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Chronobiologie et facteurs génétiques de l’adaptation au travail posté ou de nuit J. TAILLARD Clinique du sommeil, CHU Pellegrin, Bordeaux. Tous les êtres vivants possèdent des horloges biologiques qui vont imposer aux fonctions physiologiques et comportementales des périodes de repos et d’activité organisées en rythmes biolo- giques. Les rythmes biologiques dont la période est de 24 heures sont appelés rythmes circadiens. Ces structures internes de mesure du temps permettent à l’organisme d’anticiper les chan- gements de son environnement et de ce fait favoriser la fonction biologique et le comportement les mieux adaptés. Le seul incon- vénient à cette organisation temporelle est sa grande inertie, en d’autres termes elle est incapable de s’adapter à un changement brutal de l’environnement. Chez l’homme, le noyau suprachiasmatique de l’hypothala- mus est considéré comme le chef d’orchestre de l’organisation circadienne, harmonisant les horloges biologiques centrales et périphériques. Il présente une activité rythmique proche de 24 heures mais il est continuellement ajusté par les informations périodiques de notre environnement appelées synchroniseurs ou Zeitgeber. Le synchroniseur le plus puissant est la lumière, même à des intensités faibles. Les synchroniseurs comportementaux (rythme activité/repos, exercice physique, ...) et alimentaires (heure de prise des repas) jouent aussi un rôle non négligeable dans la synchronisation circadienne humaine. Dans tous les cas, il faut que les synchroniseurs soient introduits au bon moment du nycthémère pour maintenir l’harmonie circadienne. L’introduc- tion d’un synchroniseur au mauvais moment peut entraîner une désynchronisation des rythmes entre eux qui se traduit par exem- ple par des troubles du cycle veille/sommeil, de l’humeur et du rythme des performances. Plusieurs gènes (timeless (tim), period (per1,2,3), clock, bmal1, cryptochrome (cry1,2), ...) sont impliqués dans la genèse et la régulation des rythmes biologiques. Chaque gène produit des protéines (TIM, PER, CLOCK, CRY1 et 2, CYCLE...) qui contrôlent la transcription et la traduction de gènes impliqués ou non dans la transmission de l’information circadienne mais aussi régulent par rétroaction l’expression de son propre gène. Cette horlogerie moléculaire complexe induirait une rythmicité de 24 heures au sein des noyaux suprachiasmatiques et existerait dans les cellules des tissus périphériques. Chez les mammifères l’expression de per, cry et balm1 est rythmique tandis que celle de clock et tim varie peu au cours des 24 heures. De plus la lumière aurait une action sur les gènes en particulier per et sur les protéines en particulier sur la dégradation de TIM. La période des rythmes biologiques est connue pour être génétiquement déter- minée et la tendance à être un sujet du soir ou du matin serait expliquée par un polymorphisme du gène clock. Le travail posté est l’exemple type de désynchronisation du système circadien. Du fait de l’alternance rapide des horaires de travail (2x8, 3x8) et des jours de repos et de travail, les horloges biologiques ne peuvent pas s’adapter à ces nouveaux horaires. L’adaptation est d’autant plus ralentie, que les synchroniseurs principaux (alternance jour/nuit, rythme de la société) sont en contradiction avec les comportements imposés par le travail posté ou de nuit. Ainsi les travailleurs postés ou de nuit sont en désyn- chronisation permanente que ce soit pendant les jours de travail ou pendant les jours de repos. En quelque sorte, les personnes travaillent à des moments où le système circadien favorise l’endormissement et se couchent à des moments où ils doivent être éveillés. Cette désynchronisation induit une dette de som- meil cumulative car les travailleurs postés ne dorment pas au moment circadien adéquat et sont gênés par le bruit, la chaleur, la lumière. De plus, l’exposition à la lumière naturelle avant de se coucher allonge l’endormissement. Une meilleure adaptation au travail posté pourrait dépendre des caractéristiques chronobiologiques des sujets et de l’âge. Les sujets tolérants au travail posté seraient : les sujets jeunes, les sujets du soir, les sujets dont l’amplitude des rythmes circadiens serait grande et/ou la période serait proche de 24 heures. Cepen- dant, il n’existe pas pour le moment de facteur génétique capable de prévoir l’adaptabilité au travail posté ou de nuit. Surveillance médicale des travailleurs postes : comment optimiser la deuxième visite médicale ? D. LÉGER (1) , A. METLAINE (1) , E. PRÉVOT (1) , J. TAILLARD (2) (1) Centre du sommeil et consultation de Pathologie professionnelle de l’Hôtel dieu, Paris. (2) Clinique du sommeil, CHU Pellegrin, Bordeaux. Le travail de nuit et le travail posté touchent un salarié sur quatre en France. Ce sont donc entre 5 et 6 millions de salariés qui sont concernés. Les effets du travail posté sur le sommeil et la vigi- lance sont aujourd’hui bien décrits. Cependant, les risques pour la santé sont sous estimés et bien souvent méconnus. Ainsi, le travail de nuit est associé à des risques cardio-vasculaire, endo- crinien, cancéreux. Chez la femme plusieurs études ont égale- ment montré un lien entre travail de nuit et un excès de risque de fausse couche, de prématurité. Les travailleurs de nuit constituent donc une population à haut risque pour laquelle la surveillance médicale doit être particulièrement attentive. La loi n o 2001-397 du 9 mai 2001 relative à l’égalité profes- sionnelle entre les femmes et les hommes encadre le travail de nuit pour l’ensemble des travailleurs et lève l’interdiction du travail de nuit des femmes. Ces textes ont été complétés par le décret n o 2002-792 du 3 mai 2002 qui redéfinit le travail de nuit et instaure une surveillance médicale renforcée, obligatoire. Les principes de cette surveillance sont contenus dans les articles L.213-5 6 et R.213-6 7 et 8 du code du travail. Tout travailleur de nuit bénéficie d’une surveillance médicale particulière avant son affectation à un poste de travail de nuit, puis au moins tous les six mois (art. R. 213-6). Lors de la visite préalable et des visites périodiques, le médecin du travail exa- mine le salarié et établit une fiche d’aptitude attestant que son état de santé est compatible avec une affectation à un poste de travail de nuit. Il peut prescrire des examens spécialisés complémentai- res à la charge de l’employeur. 276 SOMMEIL, VIGILANCE ET TRAVAIL

