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L'HISTOIRE DE L'ART À L'ÂGE DU CINÉMA Thierry Dufrêne Presses Universitaires de France | « Diogène » 2010/3 n° 231 | pages 137 à 149 ISSN 0419-1633 ISBN 9782130580034 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2010-3-page-137.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Thierry Dufrêne, « L'histoire de l'art à l'âge du cinéma », Diogène 2010/3 (n° 231), p. 137-149. DOI 10.3917/dio.231.0137 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.144.22.167 - 07/02/2016 11h46. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.144.22.167 - 07/02/2016 11h46. © Presses Universitaires de France

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L'Histoire de l'Art l'Âge Du Cinéma

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L'HISTOIRE DE L'ART À L'ÂGE DU CINÉMAThierry Dufrêne

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2010/3 n° 231 | pages 137 à 149 ISSN 0419-1633ISBN 9782130580034

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-diogene-2010-3-page-137.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Thierry Dufrêne, « L'histoire de l'art à l'âge du cinéma », Diogène 2010/3 (n° 231), p. 137-149.DOI 10.3917/dio.231.0137--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Diogène n° 231, juillet 2010.

L’HISTOIRE DE L’ART À L’ÂGE DU CINÉMA

par

THIERRY DUFRÊNE

L’histoire de l’art qu’a produit le siècle dernier nous apparaît de plus en plus comme une histoire de l’art à l’âge du cinéma. C’est assurément toujours une histoire écrite, imprimée, énoncée, mais c’est une histoire où l’image mobile, l’audio-visuel sont de plus en plus présents. Qu’a changé le cinéma à l’histoire de l’art ? Com-ment faire de l’histoire de l’art avec le film ? Comment aborder aujourd’hui le chantier de l’étude des transformations, encore en cours, de l’histoire de l’art par et avec le cinéma ? Telles sont les questions que veut poser cet article. Après avoir brièvement rappe-lé le puissant changement de perspective et l’apparition de problé-matiques nouvelles qu’engendre le cinéma pour la discipline de l’histoire de l’art, nous verrons qu’à côté du « film d’art », film de création, et du « film sur l’art », catégorie documentaire, est attesté dès l’après-seconde guerre mondiale ce qu’on pourrait appeler le « film d’histoire de l’art », véritable pratique de l’histoire de l’art avec et par la caméra. Mais, s’il y a donc dans l’histoire de l’histoire de l’art un chapitre à écrire sur le « film d’histoire de l’art » comme moyen de connaissance, il est sans doute surtout nécessaire d’ouvrir la réflexion sur ce que fut au XXe siècle, et ce qu’est encore aujourd’hui, une histoire informée du et par le cinéma, bref une histoire de l’art à l’âge du cinéma, au moment même où cet âge fait place à un autre, l’âge des réseaux, qu’il a largement anticipé1.

Qu’a changé le cinéma à l’histoire de l’art ?

Nous laisserons ici de côté l’apparition d’un nouveau champ d’études, les études filmiques et d’histoire du cinéma, pour nous intéresser de façon plus générale au renouvellement du regard qu’a permis le cinématographe. Une enquête de la revue Le Film le sou-lignait déjà en janvier 1920 : le gros plan, le ralenti, l’accélération, le rapprochement des images par le montage sont autant de faits techniques qui ont un fort retentissement sur la manière de consi-dérer le monde en général et les arts en particuliers. Le sculpteur

1. Cet article reprend une communication prononcé en novembre 2009 à l’université de Mexico (UNAM) dans le cadre d’un séminaire organisé par le professeur Peter Krieger sous l’égide du CIHA. Son titre était : « Film on Art ».

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Bourdelle y préconisait qu’un documentaire sur les chefs-d’œuvre du patrimoine artistique soit passé à la fin de chaque séance à des fins éducatives. Pour sa part, dans un article de juillet 1934 intitu-lé « Le cinématographe et les arts », Henri Focillon (1998) se disait ému par les visages agrandis, les mains géantes, les étranges om-bres portées et la lumière « capable … de traiter l’espace comme un milieu nouveau ».

