suicide_mode_d_emploi_-_histoire_technique_actualité (1982)

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AVIS AU LECTEUR : CE DOCUMENT EST UNE TRANSCRIPTION LITTRALE DE LOUVRAGE ORIGINAL DE CLAUDE GUILLON ET YVES LE BONNIEC : SUICIDE, MODE DEMPLOI : histoire, technique, actualit paru en 1982. Elle a t effectue partir dun document PDF circulant sur le Web, lourd de 40 Mo ; le but premier de cette rcriture a t de lallger pour le rendre accessible au plus grand nombre, et faire de sa censure dEtat inacceptable une publicit. A lpoque, lanathme fut jet sur cet ouvrage au prtexte quil fut parfois trouv au chevet de suicids ; les adolescents auraient t les premires victimes fragiles de ce texte sulfureux qui fournissait des recettes garantissant laccs une mort douce et propre. On na jamais su la porte relle de la censure puisque, malgr tout, les suicides nont pas cess, tant chez les adultes que chez les jeunes. La socit sest juste donn bonne conscience en refusant de laisser des recettes la porte des suicidaires. En somme, si tu veux mourir, dmerde-toi tout(e) seul(e), exprimente, la mort propre nest pas pour toi. Sans doute estime-t-elle, cette socit, que les exemples bien gores fournis par ceux qui se suicident par le feu, qui se jettent sous les trains ou dans le vide, se tirent une balle en pleine tte ou se pendent seront plus dissuasifs. La mort volontaire ne se conoit socialement quen termes de souffrances ; peut-tre quau trfonds de linconscient collectif celles-ci rachtent-elles, en quelque sorte, un dcs aussi immoral : la mort par le plaisir ou le plaisir par la mort nest pas concevable. De surcrot, le suicid renvoie la socit face elle-mme, et elle dteste a. Le texte ci-dessous est ABSOLUMENT CONFORME loriginal ; toutefois, la pagination a t modifie - pour sadapter Word - et les renvois en bas de page d-numrots et remplacs par des astrisques. Enfin, la TABLE DES MATIRES a t rejete la fin. Jespre que MM. Guillon et Le Bonniec ne me tiendront pas rigueur davoir agi sans leur permission ; je suppose que le problme des droits ne se posent pas (ou plus) sagissant dun ouvrage qui nest plus en circulation. Que lon me pardonne les fautes de frappe ou autres qui auraient pu sy glisser. Le transcripteur. TEXTE INTGRAL.

Il est impossible de ne pas tre frapp de deux phnomnes moraux qui sont comme lexpression dun mal qui travaille maintenant dune manire particulire les membres et le corps de la socit : nous voulons parler du Suicide et de la Rvolte. Impatient de toute loi, mcontent de toute position, on se soulve galement contre la nature humaine et contre lhomme, contre soi-mme et contre la socit. Ainsi le suicide et la rvolte ne sont que le double effet dune mme cause, deux symptmes dune seule maladie morale, savoir : une inquitude brlante, consquence dun vide commun au cur et lesprit. De la manie du suicide et de lesprit de rvolte, de leurs causes et de leurs remdes. J. Tissot, Ladrange diteur, Paris 1840.

Essayez de vous suicider, si vous avez la malchance de ne pas vous russir sur le coup, ces cons de vivants mettront tout en uvre pour vous refoutre en vie et vous forcer partager leur merde. Je sais que dans la vie certains moments paraissent heureux, cest une question dhumeur comme le dsespoir et ni lun ni lautre ne reposent sur rien de solide. Tout cela est dun provisoire dgueulasse. Linstinct de conservation est une saloperie. Vive la mort , Chaval, reproduit in Carton, Les cahiers du dessin dhumour, n2, 1975.

Le discours de la domination est obscne. Tant pour asseoir leur pouvoir que pour en jouir, les matres doivent montrer leur mpris. La plante se couvre de centrales nuclaires et de silos atomiques. Des fascistes sudafricains aux rad socs franais, tous vont rptant que la scurit est ce prix. Les peuples espraient quau moins les matres sauraient prserver le jouet quils leur abandonnaient. Lavenir de cette illusion se rtrcit chaque jour. Aux dernires nouvelles, on se contente, belle consolation, dune guerre nuclaire limite . On sait que le terrain est choisi, cest lEurope. Au milieu de tous leurs tracas, les matres pensent encore nous enseigner. Ils gardent des trsors dtonnement douloureux et dindignation devant certaines faiblesses auxquelles nous prtendons. Des sujets en grand nombre prennent, chaque jour, ce quil faut bien appeler la libert de disparatre. Tout de bon ! Mais traiter du suicide autrement que par des lamentations (sociologiques, religieuses ou mdicales), expose aux plus vives remontrances. Les matres qui tout lheure bricolaient le dernier mensonge sur le retraitement des dchets de La Hague, le risque de tremblement de terre Pierrelate, ou la bombe neutron, parlent soudain dinconscience, dirresponsabilit, et rclament quon pense aux victimes innocentes ! Le suicide existe, cest entendu : des gens se tuent, on sen accommode ; mais de grce, le silence ! La mort est une chose trop srieuse pour tre abandonne linitiative individuelle. On soccupera bientt de fournir aux impatients une occasion de mourir utilement dans quelque scnario denvergure. Pensons outre ! Le droit de dcider de lheure et du moyen de sa mort na certes pas besoin du nuclaire pour se justifier. Il trouve nanmoins dans la perspective dun massacre plantaire command une actualit supplmentaire. Il ne se rduit pas cela. Plus que jamais, la violence collective est lordre du jour contre le terrorisme dtat. Contre lnergie nuclaire, brlera lnergie de la rvolte. La connaissance de techniques fiables de suicide en sera un puissant adjuvant : Il se peut que la vie de la plupart des hommes scoule dans tant doppression et dhsitation, avec tant dombre dans la clart et, somme toute, tant dabsurdit que seule une possibilit lointaine dy mettre fin soit en mesure de librer la joie qui lhabite. (Robert Musil.) Nous vivons en dmocratie, on nous la assez dit. Tout le pouvoir au peuple ! Lide nat dans lAthnes de Pricls o, dj, ni les femmes, ni les esclaves ne participaient la vie de la cit. La dmocratie est ds lorigine un bon mot sur le pouvoir. Elle nest jamais que lune des modalits de loppression, exerce depuis le XIXme sicle par la bourgeoisie industrielle. Il ny a nulle part de vraie , de bonne , ou de relle dmocratie comme le croient les dmocrates de gauche. La facilit avec laquelle ils dcernent le label dmocratique aux rgimes qui assassinent les rvolutionnaires emprisonns (R.F.A., Espagne) en dit long sur un concept pestilentiel. LEtat dmocratique rglemente les murs, les amours, les gestations. La loi, le droit de vie et de mort, pse dabord sur les corps, et singulirement sur les ventres. Certains gestes, amoureux ou mdicaux, sont prohibs. On peut vendre un film en affichant les seins nus

dune enfant de treize ans sduisant son beau-pre, mais des gens sont en prison pour avoir aim qui navait pas le sexe et/ou lge lgalement requis. On nous fera remarquer charitablement que les suicidaires nattendent pas la reconnaissance dun droit au suicide pour lexercer. Il est dusage chez les matres de feindre avoir toujours tolr de bonne grce ce quen vrit ils nont jamais pu empcher. Ils assuraient il y a peu que les femmes taient bien libres davorter, les jeunes de faire lamour, et pourquoi pas les gens de se dtruire ? A les entendre, certaines lois ne seraient que vestiges suranns dun pass rigide ; libre chacun de les transgresser ses risques et prils. On joue bien un peu sa vie en usant de la queue de persil, on ne saurait forniquer sans procrer un jour ou lautre ? Dame ! Ce sont les risques de la libert ! Du mtier dit-on parfois. Par malheur nous voulons tout : lavortement sans risques ni trafics, le plaisir sans punition, et la mort nous la voulons sre et douce. La libert na pas de prix, et nous nentendons pas payer celui de la souffrance. De laffirmation du droit une mort choisie, nous faisons une arme contre les voleurs de vie. Pour lessentiel, nous avons limit le cadre de notre tude la France. Que le lecteur ne sattende pas trouver le pittoresque morbide qui fait lordinaire de la production livresque consacre au suicide. On napprendra rien, ni sur le hara-kiri, ni sur les lemmings ; ni sur la secte de Jim Jones, ni sur les kamikazes. De mme nous ignorerons dlibrment Jan Palach, Montherlant, Manuel Pardinas, Romain Gary, Romo et Juliette.

Des mmes auteurs Tankonala Sant, ouvrage collectif (quatre articles de C.G.), Petite Bibliothque Maspero, 1975. Pour en finir avec Reich, Claude Guillon, Alternative Diffusion, 1978. Ni vieux ni matres, guide lusage des 10-18 ans, Alain Moreau, 1979.

Claude GUILLON Yves LE BONNIEC SUICIDE, MODE DEMPLOI Histoire, technique, actualit AM ditions alain moreau 5, rue eginhard 75004 paris 272-61-51

CHAPITRE PREMIER UN FLAU SOCIAL Le 19 janvier 1907, le juriste Flix Herpin prononce le discours de rouverture de la confrence des avocats stagiaires de Poitiers. Il y fustige le suicide, acte de dsesprance de la part de lindividu, suprme insoumission de la part du coupable, il est galement insultant la justice humaine. () Voil un malaise social autrement nuisible que lchafaud, autrement pernicieux et destructeur : le lgislateur restera-t-il indiffrent ? . Herpin propose pour sa part la rpression des tentatives, le huis clos des procs, et la censure de la presse. La premire moiti du sicle connat une abondante production de littrature antisuicide. Le ton en est donn par louvrage de Jacques Bonzon : Guerre limmortalit. Criminels, suicids et buveurs*. Cet avocat parisien plaide pour le relvement de la race : Criminels, suicids et buveurs : ces trois termes ne doivent plus se sparer ; ils dsignent les * : Petite bibliothque morale et sociale, s. d.

trois manifestations les plus importantes mais non les seules de laffaiblissement de notre race. Il y a certes des diffrences entre suicide et crime, mais ce sont les deux plus grandes atteintes quil soit possible dapporter la vie sociale. Non seulement chacun est contraire la loi morale, mais chacun aussi froisse et meurtrit la loi crite. Soixante ans plus tard, le discours est peine retouch : Dans notre vie moderne il y a trois grandes sociopathies dont les sujets sont proches au point de vue psychique, antcdents, conditions de vie : le suicidant, lalcoolique et le dlinquant (*1). Le thme sest pourtant dmocratis , au sens o la gauche le reprend, pour condamner ou dplorer. Le suicide tait une stratgie de la canaille dans sa lutte sournoise contre lEtat, il est prsent dnonc comme machine de guerre de la droite, et consquence de sa politique. Le Monde titre : Alcoolisme, chmage, suicide, trilogie de la dtresse bretonne (*2). Dans une confrence de presse, le Syndicat National du Personnel de l'ducation Surveille numre la drogue, lalcoolisme, la prostitution, et la recrudescence du suicide comme autant de preuves de la volont du pouvoir (de droite lpoque) de dtourner les jeunes du terrain de la lutte . Aux staliniens, comme lhabitude, la caricature ! Le Travailleur, hebdomadaire du Parti Communiste du Val-de-Marne, rsume lusage de ses lecteurs la teneur de Libration : Cest ce journal qui appelle les jeunes se droguer et qui prsente le suicide comme le fin du fin de la lutte. Volez, violez, droguez-vous, prostituez-vous, suicidez-vous Voil tout ce que Libration a proposer aux jeunes. () Ces gens ne vous offrent que limpasse, le dsespoir et la pourriture pour perspective. Ils vous flattent, ils vous racolent comme les dmagogues fascistes flattaient et racolaient la jeunesse allemande dans les annes 30. Et Le Travailleur de conclure ingnument : Nous sommes les seuls proposer du neuf, vraiment du neuf (*3).