Surveillance médicale des travailleurs postes : comment optimiser la deuxième visite médicale ?

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Page 1: Surveillance médicale des travailleurs postes : comment optimiser la deuxième visite médicale ?

Chronobiologie et facteurs génétiquesde l’adaptation au travail posté ou de nuitJ. TAILLARD

Clinique du sommeil, CHU Pellegrin, Bordeaux.

Tous les êtres vivants possèdent des horloges biologiques quivont imposer aux fonctions physiologiques et comportementalesdes périodes de repos et d’activité organisées en rythmes biolo-giques. Les rythmes biologiques dont la période est de 24 heuressont appelés rythmes circadiens. Ces structures internes demesure du temps permettent à l’organisme d’anticiper les chan-gements de son environnement et de ce fait favoriser la fonctionbiologique et le comportement les mieux adaptés. Le seul incon-vénient à cette organisation temporelle est sa grande inertie, end’autres termes elle est incapable de s’adapter à un changementbrutal de l’environnement.

Chez l’homme, le noyau suprachiasmatique de l’hypothala-mus est considéré comme le chef d’orchestre de l’organisationcircadienne, harmonisant les horloges biologiques centrales etpériphériques. Il présente une activité rythmique proche de 24heures mais il est continuellement ajusté par les informationspériodiques de notre environnement appelées synchroniseurs ouZeitgeber. Le synchroniseur le plus puissant est la lumière, mêmeà des intensités faibles. Les synchroniseurs comportementaux(rythme activité/repos, exercice physique, ...) et alimentaires(heure de prise des repas) jouent aussi un rôle non négligeabledans la synchronisation circadienne humaine. Dans tous les cas,il faut que les synchroniseurs soient introduits au bon moment dunycthémère pour maintenir l’harmonie circadienne. L’introduc-tion d’un synchroniseur au mauvais moment peut entraîner unedésynchronisation des rythmes entre eux qui se traduit par exem-ple par des troubles du cycle veille/sommeil, de l’humeur et durythme des performances.