Dès son apparition, le cinéma a historicisé les autres arts. Dans son ouvrage pionnier Beaux-Arts et Cinéma paru en 1956, Henri Lemaître considère le cinéma comme un révélateur des potentiali-tés du mouvement et de la scénographie présentes dans les arts qui l’ont précédé : Lemaître croit donc en une maïeutique particulière de la caméra appliquée à l’œuvre d’art. Il y a non seulement un avant et un après cinéma, mais il y a une peinture vue par le ci-néma et une peinture à l’âge du cinéma. Pierre Francastel était également convaincu que le cinéma nous donnait des clés pour comprendre la « pensée plastique » qui procède par montage et séquence, et qu’une histoire de l’art éclairée par le cinéma était possible (Dufrêne 2010). De la même façon, Carlo Ludovico Ragg-hianti (1952) pensait que la source commune des arts offrait la possibilité de faire de l’histoire de l’art au moyen du cinéma (Col-lectif 1994).

Élie Faure et Malraux furent frappés par le pouvoir heuristique de l’image filmique. Élie Faure a relevé que l’on découvre les arts primitifs comme l’art khmer et le cinéma en même temps. Le se-cond va servir d’enregistrement au premier. Le cinéma comme l’automobile, que l’historien exalte dans Mon périple, transporte dans le temps et l’espace et permet ainsi des rapprochements, des comparaisons. Il fait comprendre ce qui est relié par des temps ou des lieux éloignés : telle est l’élasticité de la pellicule (Bullot 1998, Gauthier 2002). En 1976, dans son texte L’Intemporel, Malraux développe sa théorie du « Musée de l’Audio-visuel » qui va bien au-delà du « musée cinématographique » (Henri Lemaître2). Si entre 1935 (début de la photographie couleur) et 1965 presque toutes les œuvres significatives ont figuré dans les livres, désormais « toutes les images capitales des hommes [vont] répondre pour chacun à l’appel d’un bouton ». Le Musée imaginaire de la télévision sera, pour Malraux, celui de la sculpture (« L’écran est toujours accueil-lant aux sculptures »), celui des « arts sans histoire » (fétiches),

2. Le cinéaste de L’espoir, auteur du « Musée imaginaire de la sculpture mondiale », a réalisé Les Métamorphoses du Regard en 1973 avec le ci-néaste Clovis Prévost, commande de la Fondation Maeght en France et de l’ORTF (l’Office de Radio et Télévision Françaises). Je renvoie à ma com-munication au colloque du CIHA à Akita en juin 2007 : « Malraux, l’art et la télévision, pour une suite au Musée Imaginaire ».

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celui des « œuvres religieuses » (« L’audio-visuel charrie en grand nombre les œuvres religieuses ») et celui qui correspond à la décou-verte de l’Extrême-Orient. L’audio-visuel succède au Musée imagi-naire car « le livre d’art ne fait réellement dialoguer que des paires d’images » alors que la séquence est adaptée aux arts sans cadre : « Le vrai Musée imaginaire de la sculpture – temples, cathédrales, grottes d’Asie – et de l’architecture est devenu celui de la télévi-sion, qui transmet l’intérieur des monuments, alors que la photo-graphie le suggère à peine » (Malraux 1973).

Par ses capacités propres à mobiliser la troupe entière des Mu-ses, le cinéma ouvre un champ d’études pluridisciplinaire où les arts entrent en correspondance. La notion même d’« art vivant » change de régime tant la présentification de l’absence par le film actualise la personnalité, la parole de l’artiste et le lieu de création, l’atelier. Au cours des années 1960, le cinéaste Jean-Marie Drot a ainsi saisi dans leurs ateliers de Montparnasse quelques-uns des plus grands artistes du siècle dernier3.

La faculté d’enregistrement, de fixation définitive par un travail au banc de montage, a permis aux arts de la performance ou de réalisation lointaine (Land Art) de fixer non seulement des œuvres mais surtout des processus, ce qu’échouaient à faire convenable-ment le dessin ou la photographie. Dans ce cas, le travail créatif l’emporte sur l’aspect uniquement documentaire. Dans les films ethnographiques comme ceux de Flaherty, Les statues meurent aussi (1953) de Chris Marker et Alain Resnais ou Les maîtres fous (1954) de Jean Rouch, la caméra est participative. La question est de savoir si l’on doit filmer en caméra subjective, si le commentaire est ou non nécessaire, s’il faut faire ou non un montage.

