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Pour la majorité des gens, Internet est une formidable opportunité, un business fascinant, un danger pour l'intimité, un outil du quotidien, une fenêtre sur le monde. Et on oublie assez vite qu'Internet, c'est d'abord la possibilité d'avoir un ordinateur, un endroit pour le ranger, une connexion internet, un compte bancaire pour avoir une ligne téléphonique... Bien avant tous débats sur l'impact d'Internet, il est fondamental d'avoir en tête les questions pratiques indispensables pour y avoir accès. Sans cela, rien n'est possible ensuite. Prendre en compte cet aspect en premier lieu est le seul moyen d'en faire réellement un outil facteur d'inclusion pour tous. Les plus faibles le découvrent souvent à leur dépend : c'est quand ils sont acculés à devoir l'utiliser qu'ils réalisent leur retard et leurs besoins d'aide spécifiques. Plusieurs associations accompagnant des personnes en situation de précarité se mobilisent dans ce domaine.
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Intervention Symposium « L'internet des faibles », Le 15 octobre 2016 Par Sophie Lebrun
Numérique, facteurs d'inclusion ou d'exclusion ? Paroles de précaires
Je m'appelle Sophie Lebrun, je suis journaliste indépendante après avoir travaillé pendant 2 ans et demi pour le Secours Catholique-‐Caritas France. Dans cette association, j'allais à la rencontre des personnes en situation de précarité suivies par le Secours Catholique et je faisais des articles sur leur situation, sur les projets menés avec et pour eux, et sur les initiatives particulières de lutte contre la pauvreté. Il y a 3 ans, je suis allée dans un accueil de l'association. Dans le local, se croisaient des demandeurs d'asile en attente de régulation (plutôt jeunes), des familles, des personnes âgées avec de petites retraites, et des bénévoles ayant majoritairement entre 50 et 80 ans. L'équipe était très contente ce jour-‐là, elle venait d'ouvrir un atelier informatique. Dans une petite salle, trônaient sur chaque table, une dizaine d'ordinateurs aux écrans pas très grands et aux tours énormes. C'était pour faire des CV, et tous les postes étaient occupés. Mais il n'était pas question de relier le matériel à Internet : « On ne sait pas où ils pourraient aller surfer si on le fait », m'a répondu une bénévole. Soudain, je vois son visage contenir une désapprobation. Je suis son regard : un jeune migrant vient de sortir un smartphone de sa poche et pianote dessus. Je lui demande si beaucoup en ont un. Elle me répond : « Oui, c'est quand même pas possible ! Ils n'ont presque rien et ils trouvent quand même le moyen de s'acheter ce genre d'outil. » En sortant, je croise à nouveau ce jeune au smartphone, Martin*. Nous discutons et j'en viens à lui demander où il a acheté son téléphone, à quoi il l'utilise. Il rit et me dit : « La même chose que toi et même plus ! » Je rougis, un peu gênée. Il enchaine : « J'ai bien vu le regard de la bénévole. Elle ne comprend pas mais c'est parce qu'elle ne connait pas : je ne peux pas lui raconter que je reçois des nouvelles du pays sur ma boite mail, que j'en ai une autre pour les offres d'emploi, j'ai accès à Pole Emploi par le navigateur sans faire la queue. Avec Viber et Skype, j'appelle mes amis et ma famille qui sont loin gratuitement et eux aussi. J'ai un traducteur intégré et des cours de Français en podcast. » J’acquiesce : la bénévole n'aurait jamais compris. A partir de ce moment, j'ai voulu creuser ce lien entre numérique et précarité. J'ai commencé par la base : Internet, c'est quoi ? Avoir accès à Internet est, en fait, très conditionné. Internet c'est :
-‐ Du matériel informatique : c'est-‐à-‐dire un ordinateur, une tablette ou un smartphone. -‐ De l'électricité. -‐ Une connexion Internet, chez soi c'est par abonnement ; dans un lieu public, c'est
rarement sans une pièce d'identité ; sur son smartphone, c'est principalement par abonnement ou avec des cartes prépayées à bande passante limitée.