Plusieurs gènes (timeless (tim), period (per1,2,3), clock,bmal1, cryptochrome (cry1,2), ...) sont impliqués dans la genèseet la régulation des rythmes biologiques. Chaque gène produitdes protéines (TIM, PER, CLOCK, CRY1 et 2, CYCLE...) quicontrôlent la transcription et la traduction de gènes impliqués ounon dans la transmission de l’information circadienne mais aussirégulent par rétroaction l’expression de son propre gène. Cettehorlogerie moléculaire complexe induirait une rythmicité de 24heures au sein des noyaux suprachiasmatiques et existerait dansles cellules des tissus périphériques. Chez les mammifèresl’expression de per, cry et balm1 est rythmique tandis que celle declock et tim varie peu au cours des 24 heures. De plus la lumièreaurait une action sur les gènes en particulier per et sur lesprotéines en particulier sur la dégradation de TIM. La période desrythmes biologiques est connue pour être génétiquement déter-minée et la tendance à être un sujet du soir ou du matin seraitexpliquée par un polymorphisme du gène clock.

Le travail posté est l’exemple type de désynchronisation dusystème circadien. Du fait de l’alternance rapide des horaires detravail (2x8, 3x8) et des jours de repos et de travail, les horlogesbiologiques ne peuvent pas s’adapter à ces nouveaux horaires.L’adaptation est d’autant plus ralentie, que les synchroniseursprincipaux (alternance jour/nuit, rythme de la société) sont encontradiction avec les comportements imposés par le travail postéou de nuit. Ainsi les travailleurs postés ou de nuit sont en désyn-

chronisation permanente que ce soit pendant les jours de travailou pendant les jours de repos. En quelque sorte, les personnestravaillent à des moments où le système circadien favorisel’endormissement et se couchent à des moments où ils doiventêtre éveillés. Cette désynchronisation induit une dette de som-meil cumulative car les travailleurs postés ne dorment pas aumoment circadien adéquat et sont gênés par le bruit, la chaleur, lalumière. De plus, l’exposition à la lumière naturelle avant de secoucher allonge l’endormissement.

Une meilleure adaptation au travail posté pourrait dépendredes caractéristiques chronobiologiques des sujets et de l’âge. Lessujets tolérants au travail posté seraient : les sujets jeunes, lessujets du soir, les sujets dont l’amplitude des rythmes circadiensserait grande et/ou la période serait proche de 24 heures. Cepen-dant, il n’existe pas pour le moment de facteur génétique capablede prévoir l’adaptabilité au travail posté ou de nuit.

Surveillance médicale des travailleurs postes :comment optimiser la deuxième visitemédicale ?

D. LÉGER (1), A. METLAINE (1), E. PRÉVOT (1),J. TAILLARD (2)

(1) Centre du sommeil et consultation de Pathologieprofessionnelle de l’Hôtel dieu, Paris.(2) Clinique du sommeil, CHU Pellegrin, Bordeaux.

Le travail de nuit et le travail posté touchent un salarié sur quatreen France. Ce sont donc entre 5 et 6 millions de salariés qui sontconcernés. Les effets du travail posté sur le sommeil et la vigi-lance sont aujourd’hui bien décrits. Cependant, les risques pourla santé sont sous estimés et bien souvent méconnus. Ainsi, letravail de nuit est associé à des risques cardio-vasculaire, endo-crinien, cancéreux. Chez la femme plusieurs études ont égale-ment montré un lien entre travail de nuit et un excès de risque defausse couche, de prématurité. Les travailleurs de nuit constituentdonc une population à haut risque pour laquelle la surveillancemédicale doit être particulièrement attentive.

La loi no 2001-397 du 9 mai 2001 relative à l’égalité profes-sionnelle entre les femmes et les hommes encadre le travail denuit pour l’ensemble des travailleurs et lève l’interdiction dutravail de nuit des femmes. Ces textes ont été complétés par ledécret no 2002-792 du 3 mai 2002 qui redéfinit le travail de nuitet instaure une surveillance médicale renforcée, obligatoire. Lesprincipes de cette surveillance sont contenus dans les articlesL.213-5 6 et R.213-6 7 et 8 du code du travail.

Tout travailleur de nuit bénéficie d’une surveillance médicaleparticulière avant son affectation à un poste de travail de nuit, puisau moins tous les six mois (art. R. 213-6). Lors de la visitepréalable et des visites périodiques, le médecin du travail exa-mine le salarié et établit une fiche d’aptitude attestant que son étatde santé est compatible avec une affectation à un poste de travailde nuit. Il peut prescrire des examens spécialisés complémentai-res à la charge de l’employeur.

276 SOMMEIL, VIGILANCE ET TRAVAIL

Page 2: Surveillance médicale des travailleurs postes : comment optimiser la deuxième visite médicale ?