Le cinéma a eu une aptitude à créer des équipes, à susciter un travail commun. Élie Faure soulignait que dans le « grand ryth-me » de l’histoire qui, selon lui, fait alterner création collective et période de repli subjectif, le cinéma est le pendant de l’époque des cathédrales où le sens collectif fut si fort. On peut noter que dès sa fondation après la seconde guerre mondiale, la FIFA (Fédération internationale du film) regroupait des artistes comme Léger, des historiens de l’art comme Francastel et Venturi, des philosophes, etc. C’est précisément dans ce cadre de coopération que naît le film d’histoire de l’art. Il est le fruit d’une collaboration entre un histo-rien de l’art et un cinéaste, tels Roberto Longhi et Umberto Barba-ro produisant ensemble Carpaccio en 1948.

3. Dans la série pour l’ORTF intitulée « Les Heures chaudes de Montpar-nasse » (Drot 1999).

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Qu’est-ce qu’un film d’histoire de l’art ?

Dans le film d’histoire de l’art, c’est l’histoire de l’art qui fait son cinéma. Au sens où Godard cinéaste fait une « histoire de cinéma » de son histoire du cinéma. Un cinéaste, lui, fera un film sur l’art, un artiste un film d’art. Cela étant dit, les frontières n’ont jamais été clairement établies. Ainsi le film d’art, réalisé par un artiste, a évidemment un aspect documentaire, d’autant que dès l’origine des artistes comme Fernand Léger dans Ballet mécanique (1924) ou Marcel Duchamp dans Anemic Cinema (1926) ont filmé leurs pro-pres œuvres. Par ailleurs, un film sur l’art composé par un Luciano Emmer, pour parler d’un maître récemment disparu, est doté d’un véritable scénario de fiction. Enfin un film d’histoire de l’art doit avoir sa scénographie.

Un film d’histoire de l’art est « un film de recherche et de dé-monstration » (Thirifays 1950), le produit de l’histoire de l’art mais aussi le résultat d’une manière proprement cinématographique de faire de l’histoire de l’art. Dans cette acception multiple, la position de l’auteur se trouve nécessairement relativisée : un cinéaste qui aurait une profonde fibre historique, un artiste, une équipe peu-vent produire un tel film.

Autant la liberté de créer et la licence de plaire par tous les moyens peuvent être laissées au film d’art et au film sur l’art, au-tant on attend du film d’histoire de l’art qu’il pose la question du temps historique où les œuvres ont été créées en regard du temps où nous les étudions, et ce d’autant plus que le dispositif technique du cinéma vient évidemment en modifier la réception. L’enquête est donc le modèle du film d’histoire de l’art. Dans Sherlock Jr. (1924) de Buster Keaton, le projectionniste s’endormant se met à rêver et se dédouble, un double actif de lui-même traversant litté-ralement l’écran et devenant le héros de l’action. Doté d’un sixième sens par le septième Art, et à la faveur d’un va-et-vient permanent entre la réalité et l’imaginaire, il démasquera des voleurs et épou-sera la fille du propriétaire du cinéma. Ce film pourrait être la métaphore du film d’histoire de l’art. L’auteur s’y dédouble en en-quêteur et en auteur de fiction, restituant dans le temps particulier du film, celui du montage, le travail d’investigation historique.

Depuis quand existe le film d’histoire de l’art et comment a-t-il évolué ? Dès avant la Seconde Guerre mondiale, l’art avait fait son entrée au cinéma sous la forme du « film d’art » (de Fernand Léger déjà cité à Carl Dreyer, auteur de Thorvaldsen en 1949). C’est plu-tôt sous la forme du « film sur l’art » que le film d’histoire de l’art apparut et se développa dans les années 1950-1960. Le tâtonne-ment initial pour le définir – Ragghianti recourait au terme « critofilm » – était le signe d’un caractère foncièrement hybride, à la fois documentaire et film d’art, qu’on aurait rétrospectivement

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plutôt tendance à considérer comme une richesse. Si, le plus sou-vent, l’historien de l’art compose le texte du commentaire (Kenneth Clark, Rembrandt 1975, Roberto Longhi, Carpaccio 1948), alors que le cinéaste fait les plans, il arrive que certains historiens s’emparent de la caméra comme Curt Oertel (1890-1960) dont Die steinernen Wunder von Naumburg (1932) fut admiré par Kracauer lui-même et dont le Michelangelo (1938) est un chef-d’œuvre. Dans son Raum im kreisenden Licht (1936), l’historien de l’art allemand Carl Lamb (1905-1968) filme l’église de Wies à toutes les heures du jour. Mais le plus renommé de ces historiens de l’art cinéastes est Carlo Ludovico Ragghianti (1910-1987), professeur à l’École nor-male supérieure de Pise.

