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Directeur de la publication : Edwy Plenel ARTICLE Thierry Gaubert et la manne du “1% logement” Par Erich Inciyan Avant même ses aventures ministérielles, Thierry Gaubert diri- geait une structure de collecte du « 1% logement » dans les Hauts de Seine. Ce Comité interprofessionnel du logement (CIL), bap- tisé Habitation française, est chargé de recueillir des fonds versés par les entreprises privées au profit de leurs salariés. Dans ce dé- partement riche en sièges sociaux, le versement du « 1 % » par les sociétés de plus de dix salariés draine une masse d’argent consi- dérable. La manne attire le CIL Habitation française, qui est présidé de- puis 1984 et sa création dans le Calvados par Thierry Gaubert. Le collecteur de Caen monte en région parisienne où les terrains commencent à valoir de l’or. Dans les Hauts de Seine, les usines ferment et la spéculation immobilière va bon train. Des villes longtemps aux mains de maires communistes passent à droite, avec des friches industrielles à reconvertir en logements ou bu- reaux. Le CIL Habitation française va beaucoup travailler avec Levallois-Perret, Puteaux, Suresnes. Par un astucieux montage juridico-financier, l’association Habita- tion pour tous est le satellite du CIL Habitation française. Mêmes locaux dans un immeuble de Suresnes, mêmes dirigeants, Thierry Gaubert et Philippe Smadja. Le premier jouait de son relationnel auprès des entreprises et des collectivités locales, le second opé- rait des montages juridico-financiers des plus compliqués. « Gaubert ouvre les portes et je laboure le terrain » , a dit un jour Philippe Smadja, en une formule imagée. Ancien député-maire RPR de Levallois-Perret, Olivier de Chazeaux se souvient de ce « tandem Gaubert-Smadja qui s’est taillé un pré carré dans l’im- mobilier du département, en jouant de la proximité avec Nicolas Sarkozy et Patrick Balkany ». Livret de famille en mains On ne prête qu’aux riches... Même M. de Chazeaux, qui fut à la tête de la municipalité de 1995 à 2001, entre deux mandatures de M. Balkany, le reconnaît : « On n’a jamais trop su si Philippe Smadja était ou non le cousin de Madame Balkany, dont Smadja est le nom de jeune fille. Je dois dire que l’ambiguïté était fort bien entretenue... » . Livret de famille à l’appui, M. Smadja a depuis démontré au juge Pallain qu’il n’en était rien. Le CIL Habitation française est soupçonné d’avoir investi l’argent du « 1% » dans des programmes profitant à des sociétés immobi- lières privées dans lesquelles MM. Gaubert et Smadja avaient des intérêts. Avec des ventes en cacade de terrains ou de droits immo- biliers à la clef. Sur ce volet du dossier judiciaire, l’organisme de contrôle du « 1% », l’Anpeec, a conclu que « les entreprises qui ont confié leur quote-part de la participation des employeurs à l’effort de construction au CIL Habitation française se sont trou- vées lésées » . Un seul exemple illustre la complexité des opérations immobi- lières litigieuses. En 1986, des terrains de Levallois-Perret sont acquis par une société dirigée par M. Smadja (la Caci) au prix de 370.000 euros. C’est une société d’économie mixte de Levallois- Perret (la Semarelp, administrée notamment par Patrick Balkany) qui les a vendus. Six mois plus tard, ces terrains ont été cédés à une autre société (la Sani) au prix de 1 million d’euros. Le même jour, devant le même notaire, la Sani a revendu ces terrains à une autre société (la SCA Villa Raspail, gérée par la Sani, au prix de 1,37 millions d’euros). Enfin ces terrains seront donnés en bail à construction de 25 ans à la SCI Raspail, une filiale du CIL Habi- tation française, pour l’édification de 42 logements... Aucune plainte des entreprises « lésées » La justice reproche enfin aux dirigeants du CIL d’avoir maintenu sous oxygène l’association Habitation pour tous, qui « ne dispose pas d’une réelle autonomie de gestion et de décision par rap- port à ce CIL » (rapport de l’Inspection des finances). De 1994 à 1997, le collecteur des Hauts de Seine lui cèdera l’équivalent de 5,7 millions d’euros, en lésant d’un montant égal les intérêts des entreprises cotisant au « 1% » (selon les calculs de l’Anpeec). En 1998, quand l’affaire a été révélée, Thierry Gaubert a été évincé de la présidence du CIL, qui demeure contrôlé par le patro- nat local. Le Medef a alors déposé plainte en affichant sa volonté de « faire le ménage ». Mais, en mai 2007, l’organisation patro- nale a semblé faire machine arrière. Elle a indiqué au juge que, grâce à des remboursements de créances par les sociétés civiles immobilières impliquées, le CIL a « récupéré une bonne partie des sommes versées par l’association HPT et le CIL Habitation française » . Aucune des entreprises qui lui ont versé des fonds au titre du « 1% logement » n’a déposé plainte. On relève parmi elles dans leurs listes des groupes importants, comme Air France, Bayer, Clarens, Hachette, ou les casinos Lucien Barrière. Seuls deux syndicalistes de la CFTC et de la CGT, Jean-Claude Duret et Pierre Morlier, ad- ministrateurs minoritaires du CIL, n’ont pas revu leurs plaintes à la baisse. Un dernier élément : avec les propositions de la commission sur « la dépénalisation de la vie des affaires », voulue par Nicolas Sarkozy, le couperet de la prescription aurait réduit « considéra- blement » cette enquête judiciaire, selon l’un des magistrats de Nanterre qui ont suivi de près le dossier, dont les premiers élé- ments remontent à 1987 à une époque où il n’y avait aucun plai- gnant. 1

Thierry Gaubert et la manne du "1% logement"

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Directeur de la publication : Edwy Plenel ARTICLE

Thierry Gaubert et la manne du “1% logement”Par Erich Inciyan

Avant même ses aventures ministérielles, Thierry Gaubert diri-geait une structure de collecte du « 1% logement » dans les Hautsde Seine. Ce Comité interprofessionnel du logement (CIL), bap-tisé Habitation française, est chargé de recueillir des fonds verséspar les entreprises privées au profit de leurs salariés. Dans ce dé-partement riche en sièges sociaux, le versement du « 1 % » par lessociétés de plus de dix salariés draine une masse d’argent consi-dérable.

