera une étude assez complète des divers)fJ systèmes d'éducation suivis par chaque nation. )

« Tous ces volumes partent de la même main; ils sont de M. André Laurie, qui me parait fjC être un universitairefort au courant des questions pédagogiques, et qui n'en est pas moins un )) conteur agréable et un écrivain élégant.C'est chaque année un régal attendu par moi de recevoir CC) et de déguster son volume. » - FRANCISQUE SARCEY. ~-)« LES ROMANS D'AVENTURES)(X ANDRÉ LAURIE. Le Capitaine Trafalgar.

C)fJ - L'Héritier de Robinson. )\v - t De New-York à Brest en sept heures. f^J(J

J. VERNE ET A. LAURIE. L'Épave du Cynthia.C)

J STEVENSON ET A. LAURIE.. L'Ile au Trésor. (VC APROPOS de l'Épave du Cynthia, M. Ulbach écrivaitles lignes suivantes: )) l\

« La collaborationde MM. Jules Verne et André Laurie ne pouvaitêtre que féconde.CJIALasciencede l'un, l'observation de l'autre, les qualités littéraires des deux collabora-

ÇJ( ) teurs font de ce livre un des plus émouvants de la collection nouvelle. » C tC

a IIy a peu de livres plus nourris de faits, plus substantiels, et d'un intérêt mieux soutenu)) que l'Epa¡'e du Cynthia, » a écrit M. Dancourt dans la Galette de France. CC

« Plus sombre, plus terrible estl'Ile au Trésor, roman popularisé en Angleterre par des )~-) milliers d'éditions, et dont la maison Hetzel s'est assuré le droit de traduction exclusif. On ÇJraconte que M.Gladstone, le grand homme d'État, rentrantchez lui, après une séanceagitée,C)

trouva, par hasard, sous sa main, l'lle au Tresor, de Stevenson. Il en parcourut les premières C)) pages, et il ne quitta plus le livre qu'il ne l'eût achevé. C'est que ces premières pages sont un CJ chef-d'œuvre d'exposition mystérieuse, d'attractions captivantes. »)

C) LEGOUVE. Nos FillesetnosFils.) -. La Lecture en famille. slJCLERMONT(J.) Les jeunes Filles de Quinnebasset. )-)

MACÉ (JEAN) Contes du Petit-Château. ÇJÇJ -. Histoire d'une Bouchée de Pain. )C) --. Histoire de deux Marchandsde pommes. )f ) -. Les Serviteursde l'estomac. fJCJ—ThéâtreduPetit-Château.) MALOT(HECTOR) RomainKalbris.

Page 451: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

VoIumesin-81,illustrés(SUITE)g AventuresdeTerre etde

Mer àrj Œuvres choisies. — 16 volumes v.\Ç^jDésert d'eau. — Deux Filles du Squatter..— Chasseurs de chevelures. -

)jChef au Bracelet d'or — Exploits des jeunes Boërs. — Jeunes Esclaves. VJ

(MAYNE-REID — Jeunes Voyageurs. — Petit Loup de mer.-Montagneperçlue.'- Nau- )CJ MAYNE-REID fragés de l'ile de Bornéo. — Planteurs de la Jamaïque. — Robinsons de V Jj I terre ferme.—Sœur perdue. -William'leMousse.-Les Émigrantsdu ()e Transwaal.-La Terre deFeu.ÇJ /IAYNE-REID est un Cooper plus accessible à tous, aux jeunes gens en particulier.Scrupu- V. J

aM

leusement moral, d'une imagination riche et curieuse, mettant en scène quelque simpleC)

fWj-L Y A récit, autour duquel il groupe des incidents romanesques, et cependant possibles, C)

C) il promène son lecteur au milieu des forêts vierges, parmi les tribus sauvages, et exalte le cou- )S rage individuel aux prises avec les difficultés et les nécessités de la vie. » -' CLARETIE. (8 u Que les jeunes gens à qui les Chasseursde Chevelures et les Naufragés de l'llede Bornéo 5!, ont procuré tant d'émotions dramatiques et toujours saines, jouissent de leur reste, a écrit CfVgJ

Victor Fournel, dans le Moniteur universel, dans son étude sur la Terre de feu, la dernière v. )v,Jj œuvre de Mayne-Reid; il n'écrira plus pour eux, ce conteur inépuisable, ce Cooper de la (

jeunesse, dont les Aventuresde terre et de mer ont charmé tant d'imaginations,en les entrai-v.)

(V"nant au loin dans les contrées mystérieusesde l'Afrique et les solitudes du nouveau monde.» (SÇ-—— VICTORFOURNEL. Jy)MUL-LÈR(E.). La Jeunesse desHommes célèbres. - • 1- Les Animaux célèbres. Cfy*|)̂RATISBONNE (LOUIS) LaComédieenfantine.