Le cinéaste belge Henri Storck écrivait : « L’œil de la caméra est beaucoup plus pénétrant que le nôtre. Il entraîne l’œil du specta-teur sur l’ensemble du tableau, isole certains détails... ». À propos de son Rubens (1948), il explique : « Nous avons essayé à travers la technique filmique de restituer le mouvement perpétuel de sa pein-ture ». L’apparat technique et pédagogique utilisé par Storck com-prenait des diagrammes, des doubles projections et de l’animation.

Une étude des films d’histoire de l’art, entendu au sens d’« enquête » (pour revenir au concept fondateur d’Hérodote) ferait apparaître sans aucun doute que leur diversité et leur évolution mêmes sont fonction des diverses méthodes historiques et de l’évolution des objets d’étude. En d’autres termes, le film sur l’art appartient à une école historique ou à une autre. Dans le Carpac-cio (1948) conçu par Roberto Longhi, certaines œuvres sont attri-buées par Longhi. Le cadrage et le mouvement de la caméra sont subordonnés à sa voix. Le film constitue à la fois le vecteur du commentaire de l’historien et du rapprochement et de la comparai-son des œuvres. Au début du film, Longhi compare la manière du peintre futuriste Carlo Carrà à celle de Carpaccio. Le rapproche-ment des œuvres et l’attention au détail sont les outils du connois-seurship. Luciano Emmer, l’un des pionniers du film documentaire sur l’art dès les années 1930, a choisi, lui, d’aborder la peinture d’un point de vue empathique, préférant dans sa Leggenda di Sant’Orsola (1948) une pure approche visuelle et narrative à tout commentaire didactique. Il disait qu’il s’emparait des images dans l’œuvre picturale et les considérait comme des objets à part entière. Il se rapprochait en cela de la théorie de la « pure visibilité » qui procède de la philosophie de Conrad Fiedler. C’est aussi le cas de Ragghianti, qui a créé vingt critofilms (films de critique) entre 1948 et 1964.

L’œuvre de Ragghianti est révélatrice de ce que le film d’histoire de l’art n’est pas seulement le produit ou la traduction d’une investigation historique au cinéma, mais qu’il est une prati-que originale de l’histoire de l’art par le cinéma. Ragghianti se

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fixait pour but « une lecture et une analyse critique du langage artistique réalisée dans le langage visuel du cinéma ». Un autre Carlo, l’historien Carlo Ginzburg, a rapproché dans un texte célè-bre les méthodes de Freud, de Morelli et de … Sherlock Holmes (Conan Doyle) – ce qui nous ramène à Buster Keaton ! À ses yeux, les trois ont en commun, à peu près au même moment, de ne pas se contenter de ce que tout le monde voit. Freud ne prête attention qu’à ce qui s’échappe sous forme de lapsus, de bouts de récits de rêve, Morelli aux détails révélateurs d’une « main » (la manière de faire les nez, les oreilles) et Conan Doyle aux indices épars et dis-simulés dans la réalité4. Ils ont une méthodologie qui soumet la réalité au filtre d’un dispositif qui est un instrument de connais-sance.

Ragghianti et ceux qui, comme lui, ont pratiqué une histoire de l’art par le cinéma, ne se contentent pas de ce que tout le monde voit, mais veulent mettre en exergue ce que seule la caméra voit ou peut faire voir et la manière propre au cinéma de restituer le temps historique. Dans Urne etrusche di Volterra (1957), il filme à la lueur d’une torche, recréant les conditions de vision du passé lui-même. Mais dans Piazza del Duomo (1955), il fait usage d’un héli-coptère pour donner à voir l’ensemble du site architectural. L’extrême mobilité de la caméra s’inscrit en rupture totale avec la manière dont on filmait en plan fixe.

Ainsi l’historien de l’art qui fait son cinéma articule, dans une sorte de travail du rêve, le temps présent et le passé, le réel et l’imaginaire, comme le projectionniste de Keaton. Sa récompense, lorsque le film est réussi, est d’épouser la fille du propriétaire du cinéma, c’est-à-dire son public !