La contagion Le suicide est lordre du jour, aucune classe de la socit nchappe sa funeste influence. Lenfant comme le vieillard lui paient chaque jour un tribut de plus en plus lev. Il y a dans cette manifestation laquelle nous assistons depuis plusieurs annes dj, une contagion, une vritable pidmie toujours croissante, qui, si on ne prend pas des mesures nergiques pour la combattre, atteindra des proportions dsastreuses (*4). Le suicide se rpand comme la peste, les maladies de lme tuent aussi srement que les autres. Lide de la contagion est simple, rassurante, elle permet de visualiser un phnomne inexplicable autrement. De plus, elle est scientifique . En fait, la mdecine, encore aujourdhui, ne sait que peu de choses des mcanismes quelle rassemble par commodit dans le mme concept de contagion. Les maladies les plus redoutes, sinon les plus redoutables, comme la syphilis, ne se transmettent pas automatiquement. La notion de porteur sain relativise aussi la part de fatalit attache au concept. Le porteur sain vhicule le virus, le transmet ventuellement, sans souffrir aucun trouble. Chacun de nous est porteur sain dune, ou de plusieurs centaines de maladies. En vrit la notion de porteur sain contredit largement la reprsentation courante de la maladie. Elle vient dabord combler le vide dun raisonnement scientiste incapable de dcrire, plus forte raison dexpliquer, la maladie. Admettons que la contagion se rduise la probabilit pour un individu de provoquer le dclenchement chez un tiers dune affection dont il nest pas obligatoirement atteint, sans que lon puisse prvoir qui sera contamin, et comment. Alors, nous pouvons aussi bien admettre cette probabilit en matire de suicide. a nengage rien. (*1) : Prcis de toxicologie clinique, Evreux, Motin, Roche, Vincent, Masson diteur 1968. (*2) : 3 mars 1981. (*3) : Libration a pue , reproduit in Libration du 10 nov. 1980. (*4) : Suicides et crimes tranges, Moreau de Tours, 1899.

Trs tt, lagent de contagion le plus vigoureusement dnonc est la presse. Cest elle qui propage lexemple funeste, elle qui assassine. La thrapie est facile concevoir : tuer le mal en faisant le silence autour de lui . Cest lavis autoris dIcard Sverin dans la Nouvelle Revue en 1902. Pour lui, la contagion ne fait pas de doute ; rien qui se rpande comme une ide nuisible. A un moment, une femme est coupe en morceaux. On remonte vingt ans, cinquante ans, un sicle, plusieurs sicles au-del, pas dexemples semblables ; on redescend quelques annes vers nous, et on ne compte plus, tellement ils sont nombreux, les cas dhommes et de femmes qui ont t coups en morceaux. Le mcanisme de la contagion narrte pas longtemps notre auteur, cest le mme que celui du tic chez le cheval et de lavortement chez la vache . Ayant consult les journaux intimes de nombreuses jeunes femmes pour rdiger La jeune femme pendant la priode menstruelle, il accuse formellement la presse grand tirage, et nommment le Petit Parisien. Il aura suffi que cet organe reprsente la une le suicide dune jeune fille pour quune dsespre de chair et dos se tue rue Marcadet Paris. Reproduisant la mise en scne du dessin, elle avait laiss le journal incrimin bien en vidence afin que sa culpabilit ft bien dmontre et clatante au grand jour . Lhistoire est difiante, Icard Sverin ne la pas invente, quoiquil se trompe de cible. Le polmiste libertaire Zo dAxa la rapporte par le menu dans lEndehors (*1). La jeune fille se tue bien rue Marcadet, mais cest lIntransigeant qui mrite le titre dcern par dAxa d organe des refroidis volontaires . Cest la une de ce journal que le dessinateur avait donn la recette, la formule et le dcor du plus joliet des suicides (). Sur une table, un numro de lIntransigeant illustr attestait lentranement dont la faible crature avait t victime : La Provocation par limage Un autre libertaire, suicid comme dAxa, Ernest Curderoy, rejette lide de contagion : Ne me dtes pas que lodeur et la vue du sang sont contagieuses (). Non certes, limage de la mort violente nest pas aussi pernicieuse que celle des maladies incurables. Si la tte du suicid est si horrible voir, elle dtournera les hommes du suicide bien loin de les y pousser. Soyez consquents avec vous-mmes, criminalistes ! Ne tuez-vous pas les assassins pour frapper les socits dpouvante (*2) ? Il faudrait des volumes entiers pour consigner les hypothses brillantes des chercheurs qui sattachent depuis des dcennies dcouvrir le virus du suicide (nous ne parlons pas ici des mdecins et des psychiatres dont il sera question plus loin). Toutes les mesures, curatives ou prventives, se rvlant vaines, le suicide reste une valeur sre du dlire pseudoscientifique. Chaque poque y va de ses fantasmes, et de ses obsessions. En 1840, le chirurgien Forbes Wilson attribue la monte des suicides la diffusion des ides socialistes, lhumidit atmosphrique, ainsi qu un certain vice secret qui, nous le craignons, est pratiqu sur une trs vaste chelle dans nos grandes coles denseignement secondaire (*3) . Cest une autre dcouverte quannonce en 1977 David P. Phillips dans la revue Science (*4). La publicit des suicides accrot leur nombre, voil ce que tout bon sociologue sait dj ; Phillips rvle que les accidents dauto excdentaires sont des suicides, CQFD. A chaque sicle son vice cach. Le problme du suicide des jeunes a retenu tout particulirement lattention du lgislateur. Souponnant ceux que la socit billonne de vouloir jeter un cri par leur dernier geste, il a prvu dinterdire la publicit des suicides de mineurs. Dans un rappel lordre de 1978, le ministre de la Justice renvoie la loi sur la presse o figure depuis 1955 linterdiction (*1) : Par limage , in Endehors, recueil darticles parus en 1896, Chamuel diteur. (*2) : uvre, jours dexil, 3 vol. Paris Stock 1910-1911. Sur Coeurdelion et dAxa, voir plus loin Une revendication rvolutionnaire. (*3) : Cit par A. Alvarez in Le dieu sauvage, Mercure de France, 1972. (*4): Motor Vehicle fatalities increase just after publicised suicide stories , 24 juin 1977.

de publier tout texte, toute illustration, concernant le suicide de mineurs, que ce soit par le livre, la presse, la radio, le cinma ou toute autre manire. Il sagit dviter autour de ces drames une publicit pouvant susciter de nouveaux actes de dsespoir (*1). La contagion, ou plutt la contamination, est lexplication naturelle que les adultes trouvent aux comportements des adolescents qui les choquent. Quil/elle fasse lamour, dfile dans la rue, fume un joint ou se suicide, ladolescent(e) a t influenc(e) , ou plus btement veut faire comme les autres . La loi du 28 novembre 1955 concerne les mineurs suicids, mais aussi ceux qui ont quitt leurs parents, leur tuteur, la personne ou linstitution qui tait charge de leur garde . Silence sur lenfant dserteur, mort ou vif ! Mme fugueur, suicidaire, ou amoureux, le mineur est sduit (seducere : conduire lcart), toujours dtourn par autrui de son destin programm. La commission de surveillance et de contrle des publications destines lenfance et ladolescence sest mue du non-respect de ces textes, dune particulire utilit sociale . Viole-t-on la loi, les effets ne tardent pas : Cest ainsi qu la suite des reportages effectus sur la fugue aux USA dun lycen parisien et celle dune fillette de 13 ans, huit tentatives de fugue, toutes en direction du Havre (sic), ont eu lieu dans la rgion parisienne (*2). La commission ne sen tient pas cette forte dmonstration et stigmatise nouveau les pernicieux modles offerts aux jeunes lecteurs et le dsir dimitation quils risquent de susciter chez tels dentre eux (*3). On nous laissera cette fois sans nouvelles des tentatives de fugue en direction du Havre. Quant au suicide, si les journaux en parlent, personne ne les lit, puisquon ne trouve pas le plus petit exemple difiant nous rapporter. Quelques annes plus tard, Le Monde se vante de navoir pas relat par le menu comme certains de ses confrres le suicide dun enfant de dix ans. () Les psychologues nont-ils pas mis en garde, juste titre, contre la publicit de tels actes qui, dans un milieu o fleurissent le rve et lexaltation, peuvent avoir valeur dexemple , et gagner par contagion ? Quon se rappelle cette affreuse srie de suicides par le feu de jeunes lycens (*4). Le Monde fait allusion au suicide par le feu de deux lycens lillois en janvier 1970, qui entendaient protester contre la guerre au Biafra. Huit autres personnes se tuent de la mme manire travers la France en lespace de deux semaines. On parle bien sr dpidmie, de srie. Il est indniable quun suicide par le feu, ou par dfenestration, dont la presse rend compte est gnralement imit. a nincite pas au suicide une population non prdispose, reconnat le Dr Chantal Bismuth de Fernand-Widal, mais ils auraient peut-tre pris des mdicaments au lieu de se jeter du dernier tage de la tour Eiffel et le mdicament est tout de mme beaucoup plus sr que la dfenestration (*5). Enfin, lorsquune affaire a dfray la chronique, la presse se montre attentive toutes les affaires similaires. Le journaliste, par la publicit quil donne un suicide par le feu, fournit le dclic ncessaire dautres immolations, et se charge ensuite de dnombrer les imitateurs possibles. Sa responsabilit, si souvent voque, est la mme que celle dun photographe publicitaire dans le succs des petits pois ou des tampons priodiques. Il est lun des rouages dun systme dont le got pour la dsinformation spectaculaire peut se retourner contre lui. Les meutiers de 1968 pouvaient se servir des reportages radiophoniques sur les barricades pour prvoir les mouvements de (*1) : Cf. Ni vieux ni matres, guide lusage des 10/18 ans, Yves Le Bonniec & Claude Guillon, Alain Moreau, 1979, p.277 et suiv. (*2) :Compte-rendu des travaux de la commission, imprimerie administrative, Melun, 01/06/58. (*3) : Compte-rendu, 1955. (*4) : Faut-il tout dire ? , 22 janv. 1972. (*5) : Sr est pris ici au sens mdical : qui laisse le plus de chance de survie . Entretien, 15 mai 1981.