La manne attire le CIL Habitation française, qui est présidé de-puis 1984 et sa création dans le Calvados par Thierry Gaubert.Le collecteur de Caen monte en région parisienne où les terrainscommencent à valoir de l’or. Dans les Hauts de Seine, les usinesferment et la spéculation immobilière va bon train. Des villeslongtemps aux mains de maires communistes passent à droite,avec des friches industrielles à reconvertir en logements ou bu-reaux. Le CIL Habitation française va beaucoup travailler avecLevallois-Perret, Puteaux, Suresnes.

Par un astucieux montage juridico-financier, l’association Habita-tion pour tous est le satellite du CIL Habitation française. Mêmeslocaux dans un immeuble de Suresnes, mêmes dirigeants, ThierryGaubert et Philippe Smadja. Le premier jouait de son relationnelauprès des entreprises et des collectivités locales, le second opé-rait des montages juridico-financiers des plus compliqués.

« Gaubert ouvre les portes et je laboure le terrain » , a dit un jourPhilippe Smadja, en une formule imagée. Ancien député-maireRPR de Levallois-Perret, Olivier de Chazeaux se souvient de ce« tandem Gaubert-Smadja qui s’est taillé un pré carré dans l’im-mobilier du département, en jouant de la proximité avec NicolasSarkozy et Patrick Balkany ».

Livret de famille en mains

On ne prête qu’aux riches... Même M. de Chazeaux, qui fut à latête de la municipalité de 1995 à 2001, entre deux mandatures deM. Balkany, le reconnaît : « On n’a jamais trop su si PhilippeSmadja était ou non le cousin de Madame Balkany, dont Smadjaest le nom de jeune fille. Je dois dire que l’ambiguïté était fort bienentretenue... » . Livret de famille à l’appui, M. Smadja a depuisdémontré au juge Pallain qu’il n’en était rien.

Le CIL Habitation française est soupçonné d’avoir investi l’argentdu « 1% » dans des programmes profitant à des sociétés immobi-lières privées dans lesquelles MM. Gaubert et Smadja avaient desintérêts. Avec des ventes en cacade de terrains ou de droits immo-biliers à la clef. Sur ce volet du dossier judiciaire, l’organisme decontrôle du « 1% », l’Anpeec, a conclu que « les entreprises quiont confié leur quote-part de la participation des employeurs à

l’effort de construction au CIL Habitation française se sont trou-vées lésées » .

Un seul exemple illustre la complexité des opérations immobi-lières litigieuses. En 1986, des terrains de Levallois-Perret sontacquis par une société dirigée par M. Smadja (la Caci) au prix de370.000 euros. C’est une société d’économie mixte de Levallois-Perret (la Semarelp, administrée notamment par Patrick Balkany)qui les a vendus. Six mois plus tard, ces terrains ont été cédés àune autre société (la Sani) au prix de 1 million d’euros. Le mêmejour, devant le même notaire, la Sani a revendu ces terrains à uneautre société (la SCA Villa Raspail, gérée par la Sani, au prix de1,37 millions d’euros). Enfin ces terrains seront donnés en bail àconstruction de 25 ans à la SCI Raspail, une filiale du CIL Habi-tation française, pour l’édification de 42 logements...

Aucune plainte des entreprises « lésées »

La justice reproche enfin aux dirigeants du CIL d’avoir maintenusous oxygène l’association Habitation pour tous, qui « ne disposepas d’une réelle autonomie de gestion et de décision par rap-port à ce CIL » (rapport de l’Inspection des finances). De 1994 à1997, le collecteur des Hauts de Seine lui cèdera l’équivalent de5,7 millions d’euros, en lésant d’un montant égal les intérêts desentreprises cotisant au « 1% » (selon les calculs de l’Anpeec).

En 1998, quand l’affaire a été révélée, Thierry Gaubert a étéévincé de la présidence du CIL, qui demeure contrôlé par le patro-nat local. Le Medef a alors déposé plainte en affichant sa volontéde « faire le ménage ». Mais, en mai 2007, l’organisation patro-nale a semblé faire machine arrière. Elle a indiqué au juge que,grâce à des remboursements de créances par les sociétés civilesimmobilières impliquées, le CIL a « récupéré une bonne partiedes sommes versées par l’association HPT et le CIL Habitationfrançaise » .

Aucune des entreprises qui lui ont versé des fonds au titre du « 1%logement » n’a déposé plainte. On relève parmi elles dans leurslistes des groupes importants, comme Air France, Bayer, Clarens,Hachette, ou les casinos Lucien Barrière. Seuls deux syndicalistesde la CFTC et de la CGT, Jean-Claude Duret et Pierre Morlier, ad-ministrateurs minoritaires du CIL, n’ont pas revu leurs plaintes àla baisse.

Un dernier élément : avec les propositions de la commission sur« la dépénalisation de la vie des affaires », voulue par NicolasSarkozy, le couperet de la prescription aurait réduit « considéra-blement » cette enquête judiciaire, selon l’un des magistrats deNanterre qui ont suivi de près le dossier, dont les premiers élé-ments remontent à 1987 à une époque où il n’y avait aucun plai-gnant.

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