-‐ Electricité et connexion Internet nécessitent très souvent un compte en banque. « Pour avoir un RIB, il faut un compte courant, Philippe, 50 ans, 20 ans de rue. La plupart des SDF ont un compte épargne à La Poste (Livret A), ça coûte moins cher. Avec ça, ils ne
peuvent pas avoir de prélèvements autres que pour l’eau, le gaz, ou l’électricité. » -‐ Un lieu sécurisé pour le matériel
Le net, ensuite, c'est : -‐ Savoir lire -‐ Savoir écrire -‐ Savoir se servir techniquement d'un ordinateur ou d'un smartphone -‐ Savoir trouver ce que l'on cherche et maitriser les plateformes utiles
Voici 9 conditions indispensables. 9 conditions qui sont autant d'obstacles pour les personnes en situations de précarité – que cette précarité soit physique, économique ou sociale. Ensuite, j'ai cherché, pour chacun de ses potentiels blocages, qui agissait pour aider à les dépasser. Du travail pour l'inclusion bancaire à l'accès de plus en plus généralisé aux prises électriques dans les lieux d'accueil, en passant par un accès à la téléphonie complètement redéfini depuis l'éclatement des forfaits avec engagement et les cours gratuits d'informatique, autant vous dire qu'il y a là plusieurs centaines d'acteurs engagés. Certains de la première heure, beaucoup qui ont réalisé les 3-‐4 dernières années, l'impact social d'internet. Et qui se sont mobilisés. Les 3 exemples dont je vais parler, non exhaustifs, sont 3 facettes de la problématique autour de numérique et précarité qui reflètent pour moi, à la fois les enjeux, et l'ambivalence de la réponse à apporter à la question : inclusion ou exclusion ? Simplon.co C'est une entreprise sociale et solidaire montée par des ingénieurs qui ont réalisé, en sortant de leur école, qu'il ne fallait plus être ingénieur pour savoir faire du numérique. Alors ils forment des demandeurs d'emploi, des personnes percevant le RSA à créer des applications pour smartphone, à devenir développeur junior. Outre la dimension sociale forte dans leur formation et dans le fonctionnement – les anciens élèves sont appelés à être les futurs formateurs – les projets de leurs élèves peuvent avoir un impact social. L'un d'entre eux cherchait une idée d'appli pour un exercice pratique. Dans son HLM près de Sevran, l'office HLM était constamment submergé de demandes des habitants et était ouvert 3 heures par semaine dans l'après-‐midi. Le sentiment de frustration était très fort d'un côté, celui d'être assailli tout aussi présent de l'autre. Aladin a développé une application avec abonnement minime – pour avoir un modèle économique – qui permet de transmettre les demandes et d'aller au guichet pour un suivi uniquement. « Qui mieux que lui pouvait comprendre les mécanismes humains et technologiques pour créer cela ? » explique l'un des fondateurs. Vous allez me dire : « Et ceux qui n'ont pas payé pour l'application ? » Ils peuvent aller au guichet qui n'est plus saturé.
La simplification de l’accès aux droits administratifs
Je voudrais m’attarder quelques minutes avec vous sur les efforts que fait le gouvernement dans l’accès aux droits administratifs via le numérique. Quand j’ai commencé à m’intéresser au sujet de précarité et numérique, il est souvent remonté que, pour les personnes en situation de pauvreté, la « e-‐administration » prenait de plus en plus de place. Et qu’elle était à la fois un facteur d’inclusion et un facteur d’exclusion. Isabelle Roullier, du Secrétariat général à la modernisation de l’action publique, est intervenue lors d’une journée d’étude que j’animais en juin dernier sur ce point. Elle est en charge de la qualité et de l’usage des services numériques des administrations françaises. Elle a donc pour rôle de voir si un service administratif en ligne trouve son public ou non. Elle a pour cela un outil, mis en ligne et accessible à tous, un tableau de bord de l’usage numérique sur certaines démarches en ligne pour mesurer le niveau de généralisation. Ce qui m’a marqué dans son intervention, c’est la notion de complémentarité entre IRL et URL. « Notre objectif est que, sur certaines demandes, on arrive à 50% d’usage via Internet. » Elle a insisté sur une vision des administrations qui rejoint celle de l’application d’Aladin : une complémentarité entre les démarches en ligne et le besoin de garder des guichets ouverts. Un aspect qui ne dépendait pas toujours de son service mais que celui-‐ci avait pris soin de prendre en compte dans son approche. Avec l’observatoire des usages du numérique, ils ont mené une étude non pas sur ce que déclarent les personnes de leurs usages mais sur ce qu’ils font : un agenda papier ou électronique, des factures imprimées ou en ligne… Cela a permis de sortir des profils type qui montrent que 20% des Français utilisent Internet de manière fonctionnelle, 10% sont des addicts, mais 70% sont distants ou réfractaires au numérique, gommant les facteurs de génération et de catégories socio-‐professionnelles. Au final, pour elle, un service en ligne qui marche