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LITTÉRATURES S outenir que la médecine occidentale souffre, au- jourd’hui, de l’une des cri- ses majeures de sa jeune histoire relève de l’euphé- misme. Bousculée par une biologie triomphante, trop souvent incapa- ble de gérer les conséquences des progrès majeurs qu’elle a accomplis dans la seconde moitié du siècle pas- sé, tenue pour être directement res- ponsable de l’irrésistible inflation des dépenses de santé, cette même médecine est condamnée à fournir des résultats. En effet, pourquoi tant de progrès affichés si, au total, la guérison n’est pas au rendez- vous ? Ainsi, de plus en plus fré- quemment, la médecine se retrouve traînée devant la justice, nombre de patients et de familles jugeant que l’heure n’est plus à la fatalité mais bien, d’une manière ou d’une autre, à la faute. La même époque somme cette médecine de trouver au plus vite la bonne réponse aux impossibles questions inhérentes à l’acharne- ment thérapeutique et à la fin de la vie. Elle doit aussi faire face à l’émer- gence d’un « droit du patient » et accompagner au mieux l’évolution de la relation thérapeutique mena- cée de devenir une simple relation marchande. Après avoir offert à l’es- pèce humaine les premiers outils véritablement libérateurs qui autori- sent la dissociation entre sexualité et reproduction, elle se découvre responsable de la naissance d’un enfant anormal, dès lors qu’elle avait annoncé qu’il ne naîtrait pas handicapé. Comment ne souffrirait- elle pas de douloureux vertiges ? En France, où la santé publique, le principe de précaution et le ris- que zéro n’ont jamais été si dange- reusement à la mode, le médecin de famille a, définitivement sem- ble-t-il, disparu. Soignants et admi- nistratifs des hôpitaux publics ne savent plus très bien au juste quelle est leur mission. Et, plus largement, tous les symptômes sont là pour pré- dire que – faute d’avoir décidé de former et de rémunérer plus juste- ment les infirmières et médecins – des pans entiers de l’actuel système de distribution des soins vont s’écrouler. Qui se souvient du temps où la psychiatrie et la folie fai- saient débat ? Aujourd’hui, les psy- chiatres sont las et la consomma- tion médicamenteuse de toutes les familles de psychotropes n’a jamais été aussi élevée. Faut-il voir là le nouveau visage, « post-moderne », de la médicalisation de notre société ? Or voici, dans ce trop triste paysa- ge, un bien précieux ouvrage : une somme collective de nature à redon- ner espoir à ceux qui servent – ou s’apprêtent à servir – la médecine, cet art qui se nourrit de multiples sciences. On conseillera aussi ce livre à tous ceux qui, plus simple- ment, s’intéressent d’une manière ou d’une autre au corps humain nor- mal ou pathologique. Titré Diction- naire de la pensée médicale, l’ouvra- ge n’est pas facile à présenter. Il faut ici compter avec le nombre de ses auteurs (deux cents, provenant des disciplines les plus diverses) ainsi qu’avec l’ambitieuse dynamique dans laquelle il s’inscrit : « Faire que les patients acquièrent le sentiment que leurs médecins, au-delà de leur compétence technique, ont une vaste connaissance de la réalité de la condi- tion humaine. » Près de 1 300 pages (attention : ceux qui n’ont pas un œil suffisam- ment affûté devront acquérir l’édi- tion de luxe de préférence à celle dite de poche, tant la police de carac- tère de cette dernière est inhumai- ne) ; 317 entrées ; plus de 1 200 réfé- rences à l’Index nominum. C’est ain- si : pour être fractionné, le plaisir de la lecture gagnera en durée sans jamais perdre en vivacité. Disons, pour simplifier, que ce livre hors du commun fournit avant tout un vaste espace de déambula- tion. Il éclaire patiemment le chemi- nement dans la forêt, si souvent jar- gonneuse, des mots et des concepts dont use la médecine. Mais il ouvre aussi de bien plus larges perspecti- ves s’inscrivant délibérément dans un temps avec Hippocrate (dénouons, autant que faire se peut, le lien entre le mal et la maladie) pour, courageusement, se projeter dans la compréhension de ce que pourrait être très bientôt une méde- cine doublement assujettie à un consumérisme génétique et à cette forme nouvelle d’eugénisme qui, démocratiquement, s’impose sous nos yeux. « La médecine a été portée au pina- cle par la philosophie du progrès qui a dominé jusqu’il y a peu la pensée occidentale moderne. Elle semblait accréditer, sans contestation possible, l’idée que les progrès de la connais- sance étaient appelés à se traduire immanquablement par un mieux- être du plus grand nombre », avertit le philosophe Dominique Lecourt, professeur à l’université Paris-VII et directeur du centre Georges-Can- guilhem, dans l’avant-propos de cet ouvrage collectif dont il a assuré la direction. Il ajoute : « La philosophie du progrès ne jouit plus aujourd’hui de la même faveur. La médecine a sa part de responsabilité dans ce recul, et elle en subit le contrecoup. La réprobation presque universelle qui a accueilli la perspective du clonage humain n’a fait que porter à son paroxysme un mouvement de défian- ce à l’égard de la recherche en mé- decine ; mouvement amorcé dès les années 1970. » On soutiendrait volontiers que ce mouvement de défiance ne s’est pas nourri de la pratique d’une médeci- ne bénéficiant heureusement des puissants apports de la rationalité au service du diagnostic ; une méde- cine tirant aussi les bénéfices de l’hy- giène publique et du bon sens parta- gé ; une médecine progressant au rythme des acquis de la réanima- tion associés à l’intelligence chirurgi- cale, à la maîtrise de la lutte médica- menteuse contre la douleur et contre les germes pathogènes, bactéries, virus et parasites. L’origine de l’actuelle défiance, puisque défiance en la médecine il y a, impose de chercher ailleurs. Sans doute pour une bonne part dans la toute-puissance annoncée de la génétique et ainsi dans l’émergence d’une médecine qui, dépassant l’acte de soigner ou de guérir, s’auto- rise déjà à prédire les maux humains à venir. Il reste, pour répondre, à ouvrir ce dictionnaire de notre temps. De sévères esprits jugeront que certai- nes de ses « entrées » sont discuta- bles (comment ne le seraient-elles pas ?), que certains textes sont d’iné- gale qualité, que l’on aurait pu, ici ou là, préciser le propos, ajuster le tir, harmoniser l’ensemble. Rien n’est moins certain tant il apparaît que le très large balayage des par- ties enrichit le tout. D’« Acharne- ment thérapeutique » à « Zoono- ses », ce dictionnaire ose bien des choses, à commencer par tenter l’ex- ploration de ces zones grises que sont le chamanisme (Michel Perrin, CNRS, laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France), le pla- cebo (Philippe Pignarre, chargé de cours sur les psychotropes à l’uni- versité Paris-VIII), la médecine du vin (Harry W. Paul, département d’histoire à l’université de Floride), l’Ecole de Montpellier du vitalisme (Guillaume Le Blanc, université Michel-de-Montaigne, Bordeaux). Hasard ou fatalité ? L’entrée « Dossier médical » voisine avec « Dispensaire », « Don d’organe », « Dopage », « Douleur », « Dro- gue » et « Droit ». Dominique Lecourt : « Bref, notre dictionnaire, restituant une histoire foisonnante, voudrait réinsérer la pensée médicale dans la culture générale. Une telle culture devrait assurément être au- jourd’hui celle des médecins et des étudiants en médecine. » Est-ce dire qu’elle ne le fut jamais ? POLICIERS APARTÉ Lumières italiennes LIRE AUSSI ÉCONOMIE ANNIE PROULX LES CRIMES DE L ACCORDÉON Grasset EN 1766, année de la naissan- ce de Germaine Necker, future M me de Staël, deux Italiens arri- vent à Paris, creuset bouillon- nant d’idées révolutionnaires. L’un d’eux se nomme Cesare Bec- caria, il a 28 ans, et déjà la gloire l’écrase. Protégé par les frères Verri, qui ont fondé la revue mila- naise Caffè, il a publié anonyme- ment, puis en assumant son autorité, un pamphlet contre la peine de mort et l’incohérence des châtiments. Ce brûlot était ce qu’attendaient les encyclopé- distes, qui accueillent le jeune homme comme un héros de la liberté et de la raison. C’est précisément Alessandro, le plus jeune des deux Verri, qui l’accompagne et déchante. Car Beccaria, nostalgique et obsédé par la jalousie (il a laissé sa jeune femme seule à Milan), reçoit dis- traitement les hommages fran- çais et rentre au bout de deux mois, vaincu par la mélancolie. Alessandro, lui, reste et décrit, émerveillé, à l’intention de son frère Pietro (1), la vie dans les salons, les théâtres et les lieux publics, à Paris, puis à Londres. René de Ceccatty Lire la suite page X (1) Voyage à Paris et à Londres, de Pietro et Alessandro Verri. Traduit de l’italien et annoté par Monique Baccelli, préfacé par Michel Delon, éd. Laurence Teper (108, avenue Félix Faure, 751015 Paris), 448 p., 22,50 ¤. Voyage dans la pensée médicale Le dictionnaire dirigé par Dominique Lecourt constitue un outil hors du commun pour comprendre les enjeux d’une médecine confrontée, dans le même temps, à ses succès et à une défiance de plus en plus marquée Alamo de la Rosa. Richard Morgiève. Patrick Drevet. Daniel Depland. Mathieu Lindon pages III et IV / Au Musée d’anatomie de l’école de médecine de Montpellier Boston Teran. Maud Tabachnik. Virginie Brac. Claude Bleton. Colin Thibert. page VII Caroline Lamarche. Paul Golding. David Lodge. Salman Rushdie. Jonathan Franzen. a Jean-Yves Nau DICTIONNAIRE DE LA PENSÉE MÉDICALE Sous la direction de Dominique Lecourt. PUF, édition de luxe, 1 296 p., 130 ¤ ; édition de poche, 1 270 p., 45 ¤. a NEUROLOGIE Dans les fascinants arcanes du cerveau a ENVIRONNEMENT Un astrophysicien et un biologiste tirent la sonnette d’alarme a PHYSIQUE Une théorie qui conteste Einstein a UNE SÉLECTION DE PARUTIONS p. VIII DÉBATS MONDIALISTES « La Mondialisation et ses ennemis », de Daniel Cohen ; « La Démocratie et le Marché », de Jean-Paul Fitoussi ; « Un autre monde est possible si... », de Susan George ; Francis Fukuyama, Johan Norberg... page IX DES LIVRES VENDREDI 13 FÉVRIER 2004

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LITTÉRATURES

Soutenir que la médecineoccidentale souffre, au-jourd’hui, de l’une des cri-ses majeures de sa jeunehistoire relève de l’euphé-

misme. Bousculée par une biologietriomphante, trop souvent incapa-ble de gérer les conséquences desprogrès majeurs qu’elle a accomplisdans la seconde moitié du siècle pas-sé, tenue pour être directement res-ponsable de l’irrésistible inflationdes dépenses de santé, cette mêmemédecine est condamnée à fournirdes résultats. En effet, pourquoitant de progrès affichés si, au total,la guérison n’est pas au rendez-vous ? Ainsi, de plus en plus fré-quemment, la médecine se retrouvetraînée devant la justice, nombre depatients et de familles jugeant quel’heure n’est plus à la fatalité maisbien, d’une manière ou d’une autre,à la faute.

La même époque somme cettemédecine de trouver au plus vite labonne réponse aux impossiblesquestions inhérentes à l’acharne-ment thérapeutique et à la fin de lavie. Elle doit aussi faire face à l’émer-gence d’un « droit du patient » etaccompagner au mieux l’évolutionde la relation thérapeutique mena-cée de devenir une simple relationmarchande. Après avoir offert à l’es-pèce humaine les premiers outilsvéritablement libérateurs qui autori-sent la dissociation entre sexualité

et reproduction, elle se découvreresponsable de la naissance d’unenfant anormal, dès lors qu’elleavait annoncé qu’il ne naîtrait pashandicapé. Comment ne souffrirait-elle pas de douloureux vertiges ?

En France, où la santé publique,le principe de précaution et le ris-que zéro n’ont jamais été si dange-reusement à la mode, le médecin defamille a, définitivement sem-ble-t-il, disparu. Soignants et admi-nistratifs des hôpitaux publics nesavent plus très bien au juste quelleest leur mission. Et, plus largement,tous les symptômes sont là pour pré-dire que – faute d’avoir décidé deformer et de rémunérer plus juste-ment les infirmières et médecins –des pans entiers de l’actuel systèmede distribution des soins vonts’écrouler. Qui se souvient dutemps où la psychiatrie et la folie fai-saient débat ? Aujourd’hui, les psy-chiatres sont las et la consomma-tion médicamenteuse de toutes lesfamilles de psychotropes n’a jamaisété aussi élevée. Faut-il voir là lenouveau visage, « post-moderne »,de la médicalisation de notresociété ?

Or voici, dans ce trop triste paysa-ge, un bien précieux ouvrage : unesomme collective de nature à redon-ner espoir à ceux qui servent – ous’apprêtent à servir – la médecine,cet art qui se nourrit de multiplessciences. On conseillera aussi ce

livre à tous ceux qui, plus simple-ment, s’intéressent d’une manièreou d’une autre au corps humain nor-mal ou pathologique. Titré Diction-naire de la pensée médicale, l’ouvra-ge n’est pas facile à présenter. Il fautici compter avec le nombre de sesauteurs (deux cents, provenant desdisciplines les plus diverses) ainsiqu’avec l’ambitieuse dynamiquedans laquelle il s’inscrit : « Faire queles patients acquièrent le sentimentque leurs médecins, au-delà de leurcompétence technique, ont une vasteconnaissance de la réalité de la condi-tion humaine. »

Près de 1 300 pages (attention :ceux qui n’ont pas un œil suffisam-ment affûté devront acquérir l’édi-tion de luxe de préférence à celledite de poche, tant la police de carac-tère de cette dernière est inhumai-ne) ; 317 entrées ; plus de 1 200 réfé-rences à l’Index nominum. C’est ain-si : pour être fractionné, le plaisir dela lecture gagnera en durée sansjamais perdre en vivacité.

Disons, pour simplifier, que celivre hors du commun fournit avanttout un vaste espace de déambula-tion. Il éclaire patiemment le chemi-nement dans la forêt, si souvent jar-gonneuse, des mots et des conceptsdont use la médecine. Mais il ouvreaussi de bien plus larges perspecti-ves s’inscrivant délibérément dansun temps né avec Hippocrate(dénouons, autant que faire se peut,

le lien entre le mal et la maladie)pour, courageusement, se projeterdans la compréhension de ce quepourrait être très bientôt une méde-cine doublement assujettie à unconsumérisme génétique et à cetteforme nouvelle d’eugénisme qui,démocratiquement, s’impose sousnos yeux.

« La médecine a été portée au pina-cle par la philosophie du progrès quia dominé jusqu’il y a peu la penséeoccidentale moderne. Elle semblaitaccréditer, sans contestation possible,l’idée que les progrès de la connais-sance étaient appelés à se traduireimmanquablement par un mieux-être du plus grand nombre », avertitle philosophe Dominique Lecourt,professeur à l’université Paris-VII etdirecteur du centre Georges-Can-guilhem, dans l’avant-propos de cetouvrage collectif dont il a assuré ladirection. Il ajoute : « La philosophiedu progrès ne jouit plus aujourd’huide la même faveur. La médecine a sapart de responsabilité dans ce recul,et elle en subit le contrecoup. Laréprobation presque universelle qui aaccueilli la perspective du clonagehumain n’a fait que porter à sonparoxysme un mouvement de défian-ce à l’égard de la recherche en mé-decine ; mouvement amorcé dès lesannées 1970. »

On soutiendrait volontiers que cemouvement de défiance ne s’est pasnourri de la pratique d’une médeci-ne bénéficiant heureusement despuissants apports de la rationalitéau service du diagnostic ; une méde-cine tirant aussi les bénéfices de l’hy-giène publique et du bon sens parta-gé ; une médecine progressant aurythme des acquis de la réanima-tion associés à l’intelligence chirurgi-cale, à la maîtrise de la lutte médica-menteuse contre la douleur etcontre les germes pathogènes,bactéries, virus et parasites.

L’origine de l’actuelle défiance,puisque défiance en la médecine il ya, impose de chercher ailleurs. Sansdoute pour une bonne part dans latoute-puissance annoncée de lagénétique et ainsi dans l’émergenced’une médecine qui, dépassantl’acte de soigner ou de guérir, s’auto-rise déjà à prédire les mauxhumains à venir.

Il reste, pour répondre, à ouvrirce dictionnaire de notre temps. Desévères esprits jugeront que certai-nes de ses « entrées » sont discuta-bles (comment ne le seraient-ellespas ?), que certains textes sont d’iné-gale qualité, que l’on aurait pu, iciou là, préciser le propos, ajuster le

tir, harmoniser l’ensemble. Rienn’est moins certain tant il apparaîtque le très large balayage des par-ties enrichit le tout. D’« Acharne-ment thérapeutique » à « Zoono-ses », ce dictionnaire ose bien deschoses, à commencer par tenter l’ex-ploration de ces zones grises quesont le chamanisme (Michel Perrin,CNRS, laboratoire d’anthropologiesociale au Collège de France), le pla-cebo (Philippe Pignarre, chargé decours sur les psychotropes à l’uni-versité Paris-VIII), la médecine duvin (Harry W. Paul, départementd’histoire à l’université de Floride),l’Ecole de Montpellier du vitalisme(Guillaume Le Blanc, universitéMichel-de-Montaigne, Bordeaux).

Hasard ou fatalité ? L’entrée« Dossier médical » voisine avec« Dispensaire », « Don d’organe »,« Dopage », « Douleur », « Dro-gue » et « Droit ». DominiqueLecourt : « Bref, notre dictionnaire,restituant une histoire foisonnante,voudrait réinsérer la pensée médicaledans la culture générale. Une telleculture devrait assurément être au-jourd’hui celle des médecins et desétudiants en médecine. » Est-ce direqu’elle ne le fut jamais ?

POLICIERS

APARTÉ

Lumièresitaliennes

LIRE AUSSI

ÉCONOMIE

ANNIEPROULXLES CRIMES DE L’ACCORDÉON

Grasset

EN 1766, année de la naissan-ce de Germaine Necker, futureMme de Staël, deux Italiens arri-vent à Paris, creuset bouillon-nant d’idées révolutionnaires.L’un d’eux se nomme Cesare Bec-caria, il a 28 ans, et déjà la gloirel’écrase. Protégé par les frèresVerri, qui ont fondé la revue mila-naise Caffè, il a publié anonyme-ment, puis en assumant sonautorité, un pamphlet contre lapeine de mort et l’incohérencedes châtiments. Ce brûlot étaitce qu’attendaient les encyclopé-distes, qui accueillent le jeunehomme comme un héros de laliberté et de la raison.

C’est précisément Alessandro,le plus jeune des deux Verri, quil’accompagne et déchante. CarBeccaria, nostalgique et obsédépar la jalousie (il a laissé sa jeunefemme seule à Milan), reçoit dis-traitement les hommages fran-çais et rentre au bout de deuxmois, vaincu par la mélancolie.Alessandro, lui, reste et décrit,émerveillé, à l’intention de sonfrère Pietro (1), la vie dans lessalons, les théâtres et les lieuxpublics, à Paris, puis à Londres.

René de CeccattyLire la suite page X

(1) Voyage à Paris et à Londres, dePietro et Alessandro Verri. Traduitde l’italien et annoté par MoniqueBaccelli, préfacé par Michel Delon,éd. Laurence Teper (108, avenueFélix Faure, 751015 Paris), 448 p.,22,50 ¤.

