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214 Temps et modes chez Spinoza par YVONNE KNECHT Ilztrodztction Le temps est, ainsi que le remarque JEAN GUITTON dans sa thkse, une no- tion problhmatique capable de rajeunir la critique des systkmes philosophiques les mieux connus et que l’on pourrait croire CpuisCs. Ce n’est point dans cette perspective cependant que nous avons entrepris notre recherche : YEthique demeure pour nous une Oeuvre qui, par sa valeur, se suffit Q elle-mCme, et la critique qu’on en a faite - je pense i DELBOS - n’a nu1 besoin d’Ctre trempCe dans un bain de jouvence. Nous partons d’une expkrience qui, si modeste soit-elle, a placC le problkme du temps au centre de nos Ctudes en philosophie. Lors d‘un premier travail en effet, portant sur le Cogito chez DESCARTES et chez KANT, la temporalit6 du sujet nous avait paru nkcessiter une recherche beaucoup plus approfondie que celle que nous Ctions i m&me de mener alors. La question avait CtC abandonnke, sur une promesse. Le rythme mCme de nos Ctudes nous a permis de la tenir en partie, et ce fut ARISTOTE qui en a constituC le point de dCpart . . . et le fondement. Nous rCfCrant i la d6finition du temps qui se trouve CnoncCe au livre IV de la @Physique)), nous nous sommes demand6 ce qu’il advenait du ccnombre du mouvement selon l’anthrieur et le postCrieura dans un panthCisme, c’est-&-dire dans un systhme qui, de tous les systAmes, semblerait avoir le plus de raison pour rejeter la cause finale, ce passage de la Puissance A 1’Actequ’est le change- ment dans la nature par conskquent, et ne conserver que le mouvement local. Abdviations Crt Tr. = ((CourtTrait6 de Dieu, de 1’Homme et de son Ctat bienheureuxu E. = ~L’Ethique, Ep. = vcorrespondanceo P.M. = aLes Pensees MCtaphysiques)) P.P. Tr.R.E. = tTraitC de la RCforme de 1’Entendemento = tLes Principes de la Philosophie de DESCARTES)) Dialectica Vol. 22, No 3/4 (1968)

Temps et modes chez Spinoza

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Temps et modes chez Spinoza

par YVONNE KNECHT

Ilztrodztction

Le temps est, ainsi que le remarque JEAN GUITTON dans sa thkse, une no- tion problhmatique capable de rajeunir la critique des systkmes philosophiques les mieux connus et que l’on pourrait croire CpuisCs. Ce n’est point dans cette perspective cependant que nous avons entrepris notre recherche : YEthique demeure pour nous une Oeuvre qui, par sa valeur, se suffit Q elle-mCme, et la critique qu’on en a faite - je pense i DELBOS - n’a nu1 besoin d’Ctre trempCe dans un bain de jouvence.

Nous partons d’une expkrience qui, si modeste soit-elle, a placC le problkme du temps au centre de nos Ctudes en philosophie. Lors d‘un premier travail en effet, portant sur le Cogito chez DESCARTES et chez KANT, la temporalit6 du sujet nous avait paru nkcessiter une recherche beaucoup plus approfondie que celle que nous Ctions i m&me de mener alors. La question avait CtC abandonnke, sur une promesse.

Le rythme mCme de nos Ctudes nous a permis de la tenir en partie, et ce fut ARISTOTE qui en a constituC le point de dCpart . . . et le fondement. Nous rCfCrant i la d6finition du temps qui se trouve CnoncCe au livre IV de la @Physique)), nous nous sommes demand6 ce qu’il advenait du ccnombre du mouvement selon l’anthrieur et le postCrieura dans un panthCisme, c’est-&-dire dans un systhme qui, de tous les systAmes, semblerait avoir le plus de raison pour rejeter la cause finale, ce passage de la Puissance A 1’Acte qu’est le change- ment dans la nature par conskquent, et ne conserver que le mouvement local.

Abdviations

Crt Tr. = ((Court Trait6 de Dieu, de 1’Homme et de son Ctat bienheureuxu E. = ~L’Ethique, Ep. = vcorrespondanceo P.M. = aLes Pensees MCtaphysiques)) P.P. Tr.R.E. = tTraitC de la RCforme de 1’Entendemento

= tLes Principes de la Philosophie de DESCARTES))

Dialectica Vol. 22, No 3/4 (1968)

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De 18, la question poske au spinozisme. Encore fallait-il que la question se pose. La problkmatique fait problhme: parler du temps chez SPINOZA est, en effet, quelque peu paradoxal.

Sans mCme beaucoup avancer dans la lecture de l’Ethique, l’on apprend qu’il faut : (centendre par Dieu un &re absolument infini, c’est-&-dire une subs- tance constituke par une infinitC d’attributs, dont chacun exprime une essence Cternelle et infinieo (E., I, dCf. 6; p. 310), et que par Lttenzite’l’on entend tl’exis- tence elle-m&me en tant qu’elle est conpe comme rgsultant nkcessairement de la seule dCfinition de la chose Cterneller (E., I, dCf. 8; p. 310). cUne telle exis- tence, en effet, & titre de vCritC kternelle, est conGue comme l’essence mCme de la chose que l’on considere, et par conskquent elle ne peut &re expliquke par rapport Q la durCe ou au temps, bien que la dur6e se conqoive cornme n’ayant ni commencement ni fino (E., I, dkf. 8; p. 310). Cornme dautre part ccil ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que Dieu)) (ibid. expl.), d’oh il suit clairement que ((tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut &re, ni Ctre c o n p sans Dieuo (E., I, 14; p. 322), il rksulte que le problhme du temps ne se pose pas, ou, plus prkciskment, qu’il est dtts l’abord rksolu en termes dkternitC, et donc niC de quelque faCon.

Nous pourrions invoquer & l’appui ces lignes, Ccrites par SPINOZA hi-m&me & son ami LOUIS MEYER: (c. . . il ressort clairement que la mesure, le temps et le nombre ne sont que des maniitres de penser, ou plutat d’imaginer. C’est pourquoi il n’est pas ktonnant que tous ceux qui se sont efforcks de comprendre le progrhs de la nature & l’aide de telles notions, elles-m&mes assez ma1 com- prises, se soient jet& dans d‘inextricables difficult&; ils ne pouvaient s’en tirer qu’en brisant tout et en admettant les pires absurditks. Comme il y a de nombreuses choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par l’entendement et en aucune manitire par l’imagination, telles la substance, l’CternitC, etc., on s’applique vraiment 8 dkraisonner par l’imagination si l’on tente d’expliquer de tels concepts i l’aide de notions comme le temps, la mesure, etc., qui ne sont que des auxiliaires de cette imagination)) (Ep. XII ; p. 1098, 1099).

Car l’imagination est source d’erreur. L’imagination garde un caractttre fallacieux, insuffisant, et qui peut &re dCnonck. C’est ce qu’il faut d’abord Ctablir. La sixittme dkfinition de la quatri6me partie nous rappelle que tous les objets distants de plus de deux-cents pieds ont une distance supCrieure Q celle que nous imaginons distinctement. Aussi nous sont-ils reprksentks par l’imagi- nation comme s’ils Ctaient dans le m&me plan. Et il en est de mCme pour le temps. A partir d’un certain recul, les souvenirs sont imaginCs ctcomme &ale- ment Cloignks du prCsent et nous les rapportons en quelque sorte & un seul moment du tempso (E., IV, dM. 6; p. 491). Je ne distingue pas, je n’imagine pas de faCon diffkrente, un souvenir trtts ancien et un souvenir relativement ancien. L’imagination est faite d’id6es qui indiquent, en effet, plutdt l’ktat du

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corps humain que la nature des corps extCrieurs qu’elle reprdsente. Cet Ctat du corps humain, elle l’indique non pas distinctement mais, comme le dit SPINOZA, confuskment. E t c’est de 16 que vient l’erreur.

I1 est clair, en second lieu, que ces erreurs peuvent &re rectifikes par la raison et par la science. L’astronomie enseigne la vCritable distance du soleil ; le calendrier rktablit la succession exacte des CvCnements.

Mais ni la raison, ni la science ne changent rien cependant sur le plan de la perception elle-mCme; et la philosophie, qui nous enseigne la source de nos passions et la v6ritC par rapport A nos passions, ne change rien B la passion elle-mCme. C’est pourquoi il faut renoncer ici, au moins en premibre analyse, & la conception selon laquelle l’erreur peut Ctre considCrCe comme une partie de la veritC. Une telle rkduction de l’erreur B la vCritC ne pourrait s’opCrer qu’en Dieu (E., IV, 1; p. 492).

L’erreur est donc en un sens irdductible; or pour SPINOZA, 1’irrCductibilitC signifie toujours {(&re)) et donc vCritC. I1 y a une positivitk de l’erreur et l’erreur rCsiste A la vCrit6. C’est donc qu’elle signifie une vCritC. Et nulle v6ritC ne peut dissiper cette vCritC-lh, puisque prCcisCment, la vCritC ne peut &re dCtruite par la vCritC. Ainsi, ((. . , toutes les autres images qui trompent notre &me. . . ne sont jamais contraires ?L la vCritC, et ne s’Cvanouissent pas B sa presences (ibid. scolie).

Et la vCritC du temps - car il y en a une, puisque c’est un auxiliaire irrC- ductible de l’imagination - n’est en rien dCtruite par la vCritC de 1’CternitC. Le temps ne s’kvanouissant pas A la presence de I’CternitC, nous sommes autorid B poursuivre la recherche que nous avions engagCe.