LS RIDERHAGGARD Découverte des Mines de Salomon. Crj SAINTINE(X.) Picciola.)SANDEAU (J-)«. La Roche aux Mouettes.-U Madeleine. C- MademoiselledelaSeiglière. >fjSAUVAGE (E.) La Petite Bohémienne. f'SiX SÉGUR (COMTE DE). Fables. >JULBACH (L.).Le Parrain de Cendrillon. cv^)\»ŒUVRES

de P.-J STAHL

«lEUYRESL-ULesPatinsd'argent.-LesQuatre Filles

(ae~@~es ¡ - Les patins d'argent.-Les Quatre FillesC5

IS Histoires de mon Parrain.—U Histoire d'un du docteur Marsch. —^ Les Quatre Peurs JçJ Aneet de deux jeunesFilles.- U Màroussia. ( de notre Général.STAHL avoulu enseigner familièrement la morale, la mettre en action pour tous les âges. f( Detous les livres de Stahl se dégage une morale présentée avec toutela séduction .cfJ K—/ et cette forme spirituellequi donne à la fiction les apparencesde la réalité. )vS Peu d'hommes ont plus et mieux fait pour la jeunesse, qui lui doit sa libération littéraire. » CCh.CANIVET. (Le Soleil.)STAHL ET LERMONT.JacketJane. C)

« - La petite Rose, ses six Tanteset ses sept Cousins. CTEMPLE(DU)Sciencesusuelles.—Communications de la Pensée. )

VJS TOLSTOl (COMTE L.) Enfance et Adolescence.(VERNEFJULES)ETD'ENNERY.LesVoyagesauThéâtre. VjS

a j VIOLLET-LE-DUC. Histoire d'une Maison. C< — Histoire d'une Forteresse. (- Histoire de l'Habitation humaine.

fpsj

— Histoire d'un Hôtel de Ville et d'une Cathédrale. Cf)— Histoire d'un Dessinateur.

-. )LSÇJy\ Volumes grandin-8° jésus, illustrés(0

(X BIART (L.) Aventures d'un jeune Naturaliste.()

-- Don Quichotte (adaptation pour la jeunesse). )ÇJj BLANDY(S-).•LesÈjpreuves deNorbert.

CLÉMENT(CH.) Michel-Ange, Raphaël, Léonardde Vinci. C3>J FLAMMARION (C.) Histoire du Ciel. f<

GRANDVILL Les Animaux peints par eux-mêmes. (js~J GRLMARD (E.). Le Jardin d'Acclimatation. )

LA FONTAINE Fables,illusLréespar Eue. LAMBERT. ((J LAURIE (A-) Les Exilés de la Terre. 'C)>) MALOT (HECTOR) 9 Sans Famille. 3t MEISSAS (DE). Histoire Sainte. >JMOLlERE. ÉditionSAINTE-BEUVEet TONYJOHANNOT.

CSTAHL ET MULLER Nouveau Robinson suisse. C

Page 452: Sens Dessus Dessous - Chemins de France

OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOJo Verne 08Juleerne85 uVOYAGES EXTRAORDINAIRES ?

0 35 VOLUMES IN-8° JÉSUS, ILLUSTRÉS Ó

o t Famille sans Nom. Les Indes-Noires. 0O.r Sans dessus dessous. Mathias Sandorf, A0

Deux ans de vacances. Le Chemin de France. \JA Nord contre Sud. Robur le Conquérant. AV Un Billet de Loterie. La Jangada. V() Autour de la Lune. Kéraban-Ie-Têtu. AY Aventures de trois Russes et de trois La Maison à vapeur.

Y

\) Anglais. Michel Strogoff. \J0 Aventures du capitaine Hatteras. Le Pays des Fourrures. AV Un Capitaine de 15 ans. Le Tour du monde en 80 jours. yOLe Chancellor. Les Tribulationsd'un Chinois en Chine. ACinq Semaines en ballon. Une Ville flottante. y0 Les Cinq cents millions de la Bégum. Vingt mille lieues sous les Mers. (jODe la Terre à la Lune. Voyage au centre de la Terre. A

Le Docteur Ox. Le Rayon-Vert. \)ALes Enfants du capitaine Grant. L'Ecole des Robinsons. AV Hector Servadac. L'Étoile du sud. Vo L'lie mystérieuse. L'Archipel en feu. 0OT'ŒUVRE de Jules Verne est aujourd'hui considérable. La collection des Voyages extra- AV I ordinaires, que l'Académie française a couronnés, se compose déjà de vingt-cinq VA volumes (contenant 35 ouvrages), et tous les ans, Jules Verne donne au Magasin Ad'Education

et de Récréation un roman inédit. A0Ces livres de voyage, ces contes d'aventures, ont une originalité propre, une clarté et une \j0 vivacité entraînantes. C'est très français. »

CLARETIE.À

o -^cccccoooocxxco»-*-CLARETIE. 0

o Découverte de la Terre ()A 3Volumesin-8° AV

Les premiers Explorateurs. — Les Grands Navigateurs du XVIIIe siècle. Y0 Les Voyageurs du XIX. siècle. O0

J. VERNE et TH. LAVALLÉE. Géographie illustrée dela France, nouvelle édition0

O revue et corrigée par M. DUBAIL. Ox-————

^====%âfj====!n* §

O: BIBLIOTHÈQUE DES JEUNES FRANÇAIS o

Volumes gr. in-16 colombierERCKMANN-CHATRIAN.Avant89(illustre).AVBLOCK (M.).Entretiensfamiliers sur l'administration de notrepays. Ay La France. — Le Département. — La Commune. Yo Paris, Organisation municipale. — Paris, Institutionsadministratives.— L'Impôt. — Le Budget. QA L'Agriculture.—Le Commerce.—L'Industrie. AV 0 Petit Manuel d'Économie pratique.FV) GUICHARD(V-)ConférencessurleCodecivil. ÀO PONTIS Petite Grammaire de la prononciation. 8() J. MACE. La France avant les Francs (illustre). Qo MAXIME LECOMTE. La Vocation d'Albert. A

o |o -

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