Voyage dans la pensée médicaleLe dictionnaire dirigé par Dominique Lecourt constitue un outil hors du commun pour comprendre

les enjeux d’une médecine confrontée, dans le même temps, à ses succès et à une défiance de plus en plus marquée

Alamo de la Rosa.Richard Morgiève.Patrick Drevet.Daniel Depland.Mathieu Lindon

pages III et IV

/

Au Muséed’anatomiede l’écolede médecinede Montpellier

Boston Teran.Maud Tabachnik.Virginie Brac.Claude Bleton.Colin Thibert.

page VII

Caroline Lamarche.Paul Golding.David Lodge.Salman Rushdie.Jonathan Franzen.

a Jean-Yves Nau

DICTIONNAIREDE LA PENSÉE MÉDICALESous la directionde Dominique Lecourt.PUF, édition de luxe, 1 296 p., 130 ¤ ;édition de poche, 1 270 p., 45 ¤.

a NEUROLOGIEDans les fascinants arcanesdu cerveaua ENVIRONNEMENTUn astrophysicienet un biologiste tirentla sonnette d’alarme a PHYSIQUEUne théorie qui contesteEinsteina UNE SÉLECTIONDE PARUTIONS p. VIII

DÉBATS MONDIALISTES« La Mondialisation et ses ennemis »,de Daniel Cohen ; « La Démocratie et leMarché », de Jean-Paul Fitoussi ; « Un autremonde est possible si... », de Susan George ;Francis Fukuyama, Johan Norberg... page IX

DES LIVRESVENDREDI 13 FÉVRIER 2004

Page 2: Sup Livres 040212

AGRÉABLE balade documentéeen compagnie de Jim Harrison,l’écrivain du nord du Michigan, aurythme de ses romans, de ses poè-mes, de ses plats de prédilection– la bécasse arrive en tête de menu,suivie par la croustade aux gre-nouilles dégustée à Marseille enhommage à Jean-Claude Izzo...Une série d’onglets en tête de lapage d’accueil convie l’internautedans l’univers de Big Jim, des sim-ples repères biographiques et biblio-graphiques aux thèmes récurrents

qui traversent son œuvre : les cam-pements solitaires et nocturnes, lamarche dans la nature comme thé-rapie, les Indiens, le zen, la cuisi-ne..., émaillés d’extraits de sesouvrages et de renvois astucieux.Créé en mars 2000 par Caroline

Jaymond, ce site est un site de fan.Pas moins de deux ans de travailont été nécessaires pour mettre enligne sa compilation d’informationssur le romancier américain, aperçuau festival des Etonnants voya-geurs de Saint-Malo, et à Lyon, lorsde la sortie des Aventures d’un gour-mand vagabond. « La “rencontre’’avec Harrison a vraiment beaucoupcompté pour moi. Jusqu’à déclen-cher le désir et la volonté d’imaginerun site qui lui est dédié. » Les infor-mations ont été recueillies en lisantplusieurs fois certains de sesromans et en prenant des notes,« en collectant les articles dans lapresse », « en étant toujours à l’af-fût », famille et amis compris.Même si l’auteur, en un doublerêvé, assure dans Chien brun : « Jesuis né pour ne pas coopérer avec lemonde », certains s’en chargent àsa place avec passion.

Anne Guillardlemonde.fr

aDU 13 AU 15 FÉVRIER. PALMIER. A

Marseille, le Centre internationalde poésie (CIP) rend hommage auchercheur et philosophe Jean-Michel Palmier, avec, notamment,Alain Dugrand, Julien Hervier etPierre Dommergues (2, rue Chari-té, 13002 ; rens. : 04-91-91-26-45).

a LE 14 FÉVRIER. GOMBROWICZ. A

Lille, la librairie l’Arbre à lettrespropose une lecture-rencontreautour de l’œuvre de Witold Gom-browicz, avec la compagniel’Oiseau-Mouche (à 11 heures, 58,rue Esquermoise, 59000 ; rens. :03-20-13-25-80).

a LE 16 FÉVRIER. HEIDEGGER. A

Paris, les éditions Léo Scheer pro-

posent les conférences annuelles« Dispositions philosophiques »,qui s’ouvriront par « Heideggeraujourd’hui ». La première aurapour thème : « Heidegger et laquestion du changement : la muta-bilité originaire de l’être », avecCatherine Malabou et DidierFrank (à 18 heures, à la galerie deséditions Léo Scheer, 14/16, rue deVerneuil, 75007 ; entrée libre,rens. : 01-44-55-01-90).

a LE 16 FÉVRIER. REID. A Paris, pourle bicentenaire de la naissance deGeorge Sand, les éditions Belinproposent une rencontre avecMar-tine Reid, qui dialoguera avecMichelle Perrot et Serge Tisseron(à 19 heures, au Centre national

du livre, 53, rue de Verneuil,75007 ; rens. : 01-55-42-84-10).

a LE 17 FÉVRIER. CIORAN. A Paris,

pour le lancement de la collection« Les Roumains à Paris » des édi-tions Oxus, table ronde autour deCioran, avec Simona Modreanu etPierre-Emmanuel Dauzat (à 18 heu-res, 123, rue Saint-Dominique,75007 ; rens. : 01-47-05-29-37).

a LE 19 FÉVRIER. CLONES. A Paris, aubar le Politburo, débat « Le futuraura-t-il besoin de nous au tempsdes clones ? », avec DominiqueLecourt, Jean-Michel Truong etDominique Méda (à 20 heures, 25,rue du Roi-de-Sicile, 75004).

a JUSQU’AU 30 MARS. DESNOS. A

Paris, au Tremplin Théâtre, le grou-pe Lou la Rouquine met en musi-que les poèmes Les Nuits blanchesde Robert Desnos (à 20 h 30 tousles mardis, 39, rue des Trois-Frères,75018 ; rés. : 01-42-54-91-00).

L’ÉDITION FRANÇAISEa LAFFONT RECRUTE DES AUTEURS PAR PETITE ANNONCE. « Vous souhai-tez devenir écrivain ? Les éditions Robert Laffont publient votre premierroman. » Cet encart aux allures de petite annonce, paru dans le maga-zine Version Femina, n’est pas un canular. L’éditeur, qui croule déjàsous 4 000 manuscrits par an, a bien l’intention d’organiser un « recru-tement » de nouveaux auteurs. Ceux-ci doivent envoyer 10 pages deleur futur roman, résumer l’intrigue et rédiger leur autoportrait enune page. « Les jeunes auteurs travaillent dans la solitude, il y a doncune certaine distance entre l’idée qu’ils se font de la publication et la réa-lité », selon Bernard Barrault, à l’origine de l’idée. Le jeune auteurbénéficiera d’un séjour de deux semaines en compagnie d’autres écri-vains, de critiques, de libraires et de cinéastes, dans le « cadre somp-tueux » de l’abbaye royale de Fontevraud. Le numéro indigo duconcours a été composé par plus de 300 personnes, et l’éditeur, à larecherche d’une nouvelle « star », s’attend à recevoir des centaines dedossiers…

a BALZAC EN NUMÉRIQUE. LaMaison de Balzac vient demettre à dispo-sition sur son site La Comédie humaine dans l’édition Furne (seule édi-tion complète à avoir été publiée du vivant de l’auteur) ainsi qu’unlexique intégral de l’œuvre et de la correspondance de Balzac. Desti-née aussi bien aux chercheurs qu’au grand public, cette gigantesquerecension est le fruit du travail de Kazuo Kiriu, professeur émérite del’université de Saïtama, près de Tokyo. C’est tout jeune homme, aprèsla lecture du Lys dans la vallée, que ce Japonais de 69 ans se passionnapour Balzac, au point d’apprendre le français, de devenir professeurde littérature française et d’entreprendre ce monumental répertoirequi devrait être élargi prochainement au théâtre.www.paris.france.org/musées/balzac

a PRIX. Le Prix Saint-Valentin a été attribué à Pierre Vavasseur pourLe Jour où j’ai quitté ma femme (éd. J.-C. Lattès). Le Prix du livre poli-tique, doté de 7 700 ¤, a été remis à Fadela Amara pour Ni putes nisoumises (La Découverte), qui a également reçu le Prix des députés,décerné pour la première fois lors de la Journée du livre politique. Par-mi les prix Octogones, Fabian Grégoire a été récompensé, dans lacatégorie documentaires, pour Les Enfants de la mine (Ecole desloisirs/Archimède) ; Alice de Poncheville pour 13 Ans porte-malheur(Ecole des loisirs) et Jean Molla pour Djamila (Grasset Jeunesse) dansla catégorie romans ; et Enfances, illustré par Pierre Mornet (Gautier-Languereau), dans la catégorie comptines-poésie.

A L’ÉTRANGERa IRLANDE : « Ulysse » renié par Roddy Doyle

« Trop long, surfait et froid », c’est ce qu’a déclaré publiquement l’écri-vain irlandais Roddy Doyle, lauréat du Booker Prize, au sujet d’Ulysse,le jour de l’anniversaire de James Joyce, né le 2 février 1881. Aumoment où l’Irlande prépare les festivités du centenaire du « Blooms-day », la journée du 16 juin 1904 de Leopold Bloom, racontée dansUlysse, la déclaration de Roddy Doyle, auteur notamment de La Légen-de de Henry Smart (Denoël, 2000), a fait scandale dans les milieuxculturel et politique dublinois. Le gouvernement irlandais s’apprête àverser une aide financière importante pour le « Rejoyce 2004 », un fes-tival de six mois dédié à James Joyce avec expositions, son et lumièreet le très attendu « Bloom’s breakfast », où 10 000 personnes vont seréunir dans la rue O’Connell pour manger des abats frits et desrognons de mouton arrosés à la Guinness. Roddy Doyle a égalementcritiqué ce dispositif, le qualifiant « d’industrie Joyce ». Mais avec cefestival, l’Irlande tient aussi à régler sa dette envers sa plus grandefigure nationale, dont elle a banni les œuvres jusque dans les années1960.

aGRANDE-BRETAGNE : Flamingo dissout par HarperCollins

La maison d’édition Flamingo va mourir à 20 ans. Elle va publier sesderniers livres enmai, avant de se fondre dans une autre filiale de Har-perCollins, Fourth Estate. La branche édition de Rupert Murdoch– qui va publier le livre de l’ancien directeur général de la BBC, GregDyke – a réorganisé son catalogue de littérature générale. Et l’éditeurde J.G. Ballard, Arundathi Roy ou Fay Weldon en a fait les frais. Ladirectrice de HarperPress, Caroline Michel, a exprimé sa « tristesse per-sonnelle » pour le départ des deux principaux responsables de lamaison, deux « merveilleux » collègues, en regrettant qu’ils n’aient pastrouvé de place dans le groupe.

Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde des

livres » la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

E n annonçant leur rappro-chement, La Martinière et LeSeuil concluaient leur com-

muniqué, le 12 janvier, en affichantleur « ambition de devenir un pôle desoutien encore plus actif à l’ensemblede l’édition et de la librairie indépen-dantes ». Le moins que l’on puissedire est que le message n’a pas étéreçu. Cinq éditeurs distribués par LeSeuil (Christian Bourgois, L’Ecoledes loisirs, José Corti, Payot-Riva-ges et les Editions de Minuit) et unesoixantaine de libraires, parmi lesplus importants et influents, ont faitpart de leur inquiétude, dans unetribune parue dans Le Monde du11 février. « Nous avions choisid’être diffusés et distribués par LeSeuil en raison de ses choix politiqueset, notamment, de sa défense de lalibrairie de création et donc de l’édi-tion dont les ouvrages de qualité ne semesurent pas toujours au nombred’exemplaires vendus », écrivent-ils,en estimant que les différentes dé-clarations d’Hervé de La Martinière« sont en contradiction avec tout cequi fondait notre engagement auxcôtés du Seuil ».

Hervé de La Martinière et Claude

Cherki ont sous-estimé le sentimentde surprise et de déception qu’a pro-voqué la vente du Seuil, dans unpaysage de l’édition en plein boule-versement, depuis l’affaire Lagar-dère-Editis. Une partie des signatai-res du texte ont peu élevé la voixcontre ce rapprochement. Soit par-ce qu’ils se sentaient représentéspar l’action du Seuil, de La Marti-nière ou de Gallimard, soit qu’ilss’estimaient trop faibles face à cetteconcentration. Le Seuil est, pour ceslibraires et ces éditeurs, leur voisin,leur ami, leur frère presque. Ils ontété de tous les combats pour le prixdu livre et la défense de la librairie.Le Seuil était l’éditeur qui pouvaitles épauler en cas de coup dur.

Dans ce bouleversement, ces édi-teurs et ces libraires ont eu peur deperdre leur appui. Et, pour certains,se sont sentis trahis. Des proposd’Hervé de La Martinière les ontconfirmés dans le sentiment qu’iln’était pas de leur famille : « Cesdéclarations nous inquiètent quant àl’avenir de nos livres qui n’existentqu’à travers la péréquation, quant ausort que l’on réservera à la librairiede création, maillon essentiel denotre profession, et quant à nosauteurs qui sont la fierté de nos cata-logues. »

La parution de la tribune a crééun choc au Seuil. Un éditeur estébranlé de voir que les signatairessont des gens dont il se sent proche.Elle a trouvé un écho dans un tractdes délégués CFDT, publié mardi10 février : « Nous sommes nom-breux à penser que “synergie” et“respect des identités” ne suffisentpas à définir un projet d’entreprise.A savoir que l’économie du livre estfaite de mutualisation, de long terme

dans l’investissement et de rentabilitéréfléchie. Et que le modèle de gestiondes livres illustrés n’est pas forcémentapplicable à la littérature ou auxsciences humaines. A nous étonnerdu silence de nos dirigeants devantles inquiétudes des éditeurs diffuséset des libraires. »Le tableau se présentait pourtant

bien : deux maisons indépendantes,unies dans le combat contre Lagar-dère, constituaient le troisièmegroupe d’édition français. Leurs ac-tivités étaient complémentaires etl’entente entre les dirigeants excel-

lente.M. Cherki avait plutôt réussi àfaire comprendre que cette opéra-tion permettait de résoudre le pro-blème de succession qui se posaitaux héritiers de Paul Flamand et deJean Bardet. L’ensemble des action-naires sont prêts à vendre. Les co-mités d’entreprise ont approuvé lavente. Ils affichaient même un cer-tain enthousiasme qui s’est un peuémoussé. Ils ont finalement émis de« fortes réserves sur le plan social »

et vont faire étudier l’opération parun cabinet spécialisé.

« L’inquiétude de mes partenairesm’inquiète, explique Pascal Fla-mand, directeur général du Seuil.Ona fait ça pour pérenniser le capital duSeuil. Tout le monde disait que lesindépendants devaient se rapprocher.Et à partir du moment où on le fait, onne serait plus indépendant ! L’action-naire principal de La Martinière est lafamille Wertheimer qui est certes pro-priétaire de Chanel. Mais on oublieque la famille Flamand est issue dela joaillerie et la famille Bardet de laporcelaine. Hervé de La Martinièreest éditeur. Avec Claude Cherki, noussommes les garants de l’identité édito-riale et commerciale que nous avonsconstruite au cours des ans. Elle ne vapas disparaître et elle va même se ren-forcer. Ne détruisons pas en quinzejours ce que nous avons construit pen-dant des dizaines d’années. »Pour Le Seuil, l’enjeu est symbo-

lique,mais aussi économique. Il réa-lise plus de la moitié de son chiffred’affaire avec ses éditeurs diffusés.Certains peuvent se rapprocher deGallimard, qui sera ravi de lesaccueillir. Les Editions de Minuitrappellent à l’occasion qu’elles ontété longtemps distribuées par Galli-mard, avant de rejoindre Le Seuil.D’autres peuvent être tentés derépondre aux sirènes d’Interforum,la puissante filiale de distributiond’Editis, qui a deux ans pour com-penser les départs de Larousse,Dunod, Dalloz. Parmi les princi-paux éditeurs diffusés du Seuil,Odile Jacob n’a pas signé le texte etne souhaite pas faire de commen-taire. Cela ne veut pas dire que toutle monde va passer à l’acte, car unchangement de distributeurs peutêtre déstabilisant.Hervé de La Martinière et Claude

Cherki vont devoir prendre leurbâton de pèlerin pour expliquer etrassurer.

Alain Salles

IL EST DES INSINUATIONS avec lesquellesRené Goscinny ne badinait pas. Dans un entre-tien accordé en 1974 à L’Express, le scénaristed’Astérix mit ainsi les choses au point à pro-pos du supposé chauvinisme du célèbre petitGaulois : « On a fait de moi “le chantre du Fran-çais moyen”, xénophobe, chauvin. Et raciste desurcroît. Alors qu’une partie de ma famille estmorte dans les camps de concentration ! Cesont des accusations que je ne supporte pas. »Les camps nazis, l’Holocauste, la religion ou leconflit isréalo-palestinien : sur tous ces sujets,René Goscinny fut toujours d’une extrêmeréserve. Dans les centaines de pages que cescénariste de BD prolifique a écrites, le mot« juif » est rarissime.« Mon père parlait peu de ses origines juives,

cette identité faisait partie de lui », atteste safille Anne dans René Goscinny, professionhumoriste (Dargaud-Editeur). « René étaitd’une extrême pudeur. Ce n’est qu’après sonmariage que j’ai entendu pour la première foismon vieux copain me raconter des blaguesjuives avec un accent yiddish savoureux »,confie Albert Uderzo, le dessinateur d’Astérix,qui reprendra, seul, ses aventures après lamort de René Goscinny, en 1977.

« C’est un sujet délicat car, toute sa vie, Gos-cinny avait considéré sa judéité comme uneaffaire privée », expliquait pour sa part l’écri-vain-journaliste Didier Pasamonik, lors d’uneconférence donnée le 15 janvier à l’Allianceisraélite universelle, à Paris, sur le thème« René Goscinny : le secret d’Astérix ». Ildevrait constituer l’un des chapitres du livreLa Diaspora des bulles, en préparation aux édi-tions Jacques Glénat.

A partir de sources privées et d’archives,

Didier Pasamonik dessine la filiation du« père » d’Astérix. Les parents de René Goscin-ny, Stanislas et Anna, se sont mariés en 1919 àParis, après que leurs familles eurent quitté laPologne et l’Ukraine, pour échapper à la relé-gation et à la répression tsaristes. Stanislasest chimiste. Franc-maçon, ce rationaliste poly-glotte a beaucoup voyagé : France, Mexique,Tunisie et Argentine, où il réside de 1926 à1944, avec femme et enfants. Il y fut envoyépar la Jewish Colonization Association (JCA,fondée par le baron philanthrope Maurice deHirsch). La mère de René, Anna, était la filled’Abraham Béresniak, imprimeur et éditeur

dans le Paris de l’avant-guerre de plusieursjournaux yiddishophones et auteur du Diction-naire étymologique yiddish-hébreu, chef-d’œu-vre d’érudition et bijou typographique.C’est dans ce berceau familial, lettré et ratio-

naliste, solidaire de la cause juive mais nonpratiquant, que grandit René Goscinny. Ilmanifeste toutefois réserve et distance àl’égard du fait juif – il aurait refusé une propo-sition de l’Office de tourisme d’Israël de fairevoyager Astérix en Terre sainte –, et récuseavec force toute appartenance à une quel-conque obédience, religieuse, politique ouautre. Mais René Goscinny ne transige pasavec l’antisémitisme ni avec le racisme.Les hypothèses et les polémiques sur l’inspi-

ration juive d’Astérix sont légion : le druidePanoramix serait une figure du rabbin ; lebarde Assurancetourix serait inspiré du hazan(chanteur accompagnant l’office religieux), etle village gaulois serait la reconstitution d’unshtetl. Selon Albert Uderzo, « toutes les inter-prétations sont possibles », mais c’est surtoutl’humour de René Goscinny qui caractériseraitsa judéité, cet « humour juif, qui fait du rireavec des larmes ».

Yves-Marie Labéhttp://jimharrison.free.fr

Le rachat du Seuil suscite des réservesLa Martinière et Le Seuil demandent aux éditeurs et aux libraires inquiets qu’on les juge sur des actes

« PAS DE PROCÈS D’INTENTION »

« Sans le dire, [Pierre-Louis Basse]nous le fait comprendre : malheur

et vanité sont les mamelles de ce monde qui pue le toc,

l’imposture et le rejet. […] Ma ligne 13, l’air de rien,

ressemble à un tube. »François Cérésa, Le Figaro littéraire.

XVIIes Journées du livre contre la misèreLes 14 et 15 février à Lille, « Choisir de lire, choisir d’agir » sera lethème des XVIIes Journées de lutte contre la misère proposées parle mouvement ATD-Quart Monde autour de conférences-débats,et la découverte de 400 ouvrages sur le combatcontre la précarité (à l’hôtel de ville ; rens. : 03-20-49-53-78).

Rencontre avec Jim

ACTUALITÉS

AGENDA

René Goscinny, Astérix et le judaïsme

LE NET LITTÉRAIRE AVEC

« Je répondrai, avec Claude Cherki, aux inquiétudes qui s’expriment,explique au Monde Hervé de La Martinière, mais qu’on ne nous fassepas de procès d’intention ! Le Seuil reste Le Seuil et La Martinière reste LaMartinière. Et Claude Cherki est pour longtemps à la tête du Seuil. Jecontinuerai à faire de la littérature générale et Le Seuil du livre illustré.Les maisons resteront indépendantes sur le plan éditorial comme sur leplan commercial. Je n’irai pas influer sur la politique du Seuil, pas plusque je ne le fais dans les autres maisons du groupe. Je pense que les livresde qualité peuvent se vendre. Un tiers des livres de mon catalogue ne rap-portent pas d’argent, mais je me refuse à penser qu’ils ne seront pas ren-tables un jour. En photographie, je publie les livres de Diane Arbus et j’ensuis fier, même s’ils ne se vendent pas forcément beaucoup.