1. Le temps et la durtfe

(t SPINOZA nous fait toucher du doigt ce qu’il y a d‘hCrolque dans la spkcula- tion, de divin dans la vCritCs, Ccrivait BERGSON A L ~ O N BRUNSCHVICG en 1927, et il ajoutait : eon peut dire que tout philosophe a deux phiIosophies: la sienne et celle de SPINOZA))~). De l’avis de THIBAUDET, ((aucune philosophie, pas mCme PLOTINR, n’aurait exercC sur c(M. BERGSON plus de fascination que SPINOZAO~) ; aussi n’est-ce jamais froidement qu’il le juge, car, A la fascination qu’offre ((la philosophie de 1’CternitC B la philosophie de la durCe~3), se m&le sans doute la chaleur que l’on oppose B un immortel adversaire.

1) Lettre, publi6e dam le Bulletin de la Socidtd frangaise de philosophie (juin 1927). 2) A. THIBAUDET, Le Bergsonisme (Paris, Gallimard, 1924), tome 11, p. 196 (dam

3) R. M. MOSSE-BASTIDE, Bergson et Spinoza, Revue de Mktaphysique et de Morale Trente ans de vie Franpaise).

(1949), LIV, p. 68.

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Le spinozisme comporte en effet d’intuition la plus juste et la plus pro- fonde, une intuition que l’on pourrait dire like consubstantiellement au genie m&me de la philosophie, et un systhme qui, non seulement par sa maticre, 05 le temps disparait, mais m&me par sa forme gComCtrique, raidie et fermCe, constitue l’antithhse du bergsonisme)+). (( J’en appelle A ces choses Cnormes . . . la Substance, 1’Attribut et le Mode, et le formidable attirail des thCor6mes avec l’enchev&trement dcs dkfinitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance dkcrasement qui font que le dCbutant en prC- sence de 1’Ethique est frappC d’admiration et de terreur comme devant un cuirass6 du type Dreadnought9). I1 y a cependant derri&re ((la lourde rnasse des concepts apparent& au cartksianisme et B l’aristotklisme)), une intuition originelle ccqu’aucune formule, si simple soit-elle, ne sera assez simple pour exprimer: c’est le sentiment . . . l’idCe que la ,conversion’ des Alexandrins, quand elle devient complhte, ne fait plus qu’un avec leur ,procession’, et que lorsque l’homme, sorti de la divinitk, arrive 8. rentrer en elle, il n’aperqoit plus qu’un mouvement unique 18. oh il avait vu d’abord les deux mouvements in- verses d’aller et de retour, - l’expdrience morale se chargeant ici de rCsoudre une contradiction logique et de faire, par une brusque suppression du Temps, que le retour soit un allerP).

C’est pourquoi SPINOZA aurait voulu que ((la sCrie des phCnomhnes qui prend pour nous la forme d’une dCduction dans le temps ffit 6quivalente dans l’absolu A l’unitC divine; il supposait ainsi, d’une part, que le rapport d’identitC dans l’absolu et, d’autre part, que la dude ind6finie des choses, tenait toute entihre dans un moment unique qui est SkternitW). C’est A une vision totale- ment intemporelle qu’aboutirait en ddfinitive le spinozisme, c’est elle qu’aurait recueillie la science moderne, (( LAPLACE, DUBOIS-REYMOND, c’est du spino- zisme)9). SPINOZA hi-m&me n’est-il pas l’li6ritier de cette physique cartbienne dont les explications mCcaniques ont fait (( s’6vanouir en fumCe algkbrique)), 8. mesure qu’elle va s’affirmant, d’existence concrhte des phknomhnes de la naturevG), et transforment en rapports d’inhkrence les rapports de succession ?

L’analyse carthsienne qui, sans doute, prCpare celle de SPINOZA, dans la mesure oh, comme le dit une lettre au Phre MERSENNE du 27 juillet 1638, toute

1) A. THIBAUDET. op. cit., pp. 197-198. 2) H. BERGSON, L’Intuition Philosophique, La Pensbe et le Mouvant (Paris, P.U.F.,

3) Ibid. 4) H. BERGSON, Essui sur 2es donndes immddidiates de la Conscience (Paris, P.U.F., 1927),

5) Cours (inedit) donne par BERGSON, en 1912, cite par R. M. MOSSE-BASTIDE dans:

6) H. BERGSON, Essai sur les dolznbes immbddiates de la Conscience, p. 156.

1934), pp. 123-124.

p. 156.

Bergson et Spinoza, p. 79.

4 Dialectica 3/4 (1868)

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sa physique ccn’est autre chose que gComCtries, s’oppose B. elle cependant, d’un point de vue moins superficiel, en ce qu’elle maintient au fond des choses une discontinuit6 radicale. Discontinuit6 en accord avec la IibertC, 8. chaque instant absolue, de la creation divine ; libert6 crCatrice qui compenserait mCtaphysi- quernent, aux yeux de BERGSON, la prddominance du statique sur le dynamique; du temps fait de la rCpCtition de nCants de durCe, dinstants indivisibles, sur le devenir mClodique de la crCature, du discontinu sur le continu. Car l’essence intkrieure et vCritable du temps n’est pas dans le cr66, mais dans cet acte crCateur qui fait que la chose et le monde durent et existent. C’est 12 1’ClCrnent fondarnental de la durCe, le lieu oh se r6fugie le dynamisme du systhme. Et c’est dans la mesure oh il efface le jaillissement infiniment recommenck de la libertC en Dieu au profit des n6cessitCs de la loi (E., I, 33 et scolie 2 ; p. 341 SS.),

que SPINOZA commettrait prCcisCment le dClit qui devait le rejeter plus loin encore que DESCARTES, hors des chemins qui m&nent 8. la conception bergso- nienne du tempsl) .

DiffCrent quant A l’intuition mktaphysique du fondement de la tempo- ralitC du monde, par la nCgation d’un arbitraire dans la libertC divine qui, pour BERGSON, constituait un substitut de la durCe pure, SPINOZA ne pourra que prksenter, par contrecoup, une t r b grande similitude avec DESCARTES pour ce qui est de la conception explicite du temps physique. Or l’analogie est Cvidente entre les dkfinitions cartksienne et spinoziste du temps ou de la durCe des crCatures2). C’est un ((mode)) ou une faGon dont nous considkrons une chose, en tant qu’elle continue d’stre: ((Nous concevons . . . trhs distinctement ce que c’est que la durCe, l’ordre et le nombre, si, au lieu de meler dans 1’idt.e que nous en avons ce qui appartient proprement 8. l’idCe de la substance, nous pensons seulement que la dude de chaque chose est un mode ou une faGon dont nous consid6rons cette chose en tant qu’elle continue dCtre)P), Ccrivait DESCARTES ; et SPINOZA confirme que la durCe (test l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses crC6es en tant qu’elles perskvhent dans leur existence actuelle. D’oh il suit clairernent qu’entre la dude et l’existence totale d‘une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de raison. Ce qu’on enl&ve B. la dude d’une chose, on l’enlkve nhcessairement B son existence (P.M., I, ch. IV; p. 258).

Dans l’Ethique, la durCe est Cgalernent dCfinie : ctla continuit6 indCfinie de l’existence: Je dis indkfinie, parce qu’elle ne peut jamais Ctre dCterrninCe par la nature rn&me de la chose existante, pas plus que par cause efficiente, qui

1) M. GUEROULT, Descartes selon l’ordre des raisons (Paris, Aubier, 1953), pp. 272-285. 2, J . SIVADJIAN, L e T e m p s (Paris, Hermann & Cie, 1938), fasc. 11, p. 70. s, Les Principes de la Philosophie, I, f 55, dans DESCARTES, Oeuvres et Lettres (Paris,

Gallimard, 1953), p. 596.

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sans doute pose nkcessairement l’existence de la chose, mais ne la supprime pas, (E., 11, dkf. 5 ; p. 355). ((Indkfini)) comme le remarque DESCARTES pour ce qui est des choses (A l’exception de Dieu, auquel est rkservke l’kpithkte d’ccIn- fini))) dont nous savons ccqu’elles ne sont pas ainsi absolument parfaites, parce qu’encore que nous y remarquions quelquefois des propriktks qui nous sem- blent n’avoir point de limites, nous ne laissons pas de connaitre que cela provient du dkfaut de notre entendement, et non point de leur natureb9).

La distinction entre l’ccinfini)) et l’ctindkfinio importe, en effet. Elle permet B SPINOZA de rboudre l’un des problhmes les plus difficiles qui soient, rest6 longtemps insoluble ccparce qu’on n’a pas distinguk entre ce qui est infini par suite de sa nature ou par la force de sa dkfinition, et ce qui n’a point de limites, non par la force de son essence, mais par celle de sa cause. Cela vient aussi de ce qu’on n’a pas distinguk entre ce qui est infini parce que sans limites, et ce dont nous ne pouvons nous reprksenter ni expliquer les parties par aucun nombre, bien que nous en connaissions le maximum et le minimum)) (Ep. XII; p. 1096)2). Pour que de telles difficult& ne paraissent pas accablantes, il faut, kcrit encore SPINOZA B son ami LOUIS MEYER, se rkfhrer aux mathhmaticiens; car ((outre qu’ils ont trouvk beaucoup de grandeurs qui ne se peuvent expritner par aucun nombre, ce qui suffit A dkmontrer l’impossibilitk de tout dkterminer par les nombres), et ce dont la somme des distances inkgales AB et CD, com- prises entre deux cercles concentriques, constitue un excellent exemple, les mathkmaticiens connaissent aussi c( des grandeurs qui ne peuvent Ctre kgalkes B aucun nombre, mais dkpassent tout nombre assignable)) (Ep. XII ; p. 1100). A cette skrie de grandeurs appartient la valeur indkfinie des variations que la matihre en mouvement peut Cprouver dans l’espace dklimitk par le plus grand des deux cercles autour du plus petit.