Enfin, la caméra crée des « arts fictifs » : la reproduction techni-que devient un procédé artistique. Ce qui est péjoratif pour Benja-min est positif pour Malraux. Il compare également l’écran à la toile : sur l’écran, « le processus d’association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorpho-se ». Il rappelle une conversation avec Picasso qui venait de voir un film, La Vénus de Lespugue, qui ne le satisfaisait guère. Picasso lui suggère un meilleur film : « en faire des surimpressions avec une bonne femme préhistorique du musée Grévin, un silex, mon sque-lette de chauve-souris, un ange roman (j’en connais qui ressem-blent à des branches), une vraie branche aussi, pourquoi pas, avec des feuilles ». Picasso prophétisait : « Il y aura les vrais films sur l’art, avec leur langage à eux. Comme en peinture » (Malraux 1973).

Le cadre traditionnel du film sur l’art peut être dénoncé et criti-

4. En termes cinématographiques, on pourrait dire que Freud étudie les rushes, Morelli les gros plans et Doyle opère par montage.

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qué par l’historien de l’art lorsque celui-ci veut faire apparaître sa différence dans l’usage du dispositif. La « nuit américaine » du film d’histoire de l’art a été tentée dans Il cenacolo di Andrea del Cas-tagno (1954), où Ragghianti commence par aligner tous les poncifs du film sur l’art avant que le documentaire ne s’interrompe bruta-lement. Le film s’emballe alors qu’on entend les protestations des spectateurs. Une voix off s’élève, qui affirme : « Il va de soi que ce n’est pas ainsi qu’il faut voir et expliquer cette œuvre. »

Ainsi un film d’histoire de l’art ne peut-il être compris sans qu’on le replace dans la double dépendance qui est la sienne, d’une part de l’histoire de l’art qui se pratique en tant que discipline au moment de sa réalisation, d’autre part de l’évolution du cinéma dans son ensemble. Le Michelangiolo (1964) de Ragghianti doit être placé dans la perspective du Voyage en Italie de Roberto Ros-sellini (1953) et de Shadows de John Cassavetes (1959). La présen-ce de la sculpture dans le film de Rossellini n’est pas un hasard : du moulage « naturel » du couple mort lors de l’éruption du Vésuve – que fait revivre l’archéologue – aux statues antiques du musée de Capodimonte qui « parlent » à Ingrid Bergman et à la Vierge de procession qui produit le deus ex machina final, elle traduit la ré-animation d’un amour qui se figeait en mourant. Aux yeux de l’historien de l’art, elle incarne par ses acceptions multiples et leur récurrence l’empilement des significations de la sculpture au cours des siècles et leur possible réactivation : statue de culte, fétiche, idole, sculpture, le tout métamorphosé en œuvre d’art. La mythi-que séquence de l’improvisation dans le jardin de sculpture du MoMa tournée par John Cassevetes montre le héros muet devant l’œuvre du sculpteur grec Polygnotos Vagis Révélation (1951), une tête à la présence fascinante. L’un des protagonistes a cette phra-se : « il ne s’agit pas de comprendre, si tu le sens, sens-le » (Herbu-lot 1995 : 75). Ainsi, une histoire de l’art au cinéma est-elle d’abord une histoire de l’art à l’âge du cinéma.

Vers une histoire de l’histoire de l’art à l’âge du cinéma

Comprendre des apports, comprendre un type d’écriture de l’histoire de l’art par la caméra ne suffirait pas, tant s’en faut, à rendre compte des transformations profondes de l’histoire de l’art contemporaine du cinéma et nécessairement informée par lui. En tenter l’histoire et en poursuivre les indications d’avenir suppose qu’on aborde plusieurs points.

En premier lieu, il sera nécessaire de mesurer l’impact de l’audio-visuel (englobant le cinéma) sur les contextes où l’histoire de l’art s’exerce : la recherche, le musée, l’enseignement.