» Quand on se lance dans la littérature ou la bande dessinée, on nechoisit pas la facilité et on n’attend pas une rentabilité immédiate. Qu’onregarde notre catalogue ! Nous sommes un groupe indépendant. Je suisminoritaire mais j’aurai toujours la majorité des droits de vote. Nousavons mené à Bruxelles un combat pour l’édition et la librairie indépen-dantes. Nous sommes plus forts pour continuer à le mener. »

II/LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004

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LIVRAISONSa MOSAÏQUE DE LA PORNOGRAPHIE,de Nancy HustonDans cet essai paru en 1982 et réédité aujourd’huiavec une nouvelle préface et quelques aménage-ments, Nancy Huston pose la question suivante :« Comment se fait-il que, dans une société où les rap-ports entre les sexes sont plus égalitaires et plus libresque jamais auparavant, nous avons toujours, etmême de plus en plus, envie et besoin de nous gaverde représentations de contrainte, de domination etde destruction sexuelles ? » Evidemment, avant de

songer à répondre, on peut discuter et contester chacun des termes decette interrogation – et des développements, notamment sur la littéra-ture, auxquels elle donne lieu... Dans ce livre militant, l’auteur s’appuiesur l’analyse de l’autobiographie d’une ancienne prostituée, Marie-Thérèse, d’abord parue en 1947 dans Les Temps modernes. Puis l’auteurrencontre Simone de Beauvoir. Celle-ci consacrera plusieurs pages duDeuxième sexe à cette étonnante confession. L’ouvrage connaîtra ensui-te un destin mouvementé, des éditions tronquées, subissant, en mêmetemps que la censure officielle, quelques coupes officieuses et significa-tives. P. K.Payot, 270 p., 18 ¤.

a L’INDUSTRIE DU SEXE ET DU POISSON PANÉ,d’Emmanuel PierratOn pourrait difficilement faire grief à l’auteur de manquer d’imagina-tion et de fantaisie, ou de vouloir les brider… Les deux précédentsromans (Histoire d’eaux et La Course au tigre, chez le même éditeur)nous avaient déjà convaincu que, de ce côté au moins, Emmanuel Pier-rat ne manquait pas de ressources. Ici, la fable se fait pochade érotico-poissonnière. Avec les agréments et les limites du genre. Ainsi, onpourra prendre plaisir et sourire des aventures sexuelles de deux bra-ves sœurs, jumelles et bretonnes, Gaëlle et Gwenaëlle, cette dernièreinitiée un peu brutalement à la chose, à peine nubile encore, par Jac-quot le Mérou, son propre oncle. Après une prime jeunesse peuromantique, les deux jeunes poissardes se retrouvent à Paris avec leurcousin Yann pour entamer une vie de turpitudes et de débauchesdiverses, toujours sous le signe des poissons… P. K.Le Dilettante, 182 p., 14,50 ¤.

a LE DIABLE ET LA LICORNE, de Jean-Pierre GeorgeL’auteur, proche des situationnistes et de Guy Debord, évoque avecémotion la figure d’une femme aimée, à l’érotisme flamboyant, égérieparisienne des années 1960, comédienne audacieuse et provocante,« fille d’Artaud et de Bataille », qu’il nomme L. M. ou « la Licorne » etdans laquelle on peut reconnaître l’inoubliable Rita Renoir. P. K.La Table ronde, 154 p., 16 ¤.

L e sexe et l’érotisme n’ont pasperdu leur capacité, au moinsvirtuelle, de faire scandale,

même si l’objet de celui-ci s’estdéplacé. Mais le scandale est rare,comme la véritable inconvenance…Il surgit de la volonté ou du désir deparler autrement du sexe ou à par-tir de lui. La banalité spectaculaire(mais normative) de la pornogra-phie commerciale peut bien s’étalersur les murs, dans les livres, lesmagazines, les images… une sortede cordon sanitaire invisible protè-ge encore ce domaine censémentprivatif de la vie humaine. Trop sou-vent d’ailleurs, d’une manière spé-cieuse et défensive, on sépare l’éro-tisme, domaine noble, de la porno-graphie, incarnation du vulgaire,du bas, de la grossièreté esthétique.Un fort indice moral affectant systé-matiquement la seconde et dédoua-nant le premier. On peut faire del’art avec l’érotisme, pas avec la por-nographie (1).

Le beau livre, grave et sérieux, deCaroline Lamarche – même si sontitre prête à confusion, soulignantd’un trait gras une banalité que lecontenu dément – brouille heureu-sement ces frontières. Non parcequ’il s’aventure dans un domaineinédit – la sujétion sexuelle et amou-reuse – mais par l’acuité, la force duregard qui se déploie dans cespages âpres, violentes et sombres.Il faut avertir le lecteur : nous som-

mes loin, et même à l’opposé de lagaudriole. La puissance de dévoile-ment par l’obscénité n’a que peu derapport avec le sexe comme diver-tissement. Rien, ici, n’est inoffensif.Tout est dur, tranchant, cru, parfoisinsoutenable. Même si la tendressen’est pas absente.

La Renarde. C’est ainsi que l’hom-me nomme la femme qui acceptede n’appartenir qu’à lui, dans unétat d’extrême soumission. Cenom, la narratrice doit l’habiter, le

remplir, s’en montrer digne. Elledoit aussi, de diverses manières,consigner les épisodes, les étapesde cette soumission, qui est unevoie de connaissance, et pas seule-ment de soi... Les trente-six chapi-tres, ou tableaux, du livre formentce récit. « Le temps s’écoule, fluide.Ma jouissance n’a pas d’âge. Musi-que des sphères, rassemblant tous lescris, ceux du passé, de l’avenir, deshôtels de luxe ou crades, Genève,Paris, Bruxelles ou Amsterdam, flè-

che lancée depuis des années-lumiè-re, vous parvenant enfin, dans unsilence galactique. » Le maître, lui,se tait, ordonne, et n’a d’autre iden-tité que celle du rôle qu’il tient.Mais sa « toute-puissance est uneillusion ». Il n’est pas moins attachéqu’elle n’est soumise : « … si je suisfolle, si j’ai mal, vous êtes fou, vousavez mal, nos yeux sont ceux d’ani-maux frères, de visionnaires possédéspar la même vision. » Toute son his-toire est à l’arrière, dans les coulis-

ses, « à l’ombre d’un théâtre d’om-bre ». Comme chez Bataille, la jouis-sance est déchirure, brûlure, orage,ciel noir… « De toute façon, unamour tel que le nôtre sera en peu detemps consumé, réduit en cendrespar son intensité même. »

Le cercle que dessinent lesamants et dans lequel ils se tien-nent l’un et l’autre, l’un par l’autre,est bien réel pourtant ; ce qui s’yproduit de violence et de jouissan-ce (« mon désir éperdu de vous plai-

re, mon incapacité d’y parvenir… »)répond à un contrat précis, impi-toyable, consenti. En même temps(et c’est la part la plus importantedu livre), le cercle de l’assujettisse-ment sexuel qui est censé isoler dumonde, de la vie, de la souffranceet du malheur des hommes, est,depuis toujours déjà, rompu.« Quel est le plus important : le jourou la nuit ? La vie ou le théâtre ? »

A aucun moment cependant,Caroline Lamarche ne cède à la faci-lité qui consisterait à présenter lerapport de soumission, et toute l’in-timité érotique de la Renarde avecson maître, comme une métaphoreou une figuration des victimes dece malheur non consenti : «… le sou-ci que j’ai d’eux est immense, leureffroi, leur dégoût, leur honte me cru-cifient… », dit la narratrice (et vrai-semblablement l’auteur à traverselle), dans le souffle d’un aveu.

« “Connais-moi”, m’avez-vousordonné lors de notre première ren-contre. Me soumettre, c’est vousconnaître par l’outil le plus raffinéque je possède : mon imagination. »« Je perds mes mots de toute part »,dit la Renarde. Il y a dans ce flux,dans cette circulation du langage,le gage d’une inquiétante et par-fois ironique liberté. CarolineLamarche, d’une manière saisissan-te et forte, met à nu cette licence.Il faut la saluer de ne faire, en cedomaine, aucune concession.

Patrick Kéchichian

(1) Lire notamment Penser la pornogra-phie, de Ruwen Ogien (PUF, « Le Mon-de des livres » du 24 octobre 2003).

R oméo et Juliette, Mme Bova-ry, et même Lady Chatterley,ont fait leur temps. Les

romanciers se creusent l’ego etl’imaginaire pour renouveler laconjonction amoureuse. Pulsionsnévrotiques, dérives marginales,solitudes jouissives, récréationssadomasochistes ont balayé les obs-tacles sociaux et moraux qui, jadis,empêchaient les couples maudits deconvoler en juste bonheur (de quel-le fadeur aurait été leur futur si lamort n’avait mis son point final ?).La manne homosexuelle elle-mêmea perdu de sa virulence subversive.La mise en scène des frustrations etdes replis sexuels singuliers a-t-ellepour autant rangé au rayon desaccessoires la vieille histoire del’amour fusionnel ?

Victor Alamo de la Rosa, jeuneauteur estimé dans les pays hispa-nophones, semble reconduire lelyrisme d’une rencontre hétéro-sexuelle classique. Efigenia et Aqui-lino, deux adolescents isolés dansune île perdue des Canaries rava-gée par la sécheresse, s’aiment depassion dans la plus romantique tra-dition des amants de Vérone…Avec une sacrée différence ! Leurhistoire est érotique : masturba-tions inépuisables du garçon, zoo-philie tout aussi frénétique de la jeu-ne fille (mais après que l’amant luia ouvert le paradis des excèssexuels !), exploration des figurespornographiques…

L’Année de la sécheresse, roman

magnifiquement écrit, encastre unrécit sadien – le souvenir des rela-tions hypersexuelles, si peu authen-tiques, des deux jouvenceaux –dans l’épopée superbe d’un grouped’émigrés embarqués sur un rafiotpour gagner qui la mort, qui la terrepromise. Le bouillant Aquilino quit-te sa bien-aimée (enceinte) et fuitsur le radeau. Lui et ses compa-gnons ont alors perdu – croient-ils– toute possiblité d’échange sexuel(sinon sa mémoire). Deux d’entreeux (efféminés !), qui se conso-laient mutuellement de cette pénu-rie, sont stigmatisés, puis assassi-nés par les autres mâles… en quel-ques clichés vite expédiés.

Pour notre plus vitale jouissancelittéraire, Richard Morgiève, hyper-sensible, fasciné par l’introspec-tion, creuse les tombeaux d’une

pyramide intime, et livre sessecrets, sans jamais atteindre lefond inépuisable d’une dangereuseexigence. L’écriture de Full of Lovele cloître dans sa solitude sexuelle.La vie de Gérard/Gégé, son jumeauen gros plan, est une perpétuelletentative de guérison. Commentperdurer, sinon dans le ressasse-ment des plaies rouvertes dont cha-que roman-confession est unesublime cicatrice ? Ecrire le sexe(fantasmé, et outrancier parpudeur) n’est pas ici un supplé-ment racoleur, mais une fou-droyante nécessité. Richard Morgiè-ve interroge cette énigme que sontle désir brut et, sous les clichés del’amour, l’abîme qui nous séparedes autres. L’écrivain atteint ici sonplus haut débit de vérité. Le sexe ànu est la seule voie (voix) d’une per-pétuelle revendication, l’appel d’unenfant sevré, dans un corps d’hom-me affamé.

Dans l’évocation de son cinémaintérieur, Gérard cherche les causesde son absence délirante au mondeordinaire : quarante ans d’une soifjamais étanchée sur l’écran rouge

de son désespoir. La réalité (orphe-lin incestueux, père suicidé, troisdivorces, trois enfants) n’a pas épar-gné l’écrivain, qui se réfugie dansl’inconscient amoral où se déploie,habillée d’amertume, la nudité fas-tueuse des obsessions cruelles etfantasmatiques.

D’une tout autre écriture, ciselée,précise, perfectionniste, Patrick

Drevet se livre aussi à l’introspec-tion : Paysages d’Eros est l’inventai-re méticuleux de la naissance dudésir, qui est d’abord perceptionéblouie de l’autre. Il dissèque lesplans successifs de cette enveloppesouple et reflexive qu’est la peau(plus précisément masculine). « J’aien moi une exigence de connaissan-ce qui concerne la seule apparence

du corps. (…) Il n’est de nudité et dedéshabillage que pour un corps dis-posant des moyens de jouir et de fai-re jouir. » Le lecteur reconnaît sesémois voyeuristes dans les descrip-tions fascinantes de la main, despoils (« écume duveteuse… [qui] faitobstacle à l’acuité de ma vue, qu’ilobnubile »), des veines, de la plagevertigineuse du ventre, aux frontiè-res du sexe, des yeux enfin, mysté-rieux instruments d’une communi-cation muette. Le désir nousconstruit, invente l’autre, crée l’artet la littérature, et, en nous détour-nant d’un « rapport pas tant bestial,en effet, que seulement mécani-que », a donné naissance à la civili-sation.

Daniel Depland n’y va pas parquatre chemins pour démolir lescroyances les mieux établies. Sonhéros minable, Jules (!), déteste lesfemmes, mais ne peut s’en passer.Ce sont les mâles qu’il désire, maisc’est vers les femmes qu’il se préci-pite, bafoué, inerte, soumis, cruel.Mes putains sacrées est une fablerabelaisienne, cynique et totale-ment désespérée. Ici, il n’est plus

question de désir, et encore moinsd’amour. Jules survit dans une hété-rosexualité qui lui répugne, maisl’homosexualité ne le satisfait pas.Depland a écrit un roman iconoclas-te sur la difficulté d’être un hom-me… quand même.

Etrange, superbe de subtilité et

de profondeur, le roman deMathieu Lindon – connu pour sesrécits coups de poing sur lesamours masculines et la fascina-tion qu’exercent les jeunes corps –redore le blason de la passion élé-giaque. Il a écrit sa Princesse de Clè-ves. A la différence jubilatoire quela princesse de Ma catastrophe ado-rée est un prince, Patrick, avec quile narrateur ne fera jamaisl’amour, alors (et c’est là la beautéextrême de ce récit) que tout ce quiles attache l’un à l’autre est d’essen-ce sensuelle, et que rien d’exté-rieur à leur désir n’entraverait uneliaison sexuellement aboutie. Maispour Mathieu, à l’aube de ses40 ans, Patrick est le joyau préser-vé, la dernière innocence. Histoirepoignante dans sa lucide maisintransigeante progression.

Le sexe avec Patrick n’aurait pasdétruit l’amour, mais l’aurait confi-né dans son exclusivité. Patrick, fra-gile esquif, a tenté de savoir jus-qu’où un homme pourrait l’aimer.Dans cet univers gay, réputé poursa liberté de mœurs, le roman deMathieu Lindon est un diamantpur, une méditation intelligente etlucide sur les limites de la jouissan-ce sexuelle et sur l’espace sans limi-tes de notre quête d’amour… quesauve la possibilité d’en gardermémoire par l’écriture.

Hugo Marsan

e L’Année de la sécheresse, de VictorAlamo de la Rosa. Traduit de l’espa-gnol (Canaries) par François Rosso,Grasset, 282 p., 17 ¤.

e Full of Love, de Richard Morgiève.Denoël, 120 p., 15 ¤.

e Paysages d’Eros, de Patrick Drevet.Gallimard, 176 p., 14 ¤.

e Mes putains sacrées, de DanielDepland. Grasset, 280 p., 18 ¤.

e Ma catastrophe adorée, deMathieu Lindon, POL, 158 p., 13 ¤.

L’amour de la RenardeDans un roman audacieux, Caroline Lamarche raconte la quête d’une femme assujettie et consentante

EXTRAIT

Les flèches d’Eros changent de cibleVictor Alamo de la Rosa, Richard Morgiève, Patrick Drevet, Daniel Depland et Mathieu Lindon, tapis dans la marge sulfureuse

des aveux intimes, sondent le désir et le sexe et renouvellent la conjonction amoureuse

QUATRE ROMANCIERS ET MATHIEU LINDON

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LITTÉRATURES

Je vous écris, sous-titré Récits critiques, de Mathieu Lindon, estpublié en même temps que son roman, Ma catastrophe adorée. Letitre de cet essai subjectif peut se décliner de trois manières. Je vousécris… à vous écrivains de ma génération que j’aime (Hervé Guibert,Rachid O.), je vous écris… à vous que j’admire comme lecteur (MarieNdiaye, Hervé Guibert, Christine Angot), je vous écris… parce que jepartage avec vous la même exigence autobiographique (MathieuLindon, critique, explore l’œuvre de Mathieu Lindon, écrivain).

Intelligent et percutant, Je vous écris éclaire l’œuvre de cinq roman-ciers (quatre plus lui-même) qui ont en commun l’originalité desthèmes, la liberté de pensée et la recherche d’une écriture neuve auplus près d’une vérité intime, en quête d’une authenticité dégagéede tout moralisme.

e Je vous écris, de Mathieu Lindon, POL, 152 p., 13 ¤.

CARNETS D’UNE SOUMISEDE PROVINCEde Caroline Lamarche.Gallimard, 206 p., 12 ¤.

« A toute heure du jour, vous me harcelez pour que je vous parle ouque je vous écrive, que je vous donne mes mots comme je vous donnemes trous : sans en attendre de plaisir, jusqu’à l’épuisement. Je doisdire que je vous aime et je dois vous surprendre. Vous ouvrez en moiune caverne, l’investissez à tout moment, la permanence de l’effractionme prive de jouissance, je vais au bout des mots que je croyais beaux,je vais où il n’y a rien, où plus rien ne vibre, je vais sans goût, sans appé-tit, je me regarde tomber, me défaire, m’user jusqu’à la trame, jedeviens inconsistante, banale, j’assiste à ma propre défaite. Cependantje dois, vous appartenant, dire les mots de l’amour... » (p. 102).

LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004/III

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V oilà le genre de livre quioblige à se poser la ques-tion de ce que l’on est, per-

sonnellement et collectivement,prêt à accepter de la part d’un écri-vain. Pervers, fascinant, subtil,sacrilège et, finalement, désespé-rant : les adjectifs ne manquentpas pour tenter de décrire l’extraor-dinaire premier roman du Britanni-que Paul Golding, publié en 2000par un homme de 40 ans quin’avait jamais rien écrit aupara-vant – pas la moindre petite nou-velle. Personnage mystérieux, néen 1959 et travaillant dans lemilieu de la mode, à Londres, PaulGolding a donc attendu que luivienne un peu d’âge pour livrer cerécit de formation particulière-ment dérangeant, qui a enthousias-

mé une partie de la presse anglaiseet déjà fait reculer quelquesFrançais, offusqués.

Car L’Abomination touche ausujet particulièrement sensible dela pédophilie, mais d’une manièretroublante, en brouillant les juge-ments de valeur habituels et sansposer les garde-fous moraux sus-ceptibles de guider ou de rassurerle lecteur. Comme toute œuvre lit-téraire véritable, ce livre n’est paslà pour bénir ou pour condamner,pour flatter le voyeurisme des unset des autres, mais pour explorer,puis exposer – ce qu’il fait à mer-veille. D’une écriture baroque, àcontre-courant (parfois jusqu’àl’excès) de toute économie de lan-gage, finement ciselée (et formida-blement traduite), maîtrisant demanière éblouissante toutes lesprofondeurs de la langue, PaulGolding se livre à un examen méti-culeux, souverain et sans pitié del’idée même de péché.

D’emblée, le livre manipule etmalaxe, renverse les parolesbibliques, parfois jusqu’à la messe

noire. Constamment présentedans le corps du texte, la Bible four-nit à l’auteur son titre, qui renvoieà une expression (« l’abominationde la désolation ») condamnant laprésence d’une idole dans le Tem-ple de Jérusalem et, plus générale-ment, la profanation des lieuxsacrés. Exactement comme serontprofanés, au cours du récit, lecorps et l’esprit du narrateur, alorsenfant, par les adultes qui l’envi-ronnent. Et comme le sera aussil’Ecriture sainte, d’une certainefaçon…

- Dans sa structure, le roman de

Paul Golding obéit lui-même à unesorte de flash-back biblique, par-tant de la chute pour remonterensuite jusqu’à l’origine de l’hom-me, son expulsion du paradis ter-restre et sa descente progressivevers l’enfer de la corruption. Aprèsune ouverture en forme d’incur-sion particulièrement scabreusedans les milieux gays souterrainsde Londres, le narrateur se tournedonc vers un jardin d’Eden situédans une île jamais nommée (pro-bablement les Canaries, oùl’auteur a lui-même été élevé) aumilieu des années 1960. Là grandit,dans l’atmosphère empesée d’unefamille riche et respectueuse desconventions, un enfant mi-anglaismi-espagnol (comme l’auteur,encore), miné par la duplicité desadultes et par la sienne propre.

Car le ver est dans le fruit. L’unedes grandes réussites de Paul Gol-ding, celle qui contribue le plus effi-cacement à rendre son livre inquié-

tant, vient du fait que l’enfant lui-même n’est jamais complètementinnocent. Ce petit garçon né dessouvenirs du narrateur, James San-tiago Moore Zamora, parle au pré-sent d’un paradis déjà contaminépar le mensonge et par le vice. Tou-tes impuretés qui, de larvées dansce contexte, écloront violemmentdans celui d’un pensionnat catholi-que planté en plein milieu de lacampagne anglaise.

Isolé, rejeté par ses camarades

et suscitant le malaise, le jeuneJames Santiago vit une liaison deplusieurs mois avec l’un des pré-fets d’études, auquel le lient dessentiments équivoques. Pas seule-ment la reconnaissance d’unenfant trop seul qui se sent brus-quement regardé, mais la conscien-ce de son pouvoir et, plus décon-certant, l’amour.