Retenons donc qu’A la substance ccqui ne peut &re conpe autrement que comme infinieo (Ep. XII ; p. 1097/E., I , 8; p. 313) et ses modes kternels et infinis s’oppose l’Indkfini, c’est-&-dire ccce dont les limites (s’il en existe) ne peuvent &re atteintes par l’entendement humaim) et parait ne comporter aucune limite. C’est ainsi que le temps que dure une chose dans son effort pour persCvkrer dans son &re parait indkfini B celui qui tenterait de le dkterminer. Si ce temps Ctait fini, il faut admettre que la destruction de l’&tre s’ensuivrait du m&me pouvoir, grPce auquel la chose existait, ce qui est absurde (E., 111, 8;

i, Les Prilzcipes de la Philosaphie, I, § 27, dans DESCARTES, Ouures et Lettres (Paris, Gallimard, 1953), p. 583.

2) Nous citons ce texte i, la suite de la difinition donn6e par YEthique, car il vient sept ans aprks que SPINOZA a commenc6 son ceuvre maitresse, e t probablement aprbs qu’il en eut Clabore la premiere et la seconde partie dont il donne un rCsumC B son correspondant sur un ton qui laisserait entendre que celui-ci en a eu connaissance.

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p. 422) et contredirait le Principe de 1’Inertie (P.P., 11, 14; p. 213). Aussi, tant que la chose n’est pas dhtruite par une cause extCrieure dont l’apparition, en accord avec l’ordre ndcessaire de l’ensemble de la Nature naturCe, nous semble toutefois imprbvisible, contingente, dans l’ignorance oh nous sommes de la NCcessitC propre A la Nature naturante, tendra-t-elle A exister indkfiniment, par le meme effort grace auquel elle existe maintenant.

La dude des ((choseso Ctant indkfinie, il est impossible de la dCterminer A l’aide d’une unit6 soit absolue (fondCe sur la dude du monde), soit relative B la chose que l’on mesure. La dude n’est en effet, ni proportionnelle ?L l’effort avec lequel une chose tend persCvCrer dans son &re, puisque, nous l‘avons vu, celui-ci est corrClatif de la causalit6 transitive, ni, ?L plus forte raison, en rapport avec la nature de la chose elle-mCme dans la hi6rarchie des Ctres, puisqu’en l’absence d’une cause efficiente, l’existence de la chose et sa durCe n’auraient m6me pas un commencement (P.P., I, 12 et cor. 1 ; p. 182/P.M., 11, ch. X/E., I, 16, cor. 1 et prop. 25; p. 335).

((Pour dkterminer la durCe, nous la comparons A la dur6e des choses qui ont un mouvement invariable et dCterminC et cette comparaison s’appelle le Temps)) (P.M., I, ch. IV; p. 258) comme l’avait Ctabli DESCARTES: ccafin de comprendre la durCe de toutes les choses sous une mCme mesure, nous nous servons ordinairement de la dude de certains mouvements rCguliers qui sont les jours et les annCes, et la nommons temps, apr6s l’avoir ainsi comparCe; bien qu’en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors de la vCritable dude des choses, qu’une faqon de penserol).

Le temps n’est donc qu’une simple mesure dont le crit6re est arbitraire; il n’est rien de rCel, et SPINOZA, apr6s DESCARTES, ne manque pas de le relever. A l’affirmation maintes fois rCp6tCe par ce dernier dans ses lettres A MORUS~) et B ARNAULD, affirmation selon laquelle le temps, qui n’est rien qu’une cer- taine faCon de concevoir cette dur6e des choses3) est un attribut qui n’existe que dans la pensCe, viendront s’ajouter en Ccho celles de SPINOZA: ((le temps n’est pas une affection des choses, mais seulement un simple mode du penser, ou . . . un &re de raison; c’est un mode de penser qui sert A l’explication de la dude)) (P.M., I, ch. IV; p. 258) ; ((la mesure, le temps et le nombre ne sont que des mani6res de penser, ou plutdt d‘imaginer,; ele temps sert A dkterminer la dude, et la mesure, la quantitk, pour que nous les puissions imaginer aussi facilement que possible>) (Ep. XII ; p. 1098).

SAMUEL ALEXANDER remarque A cet Cgard (lors d’une suite de confhrences donnCes en 1921 qu’il a lui-m&me appelCes une ccglose))) combien il est difficile

1) Les Principes de la Philosophie, I, f 57 (p. 597). 2) Cf. surtout Leftre X X V I I I , dans Oeuvres de Descartes, publides par CH. ADAM et

3 ) Les Principes de la Philosophie, I, 3 57 (p. 597). P. TANNERY (Paris, LBopold Cerf, 1897-1913).

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de parler avec abondance du temps chez un SPINOZA. Ce dernier lui a accord6 si peu d‘importance qu’il le relkgue au domaine de l’imagination dont il serait, de tous les produits, le moins digne peut-Ctre de l’attention, parce qu’opposC 8 la contexture d’une nature Cternelle dans sa vCritC. Si le temps avait occupk la place qui lui revient - et qui h i a C t C attribuke par les physiciens du vingtikme sihcle -, celle de quatrikme dimension, SPINOZA n’aurait pas manquC de le rattacher A la Substance comme l’un de ses Attributs, au mCme titre que 1’Etendue. Mais il n’en est rien, comme le montre ALEXANDER en ddveloppant les conskquences de cette hypothbe et en les opposant terme 8 terme au systhme impliquC par I’Ethique, et Yon peut constater, en la ddplorant, la nCgation de la temporalitk dans le monde A quoi tend et aboutit le spinozismel).

I1 nous semble nkcessaire, en ce point de notre exposk, avant mCme de discuter cette dernihre thkse, de faire une remarque 8 propos de ce qui est 8 la racine de beaucoup de malentendus suscitCs par I’ktude du Spinozisme ; malentendus que nous croyons liCs A 1’Crection des ((Idols foriP). Ceux-ci se multiplient d’autant que l’on a affaire A une philosophie exotCrique dont les idCes directrices se trouvent exprimkes en des termes auxquels le langage philosophique a pr6tC une valeur souvent fort diffCrente selon les Cpoques et les auteurs, reprise ou transformke par un usage quotidien qui en accentue 1’extrCme ambiguitC. Pour pallier ce danger il n’est, bien entendu, que de don- ner des dkfinitions prkcises; et la rigueur empruntke par SPINOZA A l‘expression des gCom2tres devrait suffire 8 nous en prkserver. C’est pourquoi, au risque de paraitre naivement dCterminC 8 donner comme une dkcouverte ce qui pour tout le monde, va de soi - mais la prbcipitation n’est-elle pas un bien plus grave dCfaut du jugement que la plus incurable des nativetCs? - nous insistons sur le fait qu’il est de toute premihre importance de ne prCter aux notions spinozistes que Ieur sens le plus strict et de s’en tenir aux dkfinitions et aux distinctions subskquentes sans jamais les dCpasser. Cette discipline nous empCchera de conclure, en suivant nos derni6res citations, que SPINOZA, en refusant au temps le statut propre B un &re rkel, a par la mCme occasion refusk au RCel toute espkce de temporalitk. Que le temps ne soit pas rCel n’implique nullement en effet que le R6el n’ait rien 8 voir avec le temps. Et l’on peut aiskment ima- giner les protestations que notre auteur Clkverait si l’on affirmait devant h i , d’une faqon tout aussi insoutenable, qu’il n’y a aucun concept adCquat du

1) S. ALEXANDER, Spinozu and Time (Oxford, Allen and Unwin, 1921). p. 20: $The trouble is that there is very little to say about SPINOZA’S conception of Time)).

2) C. F. BACON, Novunz Organum, I, Aph. LIX: ((At idola fori omnium molestissima sunt; quae ex foedere verborum et nominum se insinuarunt in intellectum . . . Unde fit, ut magnae et solennes disputationes hominum doctorum saepe in controversias circa verba et nomina desinant ; a quibus (ex more et prudentia mathematicorum) incipere consultius foret, easque per definitiones in ordinem redigere., Cite dans H. F. HALLETT, Aeternitas, a Spinoxistic Study (Oxford, Clarendon Press, 1930), p. 5.

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triangle, aucun triangle en essence, sous prCtexte que 1’Etendue elle-m&me n’est pas triangulaire, ou composCe de points, de lignes et de figures.

Cette attitude que nous venons de dCcrire a 6tC expresskment adoptCe par DESCARTES dCjA; et l’on serait tent6 de la qualifier de tcriticiste)) pour en accentuer 1’ClCment ((subjectif))’) du temps, si l’on ne prenait garde A la distance, si Cnergiquement relevCe par KANT, qui &pare son IdCalisme (Trans- cendantal) du RCalisme Transcendantal des Q dogmatiquess.

Rompant avec la tradition scolastique qui opposait B la dude permanente une durCe temporelle aussi rCelle que la premi&re, les ((Principes de la Philo- sophie)) cartksienne Ctablissent en effet ccqu’il y a des attributs pui appartien- nent aux choses auxquelles ils sont attribuks, et d’autres qui dkpendent de notre penske: . . . ainsi, par exemple, le temps, . . . que nous disons &re le nombre du mouvement, n’est rien qu’une certaine fayon dont nous pensons la durCe, parce que nous ne concevons point que la durCe des choses qui sont mues soit autre que celle des choses qui ne le sont point ; comme il est Cvident de ce que si deux corps sont mus pendant une heure, l’un vite et l’autre lentement, nous ne comptons pas plus de temps en l’un qu’en l’autre, encore que nous supposions plus de mouvement en l’un de ces deux corps@). Une lettre A ARNAULD, dat6e du 29 juillet 1648, prCcise: (( Je ne conyois pas autre- ment la durCe successive des choses qui sont mues, voire du mouvement lui- meme, que celle des choses non-mues; car l’avant et l’apr&s de toute dude me sont connus par l’avant et l’apr6s que je trouve en ma pende, avec laquelle les autres choses coexistent)).