Aujourd’hui, on scrute des films pour comprendre le geste créa-teur (ceux de Namuth sur Pollock et de Clouzot sur Picasso par

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exemple), l’expérimentation artistique (la récente sortie sur les écrans d’un documentaire sur le film inachevé L’Enfer de Clouzot, à partir d’interviews et d’un montage de rushes, a révélé le travail des artistes de l’op art à la demande du cinéaste) et établir l’histoi-re des arts de la performance. L’audio-visuel met en lumière la création picturale (style, palette, écriture, corrélations) qui n’exista longtemps que pour les seuls peintres, et ce par la multiplicité des détails et surtout parce qu’il contraint le spectateur à « épouser le processus créateur » (Malraux). On enregistre les artistes à la fois sur leurs intentions et sur leurs pratiques pour en tirer des ensei-gnements aussi bien sur la création que sur la prise en charge fu-ture de leurs œuvres par la conservation/restauration. La série Transmettre du Louvre comprend des entretiens filmés avec des historiens de l’art (Haskell, Baltrusaitis, Chastel, Sterling, Zeri, Krautheimer, Belting) et des points de vue sur l’art souvent à l’occasion d’une exposition (Rosenberg, Damisch, Changeux).

Comment le cinéma accompagne-t-il et peut-être dépasse-t-il l’âge du musée ? On se souvient de la réponse de Malraux au pes-simisme de Benjamin : « le lieu de l’audio-visuel nous laisse aussi perplexe que son temps… ce n’est pas le musée… ce n’est pas le petit écran d’où l’image semble constamment s’échapper ». Selon lui, « la tête de basalte de Néfertiti appartient au XIVe siècle égyp-tien, à notre présent et au temps artificiel du film : le temps du Musée audio-visuel ». Alors que Benjamin regrettait que par la reproduction, « la cathédrale quitte son emplacement réel pour venir prendre place dans le studio d’un amateur », Malraux (1973) répliquait quasiment mot pour mot : « le Musée audio-visuel n’élit pas domicile dans l’appartement du téléspectateur » : au contraire, il « fait voir le lien de la statue sacrée avec la crypte, de la façade du Parthénon avec le ciel et les Panathénées, de la statue équestre avec la place, du Christ géant des mosaïques siciliennes avec la cathédrale, plus profondément, l’appartenance de tout art sacré au sanctuaire ». Bref, le musée délocalise et décontextualise, alors que son complément audio-visuel relocalise l’œuvre d’art. On en pren-dra pour seule preuve le fécond appareillage du musée du Quai Branly qui redonne à proximité des œuvres leur contexte d’usage rituel.

Dès 1950, Pierre Francastel (1950) affirmait : « il ne peut exis-ter de film sur l’art qui, dans une certaine mesure, n’ait pas une valeur pédagogique ». Il soulignait déjà que ces films d’art ne pour-raient être une simple « annexe d’un enseignement verbal et conventionnel ». En somme, introduire l’audio-visuel dans l’enseignement, à quelque niveau que ce soit, suppose qu’on prenne en compte la spécificité de ce que l’historien de l’art appelait la « vision plastique ». Coller un commentaire sur des images ne peut en aucun cas être suffisant. On peut mettre en image, cinétique-

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ment, la main de Rembrandt modifiant sa gravure d’état en état. On peut rassembler et rapprocher en un instant les œuvres d’art que Malraux appelait « présences survivantes » dans une formule qu’on pourrait croire empruntée à Aby Warburg (mais il ne l’a pas lu, ni n’a eu connaissance de son Atlas Mnémosyne qui rejoint sa propre idée du musée de reproduction et de la séquence) grâce au pouvoir « accélérateur » de l’imaginaire de la séquence filmique : « la convulsion du cinéma » – écrit Malraux – peut tirer « de l’Annonciation de Reims les anges envolés du Bernin ». Le cours lui-même, la séance, doit emprunter à la vision plastique son rythme, la séquence. Beaucoup de cours avec Powerpoint sont déjà conçus ainsi. La démonstration s’y fait visible autant que lisible. Et rien n’empêche l’enseignant de recourir autant qu’au film d’histoire de l’art proprement dit aux nombreux films qui mettent à l’écran des œuvres d’art ou des questions qui rejoignent celles de la disci-pline : l’attitude face aux œuvres, les effets de croyance, la visite au musée, etc.