Les pages qui mettent en scèneles premières relations sexuellesentre l’homme et l’enfant sont un

chef-d’œuvre de malaise et d’ambi-guïté, largement amplifié par lefait que le petit garçon parle à lapremière personne. Et par la façonqu’a l’auteur d’utiliser les paroleset les structures du sacré, commes’il décrivait une véritable cérémo-nie d’offrande. On peut s’en indi-gner ou le lire pour ce qu’il est :une manière de s’insinuer danscertaines des profondeurs les plustortueuses de l’esprit humain.

Raphaëlle Rérolle

Défense de la « maison de la fiction »Dans un paysage éditorial fragile, David Lodge, Salman Rushdie et Jonathan Franzen volent au secours du roman, dont on a vainement prophétisé la mort

Le paradis contaminéPour son premier roman, Paul Golding aborde de manière troublante,parce que sans garde-fous moraux, le thème sensible de la pédophilie

EXTRAIT

C es trois auteurs à succès bénéfi-cient de l’estime des critiques etdes libraires. Ils réfléchissent au

lien que la littérature entretient avec la réa-lité, sociale et intérieure, et aux évolutionsdu marché éditorial, qui pour l’instant neleur nuit pas mais dont ils savent les mena-

ces pour la « serious fiction » (par opposi-tion à la « commercial fiction »). DavidLodge, des trois, est le plus profondémentmotivé par cette réflexion : il a longtempsenseigné la littérature anglaise et son sta-tut d’universitaire a été sa source essentiel-le d’inspiration. De nombreux passages deses romans font la part belle à la « métafic-tion ». Ce sont même à vrai dire lesmeilleures pages, ses intrigues se rédui-sant parfois à des schémas attendus et sesportraits psychologiques se rabattant surdes stéréotypes.

Les deux autres romanciers, SalmanRushdie et Jonathan Franzen, sont desthéoriciens plus occasionnels. Il se trouveque David Lodge leur rend hommage. LesEnfants de minuit, pour le premier, auramarqué un tournant dans la littératureindienne de langue anglaise. Les Correc-tions (1), pour le second, pourrait, selonLodge, « annoncer, ou à tout le moinsencourager, un retour au roman deconscience à la troisième personne dans lalittérature postmoderne ».

Salman Rushdie, tout comme Franzenet Lodge, est agacé par la « mort duroman », sans cesse annoncée. Son cas

particulier suffirait à prouver que leroman représentait à la fin du XXe siècleun danger si grand qu’une condamnationà mort fut lancée contre lui par un chefd’Etat religieux. Entre le 14 février 1989 etle 24 septembre 1998, l’auteur des Versetssataniques dut, comme on sait, vivre dansune semi-clandestinité qui orienta néces-sairement sa conception de la créationromanesque et de ses relations avec l’enga-gement politique et idéologique. Sonrecueil, Franchissez la ligne, vaut essentiel-lement pour le témoignage qu’il apportesur cette période et celle qui suit, avec sontriste retour en Inde. Car sa réponse à unepolémique lancée par George Steiner surla mort du roman n’a ni la précision théori-que des développements de David Lodgeni la vivacité acide des remarques de Jona-than Franzen. Son combat contre toutfanatisme le conduit à mettre en garde leslecteurs contre la littérature de prédica-tion : « Méfiez-vous de l’écrivain qui s’érigeen voix d’une nation. Qu’il s’agisse desnations de la race, du genre, des préféren-ces sexuelles, de l’affinité élective. C’est lenouveau procurationnisme. Méfiez-vous desprocureurs. »

Un des textes les plus intéressants durecueil composite de Jonathan Franzen estune réponse à une lectrice qui se plaint deson élitisme. En reconnaissant ce qu’il doità une série de romanciers réputés difficiles(Don DeLillo, William Gaddis, Thomas Pyn-chon), il tente de définir la place qu’occupece type de littérature dont « les personna-ges étaient des constructions boiteuses et sus-pectes, comme l’auteur lui-même, commel’âme humaine », mais qui répondaientchez lui à un véritable besoin.

Plus pédagogique – par métier –, mieux

argumenté – grâce à une culture beaucoupplus riche –, David Lodge remonte àSamuel Richardson, Laurence Sterne, JaneAusten, les sœurs Brontë, Charles Dic-kens, Henry James, James Joyce et VirginiaWoolf pour tracer un parcours du romananglo-saxon et délimiter son rôle, à la foiscomme filtre d’interprétation sociale, com-me moyen très étrange de communiqueret comme voie d’accès à la conscience.

Son succès, plus important en Francequ’en Angleterre, l’étonne. Après avoir rap-pelé le flair de son premier éditeur, l’écri-

vain Gilles Barbedette, qui n’aura pas vécuassez longtemps pour assister au triomphede son auteur en librairie (2), David Lodgeanalyse la genèse de ses propres livres,non sans ironie. Evidemment, on sera éton-né qu’il se réclame de Graham Greene etde James Joyce. Mais le point de vuequ’adopte Lodge dans ses analyses de l’illu-sion, au sein de ce que James appelait « lamaison de la fiction », peut justifier cesréférences. Tout ce qui tourne autour de lafascination romanesque se prête chez lui àde subtils approfondissements : « La vrai-semblance particulière de la représentationde la réalité, mise en place par le roman, etle charme hypnotique qu’il exerce sur ses lec-teurs en ont de tout temps fait un objet desuspicion, sur le plan moral tout autantqu’esthétique. N’y a-t-il pas quelque chosede fondamentalement anormal et malsaindans une forme d’art qui met entre parenthè-ses la conscience qu’a le lecteur de sa propreexistence dans le temps et l’espace ? »

R. de C.

(1) Repris en « Points » Seuil.(2) Pensées secrètes reparaît en Rivages-Poche,« Bibliothèque étrangère ».

LIVRAISONSa DIAMANT,de MatthewHartCe n’est pastous les joursque des garim-peiros trouventun diamant de79 carats, maiscette merveille,appelée leRose, échappeà ces « mineurs

à la petite semaine » qui, au Brésil,« font figure de héros romanti-ques ». Ce n’est pas la qualité deceux qui vont être sur la route duRose – Londres, Johannesburg,Zurich. Les affaires n’ont rien àvoir avec le romantisme, et c’estl’un des intérêts de ce roman denous révéler les arcanes d’un uni-vers où ces « cailloux sublimementinutiles » peuvent déclencher desmassacres pour la possessiond’une mine, avant d’être l’objet detractations qui créent des rivalitésd’autant plus violentes qu’un teldiamant peut se négocier entre 5

et 20 millions de dollars. Spécialis-te ès diamants, Mathew Hart a cetalent d’être didactique tout aulong d’un récit qu’il rend passion-nant en sachant, technique d’écri-ture peu aisée, maintenir le sus-pense comme d’un policier, évo-quer les conséquences socialesdans la région où le Rose fut trou-vé, peindre les caractères de ceuxqui, à des niveaux différents, sontdévorés par l’appétit « du meilleurami des filles », comme le chantaitMarilyn. P.-R. L.Traduit de l’anglais par LoriSaint-Martin et Paul Gagné,Leméac/Actes Sud, 300 p., 22,90 ¤.

a L’AMOUR TERRESTRE,de Hans-Ülrich TreichelAlbert, un jeune Allemand histo-rien d’art et spécialiste du Cara-vage, tel les anti-héros de WoodyAllen, se trouve constamment pla-cé en situation d’infériorité, en par-ticulier devant des femmes belleset cruelles, ce qui ne va pas sans luicauser certaine jouissance. Lasexualité est une pulsion encom-

brante, difficile à gérer, mêmepour qui a lu Wilhelm Reich et saFonction de l’orgasme ; ici, elle don-ne lieu à maintes péripéties comi-ques. « Poveretto », « cretino », cesont les mots d’amour auxquels adroit Albert. L’élue de son cœur,Elena, une Sarde farouche, si ellele fait voyager, ne lui livrera pasplus que les autres les clés del’amour céleste. Ch. J.Traduit de l’allemand par BarbaraFontaine, Hachette Littératures,250 p., 19,50 ¤.

a LE ROMAN DE MANHATTAN,d’Alban Nikolai HerbstUn bref roman à mi-chemin entrela culture germanique et la cultureaméricaine, entre le baroque et lethriller. Un homme débarque àNew York et est entraîné dans lesbas-fonds de cette ville tout enfaçades. Le monde souterrain etinterlope que l’on croyait connaî-tre par les films prend ici une inten-sité nouvelle. Sous les buildings, lepeuple des sans-abri célèbre desfêtes inattendues. Jouant sur les

identités comme un saxophonistede jazz s’amusant à imiter une flû-te traversière, Herbst excelle dansl’ironie qui évacue les archétypesattachés à cette ville et permetd’entrer dans son jeu. Né en 1955,Herbst vit actuellement à Berlin etest l’auteur de trois autresromans. P. Dhs.Traduit de l’allemand par RaymondPrunier, éd. Le Félin, 222 p., 17 ¤.

a L’ARCHITECTE, de John ScottPrenez un brillant architecte quichérit sa femme et sa fille ; placezen travers de sa vie un vieillardreclus, génie de l’architecture,admiré, révéré par les plus grandsbien qu’aucune de ses œuvres n’aitsurvécu à la seconde guerre mon-diale. Faites en sorte qu’ils se ren-contrent, que le jeune homme tom-be éperdument amoureux du sep-tuagénaire. Regardez ce qui se pas-se alors. L’intrigue dissimule soninvraisemblance par une rare subti-lité psychologique, par l’élégancede la prose comme par celle descomportements. Et l’auteur parle

bien joliment du Berlind’aujourd’hui, cadre de ce romanhaut de gamme. J. Sn.Traduit de l’anglais (Australie)par Myriam Anderson, Ed. du Filinvisible, 176 p., 17 ¤.

a UN LOUP AU DÎNERet L’ÉLIXIR D’AMOUR(et autres recettes pour soulagerles hommes et les bêtes)de M. F. K. FisherLa langue de M. F. K. Fisher estsavoureuse ; elle convient à mer-veille aux recettes que livrel’auteur dans ces deux ouvrages :une suite de descriptions alléchan-tes, cocasses, fantaisistes, dévoi-lant des secrets de cuisine dans Unloup au dîner, des remèdes, élixirset autres liqueurs réconfortantesdans L’Elixir d’amour. Toutesvisent à stimuler l’appétit de jouis-sance. Mieux : nombre d’entreelles furent publiées en 1942, en unmoment où les pénuries imposéespar la guerre étaient à leur com-ble ; au-delà des répressions et desprivations, elles affirment certaine

liberté de l’être : celle que confèrel’humour quand il se fait défi. Ch. J.Traduits de l’anglais par BéatriceVierne, Anatolia, Ed. du Rocher,306 p. et 176 p., 21 et 18 ¤.

a LE MONDE EST SANS OBJET,de Vadim KozovoïMort en 1999 à Paris, où il s’étaitexilé au début des années 1980,Vadim Kosovoï (né en 1937) passaplusieurs années de sa vie augoulag. Ecrivain et poète de la dissi-dence, il fut aussi un traducteur etcommentateur avisé de la littératu-re française et entretint descorrespondances avec René Char,Maurice Blanchot, Julien Gracq etHenri Michaux. Ce volume, présen-té par Michel Deguy et JacquesDupin, comprend un choix de poè-mes, de textes en prose et unesérie d’entretiens avec Jean-Claude Marcadé, traducteur (avecAntonina Roubichou-Stretz) destextes en russe du volume. P. K.Belin, « L’Extrême contemporain »,128 p., 22,50 ¤.

LITTÉRATURES

L’ABOMINATION(The Abomination),de Paul Golding.Traduit de l’anglaispar Robert Davreu,Plon, « Feux croisés »,474 p., 28 ¤.

« Pas de commencement : juste une sensation de gêne enracinée,de tristesse hors d’âge, avant l’âge, de déplacement, de trop savoirprématurément, d’envie que tout soit autrement, d’envie d’être adul-te, ailleurs, l’impression d’être passé à côté d’une blague décisive ;mais pas de commencement formel. Pressez-moi (comme vous le fai-tes) de le rappeler, et regardez-moi rougir, paralysé par mon incapaci-té à récompenser votre intérêt par une seule et claire première véritédéterminante. Mais oui, il y a eu une saveur générale de ma petiteenfance : riche et légèrement écœurante et tendant vers le chaud,comme des marrons glacés que l’on mange au soleil » (p. 57).

À LA RÉFLEXION(Write On, The Practice of Writing,Consciousness and the Novel)de David Lodge.Traduit de l’anglais parMarc Amfreville, Rivages, 340 p., 20 ¤.

FRANCHISSEZ LA LIGNE(Step Across this Line)de Salman Rushdie.Traduit de l’anglais (Inde)par Philippe Delamare,Plon, « Feux croisés », 440 p., 25 ¤.

POURQUOI S’EN FAIRE ?(How to be alone)de Jonathan Franzen.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Rémy Lambrechts,éd. de l’Olivier, 240 p., 20 ¤.

IV/LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004

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E ntre le consensus mou et lapolémique fébrile, une troisiè-me voie est souhaitable, qui

prenne en compte ce qui est, ce quiexiste et coexiste, même en s’igno-rant. C’est la première leçon (oumorale élémentaire) à tirer de cefort volume anthologique agencépar Yves di Manno, à partir de la col-lection qu’il anime chez Flamma-rion depuis dix ans et que ClaudeEsteban avait créée en 1985, etd’abord dirigée. A côté de l’atomisa-tion incontrôlée des petites structu-res éditoriales, cette présence dura-ble, inscrite dans le temps et nondirectement soumise au principe derentabilité, d’une collection depoésie dans une grande maisonétant un point fortement positifdans un paysage que l’on sait guèrefavorable.

Présent, et même « extrême pré-sent ». Dans les prospectus de la col-lection en 1994, ces mots revien-nent, comme ancrage et minimumd’idéal commun. Yves di Manno lerappelle dans la préface : tous ces« horribles travailleurs », comme lesnommait Rimbaud, même s’ilsn’ont « jamais fait défaut, poursui-vant cette œuvre manifeste, aussidiverse qu’il y eut de voix pour latransmettre », se retrouvent là,dans, ce « maintenant ». Non pasen groupe, en communauté ou com-munion, mais seuls, chacun avec sesmoyens et son désir, sa langue etson intériorité. Le propre de la poé-sie, son devoir et son privilège,étant d’établir un lien, un accordvers ce présent : celui de la langued’abord, mais aussi de l’histoire, dela plus personnelle à l’universelle.Un lien qui se prolonge jusqu’àl’autre, le lecteur

Même si, en amont, le dire poéti-que s’enracine dans une essenceque le temps ne peut soumettre.

Quarante-neuf poètes donc,

ayant publié (pour la plupart) un ouplusieurs de la soixantaine de volu-mes que compte la collectiondepuis dix ans. Et puis, parmi cesquarante-neuf, une quinzaine,« débutants » ou non, « témoignantd’un travail de recherche qui se pour-suit, sous la ligne de flottaison desparutions ». Sur un plan au moins,

que l’on se rassure : la guerre dessexes n’aura pas lieu ; le nombreconséquent de femmes poètes – etpas des moindres – présentes danscette anthologie devrait calmer lesardeurs militantes sur cette ques-tion. D’Anne-Marie Albiach, quicontribua à révolutionner la langueet la syntaxe poétique au début desannées 1970, à Sandra Moussempès

ou Florence Pazzottu, à la fois déli-cate observatrice du réel à travers leprisme et la découpe des mots, lespectre féminin est large ! Et pourne rien dire d’Esther Tellermann,Liliane Giraudon, Fabienne Courta-de, Hélène Sanguinetti, MartineBroda, Marie Etienne, Anne Talvazou Gabrielle Althen… Mais on serait(heureusement) bien en peine de

dégager des spécificités selon lesexe des poètes. Comme celui desanges, il varie, ne s’attache pas, neproteste pas sans cesse de lui-même, s’additionne ou se conju-gue…

Un autre point frappe à la lecturede cette riche anthologie : la trèsgrande diversité formelle, visibledès le premier regard. De plus en

plus (avec certainement quelquesexcès gratuits), les poètes utilisentle découpage des vers et des mots(et jusqu’aux syllabes) sur la page.

Les promoteurs du vers libren’avaient sans doute jamais rêvéqu’ils ouvriraient les portes d’unetelle licence. Bénédicte Vilgrain ouOlivier de Solminihac par exemple,mais aussi Anne Talvaz ou Claude

Minière, usent des ressources dublanc, de la typographie et de lacésure visible. Du vers bref (Paul-Louis Rossi, Esther Tellermann,Auxeméry, Jean-Luc Hérisson,Lucien Suel, Liliane Giraudon…)aux strophes plus compactes ouclassiquement distribuées (GérardCartier, Jérôme Lhuillier, JacquesIzoard, Stéphane Bouquet, Emma-nuel Moses…).

Etrangement, ces choix formelsne vont pas fatalement de pair avecune expression poétique d’avant-garde ou plus traditionnelle.Notons également la fréquence deprose ou du verset (Hélène Sangui-netti, Marie Etienne, Jean-PaulMichel, Pascal Boulanger, Hervé Pie-karski…). « Poésie (…) commeméthode – mais aussi comme insou-mission. »

En soulignant ces deux mots,« méthode » et « insoumission »,Yves di Manno met en relief lesdeux pôles, les deux sources et l’im-pératif de la poésie. Pour jouir et fai-re jouir de cette liberté, pour nejamais se soumettre (à d’autres gen-res, à des intérêts, à la paresse depenser et de dire), la poésie doitinventer ses moyens intellectuels etformels.

Quarante-neuf poètes en témoi-gnent aujourd’hui.

P. K.

A près la sublime et déchiran-te Descente de l’Escaut,après les cimes plus arides

de Tragique, c’est à Paris, sa « terrepremière », que revient FranckVenaille dans un nouveau recueiléblouissant, Hourra les morts ! Uneerrance lyrique dans la ville, quiévoque l’Apollinaire de Zone, leCendrars des Pâques à New-York.Mais aussi, sous un regard plus dis-tancié, les apprentissages d’un« enfant rêveur, enfant loriot, petiten tablier noir » dans un quartierpopulaire, le Faubourg Saint-Antoine, où il arpente le pavé de lagrande tradition ouvrière.« J’aimais ces reliquats d’atelier, cessouvenirs d’impasse/où des hommesmenuisaient, çà, ébénistes ! » Dansce fragment du 11e arrondisse-ment, entre la rue Faidherbe, larue Chanzy et « notre rue Paul-Bert », il y a le café-comptoir-tabacAlazard, la droguerie noire dessœurs Dazy, la librairie-papeterie-confiserie de Mme Aubijoux où ildécouvre une version non expur-gée des Fleurs du mal.

Il a pour voisine Violette Leduc,de qui l’on se moque. Le Faubourgdevient alors la « grande forêt obs-cure du XIe chant », le onzième Cer-cle où le laid doit avoir droit decité : « Qu’il entre avec ses prolétai-res, ses expérimentateurs et magi-ciens, ses biographes et narrateurs,et que l’ensemble de notre onzièmeCercle le salue. »

« »La passion du football (le Red

Star, à Saint-Ouen) éclaire et animecette « première mi-temps de [sa]vie », noyée dans une étrange tris-tesse : « Je vois une similitude entrela nervosité du poème et l’accéléra-tion soudaine de l’avant-centre faceau but. » Dans La Tentation de lasainteté – paru en 1985 et que réédi-tent Flammarion et Léo Scheer –,un récit heurté, nourri de textesmystiques, scandé par la plainted’Orphée, Franck Venaille évoquela disparition d’un père, mais aussi

la recherche du bonheur partagédes stades, qui pousse le héros àerrer dans des villes du Nord.

C’est aussi dans ces paysages bru-meux, loin d’un soleil mortifère,qu’ont pris naissance CaballeroHôtel, La Guerre d’Algérie (éd.deMinuit, 1974 et 1978) et Jack-to-Jack(éd.Luneau-Ascot, 1981) : troislivres écrits non sur une guerre quin’osait pas dire son nom, maisautour d’elle, dans son ombre, sesmarges. Né en 1936, parti à vingtans dans les djebels, FranckVenaille, l’ancien « officier du54e régiment des Trop Sensibles » n’arien oublié, quarante ans plus tard.

Il a profondément remodelé cestextes, regroupés aujourd’hui en unlivre unique – qui est plus qu’unesimple réédition - Algeria, le nomd’une femme, qui devient la figurecentrale du récit. Dans ce triptyque,l’histoire n’apparaît que réfractéepar la blessure intérieure et l’angois-se. A travers aussi les « obsessionsformelles » de Venaille, les collagesrenvoyant à Jouve romancier ouaux peintres Klasen et Monory.