Rien autre chose qu’un (( attribut en la pende)), le temps ne laisse cependant pas de symboliser une durCe successive et rCelle dont l’hvidence meme fait une motion commune)); ccquand je pense que je suis maintenant, et que je me ressouviens outre cela davoir C t C autrefois, et que je conyois plusieurs pensCes dont je connais le nombre, alors j’acquiers en moi les idCes de la durCe et du nombre, lesquelles par apr&s, je puis transfCrer B toutes les autres choses que je voudraisw3). Mais que Ies choses, elles, demeurent dans 1’Ctat oh elles sont, ou que je puisse en conserver le souvenir, moi, A travers la succession des instants, voila sans doute de quoi nous surprendre. N’est-elle pas Ctonnante, A penser par pure raison et non plus par habitude, cette persistance des objets qui ne contiennent pas l e u propre raison d’etre ? Qu’ils se maintiennent et

1) Qui appartient au sujet (le sujet de la connaissance, I’btre qui connait, consid6r6, non dans ses particularites individuelles, mais en tant que condition necessaire A l’unit6 d’616ments representatifs divers), sans I’id6e negative selon laquelle ce dont il s’agit appartient au sujet seulement. Cf. A. LALANDE, Vocabulaire technique et cvitique de la philosophie, 5e ed., (Paris, P.U.F., 1947), art. subjectif, sens 2 E.

2) Les Prancipes de la Philosophie, I, 3 ) MLditations dthaphysiques, 111, p. 293.

57, p. 597.

Temps et modes chez Spinoza 223

que je demeure, moi qui me ressouviens, alors que dans leur finitude et la mienne, ils se d6tachent sur fond de n6ant ?

L’analyse rejoint ici un sens angoiss6 de notre propre contingence, l’id6e toujours prCsente de la mort ccqui peut venir & tous moments)). Car ((nous ne saurions faire aucune action qui ne soit capable de la causer; si nous mangeons un morceau de pain, il sera peut-&re empoisonn6; si nous passons dans la rue, quelque tuile peut-Ctre tombera d’un toit, qui nous kcraseravl) ; d’oh l’axiome: ct Le temps present ne d6pend point de celui qui l’a immkdiatement prCcCd6; c’est pourquoi il n’est pas besoin d’une moindre cause pour conserver une chose, que pour la produire la premikre fois)P). Cette ((subjectivitko de la notion de temps qui, nous l’avons assez soulign6, ne s’oppose pas d’un point de vue purement logique, A l’existence objective d‘une forme de temporalit6 - la suite des instants ressentis comme des quantitks 6vanouissantes de dur6e - s’accom- pagne toutefois chez DESCARTES du sentiment que tout Ctre fini est sans cesse menace, livr6 A l’exphience de sa contingence; il ne trouve un fondement et un soutien que dans le libre arbitre et la perfection d’un Dieu constant dans ses decrets. C’est ainsi que ((la seule dude de notre vie suffit pour dkmontrer que Dieu est . . . &ant telle que ses parties ne dependent point les unes des autres et n’existent jamais ensemble, . . . si quelque cause, A savoir la mCme qui nous a produits, ne continue A nous produire, c’est-&-dire ne nous conserve. Et nous connaissons ais6ment qu’il n’y a point de force en nous par laquelle nous puis- sons subsister ou nous conserver un seul moment, et que celui qui a tant de puissance qu’il nous fait subsister hors de lui et qui nous conserve, doit se con- server soi-mCme, ou plut8t n’a besoin d’Ctre conserv6 par qui que ce soit, et enfin qu’il est Dieu~3). La discontinuit6 des instants se fait par 1A indicatrice de 1’extrCme d6pendance oh nous sommes vis-bvis de la transcendance de 1’Eternel.

Si donc, de ce qu’& l’extension du uR6elo n’appartient pas l’espkce du temps, l’on ne peut aucunement inf6rer que le temps soit totalement exclu de sa comprkhension, BERGSON a toutefois fort heureusement localis6 le problhme en montrant qu’il est intimement li6 dans le cartksianisme, au rapport qui unit la cr6ature A son Dieu; et par suite, & l’id6e que le philosophe se fait de celui-ci.

2. L e temps et I’e’ternite‘

Pour juger de la valeur du temps et de la place laissee & la temporalit6 du fini par SPINOZA, ce n’est done pas, ainsi que la pr6c6dente enqukte, mCme superficielle, l’aura montr6, sur la notion de temps elle-m&me qu’il convient de

1) Cite par F. ALQUIE, dam Descartes (Paris, Hatier, 1956), p. 53. 2) Objections et Rkponses; RBponses aux secondes objections p., 394. 3) Principes de la Philosophie, I, 5 21 pp., 580-581.

224 Y. Knecht

s’interroger, mais bien sur son rapport ii l’ensemble des ClCments qui opposent ou unissent en une dialectique comme arr&tCe, immobile, les Ctres ii l’Etre, la substance B ses modes.

Egalement qualifike d’arbitraire, dCfinie de la mCme manibre un ((&re de raisont), traitCe avec les m&mes rCserves parce qu’elle relbve de l’imagination, la perception de la durCe donne lieu dans les perspectives carthsienne et spinoziste B des dCveloppements en tous points opposks. Dans le premier cas, elle correspond au sentiment de ma propre contingence en face de ce Dieu qui continuement me conserve; dans le second, elle autorise celui de ma nCcessitC, de nion 6ternitC en lui.

Dans le ((Court trait6 de Dieu, de l’homme et de la bCatitude$ dCjB, corn- posh avant 1660, au moment oh la pensCe de SPINOZA B peine dCgagCe des influences qui s’ktaient successivement exercCes sur elle, commenqait seule- ment B se dkvelopper librement, il est Ctabli que chaque individu participe de 1’CternitC divine; et ceci en se fondant sur l’expkrience, commune B tous les mortels, de la succession des moments du temps de leur vie. La thCorie de I’immortalitC individuelle qui remplit la deuxibme partie du trait6 et le second des dialogues qui l’avaient prCcCdC est destinCe ii garantir la vie Cternelle par la distinction qui est faite de l’essence et de l’existence. Soumis au devenir et 8. la mort, l’homme doit tenter de den affranchir; pour cela il faut qu’il soit, par nature et par destination, Cternel; il faut donc que son existence CphCmkre ne soit pas sa seule existence possible, que sa vie terrestre se double d‘une autre vie. Mais la nature pCrissable ne pouvant obtenir par droit de conquCte une CternitC qui ne lui appartiendrait pas - de m&me que le progrbs ne saurait &tre le passage B une nature supCrieure - il suffit que chaque individu jouisse d’un double mode d’existence. D’un cBtC il est Cternellement; de l’autre il se trouve, comme toutes les parties du monde sensible, assujetti B la gCnCration, B la corruption et 8. la destruction, c’est-&-dire au temps (Crt Tr. 11, ch. 26, 8; p. 881 E.V. prop. 23; p. 581). La philosophie, qui doit rendre compte de cette dualit6 dont nous souffrons et permettre par la m&me occasion de la dkpasser en rCalisant que toutes choses sont en Dieu et ne peuvent &re comprises dans leur vhrit6 que sous l’espbce de l’CternitC, a pris ici comme point de dCpart de sa reflexion le sentiment de la temporalit6 et la finitude; elle l’a approfondi en CternitC et en appartenance au tout d’une nature infinie.

La notion du temps apparait, A l’analyse, beaucoup trop semblable quant au traitement explicite que lui ont mCnagC SPINOZA et DESCARTES, semblable en dCpit de la profonde diffCrence qu’il est aisC de relever, ainsi que nous l’avons fait, B propos de la sensation de sa dude par le sujet chez l’un et l’autre de ces philosophes, pour ne pas nous tenir en alerte et nous amener B diriger notre attention sur un aspect sans doute moins immkdiat, mais peut-&re plus Cclai- rant : celui du contact de la partie avec le Tout.

Temps et modes chez Spinoza 225

La critique bergsonnienne Ctait la qui nous y invitait, bien que tr6s extC- rieure au spinozisme dont elle a su cependant deviner les lignes directrices et la qualit6 de l’intuition fondamentale. Sensible B l’effort entrepris par SPINOZA pour unifier et pour rendre pleinement intelligible ce qui constitue le spectacle A la fois troublant et quotidien du cosmos, mais postulant quant A lui la rkaliti: d’une temporalit6 indkpendante du temps des physiciens, profondCment vCcue en rapport avec la libertC dont il voyait un indice chez DESCARTES, (du fait de l’arbitraire des volontCs de Dieu), BERGSON dCniait A notre auteur l’intelligence de la durCe, tout en mettant l’accent sur l’importance du rapport de la substance infinie B la finitude de ses modes, rapport qui seul est suscep- tible d’apporter une solution A notre probl&me.

Ce point de vue, cette perspective sur laquelle nous insistons est CtayCe par les diffkrentes propositions du Trait6 de la RCforme de l’entendement ( 5 108; p. 140) par lesquelles SPINOZA Cnum&re les propriCtCs principales de celui-ci. Tout leur sens tient dans cette constatation que l’absolu, le positif, l’infini, reprksentent en vkritC les concepts primitifs de l’entendement, les idCes les plus simples, celles qu’il ne peut mal concevoir, justement parce qu’elles sont cisimplesb). Or, le simple ou le plus simple c’est, pour SPINOZA, l’absolu ou le plus absolu qui s’identifie A l’infini ou A l’infiniment infini. L’idke la plus simple est donc en m&me temps la plus riche et la plus cornpr6hensive: le veritable ((ClCment)), la pikce maitresse de 1’Cpistkmologie cartksienne, c’est ici le Tout. S’il y a des degrCs dans la simplicit&, c’est que le relatif se rattache B l’absolu par un nombre plus ou moins grand de degrb. Pour connaitre le relatif et se former de lui une idCe Claire, il faut descendre ces degrCs, aller de l’absolu 21 ce qui ne l’est pas; on trouvera alors celui-ci A sa juste place hors laquelle il ne saurait &tre intelligible, parce que coup6 de ses attaches avec la seule rCalitC (intelli- gible par elle-mCme). RCduit A un terme abstrait, le relatif, avec ses prCdicats, cesserait d’etre compris. Le relatif, le fini, le nCgatif ne sont en dCfinitive que des termes dCrivCs que l’intelligence forme A partir des concepts premiers. Le relatif ne lui servant pas A comprendre l’absolu, ni le fini A comprendre l’infini, elle ne peut, inversCment, connaitre le nkgatif sans le positif; le fini sans l’infini; le relatif sans l’absolu et la temporalit6 du mode sans 1’6ternitC de la substance dans ses attributs.