Le médecin du travail informe les travailleurs de nuit, enparticulier les femmes et les travailleurs vieillissants, des inciden-ces potentielles du travail de nuit sur la santé, en prenant encompte les horaires, alternés ou fixes. Il les conseille sur lesprécautions éventuelles à prendre (art. R. 213-8-I).

Nous constatons que ce nouveau dispositif réglementaire ren-force le rôle du médecin du travail et définit la trame d’une« stratégie de surveillance médicale clinique ».

Cependant, réaliser cette surveillance est une tâche difficilepour plusieurs raisons. En effet, elle implique de prendre encompte de nombreux paramètres autant techniques (nature dutravail effectué, poste de sécurité, risque accidentel élevé, poly-expositions professionnelles), que cliniques (âge, sexe, les anté-cédents médicaux, psychiatriques, pathologie du sommeil). Uneattention particulière doit être portée sur les facteurs sociaux quisont primordiaux dans l’analyse du risque sanitaire lié au travailde nuit. Enfin, cette tâche est compliquée par les incertitudesconcernant plusieurs effets sur la santé.

L’élaboration d’une stratégie de surveillance médicale destravailleurs affectés à un poste de nuit doit donc tenir compte ducontexte épidémiologique, clinique et réglementaire. Par cettesurveillance on doit également être capable de proposer dans lesdomaines d’incertitude, les investigations à mener. Quatre élé-ments, paraissent essentiels pour permettre au médecin du travaild’adopter une démarche systématique.

Un bilan de référence au cours duquel une information sur lerisque encouru est délivré au salarié. Ce bilan étant justifié par lefait que les paramètres de santé et particulièrement ceux concer-nant le sommeil peuvent être affectés indépendamment d’uneexposition à un travail de nuit ou en horaires alternés.

Les bilans périodiques doivent être répétés, et permettre dedépister l’apparition de signes d’intolérance au travail de nuit, etde vérifier l’absence d’altération de la qualité et/ou de la structuredu sommeil. La périodicité de ces bilans reste à définir.

Pour les populations à risque (femmes, travailleurs vieillis-sants, salariés multi-exposés en particulier aux risques toxicolo-giques, poste de sécurité ...) le rythme de surveillance doit êtreplus soutenu.

Cette surveillance médicale devrait s’inscrire dans le cadreplus large de surveillance épidémiologique de façon à constituerun système de recueil d’information continu, systématique,

rapide et fiable afin d’améliorer la connaissance du risque lié autravail de nuit.

L’obligation de surveillance bi-annuelle permet de réserver, auminimum, une des deux visites à une surveillance systématiséedes effets du travail de nuit sur la santé. Compte tenu de lacomplexité de cette surveillance, elle ne peut être envisagée quedans le cadre d’un réseau de surveillance incluant des médecinsdu travail des centres de consultation de pathologies profession-nelles, des médecins du sommeil, des chronobiologistes et méde-cins épidémiologistes. Le rôle du médecin du travail d’entrepriseest primordial et central.

L’objectif de cette communication, sous la forme d’unéchange avec la salle, est de discuter les modalités pratiques decette surveillance médicale. Nous proposons d’articuler la dis-cussion autour de ces trois questions :

Question 1 : quel bilan de référence doit-on proposer avanttoute affection au poste de travail ? Quels outils standardiséspeut-on proposer ?

Question 2 : exploration du sommeil et de la vigilance, quand,dans quel but, à quelle fréquence ?

Question 3 : surveillance épidémiologique ? Spécificité d’unréseau « travail sommeil et vigilance » ?

Nous espérons que cet échange permettra d’initier le débat surla surveillance médicale spéciale des travailleurs de nuit, et de lepoursuivre dans un cadre plus large, à l’instar de la conférence deconsensus du 15 janvier 1999 sur l’élaboration d’une stratégie desurveillance médicale clinique des personnes exposées àl’amiante.

REFERENCES

[1] Akerstedt T. : Shiftwork and disurbed sleep/wakefulness. Occup Med(Lond), 2003, 23, 89-94.

[2] Bogglid H., Knutsson A. : Shift work, risk factors and cardiovasculardisease. Scand J Work Environ Health, 1999 Apr, 25(2), 85-99.

[3] Décret no 2002-792 du 3/05/2002 pris pour l’application des articlesL.213-2, -L.213-3, L.213-4 et L.213-5 du Code du travail. J.O. no 105du 5 mai 2002, page 8653.

[4] Leger D., Guillemenault : Sommeil Vigilance et travail. Masson, Paris,1997, 176 p.

JEUDI 10 JUIN APRÈS-MIDI 277