Algeria se termine dans la villeimaginaire qui, dans Jack-to-Jack,mêle Venise et New York. De lalagune vénitienne à l’Hudson River,de la plage d’Ostende à l’Escaut : lamémoire, selon Venaille, flottedans les eaux noires. Et c’est dou-leur que de voir, sur la Seine, la péni-che funèbre, bâchée de toile noire,qui « accoste sur le quai de l’Institutmédico-légal pour y recueillir lesmorts rapiécés de la veille ».

Somptueuse et simple, l’écriturepoétique de Venaille s’accorde àl’ample rythme du fleuve, comme àla respiration du marcheur, noctam-bule malgré lui. Dans sa vibrationorganique passe un « langage dudessous », celui d’un homme meur-tri et apaisé : « Les mots, je les aiapprivoisés, cela m’a pris une vie. »

Hourra les morts ! L’énergie del’exclamation fait aussi entendre« Hourra la vie ! ». Bouclant la bou-cle, ce bouleversant recueil se termi-ne par une « Fin de partie :26 novembre 1936 à la maternitéBaudelocque », – la naissance d’unpetit d’homme, « hardi à crier »,qui d’emblée sait déjà tout de la« douleur d’être au monde ». Maispour le poète qui, naguère, décidaitde tronquer sa biographie et d’êtrené à Ostende, « sans géniteurshumains », n’est-ce pas une sortede réconciliation, un adieu définitifà l’enfance inquiète et mal-aimée ?« J’ai toute la mort devant moi pourme comprendre. »

Monique Petillon

Anthologie des formes du présent« Quarante-neuf poètes », recueil collectif dirigé par Yves di Manno, célèbre la longévitéd’une collection de poésie contemporaine dont elle démontre la vivacité et la diversité

D’AUTRES RECUEILS

Le onzième CercleTrois textes somptueux et simples

de Franck Venaille

HOURRA LES MORTS !de Franck Venaille.Ed. Obsidiane, 172 p., 17 ¤.

ALGERIAde Franck Venaille.Melville/éd. Léo Scheer,176 p., 17 ¤.

LA TENTATION DE LA SAINTETÉde Franck Venaille.Flammarion, « Textes »-éd. Léo Scheer, 140 p., 12 ¤.

LIVRAISONSa ANDRÉFRÉNAUD.La Négationexigeante,sous ladirection deMarie-ClaireBancquartMort il y a dixans, André Fré-naud est incon-

testablement « l’un des plus grandspoètes français de la seconde moitiédu XXe siècle, de l’avis de tous ceuxqui connaissent son œuvre. Le para-doxe est qu’elle ne soit pas aussirépandue que celle d’un René Charou d’un Henri Michaux », écritMarie-Claire Bancquart en ouver-ture de ce volume d’études qui feradate. Le colloque de Cerisy d’août2000, dont il rassemble les contribu-tions, a permis de montrer combienson œuvre est à la fois sensible etpensée, ouverte et exigeante. P. K.Ed. Le Temps qu’il fait, 384 p., 29 ¤.Signalons également le numéro de larevue Le Polygraphe qui comporte undossier André Frénaud, dirigé parFrançois Boddaert et Gérard Noiret(nos 30-31, éd. Comp’act, 157, CarréCurial, 73000 Chambéry, 16 ¤).

a COMME JAMAIS, de Jean FollainDe la même génération que Fré-naud, dont il était l’ami, Jean Fol-lain (mort en 1971) subit un sortposthume identiquement ingrat.Cette belle édition, établie par Elo-die Bouygues, a le double avantagede reprendre un recueil datant de1976, d’abord publié de manière

fautive, et de proposer un beau dos-sier sur Follain. Le tout dans un for-mat agréable et une présentationélégante. P. K.Ed. Le Vert sacré, Les Bordes,86340 Nouaillé, 176 p., 20 ¤.

a NUGAE, de Philippe DenisDepuis Cahier d’ombres (Mercurede France 1974), Philippe Denis apublié une douzaine de recueils,brefs, intenses, lumineux : « Etreexact suppose un tremblement. » L’es-time d’André du Bouchet, qui révélases poèmes dans L’Ephémère, celled’Yves Bonnefoy, qui consacre unbel avant-propos au présent recueil,confirment la présence, la persistan-ce fervente du poète de Carnet d’unaveuglement (Flammarion), du tra-ducteur d’Emily Dickinson (La Doga-na). L’acte poétique surgit dans larésolution des contraires, fini et infi-ni, pauvreté et surcroît. « La sensa-tion d’avoir tout perdu n’est pas diffé-rente de la sensation d’avoir touttenu. Elle en est la réplique exacte,l’impossible métaphore. » M. Pn.Ed. La Dogana (46, chemin de laMousse, 1225 Chêne-Bourg, Suisse),96 p., 19,40 ¤.

a DÉRIVE DU VOYAGEUR,de Richard RognetDans ce seizième recueil commedans le précédent (Juste le temps des’effacer, Le Cherche Midi 2002),Richard Rognet laisse place, dansses poèmes fragiles, à un lyrismeinquiet : comme si « l’âge/ rongeurde mots » assombrissait la nature,feutrait le chant précis du merle. Ce

n’est plus que soleil « émietté »,arbres « décolorés », « flaques oùfuit/ le ciel à la renverse ». Tandisque croît l’emprise de l’ombre qui lerend « lointain » à lui-même, un pas-sant éprouve la nostalgie de la ten-dresse furtive, de la « parole jetée/au vent ». Entre évidence et énigme,c’est finalement une « dérive heu-reuse », traversée parfois par la dou-leur et l’effroi – ce que souligne lebeau poème de Vladimir Holan citéen exergue. M. Pn.Gallimard, 116 p., 12 ¤.

a ALL/EIN, de Gérard HallerGermaniste, Gérard Haller, en2001, avait publié Météoriques,livre remarquable de rigueur et detension (Seghers). Selon le mêmeprincipe du découpage en séquen-ces temporelles – l'équivalent d'unjournal sans date – et, ici, dansl'alternance du jour et de la nuit, ilnote, en marge du chant, les échoset les éclats de soi et du monde. Letragique et le plus prosaïque,l'humour et la grimace étantaccueillis par la même page. P. K.Ed. Galilée, 120 p., 15 ¤.

a ATATAO,de Caroline Sagot DuvarouxDeuxième recueil là aussi, aprèsHourvari dans la lettre (José Corti,2002). Au langage retenu, à la pa-role rare et précieuse du poème,l'auteur oppose une parole déferlan-te et rocailleuse. Pas de recherched'harmonies agréables à l'oreille,mais « le souffle rauque des bêtes enchasse », une pastorale en bataille

qui prendrait en compte les paysa-ges sinistrés et le désastre des cam-pagnes, une mythologie enfin (la fui-te et la folie de Io, amante de Zeus)passablement déjantée… Intensé-ment étrange, même si pas toujoursconvaincant. P. K.Ed. José Corti, 162 p., 14,50 ¤.

a DÉCHIRURES, de Morwan HossDépouillement extrême, sugges-tion plus que parole articulée, clair-obscur des mots pour dire l'expé-rience où l'on est conduit au bordde soi, par la menace brutale, laguerre, la maladie ou la mort.D'origine libanaise, amateur etvendeur d'art, l'auteur inscrit, nonloin du silence, d'une manièresimple et émouvante, ce qui peutl'être encore, « à l'heure précise oùs'observent/ Sans merci/ L'ombre etla lumière ». P. K.Ed. Arfuyen, 90 p., 13,50 ¤.

a PRIVATIF, de Pierre Le PillouërAnimateur avec Christian Prigentde la revue et du groupe d'avant-gar-de TXT dans les années 1980, PierreLe Pillouër joue sur les mots et latypographie avec des grincementsrageurs ou désolés. Mais le jeu ne sesatisfait pas de lui-même, sinon ildeviendrait ennuyeux… Aphoristi-que (« Lucifer/Jupiter/ quelque chosecloche dans cet/ univers »), sonore(« l'homme/lobe/ l'homme ») et com-binatoire (« marron/ l'air marin/ al'air marrant »), l'accent est indubi-tablement métaphysique. P. K.Ed. Le Mot et le reste (35, traverse deCarthage, 13008 Marseille), 120 p., 13 ¤.

LITTÉRATURES POÉSIE

QUARANTE-NEUF POÈTESUn collectif réuniet présenté par Yves di Manno.Avec des interventionsde Katherine Blancet Philippe Hélénon,Flammarion, 500 p., 25 ¤.

Avant la sortie en mars d’un livre d’Anne-Marie Albiach (son der-nier recueil datait de 1989), Figurations de l’image, signalons les troisdernières parutions dans la collection dirigée par Yves di Manno,dont un livre de lui : Un pré. Chemin vers (146 p., 16 ¤) ; Eblouisse-ments suivi de Grand jour, de Martine Broda (186 p., 18,50 ¤) ; Dans lanature, de Philippe Beck. Considéré comme l’une des voix importan-tes de la modernité poétique, Philippe Beck, qui est aussi philosophe,donne ici, en même temps qu’un art poétique, un beau livre de médi-tation et d’interrogation (116 p., 15 ¤).

LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004/V

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P ourquoi les Allemands ont-ilsaccepté Hitler ? Dans sesconversations avec Ferdinan-

do Camon (1987), Primo Levi disaitdes ouvrages qu’il avait lus sur lenazisme que « tous ont baissé lesbras devant ce problème, celui duconsentement massif de l’Allema-gne ». Tous sauf un : le « très beaulivre » de Hans Fallada. « En lelisant, on comprend ce qu’était l’Alle-magne de cette époque. » Aussi com-prend-on d’autant moins que ceroman unique sur la résistance alle-mande au nazisme soit ainsi tombédans l’oubli. A l’image de sonauteur, Rudolf Ditzen de son vrainom, né en 1893. Etonnant person-nage alcoolique et anticonformistequi, après le succès international deson Petit homme, grand homme(1932), un des best-sellers desannées 1930, mourra d’une overdo-se de morphine en 1947 tandis queparaît Seul dans Berlin.

Cette vertigineuse plongée dans

le Berlin populaire et terrorisé desdébuts de la guerre raconte la viedes habitants d’un immeuble de larue Jablonski. On y découvre lafamille Persicke, tous dans la SS ; ledestin tragique de Frau Rosenthal,la vieille dame juive du quatrième,dénoncée par ses voisins et que lebrave juge à la retraite du rez-de-chaussée ne parviendra pas à sau-ver. Il y a Eva, l’employée des Postesqui démissionne du Parti en appre-nant les atrocités commises en Polo-

gne par son fils. Et, surtout, l’entre-prise folle d’un vieux coupled’ouvriers très ordinaires, désespé-rés d’avoir perdu leur fils au front,et qui décide de passer à l’acte : cha-que dimanche, le contremaître Ottova se mettre à écrire des cartes pos-tales « pour éclairer ses sembla-bles », des appels contre le Führerqu’il dépose furtivement dans lescages d’escalier, déjouant un tempsla surveillance de la Gestapo.

Rien d’épique ni d’édifiant, toute-fois, dans le récit de cette résistanceau quotidien, celle des humbles etdes anonymes, à côté de descrip-tions très réalistes sur la lâchetéhumaine servies par une extraordi-naire galerie de portraits. « Ta tié-deur a tout rendu possible », dit unprotagoniste à un autre, comme sil’écrivain avait saisi dès l’immédiataprès-guerre ce que l’historien IanKershaw allait établir des décenniesplus tard, à savoir que « la routed’Auschwitz fut construite par la hai-ne, mais pavée d’indifférence ». Onregrette du coup que cette nouvelleédition ne comporte ni mise en pers-pective historique du roman, ni rap-pel de la trajectoire peu banaled’Hans Fallada (pseudonyme tiréd’un conte de Grimm), fils de juristeplacé dans un asile d’aliénés en 1911après une tentative de suicide. Pro-che ensuite des cercles expression-nistes, admiré par Thomas Mann etinterdit par les nazis dès 1935, cesocialiste à la vie désordonnée exer-cera divers métiers avant de se ral-lier à l’Allemagne de l’Est après1945, où il travaillera pour la radio.

Cette méditation sur l’impossibili-té de se croiser les bras et de sedire : « Ce sont des salauds, mais çane me regarde pas » n’en reste pasmoins à lire d’urgence.

Alexandra Laignel-Lavastine

E n exergue de l’ouvrage, unecitation apocryphe prêtée à…un anonyme du XXIe siècle :

« Peut-être le fascisme n’a-t-iljamais existé. » Le ton est donné.Affirmant que le fascisme, endéfiant tout essai de définition his-torique claire, se prête aux interpré-tations les plus diverses, EmilioGentile, professeur à La Sapienzade Rome, n’exclut pas l’hypothèseque, sous peu, « quelque historienou politologue révisionniste, post-moderniste ou déconstructionnistevienne nous expliquer que le fascis-me n’a jamais existé ». Il entendprendre à contre-pied cette tendan-ce à « défasciser » un fascisme quiserait plus comique que tragiqueet réduit aux seules dimensionsdes vicissitudes politiques duDuce.

Il entre une part d’exagérationdans cette entame : le fascisme estfort loin d’être, aujourd’hui, unsujet en déshérence et qui ne seraitpas pris au sérieux. Il y a mêmeune vogue éditoriale à son proposqu’illustre… la parution des essaisrassemblés dans ce volume, écritset publiés entre 1973 et 1996, queleur auteur présente « comme lestableaux d’une exposition rétrospec-tive » de la recherche qu’il mènedepuis trente ans. Seuls deux chapi-tres – dédiés à la définition du fas-cisme et à « l’homme nouveau » –et la conclusion, courte mais sug-

gestive, ont été rédigés pour la cir-constance. La parution annoncéeau Seuil en avril d’un Fascisme enaction dû à Robert Paxton achève-ra peut-être de convaincre que lephénomène intéresse et qu’onpublie beaucoup à son propos.Gentile, quant à lui, brosse àgrands traits la trame de son histoi-re avant de mettre résolument l’ac-cent sur les problèmes d’interpréta-tion qu’elle pose avec une visionqui prend à rebours, sans le nom-mer, le schéma d’Ernst Nolte. PourGentile, ce n’est pas la révolutionbolchevique qui a ouvert en Euro-pe occidentale la voie au totalitaris-me que devait suivre le nazismemais bel et bien la « marche surRome ».

Nés en mars 1919 à l’initiatived’un instituteur de 36 ans, BenitoMussolini, transfuge du socialismemarxiste, les Fasci di combattimen-to connurent leurs premiers succèsà la fin de 1920 en réprimant unevive agitation sociale. En novem-bre 1921, le mouvement se trans-formait en Parti national fascistepour accéder au gouvernementl’année suivante. Chef d’un parti-milice, modestement représentéau Parlement, exécrant les valeurs

de la démocratie libérale, Mussoli-ni entreprit la conquête du mono-pole du pouvoir. Après les élec-tions d’avril 1924 et l’assassinat deMatteotti, les fascistes mirent finau régime libéral. En novem-bre 1926, la boucle était bouclée. Adater du début des années 1930, lafascisation des Italiens à traversleur embrigadement sous la coupedu parti s’intensifia. Emilio Gentiledécrit la mise en place de la dictatu-re et d’une politique impériale, l’al-liance nouée avec l’Allemagnenazie jusqu’à l’effondrement final.

L’auteur plaide pour une appro-

che qui prenne en compte la tripledimension organisationnelle, cultu-relle et institutionnelle du fascisme.Il défend l’idée que le fascisme ita-lien fut totalitaire et qu’il dévelop-pa une idéologie porteuse d’un pro-jet de transformation sociale quiexplique les succès rencontrés dansdes pays où il fut politiquementinexistant tout en ayant une indé-niable résonance culturelle.

A côté du Parti national fascisteet de l’Etat, Gentile n’omet pas lerôle du mythe populaire du Duce,facteur le plus important, à ses

yeux, de l’adhésion des Italiens aufascisme. Mais il insiste aussi sur lefond mythologique et la tournurede religion politique que prit le sys-tème fasciste. « Fasciser les masses,systématiser la foi », comme le pro-clamait le Popolo d’Italia en novem-bre 1926. Le fascisme ne sauraitdonc être assimilé au seul mussoli-nisme. Au reste, la volonté ressas-sée de créer un « homme nou-veau » montre que l’entrepriseallait très au-delà des désirs d’undictateur qui, la guerre et ses désil-lusions venues, n’eut pas de motsassez durs pour ses compatriotes :« Un peuple qui seize siècles duranta été une enclume ne saurait devenirmarteau. »

Pourquoi étudier le fascisme ? Enquoi une telle étude diffère-t-ellede celle d’un passé révolu ? A cesquestions, Gentile répond en insis-tant sur « l’aspect essentiel du pro-blème très actuel de la vulnérabilitéde la démocratie libérale face audéfi de mouvements qui réussissent àmobiliser les passions collectives aunom d’idéologies intégristes et intolé-rantes, brutales et agressives ». Uneréponse à méditer, assurément, parles temps qui courent.

Laurent Douzou

EN BREF

Ce que voit le regard videNeuf textes extraits du Shôbôgenzô, œuvre majeure de Maître Dôgen

Rassemblement de la Jeunesse italienne à Vérone en 1937

D ôgen, moine bouddhiste,vécut au Japon au cours dela première moitié du

XIIIe siècle de notre ère. Son exigen-ce spirituelle le conduisit d’abord demaître en maître, jusqu’à l’Eveil,qu’il nommera « l’union de l’instantinfime et des âges incalculables ». Onlui doit d’avoir fondé la secte zensôtô, qui place au centre de sa prati-que la méditation en posture assise,le célèbre « zazen ». Son œuvremajeure, le Shôbôgenzô – le « Tré-sor de l’œil de la vraie Loi » –, estcomposée d’une petite centaine detextes. Ils peuvent déconcerter parleur façon singulière de juxtaposerpoésie, réflexion, références littérai-res et spirituelles en les combinant à

l’évocation d’une expérience quiéchappe à la verbalisation. De cetouvrage sans équivalent, une partieseulement est traduite en français,chez des éditeurs différents. Enattendant une traduction complète,il faut signaler les neuf textes tra-duits et commentés par Yoko Orimodans cet utile recueil.

On y retrouve notamment lafameuse méditation de Dôgen sur laformule « une galette en tableaun’apaise pas la faim », dont le retour-nement consiste à montrer que lafaim humaine… fait partie de l’espa-ce du tableau. On peut également ylire des textes sur la montagne, surl’eau, sur la lune. Tous parlent à leurmanière de l’Eveil, du vide, d’une réa-lité où il s’agit de contempler qu’iln’y a rien à voir. La grande difficultéconsiste à saisir que ce rien contientla totalité du temps, des mouve-ments et des choses que nousdénommons présence et existence.Pour y parvenir, aucune démonstra-tion ne fera l’affaire. Le chemin pas-

se par des histoires au premierabord sans queue ni tête, scènesabruptes, métaphores qui se défont.

Chez Dôgen se joue un travail par-ticulier de la pensée, un changementdans l’économie de la représenta-tion qui conduit à l’opposé de nosconceptions les plus habituelles.Nos penseurs, en effet, n’ont cesséde scruter des textes, divins ouhumains, d’en interroger les termes,les articulations les plus minimes.Chez Dôgen au contraire se trouveformulé on ne peut plus clairementle postulat inverse : « L’inanimé expo-se la loi. » L’ordre du monde ne sedit pas en mots, il s’agence dans leschoses et les présences. C’est pour-quoi il n’y a rien à déchiffrer maistout à contempler. La délivrance pas-se ici par un allégement radical : ons’y défait du sens, et des fables quis’y accrochent. Le dernier pas dumystique rejoint de manière inatten-due la formule policière : « Il n’y arien à voir. Circulez… »

Roger-Pol Droit

Dans Berlin terroriséUne plongée au cœur de la résistance au nazismedans l’Allemagne populaire du début de la guerre

Pourquoi le fascisme est passéEmilio Gentile étudie la montée au pouvoir du mouvement dirigé par Benito Mussolini

et comment il a ouvert la voie au totalitarisme en Europe

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SEUL DANS BERLIN(Jeder stirbt für sich allein)de Hans Fallada.Traduit de l’allemand parA. Virelle et A. Vandevoorde,Gallimard, « Folio », 556 p., 7,30 ¤.

LIVRES DE POCHE

QU’EST-CE QUE LE FASCISME ?Histoire et interprétation(Fascismo. Storia e interpretazione)d’Emilio Gentile.Traduit de l’italienpar Pierre-Emmanuel Dauzat,Gallimard, « Folio Histoire »,544 p., 9,90 ¤.Inédit. En librairie le 19 février.