C’est dire la nCcessitC o i ~ l’on se trouve, dans la mesure oh l’on s’interroge sur le sens hypothktique de la proposition: (il’homme est temporel)) dans le spinozisme, de faire porter l’interrogation sur celui de la proposition: ((Dieu, autrement dit tousles attributs de Dieu sont Cternelso (E., I, prop. 19; p. 331).

Cependant, l’esprit ne rattacherait pas le relatif B l’absolu, le plus dCpen- dant au plus &el, il ne concevrait pas le fini comme une simple dktermination de l’infini, s’il ne percevait dans une rCalitC plus creuse la nCgation d’une rkalitb plus positive, dans une individualit6 plus particulihre la dktermination

226 Y. Knecht

d’une substantialitk plus ample, et dans la moins parfaite une lacune, une absence et comme le regret dune perfection qu’elle n’a pu retenir tout entibre; et c’est parce qu’il se souvient que l’&tre achevC, absolu, indkpendant, infini, immuable, qui s’affirme sans rien nier de lui-meme, est la patrie originaire de sa penske et qu en lui seul il respire la vCritk que l’esprit A l’ambition de trans- cender le temps et de s’ktablir dans l’kternitk.

Si en effet nous demandions A 1’Ethique pourquoi la raison consoit les choses ((sub quadam specie aeternitatiso (E., 11, cor. 2; p. 399), nous appren- drions qu’elle Ie fait parce qu’elle juge qu’elles sont nkcessaires et non pas con- tingentes ; mais elle ne connait cette nCcessitC des choses particulihes que comme la suite d’une nkcessitk plus haute, celle de la nature kternelle de Dieu. De m&me, essayons de comprendre pourquoi l’esprit conqoit l’essence du corps humain ((sub specie aeternitatiso et nous verrons que cette idke s’identifie avec celle qui, en Dieu, en est l’expression Cternelle (E., V, prop. 22 et 23; p. 581/ prop. 29; p. 584). Ou bien encore, si nous sentons que ccnotre esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous l’espbce de l’kternitk, est &ernel)) (E., V, scolie et prop. 23; p. 582), c’est parce que ctnotre esprit, dans la mesure ok il se connait lui-m6me et connait le corps sous l’espbce de l’kternitk, a nkcessaire- ment la connaissance de Dieu et sait qu’il est en Dieu et conqu par Diem (E., V, prop. 30; p. 585) ; interrogeons enfin les Cogitata metaphysica sur l’kter- nit6 elle-mCme, ils nous rCpondent qu’elle est l’attribut sous lequel nous pen- sons I’existence infinie de Dieu (I,ch.4; p.258): dans la penske de SPINOZA, l’Cternit6 de mon essence, ou des modes infinis, ou des Attributs et l’Cternit6 de Dieu ne sont qu’une seule et mCme idCe.

Si donc nous Cprouvons qu’il appartient A l’entendement de penser l’es- sence du mode fini par exemple, sous la forme de l’kternitk, c’est qu’il connait Dieu, qu’il lui rapporte toutes ses idkes, que la penske de Dieu lui est conti- nuellement prksente et soutient toutes ses penskes. La rkflexion sur l’idCe d’CternitC, qui n’est en rien, nous le verrons, une id6e wniverselles et abstraite, ne peut manquer de nous dCcouvrir celle de l’&tre Cternel sur toutes les routes oh elle s’engagera.

Comment en serait-il autrement dans un panthkisme, mieux, dans une philosophie de l’immanence qui, loin de dissoudre la divinitk dans le monde en l’y faisant descendrel), Clbve le monde jusqu’a Celui dont l’acte pur l’enve- loppe et l’inonde de toute son Cternitk, de son immensitk, de son immutabilitk, de sa parfaite simplicitk, de son omniscience, de sa puissance infiniment in- finie? (P.M., 11; ch. 1, 2, 3, 4, 5, 7). Comment la &flexion sur le temps ne me

1) SPINOZA, qui s’Ctait fort bien rendu compte des objections que ne pouvait manquer de soulever la thkorie de l’immanence, y a r6pondu tres clairement dans les deux dialogues du Court Traitk.

Temps e t modes chez Spinoza 227

rCvClerait-elle pas 1’CternitC ? Comment la finitude ne me dkcouvrirait-elle pas l’absolue infinit6 ? Le changement ; la rCalit6 toujours semblable elle-m&me ? Mon ignorance, la cohCrence de la Nature naturante et natur6e quand Dieu, ciment et maticre de l’univers, est partout exprim6 ? Que la philosophie de SPINOZA soit une philosophie de l’Cternit6, qu’elle repose sur une certitude et une intuition unique, qu’elle reflkte dans sa rigueur une n6cessitC comme monolithique, cela ne fait pas l’ombre d’un doute et l’on ne peut que suivre BERGSON sur ce point; ce qu’il importe dexaminer, par contre, avant de con- clure B. l’inexorable et dCfinitive intemporalit6 du systbme, c’est dans quelle mesure, s’il en est, 1’6ternitC implique la nCgation du temps.

Que l’Cternit6 dkpasse et abolisse en dernier lieu le temps vCcu, soit ; qu’elle h i soit en tous points contraire, peut-&re; mais les deux notions sont-elles contradictoires? Ce que la transcendance et l‘extCriorit6 du Dieu de DES- CARTES autorisait, la prksence dernibre et premibre, partout dCveloppCe dans l’infini des Attributs, indkfiniment modifi6e de la substance Spinoziste, va-t-elle l’exclure ? Ou bien, la nature m&me de I’CternitC telle que SPINOZA l’a concue, laisse-t-elle une place au temps? C’est cette dernikre hypothcse que nous tenterons d’introduire parce que c’est celle A, laquelle nous avons C t C amenC.

Les thcses $ALEXANDER et de BERGSON se recoupent en ceci qu’elles affir- ment l’une et l’autre que SPINOZA a ignorC la valeur vitale du temps; la pre- miere, au nom d’une dCmonstration analytique indirecte tendant A Ctablir que si le temps avait CtC rCel c’eQt 6tC un attribut divin; et de dkvelopper les conskquences de cette dernikre hypothbse qui s’oppose, en effet, A la lettre du spinozisme ; la seconde, B. partir de l’affirmation selon laquelle une philosophie de 1’6ternitC ne saurait accueillir la dude. L’Cternit6 n’est-elle pas, dans son essence, celle d’un Dieu qui, immanent au monde, ccne produit pas ses effets par la libert6 de sa volontCo (E., I, prop. 32, ch. I ; p. 341) ? Contre elles, nous nous sommes efforcC de faire valoir d’abord que, si le temps ne participait effective- ment pas de la rCalitC ontologique pr&tCe B. la PensCe et B l’Etendue, il Ctait impossible d’en dCduire avec certitude que le RCel h i , n’est susceptible d’au- cune prkdication temporelle. Nous tenterons de montrer ensuite que non seule- ment I’CternitC de la substance infinie autorise le plein usage de la catkgorie du temps, mais aussi qu’elle est compr6hensive du temps VCCU; qu’elle ne la re- pousse pas, mais l’appelle; qu’elle ne la dktermine pas conime une lumikre dblouissante le rCtr6cissement de la &tine, mais la nCcessite.

Disons la m&me chose sous une forme plus Claire. Nous soutenons que la notion d’kternitk, qui depuis longtemps dCjA avait perdu ce sens que la langue commune lui a conserv6 de dude sans commencement ni fin, a acquis dans la philosophie de DESCARTES une coloration tellement CloignCe de celle de la succession des moments de la cr6ation dans le cdateur, que le spinozisme pou-

228 Y. Knecht

vait, sans incohkrence aucune, lui juxtaposer la durCe. Nous prCtendons n&me que pour &re aussi dense que l’existence nkcessairement impliquke dans l’es- sence de la substance, pour Ctre le synonyme de la vie dans le monde sous toutes ses formes, il faut que l’kterniti. se manifeste dans la dude. De 18 nous conclurons que, loin d‘6tre un acosmisme - car c’est bien B cela qu’aboutit la thkse contraire -, loin dCtre une sorte de formalisme, le systbme spinoziste, 8. plus forte raison, est de tous les systkmes peut-Ctre le plus ouvert B une analyse ph6nomCnologique du temps.

Ecartons d&s ici cette conception pour le moins anachronique du spinozisme qui, non contente d’identifier ct6ternitCr) et ccnCcessitCo, fait de ce dernier terme le propre logique de l’existence CternelIe plut8t que son essence mbtaphysique, et construit cette existence sur le modele des principes de la gComCtrie. La question est de savoir dans quel sens il faut entendre la causalit6 divine. Est- elle une force active, une puissance rkelle, une 6nergie fkconde, produisant toutes choses par un acte positif; ou bien faut-il n’y voir qu’un conditionne- ment purement logique, un enveloppement de concepts, une relation de prin- cipe 8 conskquence ?