la police. Mais qui dcidera de se tuer en lisant son journal ? Rien ne permet de supposer comme lavance Chantal Bismuth, que le dfenestr aurait eu recours, faute dexemple, aux barbituriques. Nimporte qui sait quen se jetant du haut de la tour Eiffel, ses chances de survie sont infimes, tandis que labsorption de mdicaments reste alatoire. On peut seulement conjecturer que la premire manire correspond une volont de mourir sans appel. Lide de contagion nourrit celle de srie et d pidmie . On se contente, pour brandir une srie, dun seul point commun visible entre deux ou trois suicides. Dans ce registre, le chmage est du meilleur effet. Il arrive naturellement quun chmeur tienne, par des crits posthumes, souligner lui-mme le lien direct entre sa situation et sa dcision de mourir. Les journalistes nen demandent pas tant : trois chmeurs suicids dans la mme semaine, ou mieux dans la mme cit HLM, font une srie. Caractrise par une organisation particulire dvnements dans le temps, elle ne peut tre, selon le sens commun, due au hasard. Par malheur, on ne nous dit jamais si les trois chmeurs suicidaires taient homosexuels, ou divorcs, ou abonns lObservateur, ou dans toute autre situation douloureuse que vous voudrez imaginer. Le chmage nest quun pseudo-analyseur du suicide, et cest lanalyseur quon veut montrer : Nous savons quun suicide nest jamais totalement explicable par la raison quen donne celui qui choisit de mourir. Sans doute Bruno Carmier avait-il plus dun motif de dsespoir. () Il nous a sembl que trop de Franais saccommodaient bien facilement de lexistence dans leur pays dun million sept cent mille chmeurs (*1). Dautres faits sociaux sont ainsi prtendument clairs par les suicides. Lorsquen mai 1978, Florence, 15 ans, se tue parce quelle na pu se faire avorter dans les dlais lgaux, on peut bon droit incriminer la loi Veil et la situation juridique des mineures. Il y a srement un lien entre le suicide dun chmeur et son chmage, entre celui dun taulard et la prison. Belle dcouverte en vrit, dun lien entre la situation matrielle dun individu et ses actes ! Or, ds que lon quitte lanalyse individuelle pour tablir des tendances , montrer des sries , on verse dans la spculation, le bluff. Les chercheurs de lInstitut National dEtudes Dmographiques (INED) viennent conforter, quoique de faon mesure, la thse du chmage suicidogne. En 1980, criventils, pour la premire fois en France le nombre annuel de dcs par suicide a dpass 10 000 (). On ne peut pas ne pas rapprocher ce phnomne de la crise conomique actuelle mais les choses mritent examen (*2). On peut tre honnte et chercher le rythme de raisonnement le plus propre entraner ladhsion. Les dmographes choisissent deux pas en avant, un pas en arrire . Dabord une affirmation arbitraire, mais qui saccorde lopinion gnrale : une certaine corrlation existe nen pas douter entre accroissement du suicide chez les 15-24 ans et monte du chmage. Puis feinte arrire : Mais il nest pas possible dtablir une relation simple entre chmage et suicide. () Linfluence du chmage sur le suicide ne se limite sans doute pas une liaison directe et individuelle. Langoisse cre par lambiance gnrale de crise compte sans doute autant que la perte dun emploi. Enfin, nouveau un ton premptoire : Il nen demeure pas moins que lincidence du suicide a brusquement augment peu aprs lentre de la crise conomique dans sa phase la plus aige. On sait que les sociologues ne disposent (*1) : Nouvel Observateur, 23 fv.1981, introduction la lettre dun chesmeurtre envoye au journal par un jeune chmeur qui sest tir une balle dans le cur. (*2) : Elles mritent mme de sentourer de prcautions : ainsi le lecteur est-il averti par une note de ce que lusage du mot crise nimplique aucune apprciation sur la nature de celle-ci, mais se rfre lusage le plus courant, justifi ou non . Dsarmante honntet ! Population et socit. Bulletin mensuel de lINED, n147, mai 1981.

daucun moyen denregistrer une brusque augmentation du suicide, on aimerait savoir ici comment ils reprent la phase la plus aige dun phnomne dont la nature est inapprciable, et dont ils renoncent justifier lappellation courante. On aurait pu mettre le suicide en parallle, et donc en pseudo-relation, avec nimporte quel facteur (pourquoi pas lge du premier rapport sexuel ?). On choisit le chmage parce que cest de a quon veut parler. Mme si lon admet ce choix, le chiffres de lINED indiquent tout au plus un accroissement des dclarations de dcs pour cause de suicide par les mdecins franais. Or, comme le souligne une tude des laboratoires Roche : si les bonnes raisons sont prsentes (chmage, misre) les autorits se montrent plus disposes enregistrer le suicide comme cause de dcs, et les taux montent invoquant sur-le-champ un courant dit suicidogne (*1) .

Les chiffres dparlent deux-mmesLa question du suicide est lun des terrains de manuvre prfr de la sociologie internationale. Lhonorable Durkheim a lanc la mode en 1897, en le choisissant pour montrer de quoi la nouvelle science sociale tait capable. Depuis lors, de critiques dcole en critiques mthodologiques, les tudes se sont multiplies pour dmontrer le phnomne, en analyser les causes, en expliquer les variations. Prolifrante littrature qui fait bon march de lincertitude radicale viciant la mthode sociologique fonde sur les statistiques du suicide : des donnes incertaines et une thorie inconsistante (*2). En France, depuis 1968, lInstitut National de la Sant Et de la Recherche Mdicale (INSERM) est charge de lexploitation statistique des certificats mdicaux de dcs (*3). Un pourcentage non ngligeable dentre eux dcrit mal la cause du dcs, ou nen indique aucune (de 7 9 pour cent environ) (*4). Deuxime source dincertitude : la plupart des mdecins dtat civil chargs de remplir ces certificats nont aucune formation de mdecine lgale, et effectuent un examen plutt superficiel du cadavre, ne serait-ce que faute de temps et de moyens (*5). Certains suicidaires, ou leur famille le plus souvent, camouflent le suicide en accident ou en mort naturelle lorsquune maladie grave la rend plausible. On sait par ailleurs que beaucoup de mdecins se font complices dune telle attitude lorsquils sont persuads de linopportunit dune enqute judiciaire (ou tout simplement pour viter des contestations en matire dassurance-vie (*6). La dngation du suicide se fait systmatiquement ds quil sagit dun enfant. Signalons enfin que le dispositif de collecte lui-mme comporte des failles : () les 2 000 dcs qui font, en moyenne, lobjet dune autopsie judiciaire Paris, (*1) : Les suicides, Roche, Belgique, s. d. (*2) : Dixit Jean Baechler, Les suicides, Calmann-Lvy, Paris 1975. (*3) : La cause du dcs est mentionne de faon anonyme, sur la partie confidentielle du certificat remplir par le mdecin . Ce document est ensuite transmis au mdecin attach la Direction Dpartementale de lAction Sanitaire et Sociale (DDASS) qui doit le dtruire aprs exploitation des renseignements qui y figurent. LINSERM centralise les statistiques ainsi obtenues. (*4) : Selon le Dr Guidveaux de lINSERM, Le suicide Pour une politique de sant, p.20, Documentation franaise, 1975. (*5) : La littrature spcialise est difiante sur ce point. Pour documentation, nous renvoyons larticle de V. Richir et A. Sueur in Bulletin de mdecine lgale, 1979 n6. (*6) : Comme en tmoigne le professeur Jacques Vedrinne de Lyon, in Le suicide Pour une politique de sant, op. cit. p.43.Voir galement les dclarations de Chantal Bismuth au chapitre IV.

nentrent pas dans les statistiques gnrales des causes de dcs (*1). La plupart des auteurs dtudes sur le suicide, y compris dans les publications les plus officielles, reconnaissent volontiers le peu de fiabilit de ces statistiques. Certains en profitent pour doubler derechef le nombre des dcs. La majorit nen fait tat que pour balayer lobjection dun revers de manche : les estimations pchent sans doute par dfaut, mais les erreurs commises tant constantes ne biaiseraient pas les analyses par ge, sexe, catgories socioprofessionnelles, etc. Dailleurs le taux derreur ne doit pas tre important ; il se traduirait sinon par des variations dsordonnes. Nous admettons volontiers que les statistiques officielles du suicide offrent un ordre de grandeur acceptable. Mais rien de plus. Quon nous pargne les spculations sociologisantes partir de comparaisons de pays pays ou dvolution dans le temps (*2). Le problme est rsolu pour les pays o lon ne se suicide jamais : la Chine, lURSS (depuis 1925) Pour les autres, les dfinitions, les modes denqute varient. La prdominance du catholicisme nest srement pas trangre aux faibles taux des pays latins. A lintrieur mme dun ensemble statistique utilisant la mme dfinition du suicide, linterprtation des faits est loin dtre uniforme. Aux Etats-Unis, certains coroners ne ladmettent que lorsque le dfunt a laiss un crit tablissant quil sest donn la mort. Les statistiques officielles de lIrlande (Eire) montraient un taux quatre fois infrieur celui de lAngleterre (pour 1968-1970). Une tude critique a rduit la diffrence un facteur deux (*3). On pourrait multiplier les exemples. On en dduira que les tableaux comparatifs qui prtendent classer les pays du plus au moins suicidant (avec des carts sur de petits nombres) sont pour le moins sujets caution. Quant aux spculations sur les variations dans le temps, elles suscitent le mme type de critiques. On reste confondu devant les chafaudages interprtatifs de sociologues qui attribuent une valeur significative quivalente des statistiques recueillies depuis le dbut du XIXme sicle jusqu nos jours (en France, la comptabilit commence en 1827). Sur le plus court terme, les amateurs ne manquent pas pour rendre compte des oscillations. Chacun y va de sa thorie : la crise, lurbanisation, la pollution, les variations climatiques Or, cest l que joue plein le principe de ngligeabilit (*4) . Le suicide tant un phnomne relativement rare, lanalyse doit prendre en considration un chiffre lev de population, et le rsultat sexprime en taux trs faibles (de lordre de 20 pour 100 000 en France). On devrait donc sabstenir de gloser partir de variations infimes (quelques centaines en valeur absolue) qui restent infrieures la marge derreur probable. Autrement dit, on peut constater que le taux franais passe de 15,5 pour 100 000 en 1976 16,5 en 1977, 17,2 en 1978 et 18,4 en 1979 ; on peut mme admettre que cela traduit une augmentation effective du nombre de suicides constats. On nen est pas autoris pour autant dduire que cest la faute la crise ou tel autre facteur social privilgi. Encore navons-nous parl jusqu prsent que des chiffres de mortalit par suicide. (*1) : Il sagit des dcs domicile, sur la voie publique ou lhpital, pour lesquels on estime ncessaire une autopsie lInstitut mdico-lgal. P. Hadengue, in Bulletin de mdecine lgale, 1979 n6. (*2) : Les dveloppements qui suivent doivent beaucoup la critique iconoclaste de Jean Baechler (Les suicides, op. cit.) qui reprend en particulier les arguments de D. Douglas (cf. The sociological analysis of social meanings of suicide, Archives europennes de sociologie, 7, 1966 ; n2 p. 249-275). (*3) : The different incidence of suicide in Eire and in England and Wales, B.M. Barraclough, British Journal of Psychiatry, 1978, p.132-, 36-8. (*4) : Lexpression est du Dr Achille Delmas in Psycho-pathologie du suicide, Paris, Alcan, 1932.