La délicieuse collection dupetit Mercure propose troisnouvelles destinations :Londres, tout d’abord,célébrée récemment par letrès beau livre de PeterAckroyd, Londres, labiographie (Stock, 2003).Pour appréhender cette« ville insaisissable etfascinante », BernardDelvaille a choisi deremonter le temps (du

Grand Incendie de 1666 ànos jours) avec pour guidesde grands noms de lalittérature anglo-saxonneet française : SamuelPepys, Montesquieu,Dickens, Larbaud,Henry James ou encorel’incontournable PaulMorand. Plus nostalgiqueest le voyage à Rio deJaneiro, proposé parSébastien Lapaque. « La

fête est finie à Ipanema etles clubs de jazz n’attirentplus les gogos. Mais il restela littérature » ; et Claudel,Cendrars, Clarice Lispector,Ruben Fonseca ouMachado de Assis dans lespas desquels on flâne,suspendu entre meret montagne.Historique, nostalgique, lepériple au Népal deJean-Claude Perrier

se veut aussi spirituel enapprochant de l’Everest.Outre le dalaï-lama, oncroise des ex-baba-coolvoyageurs tels AlexandraDavid Neel, Muriel Cerf,ou de grands alpinistescomme Edmund PercivalHillary ou ChantalMauduit, à qui le livreest dédié. (Au goût de…,Mercure de France, 128 p.,4,5 ¤ chacun). Ch. R.

LA VRAIE LOI, TRÉSOR DE L’ŒILde Maître Dôgen.Textes choisis du Shôbôgenzô.Traduit du japonaiset présenté par Yoko Orimo,Seuil, « Points-Sagesses »,190 p., 6,95 ¤. Inédit.

VI/LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004

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S pectaculaire certes, une prise d’otages peutconstituer une péripétie d’un roman poli-cier mais peut difficilement en soutenir tou-

te l’intrigue. C’est pourtant le défi que relèveMaud Tabachnik dans Douze heures pour mourir.Un 24 décembre dans le Queens, à New York, ungroupe de terroristes islamistes prend en otageles vingt-six enfants et le personnel de l’école jui-ve du Mont-des-Oliviers et réclame la libérationdes terroristes impliqués dans les attentats du11 septembre 2001.

L’enquête, qui n’a pas lieu d’être puisque tousles éléments sont donnés d’emblée, est rempla-

cée par le récit minutieux des négociations. Cequi intéresse l’auteur, c’est d’analyser le phéno-mène du terrorisme à travers les réactions desprotagonistes, depuis les terroristes jusqu’aux vic-times en passant par les badauds, et surtout d’enévaluer l’impact politique. Le maire de New Yorkfait preuve d’une attitude courageuse mais peut-être pas exempte de préoccupations électorales.Le président Bush intervient avec la finesse qu’onlui connaît. Les réactions plus ou moins secrètesd’Israël et de certains Etats arabes permettent dedémonter le mécanisme terroriste. La démonstra-tion est passionnante et serait accablante sil’auteur, d’une manière totalement inattendue,ne nous rappelait, en fin de compte, que ce récittristement réaliste est aussi un conte de Noël.

C’est également une prise d’otages qui donnele coup d’envoi du roman de Virginie Brac, Dou-ble peine. Une détenue de Fleury-Mérogis s’estenfermée dans sa cellule avec une surveillante etle bébé d’une codétenue. Elle menace de les tuersans fournir de revendications précises si ce n’est

qu’elle semble redouter sa libération prochaineaprès une peine de dix ans pour meurtre. Le doc-teur Vera Cabral – cette psychiatre spécialiséedans les interventions d’urgence, que l’on a déjàcroisée dans Tropique du Pervers et Notre-Damedes barjots (Pocket, 2002 et 2003) – est immédiate-ment envoyée à la prison alors qu’elle se rendaitavec son ami à une soirée.

Grâce à ce personnage crédible et attachant,Virginie Brac démonte les secrets de famille etanalyse les difficultés relationnelles à la source debien des violences, mais elle le fait avec unhumour élégant, un sens de l’image et un art dela formule réjouissants. D’une rencontre entredeux amants potentiels de Vera Cabral, elle écrit :« Le regard d’Hakim sur Hugo évoque la tige métal-lique qu’on plonge dans le réservoir d’huile de savoiture pour en connaître le niveau ». On lit Dou-ble peine autant pour le plaisir de l’intrigue quepour les trouvailles d’un style constammentinventif.

G. Ma.

Le traducteur assassin

U ne frontière est un cadreidéal pour une intrigue poli-cière, lieu d’échanges ou

ligne de fuite, elle se prête bien sûrà toutes sortes de trafics, et BostonTeran fait de ce thème un usage ori-ginal. En situant l’action de sonroman à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, il choisit undécor particulièrement frappant,ces immensités désertiques où l’onpeut rouler pendant des heuressans rencontrer âme qui vive, saufparfois quelque paumé vivant dansune caravane déglinguée, mais ilfait surtout de la frontière la méta-phore de toutes les transgressions.

Son héros, Bob Hightower, n’arien du policier de choc, toujoursprêt à traquer les truands. C’est plu-tôt un homme tranquille que sonmétier n’a pas encore dégoûté del’humanité et qui n’est pas loin decroire, peut-être en raison de sesconvictions religieuses, qu’il vitdans le meilleur des mondes possi-bles. D’aucuns diraient que c’est unbrave type, d’autres, un pauvretype. C’est à cette dernière conclu-sion que sa femme a dû arriver puis-

qu’elle l’a quitté, en emmenant leurfille Gabi, âgée de 14 ans.

Lorsque son ex-femme est assas-sinée en compagnie de son nou-veau compagnon et que Gabi estenlevée, Bob Hightower changeradicalement. Il se met en congé dela police, qui ne manifeste pas beau-coup de zèle dans cette affaire, et ilse lance à la poursuite des coupa-bles dans l’espoir de retrouver safille, puis sur la piste d’une sectesatanique qui se livre à toutes sor-tes de violences mais aussi à des cri-mes plus classiques, dont le traficde drogue.

Contre son gré, Hightower se voit

contraint de faire équipe avec Case,une jeune droguée qui fut elle-même victime de la secte et chercheune occasion de se venger. Le tan-dem de détectives, opposés par lecaractère mais complémentairesdans l’enquête, est une figure classi-que du roman policier mais ici on avraiment affaire au mariage de lacarpe et du lapin. Hightower abesoin de Case pour retrouver etinfiltrer la secte, mais comment fai-re confiance à une droguée qui cher-che probablement à l’attirer dansun traquenard ? Quant à Case, onimagine ce qu’il lui en coûte de pacti-ser avec un policier, surtout quandil s’agit d’un petit-bourgeois morali-sateur.

La tension entre ces deux person-nages donne un relief extraordinai-re à cette chasse à l’homme. Ce sontdeux conceptions du monde qui s’af-frontent au cours de cette visite gui-dée de l’enfer, deux façons de réagir

à la violence et d’essayer de l’expli-quer. Les actes barbares pratiquéspar les cinglés de la secte du Sentiergaucher semblent obéir à une foliemeurtrière gratuite, et le pire pourHightower sera de découvrir des

explications à cette folie et mêmed’en repérer les sources plus près delui qu’il ne l’imaginait. Peut-êtred’en être lui-même atteint, commesi la contagion du chaos s’étendaitdepuis la nature hostile qui l’entou-

re jusqu’aux individus en passantpar la société tout entière. « Là, tuas la vallée de la Mort. Et ici, lesmonts de Panamint, où les cher-cheurs d’or de 1849 ont trouvé leursfilons d’argent. Et où Charles Mansonpratiquait son culte du chaos. Parlà-bas, c’est le site des essais atomi-ques du Nevada. L’opération BusterJangle. Tu savais qu’ils habillaient desporcs comme des humains avant deleur balancer leurs bombes ? Les testsen situation quasi réelle, comme ilsdisent. Plus loin, c’est Las Vegas. Capi-tale des joueurs de dés aux phalangesblanches. Puis, le site du premier hom-me, après quoi la 66 traverse ladécharge la plus dangereuse de toutel’Amérique du Nord. Ensuite, l’arbrede Joshua et la mer de Cortez, où ontrouve les plus vieilles espèces ducontinent. Et enfin le cauchemar favo-ri de l’Amérique débrouillarde : L. A.,l’Armageddon. »

On sait peu de choses de BostonTeran puisqu’il s’agit du pseudony-me d’un auteur qui prend soin decacher son identité. Il a écrit troisromans. Satan dans le désert est lepremier publié aux Etats-Unis maisle deuxième à être traduit en fran-çais après Méfiez-vous des morts (deMasque, 2002). Deux livres quitémoignent de l’alliance d’uneréflexion quasi métaphysique sur laviolence et d’une intrigue d’une effi-cacité redoutable.

Gérard Meudal

Terrorisme et secrets de familleDans le Queens ou à Fleury-Mérogis, deux romans plongent au cœur des prises d’otages

D epuis un récit célèbre deDezsö Kosztolanyi, onsavait déjà qu’il existait des

traducteurs kleptomanes mais voi-ci qu’apparaît une variété plusinquiétante : le traducteur assas-sin. Aaron Janvier s’est taillé uneplace honorable dans la traductiondes œuvres littéraires espagnoles ;mieux, il est devenu le passeurobligé de toute cette littératurecontemporaine.

Mais non content de prendre cer-taines libertés avec l’original, iltrouve infiniment plus commodede rédiger à sa guise un texte fran-çais dont il continue à se présentercomme le traducteur, puis de leconfier à un écrivain espagnol char-gé d’en rédiger la « version origina-le ». Le système n’est pas sans pré-senter certains avantages qui méri-teraient d’être considérés. Finiesles querelles byzantines sur la bon-ne distance qu’une traduction doitentretenir avec son modèle, dispa-rue la difficulté d’adapter au goûtfrançais certaines spécificités étran-gères.

Ainsi les romans historiquesd’Alonso Martinez sur l’implanta-tion de l’Opus Dei en haute Anda-lousie, un peu trop spécialisés,deviennent parfaitement accessi-bles au lectorat français quand

l’auteur se recycle dans les aventu-res de flibustiers, ce qui lui permet,en prime d’être invité au Festivaldes Etonnants Migrateurs.

Claude Bleton connaît la musi-que. Il dirige le Collège internatio-nal des traducteurs littéraires d’Ar-les et a lui-même traduit, sans lesassassiner, de nombreux auteursespagnols. Car bien sûr l’affairetourne mal et de simple délitdevient franchement criminelle.Certains auteurs s’étant rebiffés,Aaron a dû, pour dissimuler le potaux roses (aux géraniums devrait-on dire), en éliminer quelques-uns,provoquant une véritable hécatom-be dans la littérature espagnolecontemporaine.

En fait, cela ne dérange person-ne, sauf un commissaire à la retrai-te, nostalgique de l’Espagne etgrand amateur de littérature, quiva briser la carrière du traducteurtrop zélé. Si ses crimes ne restentpas totalement impunis, les consé-quences pour le coupable n’irontpas plus loin que d’être réduit àcoucher sous les ponts, ce qui pourun passeur, somme toute, reste unsort acceptable.

Moralité de cette fantaisie poli-cière, à mi-chemin entre le romanà clef et l’essai théorique : s’il estlégitime parfois de se méfier du tra-ducteur, le plus redoutable danstoute cette affaire, c’est toujours lelecteur.

G. Ma.

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Une visite guidée de l’enferC’est à la frontière américano-mexicaine, espace de tous les trafics, que Boston Teran situe l’intrigue implacable de son roman.

De l’affrontement des deux héros, confrontés à la barbarie d’une secte satanique, naît une tension qui sert une réflexion sur la violence

LIVRAISONSa BARNUM TV, de Colin ThibertQui serait mieux placé qu’un scénariste pour imagi-ner le crime parfait ? Il faut donc craindre leur ven-geance, mais justement, dans le monde de la télévi-sion, on ne les respecte pas beaucoup. On ne res-pecte d’ailleurs rien, si ce n’est la courbe de l’audi-mat. Rien n’est pire qu’une chute de l’audience, àpart une chute du balcon. Dans la lignée de Faut-iltuer Sister George ?, une visite guidée de la junglede l’audiovisuel par l’auteur de Royal Cambouis.Gallimard, « Série noire », 222 p., 7 ¤.

a MONTRÉAL NOIR. CollectifLes auteurs québécois font de plus en plus parler d’eux. On retrouve iciGilles Pellerin, André Truand, la verve de Chrystine Brouillet et FrançoisBarcelo qui nous content l’art de mettre à profit une belle tempête deneige, et la présence plus inattendue de Marie-Claire Blais, avec un textepoignant sur la solitude des jeunes prostitués.Ed. Les 400 Coups, 152 p., 16 ¤.

a DISSOLUTION, de C. J. SansomUn nouvel auteur à ne pas manquer. L’Angleterre en 1537 sous lerègne d’Henry VIII, en pleine guerre de religions entre Eglise anglicaneet clergé catholique, avec un personnage d’enquêteur, juriste et bossu,aux ordres de Cromwell, Matthew Shardlake, qu’on espère bien revoir.Traduit de l’anglais par Georges-Michel Sarotte, Belfond, 432 p., 20,90 ¤.

a MISSION À HAUT-BRION, de Jean-Pierre Alaux et Noël BalenPremier volume d’un sanglant tour des crus associant énigme policièreet grand terroir viticole. Ici, il s’agit de l’enquête menée par BenjaminCooker, un fameux œnologue, dans le terroir des Graves, sur un com-plot où immobilier et viticulture s’affrontent à coups de magouilles.Cette sulfureuse route des vins prévoit déjà une dizaine d’étapes.Fayard, « Le sang de la vigne », 196 p., 17 ¤.

a FULL SPEED, de Frédéric FajardieParis brûle-t-il ? On dirait bien : attentats terroristes, crime organisé,kidnappings… Heureusement, l’inspecteur Padovani est de retour.Portrait-charge de notre société par un maître de l’humour noir.Ed. des Equateurs, 256 p., 18 ¤. Sélection établie par G. Ma.

POLICIERS

LES NÈGRES DU TRADUCTEURde Claude Bleton.Ed. Métailié, 124 p., 12 ¤.

SATAN DANS LE DÉSERT(God is a Bullet)de Boston Teran.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Eric Holweck,revu par Catherine Souillot,Le Masque, 380 p., 21,50 ¤.

DOUZE HEURES POUR MOURIRde Maud Tabachnik.Albin Michel, « Spécial suspense »,322 p., 19,50 ¤.

DOUBLE PEINEde Virginie Brac.Fleuve noir, 210 p., 15 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004/VII

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Une théorie qui conteste EinsteinUn cosmologiste remet en cause un des fondements sacrés de la physique

Q ue se sera-t-il passé dansvotre cerveau avant quevous ne soyez parvenu à lafin de cette phrase ?

L’auriez-vous comprise si vousétiez privé d’un hémisphère céré-bral ? De même que la lecture d’undictionnaire médical transformevolontiers le lecteur en pauvre cho-se hypocondriaque, celle d’étudesde cas neurologiques peut vitetourner à l’introspection vertigi-neuse.

La mise en abyme du cerveaupensant proposée par LaurentCohen, professeur de neurologie àl’hôpital de la Pitié-Salpêtrière,avec son Homme thermomètre,offre son content de sensations :que nous dit sur nous-mêmeMathieu Z., 76 ans, veuf, anciendessinateur industriel, victimed’un accident vasculaire cérébralqui a mis hors circuit une portionde son hémisphère gauche ?

M. Z. décrit désormais la majori-té des objets usuels – brosse à

dents, salière, bobine de fil… – com-me autant de thermomètres. Pour-tant, lorsque vient l’heure de selaver les dents ou de saler son plat,il les utilise à bon escient.

D’où vient cet étrange comporte-ment ? Laurent Cohen sait ména-ger son suspense et il ne dévoilerala solution de l’énigme qu’au ter-me d’un passionnant voyage enneuropsychologie. On y croiserad’autres patients, célèbres ou non,dont chaque désordre sera commeune fenêtre ouverte sur le cerveaunormal. C’est ainsi qu’il montreraque les mots et les choses ne sontpas confondus dans les neurones.Qu’écrire et lire sont des fonctionsfort différenciées. Et que laconscience de soi est un bien desplus fragiles.

Chemin faisant, avec une discrè-

te ironie, c’est aussi la professionde neurologue qu’il donne à décou-vrir. On voit ainsi le célèbre PaulBroca brandir devant la Sociétéd’anthropologie, le 18 avril 1861, lecerveau de M. Leborgne, dit« Tan », mort la veille, et qui nes’exprimait que par cette onomato-pée. Et en 1892 son collègue JulesJoseph Déjerine s’empresser deréaliser l’autopsie de M. C., unpatient qu’il suivait depuis cinqans, alexique – incapable de lire,mais écrivant normalement – toutcomme M. Z. Ces pionniers de la

neurologie moderne ont ainsi prispeu ou prou des cerveaux en via-ger, attendant l’heure où, selonl’adage de carabin, « l’autopsieprouvera[it] qu’ils avaient raison ».Cette attente morbide n’est plusde mise : les instruments d’image-rie cérébrale permettent désor-mais de voir le cerveau normal oupathologique fonctionner in vivo.Mais la quête des « cas » reste uneconstante dans une discipline quiassume son réductionnisme. PourLaurent Cohen, le cerveau n’estrien d’autre qu’un « agrégat de peti-tes machines, de modules spéciali-sés ». « Nous ne sommes pas un,mais multiple », écrit-il.

La preuve de cette fragmenta-tion de l’esprit humain est appor-tée par les pannes sélectivesprovoquées par les accidentscérébraux, dont certains se tradui-sent par des déficits « purs ». Tellelésion due à une attaque verraMadame V. effectuer la soustrac-tion 9 – 2 en disant « quatre moinstrois », mais donner la bonneréponse. Ou M. F. être incapablede prononcer le nom de personnali-tés illustres dont on lui présente laphoto, alors qu’il peut décrire leurbiographie – exemple extrême de« mot sur la langue ».

Mais le jeu de Meccano cérébraldécrit par Laurent Cohen ne limitepas ses ambitions aux pannes sen-sori-motrices, prévient-il. Les neu-rosciences cognitives s’attaquent

aussi aux émotions et à la sociabili-té, chassant sur les terres des philo-sophes et des psychologues.

Psychologue et médecin lui-même, Antonio Battro, ancien élè-ve de Jean Piaget, se défie de cetteapproche « par les lésions ». Pour

la bonne raison qu’« un demi-cer-veau suffit », selon l’intitulé de sonétude de cas. Agé de 8 ansaujourd’hui, Nico a eu la quasi-totalité du cerveau droit suppri-mée, alors qu’il n’avait que 3 ans,pour mettre fin à une épilepsie

incontrôlable liée à une hémiplégiegauche congénitale.

Nico est un petit garçon presquecomme les autres : à part un légerboitillement, une paralysie de lamain gauche et un champ visuellégèrement réduit, il a un compor-tement et une intelligence nor-maux. Certes, ses capacités en écri-ture et en dessin sont médiocres,mais il les a compensées grâce à samaîtrise de l’ordinateur. Commentexpliquer ce prodige ?

Par le rôle moindre du cerveau

droit. Par l’incroyable plasticité del’organe de la pensée, qui, en rai-son du jeune âge de Nico, a pu seréorganiser. Mais aussi, insisteAntonio Battro, par la grâce del’outil informatique, qui lui a four-ni une « prothèse intellectuelle » etdont la médiation a pu favoriserun « déplacement cortical ».

Volontiers répétitif, AntonioBattro en reste aux hypothèses sursa théorie de la compensation céré-brale. Fidèle au principe hippocrati-que primum non nocere (avant toutne pas nuire), il s’est refusé à sou-mettre le demi-cerveau de Nicoaux investigations de l’imageriemédicale. Honorable scrupule, quiréduit la portée de ses observa-tions, mais souligne la force du lienqui l’unit à celui qu’il appelle son« ami » Nico.

Hervé Morin

Q u’est-ce qu’une vérité scien-tifique ? Comment, enscience, une hypothèsehétérodoxe et iconoclaste

est-elle reçue par la communautédes chercheurs ? Plus vite que lalumière, du cosmologiste JoãoMagueijo, s’il n’a pas pour ambi-tion de répondre à de si vastes ques-tions, permet à tout le moins d’yapporter quelques éléments deréponse.

En relatant la genèse de sa théo-rie, celle de la variabilité de la vites-se de la lumière (VVL), ce profes-seur de physique théorique à l’Im-perial College de Londres (Grande-Bretagne) donne à voir des aspectssouvent méconnus de la vie scienti-fique. De la naissance d’un postulatà la première publication dans unerevue à comité de lecture, de la mar-ginalisation de son auteur dans lacommunauté savante à la constitu-tion progressive d’une famille scien-tifique à ses côtés, le cheminementévoqué par M. Magueijo est celuide tous les scientifiques qui ontmarqué leur temps.

Mais l’auteur n’en est pas là, tant

s’en faut. La théorie formulée etsoutenue par le physicien demeuretrès contestée dans la communautéscientifique. Elle apparaît mêmecomme un crime de lèse-majestéaux yeux de certains chercheurspuisqu’elle remet en cause l’un desprincipes fondateurs de la théoriede la relativité d’Einstein, qui veutque la célérité de la lumière dans levide soit constante. Au contraire,pour João Magueijo et les quelquesscientifiques ralliés à ses idées, lalumière a pu se déplacer plus viteencore dans l’univers primordial.

Cette théorie de la vitesse varia-

ble de la lumière permet d’expli-quer un certain nombre de phéno-mènes dont le modèle cosmologi-que dominant, malgré sa granderobustesse, ne rend pas compte demanière pleinement satisfaisante.Surtout, estime (p. 160) JoãoMagueijo, la théorie dominante a« vaincu par défaut, parce qu’aucuncompétiteur ne [s’est] présenté dansl’arène ».