Aprks avoir rappel6 l’emploi que fait SPINOZA de la mCthode gComktrique, la pol6mique qu’il engage si souvent contre l’interprktation de lacccausa)) conpe comme cctransiensbt (E., I, 18; p. 331); l’identitC qu’il 6tablit entre la cccausao et laccratioo (E., I, 11 d6m. cf. aussi IV prCf.; p. 318); l’exemple qu’il reproduit A. maintes reprises du triangle, de la dCfinition ou de la nature duquel suit nkcessairement l’6galitC de ses angles A 2 Dr. ; la remarque par laquelle il explique que quand ctefficere)) devient le prkdicat de quelque chose cela signifie ((ex ejus definitione)) (E., I, 16 dkm.; p. 327; cf. aussi I, 25 sco.; p. 335), ou encore {(ex eo sequitur)) (E., I, 17 dCm. ; p. 328), de telle sorte que partout oh le concept de quelque chose suppose celui d’une autre (cc praesupponit o, ccinvolvit D), celle-18 est immkdiatement d6termini.e comme Ctant conditionde par celle-ci comme son ((effectus)) (E., 11, 5 dCm.; p. 359; I, 3 dkm.; p. 312), ERDMANN~) conclut que SPINOZA me reconnait pas un enchainement causal rCel, mais seulement le conditionnement par un concept antkrieur ou intermddiaire . . . de meme que l’espace n’a pas pour but les figures ni ne les produit, mais les condtionne, parce que la figure ne peut Ctre pensCe sans l’espace, de m6me pour SPINOZA il n’y a pas d’autre concept du conditionnC sinon qu’il en suppose un autreo. L’espace n’est pas la cause efficiente du triangle ou de 1’6galitd des trois angles d’un triangle B 2 Dr. : si donc chaque mode de l’essence de la substance doit suivre de la m6me manikre que les thCorbmes de gkomktrie de l’essence de

l) B. ERDMANN, Grundriss der Geschichte der Philosoehie (Berlin 1896), p. 56. La traduction que j’en donne est libre. Cf. aussi W. WINDELBAND, Geschichte der neueren Phihophie (Freiburg 1892), pp. 216-217.

Temps et modes chez Spinoza 229

l’espace, la substance spinoziste n’est pas la cause rCelle, active des choses et ce que SPINOZA appelle l’agir de la divinitC n’est pas une force vivante, mais plut6t le rapport mathCmatique du principe B la conskquence.

Fondke comme on l’a vu sur les propres expressions de l’auteur, sur l’expli- cation apportCe par exemple 8. la suite de la dkfinition de 1’CternitC (E., I, d6f. 8; p. 310), d’apr&s laquelle ccune telle existence. . . est conque comme vCritC Cter- nelle, de m&me que l’essence de la chose)), cette interprktation confond le mode d’existence des ctv6ritCs Cternelleso avec l’existence proprement dite. Or, les vCritCs Cternelles sont, pour emprunter B HUME son langage, des ((relations id6aleso et non des ((existants)) (matters of fact) : tr&s Cloign6 de HUME, plus proche peut-&tre du platonisme que de l’empirisme, encore que tr&s diffCrent, SPINOZA en appelle ailleurs B. l’essence de l’homme comme B une v6ritC Cter- nelle (E., I, 17 cor.; p. 330) et dCduit de la proposition 20 (E., I; p. 332), dans un premier corollaire, ccque l’existence de Dieu, de m&me que son essence, est une vCritC Cternelleo. Pour lui comme pour PLATON, &re dans la vCritC, c’est acckder non pas au niveau d’Claboration d’un rapport formel entre concepts abstraits, mais L la r6alitC ultime. I1 Ccrit B SIMON DE VRIES: ~Vous me de- mandez . . . si les choses rCelles et leurs affections sont des vCritks Cternelles. Je dis qu’elles le sont en tous points (omnino). Si vous me demandez alors pourquoi je ne les appelle pas des vCritCs Cternelles, je rCponds que c’est pour les distinguer, comme on le fait d’habitude, de ces connaissances qui n‘expli- quent ni les choses ni leurs affections: par exemple, rien ne vient de rieno, de n’importe lequel de nos axiomes ou de nos postulats, de ces propositions gCnCrales qui ne peuvent se rCclamer d’aucune existence effective (Ep. X;

Mais dCjk H ~ M A N ~ ) , qui partage cette mani&re trop logicienne et formaliste de voir, Ctait oblig6 de reconnaitre que SPINOZA parle toujours de la puissance infinie de Dieu, de ses actions infinies, comme s’il y avait une activit6 en lui. I1 ne veut cependant pas qu’on se reprCsente cette causalit6 comme une force, car quelque chose peut &re cause sans btre force : ainsi le triangle est la cause sans implication daucune force de ses trois angles. De mbme, Hkl&ne qui fut la cause de la destruction de Troie et non pas sa force destructive. La substance spinoziste ne serait pas plus cause de toutes choses par sa force que le Dieu ~ARISTOTE n’est par sa force cause du mouvement de toutes choses; et il faut accorder qu’elle pourrait &re une cause sans &re une force. Mais s‘il en Ctait ainsi, comment SPINOZA serait-il autorisC A appeler Dieu cause efficiente plut6t que cause formelle ou exemplaire? Que par ((cause efficienteo il entende au contraire une cause proprement active, n’a-t-il pas pris soin de le dCclarer lui-

1) H ~ M A N , Kant und Spinoza, Kantstudien, V, 5 6 (Berlin 1901) (cit6 par H. F. HAL-

p. 1091).

LET, dam Aeternilas).

230 Y , Knecht

m&me? La proposition 17 du premier livre de 1’Ethique ne fait-elle pas d6river la causalitk efficiente de Dieu (E., I, 16, cor. 1; p. 327) tout entikre de son essence ? Puisque aucune rkalit6 donnke ne peut exister et &re concue autre- ment que par lui, il n’y a rien en dehors de Dieu qui puisse le pousser i ccagirs, et que par suite il ccagit par les seules lois de sa nature)), Dieu n’agit comme il existe que par la seule nCcessitC de sa nature (E., I, 17, cor. 2; p. 328). Et comme s’il s’attachait 2 dissiper toute kquivoque, SPINOZA conclut express& ment de sa seizieme proposition que l’essence divine, qui est cause de toutes choses et par laquelle toutes choses sont et agissent, est sa puissance m&me (E., I, 34; p. 345) ; qu’il n’y a rien dans la nature dont quelque effet ne doive suivre, parce que toute chose r6elle est une expression dkterminke de la causa- lit6 ou de la puissance divine (E., I, 36; p. 346).

La causalit6 d’oh dkcoule une infinit6 de modes infinis et finis est donc une causalit6 efficiente qui doit &re conCue comme une action, une production; elle nous dkcouvre dans l’essence m&me de Dieu une puissance absolument infinie ; et cette production elle-m&me est d6signCe comme une 6manation (Crt Tr., I, ch. 3 ; p. 31), une procession (E., I, app.; p. 349), un kcoulement (E., I, 17 sco.; p. 329)l).

La g6omktrisation de la causalitk divine telle que l’a certainement voulue SPINOZA n’a pas d’autre but en rCalitC que d’exclure tout effort, toute ten- dance, toute volontk de cette puissance absolue, infinie et immuable, de la- quelle toute chose reCoit son essence, son existence et son activit6, et qui n’est elle-m&me dkterminke i l’action, i l’existence que par sa propre et Cternelle perfection. I1 ne nous est pas cachi: que sa conception mathkmatique de la causalit6 de Dieu a 6t6 dirigCe contre ceux qui croient devoir lui attribuer avec un entendement infini une volontk libre (E., I, 17 sco.; 33 sco. 2; et 11, 3 sco.). Elle n’entraine nullement que les attributs ne soient que des fictions, des verres color6s i travers lesquels l’entendement perCoit les choses et le temps, une forme de la sensibilitk engendrke par l’habitude, qui rendrait improbable la prCsence d’une durke rkelle dans l’univers.

Malgr6 la nettetk et la vigueur avec laquelle a 6t6 soutenue cette th&se qu’on a appel6e aformalisteo (FISCHER~), ccph6nomknaliste)) (POWELL, ZULAWSKI~),

1) Pour toute cette d6monstration, nous nous sommes appuy6 sur la these de S. ZAC,

2) K. FISCHER, Geschichte der neuerelz Philosophie, tome I1 (Heidelberg 1898), p. 371. 3) E. POWELL, Spinozas Gottesbegrijj (Halle 1899). p. 42, et J. ZULAWSKI, Das

4) G. BUSOLT, Grundzuge der Erkenntnistheorze und Metaphysik Spinozas (Berlin

5 ) B. ERDMANN, Gvundriss der Geschichte der neueren Philosophie, pp. 62 et ss.

L’idbe de vie dans la philosophie de Spinoza (Paris, P.U.F., 1963).

Problem der Causalitat bei Spinoza (Bern 1899), p. 10 et ss.

1875)’ 2e partie, 11.

Temps et modes chez Spinoza 231

({subjective-idkalisteo (BusOLT~), ccmodalistes (ERDMANN5) ou (( criticiste)) (note du traducteur de l’kdition Pleiade), il n’est pas permis de s’y tenir. Les textes qu’elle invoque sont susceptibles d’une interprktation diffkrente, elle en passe d’autres sous silence, et elle entre en contradiction radicale avec le rkalisme de SPINOZA. Celui-ci, qui par sa distinction des essences et des existences, des choses ctut in se sunt)) et des phhomitnes soumis B la loi du dkterminisme dans l’espace et le temps, a pu paraitre annoncer la ((Critique de la Raison pureo, n’abandonne jamais le point de vue du ((rationalisme dogmatiqueo et ne cesse de maintenir en toute occasion son kquation fondamentale de 1’Ctre et du pens&

Le problitme du temps se pose de maniitre d’autant plus aigue que, par le rejet de la th&e que nous venons d’exposer en bref, nous entrons de plain-pied dans les vues supposCes par l’interprktation bergsonienne du spinozisme et la critique subskquente. Le formalisme exclu, il nous faut donc examiner si, de par sa densitC meme, l’kternitk de Dieu ne rkduit pas A nCant cette forme de la vie, infkrieure par rapport A elle, que serait la durCe.