Pour la morbidit, autrement dit le recensement des tentatives sans dcs, cest la bouteille lencre. Fort heureusement, elles ne font lobjet daucune recherche systmatique. Seules sources dapproximation : les enqutes sur chantillon limit fournies par les services hospitaliers spcialiss. Une autre possibilit consiste, partir du chiffre de suicide-dcs selon la mthode utilise (pendaison, noyade, etc.), et du pourcentage de risque de dcs propre chacune, en extrapoler le nombre de tentatives : pour la France, on arrive un rapport de 7,4 tentatives pour un dcs (soit 74 000 environ pour 1980). labores partir denqutes en milieu hospitalier, de telles estimations ignorent les tentatives soignes en ville par les mdecins traitants. Les experts de lOrganisation Mondiale de la Sant retiennent plutt la proportion dun suicide accompli pour 9 ou 10 tentatives Au total, les hypothses varient selon les sources de 1 pour 2 ou 3, jusqu 1 pour 50 Pour tourner la difficult, tous les moyens semblent bons. Durkheim ne souffle mot de la tentative. Halbwachs (*1) dcide tout bonnement de lignorer au motif que les rescaps sont des simulateurs ou des candidats peu srieux la mort ! Comme le fait remarquer justement Jean Baechler, que peut valoir une explication des causes du suicide qui limine demble tous les checs ? Et qui peut prtendre connatre des critres rigoureux dpartageant les tentatives srieuses des autres ? La conclusion simpose : les sociologues nont rien nous apprendre sur le suicide.

LcoleEn mars 1981, une collgienne de 13 ans, Vronique, se suicide Aix-en-Provence, aprs son renvoi du conseil de classe auquel elle participait en qualit de dlgue des lves. Que cachent les conseils de classe ? interroge lExpress (*2). Cest bien entendu linverse qui nous intresse : ce que montrent les conseils de classe ; limage dune institution incapable de sauver les apparences dont elle a tenu farder labtissement des gosses. Les dlgus, la participation, cest lapprentissage de la vie en dmocratie . Vronique aura appris, vite, que la dmocratie cest le pouvoir des autres. Comme si lon devait participer son dcervelage ! Pourquoi pas autogrer lcole ? Et le salariat aussi ? Et les QHS ? La conscience humaniste smeut des suicides de jeunes. Aprs la mort de Vronique, on cherche comprendre. On ne trouve rien derrire les conseils de classe, on essaye du ct de la discipline. Tout au plus un doigt nou celui dun camarade de classe, qui lui fut reproch par un professeur, mais, assure le professeur principal, surtout parce quelle ne lavait pas dnou lorsquelle en avait reu lordre (*3). Ce sont les mmes pdagogues (la musique de certains mots !) qui construisent des lyces, et les baptisent sans vergogne Louise Michel, ou Verlaine, ou Rimbaud, et qui ordonnent que les doigts se dnouent. Ils ne savent pas que Louise Michel provoquait lmeute, que Verlaine et Rimbaud senfilaient, oui M. le proviseur, entre deux exercices de franais. Lcole tue, sans doute, et au Japon plus quen France. L-bas, vingt-sept pour cent des gosses du jardin denfants, soixante pour cent des lves du primaire et cinquante pour cent des lycens frquentent les juku , cours de perfectionnement destin amliorer les chances de surmonter la slection. Les autorits pensent quon peut voir dans ce systme lorigine dune augmentation (tout aussi immensurable quailleurs) du taux de suicide chez les jeunes. Les autorits annoncent-elles la fin de lcole ? Non, on met sur pied des consultations psychologiques. (*1) : Les causes du suicide, Paris, Alcan, 1930. (*2) : 4 au 10 avr. 1981. (*3) : Un conseil de classe trs ordinaire ? , Charles Vial, Le Monde du 31 mars 1981.

Ayant subi lcole, nous navons besoin de rien dautre pour la juger. Lcole tue, oui sans doute, comme la famille, et larme, et le reste. Cest de ne pouvoir vivre qui pousse mourir. Btisseurs de ce monde, btonniers de lordre moral, quand vos enfants nous quittent, fermez-la ! Le cilice de papier journal que vous endossez chaque occasion pour questionner poliment les institutions est obscne. Le suicide vous interpelle parat-il ! Vous pensez comme des curs, vous parlez comme des sergents de ville. Vous tolrez les coles, et mme les prisons, vous en tes les fourriers. Tout ce que vous demandez, cest de pouvoir en parler de temps autre dans vos hebdomadaires. cole, prison, chmage, vous savez pourquoi on se tue parat-il, et vous ne fates rien. Vous vous moquez perdument que le systme assassine, pourvu quil tienne. En octobre 1980, Nouredine, 13 ans, se pend pour une poigne de mauvaises notes assure Libration*. ric, 16 ans, se tire une balle dans la tte, ctait vraiment un mec pas con. Il savait ce quil faisait. Il a d rflchir avant de tirer (*1). Serge July commente : Lorsque toutes les liberts paraissent svanouir, cette drobade a toutes les sductions dune ultime libert*. En soixante-dix ans, le discours moralisateur sest teint de comprhension. Un juriste crit en 1910 : Arrivs lpoque o leurs regards devraient tre tourns vers lavenir, o ils devraient envisager lexistence sous des aspects rassurants, il est des enfants qui ne trouvent plus la force de vivre. Le nombre des suicides denfants na pas cess daugmenter mesure que linstruction se propageait. Il faut dire, du reste, que cest moins linstruction elle-mme quil convient dincriminer que la nature des doctrines qui sont actuellement enseignes aux enfants : ceux-ci, victimes dune ducation et dune philosophie fausses, nhsitent plus se rfugier lchement dans la mort. () Ne faudrait-il pas, pour diminuer le nombre de ces suicides dus la contagion (), quune forte ducation morale ft partout appele complter la culture de lintelligence (*2) ? .

Les nouveaux crtinsLa sociologie sessoufflait fournir aux masses modernes une fausse conscience delles-mmes ; las, lordinateur vient regonfler les vieilles baudruches. Ce qui ntait en 1920 que cocasserie prtend au titre de vrit scientifique. Sagissant du suicide, le record est aujourdhui dtenu sans conteste par Emmanuel Todd (*3). Au milieu dun foisonnement de contre sens, de non-sens, et d-peu-prs dignes dun Bernard-Henry Lvy, le lecteur mdus apprend que lapparente diversit des concepts de suicide, dalcoolisme, de folie et dadhsion totalitaire cache une proche parent. Ces catgories ne sont pas disjointes. Toutes incluent un degr lev dabandon de libert, dalination ou de destruction de la conscience (Le fou p.39). Lalcoolisme aboutit souvent la cirrhose du foie ou au dlire alcoolique, versions thyliques du suicide et de la dmence (Le fou p.61). Chez Todd lamalgame et la confusion ne sont plus une mthode mais un tat. Ce que lon peut souhaiter de pire ces gens, cest dtre lus. Aussi nous ne rsistons pas au plaisir de nous faire linstrument de quelques rvlations supplmentaires. Ple-mle : Dun point de vue psychiatrique, tous les extrmismes politiques relvent dune mme catgorie dfinie par un symptme banal, le besoin de violence et de pouvoir. Le dsir aussi de soumission (Le fou p.93). Le got du rouge, couleur du sang, commune au nazisme et au bolchevisme, rappelle en permanence, inconsciemment, la pulsion de mort de la (*1) : 31 oct. 1981. (*2) : De la rpression du suicide, Emmanuel Alpy, Thse de droit, Paris 1910. (*3) : Le fou et le proltaire, Robert Laffont, 1979. Linvention de la France, en collaboration avec Herv Le Bras, Le Livre de Poche, 1981. Emmanuel Todd, lui, a t invent par son pre et par lExpress.

machine. Le mot communisme lui-mme porte une charge affective exceptionnelle (Le fou p.244). La vitalit de la bande dessine franaise tmoigne dailleurs de la situation privilgie des enfants dans notre pays. Elle dmontre une bonne adaptation des Franais adultes lunivers de la jeunesse (Le fou p.283). Le suicide se rpand sur la France au dpart de Paris. Il suit en fait les nationales 20 et 7 (Linvention p.352). Jeune homme moderne, cest--dire passionnment attach la conservation de ce monde, Todd doit, pour balayer les objections, mettre le systme entier dans la balance. Conteste-t-on, malgr tant de cartes et de graphiques, la validit des taux de suicide, il rtorque aussitt quil y a bien plus de suicides que de meurtres, et quon ne saurait renoncer compter les uns sans renoncer compter les autres. Or, la socit franaise contemporaine fait de la violence, et en particulier des meurtres, un lment permanent de son systme dinformation . Le sociologue confond ici maladroitement lex-garde des Sceaux Alain Peyrefitte avec la socit franaise . Il y a plus, parat-il : le sacrifice irait jusqu abandonner en cascade toute une gamme dindicateurs conomiques du revenu national par tte au taux dinvestissements . Mais les chiffres de la criminalit nintressent que les flics, et les indicateurs conomiques sont laffaire des publicitaires de lconomie. Le pauvre sociologue (pauvre mais honnte) soblige nous avertir : il a choisi cartes et reprsentations en fonction des thses quil propose, libre chacun de soutenir dautres thses avec dautres cartes. Cette subjectivit incontournable a ses limites, rassurons-nous : Nimporte quelle carte nest pas possible, de mme ni le peintre, ni le photographe ne pourront reprsenter une jeune fille par un fauteuil et ce, quelle que soit la recherche dun point de vue. Quel crdit accorder un homme qui na jamais vu, et mme juge impossible, la reprsentation dune jeune fille par un fauteuil ?

La piluleComme on pouvait sy attendre, la pilule contraceptive a t mise en cause dans certains suicides. Catherine Sokolsky sest fait lcho de ces thses dans lImpatient (*1). Savisant de dcrypter la propagande des laboratoires en faveur de la pilule, elle cite une tude parue dans le Lancet en 1974, selon laquelle le taux de mortalit chez les utilisatrices serait de trente-neuf pour cent suprieure la moyenne. Les facteurs principaux de cet excdent seraient les troubles cardio-vasculaires, ce qui pourrait se comprendre, et les suicides. Nous rpondions dans lImpatient : Voil un analyseur commode, quiconque prtend mettre en rapport le suicide avec la consommation de tel mdicament, le chmage, les chagrins damour, ou les pratiques solitaires est un charlatan. Laisser imprimer lide quil puisse y avoir un lien entre le suicide et la pilule relve de lirresponsabilit intellectuelle et politique la plus totale (*2). Lauteur de larticle incrimin rcidive, protestant hautement du srieux de sa documentation : Ce que le docteur Valrie Bral crivait dans le Lancet en 1974 (1 :1280) est confirm par un examen approfondi (paru dans le Lancet du 7 mars 1981) des rsultats de la plus grande tude sur les effets de la pilule, la fameuse Oral Contraception Study du Royal College of General Practitioner anglais (46 000 femmes suivies pendant 14 mois). Moralit : une nerie rpte sept ans dintervalle devient vrit. On peut trouver appui pour nimporte quelle thse dans limmense production de littrature mdicale. Cest ainsi quen 1974, au cours dune journe dtude de la socit (*1) : N 40, mars 1981. (*2) : N 42, mai 1981, Statistiques toc , rebaptis par la rdaction : Pilule et statistiques : assez ri !

mdico-psychologique, le Dr Fabre de Toulouse rend compte de ses travaux sur cinq cent onze femmes accueillies en service de ranimation aprs une tentative de suicide. Aucune corrlation, affirme-t-il, ne peut tre tablie entre la prise de pilule et le geste suicidaire*. Nous navons mentionn cette dernire tude que pour montrer lincohrence de la production scientifique . En ce qui concerne la relation entre contraception orale et suicide, cest bien le principe mme du questionnement qui est absurde.

* : Le Monde, 11 juin 1974. Pour les lectrices et les lecteurs intresss par ces questions, nous renvoyons au Collectif Self Help, 5, rue Veron, 75018 Paris, dont lImpatient signale labondante documentation anglaise et amricaine.