Au-delà de la discussion scientifi-que – assez peu intelligible pour lenéophyte – et de la chronique par-fois fastidieuse de la vie des labora-toires, l’auteur dresse un réquisitoi-re féroce contre le conformisme dela communauté scientifique. Il rela-te, avec force détails, la manière

dont la majorité de ses collèguesont disqualifié ses hypothèsesavant même d’en avoir entendu lesmotivations et les principes. Il n’estpas plus tendre avec les grands jour-naux scientifiques et leurs relec-teurs, les referees – chargés d’éva-luer la solidité scientifique d’un tra-vail avant sa publication. Ceux-cilui ont longtemps refusé la tribuned’une parution dans une revue àcomité de lecture. Et ce alors mêmeque João Magueijo considère(p. 282) que sa théorie « secoue lesfondations de la physique », ambi-tion figurée par le sous-titre de l’édi-tion française (« Et si Einstein s’étaittrompé ? »).

Aujourd’hui, les vues deM. Magueijo ont été publiées et lar-gement portées à la connaissancedes chercheurs concernés. Ces der-niers n’en demeurent pas moins,dans leur majorité, très sceptiquesquant à la validité de ses hypothè-ses. Tout au long de l’ouvrage, cet-te réticence est mise, parfois unpeu facilement, sur le compte de lafrilosité de l’establishment scientifi-que. João Magueijo en appelle auxplus grands noms de la science. ARichard Feynman, Prix Nobel dephysique 1965, notamment, quiincitait les chercheurs, rappelle-t-il(p. 201), à toujours innover, quitteà « secouer la barque ».

Stéphane Foucart

« Untitled » (1978), photo retouchée de Jim Shaw

L ’irresponsabilité avec laquellel’espèce humaine détérioreson habitat par son activité

suscite de plus en plus l’inquiétudedes scientifiques. Deux d’entre eux,Martin Rees, astrophysicien britan-nique, et Michel Lamy, biologistefrançais, tirent le signal d’alarme.En polluant son environnement, enmodifiant son climat, en détruisantla biodiversité de la planète et enmenant des recherches dont les fina-lités pourraient être catastrophi-ques, Homo sapiens sapiens menacesa survie ainsi que celle de nombreu-ses espèces vivantes.

Les disparitions peuvent être trèsrapides en raison de « la fragilitécomplexe du vaisseau spatial Terre »,rappelle Martin Rees, spécialistedes quasars et de la formation desgalaxies et professeur d’astronomieet de cosmologie à l’université deCambridge. Plutôt pessimiste, lescientifique estime que « les chan-

ces de survie des humains sur la Terred’ici la fin du siècle ne dépassent pascinquante pour cent ». Pour MartinRees, le monde a frôlé un cataclys-me nucléaire lors de l’affrontemententre les deux Grands. Ce dangeréloigné, les stocks d’armes nucléai-res, mais également biologiques etbiochimiques, pourraient anéantirune bonne partie de la planète. Aces risques connus s’ajoute la mena-ce de découvertes mal maîtrisées.La science n’a jamais progressé aus-si vite et son champ d’action n’ajamais été aussi vaste. « Les sciencesnouvelles (…) donnent aux humainsles moyens de perpétrer des actes ter-rifiants ou de commettre des erreursapparemment anodines aux retom-bées dévastatrices. »

Au cours du XXIe siècle, les mani-

pulations génétiques et biotechnolo-giques pourraient accélérer le ryth-me des mutations physiques et men-tales des humains et échapper à lasélection darwinienne. Et « peut-être serons-nous un jour menacés pardes ordinateurs hyper-intelligents oudes nanomachines mal intentionnéesdotés de la capacité de se reproduireà une échelle effroyable ». MartinRees se demande si certaines expé-riences risquées ne devraient pasêtre interdites ou, tout du moins,longuement réfléchies.

L’homme risque d’anéantir la viesur Terre alors même qu’il n’a pasdécouvert, ailleurs, d’autres formesde vie, même primitives. Si celles-ciexistent, insiste Martin Rees, « lesgrands moments de l’histoire de laTerre, y compris notre propre extinc-tion, ne seraient qu’un simple fait cos-mique parmi d’autres ». Mais, dansle cas contraire, « notre biosphèreserait le seul refuge de vie conscienteet intelligente de la galaxie ». D’oùune responsabilité immense.

Michel Lamy, quant à lui, consa-cre son ouvrage à « l’écologie expli-quée à [sa] fille » et en profite pourrappeler en introduction que le ter-me écologie (du grec oïkos, habitat,et logos, étude) est né en 1866 sousla plume de l’embryologiste alle-mand Ernst Haeckel, qui la définis-sait alors comme « la science globaledes relations des organismes avec leurmonde extérieur environnant ». Lebiologiste pense lui aussi que « laplanète Terre, tant physiquement (labiosphère) que biologiquement (la bio-diversité), est malade par la faute deshommes ». Il explique pourquoi demanière très complète, explorantdiverses pistes, agricoles, industriel-les, domestiques et urbaines, quipourraient limiter les dégâts. Il esturgent « d’agir localement et de pen-ser globalement », insiste-t-il, repre-nant le slogan des écologistes.

Christiane Galus

Les abymes du cerveauDeux études de « cas » neurologiques illustrentles fascinants arcanes de l’organe de la pensée

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PLUS VITE QUE LA LUMIÈRE(Faster than the Speed of Light)de João Magueijo.Traduit de l’anglaispar Evelyne et Alain Bouquet,Dunod, 322 p., 25 ¤.

La Terre en danger de l’hommeUn astrophysicien et un biologiste tirent la sonnette d’alarme

LIVRAISONSa JULES VERNE,LA SCIENCEET L’HOMMECONTEMPO-RAIN.Conversationsavec Jean-PaulDekiss, deMichel SerresA l’époque oùil publiait ses

ouvrages et pendant les décenniesqui ont suivi, Jules Verne étaitconsidéré comme un auteur descience-fiction. Aujourd’hui,Michel Serres voit plutôt en lui un« instituteur » qui, grâce au voya-ge, prépare à l’âge adulte. Dans celivre d’entretiens avec Jean-PaulDekiss, fondateur de la revue JulesVerne, Michel Serres rend homma-ge aux talents de vulgarisateur del’auteur des Voyages extraordinai-res. Et le philosophe regrette lemanque actuel de tels passeurs

d’invention. « Nous vivons unesituation comparable : un dévelop-pement aussi rapide et même sansprécédent, mais, hélas, manquantcruellement de relais aussi bienadaptés, crée dans la société desréactions de rejet ; les affolementset les angoisses courantesaujourd’hui témoignent de ce man-que », écrit-il. Au fil des pages,c’est la pensée de Michel Serresqui prend peu à peu le pas sur cel-le de Jules Verne, laquelle, si ellesert souvent de prétexte, reste tou-jours traitée avec respect et affec-tion par le philosophe. Parfois, onsent même affleurer une pointe deregret pour n’avoir pas été, autantque Verne, ce « relais » des scien-ces d’aujourd’hui vers la société.Pour n’avoir peut-être pas autantqu’il l’aurait voulu, contribué à« rendre la science culturelle ». Lephilosophe admire l’art de la miseen scène de Jules Verne lorsque

« le hublot de Nemo montre, com-me un écran, que l’océanographiepermet de mieux percevoir la beau-té de la mer ». M. Al.Ed. Le Pommier, 206 p., 18 ¤.

a L’ÎLE À ÉCLIPSES,Histoire des apparitionset disparitions d’une terre françaiseen Méditerranée,de Bruno Fuligni28 juin 1831 : au large de la Sicile,l’île Ferdinandea surgit des flots.Ilot né des mouvements telluriques,elle suscite les convoitises de la Fran-ce, de l’Italie et de l’Angleterre.Mais, soumise aux caprices de la tec-tonique des plaques, elle s’enfonceà nouveau dans les profondeurs dela Méditerranée dès le 10 juillet. Pen-dant plus d’un siècle, Ferdinandeareste endormie à 8 mètres de pro-fondeur, oubliée des hommes.Mais, en décembre 2002, l’Etna seréveille et tire l’île submergée de

son long sommeil. Bruno Fuligniretrace le destin peu banal de cetteîle intermittente. Car Ferdinandea,comme l’Etna et le Stromboli, témoi-gne de la complexité de la tectoni-que méditerranéenne. Depuis deuxans, Ferdinandea gît à 3 mètressous la surface. Mais une questionreste en suspens : à qui appartien-dra l’île, une fois réapparue auregard des hommes ? M. Gu.Les Editions de Paris, 94 p., 13 ¤.

a LA CARTE QUI A CHANGÉLE MONDEWilliam Smith et la naissancede la géologie moderne,de Simon WinchesterCette biographie retrace le par-cours d’un géomètre qui allait bou-leverser la science. Moins célèbrequ’Einstein, William Smith a pour-tant révolutionné la géologie. En1793, l’homme est chargé de creu-ser un canal dans son Angleterre

natale. Il remarque que les rochesmises au jour sont disposées encouches, recelant chacune des fos-siles différents. En utilisant ces der-nières comme repères, Smithdécouvre qu’il est possible de sui-vre l’évolution des strates rocheu-ses. Le géomètre sillonne alorsl’Angleterre et dresse la premièrecarte géologique de l’histoire, quimet en lumière les transforma-tions du sol anglais et donne nais-sance à la stratigraphie. Cette pre-mière est loin d’être anecdotique.En montrant qu’il fallait regarderd’un autre œil l’évolution du mon-de et de la vie, Smith a ouvert lavoie aux évolutionnistes et, notam-ment, aux travaux de Darwin oude Mendel. M. Gu.Traduit de l’anglais par ThierryPiélat, éd. J.-C. Lattès, 388 p., 20 ¤.

a DIEU, LA SCIENCE ET LA RELIGIONLe rationnel face à l’irrationnel, la

vérité face à la croyance, la scienceface à la religion : entre Dieu et lemonde scientifique, une barrièrese dresse. La revue La Recherche achoisi de voir plus loin que cesoppositions traditionnelles. De lacosmologie à la dimension « créa-trice » des nanotechnologies, de lanotion de divin en biologie à l’in-fluence de la religion dans l’écono-mie, ce hors-série met en lumièreles liens étroits qui existent entrela science et la religion. On yapprend que la prière peut jouerun rôle dans la guérison desmalades ou que, à l’époque del’informatique, le concept d’infiniqui régit l’univers mathématiquese confronte aux limites du réel.Pour illustrer cette interaction,huit chercheurs parlent de la placede Dieu dans leur rapport à lascience. M. Gu.La Recherche, hors-série n0 14,janvier-mars 2004, 98 p., 6,50 ¤.

ESSAIS SCIENCES

NOTRE DERNIER SIÈCLE ?(Our final century)de Martin Rees.Traduit de l’anglaispar Christine Lambert,éd. J.-C. Lattès, 232 p., 17 ¤.

LA PHOTOSYNTHÈSE DU CHAT,ou l’écologie expliquée à ma fille,de Michel Lamy.Le Pommier, 248 p., 22 ¤.

L’HOMME THERMOMÈTREde Laurent Cohen.Ed. Odile Jacob, 270 p., 25 ¤.

UN DEMI-CERVEAU SUFFIT(Half a Brain Is Enough :The Story of Nico)d’Antonio Battro.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Marie-France Desjeux,éd. Odile Jacob, 190 p., 23 ¤.

VIII/LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004

Page 9: Sup Livres 040212

Le bréviaire de Susan GeorgeFigure des altermondialistes, l’auteur se livre à un réquisitoire où la foi l’emporte sur la raison

A Bombay en février 2004

Trente ans de rupturesFukuyama analyse le déclin du capital social

F rancis Fukuyama est obsédépar le point terminus : La Finde l’Histoire (1992), La Fin de

l’homme (2002). Dans la foulée,l’éditeur français de son dernierlivre, Le Grand Bouleversement, acru devoir afficher en bas de cou-verture un bandeau... sexy : « Versla fin de la société occidentale ? »Le point d’interrogation, cettefois, est heureusement là, carl’auteur termine son livre sur « lagrande reconstruction ». Mais n’al-lons pas trop vite.

Fukuyama est un fouineur. Il atout lu, tout pesé, et, s’il ne trouvepas parfois la bonne sortie, c’estparce que son intuition n’est pastoujours à la hauteur de sesconnaissances. Ici, il est parti d’unsocle dur : « le capital social »,qu’il définit comme « un ensemblede valeurs ou de normes informellespartagées par les membres d’ungroupe qui permet la coopérationentre eux ».

La constatation centrale du livreest que ce capital social a déclinédans tout l’Occident durant lesannées 1960 à 1990, ère de ce qu’ilappelle « le grand bouleverse-

ment ». Trois signes forts le carac-térisent : la hausse de la criminali-té, la dislocation de la famille, l’ef-fritement de la confiance.

Pour notre auteur, les causes deces phénomènes sont d’ordreculturel : l’individualisme crois-sant, l’affaiblissement des contrô-les communautaires et le déclin dela morale. Plus spécifiquement, lahausse de la criminalité a des cau-ses démographiques (baby-boom), l’augmentation de la densi-té de la population dans les villeset son hétérogénéité sociale. Lebouleversement des familles tientà l’augmentation du nombre defemmes au travail, à la révolutionsexuelle apportée par l’utilisationde la pilule, à l’accroissement desdivorces et des naissances horsmariage. Quant à la confiance, ellea décliné pour de nombreux typesd’autorités comme le personnelpolitique, la police, l’armée oudans les relations de coopérationentre les citoyens.

Grande question : le capitalismeépuise-t-il le capital social ? Fran-cis Fukuyama pense le contraire.Hélas, Quand le capitalisme perd latête (titre de l’excellent livre deJoseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’éco-nomie [Fayard, Le Monde de l’éco-nomie du 10 novembre 2003]), dufait d’une déréglementation à toutva, des salaires stratosphériquesdes dirigeants ou des affaires dustyle Enron, on ne peut dire que lecapital social s’enrichit.

« »« La grande reconstruction » ?

Dans une longue partie assez abs-traite, notre auteur avait poussé sarecherche sur « la généalogie de lamoralité ». Il estime que le proces-sus de refonte des normes a déjàcommencé et que la période del’expansion infinie de l’individualis-me touche à son terme. Il note unerecrudescence des valeurs familia-les, des renouveaux religieux, destendances à augmenter les pou-voirs de police et la promotion del’éducation. Mais l’essentiel estailleurs. Qui triomphera finale-ment ? L’affirmation des formesuniversalistes de l’identité culturel-le ou le relativisme moral et politi-que ? Il ne s’agit plus cette fois deLa Fin de l’Histoire, comme disaitjadis le professeur Fukuyama,mais de son sens.

Pierre Drouin

D es « pro » jusqu’aux« anti », en passant par les« alter », la mondialisation

suscite en France une activité édito-riale abondante mais pas toujoursintellectuellement vivifiante. Cecid’ailleurs explique sans doute cela :ce débat est au cœur de tellementde passions que beaucoupd’auteurs, d’un camp ou de l’autre,font plus fréquemment étalage deleurs certitudes que de leursdoutes.

Tantôt la globalisation est pré-sentée comme le vice premier dusystème ; tantôt elle en est la forcedynamique. Mais rares sont les éco-nomistes ou les essayistes qui, dansun parti pris plus modeste, invitentd’abord à mesurer la complexitédes mutations à l’œuvre, pour lescomprendre. Rares sont ceux qui,en bref, se défient de la facilité desslogans mais invitent tout demême à une réflexion citoyenne.

C’est pourtant ce qu’entrepren-nent, avec des bonheurs différents,deux économistes de premier plan,Daniel Cohen dans La Mondialisa-tion et ses ennemis et Jean-PaulFitoussi dans La Démocratie et leMarché.

Dans cette joute intellectuelleque génère la mondialisation, on a,en effet, tôt fait de classer les éco-nomistes dans un camp ou dansl’autre : celui des partisans ou celuides adversaires d’une libéralisa-tion accrue des échanges. AvecDaniel Cohen, pourtant, la tâcheest plus ardue qu’à l’ordinaire.Non pas qu’il se défile et ne jouepas cartes sur table. C’est mêmel’inverse. Au fil des pages, il n’hési-te pas à dire tout le bien qu’il pen-se d’une politique hardie d’allège-ment de la dette des pays pauvres,ou le peu d’attrait qu’il a pour leprojet de taxe Tobin sur les mouve-ments de capitaux, dont la mou-vance des altermondialistes et,notamment, l’association Attacfont si grand cas.

« »Mais s’il sait prendre position et

ne se place pas au-dessus de lamêlée, Daniel Cohen a aussi le méri-te de montrer que la mondialisa-tion met en œuvre des processusd’une extrême complexité, quiconfinent parfois au paradoxe. Enfaut-il un exemple ? C’est la thèsemême du livre, qui est assise sur ceparadoxe : alors que le plus sou-vent les détracteurs de la mondiali-sation font valoir que celle-ciimpose un modèle dont les payspauvres ne veulent pas, DanielCohen défend le point de vue stric-tement opposé. « Le principal pro-blème de la mondialisationaujourd’hui n’est pas qu’elle aiguiseles conflits religieux ou la lutte des

classes. Il est dû à une cause plussimple et plus radicale : la mondiali-sation ne tient pas ses promesses »,écrit-il. Ou si l’on préfère, dit-ilencore, « le problème de lamondialisation est qu’elle a, à cejour, davantage modifié les attentesdes peuples qu’accru leurs capacitésd’agir (…). La tragédie des pays lesplus pauvres est qu’ils veulent entrer,sans s’y perdre, dans un monde qui,pour l’essentiel, les ignore ».

Et c’est ce qu’il y a de réjouissantdans la lecture de l’essai de DanielCohen : l’auteur tient tête à tous lescamps en présence. En pointant, encreux, les caricatures qu’ils véhicu-lent. Mais il le fait à sa manière –élégante : sans polémiquer, mais endonnant malgré tout à réfléchir. Cegoût du paradoxe, Daniel Cohen lecultive d’ailleurs jusque dans saconclusion : « Rendre le monde plusjuste exige à la fois de créer des insti-

tutions qui facilitent l’entrée des payspauvres dans le capitalisme mon-dial, tout en en construisantd’autres, qui ouvrent un espacepublic qui échappe au capitalisme »,affirme-t-il, avant d’ajouter : « Lafrontière entre la mondialisation etses ennemis passe manifestement ausein même » du mouvement alter-mondialiste.

Le propos de Jean-Paul Fitoussiest, en apparence, différent : dans

un registre plus académique, il réflé-chit aux relations nouvelles qu’en-tretiennent démocratie et marché.Des relations qui sont en passed’être totalement bouleversées, parles avancées de la mondialisation.C’est ici que réside la thèse de notreauteur : « Rien dans les évolutionsobservées depuis la seconde guerremondiale ne valide la croyance selonlaquelle la recherche de la cohésionsociale serait un obstacle à l’efficaci-té économique. » En quelque sorte,« les relations entre démocratie etmarché sont davantage complémen-taires que conflictuelles. La démocra-tie, en empêchant l’exclusion par lemarché, accroît la légitimité du systè-me économique et le marché, en limi-tant l’emprise du politique sur la viedes gens, permet une plus grandeadhésion à la démocratie ».

Là encore, donc, le raisonnementest assis sur un paradoxe : la mon-dialisation n’a pas ou ne devrait pasavoir sur la démocratie les effetsque l’on suppose. Alors, pourquoi,malgré tout, ces effets se font-ilssentir ? Pourquoi le pacte social,notamment dans les grands payseuropéens, est-il de plus en plusébranlé par les avancées de la mon-dialisation ? C’est la limite de cetouvrage : on aimerait croire Jean-Paul Fitoussi. On aimerait telle-ment le croire ! Et pourtant toutsemble aller à l’inverse de ce qu’ildit…

Laurent Mauduit

e Daniel Cohen et Jean-Paul Fitoussisont éditorialistes associés au Monde.

LE GRAND BOULEVERSEMENT(The Great Disruption)de Francis Fukuyama.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Denis-Armand Canal,La Table ronde, 414 p., 21,30 ¤.

M ême leurs détracteursreconnaissent volontiersaux altermondialistes du

dynamisme, de l’enthousiasme etde l’inventivité. Ces qualités et cesouffle ne se retrouvent guère dansle livre de Susan George, Un autremonde est possible si… Vice-prési-dente d’Attac, Mme George est unehaute figure de ce mouvement quia choisi de combattre avec force« la mondialisation néolibérale » etdont la vitalité est reflétée par lessuccès des Forums sociaux organi-sés à Porto Alegre (Brésil) ouBombay (Inde). Mais le livre deSusan George n’a rien d’une sambad’idées neuves, c’est plutôt un défi-lé sage, au pas, de pensées un peuusées.