3. L’dternitd et la dwve‘e

Rappelons ce qui prkckde. Nous avons dkgagk parmi toutes les interprkta- tions du spinozisme deux thitses qui, s’accordant pour refuser la temporalit6 B la Nature naturante et naturke, relitvent toutefois d’inspirations en tous points contraires. Les tenants de la premi6re se fondaient sur la notion de substance en tant que forme a priori de toute penske, Clkment constitutif de la Raison universelle, pour rejeter hors de son extension la catkgorie aristotCli- cienne du temps. 11s faisaient de l’imagination l’organe par excellence de la synthkse suggCrke par la succession des sensations et, nko-kantiens pour la plupart, se fklicitaient de trouver en SPINOZA un pr6curseur de genie. 11s por- taient l’accent sur la primautk logique de la substance du point de vue de la connaissance et n’en retenaient somme toute, que le cBtk le plus formel, sans plus se prkoccuper de lui reconnaitre l’existence qu’une synthitse dkductive lui attribue, en rapprochant les deux concepts de substance et de causalitk dont elle dkcouvre la relation nkcessaire, dits la septikme proposition du premier livre de 1’Ethique (p. 313).

Si l’on entend par substance ace qui est en soi et conCu par soi, c’est-&-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept dune autre chose pour &re form&, il faut encore pour s’en faire une id6e vraie se souvenir qu’ccil appartient B la nature de la substance dexister,: la dcausa sub joue en effet dans l’ordre de l’existence un rBle tout aussi essentiel que le (tin se et per se concipio dans

232 Y. Knecht

l’ordre de la connaissance; et la substance qui s’est rCv6lCe un concept absolu- meiit nCcessaire de la raison, est en rCalitC une donn6e absolument n6cessaire de l’existence.

La premihre interprktation dite ({formaliste)), pr&tant 8 SPINOZA cette dCmarche qui consiste B 1’Clever par la voie de l’abstraction enipirique B I’idCe d’un Etre sans attribution ni dktermination, nous donnait de la substantialit6 divine une image tronquCe et appauvne (cf. E., 11, 40 sco. 2; p. 392 ss.); la seconde interpr6tation elle, commet cette autre confusion dont on nous a pourtant avertis (E., I, 8 sco. 2; p. 314 ss.) et, confondant la substance avec les modes, enlkve B ceux-ci ce que celle-18 ne peut impliquer par dkfinition.

De ce que ttaucune durCe ne peut &tre attribuhe B Dieu, . . . puisque son &re est Cternel . . . car en lui attribuant la dur6e nous diviserions en effet en parties ce qui est infini de sa nature et ne peut &re concu qu’infini)) (P.M., 11, I.; p. 266), elle fait une raison pour retirer la dude du systhme tout entier. ((Cela m&me provient de ce que now avons l’habitude - le vocabulaire 6tant d6ficient - d’attribuer 1’6ternit6 m&me aux choses dont l‘essence est distincte de l’existence (comme lorsque nous disons qu’il n’y a pas contradiction B ce que le monde ait exist6 de toute CternitC))) (ibid.). Une autre erreur consiste dans l’attribution de la dude aux choses en tant qu’on les juge ctsoumises 8 un changement continue1 et non en tant que leur essence est distincte de leur existence)) (ibid.): ctCette dude, que la science Chine , qu’il est difficile de concevoir et d’exprimer, on la sent, on la vit$) ; ctc’est la continuit6 indivisible et indestructible d’une m6lodie o~ Ie pass6 entre dans le pr6sent et forme avec lui un tout indivis69); ccc’est, au-dessous de ces cristaux bien dCcoup6s et de cette cong6lation superficielle, une continuit6 d’kcoulement . . .9) B I’image d u n ((spectre aux mille nuances, avec des dkgradations insensibles qui font qu’on passe d’une nuance B l’autre))4).

ct Ces erreurs dis-je en provoquhrent dautres. La premihre, c’est qu’ils n’ont pas compris ce qu’ktait 1’CternitC et l’ont considCr6e comme un genre particu- lier de dur6eo (ibid.) , la seconde, c’est qu’ils en sont arriv6s L concevoir l’exis- tence de la substance, soit I’identitC de l’essence et de l’existence en Dieu, d‘une manicre toute nCgative.

Non content de contracter abusivement 1’6ternitC en un ((moment unique)) de la dur6e des choses, BERGSON fait en d6finitive du Dieu de SPINOZA une entitC sans vie, alors que pour SPINOZA ((Dieu est la vie, et ne se distingue pas de la vie)) (P.M., 11, ch. VI; p. 267 ss.). ((Nous entendons . . . par vie, la force qui fait persCv6rer les choses dans leur &re; et, comme cette force est distincte des

1) H. BERGSON, La Pensde et le Mouvant, p. 4. 2) H. BERGSON, La Pensb et le Mouvant, p. 76. 3) H. BERGSON, La Penshe et Ze Mouvant, p. 183. 4) H. BERGSON, La Pensb et le Mouvant, p. 184.

Temps e t modes chez Spinoza 233

Ctres eux-mCmes, nous disons justement que les Ctres eux-m&mes ont de la vie. Mais la force par laquelle Dieu persCv&re dans son &re n’est autre chose que son essence; ceux-lh donc parlent tr&s bien qui disent que Dieu est la vies (P.M., 11, ch. VI; p. 277).

Pour que ce soit un Dieu vivant, il faut en effet que l’essence de Dieu enve- loppe son existence nCcessaire d’une mani&re positive. Sa notion ne se suffit pas de la pure substantialit6 puisqu’a ce titre son essence qui est, sans doute, en soi et suppose la nkgation de toute causation prochaine en tant que cccausa sub), n’est pas encore par soi comme une cause efficiente A proprement parler, ne renferme pas encore cette essence positive que doit impliquer son existence rCelle. On peut assurCment dCmontrer que la substance comme telle doit enve- lopper l‘existence nkcessaire, ainsi que nous l’avons fait au cours du prCcCdent chapitre, &re par soi ou cccausa sub); mais cette dCmonstration repose unique- ment sur la prCmisse nCgative d’aprks laquelle, Ctant en soi et conpe par soi, la substance ne peut &tre produite par autre chose (E., I, 7). Elle n’est donc pas seulement superficielle, parce que nCgative; elle est insuffisante, parce qu’elle laisse ouverte la question de savoir ccpourquoi)) la substance existe. Parce qu’elle n’exprime jamais qu’une manicre dGtre, l’idCe de substance ne contient pas la raison positive ou rCelle de I’existence nCcessaire qui la donnerait comme un fait. Or, la raison d’&tre non seulement positive mais absolument positive (car Dieu n’est pas seulement substance mais substance absolument infinie) expri- mant une essence Cternelle et infinie, c’est prCcisCment ce que SPINOZA appelle ccattribut)) (E., I, dCf. 6, expl.; p. 310).

L’attribut apparait donc comme l’unique facteur qui permette de substituer h 1’idCe nCgative dune substance existant par soi, parce qu’elle ne peut Ctre produite par autre chose, l’idCe positive dune substance dont l’essence ren- ferme en elle-mCme, comme un fait, la raison ou la cause de son existence nhcessaire. Les attributs transposent l’CternitC qui leur a C t C confCrCe nkgative- ment comme ClCment constitutif de la substance en une rCalitC positive B laquelle l’existence appartient de manihre nCcessaire (E,, I, 19; p. 331). Pour dkcouvrir dans l’essence de Dieu la cause positive de son existence nkcessaire, il ne suffit donc pas de la concevoir sous l’idCe de substance Cternelle, il faut la considher dans 1’CternitC et l’infinitk de ses attributs (E., I, 11; p. 317).

Mais un attribut n’a de rCalitC que dans la mesure oh il enveloppe une infinit6 de modes, par lesquels il s’exprime sous certaines formes dCterminCes (E., I, 16; p. 327). La rCalitC de la substance implique par consCquent la r6alitC d’une infinit6 de modes qui soient non des fictions de l’imagination humaine, mais des affections des attributs divins. Si les modes n’ktaient que des fictions, si la adur6eo (qui se confond avec l’existence de ces &tres conps en autre chose) s’identifiait avec le ((temps)) au nom de l’CternitC de Dieu et ne possCdait aucune rCalitC objective, les attributs dont les modes sont des affec-

5 Dialectics 3,4 (1968)

234 Y . Knecht

tions perdraient Cgalement toute essence propre, parce qu’ils cesseraient d’Ctre rkellement affect& chacun suivant son genre et s’identifieraient dans l’uniti: de la substance absolue. Or les attributs expriment la puissance de Dieu en ce sens qu’ils produisent une infinit6 de modes infinis (E., I, 16 et cor; p. 327) et la puissance de Dieu est son essence mCme (E., I, 34; p. 345). Con- tester la rCalitC des attributs en leurs modes, ce serait donc mettre en question l’essence de la substance; de sorte que, en derni6re analyse, il n’y aurait plus rien de rCel dans la nature (si ce n’est l’esprit humain qui Clabore toutes ces fictions) : Bter la dude au spinozisme, c’est en faire un ccacosmismeo.