CHAPITRE II BAVARDAGE OFFICIEL ET DISSUASION PRIVE En mars 1970, le ministre de la Sant, Robert Boulin, institue une commission charge dtudier les mesures souhaitables en matire de prvention du suicide. Le rapport dactivit parat en janvier 1971 ; son modeste volume est compens par sa haute teneur en absurdits. Les considrations dordre gnral y sont fausses, ce qui est parcellaire na pas dintrt ; tous les poncifs de sociologie courante sont gaiement mis bout bout. Le rapport connat videmment un gros succs dans la presse. Seul, notre connaissance, Jean Baechler dnonce dans la revue Contrepoint* ce qui ne peut tre quun canular ou un mauvais coup. La premire bizarrerie qui saute aux yeux dans le rapport, intitul Le suicide, est la rfrence constante au suicide des jeunes. Il apparat ds lintroduction que cest l le phnomne sur lequel portera la rflexion de la commission. Faut-il y voir, comme Baechler, une contribution lauto-intoxication officielle sur les problmes de la jeunesse ? Cest bien vague. Si lon sen tient au texte lui-mme et aux propositions quil contient, on conclura plutt un essai maladroit de justification priori dune politique de quadrillage sanitaire de la population. Les multiples grossirets sociologiques que recense Baechler, et on peut regretter quil ait t le seul le faire, ne doivent pas amener minimiser leffet objectif de dsinformation dune telle publication. Le suicide des adolescents, dplorable en lui-mme, est de surcrot couteux pour un pays , quil prive dlments jeunes dont les tudes ont cot cher, et dont les rescaps doivent tre soigns dans des conditions fort onreuses . Le suicide nest que lune des formes la plus irrmdiable dailleurs que peut revtir la crise que traversent certains adolescents. Mais il est en gnral plus facile de dterminer pourquoi un adolescent sadonne lusage des stupfiants ou commet des actes de dlinquance que de comprendre pourquoi il se suicide. Les chiffres du suicide ne sont pas fiables, la commission le reconnat sans difficults, aussi propose-t-elle la cration dune autre commission, compose de personnalits mdicales de grand renom laquelle des statistiques exactes pourraient tre communiques, lanonymat complet des intresss pouvant tre observ dans un premier temps (soulign par nous). Sait-on pourquoi lon se tue ? Comment rpondre ? Ainsi la Sude, pays qui * : Le problme du suicide , Contrepoint n4 t 1971. Cette revue se situe dans la mouvance idologique du Groupement de Recherche et dEtude pour la Civilisation Europenne (GRECE). Son directeur, Yvan Blot, participe galement (sous le pseudonyme de Michel Norey) la revue no-fasciste Nouvelle cole, organe du GRECE.

possde la double caractristique dtre un pays heureux (sic) et un pays plong dans la nuit toute une partie de lanne, a le regrettable privilge davoir le taux de suicide le plus lev du monde (cest faux) sans quil soit possible de dterminer lequel de ces deux facteurs est fondamental (sic). Les recherches se poursuivent nanmoins : Au centre Fernand-Widal, les responsables ont mis au point une nouvelle formule denqute intitule C.R.S. (sic) () reposant sur le postulat que tout suicide provient de la toxicit de lenvironnement. Le dcor plant, et avec quelle maestria, des mesures concrtes sont soumises la sagacit du lgislateur. Il importe de faire un effort de dpistage de tous les jeunes prsentant des affections nerveuses ou mentales pouvant les conduire au suicide, mme sils ne constituent quune minorit des suicidants ventuels (soulign par nous). Et pour ce faire, on dveloppera la mdecine scolaire, en lorientant plus directement sur lhygine mentale . En ce qui concerne le suprieur, un systme de consultation obligatoire pour les tudiants de premire anne pourrait mme tre organis. Le cas des jeunes travailleurs est plus dlicat car ils sont plus disperss et il est moins facile de les soumettre une obligation. () Des consultations dhygine mentale seraient rendues obligatoires pour les jeunes travailleurs de moins de 25 ans . (Une au sortir de lcole, lautre au retour du service militaire.) Les commissionnaires de Robert Boulin se montrent optimistes sur les chances de succs de la prvention chez les rcidivistes . Un service de ranimation toulousain montre lexemple : en 1969, sur 804 suicidants survivants, seuls 180 sont rentrs chez eux, les 624 autres tant traits lhpital ou dans une clinique prive*. Le rapport use ce sujet dun dlicieux euphmisme : Les cas les plus graves, les plus menacs, pourraient ntre pas immdiatement rendus la vie normale, mais hbergs (soulign par nous) un certain temps (on connat la plaisanterie) dans des hpitaux de jour. () Cet hbergement devrait paratre sinon tre le moins contraignant possible. Des assistantes sociales spcialises en psychiatrie, dont il convient daugmenter le nombre, seraient charges de la surveillance des suicidaires rendus leurs occupations. Il est clair que les auteurs du rapport ignorent tout du sujet quils sont censs traiter. Baechler note avec dlectation la prsence parmi les quinze spcialistes du suicide consults au cours des travaux, de six anesthsistes, dun inspecteur gnral de lAviation Civile, dun ingnieur principal, chef des services mdicaux et sociaux de la S.N.C.F., et dun chef dtudes administratives la S.N.C.F.. Inutile de dire que le rapport na connu dautre postrit que les commentaires de la presse. Il reste significatif de lusage que peut faire un pouvoir du concept de flau social (si lexpression napparat pas, il sous-tend le discours). Cest une machine de guerre psychologique. On se moque bien du suicide, mme sil est de bon ton de verser une larme sur les jeunes tres, trop tt ravis notre affection, et qui de plus nous cotent cher. On nest pas trs sr que les enfants difficiles fournissent beaucoup de suicids, quimporte ! On mettra en place un dpistage psychiatrique systmatique lcole, prolong dans les quartiers, luniversit, lusine, a peut toujours servir. Le thme motionnel de la jeunesse en danger nest que le conditionnement et le prtexte de la lutte contre une jeunesse dangereuse.

On aurait tort de sen priverDans la hirarchie des calamits sociales dont les tcherons de lconomiste sappliquent priodiquement chiffrer le cot pour la collectivit, le suicide fait modeste figure. Si lon en croit un classique du genre, intitul Le prix de la vie humaine Le cot des * : On ne nous indique pas la dure du traitement.

maux sociaux (*1), il reste en queue de liste. Le jeu consiste combiner pertes de production, frais mdicaux et sociaux, indemnits de prjudice matriel et moral, afin dvaluer un pretium vitae (*2) . On frissonne au passage de sa propre audace : attribuer un prix la vie humaine ! On se rassure aussitt, cest pour la bonne cause : fournir aux dcideurs une mesure de rfrence qui favorise la rationalisation des choix conomiques . Cette activit bien inoffensive satisfait quelques polytechniciens qui ne dsesprent pas de rencontrer lconomie au royaume de la science. A dfaut, voil qui laisse intacte lillusion que puisse exister un art de la dcision conomique. Revenons aux chiffres. Pour 1979, le cot conomique estim des suicides (i.e. tentatives et suicides-dcs) serait de lordre de 19 milliards de francs . Soit trois fois moins que les cots estims des accidents de la route ou du tabagisme. Les maux sociaux les plus dispendieux seraient lalcoolisme et les accidents du travail (respectivement 5,2 et 5,5 fois plus que les suicides). Encore faut-il prciser que les auteurs retiennent une hypothse haute pour les statistiques du suicide : 15 000 dcs, 135 000 tentatives. Quant au prix de revient dune tentative, suivie dune ranimation et dun sjour en milieu hospitalier, il doit osciller entre 2 500 et 7 500 francs, compte tenu dune dure moyenne de soins intensifs de deux jours et dune hospitalisation moyenne de neuf jours (*3). Les bonnes volontsOn peut voir en Russie, aprs 1917, des affiches apposes sur certains monuments publics : Avant de vous suicider, venez nous voir. Linvitation est formule par les centres de dpistage psychiatriques mis en place par le gouvernement (*4). En France, sil est rgulirement question de prvention du suicide dans les discours officiels, le gouvernement na mis sur pied aucune action en direction du public. Linitiative est tout entire entre les mains de particuliers regroups dans des associations but non lucratif. La plus connue est sans doute S.O.S. Amiti qui a install des postes dcoute tlphonique dans 33 villes de province (5 postes Paris). La plus importante par le nombre des militants, S.O.S. Amiti est aussi lorganisation la plus moderne , la seule en tout cas qui tente de penser, partir de sa pratique, le rapport entre lindividuel et le social. Laction de S.O.S. est fonde sur la conviction que le rconfort dune relation amicale peut favoriser la prise de conscience des rapports sociaux qui sont au cur des problmes voqus. () Ils ne peuvent tre simplement entendus comme une juxtaposition de situations isoles et particulires. A travers ces masses dappel et leurs fluctuations apparat une aspiration des rapports sociaux nouveaux au sein desquels les personnes pourraient trouver une rponse aux problmes rencontrs (*5) . Il semble bien que les appelants trouvent auprs des militants de S.O.S. une coute effectivement dnue de moralisme. Un certain nombre de suicidaires tlphonent en cours de suicide. Sur un total de 350 000 appels en 1980, S.O.S. en recense 7 000 issus de suicidaires affirms et de suicidants . Ces suicidants passs lacte sont (*1) : Louvrage en est sa troisime dition en septembre 1980. Michel Le Net, Notes et tudes documentaires n4445, La Documentation franaise, 152 p. (*2) : Dfinition (p.9 op. cit.) : Ce que le pouvoir excutif est, dans un pays, dispos dpenser pour sauver le citoyen moyen, individu le plus reprsentatif en moyenne statistique de lensemble de ses frres. (*3) : Dures estimes retenues par le ministre de la Sant dans le document Le suicide tude de R.C.B., en septembre 1971. (*4) : Du suicide, de laide, et de la participation au suicide dautrui, Antonin Coquelin de Lisle, Thse de doctorat en droit, 1929. (*5) : Motion adopte par lassemble gnrale du 9 dc. 1979.

valus un millier. A Marseille par exemple, ils ont t 283 dans ce cas. Il nest pas exceptionnel quun coutant ait assister un suicidaire au long de son agonie. Aucune tentative nest faite pour connaitre lidentit et ladresse du correspondant en vue de dclencher une intervention. Le suicide est une ralit dont on tient compte et que lon assume, on se contente de rpondre la demande dcoute formule par les appelants (*1). Les autres organisations pratiquent laccueil direct et lentretien, aucun signalement nest jamais effectu contre la volont dun visiteur et mme, en principe, sans quil en fasse la demande. Il y a des entorses la rgle ; Assistance-Vie prtend concilier laide sociale et la psychothrapie. Les accueillants, bnvoles, ont pour la plupart une formation dans cette discipline, ce que nindiquent pas les dpliants publicitaires de lassociation mais, assure-t-on, la couleur est annonce ds que les gens se prsentent . Cest heureux, mais la rvlation vient bien tard. Lassociation se veut, comme les autres, non confessionnelle et apolitique. Le visiteur ne sinquitera donc pas de la prsence dun crucifix dont le Christ est figur par une croix de barbel. Lharmonie ne rgne pas forcment entre les associations ; ainsi Assistance-Vie a-telle dlgu un espion Phnix, autre centre daccueil parisien, dont elle dresse un bilan ngatif, les gens sy transmettent leurs problmes . Loriginalit de Phnix est dtre anim, sur le modle des Alcooliques Anonymes, par des rescaps du suicide qui veulent aider tant de personnes, et particulirement dadolescents et de jeunes, chapper la tentation de se dtruire . On est beaucoup plus prs, avec Recherches et Rencontres, de la bienfaisance laque, que du scoutisme bon enfant de Phnix. Les accueillantes de lassociation, lorigine un institut de formation humaine et de psychosynthse applique , sont pour la plupart dotes dun diplme dassistante sociale. Dans la salle dattente, on pourra feuilleter le Figaro Magazine et Valeurs actuelles. Lexcellente tenue de la maison ne doit pas faire croire une conception vieillotte du soutien psychologique, on pratique aussi lexpression de groupe et la poterie. Il nest gure surprenant de voir des assistantes sociales ou des psys en mal de charit sinvestir dans la prvention du suicide. Nous sommes plutt tonns de la discrtion du phnomne, auquel chappe semble-t-il S.O.S. Amiti, et les centres daccueil de la Porte Ouverte (*2). Quant lefficacit quantitative de ce type daction, bien quencourage, en parole au moins, par les pouvoirs publics, elle peut se discuter. Il est par contre indniable que des individus y trouvent un moment donn le soutien qui leur manque pour surmonter une priode de dsespoir, ou mme, nous lavons vu, pour mourir accompagns .