En effet – et c’est le deuxième grand champ d’investigation –, il faut bien convenir que le temps est venu de faire l’inventaire le plus complet et l’analyse la plus serrée de la manière dont le ciné-ma s’est emparé au cours de son histoire des œuvres d’art (nous avons dit plus haut que la naissance du film d’histoire de l’art a d’ailleurs été marquée par le regard des cinéastes sur l’art). Ma-lraux avait déjà pointé ce qu’on pourrait appeler l’effet Pygmalion du cinéma face à la sculpture. De Chorégraphie pour la caméra de Maya Deren (1945) à Pride and Prejudice (2005) de Joe Wright – on choisit là volontairement deux exemples qui n’ont rien à voir pour montrer l’ampleur de la production dans ce domaine –, les films mettant en scène les statues se sont multipliés. Aux films déjà évoqués : Les statues meurent aussi (1953), Voyage en Italie (1953-54), Shadows (1958/59), on peut ajouter d’autres films de Resnais : Hiroshima mon amour (1959), L’année dernière à Ma-rienbad (1961) – Resnais qui disait en 1961 à Nicolas Zand de France Observateur vouloir faire « des films qui se regardent com-me des sculptures » – ou encore Jules et Jim (1961) de Truffaut, La jetée (1962) de Chris Marker et Le mépris de Godard (1963). Les sculptures y jouent leur rôle.

Le terme de « rôle » avec sa dimension de « rouleau », donc de bobine, de ruban filmique rend compte d’une mise en répertoire des œuvres d’art, qui ont été jouées et mises en séquences, et pourront être rejouées, réinterprétées autrement par la suite. Le même lieu, la même scène pourront fournir au film des acteurs différents : ainsi Die steinernen Wunder von Naumburg (1932) de Curt Oertel donnent un rôle à la cathédrale alors que Walt Disney donne à la vilaine reine Grimhilde, dans Blanche Neige et les sept nains, l’ap-parence de la statue de la « Belle Uta », épouse du margrave de

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Maissen, qui est la gloire de cette cathédrale (Girvau 2006). Pour cette raison, le film de Disney ne fut pas autorisé en Allemagne avant 1950 (Poggi 2007). On s’est surpris récemment à voir dans le nez des Na’vi d’Avatar (2009) de David Cameron une allusion, pourtant improbable, aux personnages de Le Sueur ; et, assuré-ment, dans Shirin (2009) d’Abbas Kiarostami les visages de la cen-taine d’actrices iraniennes qu’il a filmées en leur donnant comme simple consigne de penser à un événement, une personne ou un moment de leur vie particulièrement forts, peuvent avec un certain sens être rapprochés des « têtes d’expression » d’un Le Brun, alors même qu’ils inaugurent une analyse visuelle de l’attention mettant en scène le public, la fameuse « place du spectateur », sujet capital pour l’histoire de l’art depuis Diderot jusqu’à Michael Fried.

Les musées ont bien compris l’intérêt d’ouvrir leurs collections à d’autres regards. Ce que les cinéastes avaient « volé » au patrimoi-ne, souvent sous la forme d’une réactivation par le « tableau vi-vant » de La Ricotta (1963) de Pasolini ou de Passion (1982) de Godard aux œuvres à Bill Viola, désormais le musée le leur offre sur un plateau (de tournage !) comme la tête de saint Jean Baptis-te, si l’on en juge par les productions commanditées par les musées, comme « Les films du Louvre » ou le film Visages de Ming-Liang Tsai (2009) pour lequel le Louvre a été proposé comme « laboratoire de réalisation » (Henri Loyrette). Réciproquement, quel sens donner à la notion d’exposition et à celle de musée, s’ap-pliquant au cinéma ?

Enfin, le troisième grand champ d’études devrait être, au cœur de la discipline de l’histoire de l’art, de comprendre comment notre vision du temps historique a été affectée par le cinéma.

Certains ont pu avancer un pouvoir archéologique du cinéma permettant d’approcher le regard porté par les contemporains sur les œuvres. Filmant de nuit, ou à la lumière de bougies et de flam-beaux, Ragghianti ou Emmer l’ont tenté. Pour Malraux également, « la cathédrale télévisée retrouve l’écho de la cathédrale originelle, par-dessus la tête des collectionneurs de statues ». C’est le diffé-rend qui l’oppose aux cinéastes Chris Marker et Alain Resnais dans leur film Les statues meurent aussi de 1953, pour qui, dans le musée occidental, le regard du créateur des fétiches, de l’art non-occidental, ne vit plus. Pour Malraux, si le regard est impossible à reconstituer, les œuvres continuent de nous parler. Ce n’est pas simplement « pour le plaisir » que dénonce Resnais : l’admiration au sens fort remplace la vénération (Zarader 2008).