Est-ce B dire que la diversit6 et la multiplicit6 des affections de la substance, en ses attributs, entrainent sa divisibilitk ? La dkmonstration d’Ethique I, 5 Ctablit que la ((diversit6 des affections)) ne peut servir B distinguer deux subs- tances, parce qu’une substance pour &tre conpe en soi, c’est-&-dire dans sa vhitC, doit &re conCue cdepositis sui affectionibusv (p. 312). La diversit6 des affections de la substance ne peut donc impliquer la divisibilitk de la substance prise en soi. Mais on n’aurait pas le droit de conclure de cette proposition que, s’il en est ainsi, la diversit6 des affections n’est pas rCelIe; car les modes existent ((hers de l’entendemento (E., I, 4 d6m.; p. 312) et sont donnCs en tant que tels comme ((affections des attributs de Diem (E., I, 28 dCm.; p. 337). Or chaque attribut doit Ctre c o n p par soi, indkpendamment de tous les autres. De plus, cette diversit6 des modes n’est pas restreinte & la forme spkcifique de chaque attribut ; chaque chose particulibre reprbentant une affection dkter- minCe par laquelle cet attribut s’exprime ((d’une faGon dCfinie et dkterminke)) (E., I , 25 cor.; p. 336). Et cette modalit6 particulihe est le produit de l’activitk de Dieu en tant qu’il est attribut, modifiC d’une modification finie et dCter- min6e, selon la loi du dkterminisme universe1 (E., I, 28 et dCm.; p. 337), de sorte que cdans la Nature, il n’y a rien de contingent)} (E., I, 29; p. 338).

Bien loin par cons6quent que les choses particulihes puissent Ctre dites contingentes parce qu’elles seraient le rCsultat d’une activiti. propre A l’imagi- nation qui divise en ClCments fictifs l’unitC absolue de la substance kternelle, l’illusion consiste & les concevoir comme contingentes parce que nous ne pou- vons avoir une connaissance adCquate de leur dur6e (E,, 11, 30, 31 et cor.; p. 336 ss.). Pour s’affranchir de l’illusion, il faut non pas absorber toutes les choses particulikres dans 1’identitC de la substance, mais bien rechercher le lien de n6cessitC absolue par lequel elles dCrivent Cternellement de la nature divine. Concevoir les choses telles qu’elles sont en soi, ce n’est en effet pas les concevoir comme contingentes, mais comme nkcessaires et Cternelles ; c’est 18 l’ceuvre de la Raison (E., II,44 et cor. 2; p. 398 ss.) en opposition avec l’imagi- nation (ibid., cor. I).

Le devenir lui-mCme, l’existence des choses dans la dude, le changement et la multiplicitd des ph&nom&nes ne sont donc pas des fictions de l’imagina-

Temps et modes chez Spinoza 235

tion humaine, mais le produit de I’activitC divine. Dieu est cause que les choses commencent d’exister et persCv6rent dans l’existence (E., I, 24 cor.; p. 335) ((car soit que les choses existent, soit qu’elles n’existent pas, toutes les fois que nous portons notre attention sur leur essence, nous trouvons qu’elle n’enveloppe ni I’existence ni la dude; par conskquent, leur essence ne peut &tre cause ni de leur existence ni de leur durCe, mais Dieu seul, car a sa seule nature il convient d’exister)). C’est dailleurs pourquoi cd‘ordre dans lequel on doit comprendre une chose avant une autre ne doit pas &re demandC, . . . ni ZI la sCrie de leurs existences, ni m&me aux choses Cternelles. Dans ce dernier cas, en effet, toutes les choses sont simultanCes)) (T.R.E., 102; p. 138); puisqu’il n’y a m i temps ni dude avant la crkation)) (P.M., 11, 10; p. 287) c’est-&-dire avant cette ccop6ration & laquelle ne concourent d‘autres causes que l’efficienteo (ibid.; p. 286). Aucune chose ne pouvant exister dans sa finitC mCme comme rCalitC particulihre, temporelle et changeante, si elk n’avait CtC dCtermin6e par la puissance de Dieu (E., I, 26-29; p. 336 ss.), chaque chose particulikre enveloppe nkessairement dans sa temporalit6 l’essence Cternelle et infinie de Dieu (E., II,45; p. 400).

Et s’il y a fiction 5 concevoir comme fini, composC et divisible ce qui en soi est infini, unique et indivisible, 1’Etendue substancielle par exemple (E., I, 15 sco.; p. 326 et Ep. 12; p. 1098), il est par contre conforme A la vkritk de concevoir comme fini, composC et divisible, le monde des choses particulikres ; car, par cela m&me qu’il est le produit de la substance, ce monde doit en &re distinct en essence et en existence (E., I, 17 sco. ; p. 330).

La durke est donc rCelle et le spinozisme n’est en rien cccette philosophie de l’intemporels dans laquelle BERGSON aura eu raison de discerner ccavec bonheur les figures immobiles de sa philosophie du mouvement, les figures figCes de sa philosophie de la durCe . . . un monde g lad oh le froid a donni: aux cours d’eau et aux cascades la rigidit6 de la pierre et qui rCalise ainsi l’hyperbole d’une philosophie des solides)). I1 suffit non ((d’un changement de climat pour que tout se remette a couler et & bruire, pour que les m&mes ClCments, qui donnaient l’&tre pur de PARMENIDE, se rCpandent dans la durCe, en le fleuve d’H6RAcLITm1)

mais d’un changement d’altitude, d’un point de vue diffCrent sur la Vie. I1 suffit en somme de se souvenir que l’ordre de la vCrit6-se-faisant est inverse de l’ordre de la vCritC pleinement conCue; que l’ordre de la dCcouverte est in- verse de l’Ordre retrouvk: dans l’ordre de la Nature, l’Cternit.6 passe avant la dude, et la dude avant le temps, cet &re de raison; dans celui que parcourt l’esprit humain aux prises avec toutes les idCes inadkquates de son imagina- tion, le temps est p e r p longtemps avant 1’CternitC. Seul le Sage est a m&me

1) A. THIBAUDET, Le Bergsonisme (cit6 par R. M. MOSSE-BASTIDE dans: BERGSON ET SPINOZA, pp. 68-69).

236 Y. Knecht

d’effectuer, & la fin de I’Ethique, la conversion qui s’impose; seul il est capable de donner & ce que son imagination tente de lui reprksenter comme autant de ((moments)), une profondeur infinie, une valeur empreinte d’Cternit6.

(tune philosophie oh les dudes sont rkelles, comme chez SPINOZM n’est donc pas nkcessairement ccune philosophie oh la durCe n’est pas rCellenl), 8. condition que l‘on veille a ne pas commettre l’erreur de diviser la substance Ctendue et que l’on s’efforce de considCrer la dude et la quantitC telles qu’elles sont don- nkes dans l’entendement.

Si par contre, l’on conGoit abstraitement la durCe, soit en dehors de la substance et sans tenir compte de la maniitre dont elle suit des choses Cternelles et si, la confondant avec le temps, on commence & la diviser en parties, il de- vient impossible de comprendre, sans pour autant dCtruire le concept que nous en avons, comment ccune heure, par exemple, peut passer. Pour qu’elle passe en effet, il sera nCcessaire que la moitiC passe dabord, puis la moitiC du reste et ensuite la moitiC de ce nouveau reste; si l’on prend ainsi & l’infini la moitiC du reste, on ne pourra jamais parvenir & la fin de l’heure)) (Ep. XII; p. 1099). C’est pourquoi nombreux sont ceux qui, n’ayant pas distinguC les choses rCelles des Ctres de raison, ont OSC prCtendre que la durCe est composke dins- tants. Nombreux Cgalement, ceux qui, constatant que cela revenait & vouloir composer un nombre avec des zCros, ont affirm6 que la durCe, elle, n’est rien de rCel.

Certaines choses sont, en effet, infinies par leur nature et ne peuvent Ctre en aucune maniitre conques autrement que comme infinies; mais il en est d‘autres qui, infinies par la force de leur essence mais non par celle de leur cause, sont susceptibles d’Ctre conques de maniitre abstraite et diviskes en parties : la dude, continuit6 indkfinie de l’existence des modes, est expliquCe par le temps qui nous aide & l’imaginer. Encore faut-il toutefois ne pas vou- loir faire servir cette notion B nous rendre dkraisonnables et conclure des diffi- cult& relevCes par SPINOZA 8. la non-existence de la dude elle-mCme.

La durke, dont il a dit qu’elle ne pouvait Ctre conpe de mani&re vraiment adCquate, reste un concept problkmatique, ou mieux, une tension, l’expression toujours menacee, sans cesse compromise, de l’effort manifest6 par les affec- tions de la substance pour pers6vCrer dans leur &re, & travers les chocs de la causalit6 transitive; libre seulement dans la mesure oh cette derniere est enfin

1) R. M. MOSSE-BASTIDE, Bergson et Spinoza, Revue de Mdtaphysique et de Morale (1949). LIV. p. 76.

Temps et modes chez Spinoza 237

comprise comme causalit6 immanente. Et l’Ethique, qui se veut Science de la Vie, respecte en chacune de ses pages la fois le changement et la tempo- ralitC, le mouvement et la dude, auxquels elle s’efforce cependant de super- poser, afin qu’ils nous deviennent intelligibles, 1’immutabilitC et 1’CternitC d’un Dieu transcendant dans son immanence meme.

Yvonne Knecht Fontanettaz 17 Pully-Lausanne

Texte cite : SPINOZA, Oeuvres complktes, Gallimard (Paris 1954). Bibliothkque de la PlBisde.

RdsumB

Une longue tradition critico-philosophique a voulu voir en SPINOZA le penseur de 1’6ternitB et donc, celui de I’intemporel. De 18 8 conclure 8 l’a-temporalit6 du systkme, il n’y avait qu’un pas; et qui fut vite franchi, par les Bcoles les plus differentes . . . Cette Btude tend B montrer combien un tel jugement est hLtif; e t combien une aNouvelle Lecture)) de 1’Ethique s’impose.

Dialectica Vol. 22, No 3/4 (1968)