La cause et le gchisOn trouve des militants politiques pour joindre leur voix au chur de la conscience humaniste frappe dhorreur par le gaspillage que font les suicids de tant de vie qui restait vivre (*3). La vie est un bien trop prcieux et surtout trop unique pour quon la gche gratuite(*1) : La revue S.O.S. Amiti publie sur une page dans son numro 26 (t 1980) le pome dun dtenu, ancien appelant de Nancy, qui sest suicid en prison aprs avoir fait part S.O.S. de sa dtermination : Jai dcid de partir sans bruit de ce monde qui ma assassin et que je dteste. (*2) : On trouvera en annexe les coordonnes des principales associations de prvention. (*3) : On tudiera plus loin (ch. VII) les dbats quont suscits dans le mouvement rvolutionnaire les suicides de militants connus et les thses des rares propagandistes du droit au suicide.

ment. Prner la libration par le suicide est une injure faite ceux qui se tuent parce quils nont plus justement la libert de vivre, parce quils se trouvent dans une impasse et ne peuvent sen sortir quen sortant de la vie. Les aider tre libres cest avant tout les aider acqurir les moyens de vivre (*1). Denis Langlois, qui nous devons ce vibrant appel la vie, confond sciemment la libert de mourir, et une prtendue libration par le suicide quil invente pour mieux la rfuter. Si lon doit mourir parce quon est victime de linjustice ou de la misre, autant essayer auparavant de rejoindre lun des groupes qui luttent prcisment contre linjustice et la misre. On aimerait tre certain que dans lEden gauchiste, sans plus dinjustice ni de misre, lheure et le moyen de la mort seront laisss lapprciation de chacun. Il est permis den douter, lexplication universelle du suicide rsidant pour le gauchiste dans une mauvaise socit. La socit rforme devra se pencher sur la mystrieuse persistance dun phnomne archaque. Du travail en perspective pour les nouveaux sociologues, les nouveaux mdecins, les nouveaux flics. Mais au fond, le gauchiste se moque lui aussi des suicids. Ce qui le vexe, cest que ces gens, quil considre comme ses allis naturels, ne senrlent pas sous sa bannire. On a tort dans les groupes politiques de se mfier des suicidaires, ceux-ci, affirme Langlois, du fait notamment de leur sensibilit, font souvent de bons militants. () Ce sont souvent les meilleurs dentre nous .

Le militant perduBien des suicides sont des assassinats, des crimes sociaux, et dans tous les autres la responsabilit du systme social est engage. On peut dire cela, on a dit peu de chose. La socit tue, elle rend malade aussi, et fou. Il nest pas question pour autant de lutter contre la maladie ou la folie. A nous de reconnatre et de montrer dans la maladie, dans lide du suicide, la rvolte du corps et de lme contre lordre. A nous den faire des armes. Tout homme nest pas notre frre, et nous nous soucions peu du sort de lhumanit. Nous combattons pour vivre, pour quil y ait une vie avant la mort, et seules les exigences pratiques de ce combat guident nos actes. Le 22 avril 1976, Michel Franchy se pend dans la cour du lyce agricole de Magny-Cours. Le long texte quil adresse aux journaux (*2) se termine par ces mots : Battez-vous avec votre force, votre volont, votre corps, votre sexe, votre semblable. Ne me vengez pas, vengez-vous plutt. A suivre. Dpossds de leur vie, certains se tuent ; il faudrait les en dissuader, au nom de quelle minence du bonheur ? Gaspiller sa vie, perdre son temps : plonasmes. La caractristique de ce monde est dafficher lconomie quand il produit le gaspillage. La seule chose que la bourgeoisie conomise (pargne) rellement pour elle-mme cest le pouvoir. Elle use libralement du reste. Lidologie conomique est le mensonge de la bourgeoisie sur le monde quelle a cr et quelle domine. Elle dit : lconomie (lpargne, la raison) est notre loi, le monde ne peut tre quconomique, ce monde est le plus conomique qui soit. Cest exact, on ny voit pas trace de dpense, de vie, hors des greniers du pouvoir. La vie est gaspillage, mouvement, confusion, dsordre et dissipation. On gche sa vie comme un ciment. La vie des autres leur appartient, quils la perdent donc, la brlent et se loffrent. Nous parlons avec nos semblables contre lEtat qui dicte, ordonne, emprisonne et (*1) : Les dossiers noirs du suicide, Denis Langlois, Seuil, 1976. (*2):Ma dernire parole, texte-affiche dit 2 000 exemplaires, ditions Archifol, juin 1976.

torture. En 1980, la municipalit de Zurich rpond aux meutiers quelle a ferm le Centre autonome des jeunes parce que lexprience nest pas concluante . Ceux-ci rtorquent que la Suisse non plus nest pas une exprience concluante (*1) . A qui nous reproche dencourager au suicide nos trop faibles contemporains, nous rpliquons que cette socit est une socit dencouragement au suicide, quelle pratique la dilapidation froide des ressources du peuple. Lorsquil fait lconomie dune rvolution, le peuple ne fait qupargner ses ennemis. Et les enfants ? Mozart qui sassassine ? Tous ces innocents ? On en avait fabriqu deux ou trois pour caler les pieds du lit conjugal, on les oubliait l. Ils se pendent, crivent aux journaux, drangent. On ne comprend pas, ils avaient pourtant leur place table. Que les adultes rclament des dommages et intrts comme un quelconque rapporteur de commission ministrielle pour ce manque gagner, cet investissement perdu, cela se conoit. Pour le reste, quils ont achev (au sens dachever un bless) pendant quinze ans, lamour, laventure, le risque, lmotion, pour tout a, silence ! Quon se rassure, nous naimons pas la mort. Nous prfrons savoir que des enfants saiment, quun prisonnier svade, que des banques brlent, que la vie en un mot manifeste. Il est aussi vrai que nous ne reculerons jamais devant les consquences de la pense (*2). Nous sommes responsables : de la libert de qui nous aime. Il faudrait, parat-il, se soucier de lusage que ceux-l font de leur temps, de leur corps, de leur savoir et de leur vie. Cela nous concerne, nous atteint mais ne nous regarde pas. On perd les gens quon aime, on souffre. Lloignement et la souffrance sont la part amre de la libert. Je taime parce que je te sais libre daimer qui bon te semble, de disparatre, jamais peut-tre. La tendresse est un risque encouru, la mort une hypothse familire.

(*1) : Sylvia Zimmermann, proche du mouvement autonome des jeunes, se suicide par le feu le 12 dcembre 1980 sur la place Bellevue Zurich. Elle laisse une lettre que la police saisit, la qualifiant dembrouille . Sur sa tombe, ses amis crivent : La banquise ta engloutie, nous la briserons , tandis que les autorits recommandent loccasion de la nouvelle anne de tenter de vaincre notre rticence lgard de notre tat (cf. Tout va bien, 9 janv. 1981). (*2) : La rvolution surraliste, 15 janv. 1925.

CHAPITRE III LE MASSACRE D'TAT

Le problme quils ont avec nous, cest que notre conscience politique ne quittera pas notre corps sans que ce quon appelle vie ne le quitte aussi. Lettre dUlrike Meinhof ses avocats (fv.1974).George Orwell attirait lattention sur la ncessit de dcrypter le langage du pouvoir. Lesclavage cest la libert ; un meurtre est un suicide. Giuseppe Pinelli dfenestr Milan, Jos Tronelle gorg la Sant, meurtre avr ou dcs inexplicable, la vrit dEtat tranche. La Fraction Arme Rouge allemande (R.A.F.) est dcime dans les annes 70. Certains de ses militants sont abattus dans la rue, dautres succombent aux mauvais traitements et labsence de soins (Katharina Hammerschmidt, Siegfried Hausner). On laisse Holger Meins mourir de sa grve de la faim. Cest dans le cadre dune politique dlimination que sinscrivent les suicides dUlrike Meinhof, dAndras Baader, de Gudrun Ensslin, de Jan-Carl Raspe et dIngrid Schubert, ainsi que la tentative de suicide dIrmgard Moeller. Il est de rgle aujourdhui chez les intellectuels franais de faire prcder toute dclaration concernant la R.A.F. dun avertissement par lequel ils protestent de leur opposition la lutte arme en Occident. Nous nous en dispenserons. Libre aux dmocrates dy voir un soutien tacite la gurilla, et aux partisans de la R.A.F. de penser que nous parlons forcment contre eux*. Lassassinat des militants allemands montre comment lEtat a su utiliser le potentiel motionnel du suicide pour accrditer la plus cynique des fables. Tout ce passe comme sil suffisait de prononcer le mot pour brouiller les cartes, prendre de lavance sur la vrit des faits, et se dispenser davoir les tablir. La premire cible des assassins dEtat est Ulrike Meinhof, considre comme lidologue du groupe. La synthse en une femme de lamante, de lintellectuelle et de la ptroleuse en fait une victime symbolique idale. Avant mme de penser la tuer, on cherche comme cest souvent le cas dtruire son image et son prestige. Elle est place lisolement total (y compris acoustique) pendant deux cent trente-sept jours. Durant cette priode, le parquet tudie la possibilit de linterner en hpital psychiatrique. Ce projet est contrari par la premire grve de la faim des prisonnier(e)s qui permet de dnoncer publiquement la priva* : Cf. dclaration de Baader au procs de Stammheim, le 18 juin 1975, in Textes des prisonniers de la fraction arme rouge et dernires lettres dUlrike Meinhof, rapport de la commission internationale denqute, Maspero 1979.