Le style, terne, froid, n’est pasétranger à cette impression. On estloin de cette « belle écriture »,« union de simplicité, de clarté et degrâce », que l’auteur nous dit avoirdécouverte, enfant, aux Etats-Unis,à l’occasion des messes dominica-les. « Je me suis toujours sentie pri-vilégiée d’avoir été élevée dansl’Eglise épiscopale, la branche améri-caine de la communauté anglicane,

confie-t-elle, parce que les théolo-giens anglais qui ont écrit les textesdes offices et le livre de prièresvivaient à une époque de splendeurde la langue : son rythme et sa puis-sance s’imposaient à vos oreilles. »Peut-être cela explique-t-il les allu-res de bréviaire du livre plutôt qued’essai critique, la foi l’emportantsur la raison, l’imprécation sur l’ar-gumentation et le dialogue. « Dansla quasi-totalité des cas, dialogueravec ses adversaires est inutile »,confie Susan George.

On reproche aux altermondialis-tes de ne pouvoir dépasser le stadede la contestation. Le livre deSusan George ne pourra que ren-forcer cette critique. Plutôtconvaincante – mais comment nepas être convaincu ? – lorsqu’elledénonce la pauvreté dans laquellevit une partie de l’humanité, la cupi-dité des capitalistes, l’arrogancedes riches et des puissants, la psy-chorigidité du FMI et de la Banquemondiale, le faste scandaleux desréunions du G8, les ravages écologi-ques causés par la pollution indus-trielle, Susan George l’est beau-coup moins quand elle tente dedéfinir les contours du nouvelordre économique mondial qu’elleappelle de ses vœux.

Dès qu’elle aborde ce domaine,les contradictions et les paradoxesse multiplient. Par exemple, lors-qu’elle explique que « l’une des pos-

sibilités pour réduire le chômagestructurel serait d’instaurer un systè-me à deux monnaies. Chacun pour-rait recevoir une partie de son salai-re dans une monnaie “temporaire”,qui n’aurait plus cours au bout d’uncertain temps (renouvelable chaquefois que l’argent passerait d’un comp-te à un autre). Cela décourageraitl’argent “stérile” et inciterait auxdépenses créatrices d’emplois ».Ailleurs, Susan George, qui n’a decesse de pourfendre le capitalisme,loue l’initiative « ouvertement capi-taliste », comme elle le dit elle-même, de l’économiste péruvienHernan de Soto, visant à donnerun titre de propriété aux personnesvivant dans les bidonvilles.

« »De façon plus fondamentale,

l’auteur dénonce à plusieurs repri-ses le dogme de la croissance chezles économistes. « La croissancen’est pas la solution, c’est le problè-me », lance-t-elle. Mais cela nel’empêche pas, un peu plus loin,de déplorer le fait que le mandatde la Banque centrale européennen’impose à cette dernière aucunobjectif « d’expansion économi-que ». Ou encore d’invoquerKeynes, « le brillant économiste bri-tannique qui a préconisé l’interven-tion de l’Etat et les politiques d’ex-pansion ». Entre condamnation dela croissance et promotion de l’ex-

pansion, le lecteur a du mal s’yretrouver.

De fait, toute sa capacité de pro-position, son génie de l’organisa-tion et son souci du détail,Susan George semble les réserveraux « sept commandements »,selon son expression, destinés àrecruter des adhérents lors desconférences organisées par lescomités altermondialistes. Mor-ceaux choisis : « Deux. En début desoirée, le président souhaite la bien-venue à tous en ayant un mot spé-cial pour ceux qui n’ont jusqu’alorsjamais assisté à une réunion devotre comité. Il peut même deman-der aux “nouveaux” de lever lamain, et leur dire qu’il espère qu’ilsreviendront. Les habitués pourrontainsi les repérer et aller leur parlerensuite. (…) Trois. Même si elle estparfaitement visible, rappelez bienqu’il y a une table à l’entrée où lesparticipants peuvent obtenir davan-tage d’informations sur le mouve-ment et, s’ils le souhaitent, remplirleur bulletin d’adhésion. Veillez à ceque la table soit tenue par des per-sonnes agréables, qui savent sourireet être accueillantes. »

Après cela, on ne peut s’empê-cher de se poser une question : unautre altermondialisme que celuiproposé par Susan George, plussolidement argumenté et moinssectaire, est-il possible ?

Pierre-Antoine Delhommais

Tentations et frustrations globalesProfiter de la mondialisation sans s’y perdre, tel est le souhait des pays pauvres, écrit en substance Daniel Cohen, soulignant l’urgence, pour les riches,

de répondre à des attentes pressantes. De son côté, Jean-Paul Fitoussi étudie les effets des mutations en cours sur les relations démocratie-marché

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LIVRAISONSa PLAIDOYERPOUR LAMONDIALISA-TIONCAPITALISTE,de JohanNorbergCe livre est néd’une « conster-nation » : celle« de voir des

manifestants des pays riches quidénoncent la mondialisation ».Johan Norberg, Suédois, se sou-vient que son pays est sorti de lamisère grâce à l’ouverture au com-merce avec l’étranger au XIXe siècle.Il veut donc « expliquer pourquoinous ne devrions pas refuser auxautres la chance que nous avons euede nous développer ». Historien,

chercheur à l’Institut Timbro deStockholm, il répond, statistiques àl’appui, aux critiques contre le libé-ralisme. Les inégalités ? Les paysriches deviennent plus riches, maisles pays pauvres « ne sont pas deve-nus plus pauvres au cours des derniè-res décennies ». La pauvreté ? Ellerégresse. La peur des délocalisa-tions ? Il se crée toujours beaucoupplus d’emplois qu’il n’en disparaît.L’environnement ? Le capitalismel’améliore, au contraire des croyan-ces admises. « Le retour du protec-tionnisme entraînerait la stagnationdes pays riches et une pauvreté plusgrande dans les pays en développe-ment », conclut l’auteur dans unlivre fort documenté. E. L. B.Traduit de l’anglais parMartin Masse, Plon, 276 p., 20 ¤.

a LA GRANDEPERTURBATION,de Zaki Laïdi« La mondialisation est anxiogènepar l’insécurité qu’elle répand »,souligne le politologue Zaki Laïdi.Les pays riches ont peur de laconcurrence exercée par les pays àbas salaires, et ces derniers yvoient une colonisation. « La mon-dialisation fait surgir des peurs enmiroirs qui la rendent spontanémentimpopulaire », ajoute M. Laïdi. Ens’appuyant sur des forces contra-dictoires, en creusant, au seinmême de chaque nation, l’écartentre les perdants et les gagnants,ce processus plonge le monde dans« une incertitude radicale », dansun état de « grande perturbation »,conclut M. Laïdi, observateur éru-

dit et penseur original de ce vastebouleversement social. P.-A. D.Flammarion, 474 p., 21 ¤.En librairie le 18 février.

a LE DÉBATSi la France souffre de la mondialisa-tion, c’est qu’elle porte en elle une« conception du monde qui heurteson attachement au principe d’unecité rationnelle des hommes », écritMichel Guénaire dans un article dela revue Le Débat. « Le modèleanglais de la libre conscience s’éri-geant en défiance farouche contre tou-te rationalité politique [qui] lui a tou-jours fait face » triomphe. Et la Fran-ce a du mal à s’adapter. Mais lesEtats-Unis, de leur côté, ont décidéde reprendre à leur compte le modè-le de l’Etat-nation, « dans la plus

pure tradition de l’âge classique fran-çais ». Les Européens ne doiventpas se tromper de modèle et choisircelui, « dépassé », des Britanniques.La mondialisation a une facecachée, écrit, de son côté, MoisésNaim, celle de l’élargissement de lasphère criminelle. Contre tous lestrafics (drogue, armes, produits intel-lectuels, hommes, argent), les outilssont « obsolètes », les lois « inadap-tées », les dispositifs « bureaucrati-ques ». « Tout indique (...) que les gou-vernements perdent. » E. L. B.Le Débat (janvier-février),Gallimard, 192 p., 14,50 ¤.

e Signalons également la parutionen poche de Qu’est-ce que la mondia-lisation ?, de Charles-Albert Michalet(éd. La Découverte, 212 p., 9 ¤).

UN AUTRE MONDEEST POSSIBLE SI...de Susan George.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Paul Chemla,Fayard, 288 p., 18 ¤.

ESSAIS ÉCONOMIE

LA MONDIALISATIONET SES ENNEMISde Daniel Cohen.Grasset, 264 p., 18 ¤.

LA DÉMOCRATIE ET LE MARCHÉde Jean-Paul Fitoussi.Grasset, « Collègede philosophie », 112 p., 12 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 13 FÉVRIER 2004/IX

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P rofesseur à Paris-X, codirec-trice du centre de recherchede l’Historial de Péronne

(Somme), Annette Becker publieMaurice Halbwachs, un intellectuelen guerres mondiales, 1914-1945 (éd.Agnès Viénot, 480 p., 25 ¤). Rencon-tre avec cette historienne de la Gran-de Guerre qui retrace l’itinéraire tra-gique d’un sociologue éminentmort à Buchenwald.

Avez-vous conçu une biogra-phie intellectuelle centrée sur les

années 1914-1945 pour éviter ceque Bourdieu appelait « l’illusionbiographique » ou pour vousconcentrer sur la façon dont Mau-rice Halbwachs a vécu les deuxconflits mondiaux ?

Les deux à la fois. Toute écriturede l’histoire est une reconstruction,cela vaut plus encore pour la biogra-phie. Par ailleurs, ce choix m’étaitdicté par mon intérêt pour la guer-re. Halbwachs l’a rencontrée deuxfois dans sa vie, de façon passion-

nante et tragique. Je voulais voircomment il avait tiré parti de sacompétence de sociologue face à laGrande Guerre, comment il l’avaitensuite prise en compte dans saréflexion sur la mémoire et sur le sui-cide, comment enfin il était entré enrésistance, mais aussi le rapportcomplexe de ce non-juif avec lejudaïsme, et finalement sa déporta-tion et sa mort à Buchenwald. Ilétait pour moi un sujet exemplairedu tragique XXe siècle. Je n’ai pasvoulu faire sa biographie, mais sai-sir un homme confronté aux deuxguerres mondiales.

Vous prêtez une attention sou-tenue à sa sœur, Jeanne, militan-te pacifiste, mariée à MichelAlexandre, qui a vécu en fonctionde la Grande Guerre quand sonfrère se taisait sur cet épisode tra-gique.

Mon projet initial était de faireleur biographie croisée : commentun frère et une sœur élevés ensem-ble avaient-ils pu à ce point diver-ger ? J’ai dû y renoncer parce que

l’abondance des sources sur Mauri-ce aurait écrasé sa sœur dans lelivre. Mais j’ai gardé le souci de ren-dre une sociabilité intellectuelle,familiale, tissée par les liens du sangmais aussi par le rapport au socialis-me, au judaïsme. Ils ont tous deuxchoisi des conjoints juifs.

Comment expliquer que, aumoment où Halbwachs théorisela notion de mémoire collective, ilomette de puiser dans son proprevécu ?

Cela a été mon interrogation prin-cipale, parce que je suis venue à lui,comme beaucoup, par ses écrits surla mémoire. Je voulais voir com-ment la Grande Guerre étaitréfléchie par Les Cadres sociaux dela mémoire, parus en 1925. En défini-tive, j’y ai trouvé l’absence de tracedu conflit. C’est l’effet de la forteculpabilité d’un non-combattant. Ila regretté toute sa vie de n’avoir pasété au feu à cause de sa myopie. Enmême temps, son rôle, au côté d’Al-bert Thomas, pour industrialiser etmoderniser la guerre lui était deve-

nu insupportable. D’où ce refoule-ment dans une œuvre dédiée à lamémoire. Parallèlement, il a ététout de suite antinazi, dès 1933. Apartir de là, sa vie bascule, il essaiede lutter avec ses armes, celles del’esprit. C’est à ce moment qu’il va àJérusalem et réfléchit à la topogra-phie des Evangiles.

Y a-t-il, chez lui, à dater de l’as-sassinat, le 10 janvier 1944, de sesbeaux-parents, Hélène et VictorBasch, une radicalisation ?

Il est avant tout un professeur, unchercheur. En mai 1944, deux moisavant son arrestation, il est élu auCollège de France. Que cet intellec-tuel se soit radicalisé, sous le coupdu meurtre de ses beaux-parents,c’est indéniable.

Comment écrire sur son séjouret sa mort à Buchenwald ?

En essayant d’être au plus près dece qu’il avait vécu et souffert. Endehors des archives, j’ai eu la chan-ce de connaître les dessins de BorisTaslitzky, qui a croqué Halbwachsau camp sans savoir qui il était.

Pour lui, c’était un souffrant parmid’autres, qui faisait panser les furon-cles dont il était couvert. Ces des-sins restituent un visage qui étaitbien le sien. J’ai voulu rendre unindividu à l’humanité dans le lieu dela déshumanisation.

Alors que le thème de la mémoi-re est devenu omniprésent, cetinventeur de la notion de mémoi-re collective est largement oublié.Comment l’expliquez-vous ?

Sa mort en camp est une explica-tion. En 1945, la mort paradigmati-que, c’était celle du héros, celle deMarc Bloch torturé et fusillé dontLucien Febvre a célébré la mémoire.Sociologues et démographes n’enont pas fait autant pour Halbwachs,à l’exception de Bourdieu. A partirdes années 1970, Halbwachs a susci-té un regain d’intérêt aux Etats-Uniset en Allemagne. En France, PierreNora – et ce n’est pas un hasard s’ilsigne la préface – a été celui qui l’aredécouvert.

Propos recueillis parLaurent Douzou

Idées Annette Becker, chercheuse à l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, publie une biographie du sociologue mort à Buchenwald

« Maurice Halbwachs est un sujet exemplaire du tragique XXe siècle »

Ce document sur la France et l’An-gleterre des Lumières, sous le regardd’un philosophe progressiste, ironi-que, enthousiaste, offre non seule-ment des portraits de d’Alembert,d’Holbach, Helvétius, Diderot, maisun témoignage de grande valeur surles mœurs urbaines, diurnes et noc-turnes, dans les deux capitales.

C’est une sorte de « Grand Tour »à l’envers. Tandis que Thomas Grayet Horace Walpole lançaient lamode de la découverte de l’Italie,Alessandro Verri, traversant lesAlpes dans l’autre sens, tente decomprendre ce qui anime l’espritfrançais et anglais. Un peu agacépar les bavardages de salons pari-siens, où le premier objectif est d’in-terdire au silence de s’installer, il estséduit par la liberté londonienne :« Vous voulez ne croire en rien ? Vousêtes libre. Vous voulez croire juste unpeu ? Vous êtes libre. Vous voulez fon-der une secte ? Vous êtes libre. Vous

voulez dire que le Roi est un c… ?Vous êtes parfaitement libre. »

En revanche, la sensibilité françai-se l’emporte à ses yeux sur la froi-deur anglaise. Au brouhaha des par-terres de théâtres londoniens où ilest de bon ton de ne pas céder à l’il-lusion, il oppose le silence recueillidu public parisien, qui n’est briséque par des sanglots étouffés. Dansles deux pays, cet homme généreuxs’insurge contre la barbarie descondamnations et du traitementdes prisonniers. Il s’amuse du liberti-nage, de part et d’autre de la Man-che. Les Bains ouverts à toute heureà Londres sont des bordels à peinemasqués et les Tuileries le royaumeimpuni et joyeux des « gourgandi-nes » et des « Alcibiades » : « Toutesles façons d’aimer sont représentéesà Paris. »

Et quand il revient en Italie, il estsaisi par la beauté de son pays, quen’a pas éclipsée, dans son cœur, letumulte des deux capitales, maisaussi désappointé par « l’inconstan-ce, la petitesse et les passions mes-quines ».

René de Ceccatty

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I maginez Mme de Merteuil échan-geant avec Valmont de longse-mails sur l’amour et le désa-

mour, les ambiguïtés du mariage, lafidélité des corps et des âmes, maisaussi sur le temps, notre horreur devieillir, le cosmos, les photons, lagénétique ou l’ADN. Imaginez cecouple libertin et pervers voya-geant dans le temps comme AdèleSalazine, prostituée, fausse viergeet scientifique avertie, née auXVIe siècle et traversant les âgessans la moindre trace de ride. Bref,imaginez un roman électronique-ment épistolaire piqueté d’homma-ges à Choderlos de Laclos commede références à la science-fiction ouà la science tout court, et vousaurez une idée du riche, ample etintrigant roman de Jacqueline Harp-man, Le Passage des éphémères(Grasset, 324 p., 18 ¤).

On y entre comme chez l’auteur.Tout paraît d’abord familier, rassu-rant même : une correspondance,quoi de plus banal ? On s’installedans le classicisme et la beauté del’écriture comme dans cette joliemaison d’Uccle, faubourg chic deBruxelles, où les murs sont tapissésde livres et les lumières élégam-ment tamisées. Le poulet est au

four, le couvert mis : on vousattend. Et puis ? Et puis s’instaureune atmosphère de mystère. Unrien d’étrangeté, sans doute lié à lapersonnalité peu banale de la maî-tresse de maison. Qui observe qui ?D’ordinaire, c’est elle, JacquelineHarpman, qui pose les questions.

Avec sa longue silhouette, ellen’est pas seulement l’auteur d’uneœuvre importante et subtile – prèsd’une vingtaine de livres dont LaPlage d’Ostende (Stock, 1991), Récitde la dernière année (Grasset, 2000)ou Orlanda, qui lui valut en 1996 leprix Médicis. Elle est aussi psychana-lyste : une sorte de Janus explorantles liaisons dangereuses, tortueu-ses, incestueuses, de l’inconscientet de la littérature.

« J’ai mon bureau en haut pourécrire, un autre en bas avec uneentrée indépendante pour recevoirmes patients. Passer d’un patient àun autre, c’est comme passer d’unpersonnage à un autre. Au fond, il n’ya qu’un univers où je ne suis jamais,c’est le mien. » Les maux et lesmots : très jeune, Jacqueline Harp-man subit cette double attirance,déchirée entre les lettres et la méde-cine. Elle se souvient : « A 9 ans, enrentrant de l’école, j’avais croisé un

chien roux, haut comme ça, poilu etqui m’avait charmée. J’ai continué àrêver à cette bête en marchant. Enarrivant chez moi, j’ai dit que j’avaisrencontré un lion. J’aurais vouluqu’on me demande de raconter monface-à-face avec ce lion, mais person-ne ne l’a fait. On m’a pris pour unementeuse. C’est comme ça, sûre-ment, que je me suis mise à écrire. »

Elle écrit – donc – et, simultané-

ment, commence ses études demédecine. Elle les interrompt, leregrette, opte finalement pour lapsychologie et la psychanalyse,publie son premier texte (BrèveArcadie, en 1959) sous la houletteenthousiaste de René Julliard, puis,à la mort de ce dernier, cesse com-plètement d’écrire. Pour quelle rai-son ? « Je me suis trouvée n’avoirplus d’histoires à raconter. C’est étran-ge, moi qui en ai tant aujourd’hui. »Elle recommencera… près de vingtans plus tard ! Comment ? Pour-quoi ? Des confrères lui soufflentdes raisons « toutes plus brillantes etintellectuelles les unes que lesautres ». En réalité, elle ne se l’expli-que toujours pas : « Le psychisme estun machin immense. On ne peut pas

tout explorer ! » Elle préfère parlerde ses lectures. De Mme de Merteuilet de sa « vilaine âme ». De la façondont elle a découvert la science-fic-tion contemporaine à travers Asi-mov ou Van Vogt. Du thème cen-tral de son roman, son grand phan-tasme, l’immortalité (« Je n’y voisque des avantages », dit-elle enriant). De la télépathie qui la faitrêver, de l’astrophysique qui la pas-sionne. Ou encore des chats qui tra-versent la pièce : « Celui-là c’estMélanie. Oui, bien sûr, pour MélanieKlein. Celui-là, Balzacque, parce que

c’est une fille. Et celui-là Duc de Guer-mantes : il n’y a pas de raison de sepriver. »

Comme ses félins préférés, Jac-queline Harpman a un côté sphinx.Allez la faire parler pour mieux lacomprendre : elle ne semble pas for-cément très contente de ce retour-nement des rôles. Elle fait penser àla Marquise, une femme de tête quiaime avoir les choses en main, undémiurge manipulant ses superhé-ros à travers les siècles et les espa-ces interstellaires, et se jouant desmortels, « pauvres rêves d’un Dieu

qui dort ». Et ne demandez pas àl’analyste de parler de l’écrivain :« Si je dis dans mes livres ce que jedis de cette façon-là, c’est que c’est laseule forme qui me soit permise.D’ailleurs, je ne sais pas ce que je dis.C’est une évidence : on ne sait jamaisce qu’on raconte. »

Florence Noiville

e Signalons, chez l’éditeur belge LeGrand Miroir (30, rue de la Victoire,1 060 Bruxelles), la parution d’unenouvelle inédite, La Forêt d’Ardenne(48 p., 6 ¤).

RENCONTRES

Lumières italiennesSuite de la première page

Conversation Psychanalyste, l’auteur belge publie« Le Passage des éphémères », un intrigant roman épistolaire

Jacqueline Harpman,l’être et les lettres

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