est un service… qui sert. C’est l’utilité qui va jouer sur la réussite d’un service en ligne. Un exemple : la CAF propose une application mobile mais elle ne propose pas de faire tout sur celle-‐ci. Les actions administratives possibles ont été choisies pour être compatibles à un besoin précis, et à l’outil. C’est-‐à-‐dire des actions qui demandaient du temps au guichet – déposer une déclaration – et qui n’en prend pas autant via l’application. A cela, elle a ajouté, un prix du langage clair lancé dans les services publics français. Emmaüs Connect Il y a 5 ans, Emmaüs s'interroge sur l'utilisation téléphonique du public qu'elle accompagne. Les personnes, plutôt issues de la rue, en extrême précarité, qu'elle emploie en contrat d'insertion, ont quasiment tous des téléphones mais rare sont ceux qui savent s'en servir ou ont du crédit. Après avoir fait une petite recherche, l'association découvre que ces personnes dépensent entre 50 et 80 euros en téléphone... Une part énorme dans leur budget ! Première approche de l'association : travaillons sur le budget pour que cela prenne moins de place et que la nourriture – passant après ! – gagne en part budgétaire. S'ensuit une étude sociologique de 2 ans, de Dana Diminescu, qui éclaire différemment le contexte : il en est sorti que l'impact social n'était pas de faire économiser quelques dizaines d'euros mais d'accompagner les personnes dans la compréhension et l'acquisition des outils numériques. Parce qu'ils ont tout changé. Un homme d'une cinquantaine d'année témoigne : « A Pole Emploi, les annonces affichées aux murs ont disparu, remplacées par des accès en ligne. Il m'a fallu apprendre à aller sur le site, maitriser la machine... Sans ça, je n'aurais jamais retrouvé un travail. » Le téléphone a pris une place très importante. Une personne raconte :
« On m'a demandé d'appeler pour obtenir un entretien pour un travail, j'avais très peu de crédit, j'ai essayé d'écourter la conversation au maximum. Mais mon assistance sociale m'a dit que je n'aurai pas de rendez-‐vous, l'appel était un pré-‐rendez-‐vous et je ne l'ai pas réussi. » Emmaüs Connect a donc été créé avec plusieurs services : un achat possible de matériel informatique à moindre prix, des abonnements téléphoniques 3G sans engagement, à bas prix et avec des outils peu gourmands en électricité, enfin des formations et des points connexion pour venir poser des questions. La directrice adjointe, Margaux Phélip, explique : « On a réalisé que le numérique pouvait être un vrai booster dans l'insertion. Surtout, on a identifié qu'il pouvait devenir un nouveau facteur d'exclusion. » Attention, l'idée n'est pas d'imposer Internet. Même s'il s'impose vite : les services publics dématérialisent de plus en plus les procédures, trouver l'adresse d'un médecin se fait en ligne, etc. Emmaüs Connect essaie de former et non d'informer : « Pour cela, on part de ce qu'ils utilisent. Si un jeune – et il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit ! – vient pour une formation Iphone et demande comment écouter de la musique, alors on l'accompagne dans son besoin. Ensuite, on lui demande s'il a d'autres besoins, sa situation... pour lui faire découvrir plus. Mais sans imposer. » Je suis allée dans un point Connexion Solidaire d'Emmaüs Connect à Paris, les lieux de formation de cette branche de l'association. J'ai passé une après-‐midi avec les formateurs – qui étaient pour moitié des anciens formés – et des personnes venues poser des questions ou se former. Deux femmes, l'une d'Europe de l'est et l'autre, d'Afrique du nord, entrent en disant : « Bonjour, on vient apprendre l'internet. » Elles viennent apprendre à envoyer un mail. L'une d'elle confie : « La maitresse a annoncé en début d'années qu'elle allait rester en contact avec les parents par Internet. Je n'ai rien osé dire... Heureusement, ici j'ai pu expliquer mes difficultés et essayer de les dépasser. » Un jeune, la vingtaine, tape une touche après l'autre sur le clavier, lui vient maitriser Open Office. « On est tous exclus du numérique à un degré ou un autre, ça va tellement vite ! » note la directrice adjointe. Elle ajoute : « Il y a 5 ans, on nous riait au nez quand nous démarchions pour des partenariats qui prendraient mieux en compte le numérique. Aujourd'hui, toutes les collectivités, tous les services de l'Action sociale s'y mettent. Il y a encore du travail mais le regard commence à changer. » Pour conclure, je vous invite à découvrir quelques ressources qui m'ont permis de faire cette intervention aujourd'hui : -‐ Les vidéos des interventions d’une journée d'étude des Dominicains, organisée en partenariat avec le Secours Catholique, sur précarité et numérique en juin 2015 : http://bit.ly/opticday -‐ Le site de Simplon.co : http://bit.ly/1simplon -‐ Le site de Connexion solidaire : http://bit.ly/emmaus-‐connect -‐ Le journal de Connexion solidaire : http://bit.ly/journal-‐emmaus -‐ Cette intervention en ligne : bit.ly/intervention-‐lebrun