tion sensorielle comme lment dune stratgie de lavage de cerveaux. Le parquet change de tactique : se fondant sur lexistence chez Meinhof dune tumeur au cerveau dont il exagre la malignit, il ordonne une srie dexamens qui seront pratiqus si ncessaire par la contrainte, et sous anesthsie. Ces examens prparent, semble-t-il, une intervention chirurgicale. Lintention est claire, et benotement expose par le procureur fdral Zeis : Ce serait gnant pour ces gens si lon sapercevait quils ont suivi une folle*. Les protestations internationales font chouer cette deuxime tentative. Le 9 mai 1976, Ulrike Meinhof est retrouve pendue dans sa cellule. La thse du suicide est aussitt dcrte par les autorits, et reprise par les mdias. Lautopsie est pratique la hte, sans quaucune personnalit indpendante puisse y assister (ni les avocats, ni la famille ne peuvent voir le corps). Elle est tel point bcle que sur le plan mdico-lgal on ne peut parler que de sabotage. Ainsi, on ne procde aucune recherche dhistamine. Cette hormone tissulaire est produite en grande quantit par les cellules vivantes de la peau lendroit dune blessure. En comparant le taux dhistamine de la peau autour des marques de strangulation et dans une autre rgion du cou, on peut dterminer si la personne sest pendue, ou si le corps a t pendu post-mortem. Les constatations faites dans la cellule relvent de la mme fantaisie. La corde avec laquelle Meinhof est cense stre pendue est certes mesure ampute de presque une moiti. Sa longueur relle est de 80 centimtres environ : on communique aux experts le chiffre de 51 centimtres. Ce raccourci nest pas innocent ; Meinhof aurait effectivement pu se pendre avec une corde de 51 centimtres. Avec la corde retrouve autour de son cou (80 cm), elle na pu qutre pendue aprs que la rigidit cadavrique permet de maintenir le corps droit, et la tte dans la boucle, hors de laquelle elle aurait gliss immdiatement avec une corde trop courte. Pour plus de sret, on retrouve son pied gauche, bien plat, en quilibre sur la chaise quelle est suppose avoir utilise. Autrement dit, elle est rpute stre pendue debout sur une chaise, et par un nud coulant trop large dont sa tte sortait par un mouvement naturel. Aucun des signes habituels de la mort par asphyxie (les rapports officiels parlent bien dasphyxie et non de fracture des vertbres cervicales) : saillie des yeux ou de la langue, visage bleui par le manque doxygne. Un groupe de mdecins anglais en conclut quil sagit dune mort par arrt cardiaque par voie rflexogne aprs tranglement par constriction de la carotide et pression sur le nerf pneumogastrique* . Les mmes mdecins, analysant les rapports dautopsie, attirent lattention sur la mention dun dme important dans les parties gnitales extrieures, et de tumfactions sur les deux mollets. On relve galement une raflure couverte de sang caill sur la fesse gauche, et une ecchymose sur la hanche droite. Enfin lexamen de taches sur le slip de la victime permet de dceler la prsence de sperme (le parquet glosera sans fin au motif que sil y a sperme on na pu trouver de spermatozodes). A la certitude du meurtre sajoute lhypothse du viol. Il reste savoir comment on a pu pntrer dans la cellule de Meinhof. Il apparat dailleurs, en dehors mme de la contestation du suicide, que certaines constatations officielles ne peuvent tre expliques que par lintrusion dun tiers dans la cellule. Chaque soir, les dtenu(e)s de Stammheim doivent remettre aux gardiens les ampoules lectriques et les tubes non quon leur rendra le lendemain. Pourtant, lorsque le corps de Meinhof est dcouvert, une ampoule est normalement visse sur la lampe de bureau. Les faibles traces de doigts quon peut y dceler ne peuvent correspondre aux empreintes de la prisonnire. Quimporte, le rsultat de cette expertise nest transmis au Parquet que quinze jours aprs que linstruction a t close. Lenqute parlementaire qui suit la mort de Meinhof permet de dterminer quil existe un accs secret au septime tage de la prison. Un escalier relie la cour tous les tages, les * : La mort dUlrike Meinhof, rapport de la commission internationale denqute, Maspero 1979.

portes ne souvrent que de lextrieur grce une clef spciale. La porte du septime tage est hors de vue du bureau des gardiens, et le systme dalarme peut tre dbranch. Les honorables parlementaires confirment ainsi les craintes exprimes par certains prisonniers : contrairement au mensonge officiel selon lequel il nexisterait quun seul accs au septime tage, les fonctionnaires du B.K.A. (Office fdral de la police criminelle) et du B.N.D. (services secrets) disposent dune entre prive Stammheim. On na pas fini de sen servir. Ds le surlendemain de la mort de Meinhof, Jan-Carl Raspe fait une dclaration au procs de Stuttgart-Stammheim au nom des accus(e)s de la R.A.F. Il est clair pour eux quUlrike a t excute, et que cela marque un tournant dans la politique dlimination de la gurilla. Les dtenu(e)s participent activement la contre-enqute, et dnoncent les mensonges orchestrs par les mdias. Un an plus tard, le 7 avril 1977, le commando Ulrike Meinhof de la R.A.F. excute le procureur fdral Buback, jug directement responsable du meurtre dHolger Meins, de Siegfried Hausner et dUlrike Meinhof. Dans le communiqu de revendication, il est dit : Nous empcherons que laccusation fdrale utilise la quatrime grve de la faim collective des prisonniers () pour assassiner Andras, Gudrun et Jan, comme le propage dj ouvertement la guerre psychologique depuis la mort dUlrike (*1). Les acteurs sont en place, le scnario est rd, chacun peut ds ce moment prvoir la suite. Le processus de dcapitation de la gurilla va se poursuivre. Le 5 septembre 1977 lancien SS Hans Martin Schleyer, patron des patrons allemands, est enlev. Le 13 octobre, un Boeing de la Lufthansa qui assure la liaison Palma de Majorque-Francfort est dtourn avec quatre-vingt onze passagers son bord. Lobjectif de ces deux actions coordonnes est dobtenir la libration de onze dtenu(e)s de la R.A.F. et de deux Palestiniens incarcrs en Turquie. Le 17 octobre, lassaut est donn au Boeing de Mogadiscio par un commando spcial de la police allemande. Trois des pirates de lair sont tus, la quatrime gravement blesse. Le mardi 18 octobre au matin, on dcouvre dans leurs cellules les corps de Baader, Ensslin et Raspe. Seule Irmgard Moeller survit ses blessures. On pourrait sattendre que le gouvernement, dj clairement accus de meurtre sur la personne de Meinhof, prenne un luxe de prcautions pour que, cette fois, laction des enquteurs soit irrprochable. Au contraire, la mascarade reprend, chaque jour apporte une nouvelle contradiction, une nouvelle incohrence. Le magazine Stern, pourtant peu suspect de sympathie pour les terroristes (qui lon dnonc lpoque comme agent de la propagande gouvernementale), a publi en 1980 un dossier rcapitulatif sur le cas Stammheim (*2) . Il nest pas vain, comme on peut limaginer, de se pencher aujourdhui sur les rapports denqute. La vrit officielle est maintenant dfinitive dans sa forme. Elle parle dellemme. Andras Baader se serait suicid dune balle dans la nuque, maquillant ainsi son suicide en meurtre, telle est la version aussitt diffuse. Malheureusement, le Dr Hoffman, expert du B.K.A., dpose un rapport selon lequel le tir a t effectu dune distance de 30 40 centimtres, ce qui rend lhypothse du suicide matriellement absurde. Ralisant sa bvue, lexpert tentera dexpliquer les faibles traces de poudre releves sur la peau (plus les traces sont lgres plus le coup a t tir de loin), mais sans succs. Les rapports de la police et des mdecins lgistes se contredisent sur le droulement du combat simul par Baader. La balle mortelle est celle que lon trouve prs du corps pour les uns, elle a dabord ricoch dans le mur pour les autres, qui y trouvent des traces de sang et des dbris de peau qui avaient chapp aux premiers. Autre nigme : Le sable retrouv sous les semelles de Baader. Le service fdral dinvestigation criminelle de Wiesbaden ne pourra finalement affirm sil peut (*1) : Textes des prisonniers de la fraction arme rouge op. cit. (*2) : Der fall Stammheim , Gerhard Kromschrder, Stern n45.

provenir de la cour situe au huitime tage de la prison o les dtenus effectuent leur promenade. Baader est-il sorti de Stammheim ? Avec qui et pour quoi faire ? Jan-Carl Raspe se serait tir une balle dans la tte. Sur le point capital de savoir sil a t dcouvert le pistolet la main (fait qui, selon le Pr Karl Sellier, expert de mdecine lgale cit par Stern, doit faire penser au meurtre ; en cas de suicide les muscles se dtendent aprs la mort et larme tombe), les tmoignages divergent. Oui, disent dabord les quatre fonctionnaires qui lont trouv, non, rectifie le procureur Christ. Le Pr Hartmann, expert dsign, tente demporter la dcision devant la commission denqute parlementaire : Je me fais lavocat du diable, imaginons un tireur, il devrait tre plac entre le lit de Raspe et le mur, et il ny a pas de place. Si, rpond Stern, photos lappui ! Dernire incohrence : les recherches de poudre sur la main de Raspe nayant rien donn, aucune expertise nest faite pour savoir si larme qui la tu laisse des traces de poudre sur la main du tireur ! Gudrun Ensslin est retrouve pendue. Comme pour Meinhof, les experts, qui nont gure progress, ne procdent pas la recherche dhistamine. Lexpert Rauschke, qui sest dj signal dans le pass par son autopsie-boucherie de Meinhof (rendant toute contreexpertise impossible), et par son dvouement aveugle laccusation, se charge cette fois de faire disparatre la chaise sur laquelle Ensslin serait monte. Encore ne le sait-on que grce aux protestations de lexpert viennois Holczabek. Aucune analyse na donc pu tre faite sur cette chaise, empreintes digitales, etc. Le fil, ou la ficelle, qui soutenait le cadavre provenait-il de llectrophone de la victime ? Eh bien, daprs lapparence extrieure , ledit fil et le fil lectrique sont identiques. Les rapports de police nen disent pas plus. Cest dautant plus regrettable que ce fil a cass quand on a dpendu le corps. Bien entendu, aucune expertise na cherch valuer le poids que ce fil pouvait supporter. Irmgard Moeller, elle, est vivante. Elle se serait enfonc un couteau de cuisine, dont la lame mesure 9 centimtres, dans le sein gauche. Lentaille la plus profonde ne mesure que 4 centimtres. Le procureur Christ a beau jeu den tirer argument en faveur du suicide. Sil sagissait dun meurtre, pourquoi lavoir rate ? Largument peut retenir lattention de qui ignore le tmoignage du Pr Eberhard qui opre Moeller le 18 octobre 1977. Il relve, lui, une piqre profonde de 7 centimtres qui cause une imprgnation sanguine du tissu graisseux entourant le pricarde, et dont la largeur indique un coup port avec force . Le procureur Christ nen souffle mot. On savait dj que les services secrets accdaient librement au septime tage de Stammheim, lenqute montre cette fois que le systme de surveillance vido (Siemens) ne fonctionne pas. Le 9 novembre 1977, un enquteur peut courir le long du couloir de ltage et pntrer successivement dans plusieurs cellules sans dclencher le moindre signal dalarme.