Plus au fond, l’audio-visuel est particulièrement apte à faire comprendre et à enrichir les notions essentielles de survivance (« Nachleben », Warburg), de redécouverte (Haskell), de carrière d’objets (Appadurai), de métamorphose (Malraux) ou de stratigra-phie (Argan) et quelques autres qui nourrissent notre conception

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spatio-temporelle de l’art et de la création. Comprendre la succes-sivité sans tomber dans le piège du conditionnement, appréhender les viscosités (Castelnuovo, Ginzburg) et l’anachronisme (Didi-Huberman), comme y invite l’histoire de l’art depuis les années 1960, n’est pas sans rapport avec le passage de « l’image-mou-vement » à « l’image-temps » qu’analysait Gilles Deleuze à la lu-mière de Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin – qui avait, avant lui, montré le rôle crucial de Voyage en Italie (1953-54) de Rosselli-ni. Bazin fait l’éloge du passage d’un état de la conscience à un autre, d’un fragment de réalité au suivant grâce au montage spa-tio-temporel. Bazin met le doigt sur le lien du cinéma et de la mé-tamorphose : l’énigme de ce qui succède sans se suivre.

Au final, une telle enquête sur l’histoire de l’art au et par le ci-néma ne peut se faire qu’à une échelle internationale. En 1962, l’UNESCO et l’ICOM en avaient lancé une sur l’usage du film culturel et scientifique dans les musées dont le rapport avait été publié dans Museum en 1963. Le British Museum suggérait que « l’orga-nisation internationale [prenne] en charge la publication d’un cata-logue international de films et qu’il [soit] mis à jour ». Si la FIFA (International Federation for Art Film) a poursuivi ses travaux et si depuis 1981, chaque année, un festival de films sur l’art est or-ganisé à Montréal avec la remise d’un prix, il faut bien reconnaître que jusqu’à aujourd’hui on manque d’un catalogue international de films ayant une approche d’histoire de l’art, et il n’y a que peu de recherches menées en réseau sur les rapports de l’histoire de l’art et du film. On imagine combien pourrait être de ce point de vue fructueuse une enquête sous la double supervision du CIHA et de l’International Council for Film, Television and Audio-Visual Communication (ICFT) de l’UNESCO. Il serait alors possible de contredire l’affirmation de Malraux selon laquelle avec le musée de l’audio-visuel, les « problèmes de l’art ne sont plus ceux de l’histoire de l’art ».

Dans les biennales d’art contemporain, la vidéo est devenue, qu’on s’en réjouisse ou le déplore, un outil universel, une sorte de « green card » de l’art d’aujourd’hui. C’est un support d’expression compris par tous, surtout avec l’usage des sous-titres, et qui per-met, bien davantage que les supports traditionnels, la reconnais-sance sur la scène mondiale de l’art d’artistes de pays émergents, à condition, bien entendu, que ceux-ci disposent des moyens de cette technique. Le film d’histoire de l’art pourrait-il devenir également – et à quelles conditions ? – un langage partagé par la communauté internationale des historiens de l’art et, de surcroît, favoriser l’émergence conjointe de chercheurs et de nouveaux sujets dignes d’histoire dans des pays où l’histoire de l’art en tant que discipline est peu présente ou même totalement absente ? Ne pourrait-il pas

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contribuer, dans ses formes à venir, aussi ouvertes et labiles que le sont sur un autre plan les actuelles évolutions des médias d’information sous l’influence des réseaux sociaux tels Twitter ou Facebook, à faire évoluer l’histoire de l’art en dehors des lectures façonnées par le complexe institutionnel et éditorial érigé depuis trois siècles dans les pays occidentaux ? L’enjeu, en matière de relecture du patrimoine et d’élargissement des objets d’études de l’histoire de l’art « classique », est immense, mais ne doit pas re-mettre en cause les acquis d’une méthodologie scientifique et criti-que nécessaire pour éviter les travestissements de l’histoire en mémoire, de l’amour de l’art en idéologie nationaliste et du patri-moine en identité exclusive.

Thierry DUFRÊNE. (Institut National d’Histoire de l’Art, Paris.)

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