Parfaire le travailAprs les autopsies, auxquelles les reprsentants dAmnesty International nont pu assister, et les constatations dont nous avons vu le srieux, il reste expliquer comment les dtenus les plus surveills du monde dtenaient des armes. Expliquer est un bien grand mot. La police se contente de dvaster les cellules de Stammheim et dy dcouvrir, dans lordre : un paquet dexplosifs, un systme de communication inter cellules, deux caches pour rvolver, des cartouches, etc. Tantt le pistolet de Baader aurait t fabriqu artisanalement, peut-tre mme dans les ateliers de la prison, tantt se sont les avocat(e)s qui lont introduit par pices dtaches dissimules ici dans un anus, l dans un vagin. La prison la plus moderne du monde tait une passoire. Arms comme ils ltaient, les dtenus auraient pu y soutenir un sige, voil ce que le B.K.A. apprend aux contribuables. Un mois plus tard, cest au tour dIngrid Schubert dtre trouve pendue. Mme scnario. Non seulement Ingrid navait rien dit ou crit qui puisse attester dune volont

suicidaire, mais elle avait assur son avocat, matre Bendler, quil nen tait pas question pour elle. Justement ! triomphent les policiers allemands, cest bien la preuve quelle voulait faire douter de son suicide, et donc que sen est bien un. Ce systme dexplication, aussi convaincant quil est subtil, est repris sans une retouche par les dirigeants allemands. Tout ce qui vient battre en brche la thse du suicide prouve en fait linfinie perversit des terroristes. Au cas o largument se rvlerait insuffisant, les autorits se rfrent de mystrieux entretiens entre les dtenus et des membres du gouvernement, au cours desquels ceux-ci auraient parl darracher la dcision des mains du chancelier Schmidt , et autres priphrases aussi obscures o la thse officielle veut lire la menace du suicide collectif (*1).

Le fin mot de lhistoire ou qui profite la vrit ?Baudrillard dnonce dans Libration un pige que personne, sauf lui, na dcel (*2). Quest-ce que a peut bien foutre, suicid ou liquid ? Se lancer dans une recherche hystrique de la vrit cest vouloir exterminer les terroristes sous le sens, mieux encore que sous le coup des commandos spcialiss (*3) . Lintellectuel confond la vrit (la matrialit des faits) et la recherche dun sens (son job). Nous ne demandons pas la vrit dalimenter un quelconque ressentiment contre lEtat. Baader remarque dj propos des campagnes contre lisolement sensoriel des prisonniers que la torture nest pas un concept de lutte rvolutionnaire (). Ce dont il faut parler, cest de celui qui torture. De lEtat . Baader se trompe, qui croit utile et ncessaire de pousser lEtat se rvler comme imprialiste, contraint pratiquer la torture. La torture comme arme de guerre ne nous apprend rien que nous ne sachions dj sur lEtat ni non plus la vrit de Stammheim sur la nature de la dmocratie en R.F.A. Baudrillard relve justement que lEtat pouvait mettre en scne la mort de Baader proprement il ne la pas fait (), il faut y voir la clef de la situation . Il se trompe quand il ajoute : En semant ce doute, cette ambigit dlibre sur les faits, il a fait que cest la vrit sur cette mort, et non cette mort elle-mme, qui est devenue passionnante. Il est vrai quen dtruisant les cellules de Stammheim, lEtat a, dans un mme mouvement, effac les traces dun crime et laiss planer une ombre sur la gauche allemande. Il est bon de montrer, ne serait-ce quallusivement, que lEtat est prt tout. La mort des terroristes nest en aucune manire passionnante par elle-mme. Ce qui est utile, cest de lire (*1) : Le dernier propagandiste de cette bonne nouvelle est le risible Bernard Volker qui rpond dans Le Monde du 6 juin 1981 aux dclarations de matre Croissant (Le Monde du 30 mai). Pour vanter le modeste ouvrage quil a commis, le Volker se risque cracher sur les morts de Stammheim dont les motivations relevaient davantage de la psychiatrie que de la politique . Matre Croissant fait justement remarquer quune menace de suicide aurait d en bonne logique susciter un regain de surveillance (Le Monde du 24 juin 1981). (*2) : Notre thtre de la cruaut , 4 et 5 nov. 1977. (*3) : Lavocat Klaus Croissant, extrad en France le 16 novembre 1977, craint davantage le B.K.A. que la production de sens et prend la prcaution dannoncer quil na pas lintention de se suicider. Le soir de son extradition se runit le comit excutif du PS, des manifestants sy rendent en dlgation. Claude Estier tente de les conduire, Mitterrand sen va, et cest Pierre Mauroy entour de quelques gorilles qui lche une dclaration sibylline. A cette heurel Croissant est en route pour Stuttgart. Comme dhabitude, la gauche, protestations aux lvres, et mains dans les poches, a laiss faire. A peine lavocat a-t-il intgr sa cellule Stammheim, quil y dcouvre quatre lames de rasoir, dont une bien en vidence, sans que ladministration de la prison puisse expliquer ce prodige. Libr depuis, Klaus Croissant sest install en France.

dans les erreurs, calcules ou non, quaccumule le B.K.A., la parfaite srnit de lEtat. Quimporte si chaque dclaration rsonne comme un bon mot. Cest un coup bas (). Nous devons lever tous les doutes pour prserver limage de la R.F.A. ltranger , dit Schmidt. Et il tient parole, il ny a plus de doute aujourdhui, lEtat a su rpondre au dfi maladroit de la R.A.F. : nous frappons qui nous voulons, quand nous voulons. Lassassinat des prisonniers est impensable dans une dmocratie comme la ntre , ajoute le magistrat Textor, et on ne lentend pas dire que le terrorisme aussi y est impensable. Ce qui est impensable en dmocratie na pas lieu. Point. LEtat na pas, comme le croit Baudrillard, livr une vrit introuvable parce que a nexiste pas. Il lui a suffit de brouiller les cartes, assez pour nier un crime dont il est flatteur dtre crdit par la rumeur. LEtat sait parfaitement que toute vrit se dcouvre un jour, il tient simplement conserver dans linstant le monopole de la production des faits. Se rvler fasciste ne lembarrasse pas, sil peut du mme coup faire passer la trappe quiconque a loutrecuidance de vouloir produire lhistoire. LEtat entend rester matre de la scne o il exhibe le spectacle du terrorisme.

La perdition raconte aux adultesDans le cas Stammheim , le journaliste doit inventer ltiologie de la pratique suicidaire du terroriste. Lautodestruction est laboutissement de la gurilla. Puisquil prend le risque de mourir, le combattant cherche sa fin. Certains, en effet, tuent ou mieux attentent avec la plus grande impritie la vie dun chef de parti par exemple, dans lunique but den finir avec leur propre existence, nayant pas le courage de le faire eux-mmes (*1). Je suis chacun de vous , aime rpter lEtat. Jacquemaire la seconde maman, lEtat cet autre nous-mmes. Frapper lEtat (cracher dans la Bldine), cest se faire injure. Qui dclare la guerre lEtat signe son arrt de mort. Le lecteur des gazettes rclame des dtails, on lui en donne. levs par des femmes (Baader, Raspe), influencs par elles, ou pire, femmes elles-mmes, pratiquant lorgie et la pornographie politique, les terroristes prennent la pose, miraculeusement dcalqus des images dEpinal 1920. Qui a pu ignorer la poitrine de Gudrun Ensslin (fille de pasteur !), corps dlictueux gnreusement affich la Une de Dtective ou en pages intrieures de lExpress (deux photos : fille de pasteur petit col dentelle -, ptroleuse seins nus. Avant, aprs quoi ?). Ingrid Schubert, elle, faisait partie de la Kommune I de Berlin. Le souvenir des communions rotico-rvolutionnaires de cette premire collectivit anarchiste na pas cess de tenailler ceux qui en font (sic) partie (*2). Ces gens taient perdus depuis longtemps, dont les garements ne parlaient que de mort. La mort enfin les a sauvs de la dernire, de la plus fatale illusion et vanit du monde, le plaisir, la volupt ; hlas, il y a tant de victimes de ce mensonge. La jeunesse surtout sy laisse prendre, aussi bien est-ce elle particulirement que je voudrais adresser cette leon de la mort. Quels sont donc ces vains plaisirs du monde ? Tous sont du domaine de la Mort, parce que tous dpendent de la partie la plus vile de lhomme, le corps quelle doit frapper et coucher dans une tombe (*3).

(*1) : Les anarchistes, Cesare Lombroso, Flammarion s. d. traduction de la deuxime dition italienne de 1896. (*2) : Jean-Paul Picaper, in Le Figaro du 14 nov. 1977. (*3) : La science de bien mourir, manuel de lassociation de la bonne mort, R.P. Al. Lefebvre de la Compagnie de Jsus, Paris 1877.

Le ministre et les terroristesLe 7 novembre 1979 le Premier ministre Raymond Barre dclare la tribune de lAssemble quil ny a pas daffaire Boulin , comme Mline dclarait au Snat le 7 dcembre 1897 quil ny a pas daffaire Dreyfus . Le ministre du Travail Robert Boulin a t retrouv mort dans un tang de la fort de Rambouillet, le 30 octobre 1979. Quoique compromis dans une affaire immobilire, on parle de lui comme futur Premier ministre. Il a pri son fils Bertrand de mettre fin aux activits de lassociation S.O.S. Enfants (*1) . Dans une longue dclaration publie aprs sa mort, il proteste de son innocence, dnonce un complot politique ourdi contre lui, et dsigne le garde des Sceaux Alain Peyrefitte. La presse, coupable davoir publi le dossier immobilier (en particulier Le Canard enchan et Minute) est violemment attaque, y compris par les staliniens dont le chef Marchais a t mis en cause auparavant propos de sa prsence en Allemagne en 1942. Peyrefitte se drobe la tlvision : La tombe de M. Boulin est peine referme (). Tout le monde comprendra que son nom ne soit pas prononc. Cest une question de dcence et de dignit. Giscard dEstaing qui avait bruyamment salu en son temps laction des tueurs allemands ( Votre victoire est une victoire de la dmocratie , crit-il Schmidt), se pique lui aussi de dignit : Laissons dsormais les morts enterrer les morts. Il est vrai que le rgime ne manque pas de cadavres : Boulin, Fontanet, Journiac, De Broglie, pour ne parler que de ceux qui portent lestampille gouvernementale. M. Chaban-Delmas parle dassassinat, mais ce nest quune faon de parler ; il pense la volont de nuire de ceux qui ont divulgu le dossier immobilier. A linverse, le snateur Marcilhacy pse ses mots.

Une affaire Boulin ?Par trois fois Pierre Marcilhacy, qui assure avoir eu connaissance de lentier dossier relatif lenqute sur la mort de lancien ministre , rejette lhypothse du suicide (*2). Jusqu ce que preuves du contraire me soient fournies, je ne comprends ni pourquoi Robert Boulin se serait suicid dans une affaire qui pouvait compromettre sa carrire ministrielle mais non entamer son honneur, ni comment il a pu tout seul mettre fin ses jours (). Je continue de penser que R. Boulin ne sest pas suicid parce que jattends quon me prouve comment on peut se suicider dans les conditions o on la retrouv (). Les articles de Marcilhacy et le dossier publi par Minute (*3) permettent de faire le point sur les obscurits de lenqute. Boulin est-il mort noy ? Oui, rpond le procureur de la Rpublique de Versailles ; les mdecins Bailly et Deponge ont constat la prsence deau dans les poumons. Non, rplique Marcilhacy, qui propose des vrifications sur le dossier (quil dit avoir lu, rappelons-le). En admettant que Boulin ait t sous leffet du Valium (principe actif : diazpam), dont on a retrouv une faible dose dans les viscres (80 mg), la chute par laquelle on explique les griffures sur son visage aurait d le rveiller. De mme limmersion brutale dans leau de ltang 10. On ignore toujours le nom des destinataires des lettres envoyes par Boulin, et leur contenu exact. Marcilhacy affirme que les lettres connues sont des photocopies, ce que (*1) : Cf. Ma vrit sur mon pre, Stock, 1980.